Instruments voyageurs (Extrait)

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INSTRUMENTS VOYAEURS

MONDE SONNE À NOS PORTES

LE

LE MONDE SONNE À NOS PORTES

4 PRÉFACES

6 INTRODUCTION

DU SALON À LA SALLE D’EXPOSITION :

DANS LES COULISSES DU PROJET INSTRUMENTS VOYAGEURS

13 VILLEUR ANNAISE

15 ENCADRÉ FACTEURS ET LUTHIERS, QUELLES DIFFÉRENCES ?

16 VILLEURBANNE, « CAPITALE NATIONALE DES FACTEURS D’INSTRUMENTS DE MUSIQUE »

17 VILLEURBANNE, TERRE DU « PIANO À BRETELLES »

18 VILLEURBANNE, BERCEAU DE LA DYNASTIE CAVAGNOLO EN FRANCE

23 LE SOUFFLE DU BAMBOU : RENCONTRE AVEC UN FACTEUR DE SHAKUHACHI

26 ENCADRÉ HAÏG, L’ART DU DUDUK ARMÉNIEN

27 LE JOUR OÙ ON A MANGÉ

LE OUD DE HASSAN

FAISEURS D’INSTRUMENTS EN TERRE
CE QUI DE L’INSTRUMENT 33 34 L’INSTRUMENT DE MUSIQUE OU LA FORCE DES CHOSES 38 L’INSTRUMENT DE MUSIQUE, UN MONDE À SOI 52 AU PIANO LA VILLE55 ORCHESTRE 58 VILLEURBANNE EN FANFARE : QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES ENJEUX POLITIQUES DE LA PRATIQUE MUSICALE AMATEURE 66 RÉINVENTER DES RITUELS : AUTOUR DE L’ORGUE DE L’HÔTEL DE VILLE 72 RÉORCHESTRER LES COLLECTIFS : UNE INVITATION À REFAIRE LE MONDE PAR LA MUSIQUE L’INSTRUMENT DE MUSIQUE, 77 O JET MI RATEUR 78 LA CARTOGRAPHIE DES INSTRUMENTS VILLEURBANNAIS : UNE EXPOSITION DANS L’EXPOSITION 84 CARTOGRAPHIER LES INSTRUMENTS VOYAGEURS ET JOUER DES CODES GÉOGRAPHIQUES 90 L’ORGANOLOGIE : LES PIÈGES DE L’ETHNOCENTRISME 96 ZOOM SUR UNE FAMILLE D’INSTRUMENTS VOYAGEURS : LES HAUTBOIS DU MONDE 101 POSTFACE 102 POUR UNE APPROCHE SENSIBLE DE L’INSTRUMENT DE MUSIQUE 106 ANNEXES 107 POUR EN SAVOIR PLUS QUELQUES PISTES BIBLIOGRAPHIQUES 108 INVENTAIRE DES INSTRUMENTS VOYAGEURS RENCONTRÉS 110 AUTEURS ET PARTENAIRES

PRÉFACES

Venu d’un pays où les langues et les musiques d’origine étaient méconnues, l’Algérie des années 1950, j’ai toujours été taraudé par cette surdité à des richesses humaines si proches. Dans la partition humaine d’alors, vivre à côté n’ouvrait pas au savoir et à la création. Le temps n’y fit rien, et c’est souvent bien après le drame que l’on prît la mesure de ce à quoi nous n’avions pas prêté l’oreille.

Aujourd’hui, la France, comme d’une promesse, reste porteuse d’une communauté de destin. Mais persistent la partition urbaine, la méconnaissance du voisin et souvent le déni institutionnel de ses cultures. Le hasard (?) m’a amené à Villeurbanne, à la direction de l’École Nationale de Musique : une école de toutes les musiques voulue par une ville construite par l’accueil ! C’est là un appel à montrer le bien-fondé, non plus seulement de la tolérance et du vivre-ensemble, mais de l’urgence d’aller vers tous les publics, d’étudier en profondeur les filiations et cousinages entre cultures et repenser l’enseignement de la musique et de la danse sur des valeurs plus universelles. Il n’y aurait pas de piano sans santûr, de luth et de guitare sans oud, d’accordéon sans orgue à bouche laotien, de timbales sans tbel arabe : autant d’instruments venus d’ailleurs, aujourd’hui voisins et porteurs de savoirs très actuels (modes, ornementation, improvisation, souffle continu, polyrythmie…).

Il y a là pour chacun une chance de resituer sa culture dans l’humanité, en connaissance de cause. Encore faut-il se fréquenter, et s’inviter. Dans une vie antérieure, à Caen, nous étions déjà allés à la rencontre des musicien·ne·s issu·e·s, comme nous, de l’immigration. Ce fut si riche d’amitiés, de festins musicaux, de « solfèges » non écrits, mais combien reconstituants, qu’il en naquit un livre-CD, Le tour du monde en 25 voisins, musiques et récits de l’immigration en BasseNormandie, avec la philosophe Mahjouba Mounaïm. Bientôt nos co-citadins venus d’ailleurs voulurent bien nous confier cent de leurs instruments en une magnifique exposition, Instruments du monde en Normandie.

Je rêvais de revivre l’aventure à Villeurbanne. L’immense chance pour l’ENM d’y côtoyer le Rize, bateau rare dans le paysage français, et le CMTRA, rare aussi à explorer le patrimoine interculturel, a permis d’aboutir à ce beau projet, grâce à l’engagement de leurs équipes. La promesse serait entière pour la cité si, au-delà, s’instituait l’espace permanent de partage des savoirs et répertoires entre habitant·e·s où chacun serait plus pleinement lui-même, car à la fois reconnu en son histoire et en relation avec les autres. Devenu d’ici, car bienvenu d’ailleurs. La Cité-Monde est un Laboratoire. Le Conservatoire se doit de résonner à toutes ses musiques, de battre au tempo de leurs rencontres.

MARTIAL PARDO

Ancien directeur de l’ENMDAD de Villeurbanne (1999-2019)

Doctorant en musicologie, Université Lumière Lyon 2 (Laboratoire de l’IHRIM)

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Comme beaucoup de grandes aventures, Instruments voyageurs — Le monde sonne à nos portes, est née autour d’une bonne table. Ce jour-là de l’hiver 2018, trois structures culturelles villeurbannaises déjà complices ont fait le vœu de construire un projet culturel commun, fort des particularités professionnelles de chacune. En tant qu’établissement d’enseignement musical attentif à la diversité culturelle locale, l’ENM rêvait depuis longtemps d’une grande agora réunissant les instruments de musique du monde. En tant qu’association dédiée à la connaissance et à la valorisation des mondes musicaux de la région, le CMTRA se voyait déjà parcourir rues, parcs et immeubles de Villeurbanne, en quête des histoires musicales intimes et collectives que chacun porte en soi.

Et le Rize enfin, lieu hybride dédié aux mémoires sociales et culturelles du territoire, s’enchantait à l’idée d’une exposition et d’une programmation entièrement conçues à partir de récits et d’objets confiés par des habitant·e·s.

Personnage principal de cette saison culturelle commune, l’instrument de musique a été saisi sous toutes ses coutures : en tant qu’objet sonore, production artisanale savante, indicateur de mobilités et d’échanges culturels, en tant qu’écrin à souvenirs personnels ou familiaux, ou encore fidèle compagnon influençant notre façon d’être au monde.

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Vue de l’exposition Instruments voyageurs.

Au terme d’un an et demi de travail collectif, le projet Instruments voyageurs s’est concrétisé sous la forme d’une exposition temporaire déployée dans les murs du Rize de novembre 2020 à septembre 2021 ; d’une extension mobile, graphique et sonore (le Dring - Dispositif Relais Instrumental et Novateur en Goguette) ayant circulé dans plusieurs écoles et structures culturelles du territoire, et enfin d’une programmation de concerts, rencontres, ateliers avec certains des témoins de l’exposition, malheureusement amputée de quelques mois compte tenu des péripéties sanitaires que nous avons traversées.

L’ouvrage que vous tenez entre vos mains et les enregistrements qui l’accompagnent constituent une trace partielle, mais somme toute fidèle, du foisonnement culturel que ce projet Instruments voyageurs nous a permis de révéler et de partager. Y sont rassemblées les voix de Villeurbannais·es ayant accepté de nous confier les souvenirs associés à leurs instruments de musique, mais aussi les regards de chercheurs, artistes et enseignants de Villeurbanne et d’ailleurs qui nous ont accompagnés de près ou de loin tout au long de cette aventure collective. À l’image de la façon dont l’équipe du projet Instruments voyageurs a cheminé pendant près de trois ans, cet ouvrage est un kaléidoscope de points de vue sur l’objet « instrument de musique résidant à Villeurbanne ». Il retrace un parcours de recherche-action collaborative, mais livre aussi des franges méconnues de l’histoire culturelle et sociale de Villeurbanne.

Chargée de recherche au CMTRA (2015-2021)

VINCENT VESCHAMBRE

Directeur du Rize - Centre mémoires, cultures, échanges de la Ville de Villeurbanne

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Julien O. et ses instruments.
© Bertrand Gaudillère - collectif item
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INTRODUCTION DU SALON À LA SALLE D’EXPOSITION :

DANS LES COULISSES DU PROJET INSTRUMENTS VOYAGEURS

Laura Jouve-Villard a été chargée de recherche pour le Centre des Musiques Traditionnelles Rhône-Alpes de 2015 à 2021, en charge notamment de la coordination du programme de recherche appliquée intitulé « Musiques, Territoires, Interculturalités » mené dans le cadre du label Ethnopôle reçu par le CMTRA en 2017. Aux côtés de Vincent Veschambre, directeur du Rize et d’Anne-Marie Doledec-Gonitzke, responsable des expositions et de la valorisation de la recherche, elle a coordonné le projet Instruments voyageurs et participé à l’écriture de ses contenus textuels et sonores.

GENÈSE D’UN PROJET POLYPHONIQUE

Réunir en un lieu unique toute la diversité des instruments de musique du monde et en faire le tour le temps d’une visite fut l’utopie de nombreux musées ethnographiques depuis la fin du XIXe siècle. Nous en retrouvons à la fois les traces et les continuités dans les musées de musique que l’on peut visiter de nos jours à Paris, Bruxelles, Londres, Oxford, Leipzig, Rome ou Genève. Depuis une vingtaine d’années, les démarches contemporaines de recherche en muséographie et en médiation culturelle ont considérablement transformé le rapport sensoriel à ces objets musicaux exposés. Il semble désormais bien loin, le temps des galeries austères et silencieuses, présentant une accumulation de spécimens à peine nommés et détachés de leurs contextes de jeu.

Pourtant, les modalités d’exposition des instruments de musique demeurent marquées par l’héritage politique et scientifique qui a façonné depuis des siècles notre façon d’appréhender l’histoire de la musique dans le monde. Les musées de musique sont ainsi souvent organisés par salles ou étages dédiés à différentes époques présentées chronologiquement, ou par continents, ou encore par « familles » instrumentales (les cordes, les cuivres, les percussions, etc.). Rien de plus naturel que ces classifications, direz-vous ! Ce sont effectivement les mêmes que l’on retrouve dans les livres d’histoire de la musique, dans les jeux

d’éveil musical, dans les différentes classes ou départements pédagogiques des conservatoires de musique. Certes, mais cette façon d’ordonner, c’est-à-dire de donner un sens de lecture à la musique, est très située historiquement et politiquement. Plusieurs chapitres de cet ouvrage nous en proposent d’ailleurs des genèses très éclairantes. Par ailleurs, ces classements chronologiques, géographiques ou acoustiques ne sont pas les plus à même de raconter les cousinages souvent méconnus qui relient les instruments entre eux, d’un continent à l’autre ou d’une famille instrumentale à une autre. Autrement dit, il existe sur la planète bien d’autres façons de ranger les musiques du monde et leurs instruments, avec d’autres critères, d’autres sens de lecture non moins légitimes et éclairants.

En miroir inversé du musée, les conservatoires sont des lieux où l’instrument de musique résonne, où il est touché, joué, dompté, où il accompagne des voix, rejoint les membres de son pupitre, remplit les rangs des orchestres. À l’école de musique comme sur scène ou en studio, il se réalise pleinement comme instrument de musique, c’est-à-dire comme objet sonore destiné à être écouté en tant que tel 1. Mais dans ces écrins où toutes les potentialités de l’instrument se déploient, où une grande diversité de familles instrumentales et de répertoires résonne au même endroit, il manque souvent ce que le musée, lui, permet : une approche géoculturelle et organologique qui les replace dans l’histoire du monde et de la circulation des hommes et de leurs cultures.

Comment concilier ces différentes relations à l’instrument dans un contexte d’exposition ? Comment marier, au sein d’un même dispositif, le statut vivant de l’instrument tel qu’il résonne dans un conservatoire ou sur la scène d’un concert, tout en le faisant exister dans son statut d’artefact ou d’objet d’art, témoin des trajectoires culturelles plurielles des êtres humains qui l’ont joué et transformé au fil du temps ?

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Cf. Lacombe Hervé, 2011, « L’instrument de musique : identité et potentiel », Methodos, 11/2011 (en ligne).
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C’est avec ce champ de questionnements que nous débutions, en janvier 2019, une aventure collective de près de trois ans dédiée aux instruments de musique qui habitent la ville de Villeurbanne. Pourquoi Villeurbanne ? Bien sûr, cette ville est la nôtre : L’ENM et le Rize ont été pensés et construits pour ses habitant·e·s ; le CMTRA lui s’y est installé en 2007, un peu plus de quinze ans après sa fondation. Mais Villeurbanne est aussi un territoire qui, au cours du XXe siècle, a accueilli plusieurs grands noms de fabricants d’instruments de musique. La première séquence de cet ouvrage déroule quelques-unes de ces petites et grandes histoires de facteurs et luthiers villeurbannais.

LE RÊVE D’UN MUSÉE DE MUSIQUE À L’ENVERS

Quelques mois avant la publication de cet ouvrage, l’équipe du projet Instruments voyageurs était invitée à intervenir dans le cadre d’un colloque organisé par la Société Française d’Ethnomusicologie, dédié à l’importante collection d’instruments de musique de Maurice Fleuret accueillie aujourd’hui dans les murs de la Galerie Sonore à Angers. Critique musical, directeur artistique des Semaines musicales internationales de Paris puis du Festival de Lille, directeur de la musique et de la danse au ministère de la Culture de 1981 à 1988, Maurice Fleuret était un passionné de musiques et de voyages. Et chose étonnante, le terme d’« instruments voyageurs » était couramment employé, par lui-même et par les partenaires institutionnels avec lesquels il travaillait, pour définir les quelque 2 000 objets composant sa collection… qu’il refusait d’ailleurs d’appeler collection ! Il lui préférait l’image d’un « album de souvenirs sonores, au milieu desquels (il vivait) en attendant le prochain voyage2 ».

Maurice Fleuret dédia un temps et un engagement importants à faire vivre cette « anti-collection » comme une sorte de musée itinérant, où les instruments étaient destinés à être joués ; une mission d’abord accomplie de 1973 à 1980 par les Jeunesses

Musicales de France, et depuis lors par la Galerie Sonore d’Angers. Si notre équipe villeurbannaise de 2019 n’avait aucunement connaissance de cet héritage au moment où le titre Instruments voyageurs fut choisi, il nous fallait bien reconnaître que cet heureux hasard n’en était peut-être pas un. Voici ce que déclarait Maurice Fleuret aux organisateurs du catalogue intitulé La collection d’un voyageur : les instruments de musique de Maurice Fleuret, issu d’une exposition organisée à Lille en 1990.

« L’instrument n’est pas séparable des situations que j’ai vécues, je pourrais vous réciter leur interminable litanie, j’y passerais des jours […] Chacun d’eux a sa propre histoire, aucun n’a été acheté dans un magasin anonyme, tous sont venus à moi à cause des circonstances, à cause d’une relation particulière avec ceux qui les possédaient, qui me les ont donnés ou à qui je les ai achetés, dans des conditions toujours très pittoresques, loin de mes habitudes3 . » Près d’un demi-siècle plus tard, l’équipe des « Instruments voyageurs » villeurbannais rêvait elle aussi à une sorte de musée temporaire d’instruments de musique à l’envers.

À l’envers, car les trois structures porteuses de ce projet se retrouvaient toutes autour de l’idéal d’une exposition où les instruments présentés ne seraient pas mis sous cloche, mais pourraient au contraire être décrochés et joués. À l’envers, car il ne s’agissait pas de construire un écrin scénographique pour un corpus d’objets pré-identifiés. Ici, point de collection constituée par des collectionneurs privés ou des musées du monde entier, mais un ensemble d’histoires, de sons et de photographies que nous allions recueillir à Villeurbanne, auprès d’habitant·e·s propriétaires d’instruments de musique.

Il ne s’agissait donc pas de faire venir à nous des instruments de musique remarquables des quatre coins du monde, mais de donner à voir et à entendre la diversité des instruments et des

2 « Maurice Fleuret et les musiques trad’, Hommage à Maurice Fleuret », Trad Magazine, n° 10, mai-juin 1990, p. 7-8.
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3 Fleuret Maurice, 1990, « La collection d’un voyageur : les instruments de musique de Maurice Fleuret », Catalogue d’exposition (19e Festival de Lille), Paris, Lille, Bibliothèque musicale Gustave Mahler, p. 11-12.

musiques d’ici, ceux qui se jouent, s’écoutent et se regardent au creux de la vie quotidienne des Villeurbannais·es.

Un musée temporaire de musique « à l’envers » enfin, car il s’agissait de venir taquiner notre tendance à ranger les cultures de la planète dans des catégories stables, que l’on voudrait universelles, mais qui pourtant ne reflètent qu’une vision du monde parmi d’autres. Notre souhait était de dessiner le parcours de l’exposition Instruments voyageurs selon des critères de classification non pas déterminés à l’avance, mais inspirés des récits des habitant·e·s. Autrement dit, selon une vision du monde, des musiques et des cultures intrinsèquement liées à cette ville, aux personnes rencontrées, et aux liens qu’elles entretiennent avec leurs instruments de musique.

LE DÉFI D’UNE EXPOSITION SANS COLLECTION

Le parcours scénographique ne pouvait ainsi s’écrire qu’en fonction des témoignages recueillis auprès des habitant·e·s, et des instruments qu’ils accepteraient éventuellement de nous prêter. Or au moment du lancement du projet, cette collection de récits et d’objets, nous ne l’avions pas encore. Par ailleurs, rien ne pouvait nous assurer que les habitant·e·s propriétaires d’instruments accepteraient de nous les prêter pendant toute la durée de l’exposition, c’est-à-dire dix mois consécutifs ! Nous étions ainsi engagés dans un réel pari qui n’allait pas sans son lot d’inquiétudes, mais aussi de grande créativité collective. Chaque mot-clef mobilisé pendant nos réunions de travail était source de malentendus et d’efforts de conciliation entre nos lexiques respectifs. « Instruments de musique », « instruments du monde », « musée », « exposition » pouvaient-il résonner de la même manière pour un musicien professionnel, pour une jeune élève de conservatoire ou pour son enseignant, pour une professionnelle de la conservation du patrimoine ou de la médiation culturelle, pour un scénographe, une ethnomusicologue, un graphiste, un luthier ou un collectionneur ? Non, assurément, et c’était là tout l’intérêt de notre démarche collective.

Maëllis Daubercies en service civique pendant le projet Instruments voyageurs, aujourd’hui chargée de l’action culturelle au CMTRA.

Au fil des mois, notre champ d’attention pour l’instrument de musique et ses histoires s’est transformé en un entrelacs de points de vue à ne pas omettre et de choix à opérer. Est-ce que tous les instruments de musique, quels que soient leur facture, leur origine, leur sonorité, leur usage étaient bien concernés par ce projet ? Quid des objets du quotidien détournés en instruments mélodiques, comme le pied creux d’une chaise transformé en flûte, ou en instruments percussifs, comme le font deux cuillères en métal liées dos à dos ? Que faire de la voix ? Avions-nous pensé à enquêter sur les tacites hiérarchies sociales véhiculées par les instruments de musique ?

À interroger les stéréotypes sociaux ou de genre qui leur sont associés ? Et comment matérialiser dans l’exposition les instruments de musique que les habitant·e·s rencontré·e·s ne souhaitaient pas nous prêter sur une si longue période ?

Conscients et, il faut bien l’avouer, étourdis par ce millefeuille d’enjeux et de vigilances à prendre en considération, nous entamions en mars 2019 le chantier de collecte de récits et d’images, promettant de nourrir cette exposition dont la forme et les contenus restaient volontairement indéterminés.

FAIRE PARLER LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE

QUI HABITENT VILLEURBANNE

Il restait donc à les trouver, ces instruments voyageurs et leurs propriétaires ! Un intense chantier de « collectage » débuta alors, mené principalement par Maëllis Daubercies et Siloë Douillard, alors étudiantes au Centre de Formation des Musiciens Intervenants de Lyon. Que désigne cet étrange mot de « collectage » et pourquoi ne pas tout simplement parler de recueil de témoignages ? C’est bien souvent par fidélité ou hommage au mouvement folk français que l’on emploie ce terme au sein des centres de musiques traditionnelles installés depuis les années 1980/90 dans différentes régions françaises. Au lendemain de Mai 68, des jeunes pour la plupart étudiants se sont donné pour ambition de redécouvrir les cultures populaires de leurs grands-parents, tombées dans l’oubli après la Seconde

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Guerre mondiale. Micros et carnets en main, ils ont sillonné les « pays » ruraux de France pour recueillir, conserver et transmettre des répertoires musicaux, mais aussi des témoignages sur des traditions locales ou des savoir-faire en passe de disparaître. Le CMTRA, comme d’autres centres de musiques traditionnelles régionaux, est un héritier direct de ce mouvement à la fois artistique et politique.

Les jeunes collecteurs des années 1970 regarderaient probablement avec étonnement ce collectage urbain sur les « instruments voyageurs » de Villeurbanne. Maëllis et Siloë ne sont pas parties en quête de chansons à préserver ou de fêtes traditionnelles à raconter, mais d’histoires à première vue « ordinaires » entre des personnes et leurs instruments de musique. Pour cela, il a fallu s’armer de patience, d’inventivité et de sensibilité. L’exercice de l’entretien biographique, qui plus est avec matériel d’enregistrement, est un art qui se pratique sans mode d’emploi, qui s’affine au gré des rencontres. Et lorsqu’il s’agit de réaliser des biographies d’objets tels que des instruments de musique, on entre franchement dans le domaine de la collecte expérimentale.

Il fallut ainsi réinventer à chaque entretien une grille de questions, un mode d’adresse, une posture d’écoute qui seraient les plus à même de faire parler les Villeurbannais·es sur leur instrument de musique. Défi de taille, tant nous sommes habitués à regarder les objets de notre quotidien comme des outils strictement matériels, dont nous définissons nous-mêmes le sens et l’usage. Il nous est en revanche bien moins naturel de les envisager comme des personnages « nonhumains » de nos vies, qui racontent un peu de nous-mêmes et du monde qui nous entoure4  : « Les objets font quelque chose, mais d’abord ils nous font5 . »

Le premier défi était bien entendu celui de rencontrer des propriétaires d’instruments de musique habitant à Villeurbanne. Cette seule mention de l’habitant·e a été source de questionnements : fallait-il circonscrire l’enquête aux seules personnes domiciliées à Villeurbanne ? Nous avons plutôt fait le choix d’élargir la notion à toute personne qui « pratique » régulièrement la ville de Villeurbanne, de par son domicile, ses loisirs ou ses activités professionnelles. Le relai fait par les musiciens-enseignants de l’ENM et les associations culturelles de la ville constitua un levier déterminant. Le bouche-à-oreille engagé par les collègues villeurbannais·es qui ne manquaient aucune occasion d’interpeller amis, voisins et commerçants qu’ils soupçonnaient d’être propriétaires d’instruments fut également décisif. L’inventivité de Maëllis et Siloë est venue parfaire le tout, elles qui en tant que musiciennes-intervenantes, n’hésitèrent pas à faire sonner leurs propres instruments dans les files d’attente, à héler les passants sur les marchés de la ville, pour rencontrer des habitant·e·s plus éloigné·e·s des réseaux de publics habitués de nos institutions culturelles.

Au bout d’un an de recherches, une soixantaine d’entretiens avaient été réalisés, chacun offrant une occasion souvent

4 Sur ce sujet, voir le célèbre ouvrage de l’anthropologue Arjun Appadurai, La Vie Sociale des Choses, Les Presses du Réel, 1986 (2020).
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5 Hennion Antoine et Latour Bruno, « Objet de science, objet d’art. Note sur les limites de l’anti-fétichisme », Sociologie de l’Art, n° 6, 1993, p. 21.

émouvante d’écouter comment des personnes, musiciennes ou non, mobilisent l’instrument et la musique en général, pour créer du sens dans leur vie ; comment ces objets les accompagnent pour chercher et composer leur place dans le monde, au rythme de leur âge, de leurs aspirations, de leurs histoires familiales et des épreuves traversées, intimement ou collectivement.

Nous étions en février 2020 et imaginions entamer une dernière phase de collectes plus spécifiques, en direction d’instruments de musique, d’aires culturelles ou de profils de propriétaires peu représentés dans le corpus constitué jusqu’alors. La crise sanitaire qui nous a pris par surprise quelques semaines plus tard en décida autrement et il nous fallut faire le deuil d’un échantillon de personnes et d’objets plus éclectiques. Le confinement et ses suites nous apportèrent l’occasion d’explorer d’autres modes de recueil de témoignages, via des questionnaires en ligne, des collectes en visioconférence, voire au téléphone. Le parcours d’exposition quant à lui, fut élaboré collectivement à distance, chapeauté par Anne-Marie Doledec-Gonitzke, responsable des expositions et de la valorisation de la recherche au Rize, en dialogue étroit avec Laura Jouve-Villard, chargée de recherche au CMTRA et l’équipe du Muséophone, une agence stéphanoise de muséographie et scénographie d’exposition qui mit en œuvre avec virtuosité notre cahier des charges en tous points assez hors norme.

CE LIVRE EN ÉCHO À L’EXPOSITION

INSTRUMENTS VOYAGEURS — LE MONDE SONNE À NOS PORTES

La scénographie de l’exposition prenait le parti d’un parcours immersif non directionnel avec des zones thématiques articulées autour de quatre axes reconnaissables par un traitement formel distinct : la facture instrumentale et l’atelier de fabrique, l’espace intime, l’espace collectif et l’espace monde. Le visiteur était invité à cheminer à son gré dans la galerie pour créer ses propres perceptions et ainsi augmenter son

expérience sensible. Une mise en scène sonore (sonographie), mixant des écoutes individuelles et collectives au sein de dispositifs d’écoute en formes de cylindres fabriqués en feutre, permettait de mettre en récit et en voix le parcours des instruments exposés. Les montages sonores réalisés pour l’exposition sont en écoute au sein de cet ouvrage, par l’intermédiaire de QR codes qui vous permettront au fil de la lecture de plonger dans les récits des personnages principaux du projet : les habitant·e·s et leurs instruments.

Cet ouvrage reprend dans son chapitrage les quatre grandes séquences thématiques qui jalonnaient le parcours de l’exposition, qui a pu s’entrouvrir au public au rythme des restrictions et des relaxes de cette interminable période de crise sanitaire. Il représente également le désir de faire vivre autrement toutes les rencontres qui n’ont pu avoir lieu in situ pendant la saison Instruments voyageurs ; et de faire entendre autrement les voix qui n’ont pu être portées à l’oreille des visiteurs de l’exposition.

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Ceci n’est donc pas un catalogue d’exposition, mais la trace kaléidoscopique d’une aventure collective, ici recomposée sous les plumes et les voix des actrices et des acteurs culturels et patrimoniaux : musicien·ne·s et enseignant·e·s, chercheur·e·s, habitant·e·s et artistes locaux qui, de près ou de loin, ont participé à l’écriture du projet Instruments voyageurs. Il se veut à l’image du passionnant défi que cette aventure nous a offert de vivre pendant trois ans : celui de rassembler en un même lieu les multiples chemins par lesquels nous fabriquons du sens et du commun à travers la musique.

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Philippe Bruneau et son harmonica.
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© Bertrand Gaudillère - collectif item Marguerite de Chalendar et son concertina.
• 3 •
© CMTRA
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• 4 • Mestre Bezerra S. et Nuno W. au berimbau. © CMTRA
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LA PREMIÈRE SÉQUENCE DE L’EXPOSITION

ÉTAIT DÉDIÉE À L’UNIVERS DE LA FABRICATION DES INSTRUMENTS DE MUSIQUE À L’ÉCHELLE

LOCALE DEPUIS LE DÉBUT DU XXE SIÈCLE

JUSQU’À NOS JOURS, METTANT EN LUMIÈRE DES SAVOIR-FAIRE ET DES PRATIQUES REMARQUABLES.

SUR DE LARGES PANNEAUX EN BOIS RAPPELANT L’UNIVERS DE L’ATELIER DE FACTURE INSTRUMENTALE, ÉTAIENT

INSTALLÉS DES ACCORDÉONS DE COLLECTION, DES FLÛTES EN BOIS OU BAMBOU À DIFFÉRENTES ÉTAPES DE LEUR FABRICATION, DES TABLES D’HARMONIE DE VIOLES, DES CALEBASSES ET DES CORDES PRÊTÉES PAR L’ENTREPRISE SAVAREZ, AUTREFOIS VILLEURBANNAISE.

UN ATELIER DE FABRIQUE SEMI-OUVERT, DÉCORÉ D’ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS D’UNE

GUITARE CLASSIQUE ISSUS DE DIFFÉRENTES

ESSENCES DE BOIS ET D’OUTILS DE LUTHIER, COMPLÉTAIT L’ESPACE. CELUI-CI A ÉTÉ

IMAGINÉ SUR LE PRINCIPE D’UN « FAB LAB »

DESTINÉ À ÊTRE UTILISÉ DANS LE CADRE DE MÉDIATIONS PÉDAGOGIQUES ET D’ATELIERS DE LUTHERIE SAUVAGE.

ANNE-MARIE DOLEDEC-GONITZKE *

Responsable des expositions et de la valorisation de la recherche au Rize

• 1 • 3 • Vues de la première séquence de l’exposition.

© Bertrand Gaudillère - collectif item

• 2 • Atelier de fabrique semiouvert dans l’exposition.

© Bertrand Gaudillère - collectif item

FACTEURS ET LUTHIERS, QUELLES DIFFÉRENCES ?

La facture instrumentale est un métier d’art rassemblant des savoirs à la fois musicaux, techniques et historiques de grande précision. Appelé « le faiseur d’instrument » jusqu’au XVIIe siècle, le facteur fabrique des pianos, des clavecins, des accordéons ou des cuivres. De nos jours, il travaille généralement au sein de grands ateliers semiindustriels. Le luthier, dont le nom dérive du mot luth, est un artisan souvent indépendant qui fabrique et répare les instruments de la famille des cordes pincées (comme la guitare) et/ou frottées (comme le violon). Mais tout n’est pas si simple ! C’est un facteur qui fabrique les harpes, on parle de lutherie électronique pour désigner l’invention d’instruments électrifiés munis d’un clavier, et les facteurs de flûtes travaillent pour la plupart dans des ateliers individuels.

* Anne-Marie Doledec-Gonitzke est attachée de conservation du patrimoine. Elle a travaillé dans l’éducation artistique et culturelle puis dans la mise en œuvre de projets de valorisation du patrimoine au sein du réseau VPAH et des musées. Avant de rejoindre le Rize en 2019, elle a mené des projets spécifiquement sur la banlieue, en Île-de-France.

Quoi qu’il en soit, facteurs et luthiers sont des orfèvres passionnés de la musique et des sons, qui à la simple écoute d’une note, peuvent deviner les matériaux, les mécaniques et parfois l’âge des instruments. Acteurs déterminants des grandes évolutions de la création musicale, précieux alliés des musicien·ne·s en quête de leur identité sonore, ils sont aussi les gardiens méconnus de la mémoire des instruments de musique et des hommes qui les ont fabriqués.

15 CHAPITRE 1

VILLEURBANNE, « CAPITALE NATIONALE DES FACTEURS D’INSTRUMENTS DE MUSIQUE »

ANNE-MARIE DOLEDEC-GONITZKE • LAURA JOUVE-VILLARD

Trente-cinq ans avant le projet Instruments voyageurs, Villeurbanne avait déjà accueilli une exposition très remarquée réunissant, au sein de l’hôtel de ville, plusieurs grands noms de la facture instrumentale : Savarez, Adège, Cavagnolo, Bratti… autant de noms d’ateliers qui s’étaient installés plus ou moins durablement à Villeurbanne et qui partageaient une histoire commune, celle de l’immigration italienne dans la métropole lyonnaise.

Bien connues des guitaristes, les cordes Savarez fabriquées en boyaux, puis en nylon et enfin en métal, élurent domicile à Villeurbanne au début des années 1970, avant de déménager à Caluire-et-Cuire. Du nom de la famille italienne Savaresse, cette petite entreprise lança également la première fabrique française de flûtes à bec en bois, travaillant les essences rares (buis, érable, olivier) avec une grande exigence : les flûtes Adège.

Au cœur du quartier des Charmettes, à l’ouest de la ville, c’était le son des accordéons qui résonnait dans les ateliers fondés par Domenico Cavagnolo et qui s’échappait de l’appartement du musicien et pédagogue Célino Bratti, lui aussi facteur d’accordéons. Nombre d’instruments historiques composés entre leurs mains présentent l’inscription « Lyon-Villeurbanne » sur la grille ou le boîtier en bois laqué. Une mention alors gage d’authenticité.

Et enfin, à l’est de la ville, à cheval entre les quartiers de la Perralière et Grandclément, c’était des orgues que l’on restaurait : les Dunand pères et fils y avaient installé leur manufacture, de laquelle sortaient les tubes et souffleries destinés à ces majestueux instruments de toutes esthétiques, de l’orgue classique au néo-baroque, en passant par l’orgue romantique.

Avec cette concentration de manufactures instrumentales renommées sur le territoire, Villeurbanne méritait bien son titre de « capitale nationale des facteurs d’instruments de musique », comme l’écrivait en 1985 la mairie de Villeurbanne à l’occasion de cette toute première exposition dédiée aux instruments de musique de la ville. De nos jours, cet héritage industriel et culturel, en partie lié à l’histoire de l’émigration italienne depuis les années 1920, ne se déchiffre plus sur les murs de la ville et ne résonne plus derrière le zinc des troquets villeurbannais. Mais il est encore timidement présent dans les mémoires ; notamment celles des enfants et petits-enfants ayant participé à l’âge d’or de la « boîte à frissons »… c’est-à-dire l’accordéon !

16 CHAPITRE 1
© Costanza Matteucci / Le Muséophone © Costanza Matteucci / Le Muséophone

VILLEURBANNE, TERRE DU « PIANO À BRETELLES »

ANNE-MARIE DOLEDEC-GONITZKE • LAURA JOUVE-VILLARD

Rien ne peut indiquer au passant traversant aujourd’hui le quartier des Charmettes, à l’ouest de Villeurbanne, qu’au beau milieu de la rue Jean-Claude-Vivant siégeait jadis un haut lieu de l’histoire musicale de la métropole lyonnaise. Au numéro 48, derrière la façade rosée et les lambrequins typiques de la capitale des gones, on cousait depuis 1924 des soufflets en satin, on accordait des lamelles métalliques, on sculptait des enjoliveurs et on laquait des milliers de boutons : bref, on fabriquait des accordéons !

Et pas n’importe lesquels : l’entreprise Cavagnolo, fondée en 1904 dans le petit village piémontais de Vercelli, puis délocalisée à Villeurbanne après la Première Guerre mondiale et l’arrivée au pouvoir de Mussolini, demeure aujourd’hui mondialement réputée pour son savoir-faire. En France, les plus grandes vedettes du « piano à bretelles » ne juraient que par cette petite entreprise villeurbannaise : Marcel Azzola, Yvette Horner, André Astier… Les Cavagnolo étaient des artisans de renom, mais ils étaient aussi des musicien·ne·s passionné·e·s : dans le petit café jouxtant l’atelier, se réunissaient ainsi régulièrement les membres de la Société des accordéonistes lyonnais fondée en 1928. Quand les ateliers Cavagnolo déménagèrent dans la rue d’Alsace voisine, le café des accordéonistes demeura un point de rendez-vous privilégié des musiciens populaires de la métropole. Le programme de chaque concours international d’accordéons de Villeurbanne se préparait ici, un événement qui pouvait réunir jusqu’à six cents musicien·ne·s sur la scène du célèbre Palais d’Hiver, situé aux abords du parc de la Tête d’Or, côté Villeurbanne. Avant sa destruction en 1988, il n’était rien de moins que le plus grand music-hall d’Europe.

Portraits des frères Pietro et Ermanno, fabricants de la célèbre marque d’accordéons Cavagnolo Lyon-Villeurbanne, avec leur instrument, carte postale, non datée.

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Archives municipales de Villeurbanne – Le Rize

Toujours dans ce même quartier des Charmettes, dans la rue parallèle Alexandre-Boutin, vivait et travaillait un autre grand nom italien de l’accordéon français : Célino Bratti. Compositeur, professeur et facteur, il eut un rôle déterminant dans l’élévation de cet instrument souvent jugé ringard au rang de véritable instrument de concert. Jusqu’à la fin des années 1990, ont été écrites et éditées des centaines de partitions de sérénades, valses, tangos ou études que les jeunes accordéonistes retrouvent encore aujourd’hui dans leurs manuels.

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Archives municipales de Villeurbanne – Le Rize •
Célino Bratti, professeur d’accordéon et une élève en 1985.

VILLEURBANNE, BERCEAU DE LA DYNASTIE CAVAGNOLO EN FRANCE

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Détails de l’accordéon Cavagnolo dans l’exposition Instruments voyageurs.

Bertrand Gaudillère - collectif item

• 2 • L’atelier de production Cavagnolo au 48, rue Jean-Claude-Vivant à Villeurbanne, photographie noir et blanc, non datée. Coll. privée Cava-France

L’histoire urbaine, culturelle et sociale de Lyon et de ses communes limitrophes est indissociable de l’histoire migratoire de ses populations. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, ce territoire en pleine expansion économique et démographique, accueille majoritairement Suisses et Italiens 1. À partir des années 1920, des émigrants belges, russes, grecs, arméniens, turcs et algériens s’installent dans l’Est lyonnais, appelés à soutenir l’essor industriel dont Villeurbanne et sa voisine Vaulx-en-Velin sont des épicentres 2. Dans cette mosaïque culturelle qui se constitue au fil des décennies, l’émigration italienne est pionnière et dessine des itinéraires très identifiés. De nombreux Italiens s’installent par familles entières, voire par populations issues d’une même ville, comme Roccasecca dans la région du Latium, l’une des communes italiennes les plus représentées à Villeurbanne dans les années 1920. D’autres arrivent sur le territoire avec des compétences artisanales bien spécifiques, qu’ils vont développer dans ce nouvel environnement industriel, social et économique : mosaïstes, sculpteurs sur bois ou encore… facteurs d’accordéons, comme c’est le cas de Domenico Cavagnolo et sa famille.

LA FAMILLE CAVAGNOLO, DE VERCELLI À VILLEURBANNE

Ce nom de famille qui, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, allait donner à l’accordéon ses lettres de noblesse vient de la ville de Cavagnalo, au nord-est de Turin. Dans l’ouvrage Cavagnolo, une histoire de légende 3, Alexandre Juan nous livre un passionnant récit des origines des accordéons Cavagnolo en nous emmenant un peu plus à l’est du Piémont, vers la commune de Vercelli. C’est là qu’un dénommé Simoné Merlo s’installe autour de 1870 avec sa famille pour développer un mystérieux instrument que l’on nommait alors accordéon en France, mais fisarmonica en Italie, lui-même né de l’inventivité d’un luthier autrichien aux alentours des années 1820. Vercelli va devenir en une vingtaine d’années l’un des centres de gravité de l’innovation dans la facture d’accordéons. Plusieurs ateliers ouvrent dans cette petite ville, embauchant un nombre croissant d’ouvriers qui eux-mêmes ouvrent de nouveaux ateliers à leur nom.

Parmi eux, le jeune Domenico Cavagnolo, qui est connu localement pour être un maître dans l’accordage d’accordéons, ne tarde pas à recueillir les éloges de ses collègues facteurs de la région. Mais cette reconnaissance en tant que facteur d’accordéons qu’il commence à signer de son nom dès 1904, ne le protège guère de la crise économique qui sévit en Italie au lendemain de la Première Guerre mondiale, ni des vents autoritaires qui viendront installer Mussolini au pouvoir quelques années plus tard, en 1922. Domenico Cavagnolo commence à organiser le départ de sa famille de l’autre côté des Alpes, en France, où l’engouement pour l’accordéon bat son plein dans les bals musettes et sur les ondes. En 1923, la famille Cavagnolo pose ses valises à Villeurbanne, puis ouvre un atelier au 49 ter, cours Émile -Zola, puis plus tard au 48, rue Jean-Claude-Vivant 4

1 Mounchit Nadia, « Immigration à Villeurbanne depuis la fin du XIXe siècle », 2017. lerizeplus.villeurbanne.fr 2 Bonneville Marc, 1978, « Villeurbanne, naissance et métamorphose d’une banlieue ouvrière ». Lyon, PUL.
19 CHAPITRE 1 • 2 •
3 Juan Alexandre (avec la participation de Myriam Joly et de Claude Cavagnolo), 2022, Cavagnolo une histoire de légende, Les Lèches, Éditions Cyril Demians. 4 « Un grand de la musique : la maison Cavagnolo », Vivre à Villeurbanne, 07/03/1979.
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Le magasin Cavagnolo de la rue d’Alsace à Villeurbanne, photographie noir et blanc, non datée.

Coll. privée Cava-France

• 4 •

Le café Jayet ou café des Accordéonistes, non daté.

Archives municipales de Villeurbanne

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Amicale des accordéonistes lyonnais. Carte de présentation de l’Amicale des accordéonistes lyonnais, dont le siège était au 50, rue Jean-Claude-Vivant à Villeurbanne, non datée.

Archives municipales de Villeurbanne – Le Rize

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4e de couverture d’une partition publiée par les éditions Cavagnolo (Alina, valse italienne), non datée.

Coll. privée

Les fils Cavagnolo, Pietro et Ermanno, suivent les traces de leur père, mais tiennent à se déclarer accordéonistes avant tout, musiciens plus que fabricants. Le succès qu’ils rencontrent dans les bals de la région est la meilleure publicité qu’ils pouvaient offrir aux accordéons de leur père, qui n’hésite pas à fonder la célèbre « Amicale des accordéonistes lyonnais » qui deviendra ensuite la « Société des accordéonistes lyonnais » et dont le siège fut un temps installé au café des Accordéonistes, à côté de l’atelier des Cavagnolo. C’est pour cette association que Marceau Verschueren, dit V. Marceau, compose la fameuse Marche des accordéonistes lyonnais, devenue une sorte d’hymne national des accordéonistes français 5 .

UNE ENTREPRISE ARTISANALE ET ARTISTIQUE EN PLEINE EXPANSION

Le décès de Domenico Cavagnolo en 1937 (il n’avait que 53 ans), est un choc pour le monde des accordéonistes en France et en Espagne, mais aussi pour le milieu ouvrier villeurbannais. En ces années de grèves du Front populaire, l’entreprise familiale jouait en effet un rôle de sociabilité et de soutien économique salvateur. Madame Cavagnolo et ses deux fils reprennent la direction de l’entreprise, qui poursuit et étend son activité jusque vers la bouillonnante capitale. Ermanno se charge de faire tourner le local commercial des Cavagnolo à Paris, dans le quartier de la porte Saint-Martin. Outre des accordéons, il y vend des recueils pédagogiques renouvelant ainsi profondément les méthodes d’apprentissage et de jeu de cet instrument. Pendant ce temps à Villeurbanne, les ateliers Cavagnolo restent chapeautés par Pietro, qui n’en finit pas de briller par sa créativité. Dans les années 1950, Cavagnolo est bel et bien devenu une grande marque commerciale, qui invente, vend et répare des accordéons, mais qui édite aussi des partitions et des manuels pédagogiques. Les ateliers

5 Devinaz Danièle, Jadot Bernard, « La société des accordéonistes lyonnais », Le Progrès, 5 février 1989. 21 CHAPITRE 1 • 6 •
– Le Rize

déménagent dans un nouveau lieu de production, plus grand, au 71 rue d’Alsace (qui sera d’ailleurs le titre d’une des chansons composées par Pietro et Ermanno).

LES ANNÉES 1960 ET L’ENTRÉE DANS L’ÈRE DE L’ÉLECTRONIQUE

Les années 1960 sont marquées par les décès successifs de Pietro puis d’Ermanno Cavagnolo. La génération des petitsenfants se retrouve seule aux commandes. Le jeune Claude Cavagnolo, fils d’Ermanno et ingénieur en électromécanique, se lance dans l’électronique et lance le tout premier accordéon à transistors au monde, le « Majorvox ». Dans les années 1970, l’entreprise compte une centaine de salariés, dont 90 % travaillent à Villeurbanne, produit artisanalement 2 000 accordéons par an et fournit environ un sixième de la demande nationale. Elle est alors la première entreprise française d’accordéons. Mais, confrontée à des difficultés économiques au cours de la décennie 1980, l’entreprise Cavagnolo quitte Villeurbanne en 1988 pour s’installer à Saint-Maurice-deBeynost puis Beligneux dans l’Ain, où elle poursuit encore aujourd’hui son activité, même si les descendants de Domenico ne sont plus aux commandes de la société. Depuis 2010, on ne compte plus de membres de la famille Cavagnolo au sein de l’entreprise, qui se nomme désormais Cava-France.

De Vercelli à Villeurbanne, les trois générations de Cavagnolo artistes et artisans ont indéniablement marqué la mémoire culturelle villeurbannaise, mais surtout l’évolution de la musique populaire en France.

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Vue de l’exposition Instruments voyageurs. © Bertrand Gaudillèrecollectif item

LA MÉMOIRE CULTURELLE VILLEURBANNAISE

EST MARQUÉE PAR LES GRANDS NOMS DE LA FACTURE INSTRUMENTALE, TELS QUE LES ACCORDÉONS CAVAGNOLO, LES CORDES

SAVAREZ OU LES FLÛTES ADÈGE. DE NOS JOURS, NOUS NE RETROUVONS

PLUS AUCUNE TRACE DE CES IMPORTANTES

ENTREPRISES QUI SE SONT DÉLOCALISÉES

POUR CERTAINES DEPUIS PLUS D’UN DEMI-SIÈCLE.

D’AUTRES HISTOIRES D’INSTRUMENTS SE RACONTENT TOUTEFOIS, AU CŒUR D’ATELIERS PRIVÉS, À L’ABRI D’UNE CAVE OU DANS LE RECOIN D’UN APPARTEMENT.

LES ENQUÊTES MENÉES PAR L’ÉQUIPE DU PROJET INSTRUMENTS VOYAGEURS NOUS ONT AINSI PERMIS DE CROISER LA ROUTE D’UN FACTEUR DE DUDUK ARMÉNIEN, D’UN LUTHIER DE KORAS OUEST-AFRICAINES, OU ENCORE DE L’INVENTEUR DE LA VIOLETTE, UNE PETITE VIOLE D’ÉTUDE CONSTRUITE POUR LES ENFANTS. CHACUN ÉTAIT REPRÉSENTÉ AU SEIN DE L’EXPOSITION, ET CHACUN MÉRITERAIT UN CHAPITRE DE CET OUVRAGE.

ZOOM SUR DEUX HISTOIRES SINGULIÈRES DE FABRICANTS D’INSTRUMENTS VIVANT OU AYANT VÉCU RÉCEMMENT À VILLEURBANNE :

JEAN-LUC PEILHON, JOUEUR ET FACTEUR DE SHAKUHACHI ET HAÏG SARIKOUYOUMDJIAN, JOUEUR ET FACTEUR DE DUDUK.

LE SOUFFLE DU BAMBOU : RENCONTRE AVEC

UN FACTEUR DE SHAKUHACHI

Son appartement n’a pas été choisi par hasard, c’est sûr : un calme presque champêtre au cœur de la ville, ce qu’il faut d’humidité dans l’air, un dernier étage pour que les puissantes notes du shakuhachi s’envolent sans troubler le voisinage, et une cave pour faire sécher le bambou6. Sagement alignés, des flûtes japonaises à différents stades de leur fabrication, des kavals d’Europe de l’Est, des clarinettes en bois naturel, des clarinettes basses modernes, des neys turcs. Et enfin, tels de discrets intrus au milieu de cet étrange bosquet, des dizaines d’harmonicas et de guimbardes miroitant sous un soleil automnal.

Avant de devenir un infaillible chercheur, cueilleur et tailleur d’herbes géantes (car le bambou est une herbacée et non un arbre !), Jean-Luc faisait plutôt vibrer le métal. Né dans une famille de musiciens avec laquelle il monte sur scène dès l’âge de sept ans, il tombe nez à nez, à l’aube de ses dix ans, sur un harmonica abandonné dans une benne à ordures. Déjà grand curieux des instruments à anche, il adopte aussitôt cette petite barrette de métal et sa grille en nid d’abeille qui fait chanter le souffle. L’harmonica est en effet l’un des rares instruments à vent du monde dans lequel on inspire et expire, nous fait-il remarquer.

À la maison, il n’y a pas de piano, si bien que Jean-Luc n’a pas en lui l’image mentale d’une gamme mélodique qui se déploie sur une ligne horizontale allant du plus grave, à gauche, au plus aigu, à droite. Sa géométrie musicale intérieure est davantage faite de hauts et de bas, de sons profonds et de surface, de circonvolutions en trois dimensions. Il débutera ainsi son parcours d’autodidacte avec un harmonica tête-bêche, les graves à droite, les aigus à gauche ; ou plutôt avec une rose des vents bien personnelle qu’il n’a depuis lors jamais jugé nécessaire de renverser vers le droit chemin.

Ce

a

entretien avec Jean-Luc Peilhon, enregistré le 11 février 2020 par Maëllis Daubercies, et de l’article qui lui est consacré dans la Lettre d’info n° 41 du CMTRA parue au printemps 2011.

6 texte été écrit à partir d’un
23 CHAPITRE 1

De la clarinette à l’harmonica, en passant par la guimbarde ou le hulusi chinois ; de la musique classique à la sonothérapie, en passant par le jazz et les musiques traditionnelles orientales, Jean-Luc Peilhon s’est toujours tracé une géographie bien à lui. Tout en reconnaissant la valeur structurante des étiquettes esthétiques, il sait bien qu’elles ne sont que des mirages qui s’évanouissent dès qu’on les observe de près. Alors certes, depuis son plus jeune âge, Jean-Luc s’est passionné pour les instruments à vent, ou plutôt pour les instruments soufflants. Mais il est de ces musiciens zéphyriens bien accroché à la terre, nourrissant comme une évidence et non comme un paradoxe l’idée d’une créativité musicale libérée des catégorisations esthétiques, tout en restant fermement ancrée dans le monde d’ici et maintenant. Une musique à l’image du bambou dont Jean-Luc Peilhon n’allait pas tarder à se faire le chasseur éveillé : souple, léger, qui s’élève étonnamment vite vers le ciel, tout en cachant sous la terre un très dense réseau de racines entremêlées.

Ce n’est donc peut-être pas tant un hasard si, en 2007, le son du shakuhachi le touche au cœur. C’était pourtant un ney qu’il recherchait, cette longue flûte oblique très répandue dans la grande mosaïque des musiques arabo-persanes. En discutant avec l’un de ses amis québécois, celui-ci lui suggère de s’intéresser à la flûte shakuhachi. Jean-Luc ne la connaît ni d’Eve ni d’Adam, ni le son, ni le nom. En insatiable curieux, il suit la piste conseillée. « Et là, c’est le flash. Ce son ! J’ai l’impression de découvrir ce que je cherchais depuis longtemps, tout me parle, et pourtant, je suis face à une culture à laquelle je ne connais rien, pour laquelle je n’ai aucun repère. » Il s’emploie depuis lors à déchiffrer le monde qui se déploie derrière le shakuhachi, cette flûte en apparence si simple : environ 55 centimètres, 5 trous, une embouchure libre (c’est-à-dire sans anche) et en biseau. Les pièces traditionnelles de shakuhachi sont méditatives, évocatrices de l’univers esthétique et spirituel du bouddhisme Zen : paysages naturels épurés, cerfs bramant au loin, grue s’envolant à la recherche de nourriture, quête de la paix intérieure, plasticité des espaces-temps.

À la suite de cette première rencontre avec le Jean-Luc Peilhon se plonge dans l’apprentissage de l’instrument, puis quelques années plus tard, dans l’apprentissage de sa fabrication. « C’était un rêve de gosse que de pouvoir jouer d’un instrument que j’ai fait moi-même […] Ce que je trouve fabuleux dans l’univers du shakuhachi, c’est qu’il existe une grande tradition de musiciens-facteurs. La plupart des grands joueurs de shakuhachi en ont construit au moins un dans leur vie, voire même en vendent. Cela tient peut-être à la simplicité apparente de l’instrument. Un bambou avec cinq trous et une encoche, on se dit que c’est à la portée de n’importe qui, mais pour le faire sonner avec une vraie qualité de son, là c’est autre chose. »

L’artiste-facteur se définit aujourd’hui comme un « emprunteur » qui s’emploie à faire « des mélodies proches aux accents lointains ». En miroir de l’histoire récente du shakuhachi, instrument traditionnel mondialisé par excellence qui s’invite depuis le milieu des années 1990 dans des genres musicaux aussi hétéroclites que le jazz, les musiques électroniques, ou l’orchestre symphonique, Jean-Luc « fouille, cherche des choses étranges, triture, laisse macérer » ses compositions au gré des collaborations artistiques. Il est aujourd’hui l’un des trois facteurs de shakuhachi identifiés en France, mais aussi l’un des chasseurs de bambous les plus aguerris du territoire.

https://www.shakuhachi-bamboo-clarinette.com

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Jean-Luc Peilhon, joueur et facteur de shakuhachi lors de la conférence musicale du 3 avril 2021 au Rize. © Le Rize
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❶ LA MAIN ET L’OREILLE — (2’39)

Ce montage sonore opère la rencontre entre les voix de deux facteurs d’instruments du territoire villeurbannais, Jean-Luc Peilhon et Haïg Sarikouyoumdjian, qui confient au micro quelques bribes de leurs quêtes sonores respectives.

HAÏG, L’ART DU DUDUK

ARMÉNIEN

Né en 1985, le musicien Haïg Sarikouyoumdjian a étudié le duduk et les subtilités des répertoires traditionnels arméniens auprès de différents maîtres. Tout comme Jean-Luc Peilhon, c’est la recherche d’un son idéal, le travail physique et spirituel de la maîtrise du souffle, qui ont peu à peu conduit Haïg à s’intéresser à la facture instrumentale. Il apprit à fabriquer ses propres anches auprès du maître Ashot Martirosyan, puis l’art du tournage et de l’accord dans l’atelier Meyer Recorders, auprès du maître Ernst Meyer et de ses deux fils, fabricants réputés de flûtes à bec baroques.

Parallèlement à sa carrière de musicien, il construit aujourd’hui dans son atelier de Bron, à quelques dizaines de mètres de Villeurbanne, cet instrument qui appartient à la famille des hautbois et traditionnellement construit dans du bois d’abricotier. Il est surmonté d’une grosse anche double en roseau. Chaque année, Haïg part en quête des roselières de France (et de Sardaigne) qui offriront à ses instruments les meilleures promesses sonores.

https://www.sarikouyoumdjian.net

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© Hervé Pouyfourcat

HASSAN ABD ALRAHMAN EST UN MUSICIEN SYRIEN, VILLEURBANNAIS D’ADOPTION

APRÈS SON ARRIVÉE EN FRANCE EN 1998.

DÈS L’ADOLESCENCE, IL COMMENCE

À ÉCOUTER ET ÉTUDIER LES MUSIQUES TRADITIONNELLES DU MOYEN-ORIENT.

MAIS C’EST AU DÉBUT DES ANNÉES 1990, PENDANT SA DÉTENTION POLITIQUE ENTRE LES MURS DE LA PRISON DE SAIDNAYA, QUE SON CHEMINEMENT MUSICAL CONNAÎT

UN TOURNANT MAJEUR. L’INSTRUMENT

PRÉSENTÉ AUX VISITEURS (L’UN DES RARES INSTRUMENTS DE L’EXPOSITION MIS SOUS VERRE !) EST UNE RECONSTITUTION DU OUD

FABRIQUÉ AVEC SES CODÉTENUS, À PARTIR DE MIE DE PAIN, DE CHAUX ET DE FILS DE NYLON. IL A ÉTÉ RÉALISÉ PAR HASSAN ABD ALRHAMAN ET LYAD ABDOH ENTRE AOÛT ET OCTOBRE 2020.

LE CMTRA A RENCONTRÉ ET ENREGISTRÉ

HASSAN À PLUSIEURS REPRISES LORSQU’IL

VIVAIT ENCORE À VILLEURBANNE. PLUTÔT QUE DE RETRANSCRIRE CES ENTRETIENS, NOUS LES AVONS LIVRÉS À UN POÈTE BIEN CONNU DU TERRITOIRE, MOHAMMED EL AMRAOUI * , EN LUI PROPOSANT D’ÉCRIRE UNE LIBRE INTERPRÉTATION DE L’HISTOIRE DU OUD DE HASSAN.

LE JOUR

OÙ ON A MANGÉ

LE OUD DE HASSAN

MOHAMMED EL AMRAOUI

« Je t’offre un voyage à Istanbul », dit Hassan à sa femme. Il ne lui avait pas dit dès le départ que cette traversée était accompagnée d’un autre désir profond, celui de se faire fabriquer un oud par l’un des grands maîtres luthiers turcs et de réaliser ainsi le rêve d’asseoir sur ses genoux un instrument plus petit, plus nerveux que celui qu’il avait apporté avec lui de Syrie dix ans auparavant. Il se voyait offrir la possibilité de s’ouvrir sur d’autres univers sonores chauds ou cristallins, d’autres nuances fines, d’autres accents encore inexplorés par ses doigts. Et c’est comme si ce voyage était au fond une manière d’accorder son amour du oud à celui de sa femme. Mais alors qu’il arpentait cette ancienne Byzance en bordure de la mer de Marmara et du détroit du Bosphore, dans la jointure entre l’Europe et l’Asie, entre les cultures d’Orient et d’Occident, son sentiment d’être plus près de toucher l’instrument et de le posséder s’amplifiait tous les jours avec un enthousiasme mêlé d’agitation intérieure, comme quand on est sur le point d’atteindre la dernière traverse d’une longue échelle et de toucher l’objet du désir. Il commençait à ressentir en lui un vif attachement, devenu même disproportionné qui risquait de rentrer en conflit avec celui qu’il devait offrir à sa femme. Elle le taquinait, lui reprochant d’avoir fait de ce cadeau, qu’est le voyage, un prétexte pour justifier le dessein prémédité de chercher ce corps piriforme tant convoité.

* Poète, performeur et traducteur, né en 1964 à Fès (Maroc), Mohammed El Amraoui vit en France dans la région lyonnaise depuis 1989. Après des études de linguistique et de philosophie, il débute sa carrière artistique en se produisant sur différents lieux culturels et festivals, seul ou accompagné de musiciens. Il anime des ateliers d’écriture et de traduction depuis 1991 dans des centres sociaux, des écoles primaires, des collèges, des lycées et à I’IUFM. Outre la publication de nombreux recueils de poésie, il a également traduit de l’arabe divers ouvrages, dont une Anthologie de la poésie marocaine contemporaine, parue chez Bacchanales, Maison de la poésie Rhône-Alpes, en 2006.

Le voici maintenant dans son espace quotidien, la main posée sur l’autre main, palpant doucement la tendinite qui s’enflamme et l’oblige au repos. Il regarde les deux ouds, l’un syrien, plus grave, plus contenu, plus robuste, plus nocturne et lunaire, portant dans sa substance même une mémoire à la fois radieuse et amère, et l’autre turc, plus frais, plus soleilleux, plus léger, plus dansant et plus agile dans ses entrains.

Chacun d’eux est là pour répondre à quelque chose d’impérieux en lui, chacun prêt à s’accorder à ses doigts et aux injonctions du cœur et de l’instant. Il les regarde, absorbé dans son oreille intérieure par les vibrations que produisent leurs cordes pincées, se serrant et se desserrant, s’improvisant douces ou tourbillonnantes. Il souligne leurs contrastes sans vouloir les opposer.

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D’habitude, quand il veut jouer solo une ambiance douce, mélancolique et intériorisée, c’est le oud oriental qui s’invite naturellement à lui, et quand il veut jouer avec un groupe, c’est le oud turc, plus simple et plus léger, plus approprié à la fête et aux rythmes accélérés, qui lance ses notes dans l’air et sur la piste. Et maintenant, il contemple la beauté de leurs rondeurs et apprécie lucidement d’habiter dans ce qui les rapproche et les unit. Il aurait aimé se dédoubler et s’asseoir lui-même en face de lui-même pour pouvoir jouer des deux simultanément et les voir se rallier et raccommoder leurs rythmes. Il pourrait ainsi fusionner en un seul instant ses amours des deux. Il lui arrive souvent de les prendre dans ses bras comme on prend un bébé, délicatement et avec grâce, les berçant, les cajolant, les débarrassant de la poussière et de la sueur du jour, avant de les entendre emplir l’air de leur chant immémorial. Il aime dire : « Je suis en train de pincer les cordes d’un instrument ancestral. » Il aime dire : « Je joue des mélodies modernes avec un instrument traditionnel. » Et ce paradoxe le réjouit, il le porte en lui partout. Et partout il a toujours pris avec lui l’instrument de cette réjouissance. Il aime se rappeler qu’il a toujours vécu avec lui, qu’il est né avec lui. Il a toujours vu accroché au mur de son enfance un oud mal accordé. Il a toujours entendu le timbre et les notes retentir d’un poste radio ou dans le coin d’une rue, et résonner dans l’espace, et cela, au lieu de lasser et éreinter son oreille, l’enchantait et le faisait rêver de se voir un jour acquérir l’habileté qui lui permettrait d’en jouer, d’improviser et d’inventer.

À l’âge de 14 ans, il décida de prendre des cours et son amour de l’instrument devint passion joyeusement dévorante. Plus tard, il suivit des études de médecine, mais les arrêta pour se consacrer pleinement à affiner sa technique et fonder ce qui allait devenir un métier. C’était un matin de 1984, il ne se souvient pas exactement quel mois, ni en quelle saison, il se souvient juste qu’il se mit debout pour s’entendre dire d’un ton résolu : « Oui, ça sera la musique, la musique d’abord et après tout. »

Il s’inscrivit alors au conservatoire d’Alep, suivit des stages avec des profs à Damas. Au début, il jouait les gammes et maqâms

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Le oud de Hassan dans la séquence « fabrique » de l’exposition.

sans savoir ce que c’était exactement. Le plaisir de jouer primait sur le savoir et le devançait. Il tenait entre ses bras cette boîte bombée en forme de demi-poire, le manche incliné, tenant les chevilles en retrait. Il ne savait pas, et il n’a jamais vraiment su, peu importe, si la configuration qu’affecte cette composition piriforme était plutôt esthétique et ornementale, ou purement symbolique, peut-être quelque chose finalement qui allierait les deux à la fois. Mais il savait avec certitude qu’elle était là, façonnant les sons, les guidant, les aiguillant vers un endroit non pas seulement de l’oreille, mais de l’âme, accompagnant ses méandres intérieurs. Il savait aussi que la part de l’intuition était trop grande et qu’il fallait aiguiser l’oreille, car il n’y a pas de système mécanique pour accorder les cordes. On tourne les chevilles, chacune à gauche, à droite, lentement, on cherche le point où la note pourrait s’ajuster à d’autres notes, on penche la tête, on cherche, on peine à trouver, on trouve après tout, mais c’est long et difficile. Maintenant on arrive, se dit-il, à tricher un peu en intégrant sans les voir des vis à l’intérieur des chevilles, pour gagner en temps et en confort. Il savait la difficulté, il savait le long chemin, il savait aussi que le plaisir serait toujours plus puissant.

Dans les années 1990, pendant ses huit ans de prison, à l’aide de quelques amis, il avait fabriqué un petit oud, le corps en bois et en mie de pain mélangée à de la chaux, la caisse de résonance en carton, les fils extraits de chaussettes en nylon en guise de cordes. Sa petite taille le rendait apte à se cacher sous les vêtements ou les draps au cas où des gardiens surgissent pour faire la fouille. Le son n’était pas celui rêvé, mais ça lui permettait de travailler les gammes et d’entretenir l’envie de rester en vie. Beaucoup d’instruments ainsi fabriqués étaient confisqués. Quelqu’un avait eu l’idée géniale d’en confectionner un de forme rectangulaire, qui se transformait au moment des fouilles en table basse.

Il le fabriqua à la prison militaire de Saidnaya, à trente kilomètres de Damas, où il était enfermé pour ses opinions politiques. Quand il se remémore ces années, il voit avec

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Scénographie de la séquence « fabrique » de l’exposition.

amertume comment les temps ont empiré depuis. Aujourd’hui, aucun journaliste, aucune organisation humanitaire ne peut y pénétrer. La plupart des prisonniers opposants au régime de Bachar Al-Assad meurent de torture, de silence forcé, de dépression ou de maladies diverses dans des cellules étriquées qui refusent d’accueillir la lumière et où le jour est toujours vêtu de nuit.

Hassan se dit qu’il était en prison, car il se battait pour un monde plus juste. Il y était dans des conditions difficiles, mais qui laissaient une place, aussi infime soit-elle, au rêve ; cette place qu’on anéantit aujourd’hui.

Il était interdit pendant ces années de prison sous le régime de Hafez Al-Assad de jouer de la musique, et de fabriquer des instruments. Mais les gardiens et l’administration savaient qu’il était difficile de taire radicalement ce désir qui habitait les prisonniers artistes ou ceux qui voulaient le devenir ; plus qu’un désir, c’était un besoin, un impératif pour survivre. Alors, tantôt ils fermaient les yeux et tantôt ils décidaient de venir faire des fouilles, tantôt ils relâchaient, tantôt ils serraient les attaches. Il s’établit ainsi une sorte de jeu dans lequel les uns prenaient le risque de façonner la matière de leurs rêves et les autres surgissaient dans les cellules pour les confisquer ou les briser violemment.

C’était un bâtiment de trois pavillons de six cents détenus, communistes ou frères musulmans, répartis par vingtaine en dix cellules par étage, un corridor de soixante-deux mètres, avec au bout un portail comme une frontière où se postaient les gardiens. Les prisonniers jouaient doucement dans les cellules du fond, les plus éloignées des postes-frontière. Ils jouaient leur liberté et les gardiens guettaient et faisaient leur rapport.

L’idée qui hantait les prisonniers était de former un orchestre. Ils fabriquèrent ainsi des flûtes-neys dans des tuyaux en plastique, essayant de trouver la juste distance entre les orifices d’où le souffle pourrait jaillir avec la bonne note, ainsi

❷ LE OUD DE HASSAN — (2’49) Hassan raconte l’histoire de son oud, de Saidanya en Syrie, à Lyon en passant par Paris. Un montage sonore réalisé par la journaliste Clémentine Méténier.

que des guitares et des ouds. Des dizaines de ouds. Ils avaient d’abord essayé plusieurs procédés avant d’arriver à une technique plus précise et plus perfectionnée. Le premier oud était façonné dans un bidon de vingt litres auquel avait été fixé un manche avec des fils extraits de chaussettes de nylon ; puis petit à petit, le bois et le pain s’assemblaient pour former un corps plus ou moins piriforme.

Afin d’avoir un ensemble plus complet, les prisonniers cherchaient dans les seuls journaux officiels permis à la lecture, des photos de violon pour le fabriquer : mais celles-ci étaient souvent petites et n’informaient pas de façon exacte sur la forme et les dimensions possibles de l’instrument. Ils purent enfin accumuler plusieurs morceaux de bois sur plusieurs mois et en construisirent tant bien que mal un de taille moyenne ; les cheveux de l’archet furent apportés clandestinement de l’extérieur, et plus tard de vraies cordes aussi. Ils se donnaient quelques heures par jour ou par nuit pour apprendre, chacun à son tour. Mais le jour de la fouille arriva, les prisonniers cherchèrent à le cacher. Son volume ne permettait pas de le dissimuler sous les couvertures ou les tas de vêtements. La seule cachette possible était la grille d’aération. Ils réussirent à le passer derrière le barreau de fer, pendu à un fil. Mais le gardien affecté à la surveillance de ces espaces de ventilation l’avait repéré, ce qui permit sa saisie. Il faut dire qu’il n’y avait pas de violoniste parmi les prisonniers, ni de prof de musique.

Après trois ou quatre ans de combat, les prisonniers obtinrent le droit d’aller visiter d’autres pavillons. Ils partaient la journée et revenaient le soir. Ils réussirent à installer un espace artistique, avec des concerts et des pièces de théâtre. Le public c’était les prisonniers. Ils venaient par politesse ou par désir. Une bibliothèque fut créée où l’on pouvait emprunter des livres de musique.

Hassan jouait un oud fabriqué de bois et de carton. Il improvisait, emporté par le désir et le plaisir de sentir ses doigts glisser ou pincer les cordes, sur la base de ce qu’il écoutait à la radio et de ce qu’il avait gardé en mémoire.

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Détails du oud de Hassan dans la séquence « fabrique » de l’exposition.

En 1995, il sortit de prison, laissant l’instrument à un ami. Fin 1998, il s’exila comme d’autres en France. Il continua à nourrir librement ce plaisir de faire vibrer les cordes du oud, à sentir le soleil s’infiltrer dans le ney, et le ney palpiter, frissonner, retentir dans les intervalles du silence, où les ondulations des notes continuent à traverser l’espace.

Il joua dans une pièce de théâtre qui avait pour sujet ses mémoires de prison, et au titre paradoxal Je ne me souviens plus pièce en arabe sous-titrée, avec des insertions de fragments en français dits par un comédien. Il était là, sur scène, à raconter avec un mélange de nécessaire envie de partager et d’étrange sentiment d’être étranger à lui-même. Il racontait et c’est comme s’il devenait tout d’un coup un autre, investissant sa voix dans le récit d’un autre encore plus autre et pourtant plus près des strates et des pliures les plus intimes de soi. Il racontait, répétait son récit de scène en cène. Un jour, en 2014, à Beyrouth, après une représentation au petit théâtre Tournesol, un jeune vint le saluer et lui dit d’une voix émue et ténébreuse : « Tu sais ton oud, on l’a mangé ! »

Il lui raconta qu’en 2002, une émeute éclata en prison. Les prisonniers prirent d’assaut l’intérieur du bâtiment, interdirent aux gardiens de rentrer, et au bout de plusieurs jours de cet auto-siège et plusieurs morts, les prisonniers n’avaient plus rien à manger. Alors ils commencèrent à tremper tout ce qui était fabriqué à base de pain pour pouvoir le manger. C’est comme si ces objets créés pour répondre à un désir esthétique vital étaient destinés à servir dans les temps difficiles à un besoin vital primaire.

Vivre avec et de son instrument de musique, s’en sustenter, le ressentir bien profondément dans ses entrailles. Il en eut la certitude le jour où il sut que manger un oud n’était pas une métaphore, mais un fait et que ce fait devenait la métaphore de ce qu’on appelle « nourriture spirituelle ».

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1 re de couverture

© Costanza Matteucci –Le Muséophone (dessins d’instruments)

© Hervé Pouyfourcat (photo en fond)

4e de couverture

© CMTRA et Bertrand Gaudillère - collectif item (portraits des habitants)

Édition

Libel, Lyon

www.editions-libel.fr

Dépôt légal

juillet 2023

ISBN : 978-2-491924-40-9

Conception graphique

Frédéric Mille

Photogravure

Résolution HD, Lyon

Impression

Graphius

Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen électronique ou mécanique que ce soit, y compris des systèmes de stockage d’information ou de recherche documentaire, sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

Première édition © Libel

DES HABITANTS NOUS OUVRENT LEUR PORTE ET LEURS PLACARDS : UN INSTRUMENTARIUM VILLEURBANNAIS 20,00 € TTC ISBN : 978-2-491924-40-9 DÉPÔT LÉGAL : JUILLET 2023 WWW.EDITIONS-LIBEL.FR
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