Inside outside. Dire la prison

Page 1

DIRE LA PRISONBERTRAND GAUDILLÈRE & CLARA GRISOT

DIRE LA PRISONBERTRAND GAUDILLÈRE & CLARA GRISOT

Parler du temps, parler de la prison, mais comment ?

Le désespoir, la dure réalité des hommes incapables de se nourrir de la moisson de la vie suffisent à en laisser plus d’un sans voix.

Ce livre naît du parti pris suivant : les prisonniers partagent, quel que soit leur lieu d’incarcération, la durée de leur peine, leur genre, leur âge, leurs conditions matérielles de détention ou leur pays d’enfermement, une expérience commune. Celle de l’altération des sens par la privation prolongée de liberté.

Dans cette perspective, Bertrand Gaudillère a entretenu une correspondance photographique avec une douzaine de personnes détenues à travers le monde. Avec Prison Insider, ils ont mis en place un dispositif inédit : pendant un an, une fois par mois, ces prisonnières et prisonniers que tout sépare ont reçu une image du photographe. Toutes étaient évocatrices de l’ouïe, de la vue, du toucher, de l’odorat, du goût et, pour faire bonne mesure, du temps et de l’espace. Douze au total, chacune accompagnée d’une légende qui esquissait des éléments de contexte, des réflexions du photographe, les premiers mots d’un échange. Les personnes détenues avaient reçu pour consigne de réagir à ce courrier par un texte libre. Les réponses ont été traduites et publiées sur le site de Prison Insider. De cette aventure naît ce livre.

Cet ouvrage propose un dialogue entre photographie, récit, information, témoignage et graphisme. Le travail du graphiste Yannick Bailly invite le lecteur à plonger dans la sensorialité et réfléchir à ce que sont la liberté et l’enfermement. Des photographies en noir et blanc ponctuent l’ouvrage. Toutes racontent une histoire qui fait écho à la captivité, sa violence, la solitude, la promiscuité… et ses pendants : la liberté, la douceur, le lien, l’espace. Ces photographies sont issues des travaux de Bertrand Gaudillère, revisités sous l’angle des sens. Autour de l’univers des sensations, des interventions graphiques à même de résonner avec les textes écrits par les personnes détenues rythment, étouffent, suspendent la lecture le temps d’une contemplation sur ce que peut être l’ouïe, le goût, la vue, le temps… Ce sont des enveloppes, des cartes, des copies d’e-mails, des papiers reçus, comme autant de témoins de ce qui peut s’échanger entre le dedans et le dehors.

Le livre compte douze chapitres qui se composent comme suit :

- Une image en couleurs accompagnée de sa légende ;

- Un texte choral issu de l’agencement des réponses des personnes détenues ;

- Des données sur les conditions de détention ;

- Des images en noir et blanc qui rebondissent, dialoguent, poétisent ou explicitent les mots du texte choral ou ceux des données ;

- Les réponses des personnes détenues dans leur intégralité.

La technique d’écriture du texte choral vise à unir plusieurs paroles en une. Les réponses des personnes détenues ont été agencées, bribe par bribe, pour composer un récit unique. Les mots écrits par différentes personnes s’entremêlent et voici que leurs voix n’en font plus qu’une, forte et fragile à la fois. Un vertige des mots qui tente d’esquisser ce que fait la prison. Toutes les réponses originales sont publiées à la fin de chaque chapitre (pages noires).

Prison Insider, par la plume de Clara Grisot, propose douze tableaux sur la prison contemporaine. Toutes ces données disent, en peu de mots et sans jargon, les maux actuels de la prison : la santé mentale, la surpopulation, la peine à perpétuité, la torture… Ces informations datent toutes du xxie siècle, sauf mention contraire. L’intimité de ces personnes détenues jouxte ainsi des constats, des faits, afin que soient exposées les réalités de l’emprisonnement, ce panorama dont chacune d’entre elles fait partie.

InsideOutside est un ouvrage résolument collectif que tant de choses auraient pu entraver. Il place, en son cœur, les individus dont les mots sont si souvent tus. Ils disent ici ce que tant d’autres pourraient dire ou ont tenté de dire avant eux.

-
LA DÉMARCHE
Prison Insider et le collectif item
Chapitre 1 -
LE TEMPS

Cette photo pour ouvrir la correspondance,

pour dire, ou plutôt montrer qui je suis… Immobile face à cette fenêtre, figé comme si le temps s’était arrêté, à l’image de la pendule sans aiguille à laquelle je tourne le dos, je plonge mon regard vers la lumière de l’extérieur. J’ai ce luxe de pouvoir regarder dehors, voir la vie suivre son cours dans les soubresauts d’une année qui se termine, j’ai ce luxe de courir ou de m’arrêter, de jouer avec les heures, de les occuper, de les perdre ou de simplement les voir filer…

le 25/01/2018

Prison Insider vous invite à répondre aux questionnements de Bertrand Gaudillère. Comment ressentez-vous le temps qui passe ? Comment l’expérience de l’enfermement peut-elle changer votre perception des secondes, des mois ou des années ?

Le temps n’a plus d’importance parce que je suis là pour encore longtemps. En six ans, j’ai constaté les rides naissantes sur mon visage, stigmates de mon incarcération et du temps qui passe. En prison, le temps semble immuable, plus on se débat contre lui et plus on se noie. La promesse de l’oubli est une illusion à laquelle on s’accroche néanmoins, un geste instinctif de préservation, presque animal, après tout ne sommes-nous pas en cage ?

Je me souviens qu’enfant, de temps en temps, j’allais avec mes parents au zoo. Voir les animaux enfermés me faisait de la peine. Privés de leur liberté de mouvement, certains semblaient vouloir désespérément sortir, tandis que le regard d’autres était perdu dans le vide ou qu’ils semblaient endormis. Quelle ironie : le temps a passé, et à présent, c’est moi qui suis enfermé. Parler du temps, parler de la prison, mais comment ? Il n’y a pas de secondes ni de minutes, pas de mois ni d’années, seulement des douleurs sans fin, des privations éternelles. C’est évident que l’enfermement transforme notre perception du temps. L’horloge n’a pas d’aiguilles, elle ne peut pas en avoir. Elle ne devrait marquer que les secondes, si belles. Rapides, très rapides. Les heures ne le sont pas ; elles sont affreuses. Si lentes, si laides.

Au fur et à mesure que nous purgeons la peine, nous semblons activer un compteur d’années. Puis nous entrons dans une routine définie par des occupations, des activités, des rendez-vous administratifs et médicaux. Chaque jour, je dois m’inventer une histoire pour noyer l’ennui. Dois-je renoncer à toute mesure du temps ? Anniversaires, vacances, commémorations, remises de diplômes ?

Souvenirs de qui je fus, de qui je suis devenu, de qui je veux être ? Je ne suis qu’un corps et quelques pensées en suspens, enfermés dans des lieux délabrés. Dehors, la vie poursuit sa course et prend tellement l’avantage que tu doutes de ta capacité à la rattraper, à l’atteindre, quand tu sortiras d’ici. Je n’ose pas sonder le temps passé ou me demander comment mes enfants sont devenus des adultes. Je suis devenu la proie du temps. J’ai peur du temps. Mais j’ai appris de lui. Dehors, la vie suit son cours, à l’intérieur, le temps s’est mis sur pause. Et tu réalises à quel point tu es insignifiant. Comme la réplique de ce vieux film : « Tu t’en iras, je m’en irai, et les oiseaux continueront à chanter. »

Je ne suis qu’un corps et quelques pensées en suspens

Les personnes condamnées à perpétuité sont de plus en plus nombreuses. Leur nombre augmente, entre 2014 et 2020, de 17 % au Canada, de 28 % en Afrique du Sud, de 50 % en Thaïlande. Près de 500 000 personnes sont aujourd’hui emprisonnées à vie à travers le monde. Cette sanction est l’une des plus sévères. Son recours s’accroît, dans un contexte répressif, à mesure que le chemin vers l’abolition universelle de la peine de mort se dessine.

Une majorité de pays prévoit un réexamen de la peine à perpétuité au bout d’un certain temps, sans que cela n’aboutisse nécessairement à une issue positive. D’autres pratiquent la perpétuité réelle, avec peu ou aucun espoir de libération. Une personne condamnée à perpétuité peut ainsi mourir en prison. Seuls une demidouzaine de pays en Europe et la plupart des pays d’Amérique latine ne prévoient pas de peine perpétuelle dans leur Code pénal.

Aux États-Unis, près de 45 000 personnes détenues purgent une peine dont la longueur excède leur espérance de vie. Les condamnations à 125 ans, 880 ans, 1200 ans de prison ne sont pas rares. Ces personnes purgeant une virtual life sentence s’ajoutent aux 160 000 personnes condamnées à perpétuité. Un prisonnier sur sept est ainsi enfermé à vie.

Le Conseil de l’Europe considère qu’une peine est longue à partir de cinq ans. L’organisation note une augmentation du nombre et de la longueur des peines sur le continent. Les longues peines sont parfois assimilées à une peine de mort lente. En France, dix personnes condamnées à de longues peines détenues à la prison de Clairvaux font parvenir clandestinement, en 2006, une tribune pour réclamer le retour de la peine de mort. Elles fustigent l’hypocrisie des longues peines et demandent à « en finir une bonne fois pour toutes » plutôt que de se voir « crever à petit feu ».

La peine à perpétuité est de plus en plus prononcée pour des infractions liées à la drogue. Les politiques de lutte contre le trafic, la possession et l’usage de stupéfiants intensifient la sévérité des peines.
C’est le cas par exemple en Indonésie, au Népal, au Liban et en Thaïlande.

PABLO — Argentine

Je purge ma troisième peine, et j’ai passé la moitié de ma vie ici, à l’ombre. Ma première condamnation ne m’a pas permis de me réinsérer ensuite dans la société. Au contraire, elle m’a permis de « me perfectionner ». J’étais jeune. J’ai été incarcéré à 18 ans et j’en suis sorti à 22. C’était horrible d’être aussi jeune et de vivre des choses aussi terribles. Les journées, si on ne s’efforce pas d’en faire quelque chose de différent, sont bien évidemment toutes les mêmes. C’est nécessaire de S’OCCUPER

L’ESPRIT, travailler, étudier, conserver une bonne hygiène de soi et du lieu au sein duquel on habite… En ce qui me concerne, pour ne pas perdre plus de temps que j’en ai déjà perdu, j’ai accepté de travailler pour une institution qui lutte contre la discrimination. Merci à Prison Insider de me donner l’opportunité de m’exprimer. SALUT

AUX CAMARADES DE LUTTE D’AUTRES

NATIONS.

SALUT À PRISON INSIDER.

BRAHIM — Belgique

Pas de réponse.

RICARDO — Colombie

C’est évident que l’enfermement transforme notre perception du temps. Au fur et à mesure que nous purgeons la peine, nous semblons activer un compteur d’années. Puis nous entrons dans une routine. Chaque semaine, chaque jour, mois et année, je dois m’inventer une histoire pour noyer l’ennui, devenu stress.

TEWHAN — États-Unis

L’horloge n’a pas d’aiguilles, mais le temps a une emprise tenace et se raccroche à une liberté que nombre d’entre nous n’a jamais connue. Car le regard de Bertrand est extérieur, je l’observe profondément, en jetant un œil aux nuances harmonieuses, qui semblent jouer une douce mélodie dans mon âme. Bertrand admire la vie qui passe. J’ai appris à apprécier la quiétude de la nuit. Ici, rien ne « passe », pas même le temps. Et c’est ainsi que les rêves s’éclipsent comme le soleil à la tombée de la nuit. Parler du temps, parler de la prison, mais comment ? Le désespoir, la dure réalité des hommes incapables de se nourrir de la moisson de la vie suffisent à en laisser plus d’un sans voix. Il n’y a pas de secondes ni de minutes, pas de mois ni d’années, seulement des douleurs sans fin, des privations éternelles. Jusqu’à ce que l’on découvre ceux qui sont prêts à « regarder » à l’intérieur, nous purgeons tous notre peine.

ERIC — États-Unis

Fenêtre du temps, fantômes du doute, l’instrument qui règle nos vies. Einstein a fait du temps une formule. Tesla lui a donné une existence multi-universelle, multi-dimensionnelle. Les procureurs décident de qui se voit voler le temps. Les surveillants gardent le temps. Quand le marteau du juge s’abat, le temps se fige. Des courants glaciaux d’une peur électrique me paralysent. Le doute apparaît, me fait du charme, veut me convaincre

d’arrêter le temps. Que faire ? Isoler une partie de moi-même ? Rester résolument tourné vers mon objectif de retrouver l’extérieur ? Dois-je renoncer à toute mesure du temps ? Anniversaires, vacances, commémorations, remises de diplômes ? Souvenirs de qui je fus, de qui je suis devenu, de qui je veux être ? Qu’ignorer du temps ? Ma réalité, grise, obscure, sous les ombres, me hante. Elle me hante surtout quand le soleil est le plus brillant. Mais je n’ose pas me retourner. Je n’ose pas sonder le temps passé ou me demander comment mes enfants sont devenus des adultes. Je suis devenu la proie du temps. Il massacre et dévore ma réalité. J’ai peur du temps. Mais j’ai appris de lui. Je dois massacrer le temps et le dévorer. Je dois le faire si je veux vaincre le temps. Si je veux survivre… Au moins pour un temps.

ANNE-MARIE — France

Le temps. L’horloge sans aiguilles nous fige dans un état léthargique et immuable. Je ressens le temps qui passe, comme une pendule de l’ancienne époque, avec son balancier qui sonne les heures qui défilent.

Le temps, je le perçois sur une journée définie par des occupations, des activités, des rendez-vous administratifs et médicaux. Impossible de compter secondes et minutes. Seule l’attente de sortir. Une éventuelle permission.

Là oui, les yeux restent figés sur le radioréveil, sur ces secondes qui dégoulinent, qui retentissent dans les méandres du confinement où l’on s’imagine les jours…

les secondes, les minutes, les années passent par différentes étapes ; les rendez-vous internes, les visites de l’extérieur pour maintenir les liens sociaux et familiaux.

On peut dire alors « le temps qui passe en prison ».

Ou encore : « la prison prise par le temps ».

Ou encore : « la prison épuise par le temps qui passe ».

Ou tout simplement : « la prison et le temps ? »

CHRISTOPHE — France

« Il est une propriété inséparable du temps et qui, d’une certaine manière, en constitue l’essence : toutes ses parties se succèdent et il est impossible que deux d’entre elles coexistent, si contigües qu’elles soient. » (Hume, L’entendement)

L’envers du miroir

À travers mon prisme je ne vois pas d’horloge sans aiguille, mais un cri intrusif, un œil à la vigilance cynique, le croisement des plis du rideau avec la fenêtre sont autant de barreaux qui me poussent à regarder en moi. Une fenêtre vers l’intérieur, un voyage introspectif où le temps a la consistance de sables mouvants ; plus on se débat contre lui et plus on se noie. La promesse de l’oubli est une illusion à laquelle on s’accroche néanmoins, un geste instinctif de préservation, presque animal, après tout ne sommes-nous pas en cage ? Murs, barres d’acier, fils barbelés, tout cela nous enferme moins que ce que nous sommes, ce que nous sommes devenus, carcans de nous-mêmes.

PASCAL — France

Privé de sa liberté, le détenu est seul face à lui-même, quand les portes se verrouillent en fin d’après-midi. L’individu est confronté à son passé, ses réussites, mais surtout ses fautes et ses échecs. Quand je regarde au travers des barreaux de ma fenêtre, je ne vois qu’un mur, au bout duquel la cime d’un arbre dépasse à peine. Les grillages et les barbelés obstruent ma vision du ciel. De l’extérieur, je ne vois rien, je n’entends rien. Les seuls bruits perceptibles sont souvent dus au chaos interne, ils ricochent dans ma tête. Je préfère mettre des bouchons d’oreille pour être dans le silence et me concentrer sur moi-même. Le temps n’a plus d’importance parce que je suis là pour encore longtemps. En six ans, j’ai constaté les rides naissantes sur mon visage, stigmates de mon incarcération et du temps qui passe. En prison, le temps semble immuable, tellement les journées se ressemblent, malgré un emploi du temps bien rempli par mes études, le travail, les jeux d’échecs et le sport. Aujourd’hui j’emploie mon temps à ne pas le perdre, car j’attends ma libération, aussi lointaine soit-elle, mais tangible. En prison comme dehors, le temps est relatif, il dépend de ce que l’on en fait. J’imagine difficilement la vie à l’extérieur, seule ma mémoire m’évoque l’extérieur, la liberté. Que se passera-t-il dehors quand je redeviendrai libre ? Comment vais-je retrouver mes repères ? Quelle sera ma condition sociale ? Où seront mes amis, ma famille ? Il me reste beaucoup d’incertitudes. Aller dans quelle direction ? Comment em-

ployer au mieux ce temps que la vie m’a donné ? Des regrets ? Oui. Des remords ? Non. À d’autres !

CARLOS — Guatemala

Je me souviens qu’enfant, de temps en temps, j’allais avec mes parents au zoo. Voir les animaux enfermés, ça me faisait de la peine. Privés de leur liberté de mouvement, certains semblaient vouloir désespérément sortir, tandis que le regard d’autres était perdu dans le vide ou qu’ils semblaient endormis. Quelle ironie : le temps a passé, et à présent, c’est moi qui suis enfermé. Apparemment, les barreaux tirent les larmes à tout le monde. Avec un ami, Raúl, nous parlons depuis cinq ans, chaque nuit, dans un rituel presque religieux. Nous avons pu trouver une solution théorique à tous les problèmes les plus graves de l’humanité. Une nuit, il m’a demandé : « Pourquoi est-ce que tu n’es pas heureux d’être prisonnier ? » Quelle question ! J’ai failli répondre par une insulte, mais je me suis ravisé, l’idée m’étant venue qu’il fallait plutôt saisir l’occasion de donner une bonne réponse. Je me suis souvenu que mon ami Raúl n’a ni femme, ni enfant : il se bat pour lui seul. Alors je lui ai répondu : jamais au grand jamais personne n’a pu, personne ne peut, personne ne pourra être heureux prisonnier, et moi encore moins. Soyons honnête : les prisons ont beau faire, elles ne peuvent être bonnes. Comme les hôpitaux, ce sont des lieux de puanteur, de crasse, où la maladie prolifère. Tous autant que nous sommes,

notre peine nous ronge, nous croulons sous le poids d’illusions perdues, d’espoirs abandonnés, de vies dévorées par le temps… Les prisons sont des cimetières où s’entassent les morts-vivants.

GIUSEPPE — Italie

Demain ? Ou était-ce hier ? L’attente du lendemain. Un lendemain pareil à aujourd’hui, à hier, avant-hier, à ce jour de la semaine passée. De l’année passée. Du siècle passé. Et tout autant pareil à après-demain. Et tout autant pareil à ce jour dans trois mois, un an. Un siècle. Notre pendule n’a pas d’aiguilles, elle ne peut pas en avoir. Elle ne devrait marquer que les secondes, si belles. Rapides, très rapides. Les heures ne le sont pas ; elles sont affreuses. Si lentes, si laides. Ces choses sont peut-être banales, compréhensibles par le premier venu. Elles n’en sont pas moins difficiles à transmettre à qui se trouve de l’autre côté de la fenêtre. Eux, ceux du dehors, ont leur propre temps. Nous avons le nôtre. Ce temps, c’est même un espace pour les rêves, les projets de la « deuxième époque » de notre vie. Mais il est limité. Et laisse soudainement place à ce constat : c’est ici que nous mourrons. L’espoir est de courte durée : mais quelle est-elle exactement ? Nous ne le savons pas. Peut-être est-il temps d’inventer notre propre mesure du temps. Je pense à tout cela… mais il est temps de prendre congé : c’est l’heure du repas. Chez vous, quelle heure est-il ?

HV — Japon

Le temps n’a pas grand sens lorsqu’on est piégé dans une cellule qui n’éveille que la claustrophobie. On peut se sentir seul, mais ce n’est pas mon cas. Depuis le début, je suis décidée à survivre. On ne rattrape pas le temps perdu, le temps que l’on n’a pas passé avec ceux que l’on aime est perdu à jamais. L’emploi du temps strict qui nous est imposé un jour après l’autre ne nous fait pas gagner de temps. J’aime me dire que j’ai mis à profit toutes ces années avec sagesse, que je suis devenue meilleure, en restant toujours tournée vers l’avenir. Au bout de cet isolement, de nouveaux horizons m’attendent. Je suis toujours capable de contrôler le temps, que les aiguilles soient là ou non ; le temps est en moi, je m’en sers comme je l’entends.

CALADEL — Japon

Dos à l’horloge, comme s’il voulait ignorer ce qui ne peut pas l’être : on n’échappe pas au temps. Tentative futile, puérile, même. Le mépris me prend. Thickening to the backs of my fingers, je ne vois qu’un pantomime, un portrait grandiloquent. Une solidarité empreinte de sympathie dégouline par tous ses pores en un épais sirop d’ignorance, écœurant. Aucune connaissance véritable ne vient encore combler le manque de compréhension sincère des mots, du cadre. Son but ? Obtenir de moi, des autres, une réponse. Il se fait une image de ce qui me déchire, de ma souffrance, à travers les mots d’une étude de cas. Il ne connaît pas les ténèbres qui étouffent ceux qui se trouvent piégés entre

ces murs. Ce n’est pas moi qu’il prend en photo, c’est lui. C’est tout ce que je peux voir de plus, l’immobilité, le dogmatisme, la ruine. Voilà l’ennemi ultime, prédateur et cruel. Tenter de l’effacer derrière une couche de peinture, recouvrir sa surface lisse et glacée d’un enduit de nostalgie plus claire : folie pure. La surface change, mais en dessous, sa nature reste la même. Des milliers d’autres avant moi les ont fixés, les visages de ma cage, et des milliers d’autres le feront après moi, regards aveugles alors que les heures se brouillent en de successifs aujourd’huis, se fondent en semaines puis sombrent dans les mois et les années, comme tout le reste se perdra : désirs, sentiments, souvenirs, espoirs, identité. J’espère que vous allez bien, Bien à vous.

ISMAT — Liban

Voici un homme rebelle dans son silence et sa méditation, dans sa passion et ses rêves qui s’infiltrent dans l’isolement et passent au travers des barreaux, qui percent l’obscurité et résonnent dans le bruit de ce lieu. Je n’ai aucune emprise sur l’injustice, tout comme je n’ai aucune emprise sur les trous par lesquels s’infiltre la lumière sans qu’elle y ait été invitée. Je ne suis qu’un corps et quelques pensées en suspens, enfermés dans des lieux délabrés et attendant le pont qui me conduira de l’autre côté. L’horloge peut s’arrêter, mais mes pensées continueront de jaillir et de tourbillonner sans cesse, car les battements de la vie ne s’arrêtent pas, le temps ne s’arrête pas et le silence ne s’arrête pas. Mes pensées, mes réflexions et mes rêves

bouillonnent malgré le froid de ce lieu isolé, car la chaleur ne vient pas de la cheminée, mais de l’amour et de la tendresse que je cache en moi.

DENIS — Ukraine

Le temps passe, toujours. Mais lorsque l’on s’affaire à quelque chose qui nous intéresse, il file, c’est sans appel. C’est pourquoi il nous faut accepter chaque moment de la vie, le vivre, et l’apprécier : ce sont ces moments qui font la valeur de la vie. Il n’y a pas de mauvaise expérience ; toute chose apporte sa pierre à la construction d’une personne. Il y a toujours un choix, et c’est à l’homme de trancher. Le temps n’existe pas ; seul existe l’instant, ici et maintenant. « La vie est parfois dure, mais sacrément belle » « Ne propage pas ton agitation intérieure » « La conscience d’exister dans un monde qui nous entoure ».

INMA — Suisse

Encore sous le choc de ton arrestation, on te met dans une cellule qui sera ton « foyer » pendant les prochains jours, mois ou années… C’est toujours l’inconnue. Parfois tu imagines te trouver dans l’une des pièces de ta maison. Tu regardes par la fenêtre, et tu crois voir se dérouler la routine de tous les jours, mais tout ça n’est qu’un mirage. La fenêtre par laquelle tu regardes ne donne que sur les barbelés qui entourent les murs de la prison. Ce n’est pas un rêve, c’est juste que tu es encore sur le chemin de l’acceptation, tu te demandes encore si c’est bien toi le protagoniste de cette histoire, à qui on a ôté la liberté.

Cette liberté qui a emporté avec elle bien d’autres choses. Alors que dehors, la vie suit son cours, à l’intérieur, le temps s’est mis sur pause. Et tu réalises à quel point tu es insignifiant. Comme la réplique de ce vieux film : « Tu t’en iras, je m’en irai, et les oiseaux continueront à chanter. » Dehors, la vie poursuit sa course et prend tellement l’avantage sur toi que tu doutes de ta capacité à la rattraper, à l’atteindre, quand tu sortiras d’ici. Je ne vais pas te mentir, il est important que tu saches que l’homme qui entre aujourd’hui, peu importe le temps qu’il passera dans ce sous-monde, ne sera plus jamais le même quand il retournera à une vie qui ne l’attend plus. Tout à coup tu sens la solitude t’envahir, comme le silence atroce des murs froids de ta cellule…

Et alors tu te réveilles et tu ne sais pas si tu survivras à ça. Tu devras travailler dur pour réussir à tuer le temps, à moins que ce ne soit lui qui finisse par te tuer. Le temps… Toujours si relatif. Parfois il est lent, si lent qu’on pourrait le prendre dans ses mains et le sculpter, comme quelqu’un qui jouerait à la pâte à modeler. Dans ces moments-là, il vaut mieux ne pas trop regarder l’heure, car cela devient franchement un supplice d’attendre que l’aiguille fasse un tour complet, seconde après seconde, pour arriver à une minute de plus. Pourtant, quand je regarde en arrière, j’ai du mal à croire que cela fait déjà neuf mois que je suis ici, dans cette impasse. Je me souviens qu’il y a quelque temps, dans l’intimité, j’ai dit à quelqu’un « avec toi, les heures seront toujours des secondes » et, paradoxe de cette triste vie, aujourd’hui

chaque seconde semble être un temps indéterminé, une pause, une interruption, qui, avec un peu de chance, te semblera durer un peu plus d’une minute ; et si tu n’as pas de chance, il finira par te faire mourir d’inertie et de solitude. Dehors, personne n’a le temps ; dedans, ce ne sont pas les heures qui manquent, ni celles qui viendront après, et encore moins les suivantes. La détention change tout, pas seulement la perception du temps ; elle change ta manière de sentir, ta manière de vivre, la façon de t’exprimer, tes états d’âme, en faisant de toi une personne cyclothymique. Une personne qui passe au mieux du rire aux larmes, et de la volonté de se battre à celle de mourir.

Chapitre 2 -
LE TOUCHER

Ils sont danseurs,

je dois photographier leur spectacle… Je les suis dans leurs mouvements, jusqu’à cet instant où les corps se figent. Immobiles, ils se touchent. Ce n’est pas une étreinte. Le corps dessiné au sol laisserait plutôt penser qu’ils sont morts, mais il y a cette main tendue vers l’autre, cet élan de vie… On dit que le toucher est essentiel à la survie de l’homme et des animaux…

le 23/03/2018

Bertrand Gaudillère vous fait parvenir une photographie accompagnée d’un texte. Prison Insider vous invite à raconter librement ce que vous ressentez ou ce que cette image liée au toucher vous évoque, depuis votre lieu d’enfermement.

Beaucoup comparent les prisons à des tombes où sont enterrés les vivants. Une prison, où qu’elle soit, est un lieu mauvais, un lieu qui agresse, un lieu malodorant. Un lieu débordant d’âmes maudites qui errent, sans relâche, d’un mur à l’autre. En ce lieu, nous devons nous accrocher à ce qui est tangible. Dans une certaine mesure, le toucher est notre salut. Il est un lien essentiel pour sentir les objets, pour cuisiner, tâter les textures, les vêtements ou les livres que nous aimons lire et qui dégagent de vives sensations, des émotions plus ou moins fortes.

Le toucher est essentiel pour la survie de l’homme et des animaux. On ne peut pas toucher les animaux, hélas ! Mais les mains de nos enfants lors des visites, pouvoir toucher notre compagne, saluer les amis, embrasser notre famille et, surtout, recevoir l’étreinte émouvante et le baiser libérateur des mères. C’est un moment de répit qu’on nous autorise avant de revenir à la réalité de l’enfermement où l’exiguïté des lieux rapproche, jusqu’au contact non désiré.

Ce qui nous lie, c’est l’absence, le manque d’un autre, des autres, de quelque chose qui nous est pris par l’enfermement. Une part de nous retenue au-delà des murs.

Nous sommes entre parenthèses, nous partageons ce vide qui bourdonne, douleur lancinante qui marque nos jours comme un métronome.

L’équilibre de la vie est corrompu, car la prison prend tout d’une personne, la laissant entièrement vide et hors d’atteinte. Tout Élément Humain semble avoir disparu. Je ne vis pas dans un monde d’interactions physiques et de stimulus. Les flocons de neige ne daignent jamais se poser sur moi. Il m’est impossible de les atteindre à travers les barreaux de métal, je n’ai pas la possibilité de faire cette expérience. Je ne me rappelle plus ce que l’on ressent quand on est touché. Je ne suis même pas capable de vous dire à quoi ressemble la texture de la peau d’un corps différent du mien. Je compense le manque de contact avec les personnes que j’aime par le contact avec la matière. En cellule, je fais des petites figurines en savon, je les façonne, les frotte, les caresse. Je me meurs lentement sans contact humain. Je me sens comme une ombre. Je m’efface.

Les liens entre la personne détenue et ses proches s’érodent au fil de l’incarcération.

En cause, les établissements éloignés des centres urbains et peu accessibles, les horaires, le coût et les conditions souvent rudes des visites. Celles-ci peuvent se tenir dans des box individuels ou dans une salle collective. Les personnes se plaignent alors du manque d’intimité. La durée des visites est variable : d’une vingtaine de minutes à quelques heures. Elles peuvent s’effectuer de part et d’autre d’une épaisse vitre de séparation. Ce genre de dispositif est répandu. Certaines personnes détenues y sont soumises en raison de leur régime de détention. Les paroles échangées sont peu audibles et tout contact physique est empêché.

En France, en Espagne, en Argentine, des lieux dédiés à la visite des couples sont prévus. Les personnes doivent prouver des liens durables. En Roumanie, les détenus mariés ou en couple depuis longtemps ont droit à des visites conjugales pendant deux heures tous les trois mois. En Belgique, des proches rapportent des locaux insalubres et disent subir le jugement du personnel.

un lieu inaccessible en transport en commun. La distance occasionne une raréfaction des visites, des frais importants, des accidents de la route.

Les femmes détenues sont plus isolées que les hommes. Certaines passent l’intégralité de leur peine sans voir leur famille.

Les proches sont soumis à des contrôles pour pénétrer dans l’enceinte de l’établissement. En Espagne, la loi autorise la fouille à nu d’un visiteur en cas de suspicion de dissimulation d’un objet illicite. Le visiteur est interdit d’accès en cas de refus de s’y soumettre. Dans divers pays, les personnels effectuent un scan corporel. Les boutons de pantalon, les bijoux et les fermetures éclair peuvent faire réagir le portique. Les femmes indiquent s’habiller le plus simplement possible (jogging, sweat, baskets) pour être assurées de voir leur proche détenu. En France, les baleines de soutien-gorge déclenchent la sonnerie des détecteurs. Certaines femmes sont contraintes de les retirer dans les parties communes. Les contrôles ciblent également les personnes détenues : des fouilles à nu sont pratiquées à l’issue des parloirs. Cette pratique, censée être exceptionnelle, est massive.

La personne détenue est souvent incarcérée à des centaines de kilomètres de ses proches, dans

Tant

de solitude tout ce monde autour… et personne ne me touche

Bertrand Gaudillère est photographe et co-fondateur du collectif item, une structure à la gouvernance partagée qui regroupe neuf photographes. Il travaille principalement sur les notions de marge, de norme, d’intégration, d’égalité et d’acceptation dans un système où domine le propos économique comme justification de l’exclusion.

Enfant, la prison m’apparaissait comme un lieu dans lequel s’entassaient tous les malfrats de la terre sur lesquels on avait réussi à mettre la main. C’était un lieu qui faisait peur, mais qui avait sa raison d’être. Et puis j’ai grandi. Mon regard a changé. Il y a d’abord mon ami K., qui commet un braquage. Il n’a pas le profil des gens que j’imagine en prison. Son arrestation interroge mes représentations. C’est peut-être à cause de ça qu’au cours de mes études, j’ai travaillé sur l’angoisse de la séparation vécue par les personnes détenues. Là encore, l’imaginaire carcéral duquel j’étais nourri est mis à mal. La jeune femme que je rencontre par le biais de l’Observatoire international des prisons n’a rien d’une criminelle. Elle me racontera comme mon ami K. qu’elle a laissé quelque chose de son élan vital dans l’épisode d’incarcération.

Pour essayer de comprendre, je lis Claude Lucas, Louis Perego, Michel Foucault et puis j’oublie. Ou plutôt, j’empile sur ces questions des tas d’autres qui m’emmènent ailleurs. La prison revient un soir sans prévenir. Malo, un ami, me confie en rentrant d’une soirée qu’il doit être incarcéré. Laissé libre dans l’attente de son jugement, une date lui a été communiquée à l’issue de son procès : il a rendez-vous pour purger sa peine le surlendemain. Il sera privé de liberté une année. Je lui propose d’entretenir une correspondance photographique. Chaque semaine, je lui envoie une image de la vie à l’extérieur et il me répond par ce à quoi elle fait écho à l’intérieur. Nous nous y tenons. Le travail est publié en presse à plusieurs reprises, mais il me reste de cette expérience un goût d’inachevé.

Des années plus tard, je propose à Prison Insider de décliner ce projet à l’international. Ils m’aident à le structurer. Nous convenons de travailler sur une année, à raison d’un envoi par mois, avec pour ligne directrice les cinq sens. Cette correspondance aura finalement duré bien davantage. Il y a eu le confinement, les lockdowns d’établissements pénitentiaires, les courriers égarés ou non distribués, les transferts de détenus…

J’ai eu cette impression d’une temporalité élastique, d’un rapport au temps modifié, d’une conscience plus aiguë de ce dernier et de ce qu’il permet. J’ai réalisé la facilité avec laquelle je pouvais me déplacer. J’ai songé à ma liberté. J’ai éprouvé son évidence. J’ai essayé de la restituer.

J’ai cherché des images sensibles, sensuelles, sensorielles. Des images qui crient ou qui sentent, des images silencieuses, glaciales, gourmandes… pour évoquer plus que pour affirmer. J’ai envisagé mes photos comme le support d’un questionnement et j’ai attendu patiemment les réponses. Il m’est arrivé, en les lisant d’être envahi par une forme de colère ou d’incompréhension, de ressentir un fort sentiment d’injustice. De réaliser presque physiquement à quel point la prison était bien plus que la privation de liberté.

Aujourd’hui, je suis heureux de voir mes images dialoguer avec leurs mots. J’aime cette conversation informelle qui se déroule au fil des pages entre eux et moi, entre eux et nous, qui avons rebondi sur leurs propos afin de prolonger le dialogue et le partager avec vous.

Je ressors de cette expérience avec le sentiment qu’il est nécessaire de multiplier les projets qui traversent les murs, parce qu’à défaut de les faire tomber, ils contribuent à nourrir un autre imaginaire autour de la privation de liberté, loin des malfrats et plus proche d’une cruelle réalité…

-
L'ŒIL
Bertrand Gaudillère
ET LA PLUME

Clara Grisot est l’une des co-fondatrices de Prison Insider. Elle y a travaillé durant six ans au pôle Témoigner. Elle a coordonné la correspondance photographique InsideOutside.

Quand Eric entame le projet, il a 45 ans. Il est emprisonné à vie en Pennsylvanie. L’ultime espoir de voir sa peine aménagée vient d’être balayé : il sait qu’il mourra vraisemblablement en prison. J’ai 27 ans. Moi aussi, me dit-il, avant de poursuivre : quand j’ai été incarcéré la première fois. Il plaisante, il est drôle et souvent inattendu. La première lettre que je reçois de la part d’Inma fait, pour sa part, une dizaine de pages. Écriture ronde, appliquée, papier quadrillé. Elle me raconte des fragments de son passé, ses regrets, les attentes qu’elle place dans ce projet, ses peurs. Chaque jour passé est perdu à jamais. Un jour, Ricardo m’envoie une photographie par téléphone. Un oiseau est entré dans sa cellule. Quelle ironie.

Depuis les premiers contacts, nos échanges se sont étendus sur près de quatre ans. Que se passe-t-il en quatre ans ?

Tewhan a obtenu un diplôme, Pascal a joué dans une pièce de théâtre, Anne-Marie a été libérée, Caladel a pu finir sa peine en Angleterre, Eric s’est marié, a divorcé et a pu sortir à la faveur d’une réforme judiciaire. Parmi ces personnes, quelques-unes m’écrivent encore aujourd’hui. Plusieurs sont libres ou sous contrôle judiciaire, d’autres sont encore détenues. Probablement n’avons nous pas traversé cette correspondance de la même manière. Certaines ont endossé la responsabilité de parler pour tous les prisonniers ; d’autres l’ont perçue comme une simple distraction.

Qu’importe, car tous ces mots, ces lettres, ces photographies, ces cartes de vœux, tous ces moments où nous avons pensé les uns aux autres, les e-mails et les messages, sont autant de liens qu’il s’agit habituellement d’empêcher. L’administration les a scrutés, réprimés, conditionnés, contrôlés. Elle a retenu des courriers, elle a saisi des téléphones portables, elle a indiqué qu’elle nous avait à l’œil, elle a transféré et placé à l’isolement. Car c’est ce que la prison fait.

L’existence même de cette parole m’oblige. Je ne peux pas parler de l’expérience de l’enfermement. La mienne est nulle. Au moins onze millions de personnes sont, à l’heure où j’écris ces lignes, emprisonnées à travers le monde. Sans compter celles qui se trouvent dans des lieux inconnus et qui ne font l’objet d’aucun calcul. Les mots que vous avez lus sont ceux de quatorze détenus. Une goutte d’eau. Ils ne sont pas tous, mais ils sont eux. Les mots rassemblés dans ce livre sont rares. Ma mission a consisté à faire advenir cette parole, en prendre le plus grand soin et la porter à la connaissance du plus grand nombre. C’est un honneur pour moi de la voir s’imprimer dans un livre qui tente de dire ce qu’est la prison.

-
Clara Grisot
L'ŒIL ET LA PLUME

Plus de 11 millions de personnes sont détenues à travers le monde. Probablement plus, tant les chiffres sont difficiles d’accès. Les informations, lorsqu’elles existent, sont disséminées et parfois tues. Plus la situation est grave, plus l’information de fond, factuelle et nuancée, est délicate à collecter et à faire connaître. Le sort de la personne détenue varie considérablement d’une prison à une autre, d’un pays à un autre, parfois au sein d’un même établissement. La vie en prison est influencée de façon décisive par l’organisation des locaux ou leur dégradation, le maintien des liens familiaux, l’accès aux soins, au droit, à la formation, l’exercice d’un travail, l’exposition à des traitements inhumains ou dégradants.

Le recours à l’incarcération est massif. Il évolue en fonction des soubresauts du monde et des politiques pénales. La possession de drogue peut conduire, selon le pays, à une peine à perpétuité, une amende, la peine de mort ou inversement, ne donner lieu à aucune sanction. La lutte contre le terrorisme fait le lit d’orientations de plus en plus répressives. Les États sélectionnent celui qui risque la prison et celui qui y échappe. Une fois détenu, le prisonnier suscite peu d’attention et chaque crise fait reculer ses droits et sa dignité.

Nous faisons un rêve : que personne ne décide d’enfermer un être humain sans avoir au préalable éclairé son opinion au regard des faits. Que les débats s’engagent sur la base des réalités observées et non des mythes sécuritaires. Nous faisons le choix d’une arme pacifique : l’information. Nous collectons et restituons tout ce qui se dit, s’écrit et se pense sur les conditions de détention dans le monde.

Nous disposons à ce jour d’informations sur près de 180 pays : portfolios, fiches-pays, dossiers thématiques, articles de presse, témoignages, statistiques. Ce sont ces connaissances que Prison Insider veut mettre à disposition de toutes et tous, entendu que tout avis, toute décision, toute réforme, doit pouvoir se nourrir d’une information fiable.

Lorsque notre site est mis en ligne, en 2016, seules les données relatives à cinq pays sont renseignées. Notre équipe développe alors sa méthodologie pour que les mêmes questions puissent se poser à tous les pays du monde. Nous perfectionnons nos outils de collecte et de diffusion de données. Au même moment pourtant, nous explorons une aventure tout autre, un ovni singulier sous forme de journal intime photographique et collectif : InsideOutside.

Ce projet coïncide avec le début de nos activités. Il s’inscrit ainsi dans la dynamique unique aux organisations qui débutent. La place est encore libre pour les tentatives, les échecs, pour la créativité et l’expérimentation. InsideOutside est de ces élans, de ces intuitions qui se confirment et qui incarnent notre engagement.

Il est le pari de faire entendre les voix derrière les données, de montrer les visages derrière les chiffres et de faire sentir les conséquences sensibles de la privation de liberté. Car l’enfermement est une affaire sérieuse.

-
SAVOIR POUR AGIR
Prison Insider

Remerciements

Merci à Anne-Marie, Caladel, Carlos, Christophe, Denis, Eric, Giuseppe, HV, Inma, Ismat, Pablo, Pascal, Ricardo et Tewhan qui ont bien voulu croire en ce projet et qui l’ont rendu possible par leur confiance. Nos pensées vont également à Brahim.

Le livre que vous tenez entre les mains résulte de toutes sortes de solidarités. Il n’aurait pu voir le jour sans le concours de dizaines de personnes qui ont permis, par divers moyens, la réalisation de la correspondance photographique et du livre : relecture, traduction, graphisme, communication, mise en contact, soutien financier, entre autres.

Nos remerciements vont à : AJEM, Antigone, l’aumônerie des prisons de Genève, Bernard Bolze, Nicolas Cohen, Diana Giron-Silva, Jean-Michel Gremillet, Infoprisons, Florence Laufer et l’ensemble de l’équipe de Prison Insider, Le Mas, Judith Le Mauff, Malo, Anouk Mousset, Carolina Nascimento, l’OIP-Argentina, Prisoners Abroad, Ukraine without Torture, Jaufré Vessiller-Fonfreide.

La correspondance photographique a été traduite grâce au réseau de traductrices et traducteurs bénévoles de Prison Insider. Que soient chaleureusement remercié e s : Mendy Audrain, Justine Bailly-Bêchet, Maël Blivet, Carole Bouldy, Alice Bureau, Alexandra Charrier, Juliette Chevreuil, Fabien Coletti, Charlotte Connan de Vries, Emma Coyault, Claire da Cunha, Julia Cras, Galatée Fouquet, Grégoire Fournier, Laura Le Guern, Anaïs Laristan, Théo Le Duc, Estelle Lethuillier, Elisa Lorcy, Cedella Maliki, Pauline Mayadoux, Sigrith Mazurat, Aude Paulmier, Émeline Rétif, Piera Simon-Chaix, Kevin Thevenet, Catherine Verdier.

Bertrand Gaudillère tient à remercier pour leur soutien Catherine Monnet, Mika Sato et toute l’équipe du collectif item, plus particulièrement Laureen Quincy et Hugo Ribes. Un immense merci à Anne Hersart, Malou, Swann et Lily d’être toujours là, dans les moments de joies comme dans les moments de doutes.

Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation

Jan-Michalski pour l’écriture et la littérature, de l’association Le Mas et de la Fondation pour l’avenir de la criminologie.

Édition

éditions Libel, Lyon

www.editions-libel.fr

Crédits photograhiques

Bertrand Gaudillère / item

La recette du fondant au chocolat et la linogravure nous ont été confiées par Guélor B. et l’association La Rutile. Merci à eux.

Textes

Clara Grisot

Prison Insider

Bertrand Gaudillère / item

Direction artistique

Conception graphique

Yannick Bailly / item

Photogravure

Résolution HD, Lyon

Impression : Graphius

Dépôt légal : juillet 2023

N° ISBN : 978-2-491924-37-9

Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen électronique ou mécanique que ce soit, y compris des systèmes de stockage d’information ou de recherche documentaire, sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Première édition © Libel

Cet ouvrage est édité avec le soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes

Les personnes sont rares qui savent ou auront su nous faire part de l’expérience extraordinaire qu’est celle de la privation de liberté. Il se dit que les murs des lieux d’enfermement, si durs soient-ils, en absorbent la trace, la patine, la crasse, la griffe du temps et forcément l’odeur. Que dire alors du corps longtemps prisonnier ? Le voilà, lui charnel et vulnérable, le réceptacle de chocs autrement plus profonds. L’enfermement altère la santé mentale du captif. Il altère son corps tout autant. Nous avons demandé à plusieurs personnes détenues, de contrées, de murs et de cultures que tout sépare, d’évoquer, à partir des images de Bertrand Gaudillère, leur perception du toucher, de la vue, du goût, de l’odeur et de l’ouïe. Et, pour faire bonne mesure, du temps et de l’espace. Nous partons d’un parti pris singulier : quel que soit le pays d’enfermement, la nature du lieu de détention, son confort ou son extrême dureté, le chaud, le froid, l’homme enfermé partage, avec tous les prisonniers du monde, une expérience proche. Leurs mots nous diront.

Prix : 35 € TTC

ISBN : 978-2-491924-37-9

Dépôt légal : juillet 2023

www.editions-libel.fr

Bernard Bolze, fondateur de Prison Insider
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.