Mort d'une montagne (Extrait)

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MORT D’UNE MONTAGNE

Jérôme Cochet et François Hien

« Je redéchiffre prise à prise, au toucher, cette voie parfaite que les premiers ascensionnistes ont devinée dans la roche, et que tant d’autres ont parcourue derrière eux. Tant de récits, d’angoisses, de joies. Pour certains ce ne sont que des cailloux, mais pour nous, c’est de la culture. La Grande Reine qui tombe, c’est une page arrachée au livre de l’alpinisme… »

COLLECTION THÉÂTRE

MORT D’UNE MONTAGNE

Jérôme Cochet et François Hien

8 PERSONNAGES

MORT D’UNE MONTAGNE

PERSONNAGES

La fratrie Blottier, famille originaire de la vallée

Fanny, l’aînée, gardienne du refuge du Vautour au pied de la Grande Reine Pierre, le second, guide et directeur adjoint du bureau des guides de Rochebrune

Benjamin, le dernier, chargé de mission pour le Parc des Hautes-Aigues

Françoise Voisin, cliente parisienne

Bennett, un client londonien

Monsieur Clouvel, ouvreur et équipeur de voies Deux alpinistes amateurs

Ismaël Grange, guide

Stéphanie Bréaud, guide Antoine, secrétaire du bureau des guides

Madame Brot, déléguée du préfet

Géraldine Fourcade, journaliste pour Alpes Info

Jean-Luc, photographe pour Alpes Info

Monsieur Bourcier, président de la communauté de communes du Rochebrunais

Madame Valencot, militante écologiste

Madame Charron, éleveuse

Monsieur Pavy, responsable d’une association de protection animale

La Grande Reine, sommet mythique du massif des Hautes-Aigues

PROLOGUE

Pierre. – On a un peu d’avance sur l’horaire. On prend quelques minutes pour faire une petite pause, si ça va à tout le monde ? Vous pouvez sortir les sandwichs si vous voulez.

Imaginons que vous êtes l’un de ces rochers qui nous entourent… Vous pouvez choisir votre caillou préféré.

Tout commence il y a 500 millions d’années, lorsque les hasards de la nature vous donnent naissance. Vous n’êtes alors qu’une poussière au milieu de continents gigantesques qui se meuvent, qui dérivent, qui cognent les uns contre les autres… Déjà, le monde se peuple de créatures qui naissent et meurent autour de vous à une vitesse vertigineuse à votre échelle : un véritable big bang zoologique. Certaines se fossilisent dans votre structure. Elles voyageront désormais à vos côtés pendant toute votre existence.

Il y a 300 millions d’années, vous faites partie d’un continent unique qui regroupe toutes les terres émergées du globe, la Pangée. Un immense océan vous entoure. Vous avez perdu un peu de poids à cause de l’érosion, mais dans l’ensemble vous tenez plutôt bien le coup. Sur la plage, des lézards vous piétinent, laissent de grandes empreintes à votre surface : vous êtes témoins de l’apparition des dinosaures. Et puis la Pangée commence à se disloquer, et c’est le début d’un palpitant voyage. D’abord engloutis à des kilomètres sous la surface, vous sentez battre le pouls profond de la Terre. Votre chimie interne se métamorphose. Vous vous constellez de cristaux brillants. Et soudain vous retrouvez à nouveau l’atmosphère enivrante et fraîche de la surface, juste à temps pour voir éclore les premières plantes à fleurs, et écouter avec émotion le tout premier chant d’oiseau poussé sur la Terre. Mais ce n’est pas le moment de s’attendrir : il y a 100 millions d’années, Thétis, la grande mer centrale, se referme, et vous entamez une lente migration vers le nord. Pendant ce voyage, un énorme rocher tombe du ciel et vous noie dans la poussière et l’obscurité. Sur Terre, la moitié des espèces s’éteignent dans un silence de mort.

Puis la vie repart, partout : très vite vous la voyez exploser à nouveau. 30 millions d’années passent encore. Des forces de pous-

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sée gigantesques vous propulsent vers le haut. Un vertige vous prend. Vous vivez, en direct, la surrection des Alpes, et contemplez le monde depuis des milliers de mètres au-dessus des mers. La vue est magnifique.

Il y a 15 millions d’années environ, vous remarquez quelques singes venus du sud se tenir debout dans les vallées en contrebas, mais vous n’avez pas le temps d’y prêter vraiment attention, car vous êtes promenés par le ballet des cycles glaciaires. Ils s’achèvent enfin il y a un million d’années, alors que vous assistez avec émotion à la disparition des derniers mammifères géants. Vous vous y étiez attachés, à ces grands éléphants laineux qui s’enfonçaient, un peu patauds, dans la neige fraîchement tombée.

Rien de notable dans les derniers milliers d’années, si ce n’est que vous avez vu ces petites silhouettes sur deux pattes revenir, s’agiter dans les vallées en contrebas, amasser d’autres cailloux pour en faire de curieuses constructions carrées d’où parfois vous voyez sortir un peu de fumée. De temps en temps, vous sentez même la main de l’un d’entre eux vous chatouiller. Vous vous demandez pourquoi ils font tant d’efforts pour monter jusqu’ici…

Et puis, ces toutes dernières années, quelque chose s’est passé. Alors que vous étiez enfin installés dans un lit de glace solidement arrimé à la montagne, dans lequel vous vous seriez bien vus passer le reste de votre éternité, vous avez commencé à avoir un peu chaud…

Une sensation d’abord agréable.

Qui s’est intensifiée, légèrement.

Puis de plus en plus…

Et nous voilà ce matin.

Vous sentez les rayons du soleil, plus forts qu’à l’accoutumée. La montagne craque de façon inquiétante. De l’eau ruisselle autour de vous.

Et brusquement, vous vous sentez vous décrocher. Vous voilà partis dans la pente, vous sautez une barre rocheuse et dévalez des milliers de mètres.

En quelques secondes, vous voyez toute votre vie géologique défiler, les millions d’années se contractent en des millièmes de seconde. Vous retraversez en sens inverse toutes les couches géologiques de la montagne, et vous foncez à une vitesse folle vers la vallée. À peine avez-vous le temps d’apercevoir, au loin, ces silhouettes

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minuscules et leurs constructions de pierre. Mais impossible de les éviter, vous les percutez à une vitesse inouïe. Et voilà. C’est fini. Il ne reste plus de vous qu’un épais nuage de poussière, qui peu à peu se dissipe dans le vent.

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CHAPITRE I ROCHEBRUNE I

MadaMe Brot, déléguée du préfet. – L’effondrement du glacier rocheux sur le village de Rochebrune n’a pas seulement détruit trois pylônes de téléphérique et deux maisons. Il a aussi eu le mérite de décider le préfet à ouvrir votre poste. Vous voilà donc chargé de mission TR – « Territoire Résilient » – mon cher Blottier.

BenjaMin. – Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

MadaMe Brot. – Le réchauffement climatique et la fonte du permafrost en haute altitude modifient tout l’écosystème montagnard. Nous venons d’en avoir un exemple. De manière générale, le territoire est bouleversé. Il faut montrer que l’État prend la mesure des enjeux. Vous devrez rassurer. Et travailler à résoudre les conflits.

BenjaMin. – Quels conflits ?

MadaMe Brot. – Il y a l’embarras du choix, je ne vais pas vous l’apprendre. On a les habitants historiques et les néoruraux. Ceux qui exploitent la montagne et ceux qui la protègent. Ceux qui en vivent et ceux qui en jouissent. Quel que soit le sujet, les antagonismes sont vifs : le loup, la neige de culture, la fin du tout-ski, la réglementation en haute montagne, l’urbanisation, l’activité pastorale, l’extension immobilière des stations…

BenjaMin. – Et je commence quand ?

MadaMe Brot. – La semaine prochaine. Alors monsieur Blottier, quel effet ça fait de rentrer là où vous avez grandi ?

BenjaMin. – …

Je ne pensais pas revenir si vite.

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IIFanny. – Ça consiste en quoi ce poste ?

BenjaMin. – Je dois préconiser de grandes orientations pour le massif. Le préfet voulait une mission spécifique et transversale de médiation. Quelqu’un qui inspire la confiance.

Fanny. – Ah ! C’est pour ça qu’ils ont choisi un Blottier !

BenjaMin. – Tu crois ?

Fanny. – Tu ne penses pas qu’ils se sont dit que, dans le massif, un médiateur qui porterait notre nom serait mieux accepté ?

BenjaMin. – J’avoue avoir eu la faiblesse de penser qu’ils m’avaient pris pour mes mérites propres.

Fanny. – En tout cas, tu peux nous remercier, Pierre et moi.

BenjaMin. – Pourquoi ?

Fanny. – C’est avec ton frère et ta sœur que tu t’es entraîné à la résolution de conflits, non ?

BenjaMin. – Et je m’en serais bien passé, crois-moi.

Fanny. – Tu vas monter au refuge un de ces quatre ? J’y suis jusque début septembre.

BenjaMin. – J’essaierai de passer d’ici là.

Fanny. – Tu me dis ça chaque année depuis huit ans et tu n’as toujours pas mis les pieds ici. Et Pierre, tu vas aller le voir ?

BenjaMin. – Il est directeur adjoint du bureau des guides à Rochebrune. J’imagine que je finirai par le rencontrer dans l’exercice de mes fonctions, comme on dit.

Fanny. – Super ambiance les frangins. Bon, je te laisse. C’est l’heure du brief.

IIIAu bureau des guides de Rochebrune.

Pierre. – Salut Antoine.

antoine, secrétaire du bureau des guides. – Ah tiens, salut Pierre. Tu arrives d’où ?

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Pierre. – Du Pic du Serpent, par la voie qu’on a ouverte l’année dernière avec Ismaël. Je voulais faire une reconnaissance pour voir comment ça décolle en parapente. On dirait que ça le fait…

antoine. – Dis, on vient de recevoir un dépôt de plainte à la compagnie des guides. Apparemment il y a un con qui a déséquipé tous les spits de la voie normale de la Pelle la semaine dernière. Ça fait un foin de tous les diables au Parc, le directeur est furax.

Pierre. – Il sait ce que c’est qu’un spit, le directeur ?

antoine. – Pierre, tu n’aurais pas eu la mauvaise idée de faire une chose pareille ?

Pierre. – Là tu me surestimes.

antoine. – Fais au moins semblant de trouver ça scandaleux, s’il te plaît… Bon j’imagine que tu viens pour du boulot ?

Pierre. – Oui. Tu as quelque chose ?

antoine. – Il y a eu des demandes pour la Pelle et l’Arête du Diable, mais j’ai déjà mis sur le coup des guides qui avaient moins travaillé que toi cette saison. En revanche, je viens d’avoir un coup de fil d’une dame qui devait faire la Grande Reine avec Laurent, et qui a dû décaler à cause d’une réunion de boulot.

Pierre. – Sa fameuse Parisienne de l’année dernière ?

Françoise. – (au public) Quand j’ai montré les photos de la traversée de la Grande Reine à mes collègues, ils m’ont dit que j’étais complètement folle. La doyenne du bureau qui sort à peine de chimio veut aller se tuer dans la montagne.

Pierre. – Elle est à bloc. Elle arrive dans trois jours, elle a déjà tout payé et elle cherche un guide. Ça te dirait ?

Françoise. – (au public) La Grande Reine c’est une voie mythique pour les alpinistes. Une de celles qu’on ne veut pas mourir sans avoir faites… Ce n’est pas seulement un sommet, c’est une aventure à part entière, un cheminement en haute montagne, entre ciel et terre. On grimpe à près de 4000 mètres d’altitude, à la seule force de ses bras et de ses jambes, et on parcourt des passages mythiques dont les noms seuls font rêver : le Col Noir, la Crête de l’Étoile, le Glacier en Arc, la Dalle du Levant…

16 CHAPITRE I

Pierre. – Je suis pas plus motivé que ça. La Grande Reine, j’y vais pas avec un client que je ne connais pas. C’est une course engagée.

antoine. – Ça t’engage surtout à croiser ta sœur au refuge, on connaît la chanson. Vous pouvez pas grandir un peu les Blottier ? Bon tu sais quoi, tu vas me prendre cette traversée. Ta cliente s’appelle Françoise Voisin, 61 ans, je t’ai noté son mail sur ce papier. Je te laisse prendre contact avec elle pour les détails techniques. Bonne course.

IVAu refuge du Vautour, en contrebas de la traversée de la Grande Reine.

Fanny fait tinter son verre.

Fanny. – Ça va tout le monde ? Alors, il est comment ce rhumgingembre ? Finissez-moi ces verres, il me reste dix bouteilles à écouler d’ici la fin de saison, hors de question que ça reparte en hélico. Santé ! Il y en a encore quelques-uns qui ne m’ont pas dit pour le petit déjeuner, notamment la table du fond, là-bas, oui vous les jeunes : qu’est-ce que vous prenez ? Café ? Thé ? Chocolat ?

Désolée, on est en retard pour le brief, ça va vous coûter dix minutes de sommeil, mais j’étais un peu inquiète de n’avoir aucune nouvelle de la cordée de Chiliens qui redescend de la Grande Reine. Ils grimpent avec Ismaël, un guide qu’on connaît bien, donc je ne m’en faisais pas trop, mais tout de même ça m’étonnait qu’ils n’arrivent pas, et là ça y est, je viens de voir leurs frontales apparaître au-dessus du Pas du Vicomte. Au rythme où ils vont, ils en ont encore pour deux ou trois heures pour tirer les rappels, mais au moins ils ont fait le plus dur et on les a en visuel.

Ça c’est un bon exemple pour vous prévenir de la difficulté de la course, demain. Vous êtes douze cordées à partir pour la Grande Reine. Pour les plus expérimentés, c’est une traversée de huit à dix heures, vous avez tous lu le topo. À condition de ne pas faire d’erreur de parcours par contre, hein, c’est un itinéraire paumatoire, on s’égare vite, et là attention aux délais, si vous vous plantez vous pouvez vous prendre facilement quatre, cinq heures. Et pour peu que vous soyez un peu légers techniquement, vous risquez carrément

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d’exploser l’horaire. Prenez la cordée dont je vous parlais : s’ils arrivent à vingt-trois heures comme je le pense, ils auront passé près de vingt heures dans la course. Et il est probable qu’ils ne se soient pas beaucoup arrêtés.

Je vous rappelle qu’une fois engagés dans la traversée, vous serez seuls. Je vais checker un peu à la jumelle sur un bon tiers du parcours, pour vérifier que vous ne déviez pas trop de la voie normale. Mais si vous faites une erreur, je ne pourrai pas vous en prévenir. Les portables ne passent pas là-haut.

S’il fait nuit quand vous arrivez en vue du refuge de l’Arche, les collègues vous enverront des signaux lumineux dès qu’ils verront paraître vos frontales. C’est une façon de vous dire qu’ils vous attendent. Une manière de vous donner du courage. Je viens de le faire à l’instant avec Ismaël et nos deux Chiliens retardataires. Si vous collez vos nez à la vitre, vous verrez les trois lueurs qui descendent en confiance, ils viennent tout juste de tirer le premier rappel…

Bien. Pour la météo maintenant, puisque j’imagine que c’est surtout ça qui vous intéresse. Quand je vous réveillerai à trois heures du matin, vous ne profiterez pas des étoiles, le ciel restera couvert toute la nuit. Donc je suis désolée, pas de lever de soleil magique demain matin. En revanche, ça devrait se dégager en début de matinée. Les plus expérimentés d’entre vous seront déjà sur les crêtes. Vous verrez, le dégagement progressif des nuages sur les sommets des Hautes-Aigues, comme un lever de rideau, c’est indescriptible. Pour la suite de la journée, ça devrait être du grand beau temps, vous allez vous réga…

Elle est interrompue par un énorme bruit qui fait trembler tout le plateau. Bruit d’écroulement, de tremblement. D’abord grave, assourdissant, puis se décomposant, laissant deviner des cailloux, des pierres de tailles distinctes roulant dans la pente.

alPiniste 1. – Qu’est-ce que c’est ?

Fanny. – Ça c’est pas bon, c’est pas bon du tout. Ça vient de tout en haut. C’est du lourd.

alPiniste 2. – Fanny, on ne voit plus les frontales dans le couloir de rappel ! Ismaël et les Chiliens se sont fait embarquer !

18 CHAPITRE I

VÀ la maison du Parc des Hautes-Aigues.

MadaMe Brot. – Comme vous le savez tous, avant-hier soir, aux alentours de vingt heures, un pan entier de la Crête de l’Étoile, sur la montagne de la Grande Reine, s’est écroulé. Deux alpinistes amateurs chiliens sont décédés au moment de l’impact, ainsi que leur guide, Ismaël Grange.

Nous rendrons hommage à Ismaël à la chapelle de Rochebrune, mardi prochain.

En attendant se pose la question de la praticabilité des courses du secteur pour la suite de l’été. C’est pourquoi j’ai tenu à cette réunion.

Bien. J’imagine qu’il est inutile que je présente monsieur Blottier à monsieur Blottier. Mais Benjamin, peut-être ne connaissez-vous pas madame Bréaud, qui comme votre frère est guide au bureau de Rochebrune.

BenjaMin. – Bonjour madame. Salut Pierre.

Pierre. – Salut.

MadaMe Brot. – Vous êtes montés pour faire une reconnaissance au drone, n’est-ce pas ?

stéPhanie Bréaud. – Oui, au niveau de la Crête de l’Étoile, là où il y a eu l’écroulement. C’est l’intégralité de l’Éperon de l’Étoile qui s’est décroché et qui a emporté avec lui l’un des passages les plus aériens et délicats de la course. À la place, on peut voir un vide gris clair sur la falaise et un cône de déjection au sol, presque à la limite du glacier. Nous avons fait du déblayage sur la vire en dessous.

Pierre. – Tant qu’il y a de la neige, les blocs ne bougeront pas. Nous, on ne veut pas d’interdiction. On veut de l’information et qu’ensuite chacun fasse ce qu’il veut.

BenjaMin. – Pierre, j’ai eu le préfet au téléphone. Je ne te cache pas qu’il penche pour une interdiction.

Pierre. – Nous ne sommes pas dans une zone aménagée. La Grande Reine n’est pas un tunnel, ni un pont, ça n’a été construit par personne. Il faut informer le public, et laisser les gens agir en conscience.

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BenjaMin. – Le risque demeure important. Les températures en vallée sont caniculaires. Certains blocs massifs très instables pourraient se décrocher à tout moment.

Pierre. – Ça ce n’est pas nouveau. Globalement, l’alpinisme, ça consiste à monter sur des cailloux qui peuvent tomber, je ne vais pas te l’apprendre.

BenjaMin. – Il y a une différence entre accepter le risque et être inconscient.

Pierre. – Je ne te dis pas que je vais faire la traversée demain. Je te dis que je ne veux pas qu’on décide à ma place. C’est moi qui assumerai les conséquences d’y aller ou de renoncer.

MadaMe Brot. – Tout de même : trois alpinistes sont morts. La montagne s’annonce de plus en plus dangereuse. Vous ne croyez pas qu’il faudrait davantage encadrer la pratique ?

stéPhanie Bréaud. – Nous savons que nous faisons un métier dangereux. Les clients aussi connaissent le danger.

BenjaMin. – Mais du coup, qu’est-ce que vous demandez aux pouvoirs publics ?

Pierre. – Rien. Si le préfet interdit la traversée, il faudra bien qu’il la réouvre un jour. Et sur quelle base il la réouvrirait ? La traversée ne cessera jamais d’être dangereuse. Nous on ne veut ni fermeture, ni ouverture. On veut la liberté d’exercer notre jugement.

(Les autres sortent.)

(au public) À chaque fois, c’est la même chose : on a à peine le temps de pleurer nos morts qu’il faut tout de suite être sur le front, à défendre la profession. Quand je dis la profession, je veux dire la montagne. Défendre la montagne de la folie réglementaire et assurantielle qui traverse la société. Et mon frère qui la ramène avec son nouveau métier à la noix et qui fait semblant de découvrir que la montagne est dangereuse…

VIFrançoise. – Bonjour, vous êtes Pierre Blottier ?

Pierre. – C’est moi.

20 CHAPITRE I

Françoise. – Je suis Françoise, votre cliente pour la traversée, demain.

Pierre. – Vous avez fait bon voyage ?

Françoise. – Oui, merci. Un peu stressée. Depuis plusieurs nuits, je rêve que je suis sur l’arête.

Pierre. – Écoutez, il va falloir qu’on discute de la course. Je sais qu’on a prévu la Grande Reine, seulement voilà, il y a eu un gros effondrement avant-hier qui a emporté une cordée de Chiliens. On hésite encore sur l’attitude à adopter. C’est peut-être dangereux. À mon avis, on devrait plutôt regarder du côté des itinéraires alternatifs. Je sais que le Dôme de la Pelle est en bonne condition, le rocher est sec.

Françoise. – C’est pour la Grande Reine que je suis venue.

Pierre. – Ce serait une connerie de faire la Grande Reine maintenant. Depuis le refuge du Vautour, il y a plein d’autres sommets qu’on peut faire sans risque. Par exemple le Pic de la Purge. C’est moins majeur, mais il y a moyen de trouver une belle course un peu plus sécu.

Françoise. – Je vous propose quelque chose : vous m’emmenez au refuge du Vautour et on avise là-haut.

Pierre. – Je n’aurai pas changé d’avis là-haut.

Françoise. – On a une longue balade d’ici là. Ça me laisse du temps pour vous convaincre.

Pierre. – Et moi, ça m’en laisse pour vous faire renoncer.

C’est ma sœur la gardienne du refuge du Vautour. Elle nous dira ce qu’elle en pense.

Françoise. – Votre sœur est gardienne du refuge ? C’est sympa.

Pierre. – Ça le serait si on s’entendait bien. C’est une tête de lard ma sœur, vous verrez.

Rendez-vous demain à sept heures, devant la chapelle de la Grize, versant nord, pour monter par les Renfougnes.

Françoise. – On ne prend pas le téléphérique ?

Pierre. – Non, on prend pas le téléphérique.

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Édition

Libel, Lyon

www.editions-libel.fr

Conception graphique

Cecilia Gérard

Illustrations

Caroline Frachet

Impression

Corlet imprimeur

Dépôt légal : février 2023

ISBN : 978-2-491924-30-0

ISSN : en cours

Dans le massif imaginaire des Hautes-Aigues, lors d’un été particulièrement caniculaire, une paroi rocheuse s’effondre dans la montagne de la Grande Reine, emportant trois alpinistes. Quelques jours plus tard, une cliente arrive de Paris avec la ferme intention de réaliser l’ascension. Nous suivons en parallèle plusieurs personnages pris dans la montagne et confrontés à l’urgence des enjeux qui la concernent. Tous se retrouveront au refuge du Vautour, d’où la gardienne scrute avec angoisse les falaises qui s’effondrent autour d’elle.

Cette pièce est issue d’une résidence des deux auteurs dans le massif de Belledonne, en Isère. Prenant le pouls d’un milieu montagnard profondément bouleversé par les impacts du réchauffement climatique, elle constitue aussi le point de départ d’une aventure théâtrale multidimensionnelle : représentée aussi bien dans les salles que sur le terrain, au plus près des publics et sans artifice, elle suggère un théâtre nomade, adaptable, allant à la rencontre de tou· te· s.

12,00 €

ISBN 978-2-491924-30-0

Dépôt légal : février 2023

www.editions-libel.fr

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