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Les îles aux épices d’Indonésie

Par Max Anderson

Banda Neira est une île spectaculaire d’un peu plus de trois kilomètres de long, ponctuée de collines, d’une jungle verdoyante et d’un village homonyme où résident 7 000 personnes. L’industrie du tourisme est encore naissante, ce qui signifie que ses eaux sont un paradis pour les plongeurs avides de tranquillité. Et il y a environ 400 ans, elle était le berceau d’importants changements géopolitiques.

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Alors pourquoi n’en avons-nous jamais entendu parler?

Sa géographie y est pour quelque chose. Entourée d’une mer turquoise, Banda Neira fait partie d’un archipel de dix îles, Banda, qui lui-même appartient aux Moluques, aussi connues sous le nom d’« îles aux épices », dans l’est de l’Indonésie. Pas surprenant, donc, que de s’y rendre est une véritable aventure. Elle est accessible par avion, à bord d’un petit appareil de 15 places, ou par bateau, sur un navire de luxe ou encore un traversier de nuit.

J’aperçois d’abord Banda Neira depuis la mer, comme ses visiteurs l’ont vue depuis des milliers d’années. D’un côté d’un lagon étroit, un fort du 17 e siècle surplombe des maisons aux toits en tôle rouillée bordées de palmiers; de l’autre, un volcan de 600 mètres tout droit sorti d’un tableau laisse échapper un mince nuage de fumée.

Je débarque sur un quai en bois et me retrouve en plein cœur d’un marché grouillant de pêcheurs qui marchandent du thon albacore et du barracuda. Ils négocient dans un dialecte malais ancien et la plupart d’entre eux sont musulmans. Non loin de leurs bateaux aux couleurs vives, j’entrevois d’ailleurs une mosquée coiffée d’une coupole d’argent qui brille sous le soleil ardent.

Je m’enfonce dans les allées exigües et tombe sur un kiosque défraîchi d’antiquités où sont vendus des outils agricoles rouillés, des paniers en osier ainsi qu’un superbe plateau rond au vernis bleu craqué. J’interroge la commerçante sur le prix de l’objet. Elle tape des chiffres sur sa calculatrice : 300 $. Comme pour se justifier, elle marmonne le mot « dutch ».

C’est qu’au début du 17 e siècle, ce petit village est devenu le joyau de l’Empire néerlandais, l’Eldorado qui a fait de la Vereenigde Oostindische Compagnie – la Compagnie néerlandaise des Indes orientales ou VOC pour faire simple – l’entreprise la plus riche au monde.

Des milliers de navires de la VOC ont jadis jeté l’ancre dans les « îles aux épices ». Les Néerlandais y échangeaient du tissu et des couteaux contre du poivre, des clous de girofle et de la cannelle pour ensuite les revendre au prix fort en Europe. L’épice la plus profitable était la muscade qui, à l’époque, ne poussait que sur Banda Neira et ses voisines, Ai et Run. En quantité aussi limitée, elle valait son pesant d’or.

Impossible de rater le bagage culturel empreint dans les rues du village, à commencer par l’imposant fort Belgica et ses cinq bastions. En chemin

pour le visiter, j’emprunte un sentier boueux à travers une petite plantation ombragée, où je rencontre le propriétaire qui me fait faire un tour de son champ de muscadiers. Encore aujourd’hui, la moitié des habitants de l’île vivent des épices, et la muscade se vend maintenant 8 $ le kilo. Il y a 400 ans, elle a toutefois coûté très cher aux Bandanais.

Au fort Belgica, j’observe le paysage du haut de remparts qui autrefois étaient armés d’une cinquantaine de canons. Dans les années 1600, le gouverneur Jan Pieterszoon Coen voulait enseigner une leçon aux Bandanais quand il a découvert que ces derniers marchandaient l’aromate précieux avec les Britanniques. Il a alors fait venir 13 navires de soldats et de mercenaires japonais, et a donné à ces samouraïs l’ordre de démembrer 44 chefs indigènes. Cette scène macabre est aujourd’hui dépeinte dans un tableau exposé au musée Rumah Budaya.

Cet événement a marqué le début d’un génocide qui a réduit lapopulation de l’île à moins de 1 000 habitants. Afin de remplacer la maind’œuvre,des esclaves originaires de partout en Indonésie et d’aussi loinque la Chine et l’Inde ont été amenés. Les champs les plus lucratifs ontété divisés en 68 plantations offertes à des « responsables » néerlandais,dont de simples soldats qui ont fini par s’enrichir et construire des villasencore visibles à ce jour.

Un séjour de deux jours à Banda Neira est loin d’être suffisant. J’auraispu faire la grimpée abrupte jusqu’au sommet volcanique du mont Apipour admirer les îles environnantes; me joindre à une excursion deplongée en compagnie de voyageurs des quatre coins du monde afind’observer les bancs de requins-marteaux; ou encore me baigner dansle tunnel de lave au pied du mont Api. J’aurais même pu retournernégocier avec la commerçante pour ce joli plateau bleu.

Mais les récits que j’ai entendus sur cette île au passé lourd sont dessouvenirs en soi. Et le suivant est celui dont je me rappellerai toujours.

Les gouverneurs néerlandais de Banda Neira régnaient du haut dece qu’on surnomme maintenant le « mini-palais », un manoir enbois massif aux plafonds immenses et aux jardins luxuriants. C’estlà que je découvre que dans le cadre du traité de Bréda de 1667, lesNéerlandais ont convaincu les Britanniques de leur céder Run, voisinede Banda Neira, où on cultivait également la muscade. En renonçantà tous leurs titres sur Run, les Britanniques obtiendraient en échangeune île marécageuse sur la côte est américaine du nom de Nouvelle-Néerlande et sa ville de garnison, Nouvelle-Amsterdam. Les Britanniquesont accepté et les cartes furent tracées de nouveau. L’île américainea repris son nom amérindien de Manhattan, et Nouvelle-Amsterdamest devenue New York.

J’adore l’odeur de la muscade, mais je n’aurais jamais pensé que cetteépice était aussi influente.