LA TRILOGIE D'UN CROYANT CONVAINCU

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LA TRILOGIE D'UN CROYANT CONVAINCU

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CE RECIT EST EN LECTURE INTEGRALE Deux parties :

1/ Témoignage de l'auteur 2/ Biographie de sa maman

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QUE TU SACHES


Du même auteur

. L’Immature Éditions Keraban – Février 2009 ISBN : 978-2-917899-15-1

. L’Eau d’Épine Éditions InLibroVéritas – Août 2007 ISBN : 978-2-35209-082-3

. Les jeunes pousses d'ILV (Collectif d'auteurs) Éditions InLibroVéritas – Octobre 2007 Collection « Gauche d'auteurs » ISBN : 978-2-35209-073-1

. Le Clos Venceau Éditions Keraban – Mars 2009 ISBN : 978-2-971889-18-2

. Petite Chronique du Bémol Éditions Keraban – Mars 2009 ISBN : 978-2-971889-16-8


ALAIN GAROT

QUE TU SACHES La Trilogie d'un croyant convaincu (Tome 1)

AlanGar – Le Livre de Vie


© Alain GAROT – 2009 alain.garot0316@orange.fr http://alaingarot.e-monsite.com © Éditions AlanGar-Le Livre de Vie – 2009 Le présent manuscrit est la propriété de l'auteur. Son contenu ne peut être reproduit, modifié ou intégré dans quelque autre document ou sur quelque autre support que ce soit sans autorisation écrite de l'auteur. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une édition collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement écrit de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


Remords

Au moment même où je me prépare à lancer la diffusion de ce récit, je sens en moi comme un malaise, une boule oppressante qui m’envahit dès mon réveil le matin et qui ne me laisse plus en paix. Je mets du temps à comprendre ; et pourtant, un simple regard en arrière dans une zone sombre de ma vie, dissimulée parce qu’inavouable, aurait dû me mettre bien plus tôt sur la voie… Oui…voilà ! Je n’ai pas tout dit. Parce que j’en suis totalement incapable. Trop faible, trop fragile… J’aurais tant de honte à dévoiler ce qu’il n’est pas trop fort de nommer « l'innommable » ! Et puis, en vous disant tout, m’aimerez-vous encore ? Dieu m’a pardonné, ça j’en ai la certitude. Mais vous, mes enfants ? Vous qui en portez sans doute encore les blessures ? Et vous qui allez lire ce qui suit ? Seule mon épouse a toujours justifié l’intolérable en disant que si j’avais eu ce comportement c’est parce que j’étais malheureux. Forme d’amour, 7


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avouez-le, bien peu admise de nos jours et même, à juste titre, juridiquement répréhensible. Mais amour sans lequel je n’aurais jamais pu survivre. Aujourd’hui je sais que ce que j’ai fait est mal. Je n’ai jamais été qu’un pauvre type sur qui la chance un jour est tombée et qui, soudain, vient d’en prendre conscience. Cette chance porte un autre nom... que vous découvrirez en parcourant ces pages. De cet individu que j’étais et dont je garde inévitablement encore quelques séquelles, je ne dévoilerai donc de l’inavouable que les toutes premières lignes du chapitre premier qui va suivre, en y ajoutant simplement ce petit mot : pardon !


Croire ! Est-ce pensable seulement ? Tout me semble vain, futile, inutile. Le corbillard passera toujours derrière nous Et nous partirons tous, un jour ou l'autre, les pieds devant.

L'Immature1

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Alain Garot – Editions Keraban ISBN : 978-2-917899-15-1 Février 2009



Le 3 Mai 1977 : Un jour vraiment pas comme les autres !



I

Je n'ai pas tué, non ! – En suis-je même bien certain ? – Mais tout le reste je l'ai fait. Je le confesse à ma plus grande honte... Il y a maintenant huit ans qu'avec ma guitare et mes chansons je fais danser les foules. Imaginez un peu : l'estrade, la griserie et tous ces gens qui vous regardent comme si vous étiez une vedette. Martine, mon épouse, m'accompagne bien quelquefois ; mais, plantée là, au pied du podium, elle est encore plus seule que si elle était restée à la maison. Souvent, dans la soirée, je bois plus de trente bouteilles de bière et, prouesse, je parviens encore à chanter juste. Il faut dire qu'avec le temps, mon corps s'est habitué à l'alcool. Lorsque je n'ai pas de contrat musical à remplir, j'emmène ma famille au bal des autres ; et là, sans le moindre scrupule, j'invite les filles à danser, si bien qu'un soir Martine est contrainte d'intervenir. Mais bien qu'elle me supplie, au nom du petit nouveau-né qu'elle porte dans ses bras – notre fils ! – je ne veux rien savoir. Moqueur, je lui crie : 13


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— Si tu n'es pas contente, tu n'as qu'à partir. Mais où serait-elle allée ? Et comment ? Elle insiste tellement, avec ses larmes, que je finis par céder. Ensuite, tout est vite fait : fou-furieux, je saute dans la voiture ; Martine a tout juste le temps de s'y asseoir. Plus tard, en l'entendant renifler à mes côtés, mes nerfs se mettent en pelotes et je lui lance, du revers de la main, une gifle magistrale.

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II

Tandis que mes tristes exploits se multiplient, de plus en plus mon cœur se ferme à celle qui m'aime encore, bien qu'inlassablement je la repousse. La jouissance à laquelle j'aspire, n'est fondée que sur ce principe : posséder tout, pleinement et tout de suite. À vrai dire, je suis en train d'expérimenter qu'une telle vie n'a pas de sens et, comme pris de pitié à l'égard de moi-même, sans le savoir je jette mes dernières forces dans une bataille perdue d'avance. Bien-tôt, en effet, mes débauches vont cesser et ce sera pour toujours. Oh ! Cela ne se fait pas d'un seul coup. Il faut du temps et d'heureuses circonstances. D'abord, je sens bien que je ne peux plus continuer à vivre ainsi : partout on me montre du doigt et j'en souffre, surtout dans mes moments de lucidité. Et puis, ma conscience n'est guère en paix ; seul l'alcool, absorbé à fortes doses, parvient à l'endormir. Cela dure jusqu'au jour où – coïncidence ou providence ? – une chanson de Michel Fugain, intitulée “Fais comme l'oiseau”, met un terme à ma carrière musicale. 15


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Comme j'ai l'audace, en effet, de l'interpréter en public sans jamais encore l'avoir répétée avec mes collègues musiciens, ceux-ci se fâchent : batteur, guitariste, saxophoniste, non seulement s'arrêtent de jouer, mais se mettent à me harceler de toutes sortes de moqueries. Et j'en suis tellement honteux – de la tête aux orteils – que je décide de ne plus jamais remonter sur les “planches”. La scène se passe – tenez-vous bien ! – à quelques deux cents mètres du cimetière où repose ma mère depuis quelques mois. Pour lors, je n'y vois aucune action de la providence ; et pourtant... Quel renouveau tout à coup dans ma vie ! Et je ne parle pas de celui de ma famille, ni du soupir de soulagement de mon épouse. Après toutes ces années d'enfer, nous nous sentons revivre. Hélas ! le démon de l'orgueil qui jadis me poussait à la folie des estrades, tente bien vite de me conduire vers d'autres chimères... Faute de pouvoir épater directement la galerie, eh bien je vais le faire en usant de mes ressources intérieures. Possédant quelques notions de littérature, je décide d'écrire des romans. En deux ou trois mois, un premier récit est terminé, remis au propre ; et j'en suis fier ! Il y a peu de chance pour qu'un jour il soit publié, mais la satisfaction que j'éprouve devant cet ouvrage me récompense déjà largement. 16


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Enfin, faveur suprême, je reçois l'encouragement d'un écrivain ardennais à qui j'ai confié par hasard mon manuscrit.2 Petit à petit, cependant, l'oisiveté me devient insupportable. Les visites en famille, les courses au supermarché, tout me pèse. Sorti d'une misère, je me sens retomber dans une autre, avec pour seule consolation l'usage abusif que je fais de la bière et du tabac. De religion, il ne faut surtout pas me parler. Côtoyant depuis six ans un chrétien, je n'en suis encore avec lui qu'au stade d'une critique grossièrement formaliste. Trop peu pour moi, en effet, cette solution de facilité qui consiste à se laisser croire au Dieu des pères ! Je dis et redis avec véhémence, que je préfère mille fois rester en dehors de la religion plutôt que d'y adhérer pour faire comme tout le monde, c'est-à-dire : mentir ! J'ai vingt-huit ans et ne crois en rien. Je n'en veux pas à Dieu, mais à tous ceux qui osent se dire chrétiens et dont la vie me semble tout à fait en contradiction avec l'esprit de leurs évangiles. Certes, dans mon enfance, je ne suis allé qu'à des messes de campagne où la religion est du genre sociologique ; mais cela prouve-t-il quelque chose ? Et puis, cette charité sur laquelle je me permets de juger bien des dévots, ne la vois-je pas tout de même à l'œuvre dans 2 Théophile Malicet,

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l'église de Pierre ? Du haut de mon orgueil, j'exige des disciples de Jésus qu'ils aient une foi radicalement chrétienne ou bien qu'ils n'en aient pas. Pour ma part, je suis sincère. Pécheur, mais sincère. Et comme saint Thomas, je ne demande pas mieux que de croire, mais avant, je veux voir. * *

*

Que de bagarres avec le collègue catholique ! « Vous y croyez, vous, à tous ces évangiles ? » Indigné, il me répond : — Si j'y crois ? Mais c'est la parole de Dieu ! — C'est vous qui le dites, mais quelle preuve en avez-vous ? Pour moi, ce ne sont que des mots. À la soirée ping-pong du vendredi, il est comique de me voir singer les curés et chanter, d'une voix chevrotante : — " Il est grand le mystère de la foi " ... Mes amis prétendent que j'ai raté ma vocation. Un jour, au bureau, je déclare le plus sérieusement du monde : « Vous connaissez la nouvelle ? — Non. — Eh bien, notre moine – c'est ainsi que je surnomme ce collègue "catho" – il a eu une appari18


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tion de la vierge dans une roquette de deux cent quarante pointerie... 3 Naturellement, c'est faux. Mais quel fou rire ! Autour de moi, je vois bien peu de gens chercher honnêtement la vérité et cela me fait mal. Je sens même, entre eux et moi, comme un mur. Tandis qu'ils vivent sans se poser la moindre question, moi – surtout depuis quelque temps – la vérité m'obsède. À tout prix, je veux savoir ! Et j'écris. Je rêve de réaliser une sorte d'essai philosophique avec un homme idéal que j'appelle “Viritos”. Mais je ne suis pas allé suffisamment à l'école et je n'ai nullement le don d'un Nietzsche. Pour authentifier pleinement mon surhomme, il faudrait déjà que ma propre vie en soit le reflet. Or, étant un peu faible et de tempérament introverti, mon “Viritos” n'est qu'un Narcisse de plus, rempli d'orgueil et de contradictions. Et puis, m'intéressant à la psychanalyse et croyant très fort en son pouvoir libérateur, j'en suis arrivé à expliquer la foi de mon collègue par une théorie sur les refoulements sexuels. Vous pensez si l'atmosphère est tendue !

3 Termes utilisés en tréfilerie

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III

C'est alors que ce collègue chrétien se met à vivre différemment. De professionnellement accrocheur qu'il était, avec des idées bien “du monde”, je le découvre tout d'abord conciliant, puis paisible... avec par instant même une certaine douceur. Pour moi, comme pour bien d'autres à l'usine, cela pose question ! Certes je le critique encore, surtout quand il parle de “réunions de prières” ou de “partages fraternels”. Un jour, à la cafétéria des bureaux, il ose m'inviter à l'une de ses assemblées du vendredi soir. Je ne m'y attends pas... parce que je suis l'un de ceux qui lui donnent le plus de fil à retordre. Cependant, ai-je le droit de décliner une telle invitation ? J'irai, juste pour voir. La réunion se déroule dans une petite salle où nous sommes une trentaine. Après un accueil chaleureux, je me mets “en prière” comme les autres, assis à même le sol, les jambes croisées. Je ne me sens pas particulièrement bien dans ma peau. 21


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Au bout de quelques minutes, une jeune femme vient se placer au milieu du groupe et demande qu'on prie pour elle. Je jette sur tout cela un regard incrédule quand soudain j'ai cette idée : « Si tu demandais la prière, toi aussi, peut-être que Dieu te donnerait ce que tu attends ! » J'hésite longuement puis je me décide. Alors commence ce que j'appellerai plus tard l'accouchement, tellement c'est pour moi difficile. Je suis très intimidé, mais en même temps je me dis : « Si vraiment Dieu existe, eh bien je vais enfin le savoir. » Et je force... Je force : « Viens, certitude de Dieu ! Viens dans ma petite tête ! » Ce que je refuse à tout prix, c'est de ne recevoir qu'un vague sentiment de bien être que je pourrais trop facilement confondre avec une manifestation divine. Je ne veux qu'une chose : avoir la certitude de l'existence de Dieu. Or, ce soir-là, malgré mes efforts, je ne suis nullement exaucé. Bien sûr, mon ami chrétien me harcèle encore : « N'abandonnez pas ! dit-il. Vous finirez bien par croire ! » D'entendre cela, j'entre dans une violente révolte. — Non ! Mille fois non ! Je ne veux pas, précisément, de cette foi qu'on se fabrique soi-même à force de persuasion. — Songez au célèbre pari de Pascal ! 22


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— Non ! Je veux être sûr, comprenez-vous ? Sûr comme deux et deux font quatre. Vous ne me ferez jamais croire à l'existence supposée d'un Dieu, même si j'éprouve du réconfort en y songeant. — Vous voulez un signe ? Demandez-le-lui ! — Seulement être sûr ! Qu'Il mette en moi, s'Il existe, la certitude, non sentimentale, de Son existence ! * *

*

La semaine suivante je retourne à la réunion de prières. Intérieurement je suis très tourmenté ; et même, je dois le dire, j'ai les nerfs à fleur de peau. Un rien et je sens que j'exploserais d'indignation. L'accueil me semble faux, les embrassades forcées et les prières baratinées. Au bout de dix minutes je suis saisi du désir de m'enfuir. « Secte que tout cela ! » me dis-je. Et ma pensée travaille à la vitesse de l'éclair. Pendant que dans le monde on souffre et qu'il y a tant de misères à soulager, ces chrétiens sont là, à se regarder le nombril... Oh enfants gâtés d'un christianisme exubérant ! Finalement, je quitte l'assemblée. 23


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— Ne partez pas, s'écrie mon collègue en bondissant aussitôt derrière moi. Attendez encore ! — C'est faux ! dis-je. Faux ! Faux ! — Mais dites-le donc, n'ayez pas peur. — Non, pour moi, tout est fini. Après un bon quart d'heure de supplications, il me laisse partir. * *

*

Je repasse dans un bistrot où je bois un demi. C'est alors que j'apprends, en tendant l'oreille, qu'une pauvre femme vient de se suicider en se jetant par la fenêtre du septième étage de son H.L.M. Quelque chose en moi commence à gonfler... Cela ressemble à de l'indignation ; c'est pire encore. En regagnant la maison je pleure. Sincèrement.


IV

L'approche de ces chrétiens n'ayant pas été concluante, je décide de mettre un terme à cette comédie pour me consacrer, corps et âme, à la création littéraire. Puis le temps passe et force m'est donnée de constater que je ne suis toujours pas heureux. J'ai beau exulter devant une page bien écrite ou me complaire dans de quelconques projets d'avenir, je demeure totalement insatisfait. Il y a en moi ce souci persistant : Qu'est-ce que l'homme ? Pourquoi existe-t-il ? Où va-t-il ? Je vis dans l'angoisse de ces interrogations et je sais que je n'aurai de repos qu'après y avoir reçu réponse. Si je n'ai pas la foi, je fais tout de même parler Dieu à ma façon. Et mon second roman, intitulé « L'eau d'Épine », se voit d'ailleurs refuser la 25


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publication à cause d'une forme soi-disant trop cultuelle. C'est un comble ! Tabac, alcool... Tout est devenu irrespirable à la maison avec cette envie de gloriole qui me poursuit maintenant. Travailleur acharné, j'ai beau polir et repolir cent fois mes ouvrages comme le recommande Boileau, rien de ce que je fais n'est assez réussi à mes yeux. Et puis, la simple vue d'une page blanche m'angoisse à l'extrême. Ce n'est qu'après avoir bien bu et fumé que l'inspiration me vient. Mais, vers minuit, il faut hélas m'arrêter, car je suis harassé et tout tremblant. Dans le testament que je rédige alors, j'expose clairement mes griefs contre la religion et demande en conséquence qu'on fasse à mes restes l'honneur des obsèques civiles. Je suis un fervent admirateur de Nietzsche, de Freud et de Darwin. Et puisque Dieu semble n'être qu'un mythe dont se servent les riches pour que rien ne change à leurs privilèges, eh bien je vais jusqu'à approuver l'intolérance des régimes communistes. Chaque semaine je me rends à la bibliothèque municipale où je déniche de préférence des ouvrages athées remplis de théories évolutionnistes. Je cherche la vérité et je compte bien la trouver, tôt ou tard, dans un de ces bouquins.


V

Couchés depuis longtemps déjà, alors que nous n'entendions d'habitude aucun bruit, nous percevons ce soir-là comme un coup de canon. Une bouteille de gaz vient-elle d'exploser dans la tour H.L.M. d'en face ? Un pressentiment me saisit : quelque chose de grave est arrivé ! Je me lève, écarte les rideaux et j'aperçois sur la route des phares allumés immobiles. C'est un accident : une voiture volée par quatre jeunes garçons, encastrée dans celle d'une famille qui rentre d'une soirée passée chez des amis. Carnage insoutenable que ce que je vois ! Depuis lors, la peur est en moi. Maladie, accident, incendie même : tout peut m'arriver. Et puis je m'inquiète surtout pour mes enfants ; la simple pensée de leur mort possible me remplit de frissons. Plus que jamais, la bouteille de bière me rassure. C'est alors que mon épouse et moi-même décidons de ne plus jamais avoir d'enfants. À quoi bon, en effet, si nous ne sommes que le produit du hasard ? 27


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Six mois se sont écoulés depuis ma visite éclair chez les chrétiens et je dois dire que c'est encore pire qu'avant : moral, santé, travail... Tout me dégoûte et je n'ai même plus le courage d'écrire. Je ne sais ce qui me pousse alors (est-ce parce que je n'ai plus rien à perdre ?) mais voici que je retourne à ces réunions de gens qui prient. Certes, je m'y montre davantage patient, objectif ; mais ce n'est encore qu'un essai puisque je n'ai pas la foi. Chaque mois, le groupe participe à un week-end d'enseignement et de prières organisé par des chrétiens catholiques de Lens, dans le Pas de Calais. La première fois que j'y vais, il n'y a pas grand changement en moi. La vie fraternelle des gens rencontrés n'est pourtant pas factice. Je réalise même combien jusqu'alors je me suis trompé en ne cherchant Dieu que dans l'authenticité des comportements chrétiens. Quand bien même ceux-ci seraient mauvais, cela ne prouve aucunement l'inexistence d'un éventuel créateur. Le vrai problème se situe dans le fait que pour découvrir la vérité – l'unique – il faut accepter déjà de renoncer à celle que l'on s'est fabriquée. * *

* 28


QUE TU SACHES

Arrive cet autre week-end où nous nous retrouvons sous une tente dite « de l'Unité ». Nous sommes ici de confessions différentes ; mais qu'en ai-je à faire, moi, puisque je n'appartiens à aucune d'entre elles ! La foule est priante et les prédicateurs rayonnants. Parmi eux un certain Thomas Roberts, pasteur de l'église réformée, qui parle de Jésus, de ce qu'il peut faire dans la vie de ceux qui l'acceptent avec humilité. Intérieurement je critique tout quand j'entends cette invitation : « Que celui ou celle d'entre vous qui se sent prêt à renoncer à son péché pour entrer dans une vie nouvelle, s'avance... » Je n'ai pas la foi, c'est vrai : tout au moins la vraie foi. Si je m'avance, cet après-midi-là, c'est parce que je n'en peux plus de cette vie. — Est-ce que tu veux, vraiment, que ta vie soit changée ? me dit-on. Si je veux ? Moi qui suis dans une angoisse quasiconstante et qui bois, fume et me désole sans arrêt, je dis “oui” du fond du cœur. Je ne retiens pas mes larmes. En regagnant ma place, je suis saisi de frissons. Il ne fait nullement froid. Au contraire : je tremble parce que quelque chose d'étrange se passe en moi... 29


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Mais comme, petit à petit, je sens qu'une grande paix m'envahit, je me dis : « Méfiance ! Tu ne peux tout de même pas te mettre à croire au bon Dieu sous prétexte que tu as ressenti quelque chose ! »

Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître ! Charles de Foucauld


VI

À mesure que le voile de mes ténèbres se dissipe, je comprends combien jusqu'à présent je me suis cru à tort le centre du monde. Il y a bien encore, de temps à autre, des révoltes, parce que je n'admets pas la nécessité de l'épuration de l'homme par le feu de l'épreuve et aussi parce que je ne vois le mal que chez les autres. N'ayant toujours pas la foi, mes doutes me plongent dans un profond désarroi. Rien que de penser à l'univers sans créateur, je suis dans un désespoir plus grand encore que celui que j'éprouvais quand je vivais dans la boue. Comme j'ai mal ! Et peur... Je continue à aller aux réunions de prières ; mais là, quels tourments ! Bien sûr je n'ose rien dire à personne. Avec la meilleure volonté, parviendrai-je un jour à croire vraiment ? Je n'ai plus de repos. Je lis, relis, cherche dans les livres la preuve irréfutable. Mais rien. Qu'un désert. Qu'un cri qui, certains jours, monte en moi et me 31


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prend à la gorge. À moins d'un miracle, je vais devenir fou ! J'ai envie d'abandonner ma recherche, de reprendre mes bouquins, ma bière, mon péché : il est tellement plus facile de vivre ainsi ! Mais je ne peux plus revenir en arrière. La perspective d'une vie avec Dieu, comme le principe et le moteur de toutes choses, m'a donné un petit semblant d'espérance auquel je m'accroche de toutes mes forces. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. Autour de moi, j'entends beaucoup de témoignages de gens qui, comme moi, ont peiné en ce monde. Mais eux, ils ont trouvé la perle rare ! Pourquoi pas moi ? Au fond, ce serait si beau que tout ait un sens. Que cette vie soit vraiment une préparation à l'autre vie ; parce qu'alors, oui ! la souffrance elle-même – ce qu'il y a de plus inadmissible ici-bas – servirait peutêtre à quelque chose. Mais je rêve... Je rêve.


VII

Cet après-midi-là je suis parti dans l'usine pour des raisons professionnelles, mais aussi et surtout parce que, depuis le matin, je ne supporte plus cette idée que j'ai et qui me hante : Dieu n'existe pas ! Tout est donc vain, futile, inutile. Il vaut mieux mourir. Je suis triste. Ce que je ressens est à la limite du supportable et l'idée du suicide m'obnubile. Dans une vision brève de l'esprit, j'entrevois ma famille et moimême, dans ce monde absurde où le néant éternel est la récompense de ceux qui souffrent patiemment. Je ne sais ce qui me prend alors. J'entre dans un W.C. de l'usine et là je m'agenouille. Comme un enfant je sanglote. Dans un cri, un dernier cri déchirant, je supplie le Dieu supposé du ciel, lui disant à haute voix : — Tu vois ma misère ? Je suis sincère... Je voudrais croire en Toi ; mais je n'y arrive pas. Je t'en supplie, si Tu existes vraiment, manifeste-toi à moi ! Aujourd'hui... Après, il sera trop tard. Sur le coup : rien. Qu'une angoisse persistante. 33


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Je sèche mes larmes ; je me relève. J'ai vingt-huit ans et tout pour être heureux selon les critères du monde : une bonne situation, la santé, une femme gentille, de beaux enfants... J'attends encore avant de sortir du W.C.; puis je me dirige vers le bureau du magasinier à qui, machinalement, je demande l'heure. (Je n'ai plus de montre depuis plusieurs mois) — Seize heures quinze ! me dit-il. Et je poursuis mon chemin. Sans plus. Sans un mot ; parce que je n'ai pas du tout envie de parler. Tandis que je marche, quelque chose travaille en moi... que je ne maîtrise pas. Je me sens léger, léger... et surtout profondément en paix. Une grande paix qui m'envahit et que je ne parviens pas à m'expliquer. Arrivé aux bureaux, c'est encore plus fort : je suis heureux ! Un tel bonheur que j'ose à peine y croire. C'est mon collègue « catho » qui le confirme : « Monsieur, me dit-il, que se passe-t-il ? Je lui réponds : — Ça y est ! — Que voulez-vous dire ? — Plus de doute en moi ! Je n'ai plus de doute maintenant... » Il est ému et je le sens. Une inébranlable certitude vient de s'installer en moi, bouleversant ma vie : 34


QUE TU SACHES

Dieu… Oui, c'est vrai... Ce que j'ai mendié durant des jours et des jours vient de se réaliser concrètement et je suis devenu l'homme le plus comblé du monde. Jamais, au grand jamais, je l'affirme, semblable bonheur ne m'arrivera plus. D'aucuns diront – je l'aurais dit aussi à leur place un quart d'heure plus tôt – que cette expérience relève de l'autosuggestion ; et puis qu'après une bonne crise de larmes on éprouve toujours plus ou moins ce genre d'apaisement. L'important n'est pas là. Il est dans la durée. Un sentiment, seul, ne dure pas. La suite le confirmera. Maintenant je le sais : la foi n'a rien d'un héritage que l'on se transmet de père en fils ; elle ne va pas de soi... Tant pis si je bouscule les rites et les coutumes. On se moquera sûrement de mon apparente crédulité. Les raisonneurs de ce monde – il y en a tant ! – diront forcément que cette histoire n'a aucun fondement et s'explique tout à fait par les lois de la psychologie. Qu'ils disent ou pensent ce qu'ils veulent, ils en ont le droit. Pour ma part je sais avec certitude, que je suis devenu croyant le 3 mai 1977. Pas avant, pas après. À ceux qui s'indigneront : — C'est trop facile ! 35


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Je répondrai simplement : — Si c'est aussi facile, qu'attendez-vous pour le faire ? * *

*

Mais ce n'est pas terminé : un bonheur n'arrive jamais seul. Figurez-vous qu'une fois rentré à la maison, je brûle de partager tout cela avec mon épouse. — Tu sais, lui dis-je, j'ai quelque chose de fantastique à t'apprendre... — Moi aussi, répond-elle. Mais parle d'abord ! Martine est différente des autres jours. Déjà, elle a un de ces sourires que je ne voyais plus chez elle depuis bien longtemps... Tandis que je lui rapporte ce que je viens de vivre dans les moindres détails, son visage s'illumine. « Tu as bien dit : seize heures quinze ? Tu en es certain ? — Absolument ! — À cette heure-là, moi aussi j'ai vécu quelque chose. — Et quoi ? Raconte-moi ! — Difficile d'expliquer, dit-elle.» Profondément bouleversée par cette étrange coïncidence, elle va alors me confier qu'en allant 36


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rechercher notre fils à l'école elle s'est vue comblée des mêmes sensations de paix et de joie. Et, pour elle comme pour moi, impossible de ne pas y voir la marque du surnaturel. Non seulement Dieu a bien répondu à ma prière, mais il a fait davantage encore en visitant mon épouse... ...le 3 Mai 1977 à 16 heures 15. * *

*

J'ai souvent entendu relater des miracles et cela ne m'a pas donné la foi. Du reste, la vie est remplie de ces petites choses extraordinairement ordinaires que nous ne voyons pas. Car la foi est un don gratuit fait par Dieu à qui le Lui demande en vérité. Pourquoi alors si peu de gens semblent en bénéficier ? La réponse est simple : « Donne-t-on à boire à quelqu'un qui n'a pas soif ? »



VIII

Le soir même, fous de joie, nous décidons d'aller raconter la nouvelle à nos parents. Curieusement, aucun mot vraiment convaincant ne nous vient à l'esprit pour le dire. Certes ils doivent bien réaliser que nous sommes différents des autres jours ; mais à part cela... pas de quoi fouetter un chat ! Nous comprenons alors que nous venons de pénétrer dans un « autre monde » et qu'il ne servirait à rien de vouloir chercher à persuader qui que ce soit de l'existence de ce dernier. Du reste, la petite Bernadette de Lourdes, face au curé qui lui reprochait de vouloir le convaincre de la véracité de ses visions, n’eut-elle pas cette phrase pleine de bon sens : « La Sainte Vierge ne m'a pas dit de vous le faire croire... Elle m'a simplement demandé de vous le dire »? Comme elle, sans prétention aucune et bien que personne ne nous ait jamais demandé d'en faire part à qui que ce soit, nous osons le dire : Il y eut un avant. Il y eut un après. 39


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Et trente ans plus tard... aujourd’hui, nous l’affirmons encore : ce fut le 3 mai 1977 à seize heures quinze précises, que Dieu est entré dans nos vies.


Vivre... enfin !

Nul ne saurait imaginer le changement qui s'opère en celui qui passe d'une situation de désespérance à celle de la foi. Les mots ne suffisent pas à le dire. Outre la paix revenue, le regard nouveau que l'on pose sur les êtres et les choses, le bouleversement intérieur est si grand que l'on a peine à croire qu'une telle vie soit encore possible. Deux mondes se dessinent dès lors : celui d'hier où l'on vivait si mal et celui d'aujourd'hui où il faut réapprendre à vivre autrement. Oui, vivre ! Et non plus vivoter, accroché à des bouées de sauvetage. Prendre sa vie en main et non plus se la laisser ravir par la première passion qui passe et fait passer le temps. Ne plus combler les vides en avalant n'importe quelle couleuvre. Rompre avec le mensonge et ceux qui le véhiculent. Couper résolument ce cordon qui nous lie à ceux qui nous entraînent vers certaines dérives… C'est-à-dire se battre. Combattre. Nous sommes bien loin ici du repos du drogué de l’opium et de la vie facile d'avant. 41


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Distinguant à présent le mal de ce qui ne l'est pas… Ce qui relève l'homme de ce qui l'avilit… Il n'y a plus de choix possible. Se battre contre soi-même d'abord : un esprit sain ne saurait se complaire dans un corps qui ne le serait pas lui-même. À titre d’exemple : plus de place pour le tabac et l'alcool, même si cela ne peut se faire en un seul jour ou une seule fois. Ouverts à ce monde nouveau, nos habitudes ne sont pas pour autant disparues. Il en va de même pour nos fréquentations. Nous laisser entraîner vers ce que notre conscience ne nous autorise plus crée en nous un malaise. Et nous nous rendons vite compte qu'une incompatibilité existe, malgré nous, entre ce que nous faisions hier et notre horizon d'aujourd'hui. Et puis, vous l’avez compris, notre combat n’est pas d’abord contre l’interdit – un de plus – mais plutôt contre ce qui rend l’homme inapte à recevoir ce qu’il a de plus précieux en lui et qu’on appelle Vie. Je dirai plus : vraie Vie; car, je le dis avec force et conviction : un croyant convaincu, s’il est d’abord et restera jusqu’à son dernier souffle un pécheur comme les autres, sait aussi que le mal se distingue du bien et que ce qui est bien aux yeux des uns ne l’est pas forcément pour les autres. Ce n’est pas une question de choix, ni de volonté de se mettre à l’écart… C’est se comporter selon sa 42


QUE TU SACHES

conscience ; une conscience renouvelée par un esprit nouveau. Je l'affirme, j'en suis certain... Et pourtant, je suis bien mal placé aujourd’hui pour dire ce que l’on est quand on En vit puisque je n’En vis plus. Ne soyez pas surpris, n'essayez pas de minimiser ce que je dis. J'ai pleinement et douloureusement conscience de ne plus vivre en chrétien, c'est à dire en tant que disciple du Christ. Je me suis laissé avoir comme un idiot. Cela s’est fait subtilement. Je Lui ai lâché la main le jour où, avec mon épouse, nous nous sommes dits que ces réunions de prières auxquelles nous participions fidèlement chaque semaine nous décevaient de plus en plus et qu’au lieu de prier nous ferions mieux d’agir. Nous sommes alors tombés dans l’un des pièges les plus raffinés de ce vingtième siècle finissant : celui de l’activisme ! Oubliant la première partie du premier commandement de Dieu, là où il est dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… », nous avons jeté toutes nos forces dans la bataille de la seconde : « Et ton prochain comme toi-même ». Aucun chef d’armée n’eût agi de la sorte. Avant tout combat, il sait qu’il faut préparer ses plans, évaluer ses propres forces et comment les garder. 43


LA TRILOGIE D'UN CROYANT CONVAINCU

Alors là, croyez-moi, nous ne nous sommes pas ennuyés : des pauvres, des injustices, il y en a tellement ! Certains de nos amis, qui nous côtoyaient à l’époque, nous rappellent aujourd'hui encore tout le bien que nous avons fait. Ils ont sans doute raison. Tant que nous avons pu tenir à la fois les deux mains, celle de Dieu et celle du frère, cela a très bien fonctionné et Dieu a pu agir avec nous… Et les fruits n’ont pas manqués. Tenir la main du bon Dieu, c’est tout simple. Il y en a qui le vivent quasi spontanément. Ce sont déjà des « presque-saints ». Mais il y a ceux, plus nombreux, qui doivent faire des efforts tellement ils résistent mal aux tentations. Et nous en sommes ! Je me souviens qu’après ma conversion j’avais immédiatement compris que ce bonheur-là – le vrai – ne pouvait durer qu’à ce prix. Et que si je voulais encore m’appuyer sur mes propres forces je sombrerais de nouveau dans… Je ne vous dirai pas quel abîme. Je réserve cela pour la suite de ma trilogie d’un croyant convaincu.

Quand le fils de l'homme reviendra, trouvera-t-il encore la foi sur terre ? (1Co.1 9-13)


Une trilogie ?

Vous le savez bien : être croyant n'a rien d'une évidence pour tout le monde. Et si la foi, simple et vraie, de ceux que la société n'a pas eu le temps de massacrer, est devenue chose rare, les successeurs de Thomas se font – et heureusement – de plus en plus nombreux. Ce ne sont pas les meilleurs croyants... Ce sont des croyants rattrapés in-extrémis par la grâce d'un Dieu vivant toujours prêt à répondre à qui L'appelle. Ces gens-là ont eu souvent un parcours difficile, voire douloureux ; ils ont quelquefois frôlé la mort sous toutes ses formes. Leur conversion arrive au moment même où tout semble perdu pour eux. Mais, pour un seul qui se convertit, combien s'enfoncent et ne refont jamais surface ? Cette trilogie sera la mienne. Elle ne devra pas être généralisée, même si elle est partagée par un nombre considérable de « pauvres » que la vie païenne ne satisfait plus et qui ont compris un jour qu'il devait forcément y en avoir une autre... Plus vraie... Qui rend à l'homme sa liberté d'aimer et d'être aimé sans 45


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pour autant le contraindre à manger à tous les râteliers d'un matérialisme tueur et malfaisant. Quand on n'a pas la foi du charbonnier et que nos églises se vident ou se transforment en lieux de prémices à ripailles... Quand ce fameux diable auquel plus personne n'ose croire parce qu'il a réussi à s'installer dans notre société tout entière, la nourrissant en permanence de ses drogues douces et l'anesthésiant... Quand, pris dans cet engrenage d'une vie qui ressemble sous tant d'aspects matériels au récit « d'Ali Baba » et de sa caverne magique, l'homme s'habitue... Puis s'abêtit, au point de n'être même plus capable de penser... Quelle issue reste-t-il à Dieu pour se faire connaître ou reconnaître ? Le prophète ? Il en a déjà tellement envoyé parmi nous, de l'ancien testament à nos jours, le plus grand en date n'étant autre que Jésus Lui-même ! Ma trilogie n'a d'autre ambition que de révéler comment l'athée que j'étais est devenu croyant. Trilogie ? direz-vous. Pourquoi ce mot savant ? C'est tout simple : mes témoignages sont au nombre de trois et ils ont en commun de répondre aux trois points de la logique que je résume maintenant : 46


QUE TU SACHES

1 - Tu Le cherches et tu Le trouves Dans notre monde où chacun est littéralement "bouffé" par l'avoir, le pouvoir, la jouissance immédiate ; où l'enfant est conçu sur commande et le sera peut-être bientôt via internet ; où les médias façonnent les esprits et bâtissent sans le savoir une civilisation d'automates qui n'a d'intérêt que parce qu'elle consomme et rapporte, comment trouver le temps de chercher et comment, d'abord, en avoir envie ? Socrate, ce philosophe grec condamné à mort pour son impiété, dans sa célèbre maïeutique 4, amène l'interlocuteur à découvrir la vérité qu'il porte en lui. « Connais-toi toi-même ! » dira-t-il aussi. C'est bien de cette recherche-là qu'il s'agit. Et pour le chrétien que je suis devenu, la vérité que je porte en moi n’a qu’un seul nom : Dieu ! Même si certains ne Le trouvent pas – et je ne les considère pas moins comme des frères et sœurs à part entière – Le trouver est une suite logique de cette recherche, pourvu que celle-ci ait été menée sincèrement et jusqu'au bout. Du reste, et je m'en suis rendu compte bien plus tard, ce Dieu qui m'habite et qui m'aime, je le connaissais déjà mais mes yeux ne le voyaient pas, tant il vit humblement dans le cœur de ceux qui m'en4 Art d'accoucher les esprits

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LA TRILOGIE D'UN CROYANT CONVAINCU

tourent... et tant le véritable Amour est bien celui qui ne fait pas de bruit. « Vous ne me chercheriez pas si vous ne m'aviez déjà trouvé », dit Jésus. 2 - Tu En vis Après l'avoir cherché à cœur perdu et trouvé, quel changement de vie ! C'est du reste ce qui fait peur à tant de chercheurs potentiels. Car l'avoir trouvé ne signifie pas, comme certains le pensent et l'affirment, que nous sommes entrés dans la facilité. Pour l'avoir vécu, je dirai même qu'il est souvent plus facile – au sens commun du terme – de vivre sans Dieu qu'avec Lui ; et que la découverte de l'existence de Dieu ne change radicalement l'être humain qu'en ce qu'elle lui apporte l'espérance qu'il n'avait pas avant. Ce second récit de ma trilogie sera sans doute le plus délicat à réaliser. Certains n'y verront que l'expression d'un manque d'humilité. C'est peut-être vrai : « Que ta main droite ignore ce que l'autre fait ! » Et c'est aussi vrai que ceux avec qui l'on vit sont les mieux placés pour dire qui nous sommes, ce que nous avons fait et comment nous l'avons fait. 48


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3 – Ou tu n’En vis pas ? Au moment où j’achève ce récit, j’ai honte de vous dire encore que je n’En vis plus. Et que j'en suis sûr ! J’ai toujours la foi, l’espérance. Il me manque de quoi les faire vivre et transformer en amour. Autant dire l’essentiel. Mais je le sais : bientôt Dieu sera dans ma vie le premier servi. Je Lui reprendrai la main qu’Il n’a jamais cessé de me tendre et je ne la lâcherai plus jusqu’à mon dernier souffle.



Quelques convertis connus



André FROSSARD

Au lendemain de la révolte estudiantine de mai 68, André Frossard écrivait son célèbre livre : Dieu existe, je l’ai rencontré 5 L’académicien français y raconte comment il est entré athée dans une église, pour en ressortir croyant une heure plus tard. Que s’était-il passé pendant ces quelques minutes qui ont bouleversé sa vie ? Une chose toute simple, dont des milliers de croyants pourraient témoigner : il a rencontré son Créateur ! Pour étonnante qu’elle soit, cette expérience est à la portée de tout être humain. Certains ont cependant besoin de comprendre comment cela est possible... Encore faut-il qu’ils se départissent de certains préjugés.

5 Fayard - 1969

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Georgina DUFOIX6

« Ma conversion, je pourrais en parler pendant des heures. Dieu m’a fait vivre un temps merveilleux pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois, nuit et jour : incroyable ! « Après, j’ai eu le goût de cet état intérieur et j’ai dit : Qu’est-ce que je peux faire pour ne pas le perdre ? Et dans mon orgueil, je me suis dit : maintenant que j’ai compris comment ça se passe dans ma tête et dans mon cœur, je ne l’oublierai jamais. Cela va rester tout le temps. Mais ce n’était pas ça. C’est parti ! Après, je n’avais qu’une idée : Comment est-ce que cela va revenir ? Qui va me dire comment ça va revenir ? Et c’est là que j’ai été extraordinairement secouée et j’ai une immense reconnaissance envers deux personnes, deux types de personnes. « D’abord, moi qui suis réformée d’origine, de famille profondément réformée et très respectueuse de ma tradition – j’ai des ancêtres qui sont morts pour 6 Ancien Ministre (1984-1986)

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leur foi aux galères et ça fait partie de mon histoire – et mon mari aussi et nos enfants ont été élevés comme ça. Et pourtant, c’est par des catholiques que j’ai ressenti à ce moment-là, la formidable présence de l’Esprit. « Je leur en suis très reconnaissante, jamais je ne l’oublierai, je suis aussi reconnaissante à un homme qui a écrit le livre "Dieu existe, je l’ai rencontré". Cet homme s’appelle Frossart. Quand il a écrit son livre, j’ai rigolé, je n’ai pas compris. Je trouvais cela tellement curieux à raconter, Mais à ce moment-là, pour moi, il a été un témoin. « Et c’est la raison pour laquelle je témoigne aujourd’hui. Parce que je sais bien qu’il y a plein de gens qui rigolent, plein de gens qui peuvent se moquer, plein de gens qui vous disent : " Tout cela, c’est des balivernes pour femmes fatiguées ou épuisées ". Mais ce que je sais, c’est que dans ces moments que je vivais, ce sont ces témoins-là qui parlent, qui disent : " Oui, c’est possible, ce que tu vis n’est pas un rêve, je l’ai vécu aussi, je suis passé aussi par ce chemin. Ce chemin est un vrai chemin et tu n’es pas en train de rêver ". »


Charles de FOUCAULD

Charles est né en 1858 dans une famille aristocratique de Strasbourg. En 1874, il perd la foi. En 1878, il dilapide une grosse fortune héritée de son grand-père. En 1879, alors qu’il est militaire en garnison à Pont-à-Mousson, il mène grande vie et s’affiche avec "Mimi", une jeune femme de mauvaise réputation. Fêtard indiscipliné, il aime la vie mondaine, voyage beaucoup, notamment en Afrique du Nord où il se dira « frappé par la foi et la prière des musulmans ». Fin octobre 1886, il se convertit dans l’église saint Augustin à Paris. En 1890, il entre à la Trappe pour sept ans. Il meurt assassiné par les Touaregs dans son ermitage de Tamanrasset le 1er décembre 1916. Ce qu’il a dit : Avant sa conversion : « Dieu, si vous existez, faites le moi connaître ! » 57


LA TRILOGIE D'UN CROYANT CONVAINCU

Après sa conversion : « Dès que j’ai su que Dieu existait, j’ai compris que je ne pouvais plus faire autrement que de lui donner ma vie. » Plus tard : « Mon apostolat doit être celui de la bonté. En me voyant on doit se dire : - Puisque cet homme est si bon, sa religion doit être bonne ! – 1909 »


SAINT AUGUSTIN 7

Augustin entendit, dans son jardin de Milan, une voix : « Prends et lis ! » Il ouvrit la bible et tomba sur le passage suivant : « Comme en plein jour, conduisons-nous dignement : ni ripailles ni orgies, ni coucheries ni débauches, ni querelle ni jalousie, mais revêtez le Seigneur Jésus-Christ, et ne prenez pas soin de la chair pour en satisfaire les convoitises. » 8 Sa conversion fut immédiate. Fils d’un père païen et d’une mère – Ste Monique – profondément chrétienne, il a fait des idées platoniciennes les idées de la Sagesse de Dieu. Il influença Luther, Calvin et même Descartes. Il a dit : « Si Etienne n’avait pas prié, nous n’aurions pas Saint Paul ».

7 Père de l'Eglise latine, auteur des célèbres « Confessions ». 8 Saint Paul (Ro.13,13-14)

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SAINT PAUL

Paul, juif, avait de la haine pour les chrétiens qu’il persécutait, accompagné de soldats et d’émissaires de la synagogue de Jérusalem, quand, tout à coup, il est renversé de son cheval et couché à terre par une force invincible. Une éblouissante clarté l’environne et une voix lui dit : « Saul, pourquoi me persécutez-vous ? – Qui êtes-vous, Seigneur ? – Je suis Jésus, que vous persécutez ! – Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? – Levez-vous, entrez dans la ville, et là vous apprendrez ce que vous devez faire. » Conversion étrange et foudroyante dans laquelle nous voyons la présence de la grâce (toute divine) à laquelle rien ne résiste, la sagesse de Dieu qui se plaît à confondre la fausse sagesse du monde.

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Jeanne GAROT 1906-1971


La Vie de Jeanne par son Culot


Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? Celui qui fait la volonté de Dieu, Celui-là est mon frère, ma soeur, ma mère. (Mc 3, 20-35)


PRÉAMBULE

Jeanne ne sera jamais reconnue officiellement ni sainte, ni bienheureuse... et qu'importe ! Ce n'est qu'après le 3 mai 1977 que j'ai compris réellement ce qu'elle avait été. Avant, ce n'était qu'une gentille maman, sans plus. Avec les yeux de la foi et la certitude d'une autre Vie, je l'ai vue dans sa vraie nature, spirituellement belle, accomplie. Rien chez elle en tout cas de cet extraordinaire qui fait courir les foules ! Juste des faits et gestes qui ne trahissent en rien l'Evangile, même si certains n'y verront peut-être que faiblesse ou résignation. Quand, chaque dimanche, tant de chrétiens rabâchent des paroles de Vie sans rien en vivre et sans même se remettre en question, Jeanne, elle, – sans le savoir – les vivait.

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Culot : Se dit du dernier nĂŠ d'une famille


Souvent je la revois... Oui, souvent je la revois, assise auprès de la cuisinière, à deux pas du grand lit qu'elle partageait avec Henri, son époux. Elle était là, courbée, la tête entre les mains, comme si elle somnolait. La pièce était sombre, vieillotte, mais propre. Cette pauvre femme, qui n'avait pas encore soixante ans, et dont la vie, misérable, à force d'avoir été burinée par l'épreuve, était devenue comme un fruit trop mûr, restait seule ainsi dans la cuisine, tandis que dans la chambre du haut son grand fils, en pleine crise d'adolescence, faisait trembler la maison de sa musique de démons. Aujourd'hui, quand tout le monde s'y trompe encore, moi je sais : elle priait. Certes, sa prière n'était pas aussi affectée que celle des mystiques. Aurait-on même dit qu'elle priait ? Personne n'était au courant de son amour sincère pour Dieu, à l'exception de l'abbé C., curé de Rouvroy-sur-Audry, qui, lors de son éloge funèbre, déclara : « Je regrette qu'il ne soit pas en mon pouvoir de la canoniser, mais je tiens à ce que vous sachiez que c'était une sainte. » 67


LA TRILOGIE D'UN CROYANT CONVAINCU

Pour nous, ce sera Jeanne : Jeanne l'ignorée, qu'on croyait malheureuse parce qu'on ne savait pas voir en elle l'immensité de ce Dieu vivant qui l'habitait et l'aidait à porter son fardeau ; Jeanne l'effacée, qui reste et restera toujours, dans le cœur de ceux qui l'ont connue en Vérité, l'une des plus belles âmes de nos temps déchristianisés. Partout pénètre le confort On se montre coquet, on rêve de beau, on thésaurise. C'est l'époque où la télévision cesse d'être un luxe et où chacun, à juste titre, veut tout posséder et tout de suite : salon trois pièces, salle de bains avec douche, automobile huit chevaux. Dans la maison de Jeanne, petit deux pièces sans commodité situé en bordure de la route nationale, on se serait cru chez les grands-mères d'autrefois. La cuisine servait en même temps de salle à manger et de chambre à coucher. Quatre ou cinq gros chats, pelotonnés sur l'édredon du lit, s'y coulaient d'heureux jours. Et puis, détails insignes : les toilettes étaient dans la cour et l'eau courante à la borne-fontaine. Mais Jeanne ne se plaignait jamais de rien. Certains soirs, elle écrivait aux tantes, aux cousins, aux neveux, aux enfants et même aux petits enfants ; ou alors elle lisait un journal, catholique de préfé68


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rence. Comme elle avait une vue défaillante, elle se plaçait juste sous l'abat-jour, le nez collé au papier, tandis que son visage, par à-coups, allait et venait de gauche à droite, et que, de temps en temps, des larmes coulaient sur ses joues : la moindre misère faisait saigner son cœur. Quand elle souffrait par trop, elle montait vite dans la chambre; et là, misérable, impuissante et comme désespérée, elle se jetait sur le lit en sanglotant. Plus tard, consolée, elle redescendait doucement l'escalier et personne n'en savait rien. Une grande force d'amour, de patience et de sérénité se développait normalement en elle, bien qu'elle fût d'une extrême faiblesse et donc qu'humainement cela eût pu sembler tout à fait incompatible. Car la parole de Dieu dit la Vérité lorsqu'elle déclare que la vraie force naît de la faiblesse consentie. Et toute la vie de Jeanne en témoigne: d'elle-même, elle eût été incapable de supporter le dixième de ce qu'elle supportât. Il fallait qu'un autre vînt vivre sa vie en elle et la rendît capable de cela. Ainsi, tout ce qui lui était arrivé, des premiers instants de son existence jusqu'à la fin, en passant par les nombreuses étapes nécessaires au façonnement de son être profond, tout cela entrait dans le plan d'amour que Dieu avait pour elle. L'exposant sans relâche à la plus âpre des pauvretés, il avait fait mourir en elle, petit à petit, la vieille créature ; et 69


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l'humble Jeanne, que nous rencontrons ici, est le fruit de ce long et patient travail de la grâce. A propos du culot... Comme Henri n'avait qu'une modeste retraite de cantonnier, pour permettre au "culot" de poursuivre ses études au lycée, Jeanne faisait le ménage chez le Directeur de la Fromagerie. Gagnant peu, au-dessous même du minimum légal, elle s'en expliquait avec sa modestie coutumière : « Je ne suis pas rapide... et puis j'aime mieux gagner un peu moins... » Bien qu'il n'eût encore que seize ans, le culot s'en indignait violemment : — Ah ! Ces riches qui vont à la messe, s'exclamait-il, c'est une honte ! Mais Jeanne se taisait. Mieux encore : quand Fanny, la petite chienne des patrons, mourut, le chagrin éprouvé par la servante fut, pour le moins, aussi grand que celui du maître. Et la pauvreté... Le culot dépensait énormément. Et puis, il y avait le loyer à payer, les autres enfants à aider, les imprévus... On vivait tellement la charité ! Il suffisait 70


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seulement de pénétrer dans cet humble logis pour comprendre : le peu de richesses et de luxe qui y était exposé, aurait suffi à faire rougir de honte la bourgeoisie très chrétienne d'alors. Mais, comme toujours, les nantis ont des yeux qui ne voient pas. On a cela avec la foi Du lycée où il était interne, le culot confiait un jour à sa mère un certain regret qu'il éprouvait en son cœur. N'était-ce pas à cause de lui qu'elle était contrainte de travailler malgré son âge ? Sans tarder elle répondit : « Tu nous parles de notre sacrifice. Mais ce n'est pas un sacrifice que nous faisons ; c'est avec joie que je travaille un peu. Ne te fais pas de mauvais sang, accepte notre vie, la vie de tes parents qui sont heureux, vois-tu, et qui le seraient encore plus de sentir leurs enfants heureux... Nous avons la santé, et nous espérons avoir la santé morale assez bonne. Bien sûr, moi je suis une femme et je me désespère assez vite, mais je me remets vite aussi. Il est difficile de diriger ses sentiments. Vois-tu, il faut en toutes choses éviter l'excès. On devient ainsi fort moralement ; et celui qui a de grandes peines, arrive, avec la volonté, à les surmonter sans sombrer. Et l'on 71


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a tout cela avec la Foi, la Foi qui vient de Dieu. Beaucoup n'y croient pas... On regarde les autres autour de soi: il y en a qui vivent sans la Foi ; à d'autres cela manque. Il ne faut jamais aller contre sa conscience et toujours voir le bien et le beau. On commence par de petites choses ; et si on ne fait jamais que de petites choses, c'est qu'on n'était pas fait pour plus. On a chacun sa place, il faut bien la tenir... » La bonne du curé Quand, une fois par semaine, elle s'en allait travailler au presbytère, quelle joie profonde en son cœur ! Si le père C. était là, elle en profitait pour se confier, demander conseil ou soutien. Ce bon prêtre avouera plus tard que Jeanne ne voyait jamais le mal chez les autres, mais qu'elle était d'abord torturée à l'idée de sa propre indigence. Avait-elle accompli tout ce que le bon Dieu attendait d'elle ? Et l'avait-elle bien fait ? À propos de ses enfants – elle en avait eu sept dont je suis, vous l'avez deviné, l'heureux culot – que de scrupules ! Pourtant, était-ce de sa faute si la maladie venait de se saisir de l'un de ses fils ? Si un autre était devenu prodigue ? Etait-ce de sa faute si celui ou celle pour qui elle s'était donnée corps et âme, 72


QUE TU SACHES

semblait soudain si mal tourner ? Elle le croyait, et sa souffrance n'en était que plus amère. Comme saint Paul avait éprouvé bien du remords après sa conversion, lui le persécuteur des chrétiens, elle se reprochait ses emportements d'autrefois, ses faiblesses et ses désespoirs. Mais, Saint Paul comme ellemême, finalement, ne doivent-ils pas leur salut à cette bienheureuse faiblesse qui les fit un jour tomber tous deux à genoux ? Les voies de Dieu sont impénétrables. Dans l'enchevêtrement des misères humaines, la grâce travaille les cœurs en silence. En cette fin de vingtième siècle, quel foyer n'aura pas eu son fils prodigue ? Quelle maman n'aura pas connu la faiblesse, le désespoir et, pour finir, un certain remords ? Jeanne vivait dans un constant état de repentir.

Elle donnait tout Dieu était tellement présent dans sa vie, que tout mal semblait l'avoir quitté. Il n'était plus chez elle ni orgueil, ni égoïsme, ni peur, ni agressivité. Elle n'avait pas à se forcer pour aimer, et pas davantage à s'appliquer pour témoigner de sa foi. Si elle venait à nommer publiquement le créateur, c'est parce qu'elle en vivait assez. 73


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Toujours, vous la voyiez courir, sans s'énerver, la paix dans l'âme, s'offrant à servir les uns et les autres, sans murmure ni regret. Elle donnait tout : son être, son avoir ; il n'y avait pas de superflu chez elle. Sa vie, pour qui savait la voir, était une leçon de tendresse et de simplicité. À présent que ses enfants étaient tous élevés, elle ne se privait plus de la messe. Chaque dimanche, de noir vêtue, elle se rendait à l'église où elle prenait place parmi les riches et ceux qui l'étaient moins. Anonyme mais fervente, elle était à l'aise partout et en toute compagnie. Comme tout le monde Et ce n'est pas parce qu'il s'agit d'un être qui m'est cher. Je comprends les réactions de ceux qui, comme moi, ont une mère, et qui disent, avec la chanson, qu'elle est « la plus belle du monde ». Mais croyezle : Jeanne était, de cœur, autrement plus jolie que toutes les mamans qui peuplent nos chansons. Elle était comme tout le monde, elle avait ses défauts ; entre autres, les bavards, les exaltés et les sans scrupules avaient le don de l'exaspérer. Mais je ne mentirais pas si je disais qu'elle en avait peu, très peu; et ceux qu'elle avait n'étaient dus, pour la plu74


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part, qu'à son extrême sensibilité. Retirez cela... Oui, vraiment, je crois que c'était une sainte !

Et pourtant... Pourtant, quand on l'emmène au cimetière, ce 2 novembre 1971, en dehors des mots que l'on dit pour la plaindre, que reste-t-il de sa vie ? Elle n'a laissé ni testament, ni mémoires... Peu importe ! Tandis que je vous livre, non le détail, mais le secret de son existence, Jeanne est, dans l'au-delà, à mille lieues de penser aux bassesses de ce monde, aux gloires futiles et aux beaux discours. Pour lui rendre hommage, il suffit seulement de l'observer.

Naissance de Jeanne C'est à Donchery, un gros bourg ardennais situé près de Sedan, qu'elle est née, le 3 mars 1906. Son père s'appelle Camille Maingaint, il est bon, doué en musique et cultivé. On imagine sans peine, devant le berceau, la joie de Marie Chopineaux, la maman, et les gros yeux un peu jaloux de Lucie, la grande sœur. 75


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Camille aurait certes préféré un garçon, mais la fille est belle, elle a de si jolis yeux, qu'il l'aimera tout autant. Le magasin d'alimentation, dont il est le gérant, est fermé pour deux jours ; et les visites – cela va de soi – sont fréquentes : voisins, amis, famille accourent : c'est la fête autour de Jeanne ! Et puis, les Maingaint étant chrétiens, le dimanche suivant, aussitôt la messe, l'enfant reçoit le sacrement du Baptême.

Déjà l'épreuve Le malheur, hélas ! pénètre vite dans ce foyer. À peine âgée de deux ans, la petite Jeanne est prise de convulsions : désormais son visage sera déformé pour la vie. Bien que consternée, Marie ne dit rien. Camille, en revanche, se désespère. Il court, il s'agite, n'en dort plus des nuits. Sans cesse il observe Jeanne, Jeanne qui fait maintenant ses premiers pas. Tandis qu'il pense aux grandes questions que ne manquera pas de soulever son avenir, des larmes emplissent ses yeux. Il a beau, de toutes ses forces, réprimer sa révolte, certains soirs, n'en pouvant plus, il quitte la maison, s'enfonce dans les bois alentours ; 76


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et là, comme une bête folle, il crie sa misère : « Mon Dieu, pourquoi ? » U n cœur fragile Jeanne se montre vite d'une intelligence et d'un raffinement de pensée extraordinaires. Elle comprend tout. Cependant, comme son cœur, déjà, est fragile ! La moindre contrariété la fait sangloter. En cela, Camille sait qu'elle lui ressemble et que, plus tard, à cause de son handicap, elle aura beaucoup à souffrir. C'est alors qu'une troisième fille, prénommée Suzanne, vient, par sa naissance, soustraire les époux à leurs tristes pensées. Hélas ! Cela dure trop peu de temps. À l'épicerie, les affaires vont mal. Serait-ce le fait que Camille et Marie, à cause de leurs soucis, sourient moins à la clientèle ? Quoi qu'il en soit, le chiffre d'affaires diminue de mois en mois, et les Maingaint ont de plus en plus de peine à supporter les contraintes horaires et les exigences du service. Le malheur de Jeanne a déjà tellement bouleversé leur vie ! Camille prend des calmants pour ses nerfs. Marie travaille tard le soir à coudre et faire les comptes du magasin. Toute leur vie est absorbée par ce commerce dont ils ne sont même pas propriétaires et qui les tient immobilisés sept jours sur sept et cela toute 77


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l'année. Convenons-en : l'épreuve, ajoutée à pareille servitude, le vase n'a pu que déborder... Avant, ils voulaient prendre bien en main leur destinée, gagner de l'argent et faire des projets d'avenir, comme s'il n'y eût rien d'autre à chercher sur cette terre. C'est pourquoi ils s'étaient mis cette gérance sur le dos. À présent, Dieu voulait leur faire comprendre quelque chose ; mais ils étaient encore loin d'avoir compris. Une lueur d'espoir Ce matin-là, fou de joie, Camille rentre à la maison. Il a retrouvé du travail au château de Bogny, près de Rocroi. Marie, aussitôt, prépare les malles. À Bogny Jeanne va en classe avec Lucie. Mais elle est timide ; et les autres, à cause de la déformation de son visage, l'appellent la pauvre Jeanne. De plus, comme personne ne semble disposé à jouer avec elle, elle se fait la petite servante de tous. 78


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En l'année 1913 En l'année mil neuf cent treize, il y eut deux grands événements : le premier ce fut la naissance d'Henri et le second, l'arrivée à Bogny d'un cousin belge, avec son appareil à photographie. Jeanne, Lucie et Suzanne furent prises ensemble ; mais Jeanne, plus tard, découpa la photo avec des ciseaux, de sorte que sur le buffet de la cuisine, dans le petit cadre réservé à la famille, il ne restât plus que Lucie et Suzanne ; la pauvre Jeanne avait disparu. La mort de la petite sœur Un matin, on trouve Lucie toute pâlotte. Le médecin arrivé, le diagnostic est formel : cas grave, c'est l'hôpital d'urgence. Tout le Bogny d'alors se souviendra longtemps du pauvre Camille qui pleurait sur la route, porteur d'une terrible nouvelle pour Marie : Lucie était morte dans ses bras le matin Dans la descente de Murtin, non loin du château, il était chu en sanglots sur le bord du chemin et tout le monde le croyait devenu fou. 79


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Et voici la guerre ! Ce n'était pas encore la fin du calvaire. Voici la guerre : la drôle de guerre qui arrive, dévorant tout sur son passage... Camille est rappelé. Camille part, peiné, mais patriote dans l'âme et terriblement courageux, comme en témoigne ce qu'il écrit bientôt à Marie, de ses tranchées du front de l'Aisne.

28 septembre 1914 Bataille de l'Aisne « Depuis exactement deux mois, j'ai échappé à toutes les batailles ; mais aujourd'hui, c'est fini de rester en spectateur, car mon tour est venu. « Partis de Vannes lundi, nous sommes arrivés hier sur le front ; et aujourd'hui, nous voici entrain de creuser des tranchées. En ce moment, le canon tonne de tous côtés, et l'on entend le sifflement des obus. « Espérons ensemble, ma chère Marie, que le sort ne s'acharnera pas sur vous, en vous enlevant en moi le gagne-pain de la maison, en même temps que le mari et le père qui vous aime du fond du cœur... 80


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« ...ce qui me console, c'est que je n'ai pas la trouille et vois venir le danger sans trop d'appréhension... « ...en écrivant, je vous vois toujours... « ...mes pauvres enfants, je me demande si vous surmonterez de telles épreuves. » 4 octobre 1914 Bataille de l'Aisne « Nous avons occupé durant deux jours les tranchées de troisième ligne et nous devons aller, ce matin, en deuxième ligne. » 6 octobre 1914 Bataille de l'Aisne Il y a une phrase, écrite en haut et à gauche de sa lettre... et qui a dû être ajoutée au dernier moment. La voici : « Contrairement à ce que j'ai dit à la fin de ma lettre, nous ne quittons pas ces contrées, nous allons en première ligne ce soir, à huit cents mètres des Allemands, à Sapigneul... » Ce furent ses derniers mots à Marie. 81


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Le 13 octobre 1914, en franchissant, seul et volontaire, le pont de Sapigneul, Camille est tué par un obus allemand. On ne retrouvera jamais son corps, mais seulement son courrier. Il avait trente et un an. Combien de temps la pauvre famille espéra-t-elle encore le retour du père ? Combien de nuits blanches jusqu'à ce choc terrible, quand le Maire de Bogny est venu ? Ce coup au cœur de Marie et de la petite Jeanne ; et chez tous ceux qui, proches parents et amis, l'ont connu et aimé... Coup aussi pour Léon Maingaint, le frère de Camille qui, indigné, dans sa tranchée de Verdun, s'écriera : « La guerre ! Quel honteux et sinistre fléau ! Pire fléau pour ceux qui, menés en troupeau, Courageux et sans peur s'en vont au sacrifice, Pendant que des malins s'en font des bénéfices. Fléau navrant aussi pour ceux que la douleur Abat immensément dans une folle horreur, Quand la mort d'un époux, d'un fils ou bien d'un père, A détruit le bonheur dans le foyer prospère. Que la honte soit sur tous les bandits Qui déchaînent la guerre, Et qu'ils en soient maudits ! »

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Durant l'occupation Si Suzanne et Henri ne pensent déjà plus aux mauvais jours, rien, par contre, ne peut alléger la douleur de Jeanne et de sa mère : ni les vicissitudes de l'existence, ni les grands moments d'inquiétude de cette guerre qui n'en finit pas de perpétuer ses carnages. Un vieux célibataire, nommé Garançon, jadis excellent ami de la famille, s'est pris soudainement d'affection pour les Maingaint ; ou plutôt pour Marie. Il vient souvent, surtout le soir après dîner, apporter quelques légumes. C'est un être au regard dur, à la main leste ; mais la veuve, encore bien jeune et, de surcroît, affaiblie par cette avalanche de malheurs, apprécie trop l'aide d'un tel homme. Leurs entretiens se faisant de plus en plus fréquents, bientôt le village tout entier se met à jaser et Marie n'aura pas la force de s'en défendre. La guerre à peine terminée, l'amoureux s'installera définitivement chez elle. Franz, l'allemand... Parce qu'il a volé la place de son vrai père, Jeanne n'aime pas Garançon. Un jour, arrive au château une section de soldats allemands parmi lesquels elle remarque quelqu'un dont le regard est doux et qui lui 83


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confie : « Tu sais, moi aussi j'ai une petite fille de ton âge... » C'est vrai, sa famille, Franz l'a quittée contre son gré, pour servir une cause qu'il est loin d'approuver. Dans le civil il est médecin spécialiste pour les enfants. Coïncidence ou providence ? Tout de suite il veut aider Jeanne, et il se fait conduire chez les Maingaint. Mais là, en le voyant arriver dans son bel uniforme d'officier ennemi, quelle n'est pas la colère de Garançon que l'insolite bonté d'un sale "boche" rend furieux ! L'allemand tente de s'expliquer : — Avec la chirurgie plastique, je suis certain d'arriver à un bon résultat, dit-il. Mais Garançon, sans se soucier de la portée de ses paroles, s'écrie : — Fiche-moi le camp d'ici ! Et c'en est fini pour le visage de la pauvre Jeanne ; elle qui, pourtant, ne juge pas ce "boche" plus méchant que ce tyran de Garançon. Adolphe Ainsi Marie continuera de vivre avec ce bon ami, lui refusant toutefois obstinément de se remarier, de sorte que lorsqu’Adolphe viendra au monde, il prendra le nom de jeune fille de sa mère. 84


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Pauvre Adolphe ! Après la guerre, atteint de tuberculose osseuse, il entre à Garches pour un long traitement. Il n'est certes pour Jeanne qu'un demi-frère ; mais, contrairement à certains qui, toute leur vie, ne verront en lui qu'une sorte de bâtard, elle, par contre, l'aimera toujours de tout son cœur. Selon les vœux de Camille, Henri va poursuivre ses études. Il deviendra même un jour un brillant directeur technique d'une grande société parisienne. Mais quelle différence entre cette réussite humaine toute relative et la simple vie d'une petite servante qui n'a connu ici-bas que des souffrances !


Henri et Jeanne le 30 juin 1928


Mariage de Jeanne Après son temps de scolarité obligatoire, Jeanne est placée comme "bonne à tout faire" chez les instituteurs de Rouvroy. Là, elle se montre vaillante mais triste, effacée ; et, mis à part certains dimanches où elle retourne à Bogny, jamais on ne la voit dehors. Elle a vingt-deux ans quand Henri, dont la fiancée vient de mourir poitrinaire, lui écrit une longue lettre par laquelle il lui fait connaître son intention de l'épouser. Imaginons la joie de cette jeune fille pas tout à fait comme les autres qui, jamais encore, n'a songé à se marier... Finie son intention de se faire bonne sœur ! Elle aime Jésus, certes, mais pas suffisamment pour le préférer à celui qui, le 30 juin 1928, devient son mari, pour le meilleur et pour le pire. Bonne chez l'écrivain Rogissart Le jeune foyer habite Servion, dans un petit logement attenant à l'école communale. Jeanne fait le ménage chez Jean Rogissart 9, l'instituteur déjà célèbre, qui écrit de beaux romans ardennais et avec 9 Prix Renaudot 1937 (avec Mervale)

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lequel Henri s'entretient souvent au jardin tout en binant ses légumes. Bien qu'il n'ait eu que son certificat d'études, Henri est un homme calme, intelligent et cultivé. Son père, Paul, est allé en classe jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans ; mais cela ne lui profite guère puisqu'il ne se fixe nulle part : de place en place, il va avec sa seule passion de manier la rime et de composer pour les journaux des jeux d'esprit versifiés. Henri a probablement hérité de lui le goût de la lecture et surtout des livres retraçant l'épopée des luttes ouvrières en Ardenne, avec Jean-Baptiste Clément et la saga des "Mamert" de Jean Rogissart. Très épris de politique, il est toujours prêt à défendre le faible contre le fort ; et, sur ce point, ce n'est pas Jeanne qui le contredit. Lucienne naît au printemps de l'année 1929, Lucien en 1931 et Odette en 1933. Quatre ans plus tard, ce sera Henriette. Jeanne adore les enfants. Elle a tout pour être heureuse. Alors, pourquoi ne l'est-elle pas ? Certes, quand il a bu un coup de trop avec ses camarades des ponts et chaussées, Henri ne se comporte pas autrement que les autres. Entendez par là qu'il a l'esprit plutôt taquin et la fâcheuse tendance à trop reparler de cette jeune fille tant aimée autrefois... N'y a-t-il pas aussi le souci des enfants ? La tension nerveuse ? Le travail ? Jeanne est si fragile ! 88


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Ajoutez à cela les remarques désobligeantes qu'on ne doit pas manquer de lui faire à propos de son visage de travers ; et le souvenir inoubliable de son papa tué à la guerre... Peut-être sont-ce là les causes de la dépression qui l'atteint soudainement. Un jour, elle s'empare d'un bambin dans la rue et s'enfuit avec lui en courant. Un autre jour, elle s'en va à travers champs, à demi-nue. On la ramène, échevelée, folle... Henri n'en dort plus la nuit. Il faut vite placer les quatre enfants dans la famille. Un dimanche soir, c'est le chef de gare qui raconte : « Ta femme était sur les rails, Henri. Elle marchait d'un bon pas, je t'assure. Et puis, tout à coup, quand elle m'a vu, elle s'est jetée dans mes bras en criant : Papa ! Papa ! Ah ! Mon pauvre Henri, je me mets bien à ta place, va ! » Jeanne passera plus de six mois à la maison de santé de Fains les Sources (Meuse). Et après ? Quand elle rentre à Servion, bien sûr elle a changé. Mais il faudra du temps, il y aura encore des rechutes, des pleurs, des énervements. Et puis le temps passera. 1940 : naissance de Jean. 1946 : naissance de Madeleine. 1949 : naissance du culot. Et Jeanne a maintenant quarante-trois ans. 89


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Petit à petit, elle semble émerger de sa nuit profonde. Non pas qu'elle soit devenue insouciante et donc, moins fragile. Au contraire, quelque chose d'assez extraordinaire lui arrive : bien que ne lui ôtant pas ses faiblesses, Dieu est entrain de bâtir en elle un havre de force et de sagesse. Et cela se voit ! Ce qu'elle était alors... Ce qui me frappait surtout chez elle et m'influençait le plus, c'était son étonnante bonté pour tous sans exception. Je tâche de me rappeler – et je ne puis – une seule fois où elle se serait fâchée, aurait dit une parole dure, aurait prononcé un jugement. En trente ans de vie, je ne peux me rappeler qu'elle l'ait fait une seule fois. Jamais elle n'enseignait par des paroles comment il fallait vivre, jamais elle ne faisait de sermons. Tout son travail spirituel était à l'intérieur, et à l'extérieur on ne voyait que ses actes... et même pas ses actes, mais sa vie, calme, douce, résignée, aimante, non d'un amour inquiet, tourné vers elle-même, mais d'un amour paisible et comme secret. Elle travaillait à une œuvre d'amour intériorisée, et à cause de cela il lui était impossible de se hâter. Et ces deux facultés – la paix et l'amour – attiraient vers elle et donnaient à sa fréquentation un charme particulier. Joyeuse était l'ambiance 90


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d'amour qui l'entourait, d'amour pour les présents et les absents, pour les vivants et les morts, pour les hommes et même pour les animaux. » Oui, Jeanne c'était cela ! Sauf qu'ici c'est Léon Tolstoï qui parle de celle qui lui "servit" de mère quand il était orphelin.

Un curieux Comme ils se sont arrêtés devant la vitrine d'un marchand de chaussures, voici qu'un gamin s'approche et, grimaçant, scrute le visage de Jeanne avec ostentation. Le culot bondit, veut étriper le malotru ; mais sa mère, aussitôt l'arrête : « Cela ne fait rien, dit-elle, il ne sait pas ce qu'il fait. » La cousine malade La cousine est gravement malade et l'on craint que ce soit le cancer généralisé. Malgré son emploi du temps plus que chargé, Jeanne vient la soigner chaque matin. Pour elle, ce 91


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n'est pas uniquement une parente lointaine, c'est une enfant de Dieu et c'est une vraie sœur qu'elle s'efforce d'aimer en vérité. Ah ! Au ciel, comme les retrouvailles seront merveilleuses un jour... très proche ! L 'escalope Souvent, le culot se plaint : « J'en ai assez, moi, des “patates” à l'eau. Je veux de la viande ! » Henri qui, d'habitude, ne parle guère, pour une fois commente : — Ainsi, nous ne sommes pas heureux, nous autres ? Mais Jeanne tend déjà trois petites pièces blanches à son garçon. — Va te chercher une escalope, dit-elle. Victorieux, un sourire au coin des lèvres, le culot se précipite à la boucherie. Plus tard, sa mère devra encore se priver... Les gosses, que voulez-vous, ont du mal à comprendre qu'un cantonnier n'a pas les revenus d'un ministre. Pourtant, lorsqu'un miséreux vient à passer, ne croyez pas qu'il soit mal reçu : il y a toujours en ré92


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serve un morceau de pain ou un reste de repas ; et même, chaque année, aux petites sœurs des pauvres, Jeanne donne deux pots de confiture. Le partage Pour se rhabiller, que de privations ! Une veste, des chaussures, cela coûte si cher ! Mais on a comme principe de soigner d'abord les enfants. Et s'il arrive – rarement il est vrai – qu'à la fin du mois il reste un peu d'argent, c'est pour le donner. Jamais les époux Garot n'économisent. Ils auraient pourtant bien des raisons de le faire : la maison se délabre, les tapisseries sont défraîchies, le plancher est plein de trous... Non ! Tout ce dont ils disposent en plus de ce qui leur est nécessaire ne leur appartient pas. Donner de son temps A-t-elle cinq minutes de libre ? Aussitôt vous voyez Jeanne courir rendre des services. Combien pourraient en témoigner ? Il n'est nul besoin de la prier, elle connaît les misères et ce qui les soulage ; et les nuits de veille ne lui font pas peur. 93


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Non pas un ménage parfait Une soupe, un œuf à la coque, et le repas du soir est terminé. Vers les neuf heures, Henri se couche ; déjà on l'entend ronfler. Sur les routes, par tous les temps, il a de longues et pénibles journées de travail. Jeanne, elle, en profite pour lire un peu. Mais il n'y a guère de livres ici ; et pas de télévision. Seul un vieux poste radio fonctionne au moment des informations ou pour les dernières nouvelles de demain de Geneviève Tabouis. Les époux, en revanche, aiment à bavarder. Leur dialogue est sain, honnête, et l'on sent, à les entendre, qu'ils ont à cœur de préserver, coûte que coûte, l'unité familiale. Certes ! Henri manque un peu d'autorité avec ses enfants. Jamais il n'élève la voix contre eux ni ne les corrige, estimant que ces tâches-là reviennent à son épouse, de sorte que la pauvre Jeanne voit son fardeau s'alourdir de jour en jour. Mais a-t-on jamais vu ménage parfait ? Les friandises du « Jojo » Un matin de Pâques, la gendresse arrive à la maison en poussant de grands cris : 94


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— Votre culot, la mère, a mangé toutes les friandises de mon Jojo ! Ce qu'entendant, Jeanne monte sur ses grands chevaux. Sans chercher à en savoir davantage, elle s'empare du fautif et lui administre une sévère correction. Plus tard, hélas, la vérité se fait jour : Jojo a menti à sa mère pour ne pas avouer sa gourmandise. — Tant pis, soupire Jeanne qui regrette tout de même son emportement ; ce sera pour les fois où j'aurais dû te punir... Qui aime bien, châtie bien ! Histoire de chats Henri est surnommé “ pépère chats ” parce qu'il a, en permanence, cinq ou six félidés dans sa maison. Bien sûr, cela donne beaucoup de travail à Jeanne ; mais celle-ci, soumise à son époux “façon évangile”, et ne cherchant qu'à lui être agréable, se tait. Et même, durant le repas, quand un chat se juche sur la tête de son époux et tente de s'approprier son œuf à la coque, elle ne manifeste pas la moindre irritation. D'autres femmes, à sa place, auraient vite fait de perdre patience. Jeanne, elle, n'a pas choisi la voie qui consiste à se défendre ou à se donner du confort ; c'est sur la plus difficile au contraire, qu'elle s'est engagée. Et elle sait trop jusqu'où cela peut la mener. 95


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Pour elle, il s'agit déjà de s'accepter telle qu'elle est, au physique comme au moral ; et puis, se chargeant de sa peine, de suivre pas à pas Celui qui ne cesse de se révéler à elle à travers ses nombreuses difficultés. N'est-ce pas, enfin, d'aimer tels qu'ils sont, dans une offrande vivante de sa vie, tout à la fois l'époux, le fils et le voisin ? Folie, diront certains. Sottise, s'exclameront les autres. Elle n'en a que faire : elle suit sa conscience et rien ni personne ne saurait l'en dissuader.

Ce soir, dans leur petite maison Ce soir, voyez comme ils dorment tranquilles dans leur petite maison. Henri, avec sa part de misère et ses espoirs déçus ; elle, avec son amour simple et patient. Elle s'est blottie au creux de ses bras... Au matin, levée la première, elle rallume le feu, prépare le café et puis réveille le culot, tandis que sa pensée, discrètement, se tourne vers le Père des cieux à qui elle offre sa journée, comme si ce devait être la dernière.

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Eugénie Bien qu'âgée de plus de quatre-vingts ans, Eugénie, la mère d'Henri, refuse de venir habiter chez l'un ou l'autre de ses enfants. Seule, sans aucun confort, elle vit au hameau de Bel-Air, dans une vieille maison en torchis. C'est là, sur la route de Signy l'Abbaye, que Jeanne vient souvent la voir le dimanche après-midi. Pauvre Jeanne ! Faire, à pieds, huit kilomètres à l'aller et autant au retour... Si encore sa belle-mère la recevait bien. Mais non ! Certes, Eugénie avait des excuses. Toute jeune encore, elle s'était retrouvée seule avec cinq enfants à charge, dont le plus âgé n'avait pas sept ans ; et ce n'était pas comme aujourd'hui avec toutes ces aides que les familles obtiennent en cas de nécessité... Et puis, il y avait eu la mort du petit Paul, la guerre et ses terribles instants d'insécurité. Qu'Eugénie en fût aigrie, Jeanne le comprenait et l'admettait d'autant mieux qu'il s'agissait ici de la maman de celui que Dieu lui avait donné pour époux. Tandis qu'en ce monde où l'égoïsme est roi, chacun cherche le confort et la vie facile au détriment même du respect des pauvres, des vieillards et de l'unité familiale, Jeanne faisait partie des perles rares qui étaient encore capables d'aimer une mère 97


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jusqu'au bout de sa misère. Et certains savent bien, par expérience, ce que cela signifie... Le pain et le lait Ce dimanche-là, Jeanne se met en route pour BelAir, emportant avec elle un pain et deux bouteilles de lait. Le chemin lui semble plus long que d'habitude. À intervalle régulier, elle change son panier de main. Sitôt arrivée, elle pose le tout sur la table avec un grand soupir de soulagement. Mais Eugénie, allez savoir pourquoi, s'écrie soudain : — Vous remporterez tout ça, ma belle ! Jeanne demeure bouche bée. Elle ravale un sanglot, se tait. Face à quelqu'un d'aussi autoritaire, pourrait-elle faire valoir son bon droit ? Elle n'y songe même pas. Pendant près de deux heures, elle se tient là, en compagnie de sa belle-mère, comme si de rien n'était. Le dos voûté presque à angle droit, Eugénie porte sur elle le terrible poids des douloureuses années vécues dans l'isolement. Son regard est dur ainsi que sa parole. À certains moments, elle se montre cependant très affable et l'on se sent bien en sa présence ; à d'autres, vous la voyez égrener silencieusement son gros chapelet noir. Au moment du départ, Eugénie est devenue toute gentille. La présence aimante d'une 98


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sainte belle-fille aurait-elle chassé en elle un certain “esprit” ? Elles s'embrassent. Eugénie souhaite bonne route à sa bru, la remercie... Mais, pour ce qui est du pain et du lait, rien à faire ! — Vous me remporterez ça, ma belle ! Sans un mot, sans un soupir, Jeanne reprend son chemin. Arsène Sur la colline de Rouvroy, côté cimetière, on aperçoit un grand bois : c'est “La Boulette”. Là vit un homme que l'existence n'a guère favorisé et qui se terre par tous les temps dans une sorte de hutte affaissée, comme un vieux renard. Il a une barbe noire et boit plus que de raison. Souvent, il descend au village pour y mendier sa nourriture. Les gosses se moquent de lui, le bousculent ou lui jettent des pierres, au point que quelquefois il pleure. Vivant au jour le jour, il connaît les maisons qui lui sont favorables : — Pour l'Arsène, ma bonne Jeanne, vous n'auriez pas un petit “restant” ? Jeanne n'a pas l'habitude de réfléchir sur les raisons qu'elle aurait de ne pas donner. Arsène tend sa gamelle. 99


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— Prenez une chaise, Arsène ! Clochard ou pas, on le respecte. Henri trinque même avec lui. Il n'est pas moins bien reçu qu'un autre. Sur ce point précis de l'accueil des pauvres, il faut l'avouer : les époux Garot ont toujours été bien assortis. Un hiver, Arsène a les pieds gelés dans sa hutte. C'est un miracle s'il réussit à se traîner jusqu'à la maison de Jeanne. Quelle désolation ! Tandis que Jeanne découpe les bottes du vagabond et met à nu ses pieds déjà noircis par le gel, Henri téléphone à l'ambulance. On ne se pose même pas la question de savoir qui paiera. Réfléchissons un peu... Où Jeanne a-t-elle puisé les richesses humaines et spirituelles de sa vie ? Mystère ! D'abord il y a eu cette nuit terrible où, sous le poids d'une misère trop grande, tout son être s'est effondré. C'est la maison de repos, l'isolement, le grain de blé tombé en terre... Puis est venu le temps de la germination : doucement, doucement le blé sort de terre. Une main délicate est là, dans l'invisible, qui débroussaille. La plante n'est encore qu'une jeune 100


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pousse qu'un rien peut écraser, une bourrasque emporter... C'est Jeanne au sortir de la maison de santé. La petite bouture vit maintenant sa vie sous le soleil de Dieu. Même si elle n'en est pas encore consciente, ce Dernier lui donne tout ce qui est nécessaire à sa croissance. Après le soleil vient la pluie. Puis la terre se met à durcir et la plante se dessèche. C'est alors l'instant privilégié où l'enfant crie vers le Père... Ô Père très bon qui, aussitôt, déverse sur sa bien-aimée des trombes d'eau vive. La vie de Jeanne se déploie, tantôt monotone parmi les pleurs d'enfants, les tiraillements de la pensée et de la chair, tantôt exaltante dans l'ivresse de l'Esprit qui la visite. Nuit et jour se succèdent sous le soleil et sous la pluie, quand soudain... la fleur s'entrouvre. Ô lumière ! L'âme sait que désormais le Père achèvera ce que sa main a commencé de bâtir, et qu'il y aura toujours du soleil et de l'eau, jusqu'au bout, jusqu'à ce que tous les pétales soient ouverts. Oui ! Tout vit dès lors dans la folle espérance de s'ouvrir bientôt, ainsi qu'une belle marguerite. Ô Amour parfait, achèvement de tout, instant bénit où le Père vient, parce que la fleur n'est belle qu'un seul jour. Vraiment belle. 101


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L a conversion de Jeanne À quel moment précis les pétales de cette minuscule fleur prénommée Jeanne se sont-ils ouverts à leur tour ? Par quelle sorte de miracle et aidée de quels signes ? Dieu seul le sait. Cependant, à Rouvroy, vit un curé au cœur bon et qui aime vraiment le bon Dieu. Ce Dernier a placé Jeanne sur son chemin, et c'est sans doute grâce à Lui que sa petite paroissienne un jour s'est convertie. N'est-ce pas, du reste, pour aider les boutons à s'ouvrir et à devenir des roses épanouies que les prêtres nous sont donnés ? Le monde vit dans la peur ; et la peur fait que les fleurs n'osent pas se laisser éclore. La Parole de Dieu, vivante en ses prêtres, lève le monde et le rassure. Sapigneul ! Comme Jeanne confiait un jour à l'abbé son histoire d'orpheline, celui-ci – ô mystère insondable de la divine providence – soudain s'écrie : — Sapigneul ! Sapigneul ! Mais ce nom-là me dit quelque chose. Et comment s'appelait-il, votre papa ? — Camille... Camille Maingaint, répond-elle. 102


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— Oui... Camille... Ça me revient, c'était en 1914. — Oui. — Au début de la guerre... Et il lui raconte tout. Il était brancardier à ce moment-là. C'est lui qui était présent lorsque le papa de Jeanne a traversé le pont à la place d'un autre soldat qui avait peur. — Ah ! Jeanne, votre père, vous pouvez vraiment en être fière... L 'accident du culot Toujours à pieds, Jeanne est partie de bon matin chez sa mère à Bogny. La pauvre vieille, paraît-il, n'a pas le moral. Mais voilà qu'un peu avant midi l'automobile de Lucien s'arrête là-devant. On vient rechercher Jeanne car Alain a eu un accident. — C'est grave ? — On ne sait pas. Il faut voir, attendre. Que se passe-t-il dans le cœur d'une mère à qui on annonce une semblable nouvelle ? Jeanne est tellement sensible ! Maintes fois déjà elle a supplié Dieu : — Tout sur moi-même... mais pas mes enfants. De retour à Rouvroy, elle voit son culot étendu sur le lit. Il n'a pas perdu connaissance mais il pleure. 103


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Tout est arrivé tandis qu'il allait chercher le lait à la fromagerie. Il y avait un camion stationné contre le quai de chargement. Alain s'était glissé entre le véhicule et le mur quand, au même instant, le chauffeur actionna le démarreur. Hélas ! Une vitesse était enclenchée. Le camion fit un bond en arrière, plaqua le garçon contre la bordure en ciment ; et c'est miracle s'il n'a pas eu la tête sectionnée. D'habitude, ses camarades de classe lui font toujours remarquer qu'il est petit pour son âge, ce qui le rend particulièrement malheureux. Désormais, à tous ceux et celles qui le mettront “en boîte”, il rétorquera fièrement : « Petit peut-être, mais en tout cas, moi, ma taille m'a sauvé ! » De longues heures, Jeanne demeure au chevet de son fils. À aucun moment elle ne s'affole ; on la sent déjà prête à affronter toutes sortes d'éventualités. Ô, bonne mère. Mère courageuse, telle Marie, au pied de la croix du crucifié... La mort de sa mère À l'entrée de l'hiver, Marie Maingaint s'est fracturé le fémur et on a dû l'emmener chez sa fille cadette de Rimogne où, petit à petit, sa santé a continué de se dégrader. 104


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Jeanne est encore accourue. Elle a soigné sa mère tout comme celle-ci l'avait fait pour elle autrefois. Et puis, quand Marie rendit l'esprit, Jeanne s'agenouilla auprès d'elle. Bien que sa foi l'assurât de la résurrection du dernier jour, elle pleura, tout comme Jésus lui-même l'avait fait devant son ami Lazare. Simplement. Oh ! Le petit fou... Il y avait certains soirs où le culot se mettait bêtement à sangloter dans son lit à la simple idée qu'un jour sa mère ne serait plus de ce monde. Oh ! Petit fou... C'est qu'une telle maman, il le savait très bien, était unique. L 'épreuve rend-elle les hommes meilleurs ? Quand on repense à ce que disait Camille peu avant de mourir sur le champ de bataille ; quand on se souvient de l'offrande généreuse qu'il fit de sa vie afin que, précisément, il n'y eût plus jamais de guerre, comment ne pas être profondément attristé ? Le monde a-t-il changé ? Le souhaite-t-il seulement ? L'épreuve rend-elle les hommes meilleurs ? 105


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Pas un jour ne s'écoule sans que du sang, quelque part, soit inutilement versé. Après 1914-1918, après 1939-1945, c'est 1954 : l'Algérie ! On imagine l'angoisse de Jeanne dont le fils Jean est sous les drapeaux. Informations à la radio. Prières. Supplications. Tout cela pendant plus de vingt mois. Le soir, chaque soir, Jeanne monte dire bonsoir au culot dans la chambre. Quelle douceur dans la voix d'une mère dont le cœur souffre ! Comme son baiser, simple et vrai, est réconfortant ! Elle prend place au bord du lit. Comme à l'accoutumée, elle se penche : — On prie un peu pour notre Jeannot ? Le culot acquiesce d'un petit signe de tête, et tous deux, à voix basse, adressent à Dieu leurs modestes prières.

Les misères de Jean Jean écrit un jour que toutes ses dents sont entrain de se déchausser et que cette étrange maladie s'appelle d'un nom bizarre : scorbut. Et puis, bientôt, plus de lettre. Durant d'interminables semaines Jeanne vit en son cœur un calvaire. Elle prie, elle supplie Celui qui peut tout. Et Celui-ci, 106


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qui est bon, prend pitié d'elle, puisqu'un matin Jean est arrivé, en chair... et surtout en os. Jeanne tressaille en le voyant si maigre. Jean déclare alors que ce qu'il vient de vivre tient du miracle. Ses camarades d'Algérie mouraient les uns après les autres. Tels des rats empoisonnés ils se traînaient sur le sol, atteints de typhoïde. Seul Jean s'en est sorti, et pas sans mal ! Le convalescent saurait-il un jour que l'humble prière de sa mère et la grâce qu'elle avait trouvée auprès de Dieu, pût être à l'origine de cette étrange survie ? Un jour, nous saurons De toute façon, ce jour vient où nous connaîtrons, comme nous sommes connus. Et nous saurons alors à quel point nous sommes aimés ; et aussi combien de fois une main miséricordieuse, appelée par les saints en prière, est intervenue pour sauver ce qui aurait pu être perdu. Oui ! Ceux qui n'ont jamais su, ni même soupçonné pareille intervention dans leur vie, un jour sauront. Une question cependant se pose : Pourquoi Jeanne n'a-t-elle pas parlé davantage de sa foi à son époux, à 107


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ses enfants ? D'abord, chaque fois qu'elle l'a pu elle l'a fait ; et cela, sans jamais en imposer à personne, ni importuner : elle était trop respectueuse de la liberté des autres. Enfin, cette vie – Sa vie ! – profondément chrétienne, vécue héroïquement dans la grisaille quotidienne, n'est-elle pas déjà, pour qui a des yeux qui voient, un vivant témoignage... d'Évangile ? Mais hélas ! Quels sont les yeux qui ont vu ? Quand l'un chancelle... Comment faire face aux multiples soucis de l'existence quand on n'a pas en soi la force que seule une vraie foi peut donner ? « Hors de moi, vous ne pouvez rien faire » dit Jésus. Malgré les prières de Jeanne et l'exemple qu'elle ne cesse de lui montrer, Henri – et ne l'en blâmons pas puisque son épouse elle-même ne l'a pas fait – Henri se laisse bientôt séduire par la facilité de l'alcool consolateur. Lui, pourtant si calme et apparemment sans problème, comment a-t-il pu en arriver là ? Toujours est-il que Jeanne connaît dès lors de bien pénibles instants. Mais à quoi bon lui servirait-il de se plaindre ? Elle se tait, priant seulement son Dieu, ce Dieu sans qui elle ne pourrait plus vivre une minute de plus ici-bas. 108


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La voisine et son fils Cette fois c'est sérieux. Après plusieurs avertissements, la voisine et son grand fils viennent d'être expulsés de leur logement. Certes, au village on a de jolies maisons ; et de grandes encore, avec des pièces probablement inoccupées. On aurait donc la possibilité de venir en aide à ces infortunés. Mais, riches ou moins riches, chacun reste chez soi, porte close, et feint d'ignorer le drame. « Ils n'ont qu'à venir souper chez nous, dit Jeanne. Pour coucher, on s'arrangera bien ! » Le soir, rien n'est différent de l'ordinaire. On n'a pas mis de nappe blanche sur la table. Comme tous les jours, c'est la soupe aux vermicelles et l'œuf à la coque.

L'épreuve du miroir Depuis quelque temps, le culot se regarde souvent dans le miroir de la cuisine. Jeanne l'entend même soupirer. Tout en appliquant la paume de sa main sur sa nuque, il marmonne quelques paroles dures à l'intention de sa mère, comme si elle était responsable... 109


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— Qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas ? lui demandet-elle gentiment. — C'est ma tête, répond-il. — Et qu'est-ce qu'elle a, ta tête ? — Tu ne vois donc pas ? — Non. — Tu ne vois pas qu'elle est pointue ? Toutes les fois qu'il revient de chez le coiffeur, c'est ainsi : il lui dégarnit tellement le cou que sa tête ressemble à un obus. Mais un jour, n'y tenant plus, Jeanne s'écrie en montrant son propre visage : « Et si tu avais celui-là ? » Le culot fait des siennes Le culot devient dur. Il courtise les filles et veut sortir seul au bal du samedi soir. Il lui faut même de plus en plus d'argent de poche. Or, Henri et Jeanne sont maintenant des parents âgés et l'autorité leur fait plus ou moins défaut. Aussi le culot en profite-t-il. Pour un rien il manque l'école ; quelquefois il ne veut plus y aller du tout. — Et qu'est-ce que tu feras après ? lui dit-on. 110


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Quand les choses ne vont pas aussi bien qu'il le voudrait, eh bien il emploie les grands moyens : Tentatives de suicide – manquées bien sûr – chantages, menaces de toutes sortes. C'est toujours Jeanne qui court et c'est toujours lui qui gagne ! Dispute devant un cercueil La sœur de Jeanne vient d'être victime d'un accident de la route. Aux obsèques, quelle dérision face à ces deux gendres qui se disputent devant le cercueil. Et Jeanne, là, petite, désarmée... Ô péché du monde... Le culot pensionnaire Depuis trois mois qu'il est interne, le culot n'a jamais cessé d'avoir le moral à zéro. Aussi, pour le réconforter, sa mère lui écrit-elle : 20 Octobre 1965 « Mon petit Alain, « ...Il faut essayer de déceler la pratique de chaque professeur. Faire de longs devoirs, ou bâcler, ce n'est 111


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certainement pas ce qui compte. Ce qui compte, c'est la qualité, la précision de ce que l'on a compris. « ...Il ne faut pas essayer de se mettre de tout dans la tête, car ce serait le chaos, tu ne saurais plus quoi. « ...Il ne faut pas que tu tiennes rancune à certains élèves ou professeurs. Le professeur a besoin de ton estime comme toi tu as besoin de la sienne. Les autres, ils sont comme toi, ils apprennent. « ...Quand il se passe quelque chose qui ne te plaît pas, il faut faire ton possible pour oublier au plus vite: on s'en porte mieux. Vivre en paix avec soimême et avec les autres, c'est le principal. « ...Tu nous dis que tu es triste, parfois plus gai. Tu sais Alain, on est tous ainsi faits : après le mauvais temps il y a de beaux rayons de soleil ; il faut toujours vivre dans l'espérance du beau soleil. À ton âge, on est et on doit être plein d'espoir du beau et du bien. « ...On a la vie que l'on se fait. « ...Il ne faut pas être fataliste. Ne pas se laisser aller à l'excès. Il est difficile de diriger ses sentiments ; mais il faut, en toutes choses, éviter l'excès. « ...Dis-toi bien, surtout, que nous ne voulons que ton bonheur ; mais pas un bonheur où tu as tout ce que tu veux... Un bonheur qui se gagne avec loyauté, courage et travail bien fait. On n'obtient rien sans travail, énergie et endurance (pas au-delà de ses 112


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forces, bien sûr) et on apprend cela petit à petit. On n'obtient rien d'un seul coup. Il faut apprendre à avoir de la force ; et on est plus ou moins doué pour cela. « ...Accepte-toi tel que tu es. » Le culot est maintenant demi-pensionnaire ; c'est à dire qu'il part le matin par le bus de sept heures pour ne rentrer que le soir vers dix-neuf heures. À ce rythme de vie déjà fort épuisant, il faut ajouter les week-ends où le garçon ne se prive pas de sortir jusque deux ou trois heures du matin. Doit-on s'étonner si, dans ces conditions, les études laissent à désirer ? L'épopée du culot Ce soir, Jeanne est heureuse : son culot est occupé à lire sur la table de la cuisine. Or, vers vingt heures, voici qu'arrivent les deux garçons 'C'. De ceux-là, il faut bien le dire, Jeanne se méfie. Malgré leur âge, ils ont en effet une réputation de coureurs de jupons ; et leur corpulence est autrement plus avancée que celle du culot : travailleurs manuels endurcis, habitués aux sorties tardives et aux randonnées à bicyclette, ils savent en outre se distinguer dans bon nombre d'affaires licencieuses. 113


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— Allez, viens avec nous au bal des parents d'élèves de Maubert ! Longtemps le culot hésite. Il a comme un mauvais pressentiment. Sa mère, elle, ne dit rien. Mais, tout en remuant son potage, elle prie tout bas pour que son garçon ne parte pas. — On ne reviendra pas tard... Allez, viens ! Encore quelques instants. Et le culot referme son livre. — D'accord ! dit-il. Sans argent il enfourche la bicyclette de son père. * *

*

Et déjà les 'C' sont entrés dans la danse. Hésitant quant à lui, le culot se met en quête d'une cavalière. Mais – est-ce à cause de sa petite taille ? – toutes les filles déclinent son invitation, et il s'en trouve profondément blessé. Il songe bien à repartir ; mais seul, dans ce noir absolu, il n'ose pas. Finalement, il s'assied au bar et commande un demi. Au fur et à mesure que la chaleur lui monte aux oreilles et que sa langue se délie, il a de plus en plus d'amis. Mais ceux-ci, et il le saura trop tard, vont un peu loin dans l'expression de leur générosité, puisqu'ils le forcent à boire plus que 114


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de raison, au point qu'à deux heures du matin le culot tombe ivre mort sur la voie publique. Les gendarmes interviennent, puis le médecin. On allonge le culot sur la table d'un café. Il est dans ce qu'on appelle un coma éthylique. — Faut appeler ses parents ! Ce garçon, s'il s'en tire, aura bien de la chance, déclare le docteur après l'avoir ausculté. * « Vous pouvez porter plainte, dit le brigadier tandis qu'Henri enlève le corps de son fils. — Non, répond Henri, je ne porterai pas plainte. » Mais Jeanne ne dormira pas du reste de la nuit.

À propos de religion Chaque dimanche, Jeanne va à la messe. Elle n'en dit pourtant rien à personne, pas plus qu'elle ne force quiconque à l'imiter. Cependant, son culot ne cesse de la harceler : — Tes curés ! s'écrie-t-il. Tu y crois, toi ? Et ta Messe ? Quand on voit toutes ces grenouilles de bénitier qui font leurs courbettes... Jeanne ne répond pas. 115


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— Moi je te dis qu'il n'y a pas de bon Dieu, poursuit-il. Parce que, s'il y en avait un, on ne verrait pas toutes ces misères... Comme Jeanne aurait beau jeu de lui démontrer le contraire ! N'est-ce pas souvent, d'ailleurs, la faute des hommes si certains fléaux leur arrivent ? Non, elle préfère se taire, sachant trop bien que l'évangélisation véritable ne peut se faire que dans l'amour patient. A-t-on, du reste, déjà vu un raisonnement humain changer le cœur d'un homme ? S'il en était ainsi, la phrase idéale aurait depuis longtemps converti le monde. Jeanne fait confiance à Dieu. Et comme elle a raison ! Son culot, un jour, saura... — Mais regarde dans le passé, insiste ce dernier. Crois-tu que c'est normal, tout ce que l'Eglise a fait ? Et les riches qui vont à la messe... Et qui font la sourde oreille aux évangiles qui les accusent ? C'est normal ? Dis-moi... Même silence. * Tous les matins, Jeanne se lève de bonne heure afin de préparer tout ce dont le culot a besoin pour partir en classe. 116


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Le café servi sur la table, les vêtements prêts sur la chaise, elle monte à la chambre réveiller son fils. Que de fois celui-ci ronchonne ou bien essaie de la tromper avec quelques maux de gorge imaginaires ! Et comme cela lui prend souvent ! Jeanne, qui n'est plus la jeune maman douce et ferme d'autrefois, ne se sent plus la force de déjouer les subterfuges de son fils. De plus, il ne le sait pas, mais elle est déjà très fatiguée. Le rat mort Durant la nuit, les chats ont abandonné un rat mort sur la table. Jeanne ne l'a pas vu ; et ce n'est donc pas de sa faute s'il s'y trouve encore au moment du petit déjeuner. Tant pis ! Son fiston lui jette alors toutes sortes de méchancetés au visage. Elle retire le rat mort ; mais le petit déjeuner reste sur la table. * Et si cela s'arrêtait là ? Non... Après un sublime simulacre de suicide, le culot est définitivement délivré de l'école. Il n'a pas encore dix-sept ans. 117


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La folie de l'Amour La jeune femme de la maison voisine ressemble, paraît-il, à la fille que connut Henri autrefois avant de se marier. Or, à l'égard de celle-ci, Jeanne s'est bien aperçue que son époux éprouvait plus que de la sympathie ; mais, au lieu de se révolter, d'en être jalouse et de refuser le bon voisinage, elle se met tout bonnement au service de sa concurrente, n'hésitant pas à délaisser sa propre famille afin de lui venir en aide. Objectivement parlant, c'est de la folie ! En vérité, plutôt que de pleurer sur sa misère, d'évaluer l'injure qu'on lui fait et les raisons valables qu'elle aurait de s'en défendre ; plutôt que de chercher à disqualifier sa rivale par toutes sortes de moyens, même peu catholiques, Jeanne s'offre dans l'Amour fou de Celui qui a été injustement mis en croix. Peu de temps avant de mourir, sur son lit d'hôpital, elle renouvellera même cet acte d'offrande, en disant tout bas à Henri : — Tu sais, si tu te sens attiré vers elle, eh bien, quand je ne serai plus là, tu peux... Savait-elle alors qu'il lui restait seulement quelques jours à vivre ? Elle ne cherchait pas autre chose que le bonheur des autres. Peu lui importait son propre cas, sa propre souffrance. Renonçant à tout et à elle-même, elle ne savait pas tenir rigueur pour le mal qu'on lui faisait. 118


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Étrange compliment En vieillissant, Henri a quelquefois ce genre de paroles plutôt blessantes à l'égard de son épouse : — Quand tu étais jeune, lui dit-il, tu avais un beau corps. Est-ce une façon de la consoler de n'avoir pu lui offrir un visage comme les autres ? La maladie de Lucien Et voici encore la "gendresse" qui accourt, toute contrariée. — Lulu est malade, la mère, dit-elle. — Ah ! s'écrie Jeanne, depuis le temps qu'il se fait mourir pour son travail, il fallait bien que ça arrive... — Figurez-vous que ce matin, alors qu'il était couché sous un camion, il a été pris d'un torticolis, et sa tête s'est subitement retournée... Vous parlez d'une affaire ! Nous sommes allés aussitôt chez le “rebouteux”. Lucien est l'unique mécanicien de la Coopérative laitière de Rouvroy ; et il y a tellement de camions et de machines à entretenir qu'il est contraint, depuis quelque temps, de passer la plupart de ses nuits au travail. 119


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Les jours passent, on consulte un rhumatologue puis un neurologue. L'électroencéphalogramme est normal, le danger de l'épilepsie écarté. Mais le torticolis, entre temps, est devenu une sorte de spasmes nerveux, étrange crispation du visage pendant laquelle le corps de Lucien chancelle en haletant. Après plusieurs séjours dans les hôpitaux de Charleville, Reims et Paris, le malade rentre chez lui. Son état ne s'est nullement amélioré ; au contraire, c'est à présent son moral qui est au plus bas. Pour mieux comprendre, il faut avoir connu le Lucien d'avant : lui si plein de volonté et d'ambition, il en est arrivé au point de se complaire dans une existence quasi végétative. Le soir, Jeanne vient souvent lui rendre visite, histoire de prendre de ses nouvelles et de lui montrer qu'elle ne l'oublie pas. Elle n'a pourtant par grande attirance pour l'audiovisuel. Préférant cent fois la lecture d'un bon livre ou bien une heure de silence au coin du feu, à ces soirées télévision, elle se tient là, tout près de son fils miséreux... Malgré l'abondance des médicaments, le mal de Lucien ne guérit pas ; et l'inquiétude grandit. On s'agite, on désespère. L'épouse se fâche : — Ma parole, tu le fais exprès ! 120


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Jusqu'à ce garçon, issu du premier mariage de sa mère, qui, du haut de ses dix-neuf ans, se met à protester : — Si tu continues, papa, lui dit-il avec une sorte de haine dans les yeux... Comme si celui qui l'avait aidé à grandir jusqu'à présent était responsable de son mal ! Eh oui, pauvre Lucien... Si tu continues il faudra songer à te mettre, de gré ou de force, dans une maison « spécialisée ». Mais accepteras-tu de partir ? Jeanne est persuadée que ce n'est pas la bonne solution. Cependant, bien qu'elle sache mieux qu'une autre quel remède conviendrait le plus à son fils, elle ne se mêle en rien de ses affaires.

Le mariage du culot Après une courte période de fiançailles, le culot est allé par obligation devant maire et curé ; et c'en est fini du cauchemar de Jeanne, elle qui ne dormait plus de voir son fils partager, sans être marié, la même chambre que sa belle. Il est tellement difficile de réprimander un jeune, surtout si l'on est de la vieille école, celle qui – paraît-il – se gargarise de préjugés ridicules. 121


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Mais le mariage ne résout ici qu'une partie du problème : que va devenir ce couple encore immature ? Le culot a tout juste dix-huit ans ! Et puis, samedis, dimanches et jours fériés, il joue de la guitare dans des orchestres de variétés... Valses, javas, rires et joie : cela pourrait sembler bien plaisant à qui ne connaît pas l'envers du décor que sont ces nuits complètes sans dormir et ce travail du lundi qu'il faut accomplir dans la fatigue et l'énervement ; sans oublier les tentations fréquentes de boire un peu trop et de regarder les filles... La prière de Jeanne préservera-t-elle encore longtemps le culot du mal ? Le culot au service militaire Le culot n'aime pas changer ses habitudes. Aussi, son entrée au service militaire a-t-elle été pour lui une grande épreuve. Dans sa détresse, il a même demandé de l'aide à sa mère ; et celle-ci, très habilement, le 9 mai 1969, lui adresse ces mots : « Tu me dis que tu penses à moi qui suis croyante. Oui, je suis croyante ! Mais ce n'est pas sans débat. Tu sais, quand j'étais jeune, je me laissais vite abattre; et j'ai eu de la chance d'avoir ton père, lui toujours si calme et rassurant. 122


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« ...Moi, j'étais fort expansive, ton père pas autant. « ...La croyance s'affirme : on part, petit à petit ; on s'achemine dans la vie et on comprend de mieux en mieux. Et puis, on lutte avec soi-même, avec ses tendances bonnes ou mauvaises. Il ne faut pas trop d'excès : on deviendrait fort orgueilleux. « ...Il ne faut pas se croire meilleur qu'un autre, il faut se voir tel que l'on est : souvent faible devant n'importe quoi. « ...Mais quand on le veut, on arrive toujours à ce que l'on désire. « ...Oui, mon cher Alain, c'est ainsi que l'on croit et espère en Dieu, avec calme et confiance. Il ne faut jamais le voir en punition ; car c'est nous qui nous punissons ! On fait son bonheur ou son malheur soimême. Quand on comprend cela, ça nous aide à réfléchir, à travailler dans la vie et s'entraider les uns les autres.. » Naissance Malgré les piqûres du médecin et le repos prescrit, l'enfant de Martine est venu au monde prématurément ; et l'on a beau conduire la maman à la maternité, mettre le bébé en couveuse, c'est en vain : Olivier ne vit qu'un seul jour. Plus tard, Jeanne dira à son culot : 123


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« Tu sais, ton petit, eh bien je l'ai baptisé... » Encore Eugénie La pauvre vieille est là, dans son lit, grelottant de fièvre. Elle n'a pas fait de ménage depuis au moins huit jours ; et partout cela sent le renfermé et l'urine. — Ah ! Ma pauvre Jeanne, soupire-t-elle, je crois bien que c'est la fin. — Mais non, va, répond Jeanne. Vous allez bientôt être retapée... Cependant, le docteur est formel : — Faites ce que vous voulez, conduisez-là à l'hôpital ou ailleurs, mais ne la laissez pas seule dans cette glacière ; elle n'en aurait plus pour longtemps. Puisqu'il est impensable que Jeanne puisse faire chaque jour seize kilomètres à pieds pour soigner sa belle mère, le mieux ne serait-il pas, précisément, de la conduire à l'hôpital ? Or, rien qu'à cette idée, Eugénie se met en colère. Reste une solution : qu'elle vienne à Rouvroy le temps qu'il faut, chez Henri. Mais la décider n'est pas chose facile. — Je veux mourir dans mon lit, s'écrie-t-elle. Et puis, devant l'insistance de sa belle-fille : — Et mes chats, qui les soignera ? 124


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Finalement, Jeanne accepte la belle-mère avec ses chats. Un autre calvaire commence. Eugénie, nous le savions déjà, n'est pas d'un tempérament facile. On l'installe en bas, dans le grand lit. Jeanne fait du feu toute la nuit. C'est là que nous la voyons prendre sa vie à bras-le-corps, se renoncer entièrement et devenir ainsi capable de supporter l'insupportable. Parce que, vraiment, ce n'est pas drôle... Imaginez-vous, vivant dans deux petites pièces, avec une grand-mère malade et, tout autour, les chats, le bassin, les médicaments... Et puis, si Jeanne fait un peu trop de bruit : — Jeanne, vous m'agacez ! Si elle parle trop : — Jeanne, vous avez une de ces langues... Si elle se met à lire, le soir, discrètement, sous l'abat-jour : — Jeanne, votre lumière me dérange. Dans leurs conversations, Jeanne a sans cesse le caquet rabattu. Mais, brimée, bafouée, elle ne se plaint pas. Alors que tant d'autres, à sa place, auraient déjà expédié la vieille à l'hôpital, elle, au contraire, continue de la soigner avec douceur ; au point qu'un jour Eugénie s'écrie : — Oh ! Jeanne, je le sais bien, va... Vous êtes meilleure que moi ! 125


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Meilleure ? Eugénie ne passe-t-elle pas de longues heures à égrener son chapelet, tandis que la pauvre Jeanne n'a même plus le temps de s'occuper d'ellemême ? Meilleure ? Certes, elle l'est. Il n'y a pas l'ombre d'un doute possible. Seulement, que signifie ce mot pour quelqu'un qui, jamais ne se regarde ? Eugénie va mieux Maintenant qu'Eugénie va mieux, elle se fait davantage exigeante et Jeanne n'a plus aucun droit chez elle : ni celui de bouger, ni celui de parler. Et Jeanne se tait. Petit à petit, elle pénètre dans sa dernière passion. Elle a comme une fièvre permanente, un malaise profond et crucifiant. Plusieurs fois, elle manque de s'évanouir. Mais Dieu veille : elle ira jusqu'au bout, lucidement. Quelle force elle a ! Beaucoup de bien-portants, à sa place, chancelleraient. Elle, elle s'en va gentiment ; elle dit “oui”, mine de rien, à son seigneur, ce Jésus qu'elle sent de plus en plus envahir tout son être, à mesure que ses souffrances grandissent. Et rien, non rien n'est dû au hasard. Si quelques soixante-cinq années se sont écoulées depuis sa venue au monde, c'est bien pour 126


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qu'aujourd'hui cette montée du calvaire s'accomplisse. Même si autour d'elle on n'y comprend rien, elle s'avance, elle s'avance... vers son Golgotha. La révolte du culot — Ah ! Grand-mère, je vais te dire, moi, ce que je pense... dit le culot irrité. Je vais te dire... Toutes tes simagrées, tes dévotions, à quoi cela peut-il bien servir ? Comme la vieille ne dit rien, il insiste : — Moi je ne vais pas à la messe, je ne communie pas, mais... Jeanne est désolée. Elle tente de le raisonner et le supplie de respecter sa grand-mère. Mais il voit trop rouge : impossible d'arrêter en lui ce flot d'indignation. * *

*

Au bout de plusieurs mois de cette vie d'enfer, la santé de Jeanne s’est dégradée.


Levez donc les yeux au ciel. Me voilà, et avec moi tous mes saints ; ils ont soutenu dans ce monde un grand combat ; et maintenant ils se réjouissent, maintenant ils sont consolés et à l'abri de toute crainte, maintenant ils se reposent, et ils demeureront à jamais avec moi dans le Royaume de mon Père. (Imitation de Jésus-Christ 47-4)


Maintenant et à l'heure

Hôpital Corvisart. Salle commune. Jeanne est là, à droite en entrant. Elle vous regarde arriver, son visage respire une paix profonde. Sans doute n'ignore-t-elle pas que sa vie tient à un fil ; mais elle a tellement confiance ! Ses bras se sont ouverts tout grands pour embrasser son culot. À propos de pornographie Elle a dit : — Hier, les deux jeunes femmes que tu vois là-bas m'ont apporté des livres, de drôles de livres. Elles riaient en me les tendant, si tu avais vu cela ! Mais moi, de ces livres-là je n'en ai pas voulus. Oh ! Péché du monde. Toi qui salis l'Amour : celui de Dieu et celui des hommes. Oh ! Pécheurs qui acceptez de vous souiller dans toutes ces obscénités... 129


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Et encore le souci de l'autre Elle dit encore, sur son lit d'hôpital, à propos d'Eugénie qui vit désormais chez sa fille Hélène à Prixles-Mézières : — Quand je la reverrai, eh bien je lui dirai qu'elle ne fasse pas souffrir Hélène ! La dernière rencontre Il est venu seul ce soir-là. En le voyant, une flamme est passée dans les yeux de Jeanne. De son lit, discrètement, elle l'observe. Mais le culot comprend-il ? À vrai dire, il comprendra, mais plus tard, quand ses yeux, à leur tour, se seront ouverts. Pour l'instant, Jeanne va mourir. Doucement elle va s'éteindre, comme une petite bougie au bout de sa cire. Oh ! Elle n'a pas peur ; elle ne se révolte pas. Au contraire, ce qu'il y a de brillant dans ses yeux, n'estce pas cela qu'on appelle Espérance ? Pourtant, ne s'en va-t-elle pas en laissant derrière elle comme une terre aride ? Apparemment, personne n'a su profiter de cette merveilleuse leçon de foi. 130


QUE TU SACHES

La Mort Elle a fermé les yeux. Elle a laissé le monde à ses folies, à son aveuglement. Désormais, aucun mal ne l'accablera plus. À celui qui désespère de la revoir un jour, il faut simplement dire : “ Tu verras... Tu verras ! ” Jeanne a fermé les yeux ; et tout semble, au fond, mal se terminer. Celui qui ne croit pas en Dieu parlera de souffrances inutiles. Mais souvenons-nous de ce que la Vierge Marie dit autrefois à la petite Bernadette de Lourdes : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde, mais dans l'autre ! » Jeanne a fermé les yeux et tout est là, résumé dans ces interrogations : Pourquoi elle a vécu... Pourquoi elle a accepté de tant souffrir. Et rien, absolument rien n'aura été inutile. Oui... Heureuse es-tu, maman tant aimée... dans l'autre monde. Maintenant que tu y es... Et nous levons les yeux vers toi, mère, sœur, compagne de Jésus... Nous t'implorons : 131


LA TRILOGIE D'UN CROYANT CONVAINCU

Pardonne-nous les offenses que nous t'avons faites, consciemment et inconsciemment ; Prie pour nous qui sommes loin d'être semblables à toi, sur la terre comme au ciel ; Maintenant et à l'heure de cette mort qui vient, Jusqu'à l'instant où nous te reverrons, dans toute la Gloire de ce Dieu que tu as tant aimé… Quand tu étais parmi nous.

Quand vous étiez parmi nous... papa et maman !


Postface



C

E RÉCIT N'EST PAS

une fiction et son auteur ne doit pas être pris pour un enfant de chœur. Il partage ce qu’il estime être l’essentiel de sa vie et non seulement il en a le droit mais le devoir. Or, en dehors des milieux habituellement branchés sur ce genre de témoignage, nous savons trop qu'il n’intéressera que bien peu de monde : Alain Garot n’a pas fait de sale coup, braqué ni tué. Il n’a défrayé aucune chronique. Quelle chance d'être connue voulez-vous donner à sa prose ? Et puis, cela dit en passant, le sens de la vie – vraie VIE cela s'entend – qui l’a tant tiraillé, lui... croyezvous que ça en intéresse beaucoup ? Ça devrait… je sais ; mais en vérité, si vous tendez l’oreille aux bruits d'alentour, force vous est donnée de constater que l’on s’en fout. Pourvu qu’on ait de quoi consommer. Avec du fric bien sûr, ce nouveau dieu des temps modernes. Et du pouvoir. Du sexe. Car dans ce monde on ne pense plus : on court, on achète, ou alors on rêve… La fiction n'a jamais eu autant de place dans la littérature populaire. Et si les questions sérieuses ont toujours fait sourire une grande majorité d'imbéciles, ce 135


LA TRILOGIE D'UN CROYANT CONVAINCU

qui craint le plus aujourd'hui c'est que ceux-ci sont devenus légion. C'est vrai, et cela a déjà été dit : l’auteur avait des prédispositions. Avec son récit de « L’immature » on voit déjà que, contrairement à tant d’autres, alors qu'il est à peine âgé de 17 ans, il se pose déjà LA question, celle du sens de sa vie, refusant le fait de n'être qu'un poireau pensant. Et s’il s'exprime parfois aussi crûment, c’est parce qu'il le fait avec ses tripes. Oui, avec un tel passé, il était bien normal que la question resurgît tôt ou tard, jusqu’à plus soif. On ne nait pas croyant, on le devient. Et si on le devient ce n’est pas le fruit du hasard, cela ne vous tombe pas dessus comme ça, comme si vous aviez eu une apparition. Seul celui qui cherche a une chance de trouver. Et c’est bien ce qui s’est passé pour l’auteur. D’abord il est parti d’une hypothèse, prêchant parfois le faux pour avoir le Vrai, si toutefois celui-ci devait exister. Et après avoir épluché toute l'argumentation possible en faveur de l'athéisme, alors – et seulement alors – il s’est mis dans la condition de pouvoir se plonger dans l'option radicalement contraire. Ce qui ne veut pas dire qu’il y adhéra tout de suite. Il lui fallait un signe concret, qui ne fût pas seulement de l'ordre de la pensée, du sentiment. Une certitude et rien de moins : Alain Garot n'est pas l'homme des demi-mesures ! 136


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Si Dieu existe, alors Celui-ci devait pouvoir le lui faire savoir. La merveille, eh bien c'est qu'IL l'a fait ! L.G.



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