Boualem Sansal — Quand l'art manifeste

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Boualem Sansal « Quand l’art manifeste » Les Idées en scène, 28 janvier 2015

Texte écrit par Boualem Sansal dans le cadre du débat «Quand l’art manifeste» Cycle de débats «Les idées en scène» organisé par la Villa Gillet, le Théâtre de la Croix-Rousse et l’Opéra de Lyon Tous droits réservés


Je voudrais en introduction citer deux pensées de Lao-Tseu, le père du Tao et du taoïsme. Le Tao étant le principe créateur et la Voie qui permet d’arriver à la compréhension de ce principe. La première citation dit : « Le Tao est comme un couteau, si on le tient par le manche, on tient un simple bout de bois et si on le saisit par la lame, on ne tient rien, la lame tranche la main qui la tient » ; l’autre citation dit : « Le Tao que l’on peut nommer, n’est pas le Tao ». Je crois que ces citations s’appliquent parfaitement à l’art, l’art dans son acception la plus élevée évidemment, que les ésotéristes appellent l’art hermétique, l’art sacré ou l’art de musique, sans doute parce la musique et la danse sont nécessaires au déclenchement de la transe extatique qui permet d’accéder à des niveaux de conscience supérieure et à l’illumination. L’art est comme le Tao, on ne peut ni le tenir, simplement parce qu’on le veut, ni le définir, il est une disposition mystérieuse que le titulaire lui-même ne maîtrise ni ne comprend, et ce que nous nommons art n’est souvent, au mieux, qu’un pastiche. Je ne sais pas si les adeptes du taoïsme sont nombreux dans le monde, en revanche la croyance en l’art et à sa puissance réalisatrice est très répandue, on peut même dire que nous l’avons tous, tous en effet nous rêvons de posséder cet art supérieur qui nous sublimerait et beaucoup d’entre nous y travaillent même d’arrache-pied. S’il y est une différence entre les adeptes du tao, les maîtres de l’art, elle est dans la finalité. L’artiste véritable ne vise aucun but, aucune cause, il fait parce qu’une force impérieuse l’habite et lui commande de faire ; l’œuvre qu’il produit ne lui appartient pas, elle naît par elle-même, il n’aura été que le porteur, le transmetteur, de cette œuvre. Cet artiste est dans le principe central du Tao, le non-agir. Cet artiste met sa vie au service de son art, il est hors du temps et de la société. Aux hommes qui reçoivent son œuvre d’en faire ce qu’ils désirent. L’artiste intéressé lui au contraire a un but et une démarche pour l’atteindre, il met son art au service d’une cause. On ne peut pas dire qu’il est dans l’art supérieur, il est dans une forme utilitaire, une forme engagée de l’art. Les alchimistes qui visaient l’art suprême, la transmutation de l’homme en un être supérieur, appelaient ces artistes secondaires, les chimistes, ou avec quelque mépris, les spagyristes, les faiseurs d’or, les souffleurs. Si je devais me situer par rapport à ça, je vous dirais que comme beaucoup je rêve d’accéder à un art supérieur qui transcende tout, jusqu’à Dieu lui-même, mais dans le réel je suis un petit artisan de l’écriture et dans un segment de cet art qui n’est pas le plus élevé ni le plus tranquille : le pamphlet. A ce titre, je m’inscris sans doute dans le thème de cette rencontre : j’écris, avec l’art qui est le mien, pour manifester, dénoncer, en appeler à la mobilisation, à la révolution citoyenne et laïque. Texte écrit par Boualem Sansal dans le cadre du débat «Quand l’art manifeste» Cycle de débats «Les idées en scène» organisé par la Villa Gillet, le Théâtre de la Croix-Rousse et l’Opéra de Lyon Tous droits réservés


Pourquoi cela ? Parce qu’un jour j’ai découvert, ce qu’on ne découvre que dans la guerre civile, et mon pays, l’Algérie, avait sombré dans la pire des guerres civiles, celle que l’on fait au nom de Dieu, j’ai découvert l’infinie fragilité des liens humains. Si dans la guerre contre un ennemi extérieur ces liens se raffermissent et s’exaltent, dans la guerre civile ils se brisent au premier choc et, alors apparaît l’inimaginable, la barbarie, le mal submerge tout, c’est un tsunami de haine et de violence auquel rien ni personne ne sait résister. La question qui se pose pour l’artisan de l’écriture est celle-ci : Comment dans ce malstrom parler à des gens qui sont dans le traumatisme ou l’ivresse extrêmes, que leur dire pour sauver ce qu’il reste d’humain en nous, et comment se convaincre soi-même que parler ou écrire guérit le mal. Et c’est là qu’on revient peut-être au tao, à son principe central : on fait parce qu’il faut faire, on dit parce qu’il faut dire, malgré les risques et les déceptions. Une voix parle en nous, nous l’écoutons et nous répétons son message. Le calme est en partie revenu en Algérie mais la question reste : quel art, quel tao, quels mots, peuvent arrêter la folie meurtrière qui frappe des millions de personnes en Irak et en Syrie ? Le mal ne disparaît jamais, il se déplace seulement. Je me demande si la rupture du monde arabo-musulman avec sa matrice, la Méditerranée, et son inscription dans une autre temporalité, plus mythique que vraie, n’est pas la cause de cette éruption de violence, mais c’est là, une autre histoire, un autre débat.

Texte écrit par Boualem Sansal dans le cadre du débat «Quand l’art manifeste» Cycle de débats «Les idées en scène» organisé par la Villa Gillet, le Théâtre de la Croix-Rousse et l’Opéra de Lyon Tous droits réservés


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