PETITE CHRONIQUE DU BEMOL

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ALAIN GAROT

PETITE CHRONIQUE DU BEMOL

AlanGar – Le Livre de Vie 3


Du même auteur L’Immature Éditions InLibroVéritas - Mars 2007 Licence : Créative Commons by-nc-nd ISBN : 978-2-35209-058-8

L’Eau d’Épine Éditions InLibroVéritas - Août 2007 Licence Art Libre ISBN : 978-2-35209-082-3

Les jeunes pousses d'ILV (Collectif d'auteurs) Éditions InLibroVéritas ( Collection Gauche d'auteurs ) - Octobre 2007 - Licence Art Libre ISBN : 978-2-35209-073-1

Le Clos Venceau Autoédition - Juin 2008

À paraître La trilogie d'un croyant convaincu 4


© Alain GAROT – 2008 Le présent manuscrit est la propriété de l'auteur. Son contenu ne peut être reproduit, modifié ou intégré dans quelque autre document ou sur quelque autre support que ce soit sans autorisation écrite de l'auteur. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une édition collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement écrit de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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À ceux que l'on oublie, Que l'on aime mal, Que l’on n'écoute pas.

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Introduction

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J’imagine la vie comme une partition Et l’orchestre qui la joue avec une infinie passion. Morceau choisi, entendu avec plaisir, Ou fausses notes… qui nous ont fait frémir ? Je sais la fragilité de l’orchestre, Les heures passées, la quête d’harmonie. Ni trop haut, ni trop bas… Dièses ou bémols légitimes… Bémols de sagesse. Mais aussi… Bémols de jeunesse ! Erreur de corde, doigt mal posé. Bémols malicieux… Et quelquefois pervers. Et puis cette symphonie… Que j’imagine et entend trop souvent : Inachevée. 11


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J’AIME LE PAUVRE

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J’aime le pauvre, mais quel pauvre ? Je suis allé visiter un pauvre. Il ne m’a pas accueilli comme je croyais… C‘est à dire comme on accueille un bon « père des pauvres »…. en vous sautant au visage… et vous disant « merci ! ». Ce pauvre-là était même assez distant, pas très sympathique et peu intelligent. J’aime pas trop ce genre-là. J’aime mieux celui qui sourit… qui dit « oui »… et merci. J’aime le pauvre, oui ; mais quel pauvre ? Moi, j’aurais mieux aimé un pauvre bien élevé. Celui-ci était un peu vicieux et voleur. Tout de même ! Je lui donne de mon temps, mon argent, mon……. Si c’est comme ça qu’il s’imagine m’avoir…. Il y a des limites ! Moi, un pauvre, je dis qu’il a tout intérêt à se taire… Et marcher son chemin droit. Dire merci, enfin…. C’est bien la moindre des choses ! Je pourrais, savez-vous, ne rien faire du tout ! Tu aimes le pauvre ? 15


Mais es-tu certain que ce soit un vrai pauvre, celui que tu aimes ? Car s’il est capable encore d’un sourire, est-il pauvre ? S’il est capable de t’être reconnaissant et de rendre la monnaie de ta pièce, n’est-il pas... un peu riche ? S’il est capable de t’aimer assez pour ne pas te haïr... quand il lit dans tes pensées de bourgeois qui mérite son ciel... n’est-il pas toujours riche d’un solide tempérament ? Un vrai pauvre a-t-il encore l’amabilité ? Il a tant souffert , désespéré du monde ! Il a tellement vu d’égoïsme et de chrétiens menteurs ! Comment voudrais-tu qu’il te sourie ? Ou bien, s’il te sourit…. Soit que c’est faux : c’est pour te faire plaisir... Soit que c’est vrai : mais c’est un autre pauvre, d’une catégorie « supérieure ». Celui-là, seulement, il est heureux quand il est pauvre… Il ne t’embêtera pas. En général, c’est vrai, le pauvre n’est pas très marrant. 16


Pourquoi voudrais-tu qu’il te saute au visage en te disant «merci» ? Tout ce que tu donnes, ne l’as-tu pas reçu ? Et puis, il a tant vu de traîtres ! Même le sentiment de la reconnaissance, il l’a perdu… Même la morale la plus élémentaire, avec tous ces camps, ces prisons et ces lois de la jungle... elle a disparu ! Ce pauvre est vraiment pauvre, de TOUT ! On n’est guère poussé à l’aimer, à cause de son apparence… et parce qu’il est agressif… et quelquefois voleur… Or toi, un voleur, tu n’en veux pas… On ne donne pas sa vie pour ces gens-là ! En somme, je comprends : tu veux bien aider le pauvre, mais celui qui n’a pas de problème. Mais, moi je te dis qu’un pauvre sans problème, ça n’existe pas. S’il est pauvre, justement, c’est parce qu’il a des problèmes. Alors, veux-tu encore ? 17


Il faut choisir : ou c’est toi qui donnes : ton temps, ton argent, ta personne… Ou c’est toi qui reçois : les merci, les sourires... Il faut choisir : ou servir ou te servir. C’est l’un ou c’est l’autre : entre les deux : hypocrisie. Le vrai pauvre n’a rien, même pas de quoi se rendre aimable à tes yeux. N’attends rien de lui en retour. Tu serais déçu, mieux vaudrait pour toi remettre en cause ta charité. Il est encore temps... de repartir... tout triste ... comme le jeune homme riche de l’Evangile. Mais si tu es décidé, alors prends-le tel qu’il est ! Ne cherche pas ton avantage mais le sien. Ne t’illusionne pas sur lui, soucie-toi de toi-même. Ou bien tu veux l’aimer tel qu’il est, l’aider pour qu’il change, qu’il sourit et qu’il aime à son tour ; ou bien tu le laisses, il ne te demande rien. Oui, il faut choisir : Tu as l’amour, cinéma qu’on se fait à soi-même ; et tu as l’amour authentique. Ne te trompe surtout pas. Si c’est dur, c’est que c’est vrai ! 18


Oh ! De toute façon, si tu te trompes d’amour, tu n’iras pas loin. A la moindre déception – et tu en auras ! – tu tourneras casaque et mépriseras le pauvre à cause de ce qu’il est. Mais alors, tu cesseras d’aimer. Aimer, c’est donner et se donner sans calcul ; peu importe si celui qui reçoit en est digne. Et c’est alors … Et c’est alors, Seigneur, que tu es vraiment venu. Avant c’était pour rire. Tu t’es présenté à moi... Depuis le temps que je brassais du vent, de l’idée. On avait fini par croire que j’étais un apôtre de la charité. Tu es venu comme cela, soudain, pour me confondre, me tester ou m’empêcher de mentir. Si je t’accepte, tel que tu es, dans la chair de ce pauvre, sans vouloir te juger, te crucifier encore, ou t’ignorer – ce qui revient au même – te jeter bas de la falaise; Alors, oui, c’est vrai… je suis ton disciple bien aimé. Sinon... 19


Et tu n’y es pas allé avec le dos de la cuillère. Tu ne m’as pas choisi le pauvre facile. Par nature, je ne me sens pas attiré par les gens sales, les étrangers. Or, tu es arrivé sale, étranger. De plus, j’avais bien l’habitude, comme tout bon chrétien qui se respecte, de donner de temps en temps pour les pauvres. Mais c’était de loin. Là, tu m’en mets un tout près... Si près... Qu’il faut choisir : ou le renvoyer ou l’accueillir. Alors j’ai péché. Je ne t’ai pas reconnu, Seigneur. Les premiers jours, c’est vrai, j’en ai donné des choses... Et des promesses ! Et puis, c’est ce coup dur : tu t’es payé ma tête. Moi, ces coups-là, je ne les pardonne pas. Je suis retourné là-bas, j’ai repris mes couvertures, tous mes dons en nature. Tant pis si tu as froid. J’étais furieux... Tout de même ! J’avais confiance en toi. Quand je pense que je t’ai laissé tout seul, un jour, à la maison... Tu aurais pu me voler ! 20


Et je ne t’ai donné aucune chance. A la première faute, je t’ai remis dehors. Maintenant, tu sais ce que je suis : tu ne m’embêteras plus. Mais comme tu es bon – ça j’en suis sûr ! – et que tu pardonnes, et que tu sais bien mon désir d’aimer quand même, tu m’enverras un autre pauvre. Plus tard... Un peu plus tard... Quand j’en aurai eu marre : du moi-moi et de mes biens. J’arriverai alors, devant toi. Je ne serai plus le jeune homme riche d’autrefois. Et je m’écrierai en te voyant, dans ce pauvre : Seigneur ! Mon Seigneur et mon Dieu ! Et je pleurerai. Comme Pierre. Il aura fallu trois fois.

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DÉDÉE

Cette fois… Non je n’ai pas rêvé, Voici un bémol réussi... Comme une ode à la Vie !

À Raymond, mon Ami.

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Je n’aime pas les choses qu’on fait parce que c’est la coutume. Anticonformiste primaire, je suis franchement irrité quand je les vois partir au cimetière, les bras chargés de tous ces chrysanthèmes achetés… au supermarché. En gros, voyez-vous, ça revient bien moins cher ! Et j’t’en mets un par ci, sur la tombe d'oncle Fred… Et un autre par là, sur celle du cousin Léon. Comme s’ils avaient besoin de ça, là où ils sont… Mon Dieu, j’ai beau me dire qu’il n’y a rien de plus bête et qu’on ne pourra jamais les en empêcher, c’est plus fort que moi... Je voudrais leur crier : — Bande de c… ! (Pardon !) C’est comme pour les vœux… Vous savez, les bons vœux : « Chers Amis, la famille se joint à moi pour vous souhaiter une bonne année ! » La belle affaire ! Vlan ! J’t’en fais dix à la file. Et même que je suis sot : sur internet c’est beaucoup plus facile… Les vœux ça part tout seul avec les fameuses cartes 25


"chameau". Il suffit d'un seul clic ! Moi, cette année j’ai choisi autre chose : Renouer le contact avec les vrais amis de jeunesse. Aucune difficulté pour en faire le tour : Ceux-là, on les compte sur les doigts de la main ! J’ai tenté de joindre Raymond, un super grand copain. Cœur énorme, toujours plein de compassion. C’est fou d’avoir été aussi longtemps sans nouvelles de lui ! Que voulez-vous, la vie vous trimbale quelquefois si loin… Et puis vous avez la famille, le travail… Vos soucis. Et bien sûr… Les excuses ! Soit ! Mais l’essentiel, lui, est toujours là ; il nous dit qu'il n'est jamais trop tard. Téléphoner ? Je n’y tiens pas trop après toutes ces années. Raymond a peut-être changé… S’il m’envoyait promener ! Non, j’ai pris son adresse sur internet et je ne risque rien. Je lui laisse un message en vitesse, il aura le choix. S’il me répond ce sera bien. Je lui dis simplement : Objet : retrouvaille 26


Cher Raymond, Tout à fait par hasard je découvre ton adresse @mail et comme je garde un si bon souvenir d'autrefois, je me permets de te faire ce petit "coucou" amical en te souhaitant une bonne année 2008. Comme Raymond aimait à m’appeler Gouby - vous savez, le joueur de bidons de je ne sais plus quel film des années soixante-dix - (Je jouais les bals populaires à l’époque) j’ai signé : Gouby. Puis j’ai attendu un certain temps. Je n’y croyais plus jusqu’au jour… Ah ! Je me souviendrai longtemps de ce moment où le message est apparu sur mon écran. J’ai même pleuré comme un gosse. Je me suis levé, j’ai annoncé la nouvelle. Et j’ai lu tout haut, d’une voix qui chancelle : Bonjour Alain et Martine, Raymond aurait sûrement été très heureux de reprendre contact et d'évoquer cet heureux passé, mais hélas il est décédé en Novembre 2006 Nous sommes restés à deux enfants, avec chacun deux enfants également (Christelle réside à Paris 27


et son frère à Bruxelles) Je suis maintenant tétraplégique par suite de sclérose en plaques, à domicile avec des intervenants ponctuels et 90 jours par an, répartis mensuellement en accueil temporaire en M.A.S.Ainsi va la vie. Mes meilleurs voeux pour 2008. Andrée. Ma peine fut immense. A la fois du fait du départ de Raymond et aussi de cette sclérose en plaque qui avait frappé son épouse depuis déjà longtemps et qui s’appelait aujourd’hui : tétraplégie ! Je me suis dit : « C’est injuste ! Pourquoi eux ? Et pourquoi la mort de Raymond, en plus ? » Je les revois hier, comme s'ils étaient gravés dans mes yeux. Ce qu’ils étaient heureux ! J’ai tout de suite pensé au calvaire d’Andrée, à l’agonie de Raymond. Et j’ai répondu avec mon cœur grand ouvert : Quelle peine je ressens ! Je savais que vous aviez 28


eu cette pénible maladie, chère Andrée... et j'imagine l'épreuve ! Mais que n'ai-je essayé de vous joindre plus tôt ? En tout cas, si vous le souhaitez, je me permettrai de vous recontacter, juste pour que Martine et moi puissions échanger un peu sur ce passé plein de bonnes choses. Nous avons gardé de Raymond une telle estime ! C'était un être si généreux ! Oui, je suis bien triste. Triste. Mais nous allons penser à lui... Et à vous, Andrée. Nous nous souvenons bien de Christelle... un peu moins de son frère. Nous vous embrassons bien cordialement et vous disons : courage et confiance ! Martine et Alain. Cet échange-là, nous le gardons précieusement… Vous savez, comme on se souvient d’une poignée de main que l’on se serait donnée un jour : chaude, chaleureuse… inoubliable. Mais tout ne s’est pas arrêté là. L’amitié a refait une fleur, elle s’appelle Dédée. 29


C’est vrai : toutes les fleurs sont belles Mais celle-ci, nous n’en avions encore jamais vues de pareilles. Je crois qu’elle vous fera plaisir à vous aussi, en tout cas bien plus que ces chrysanthèmes qu’on viendra peut-être un jour larguer sur vos tombes quand le temps sera venu. Elle se prénomme Andrée, mais très vite elle nous met à l’aise. « Allez, comme au bon vieux temps, appelezmoi Dédée ! » Alors Dédée, oui, on s’est parlé. Ou plutôt non : tu nous as parlé. Et tu nous parles encore. Simplement. Tu nous dis tout avec du beau. De merveilleux diaporamas que tu nous envoies presque tous les jours. Même qu’à chaque fois les larmes nous montent aux yeux. Déjà parce que ça vient de toi… Toi si petite sur ce que nous imaginons être ta chaise roulante. Et toi si grande à travers tes messages d’espérance. Oui… Toujours du beau, du bien, du vrai. Une beauté que tu nous fais découvrir, que nos yeux n’auraient jamais dû voir sans toi. Au hasard je cite et j’en oublie : 30


Rien que les fleurs… les orchidées. Festival de couleurs et de formes, comme sorties du chapeau d’un magicien ; sauf qu’ici… elles sont vraies. Et ces paysages, ce monde si beau, tout droit venus d’un livre de Jules Verne ; sauf qu’ici… c’est encore le vrai. La Nuit et le brouillard de Ferrat que nous n’avions encore jamais entendu comme ça. Les oiseaux de notre jardin… Oh ! C’est trop mignon… Les Mamies, la sagesse… Le stress après le boulot. La chartreuse… Tout là haut près du ciel ! Le « fait main » et les mots… Ah ! ces mots… Tous les mots qui viennent et qui sont dérisoires, Et ce tant pis… tu nous le dis quand même : Oui c’est ainsi…. que Tu nous aimes. Aurai-je te temps ? poursuis-tu. De voir encore… Les arbres exceptionnels, la balade nocturne, la Bretagne vue du ciel. Le charpentier de Venise, les chutes du Niagara, le tour du monde en quatre minutes et…. La valeur du Temps. De ce temps précieux qu’il ne faut pas gâcher. u nous dis encore que le bonheur est un voyage, Tu le dis avec des fleurs, « des fleurs pour toi ». 31


Et que « Quand on aime trop, on n’aime encore pas assez…. » Oh ! Ton florilège, Dédée… Nous ne nous en lasserons jamais ! Du reste, pour la petite anecdote, depuis quelques jours nous ne recevions plus de diapos. Alors nous t’avons adressé ce mail : Chère Dédée, Comment vas-tu ? Quelques jours sont passés sans que nous recevions tes superbes messages Nous te souhaitons Joyeuses Pâques ! A toi et à tous ceux que tu aimes. (Sans oublier Raymond qui, là où nous sommes certains qu'il est, nous voit). T'embrassons bien fort. Martine et Alain Et ta réponse n’a pas tardé. C’était hier : Bonjour à toute la famille Merci pour vos souhaits ainsi que vos pensées pour Raymond, et de même pour vous. Il est normal que vous n'ayez plus de transferts de 32


diapos car je suis en séjour temporaire à la M.A.S. de ... et j’ai demandé à mes contacts de suspendre nos échanges jusqu'à mon retour le 26 ; car l'ordi n'est pas souvent disponible et ma boîte de réception, de ce fait, est rapidement saturée. Actuellement je jette un oeil à l'extérieur et c'est une superbe vue qui s'offre à moi : les premiers arbres en fleurs , les bourgeons s'estompent sous de gros flocons de neige ; il faudra bien couvrir les enfants pour la chasse aux œufs… demain. Je vous embrasse également. A bientôt. DD PS : Nous étions la veille de Pâques et M.A.S. signifie "Maison d'Accueil Spécialisée ". J’ai regardé dehors, j’ai voulu voir les bourgeons, il n’y avait pas de neige chez nous. Mais j’ai vu… Comme jamais encore je n’avais vu. J’ai vu avec les yeux de l’enfant… Le toit de la maison d’à côté, le petit arbre, le grillage rouillé. J’ai vu et je n’en reviens toujours pas de voir ce que je n’avais encore jamais vu. Vraiment vu J’étais bouleversé. Je suffoquais. Où avais 33


je donc les yeux ? Tu vois Dédée, tu vois… c’est bête mais c’est vrai. Je suis sûr que tu n’y aurais même jamais pensé… Dire ces mots et autant bouleverser ! Oh oui, chère Dédée. A très bientôt. Nous attendons avec impatience la suite de ta joie et de ton espérance. De Ton prochain coup de baguette. De Ta magie qui nous redit la fête ! Pour patienter nous regarderons ce soir le débat de la télé. Certains seront pour et d’autres contre. Comme toujours. Et ça ne changera rien. Nous, on verra… Voistu… Il y en a tant qui parlent, qui monopolisent les heures d’antennes au détriment même de ceux qui ne sont pas écoutés, comme toi, Dédée : Les premiers concernés ! C’est vrai : Pour eux ce serait indécent que tu puisses leur dire, du haut de ta chaise roulante et de ta tétraplégie… que la vie est belle et que le monde est beau. Ce serait de la symphonie renversée. De l’inconcevable. Ne resterait pour eux qu’à remballer leurs discours tout faits, leur programme 34


commun pour la vie sans souffrance, démagogie humaniste permettant à tous et à chacun de se donner bonne conscience… Faisant de l’inacceptable de l’un le dénominateur commun du malheur des autres. Plus de place pour cette beauté qui saute à leurs yeux résolument fermés. « La feront-ils disparaître elle aussi, me dis-je, de notre si jolie planète ? » Eh bien NON ! Ils ne gagneront pas ! Tu es là, Dédée… Probablement dans ton fauteuil. Toi qui fais mieux… Tu ouvres les yeux des aveugles, ressuscites les cœurs… Dis qu’après la pluie vient toujours le beau temps ; Et qu’ainsi va la vie… Chienne de vie peut-être, Mais que tu aimes tant. Nous, simplement, on s’incline, Te dit du fond du cœur et bien modestement : Merci Dédée ! 35


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MARIE

Où le bémol n'est pas celui qu'on pense...

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En fait, c’est arrivé un soir. Mon épouse voit l’œil blanc de Marie et panique. Tous deux filent chez le médecin ; et comme on ne blague pas avec ces choses là, vous devinez la suite : direction les urgences ophtalmologiques. Nous lui avions pourtant bien dit de faire attention… Ne pas trop se frotter les yeux. Mais elle avait si mal, ça la piquait… Que pouvions-nous faire de plus ? D’autant qu’elle n’a jamais été gâtée par la vie, Marie. Avec sa naissance sous « x ». Sa spécificité chromosomique constatée… Ses opérations du cœur puis, bien plus tard, la pose d’un pacemaker… Cela fait tant de fois, depuis ces vingtdeux années qu’elle est avec nous, qu’une épreuve s’annonce pour elle. Celle d’une cécité possible. D’un œil d’abord, celui-là même qui est touché… Puis de l’autre par la suite ; mais on n’ose pas trop y penser. Du reste, si le kératocône est aigu et que l’un des yeux ne voit déjà plus, l’autre œil peut encore être préservé… avec un suivi régulier. 39


Et c’est bien pour cela que nous sommes ici en cette fin d’après-midi, au moment même où les minibus sont alignés, prêts à reconduire chez eux les externes. Comme Marie. Sauf que Marie ne partira pas ce soir avec eux : nous avons un rendez-vous pour ses yeux. Plantés là au beau milieu de cette cour des miracles, à quelques pas seulement de la rue du Maréchal Juin, nous attendons la sortie des gens du foyer… Passe un ami qui, s’apercevant qu’on l’a vu, ne peut faire autrement que de s’arrêter. Poignée de main. « — Vous allez bien ? » « — Très bien et vous-même ? » « — Bien merci ! »… Formalité accomplie. L’ami va repartir quand un cri l’amène à se retourner. C’est Marie qui arrive dans toute sa splendeur d’adulte libéré. Qui court vers nous comme un canard joyeux. Le large sourire de Marie, qui ne le connaît pas ? Et puis cette petite phrase qu’elle lui dit spontanément, à la façon dont elle le fait chaque jour depuis qu’elle a su 40


parler… Une phrase entendue à chaque fois qu’on n’avait pas le moral… et qu’elle le sentait. — Je t’aime ! dit-elle en s’approchant de lui. Comme un cheval effrayé, l’ami s’est cabré. Selon toute vraisemblance on ne lui a jamais parlé ainsi. Il faut comprendre : il ne connaît pas Marie. Nous lui avions bien raconté sa vie quand il était venu à la maison. Mais Marie était petite ; elle ne parlait pas encore. Trop préoccupé alors par son Master en stratégie de communication internationale, il n’avait pas dû « tilter ». Cette fois, il est servi ! Coincé entre Marie et nous, il n’ose s’esquiver bien qu’il en meurt d’envie. Mais c’est trop tard : les autres éclopés arrivent. Leurs fauteuils roulants défilent. Avec toujours ces mêmes cris de joie ! Ces mots baragouinés ! Ces bras tendus… Vers la « chauffeuse » comme dirait Marie… À chaque fois, devant tant de bonheur exprimé aussi simplement… nous avons le 41


cœur touché. Les larmes nous montent aux yeux. Certains osent nous dire que nous avons bien du mérite… Les pauvres ! S’ils savaient la chance que nous avons, ils se feraient petits… Marie c’est un soleil qui ne se couche jamais. Marie, savez-vous, s’est définie elle-même un jour en prononçant mal le nom de son anomalie : « — Moi, nous a-t-elle dit… je suis une fille très unique ! » Au lieu de trisomique… (Pour ceux qui ne connaîtraient que les « Gogols »). Et depuis vingt-deux ans, le soleil brille sur nos jours. Même si le soleil ne le sait pas. Arrive alors cette réflexion que nous ne sommes pas prêts d’oublier ; elle nous a fait bien rire, elle aurait dû nous faire pleurer ! Notre ami, qui ne masque pas sa gêne face à tous ces êtres anormalement uniques, s’approche de nous, prend son 42


air grave et nous dit le plus sincèrement du monde : — C’est bien malheureux tout ça !

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Ouvrage imprimé par ThebookEdition pour le compte de AlanGar – Le Livre de Vie 15, rue Frédéric Petit 60210 GRANDVILLIERS (FRANCE)

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