Le Lettré de la Croix-Rousse (extrait)

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La République des Canuts

L'ABÉCÉDAIRE LIBRE ET CANANT DES AMOUREUX DE LA CROIX ROUSSE

Dans les pas de l’illustre Nizier du Puitspelu, Le Lettré de la Croix-Rousse propose une bambane inédite dans le cœur historique de la soierie lyonnaise. De l’abbé Pierre aux Voraces, cet alphabet sensible égrène plus de 150 articles attachés à raconter l’histoire, les savoir-faire, mais aussi la mémoire et l’imaginaire de la « colline qui travaille ». Ses auteurs, tous ministres de la République des Canuts, convoquent érudition et passion pour dresser le portrait chinois de l’un des quartiers emblématiques de Lyon.

Depuis 1986, la République des Canuts, au-delà de la vigne qu’elle entretient dans le parc de la Cerisaie, s’engage pour faire connaître la Croix-Rousse et ses traditions. Elle construit patiemment un lien social entre toutes celles et ceux qui se sentent concernés par la vie de ce quartier, organisant au long de l’année manifestations et célébrations.

La République des Canuts 25,00 € ISBN 978-2-491924-21-8 Dépôt légal : septembre 2022 www.editions-libel.fr



LIBRE ABÉCÉDAIRE



LE MOT DU PARSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE À L’INSTAR DE SES HOMOLOGUES, VAISE ET LA GUILLOTIÈRE, LA COMMUNE DE LA CROIX-ROUSSE EST RATTACHÉE À LYON DEPUIS LE DÉCRET DU 26 MARS 1852. CE FAUBOURG, DOTÉ D’UN PLATEAU ET DE DEUX FLANCS FORT PENTUS, DEVIENT ALORS LE 4E ARRONDISSEMENT. On se plaît à penser que, telle une reine assise sur un trône, lui-même dissimulé par les trois pans d’une longue robe de soie représentant les pentes orientale, occidentale et méridionale, la Croix-Rousse domine la grande ville. La statue de Bartholdi, place des Terreaux, n’illustre-t-elle pas cette réflexion imaginative : la Croix-Rousse entraînée, dans la plaine, par les quatre autres arrondissements ? On a coutume de dire : « Paris vaut bien une messe ! » alors, « la CroixRousse vaut bien un livre ! » Cette initiative est née au cours d’une réunion ministérielle, grâce à Nicolas Millet ministre du Bouchon. Celui-ci propose de rassembler, sous la forme d’un abécédaire, toutes les spécificités croix-roussiennes dont nous sommes admiratifs et auxquelles nous sommes tant attachés. L’ensemble des ministres, enthousiastes, apprécie à sa juste valeur ce projet et l’entérine immédiatement. Reste à le concrétiser et cette étape n’est pas gagnée. Collationner les coups de cœur, trouver les références historiques, rédiger les textes, mener des entretiens, le travail n’est pas insurmontable, mais peu aisé. Et puis, quand aurons-nous le temps ? Parfois, il faut savoir compter sur la providence. Ainsi, en mars et avril 2020, les aléas dus à la pandémie nous contraignent au confinement. Cet événement inattendu provoque, de notre côté, une lueur d’espoir. Le mi-

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nistre du Bouchon contacte Philibert Varenne, ministre de la Culture et lui propose de se mettre au travail. Le défi est relevé. Informé, je les rejoins et prends à mon tour la plume. Le Premier ministre Jacques Trompier, ainsi que le ministre à la Convivialité et aux Mâchons Pascal Miralles-Fomine, apportent leur concours. En quelques semaines plus de cent cinquante sujets sont répertoriés et chaque jour la rédaction des textes prend forme. Enfin, nous songeons à une publication et contactons les éditions Libel, dont les qualités professionnelles et humaines sur la place de Lyon ne sont plus à démontrer. Ainsi, cet ouvrage, par ses récits, ses illustrations sa présentation et par l’enthousiasme collectif qu’il a suscité, porte au pinacle notre belle Croix-Rousse ! Vous aurez, j’en suis persuadé, autant de plaisir à le lire que nous en avons eu à l’écrire.

GÉRARD TRUCHET Président de la République des Canuts

Le mot du Parsident de la République

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libre propos Vous tenez entre les mains un ouvrage unique, qui manquait au paysage Éditorial lyonnais et qui va marquer l’histoire de notre belle Croix-Rousse : l’abÉcÉdaire Éponyme, regroupant prÈs de 150 articles ! L’idée présidant à cet ouvrage est née dans l’esprit d’un vrai bon gone* de la RÉPUBLIQUE DES CANUTS. En même temps, seuls des croix-roussiens peuvent écrire, décrire, faire partager LEUR Croix-Rousse… Aussitôt proposée, aussitôt adoptée ! Les ministres se sont emparés de l’affaire. Est passé par là le pangolin malin, qui a agi comme un accélérateur : les ministres ont pris leur stylo, se sont bien gratté le coqueluchon* et ont commencé à écrire cette belle prose. Et vous lirez qu’il y a de la plume ! Des poètes ! Il ne s’est pas agi d’être exhaustif, mais bien d’évoquer NOTRE Croix-Rousse : pas celle d’un guide, pas celle d’un « estranger », celle des gones* du quartier. Mais ce ne fut pas facile. Encore fallait-il définir la Croix-Rousse : d’où partions-nous et jusqu’où allions-nous ? S’agissait-il de la Croix-Rousse, faubourg indépendant avant que Lyon ne lui soit rattachée ? Voulait-on évoquer le Plateau et les Pentes ? Après bien des hésitations, nous avons opté pour la Croix-Rousse dans son ensemble. Au fur et à mesure de l’écriture, nous avons encore approfondi ce que nous savions déjà : la Croix-Rousse est unique. Est-ce le fait d’être en hauteur, qui lui apporte cette troisième dimension qui manque si souvent à « ceux d’en bas » ? Est-ce à cause de son passé agricole qu’on y trouve ce bon sens propre aux gens de la terre ? Sont-ce les CANUTS qui lui ont insufflé ce supplément d’âme ? Doit-on à ce peuple d’ouvriers si qualifiés d’avoir fait naître tant d’innovateurs, de bâtisseurs ? La Croix-Rousse est-elle devenue terre de solidarité, d’innovations techniques et sociales en raison de la densité de son habitat ? Sûrement un peu de tout cela. En feuilletant ces pages, vous comprendrez comment chaque femme, chaque homme,

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chaque lieu, chaque ambiance, bien au-delà de ce qu’il est, de ce qu’il représente, contribue à faire sens, contribue à faire LA Croix-Rousse. Un lieu à part, où tout est souvent pensé avec une perspective plus grande que sa propre personne, son propre lieu, sa propre fonction. On n’y pense pas pour soi, mais pour ET avec l’autre. Toute action, toute création est un cadeau fait au monde, non pour se glorifier, mais pour partager. Cette sociabilité, si bien comprise et investie par les canuts, est une des caractéristiques marquantes de la Croix-Rousse. C’est en cela également qu’elle est unique ! Jetant des ponts entre les humains, entre le passé et l’avenir, entre la terre et l’eau, la terre et l’air, entre Condate et le Plateau, entre l’ici et l’ailleurs, un ailleurs qui peut être lointain ! Nous le savons bien : Paris regarde la France, Lyon regarde le monde et c’est encore plus vrai à la Croix-Rousse. Terre où il n’y avait rien ou si peu et où tout a été modelé par la main de l’homme, mais aussi son esprit… Patiemment, avec persévérance, opiniâtreté, tel le canut sur sa banquette qui, inlassablement, coup par coup, centimètre après centimètre, lance sa navette à travers la chaîne et un jour lève sa pièce et donne à voir ce tissu merveilleux, fruit de tant de labeur, de tant d’ingéniosité, de tant de finesse, de tant de beauté. Ainsi est notre Croix-Rousse chérie !

PHILIBERT VARENNE Ministre de la Culture

Libre propos

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INTRODUCTION La Colline de la Croix-Rousse est un des quartiers les plus emblÉmatiques de Lyon. Le présent Lettré vous propose d’y voyager, au travers de quelque cent cinquante articles qui vous emmèneront au plus près de sa vie, de sa mémoire, de ses savoir-faire autant que de son imaginaire. Ces entrées correspondent à des lieux, des femmes et des hommes, et autres valeurs qui fondent et sont l’âme de ce quartier. Sur la base de données historiques, mais aussi de l’imaginaire des auteurs, chaque texte dévoile des faits autant que des images, des traces connues et encore visibles, mais aussi d’autres plus discrètes, voire secrètes. Le parti pris repose sur la présentation d’anecdotes, de coups de cœur et de témoignages, directs ou indirects. Les auteurs, ministres de la République des Canuts, ont voulu raconter le quartier en faisant appel autant à leur analyse qu’à leur sensibilité, autant à la raison autant qu’à la poésie, s’inspirant ainsi de la démarche de Gaston Bachelard (1884-1962) pour qui « avant d’être un spectacle conscient, tout paysage est une expérience onirique » (L’eau et les rêves). Sonder le cœur et les reins de la Croix-Rousse, c’est arpenter ses rues et ses places, c’est interroger, directement ou au travers de textes, ses habitants célèbres ou anonymes, c’est chercher à découvrir les valeurs qui portent la colline où l’on apprend et l’on travaille, où l’on peine autant que l’on s’amuse. Et l’on comprend soudain qu’il n’existe pas de tâches – sur le métier à tisser, par exemple – sans attachement à une matière (la soie), une lumière, des sons (l’atelier) et des personnes (les canuts). Et l’on comprend aussi qu’il n’existe pas de valeur ajoutée – la qualité des étoffes lyonnaises – sans valeur de fraternité – comme en témoigne en 1835 LE COMMERCE VÉRIDIQUE ET SOCIAL de Michel-Marie Derrion (1803-1850) et Regnier. Cet abécédaire nous emmène sur les pentes et le plateau de la colline de la Croix-Rousse. Là, l’industrie de la soie a connu ses heures de gloire dès le xviie siècle ; elle perdurera jusqu’au début du xxe et connaît encore

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aujourd’hui quelques rares et belles signatures. Rien ne prédisposait ce bout de ville à s’engager dans une telle activité : ni l’accès aux matières premières, ni une technologie révolutionnaire. Un édit de François Ier face à la concurrence lombarde et l’ingéniosité, l’opiniâtreté et la coopération négociée feront le reste. Le soyeux achète les cocons de soie aux magnaneries des montagnes voisines (Ardèche, Pilat, Bugey), trouve un client et négocie avec le canut pour réaliser l’ouvrage. Le canut possède son métier à tisser et le savoir-faire y afférent. Maître de son art, il s’occupe de toute l’œuvre du tissage dans une hiérarchie professionnelle qui va de l’apprenti au compagnon et du compagnon au chef d’atelier. Avantages : la liberté de négocier le prix de l’ouvrage et d’appréhender toute la chaîne de fabrication. Inconvénients : en période de crise, le commanditaire peut laisser au chômage l’ouvrier sans que cela lui coûte. Il faudra donc se doter très tôt – et sans doute pour la première fois en France – d’outils de régulation des relations sociales dans le textile. Les périodes les plus dures mènent l’ouvrier à la misère et à la famine. Il faudra donc se prémunir contre les coups du sort et les aléas des marchés. C’est pourquoi, dès 1806, se crée ici le premier conseil des prud’hommes pour organiser les relations entre soyeux* – compagnons, apprentis – et canuts, et apaiser les éventuels conflits sociaux, qui ne cesseront de se dégrader jusqu’à la première révolte de 1831. En 1835, Derrion et Reynier lancent la première coopérative en France, le « commerce véridique et sociétaire » qui ouvrira aux ouvriers un accès aux biens de première nécessité dans les meilleures conditions tarifaires. En 1869 et dans le prolongement de la dynamique du catholicisme social, Lyon comptera jusqu’à 30 sociétés coopératives de consommation, mouvement de l’économie sociale et solidaire encore particulièrement vivace aujourd’hui. Ces pionniers seront suivis par d’autres comme les prêtres ouvriers, la ligue contre le cancer ou la communauté Emmaüs fondée par l’ABBÉ PIERRE né à la Croix-Rousse. Voilà ce dont témoigne ce Lettré libre et amoureux ! De cette atmosphère sociale qui fait de son voisin comme d’un plus lointain inconnu l’objet d’une attention, d’une compassion et d’une solidarité. Les textes donnent la parole aux places, aux rues et à leurs immeubles. Ils donnent également la parole aux femmes et aux hommes qui sont né(e) s et qui ont grandi ici : industriels, ingénieurs visionnaires ou artisans talentueux, humanistes, citoyens du monde avant l’heure, artistes proposant tous les styles, sur tous les supports, avec toutes les audaces. Le mouvement, l’ouverture, la combinaison des techniques et des styles caractérisent leurs

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entreprises humaines. Comment ce petit bout de terre a-t-il pu accueillir de si grands hommes et faire ainsi de la Croix-Rousse une des racines principales de l’arbre industriel lyonnais ? En effet, ce sont bien le commerce puis l’industrie qui ont fait de Lyon la deuxième métropole de France. D’abord grâce au métier à tisser, technologie déjà maîtrisée par les peuples préhistoriques, puis grâce à la chimie et à la mécanique auxquelles JOSEPH MARIE JACQUARD et JOSEPH GILLET ont apporté des contributions décisives. Entre 1815 et 1860, avec le traité de libre-échange entre la France et l’Angleterre, deux modèles s’opposent : de grandes manufactures avec une ou plusieurs machines à vapeur centrales, côté anglais, et du travail à façon à domicile sur les métiers des canuts de la Croix-Rousse, côté lyonnais. Deux visions de l’industrie qui résonnent d’une étrange actualité ! Par ailleurs, la nature protéinique de la soie appelle un blanchiment par l’acide, ce qui nécessitera la création d’une industrie chimique dont les descendants peuplent encore le sud de Lyon. La mécanisation des procédés – parfois dangereux – notamment pour la teinture, sera à l’origine d’un développement nouveau de la métallurgie (pompes et cuves) et de la mécanique, source de l’extraordinaire vitalité de Lyon dans les premiers temps de l’automobile (+/- 1900, voir MARIUS BERLIET). Ces technologies vont bien vite irriguer le secteur de l’énergie et de l’électricité ; la tréfilerie des métaux non ferreux et le câble permettront de fabriquer des lampes d’éclairage, puis de TSF, utilisées en 1931 par MARCEL TEPPAZ, le « Sony français », génial fabricant à la Croix-Rousse et père de l’ancêtre du « Walkman », dont certains brevets ont été rachetés par le constructeur japonais. De plus, pour maîtriser ces technologies et disposer de salariés compétents, une série d’établissements de formation professionnelle a été créée durant tout le xixe siècle à Lyon et à la Croix-Rousse, dont la Martinière en 1833. Cette confrontation précoce et permanente à la matière, aux technologies et aux hiérarchies, conciliantes ou contraignantes, forge les caractères pour négocier ou contester. Ceci explique sans doute que les habitants de la colline de la « RebelLyon », ouverts à la nouveauté, soient aussi sensibles à l’injustice, épris de liberté et enclins à la solidarité. Ce tableau – et donc notre Lettré – ne saurait être complet sans les loisirs de la colline. Sur ses places ombragées, le JEU DE BOULES était et demeure une institution autant ludique que sociale. Le terrain est délimité par des « barres », terme identique aux métiers à tisser, et l’on jette chaque boule d’un mouvement souple et en avançant de quelques pas, dans une chorégraphie de navette remontant le jeu comme celle-ci traverse le fil de chaîne.

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Le bruit de la boule qui, lors d’un tir, touche la poutre de clôture de l’aire de jeu, rappelle étrangement le bruit de la navette rentrant dans sa loge, le rat*. Le métier de canut exige une approche intime de la matière par un contact permanent visuel et tactile. Le jeu de boules à la lyonnaise prolonge cette relation dans ses règles et son vocabulaire. Le délassement des jambes n’empêche pas la concentration sur le cochonnet. La boule lyonnaise est bien, ici comme ailleurs, un sport de places et vient prolonger la gestuelle du tissage dans le déridage des jambes et le ciblage du carreau*, sans le recours aux « pieds tanqués », plus méridionaux, d’où vient le mot pétanque. C’est sur ces places, en comparaison à d’autres en Europe où trône un général à l’image de Trafalgar Square et son amiral Nelson à Londres, ces places de jeux et de conversations que l’on comprend qu’à Lyon la subtilité marchande l’emporte au final sur la brutalité combattante, l’esprit d’Athènes sur celui de Sparte. Les habitants de la Croix-Rousse, comme sans doute de Lyon, sont naturellement à leur aise dans les liaisons et les combinaisons plutôt que dans l’affrontement cherchant à maîtriser ce qui se dresse contre soi, la matière, les hommes ou les cieux. Avec le métier à tisser comme avec la nature hostile ou destructrice, il faut savoir se replier puis reprendre, diversifier les ressources, s’ancrer et voyager, allier les matériaux comme relier les hommes : c’est cet art de la recombinaison qui fait voir le germe d’une caméra dans le moteur d’une machine à coudre Thimonier ou un mur aveugle comme le support d’une fresque racontant la vie du quartier – le MUR DES CANUTS. Relier les hommes, c’est mettre en avant des valeurs comme la convivialité, la liberté et la solidarité qui pourraient s’inscrire également sur le fronton de quelques bâtiments croix-roussiens et qui animent la République des Canuts. L’homme ne se conçoit que par une appartenance à un lieu qu’il investit de ses actes et de sa mémoire ; c’est cette appartenance qui le fait penser, voir et agir. Son action n’est pas que prédation et à la Croix-Rousse moins qu’ailleurs. En effet, la prédation est d’autant plus dévastatrice que son auteur n’appartient pas au territoire où il prélève son butin : les conquistadors d’hier et les golden boys d’aujourd’hui qui agissent « hors sol » le savent bien. Mais dès que l’on appartient à un territoire, on vit et travaille dans ce territoire en faisant société (la politique), en y laissant des traces (écritures, arts plastiques, monuments), en y emmagasinant des images ou en y vénérant Dieu ou des forces cosmiques. L’écrit, l’écran et l’écrin fondent aujourd’hui l’acte de culture qui cherche à donner du sens à la vie au présent. Ami(e)s lecteurs et lectrices, vous pouvez lire ce Lettré de la manière qu’il vous plaira, mais avec ce viatique, vos balades dans le quartier de la Croix-

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Rousse prendront un autre sens et les saveurs de ce « territoire-source » vous ouvriront l’appétit de ces lieux, de ces hommes et de ces valeurs. Ce dictionnaire est l’écrit de cet écrin qu’est le quartier de la Croix-Rousse.

NICOLAS MILLET Ministre des Bouchons

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sommaire


A

Abbé Pierre (l’) p. 19 Amphithéâtre des Trois Gaules (l’) p. 20 Apparition de la Vierge Marie p. 22 Arc-en-ciel au-dessus de la Croix-Rousse (un) p. 23 Arêtes de poisson (les) p. 24

Bains-douches de Flesselles (les) p. 27 Belle Allemande (la) p. 28 Berliet (Marius) p. 30 Bertone (Marcel) p. 31 Bistanclaque-pan p. 32 Bobos du Plateau (les) p. 33 Bouchon (Basile Boachon, dit) p. 33 Boucle (la) p. 35 Boule lyonnaise (la) p. 37 Boulevard de la Croix-Rousse (le) p. 37 Brandons (les) p. 41 Bugnes (les) p. 41 Butin (Jean) p. 42

B

Cafés de la Croix-Rousse (les) p. 47 Caillet (Gabriel) p. 49 Canuts (les) p. 50 Carquillat (Michel), Célu (Jeanne-Marie) p. 52 Cervelle de canut (la) p. 54 Chalier (Joseph-Marie) p. 55 Chanson croix-roussienne (la) p. 56 Chat de la Croix-Rousse (le) p. 58 Cimetière de la Croix-Rousse (le) p. 59 Cinéma Saint-Denis (le) p. 61 Clos Jouve (le) p. 63 Coiffeur des canuts (le) p. 65 Commandant Antoine Arnaud p. 66 Commerce véridique et social (le) p. 67 Consoles de repos (les) p. 70 Coquillat (Jean) p. 72 Cottivet (la Mère) p. 75 Craquelin (le Père) p. 75

C


Crèche de Saint-Bruno (la) p. 77 Croix rousse (la) p. 78

D

Dessinateurs en soierie (les) p. 81 Dumenge (Pierre-Gabriel) p. 82 Dupont (Pierre) p. 83

E

École Georges Aveyron p. 87 École supérieure du professorat des écoles p. 88 École de tissage p. 91 Église Saint-Bruno des Chartreux p. 92 Équevilles (les) p. 94 Esprit des canuts (l’) p. 94

F

Fanny (la) p. 99 Ficelles (les) p. 100 Fort Saint-Jean (le) p. 102

Galoche (la) p. 105 Gandouse (histoire de) p. 106 Gareur (le) p. 107 Garnier (Tony) p. 108 Gillet pères et fils p. 110 Gloriettes (les) p. 113 Gobilles (les) p. 113 Godart (Justin) p. 114 Gouvernement de la République des Canuts (le) p. 118 Graffiti enflammé (le) p. 119 Grande-Côte (la) p. 119 Grande-rue (la) p. 119 Gros-Caillou (le) p. 122 Guignol p. 123

G


H

Hénon (Jacques-Louis) p. 127 Herriot (Édouard) p. 128 Hôpital de la Croix-Rousse (l’) p. 129

Irritation insolite d’une horloge p. 133 Ivrogne de Pipelu p. 133

J

I

Jacquard (Joseph Marie) p. 137 Jardin de Rosa Mir (le) p. 140

Leroudier (Marie-Anne et Émile) p. 143 Létourneau (Henriette) p. 144 Linossier Claudius p. 145 Littré de la Grand’Côte (le) p. 146 Luc (Robert) p. 149 Lyon Côté Croix-Rousse p. 150

L

Mairie de la Croix-Rousse (la) p. 153 Maison Ancel (la) p. 155 Maison aux 365 fenêtres (la) p. 157 Maison des Canuts (la) p. 158 Marché de la Croix-Rousse (le) p. 160 Marie-Thé p. 163 Marmite Colbert (la) p. 164 Marrain (le) p. 166 Matefaim (le) p. 166 Mattelon (Georges) p. 167 Mignot (Gérard) p. 169 Montée Saint-Sébastien (la) p. 170 Montée de Serin (la) p. 172 Moulin (Jean) p. 173 Mur des Canuts (le) p. 175

M


N O Navets (les) p. 179 Navette (la) p. 179

Ouverture amoureuse p. 181

Pain des canuts (le) p. 183 Paradis (le) p. 183 Parc de la Cerisaie (le) p. 184 Pensée d’une rose p. 184 Petites Sœurs des Pauvres Ma Maison p. 185 Popy (Francis) p. 186 Poujol (Roger) p. 187 Présidents de la République des Canuts (les) p. 189 Prix Canut (le) p. 189

Q

Quartier (notre) p. 193

R

Rattachement à Lyon (le) p. 197 Remparts (les) p. 198 République des Canuts (la) p. 200 République du Gros-Caillou (la) p. 203 Révoltes des canuts (les) p. 204 Rhône (le) p. 212 Rude (Fernand) p. 213

S

Saint-Denis p. 217 Salendre (Georges) p. 217 Salle de la Ficelle (la) p. 218 Saône (la) p. 219

P


Scandale (la gaine) p. 221 Soierie Vivante p. 221 Soulary (Josephin) p. 222 Symphonies pour une colline p. 224

T

Teppaz (Marcel) p. 229 Théâtre de la Croix-Rousse (le) p. 231 Tour Pitrat (la) p. 234 Train bleu (le) p. 235 Trassoudaine (Luc) p. 236 Tresh (Georges-Albert) p. 237 Tunnel routier (le) p. 239

Vendanges (les) p. 243 Villa Brochier (la) p. 244 Villa Gillet (la) p. 247 Vin de par chez soi (le) p. 250 Vive les communs de la Croix-Rousse ! p. 254 Vivre en travaillant ou mourir en combattant p. 256 Vogue des marrons (la) p. 257 Voraces (les) p. 260 Vue de loin p. 262

V

wx z y W X Y Z p. 265, 266



L’ABBÉ PIERRE Beaucoup se demanderont ce que fait l’abbé Pierre dans cet ouvrage. Cela signifierait-il que ce héros, cette icône, cet homme des causes désespérées, mais pas perdues, ce défenseur des petits et des humbles, est devenu un « patrimoine » français, que personne ne peut ou n’ose plus s’approprier ? Il ne s’agit pas ici de revendiquer quoi que ce soit, mais juste de rappeler que Marie Joseph Henri Grouès est né à la Croix-Rousse le 5 août 1912, au 8 de la petite rue des Gloriettes (actuelle rue Louis Thévenet) et qu’il a été baptisé à Saint-Eucher. C’est le cinquième enfant d’une fratrie de huit, dont le père, catholique engagé, est directeur des Fonderies du Rhône. Ce père qui, le dimanche au sein de l’Association des hospitaliers-veilleurs, rase, coupe les cheveux et sert les repas aux mendiants, est baptisé « le barbier des miséreux ». En même temps que Marie Joseph Henri étudie chez les Jésuites, il entre chez les scouts. À 15 ans, au cours d’un voyage à Rome, une étape à Assise, en Ombrie, le marque particulièrement. L’exemple de Saint François d’Assise va alors le guider. Entre dépouillement et action, il hésite, et en 1931, choisit de devenir capucin, d’abord à Saint-Étienne puis à Crest dans la Drôme. En 1932, il devient frère Philippe. Si cette étape s’avère décisive dans sa vocation et fondatrice dans sa réflexion, les conditions de vie monastique très dures s’accordent mal à sa santé fragile. Ordonné prêtre le 24 août 1938, il quitte les Capucins en avril 1939 et devient vicaire à Grenoble. Mobilisé en septembre 1939, il revient un an après. En juillet 1942, il entre dans la Résistance. Celui qui se fait alors appeler l’abbé Pierre (un de ses quatre pseudonymes) crée chez lui un atelier de faux papiers, monte des filières de passage en Suisse pour les Juifs, des maquis pour les jeunes fuyant le STO (Service du travail obligatoire). En mai 1944, il part rejoindre le général de Gaulle à Alger. Rentré en France en janvier 1945, il est élu député MRP (Mouvement républicain populaire) de la Meurthe-et-Moselle le 21 octobre 1945. C’est avec un certain soulagement qu’il n’est pas réélu en juin 1951… En effet, depuis 1947, il a ouvert un nouveau chantier : la création à Neuilly-Plaisance d’une auberge internationale de jeunesse, pour accueillir dans un lieu de fraternité des jeunes du monde entier. En 1949 naît ce qui est et sera son grand œuvre : Les Compagnons d’Emmaüs, fruit de sa rencontre avec Georges Legay (1903-1966), ancien bagnard dans une grande misère à qui l’abbé Pierre ne peut rien offrir sauf son amitié, mais dont il demandera l’aide !

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En décembre 1949, la communauté accueille une première famille ; en 1950, elle réalise une première construction ; en 1951, les compagnons bâtisseurs deviennent les compagnons chiffonniers. Le 1er février 1954, l’abbé Pierre lance son fameux appel, qui fera voler en éclats les réticences gouvernementales face à l’urgence : un plan de financement de 10 milliards de francs est voté pour faire construire 10 000 logements d’urgence et la trêve hivernale des expulsions est instaurée. Beaucoup de pays dans le monde vont faire appel à son expertise. En 1963, il est l’initiateur d’Emmaüs International avec un principe simple : tout devient possible si l’on s’appuie sur les hommes. Jusqu’à sa mort, le 22 janvier 2007, il ne cessera de se battre contre la faim dans le monde, contre les dictatures et pour la démocratie, pour le droit d’asile, pour le droit au logement, pour le dialogue interreligieux. Il laisse derrière lui une œuvre immense et bien vivante s’inscrivant dans la grande tradition humaniste lyonnaise.

L’AMPHITHÉÂTRE DES TROIS GAULES Rares sont les conquérants qui ont autant la science des peuples vaincus que les Romains. La Gaule conquise et la paix acquise « ad augusta per angusta », le processus civilisationnel se met en place et l’on commence par construire une ville et ses bâtiments publics. Auguste (63 av. J.-C.-14), Claude (10 av. J.C.-54) – le Lyonnais – et Vespasien (règne de 69 à 79) se mettent à l’ouvrage avec une volonté et une continuité sans faille. À Lyon comme dans les autres points de la Gaule, on fait descendre les Gaulois de leurs « oppida » pour les installer en ville. Ces peuples sont aussi fougueux par jeu, que dociles par intérêt. Ils abandonnent ainsi leurs lances pour prendre les manchons de la charrue (voir le « calendrier rustique » des belles mosaïques de SaintRomain-en-Gal !) ou ouvrir une échoppe, voire un atelier. L’oppidum du mont Verdun est oublié au profit des échoppes de Condate, en bord de Saône. Il est étonnant de constater la réussite de l’entreprise, puisque sur les 60 cités créées ou développées dans les Trois Gaules du Haut-Empire, près de la moitié sont aujourd’hui une préfecture de département ; ce chiffre grimpe aux deux tiers si l’on compte les sous-préfectures. De plus, les routes romaines semblent déjà dessiner le réseau routier français.

Amphithéâtre des Trois Gaules (l’)

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Les Gaulois sont également attachés à un certain art de vivre et aux honneurs : la ville de Lugdunum va leur offrir ce qu’ils désirent. L’eau à volonté amenée par un grand aqueduc, des thermes, des places, des rues commerçantes bien achalandées avec les produits remontant le Rhône ou descendant la Saône, autant de « merveilles » qui font oublier bien vite la rusticité de la hutte gauloise. La puissance ne dure pas si elle n’est accompagnée de quelque reconnaissance qui contribue plus fortement encore à la romanisation des esprits. Ce sera sur le bas des pentes de la Croix-Rousse que la marque de l’organisation et de l’influence romaines sera la plus éclatante. En l’an 12 av. J.-C., on y construit tout d’abord un sanctuaire pour honorer le culte impérial, les dieux romains, mais aussi leurs « homologues » gaulois dans une sorte d’œcuménisme diplomatique et bienveillant. Quelques années plus tard et sous l’autorité du grand prêtre fédéral Julius Rufus, on entreprend la construction d’un vaste amphithéâtre dont l’emprise au sol dépassera les 15 000 m2 lors de son extension. Le lieu cumule des fonctions politiques, administratives et d’agréments. Il est prestigieux et tout de pierres taillées. Chaque 1er août – le mois d’Auguste – débute un grand rassemblement des 60 tribus gauloises réparties entre la Gaule Belgique (15 peuples), la Gaule Lyonnaise (25) et la Gaule Aquitaine (20). Leurs délégués apprennent ici et progressivement leur nouveau statut de sujets de l’empereur et de Rome. Ils peuvent exprimer leurs doléances, leurs souhaits, mais également actualiser les codes et le tribut de leur soumission. Certains pourront même accéder à quelques fonctions publiques impériales. C’est à cet endroit que les Gaulois apprennent les mots (latins) et les règles (droit romain) du débat public et de la recherche de solutions partagées, comme une sorte d’origine lointaine du parlement national. Mais on ne fait pas que croiser les mots dans cette enceinte, on y croise également le fer dans une mise en scène très étudiée des combats guerriers : les jeux du cirque. Durant une quinzaine de jours, en effet, se succèdent les combats de gladiateurs, les supplices de martyrs (en 177 quarante-cinq chrétiens, dont Pothin et Blandine) et les scènes plus légères de comédies et de pantomimes. Vienne, la « florissante » ne tarde pas à se voir supplanter par ces spectacles lyonnais, comme un avant-goût de l’émulation actuelle entre les festivals présentés dans les théâtres romains de « Jazz à Vienne » et des « Nuits de Fourvière ». Néanmoins, toutes deux, grâce à leurs « nautes », serviront et desserviront Rome en produits et en impôts plus facilement mobilisables et contrôlables à l’occasion de tels rassemblements.

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C’est ainsi un jeu gagnant-gagnant qui s’est installé entre le peuple des vainqueurs et celui des vaincus, et la sagacité des trois empereurs de la paix y est pour beaucoup. De fait, rares sont les peuples soumis qui ont autant profité des « dons de civilisation » de leurs nouveaux maîtres que les Gaulois… et l’amphithéâtre des Trois Gaules en était le lieu d’incandescence. C’est ce que Amable Audin (1899-1990) – brillant archéologue à qui il faut rendre hommage pour les fouilles qu’il a entreprises sur le site – a traduit dans son livre Lyon, miroir de Rome, en 1965.

APPARITION DE LA VIERGE MARIE À l’hôpital de la Croix-Rousse, sur un lit de la grande salle commune, repose Anne-Marie Coste. Cette jeune fille d’environ 18 ans est soignée pour une grave maladie des os. Ce mal incurable ne lui permet plus de marcher. Les médecins lui proposent le port d’un corset de fer : ce carcan est un supplice. Malgré tout, elle fait courageusement face, et petit à petit arrive à se tenir debout et à avancer. Au milieu de la nuit du 6 novembre 1882, songeant sans doute à son avenir et la prière aidant, elle remarque subitement un halo lumineux se former au pied de son lit. Intriguée, elle se redresse et distingue la Sainte Vierge. Vêtue d’un long manteau, coiffée d’un diadème, la Vierge lui parle : « Tu souffres beaucoup, je viens te consoler. » Anne-Marie est bouleversée. Au cours de son hospitalisation, elle se lie d’amitié avec sa voisine de lit, une femme très pieuse. Ses parents prennent Anne-Marie sous leur protection. Leur fille décédée, la famille Duguerry l’accueille chez elle au 26, rue Claude Joseph Bonnet et l’installe dans la soupente. Chaque jour elle prie et pense sans cesse à ce mois de novembre quand, le 2 janvier 1883, à dix heures du soir, la Vierge lui apparaît à nouveau. « Fais ta prière mon enfant, je vais la faire avec toi. » Puis la Vierge évoque la France, Lyon… lui montre une médaille qu’elle porte à son cou et lui déclare : « Tu en feras des semblables. » Comme Anne-Marie lui demande la médaille en fait de preuve, la Vierge lui répond : « Mes preuves sont ma protection pour Lyon et ta guérison, car je veux te guérir. » À ce moment, Anne-Marie Coste se sent transformée et la Vierge se retire en lui disant : « Nouvelle année, nouvelle vie. » À deux heures du matin, Anne-Marie se couche. Elle est guérie.

Apparition de la Vierge Marie (l’)

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Sa famille d’adoption n’en revient pas, et le médecin de l’hôpital est éberlué de la voir rapporter son corset. Doutant même de la guérison, il déchire une feuille de papier en morceaux et lui demande de les ramasser. AnneMarie s’exécute. En quelques jours, la nouvelle de cette guérison miraculeuse et de l’apparition de la Vierge se répand dans toute la Croix-Rousse, à Lyon et même au-delà. Dès lors, nombreux sont les fidèles qui défilent dans la soupente. Débordée, Anne-Marie entre au couvent. Néanmoins les fidèles n’abandonnent pas pour autant la soupente du 26 rue Claude-Joseph Bonnet. On rapporte que, chaque jour, près de cinq-cents personnes veulent entrer en ce lieu saint. Enfin, des miracles s’accomplissent ! L’Église demande que l’accès à la soupente soit interdit au public. Elle restera murée jusqu’en 1950. Quant à Anne-Marie Coste, elle meurt auprès des religieuses de Saint-Joseph à Saint-Priest-en-Jarrez, le 28 avril 1924.

UN ARC-EN-CIEL AU-DESSUS DE LA CROIX-ROUSSE Guettant la fin de l’averse de cette belle journée orageuse telle que la colline en connaît à la fin-août, le voilà qui se jette sur les gouttes pour iriser de ses sept lumières vives la voûte du ciel. Joli pont avec et sur la terre, joli pont aussi entre les hommes ! Cet arc-en-ciel au-dessus de la Croix-Rousse est semblable à mille autres, mais il est aussi unique et voici pourquoi. Comme par magie, au lieu de s’appuyer sur les berges à l’image de tous les ponts, lui semble poser chacun de ses deux piliers au milieu des deux fleuves qui enlacent la colline : la Saône et le Rhône. Chaque pilier symbolise l’enracinement local de l’arc-en-ciel. Tout d’abord par ses couleurs dont le jaune-or est celui des bugnes* et l’orangé celui des pierres de Couzon-au-Mont-d’Or qui viennent parer quelques bâtiments du quartier ; ou encore celui du pourpre dont les rideaux du THÉÂTRE DE LA CROIX-ROUSSE ou du CINÉMA SAINT-DENIS semblent tissés ; et enfin le violet des raisins de la vigne du CLOS DES CANUTS. Puis les couleurs cèdent la place aux mots : les mots des événements qui sont toujours ici hauts en couleur et en sonorités : de la VOGUE DES MARRONS aux vendanges du Clos des Canuts ; les mots des femmes et des hommes « pontifes » qui ont su créer du lien et rapprocher les êtres dans la solidarité et la

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joie : de L’ABBÉ PIERRE à GABY CAILLET et tant d’autres « passeurs d’hommes ». C’est cette culture de l’alliance qu’enjambe l’arc-en-ciel de la Croix-Rousse, celle qui fait surmonter les crises et qui donne le viatique pour un nouveau départ dans la vie. Cette alliance ajoute l’accomplissement à l’enracinement. Et puis l’arc-en-ciel figure une anse de panier dont la base est formée par le quartier. Un panier chargé de son histoire maraîchère avec aujourd’hui des fleurs qui poussent dans les mille jardins et parterres, créant une mosaïque de couleurs en écho à celles qu’il projette dans le ciel. Ce ciel est toujours un peu plus lumineux que dans le reste de la ville et c’est pourquoi cet arc-en-ciel s’y trouve tant à son aise. Et puis, il peut aussi dialoguer avec les petits arcs de quelques portes cochères qui sont un peu ses « petits cousins » terrestres. Ce ciel bleu de la Croix-Rousse prête à la rêverie pour inventer de nouveaux horizons et pour inspirer ceux qui triment sous son toit profond. Il a sans doute apporté son concours à de nombreuses idées nouvelles qui ont germé dans l’esprit de plusieurs croix-roussien(ne)s. Si le ciel nébuleux peut créer un arc-en-ciel, alors pourquoi une rêverie diurne ne donnerait-elle pas l’idée d’un motif chez Philippe de La Salle (1723-1804) ou le chemin des lumières cézanniennes chez GEORGES-ALBERT TRESCH ? Élever son regard, c’est forcément élever sa conscience et cette verticalité impressionne, mais motive également. C’est ainsi que l’arc-en-ciel qui coiffe la Croix-Rousse nous décoiffe autant !

LES ARÊTES DE POISSON La colline de la Croix-Rousse est réputée pour sa lumière que l’on aime voir miroiter au printemps. Mais il faut également savoir prendre le chemin de ses ombres et de ses profondeurs voire, comme souvent en pareil cas, convoquer notre affectivité. En effet, un ouvrage tel que celui-ci s’intéresse moins à l’archéologie historique – des spécialistes s’en chargent avec perspicacité – qu’à l’archéologie psychologique. Pour l’archéologie historique, les recherches et le débat se poursuivent avec méthode autant qu’avec passion sur ces galeries souterraines « en arêtes de poisson » d’une facture exceptionnelle et d’une architecture sans équivalent dans le monde. Pour les uns et grâce aux datations au carbone 14 des poutres de soutènement en bois, il s’agirait d’une construction antique réalisée entre le ive siècle av. J.-C. et le règne de l’empereur Claude (ier

Arêtes de poisson (les)

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siècle), avec une fonction liée à l’amphithéâtre-sanctuaire des Trois Gaules ou/et de stockage. Pour d’autres en revanche, ces galeries représentent un des dispositifs de défense associés à la citadelle royale construite en 1564 sur le plateau de la Croix-Rousse, sur l’ordre de Charles IX, à l’image de ce que l’on rencontre dans certaines villes (Limoges, Auxerre) ou villages du Sud-Ouest. Une dernière hypothèse interprète l’ouvrage comme ayant servi d’entrepôt temporaire, au XIIIe siècle, pour abriter le trésor des Templiers. Aucune de ces trois versions n’avance cependant de preuves décisives et la fonction précise de ces galeries reste une énigme. C’est ici que l’archéologie psychologique des images entre en scène. Descendre par ses escaliers ou par un de ses 16 puits, c’est pénétrer en quelque sorte dans le subconscient du quartier. Arpenter ces 34 couloirs, c’est comme entrer dans un autre univers ou une autre dimension. La boue glissante qui recouvre le sol, telle la peau d’un animal amphibien fantastique, la posture courbée et les bruits étranges qui parcourent les galeries font apparaître des sentiments troublants. La peur le dispute à la curiosité, la vue cède les commandes à l’oreille. L’expérience de la profondeur obscure fait percevoir le risque de se perdre ou de se voir enseveli, comme englouti par ce « Jonas souterrain ». Le désir de découvrir quelques mystères ou un grand secret affronte discrètement cette angoisse. La polyvalence des usages possibles fait écho à l’ambivalence des images d’une grotte paisible et d’un gouffre inquiétant. En avançant le long des 156 mètres de la galerie principale, on pense à la ruse de Dédale et à la magie du fil d’Ariane. C’est ce fil qui a poursuivi son déroulement dans d’autres boyaux plus contemporains avec les réseaux d’électricité et de fibres optiques. Une expérience des profondeurs s’accompagne souvent du sentiment d’enracinement, comme si on était venu chercher là les origines obscures du quartier de la Croix-Rousse. Revenu à la lumière du jour, on s’aperçoit, avec un sourire intérieur, que c’est moins cette quête qui nous habite, que la satisfaction d’avoir réussi cette mise à l’épreuve de notre volonté de savoir avancer dans l’inconnu, en étant capable d’affronter nos propres peurs enfantines.

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LES BAINS-DOUCHES DE FLESSELLES Du point de vue de l’accès à l’eau, le plateau de la Croix-Rousse repose sur un paradoxe géologique. Le quartier est bordé par deux cours d’eau, cas assez rare en Europe, mais le Plateau a anciennement connu des difficultés d’approvisionnement en eau pour l’usage domestique de ses habitants. C’est sans doute la possibilité d’acheminer cette précieuse ressource qui a permis, grâce à l’aqueduc des monts du Lyonnais, à la colline de Fourvière de précéder sa sœur croix-roussienne dans bien des domaines de l’urbanisation. Des thermes de belles dimensions y sont construits dès le ier siècle de notre ère. Mais pour sa « sœur sèche », il faudra attendre le milieu du xixe siècle pour qu’un véritable service de l’eau puisse se mettre en place. En attendant, ses habitants ont connu bien des peines pour se désaltérer, comme pour se nettoyer. Aujourd’hui encore, point de fontaine ou de vasque sur les places ! Descendre aux fleuves pour se baigner ou se laver, payer chèrement le portefaix qui remonte l’eau dans ses seaux, éreinter les enfants qui vont tirer l’eau de puits particulièrement profonds, subir les envahissements de boue après un orage ou la fonte de la neige sans jet puissant pour nettoyer, autant de difficultés ardues qui ont longtemps marqué les corps, les bourses et les mémoires du quartier. Heureusement encore que le métier à tisser à bras a avantageusement remplacé l’usage industriel de l’eau-énergie. À la Croix-Rousse, c’est l’air qui purifie les corps bien avant l’eau. C’est pourquoi, lorsqu’en ce début du xxe, il est décidé d’édifier des bains-douches, ce sera également un lavoir équipé d’une blanchisserie et d’une soixantaine de lessiveuses au rez-de-chaussée, et d’une partie de cabines de douches au premier étage. Le bâtiment est surmonté d’une cheminée de 35 mètres de haut pour évacuer les fumées de la chaufferie. Dès lors et chaque matin, des blanchisseuses du quartier se pressaient pour laver leur linge tiré d’une brouette bien remplie. Un peu plus tard, les ouvriers et les employés qui ne disposaient pas encore de salle de bain dans leur logement venaient faire leur toilette dans l’une des 24 cabines individuelles distribuées de part et d’autre d’un large couloir central et situées au premier étage. C’est tout un îlot de vie et de rencontres qui s’organise autour de cet équipement avec ses commerces (droguerie pour le savon) et ses cafés, mais aussi les écoles primaire et maternelle Victor Hugo tout comme la salle municipale Paul Garçin.

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Pourtant, la tradition rappelle que les Lyonnais ont un penchant naturel pour les bains de rivière, et qu’ils savent nager avant même de savoir marcher. Durant longtemps cela n’a pas été le cas des croix-roussiens ! Dès le xviiie siècle en effet, des barques – les « bêches lyonnaises » – étaient disposées en cercle quelque part sur la Saône ou le Rhône ; les plus motivés et les plus sportifs se baignaient au milieu. Il y eut ensuite les bains municipaux de la Tête d’Or puis les « chalets de bain » pour assurer des bains « par aspersion ». Du reste, l’un d’eux sera installé à la Croix-Rousse et connaîtra un certain succès. On s’y nettoie, on s’y délasse, on s’y revigore. Apparaît ainsi une sorte de confrontation entre « l’eau sauvage » des fleuves et « l’eau aimable » des chalets et bains-douches. L’eau sauvage, parfois violente, provoque des dégâts et des accidents. Elle met à l’épreuve le courage des hommes qui l’affrontent par leur la volonté et leur ruse, sources de toutes les inventions technologiques. L’eau aimable présente une image plus ambivalente où l’hygiène côtoie la pudeur et même la séduction. Le xixe siècle a privilégié les premières, notre modernité plus narcissique épouse la dernière. Sur le site des Flesselles ou dans notre salle de bain, un manteau de faïence blanche nous enveloppe pour participer à ce complot hygiéniste. Sous le jet franc et chaud de la douche, notre peau savonnée ne tarde pas à lâcher les derniers miasmes encore accrochés à notre peau. Un filet d’eau les embarque discrètement vers le sol et sa vidange cyclopéenne. En 2014, les bains-douches de Flesselles ne comptent que 8 900 passages, soit une trentaine de personnes par jour. Leur fermeture est décidée deux ans plus tard. En quelques décennies, le confort moderne des logements individuels a rendu obsolète ce qui avait été considéré comme une avancée sociale et symbolique de première importance entre 1890 et 1935. Aujourd’hui et comme un nouveau signe des temps, seules les automobiles connaissent encore le partage du bain sous les rouleaux et les karchers des stations-service du quartier. Notre peau de métal doit reluire autant que notre peau de chair afin de montrer qui l’on est.

LA BELLE ALLEMANDE Il est des lieux qui marient poétiquement la grande histoire avec des légendes, éveillant notre curiosité. La Belle Allemande appartient à cette famille de demeures qui attirent les grands hommes comme les contes. Ce domaine de

Belle Allemande (la)

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Champt est acquis vers le milieu du xvie siècle par un négociant et banquier allemand du nom de Jean Kléberger (1485-1546) (ou Cléberger, ou encore Kléberg selon les orthographes), dit « le bon Allemand ». Grâce à l’action de François Ier, qui fait de Lyon une zone franche dans le but de développer le commerce et créer de ce côté des Alpes une ville capable de rivaliser avec les opulentes cités lombardes, la place ne tarde pas à attirer des marchands et des financiers d’Italie (tels les Gadagne), d’Allemagne ou de quelques autres pays d’Europe. Certains évoquent même à l’époque une véritable mainmise des marchands étrangers sur le commerce lyonnais. Cette opportunité, dont profite Jean Kléberger, lui fait acquérir ce domaine de 13 hectares, en partie sur le plateau de la Croix-Rousse et en partie sur le versant ouest qui mène jusqu’en bord de Saône, bordée de nos jours par la rue d’Ypres. Maison de négoce autant que maison de plaisance, le domaine possède toutes les commodités liées à ces deux fonctions et est susceptible de recevoir des personnalités de haut rang. En 1544, cet homme avisé et à la bienveillance légendaire épouse, en secondes noces, Pelonne de Bonzin qui possède la seigneurie d’Ars en Dombes. À l’image de Lucrèce Borgia ou d’autres favorites royales, la beauté de Pelonne ne tarde pas à être connue et reconnue dans toute la ville. Dès lors, associée aux charmes de sa maîtresse, la demeure se verra attribuer le qualificatif de « Belle Allemande ». La beauté de Pelonne comme la bienveillance de Jean ont traversé les siècles et marqué les bords de Saône par ce domaine pour l’une en rive gauche, et par la statue de « l’Homme de la Roche » située en rive droite. Au milieu du xviiie siècle, le domaine s’étend sur près de 24 hectares et appartient à Dominique Vouty de la Tour dont le fils sera baron du Premier Empire. Lors de sa conquête du pouvoir et de ses déplacements entre Auxonne, Paris, Valence et Toulon, Napoléon Bonaparte aura l’occasion de séjourner deux fois dans cette illustre demeure. En 1791, puis en 1792, le Baron Vouty, le fils de Dominique, l’accueille avec tous les égards dans un décor qu’il a voulu alors « semi-gothique » selon la mode architecturale de l’époque. L’usure du temps et son abandon progressif plongent la résidence dans l’oubli, pendant que son domaine foncier se voit morceler aux fins d’urbaniser la Croix-Rousse et de payer les soultes successorales. Dépecée et vandalisée, la propriété échappe de peu à la destruction dans les années 1950. Cependant, tel un phénix, la voici qui renaît grâce à l’action de nouveaux propriétaires qui entreprennent de la sauver et de la restaurer. Elle présente

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aujourd’hui une fière allure, entourée d’un parc qui rappelle certains jardins fleuris et arborés de Toscane, où coule une source rafraîchissante. Quelques gallinacés peuplent le parc, parmi lesquels un coq – le dernier à chanter le lever du jour sur la Croix-Rousse ! La Belle Allemande, comme tant d’autres, possède une âme qui traverse le temps. C’est pourquoi on peut affirmer que ce n’est pas tant ses occupants qui héritent de la maison, mais bien elle qui hérite de ses résidents.

MARIUS BERLIET Une ville se nourrit de ses penseurs visionnaires, de ses entrepreneurs audacieux et de ses savants perspicaces. Ces femmes et ces hommes sont également stimulés par « l’atmosphère sociale » qu’ils y trouvent. La période durant laquelle naît Marius Berliet (1866-1949) correspond à une phase extrêmement féconde de la croissance de la ville et du bouillonnement de la Croix-Rousse. Le Crédit Lyonnais est créé en 1863, la Société d’enseignement général du Rhône (SEPR) en 1866, l’industrie lyonnaise connaît un boom économique rarement égalé. L’esprit de Saint-Simon souffle entre Saône et Rhône. Quand on naît en 1866, rue Jean-Baptiste Say (1er arrondissement), dans une famille qui travaille dans le textile à cette époque (le père de Marius est commis négociant et fabrique des tissus pour coiffes de chapeaux), on peut apprendre deux grands métiers : la filature et le tissage ou la mécanique qui accompagne tout le process de fabrication du tissu. Clairement, Marius Berliet choisit la mécanique par goût, mais aussi par la conviction que ce domaine allait connaître les avancées les plus prodigieuses. Pour ces métiers, il faut certes savoir, mais surtout faire et lui commence très tôt à faire dans l’usine familiale autant que dans l’atelier de son cousin Geay, chez qui il assemble sa première voiture. Le crash-test qu’il va infliger à ce premier prototype – baptisé du nom de « pantoufle » – en lui faisant dévaler la Grande Côte de la Croix-Rousse, ne résistera ni à la déclivité ni aux nids de poule. L’échec étant source d’apprentissage et de volonté, après plusieurs autres tentatives et mises au point sur le moteur et le radiateur de refroidissement, il parvient à réaliser, en s’associant avec un certain M. Giraud, une première série de 12 véhicules. Son usine-atelier se situe alors à côté du parc de la Tête d’Or, rue Michel Perret.

Berliet (Marius)

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Nous sommes au début du xxe siècle et, à l’époque, la France compte plus de 100 constructeurs automobiles et près d’une vingtaine dans le bassin lyonnais, dont les plus beaux témoignages se visitent au musée Henri Malartre à Rochetaillée-sur-Saône. Comme la Silicon Valley aujourd’hui pour l’informatique, c’est l’innovation, l’opiniâtreté et le sens des opportunités qui font la différence entre tous ces startuppers. L’innovation, Marius Berliet ira la chercher dans sa maîtrise des carburateurs. L’opiniâtreté lui fait déposer un certain nombre de licences dont plusieurs seront rachetées, à prix d’or, par les Américains. Le sens des opportunités lui fait saisir les occasions de se diversifier dans les véhicules utilitaires, une école de chauffeurs (1906) et des omnibus. Dans les moments difficiles et notamment lors des deux conflits mondiaux, il a toujours privilégié l’intérêt de son entreprise en serrant la gestion, ajustant les effectifs et en menant une stratégie commerciale ambitieuse. Il implantera alors des usines d’abord dans le quartier de Montplaisir, puis dans le site actuel de Vénissieux. Cet « Henri Ford » lyonnais, qui s’éteindra en 1949, est sans doute plus proche de la méticulosité d’un JACQUARD que de la vision en rupture des frères Lumière. Il témoigne lui aussi de cet « esprit croix-roussien » fait de labeur et de valeurs. À cette époque, la force de Lyon repose sur cette addition d’entrepreneurs tantôt, comme Marius Berliet, portés par des compétences professionnelles remarquables, tantôt, comme Arlès-Dufour, habités par une vision saint-simonienne du futur. C’est cette alchimie qui donne leur souffle aux grandes métropoles et il est heureux de constater qu’un de ses poumons se situe dans le quartier de la Croix-Rousse.

MARCEL BERTONE Une petite place nichée au cœur de la partie est de la Croix-Rousse porte le nom de Bertone. L’ancienne place de la Visitation rend ainsi hommage à un résistant fusillé au Mont-Valérien à Paris, le 17 avril 1942. Né à Lyon le 9 octobre 1920, il devient à 15 ans membre des Jeunesses communistes. Après des études d’aide-comptable, il s’engage dès 1936 dans les Brigades internationales pour aller combattre en Espagne d’où il ne reviendra qu’en 1938 avec le titre de commissaire politique. En 1939, il est nommé secrétaire Rhône-Ain des Jeunesses communistes, puis secrétaire régional. Il ne s’arrête pas là, car très rapidement, il rejoint le Comité central des Jeunesses communistes, en même temps que celui qui deviendra le

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colonel Fabien : Pierre Georges (1919-1944). La guerre éclate le 23 octobre 1939. Il est arrêté à Lyon avec d’autres communistes et sera emprisonné dans cinq camps différents avant de s’évader le 7 octobre 1940 du camp de Chibron (Var). Entre-temps, il épouse Jeanne Fedit le 10 février 1940 à Lyon avec laquelle il aura une fille Hélène. Il est ensuite envoyé à Paris comme responsable des Jeunesses communistes de la banlieue sud de Paris et lieutenant des FTPF (Francs-tireurs et partisans français). À la suite d’une opération (incendie de camions allemands) contre l’occupant dans le 9e arrondissement de Paris, Marcel Bertone est capturé avec deux autres camarades, le 18 décembre 1941. Le 15 avril 1942, il est jugé et condamné à mort par la cour martiale allemande. Il laisse une lettre poignante à sa fille qui se termine ainsi : « Ne baisse pas la tête parce que ton papa est fusillé. » Il repose dans le cimetière d’Ivry-sur-Seine. Ne cherchez pas la plaque mémorielle ! Elle est apposée impasse Gigodot sous le numéro 29 de la rue de Belfort.

BISTANCLAQUE-PAN Ces trois onomatopées seraient orphelines sans la petite dernière : le « pan » ! Elles correspondent aux quatre temps du tissage sur métier à bras de façonné : la prise du battant, l’appui sur la marche (la pédale), le claquement du lancement de la navette volante et le bruit du battant venant frapper sur la façure* pour tasser la trame nouvellement introduite. Par distinction avec la pa-tin-taque*, bruit caractéristique du métier de taffetas : la marche, la navette, le battant, etc. Cette petite musique qui a bercé tant de générations de canuses et CANUTS, mais aussi de croix-roussiennes et croix-roussiens ne résonne plus aujourd’hui. Mais combien de rêves ou de cauchemars n’a-t-elle pas accompagnés ? Certains appartements canuts en raisonnent encore ! Ce bruit lancinant valait mieux que la meurte* : déformation de morte, pas de bruit, le silence… la misère. Il résonnait à la Croix-Rousse, mais aussi dans le Vieux-Lyon, à Vaise et à la Guillotière. Dans le langage commun, le métier à tisser était souvent appelé le bistanclaque*.

Bistanclaque-pan

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LES BOBOS DU PLATEAU La Croix-Rousse est souvent affublée de cet adjectif. Encore faut-il s’entendre sur ce terme ! Beaucoup savent que bobo signifie « bourgeois bohème », mais encore ? Enfants spirituels des soixante-huitards, plutôt de gauche, mais avec des moyens financiers, les bobos, à Lyon comme dans d’autres grandes villes, achètent sur le marché, bio de préférence, mais commandent sur Internet. Ils possèdent un avis sur tout, mais surtout un avis, sans engagement ni vote ! Pourquoi assiste-t-on à ce phénomène ? Il y a évidemment le coût de l’immobilier qui ne cesse d’augmenter en vertu du principe de l’offre et de la demande. Il n’y a pas ou peu de réserve foncière et la Croix-Rousse avec sa forte identité, son âme, son histoire politique et sociale, son foisonnement culturel, son offre commerciale est très attractive. Nombre de nouveaux commerces qui s’installent tendent à transformer la Croix-Rousse en annexe des Halles de Lyon-Paul Bocuse. Pourtant, et c’est le paradoxe, cette identité croix-roussienne force d’attraction est aussi ce qui la protège. En effet, la richesse de la Croix-Rousse tient à son histoire bien sûr, mais aussi à son maillage associatif tout autant qu’à sa mixité sociale. Tout nouvel arrivant, qui ne comprendrait pas cette identité et ne l’intégrerait pas, serait malheureux et voué à déménager à terme. Habiter la Croix-Rousse, c’est épouser des valeurs de solidarité, de partage, d’échanges, une façon de vivre avec les autres, avec l’Autre. Chacun à sa place est dépositaire et responsable de cet esprit au service de la communauté. On peut espérer que la lecture de cet ouvrage puisse apporter aux nouveaux arrivants en leur livrant ces valeurs et cette identité. La Croix-Rousse n’est ni Montmartre, ni le dernier village gaulois qui résisterait ; c’est bien sûr un lieu à part, ni meilleur, ni pire, avec son réseau d’associations, de petits commerces, d’artisans, de petites entreprises ; c’est surtout un lieu aimé par ses enfants, c’est la Croix-Rousse tout simplement.

BASILE BOACHON, DIT « BOUCHON » Comment passer à côté de cet illustre inconnu ? Illustre, il l’est assurément : en effet, une rue de la Croix-Rousse porte son nom. Inconnu, car aucune plaque bleue pourtant ne l’immortalise ! Ce bout de rue à l’ouest du Plateau, longe les tennis, prend son origine rue Pillement, va jusqu’au centre social Pernon où elle prend le nom de « rue Pernon ».

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Son malheur est d’être venu à Lyon avec un nom si représentatif de notre art de vivre. Son honneur est d’y avoir « créé » un des deux éléments constitutifs de la mécanique Jacquard, invention majeure de l’humanité : la carte perforée, complétant la mécanisation due à Jacques de Vaucanson (17091782). Cette invention est aussi à l’origine d’une révolution mondiale dont nous vérifions l’impact sur notre quotidien contemporain : en effet, le système binaire est la base de l’informatique. Les plus anciens se souviennent que les premières informations lues par les ordinateurs étaient stockées sur des cartes perforées ! Datée de 1725, cette invention engendrera la création du piano mécanique, de l’orgue de barbarie et de la mécanographie. Jusqu’à récemment, nous ne savions pas grand-chose de Basile Bouchon. On racontait qu’il était natif du sud de la France, issu d’une famille de drapiers et qu’il serait venu s’installer à Lyon comme rubanier. Il existe même au musée des Tissus de Lyon une maquette du métier à tisser qu’il a mis au point et qui utilise la carte perforée. Celle-ci était présentée par un assistant en l’appliquant contre des aiguilles. De manière binaire, les pleins de la carte repoussaient les aiguilles sélectionnant les cordes commandant la levée des fils de chaîne. Le motif était certes limité, mais c’est la première fois qu’était utilisée la carte perforée ! Cette invention sera reprise en 1834 par l’anglais Charles Babbage pour sa machine à calculer, appelée machine à différences, puis en 1884 par Charles Hollerith pour le recensement américain. Mais voilà, depuis des années un groupe de personnes ne se contente pas de cette affirmation lapidaire : « Basile Bouchon inventeur de la carte perforée ». À force de recherches, est tombée la nouvelle tant attendue : Basile Bouchon a bien existé (mais cela, nous le savions) et il ne venait pas d’un ailleurs méridional, car c’est bien un pur Lyonnais, marchand fabricant passementier de son état ! Né à Lyon le 26 mai 1697, fils de Jean-Baptiste Boachon maître passementier et d’Éléonore Courbon, il s’est marié le 31 août 1727 avec MarieLouise Jarosson à Tartaras dans la Loire, et l’acte de mariage est bien signé de Basile Boachon ! C’est ainsi qu’une simple erreur de transcription a suffi pour effacer, durant des siècles, l’histoire et le passé de Basile Boachon, devenu à son corps défendant Basile Bouchon ! Il est temps de rouvrir les livres d’état civil pour reconstituer le parcours de Basile Boachon et de sa fabuleuse invention pour réécrire, correctement cette fois, l’Histoire. La ville de Lyon pourra alors lui rendre l’hommage qu’il mérite avec l’apposition de plaques de rue dignes de ce nom et peut-être lui donner une artère plus adaptée !

Bouchon (Basile Boachon, dit)

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LA BOUCLE Il y a longtemps de ça, j’ai grabotté* dans de vieux livres pour tâcher moyen* d’éclairer ma lanterne sur la Boucle. Tout un chacun connaît son nom, comme de bien s’accorde*, mais moi je voulais en connaître l’origine et je pense avoir décamotté* l’affaire… Alors, le fameux mercredi tantôt, que tombait une singotte* attenant, mes petits gones* m’ont à nouveau tirepillé* la manche en me disant : – Dis pipa* et si tu nous racontais une histoire de ta Croix-Rousse ? – Sur quoi voulez-vous bien que je japille*, mes belins* ? – Pourquoi que pour une descente, il nous faut prendre une montée ? – Voilà ben mes gones* une question que vaut son pesant de gratons* et à laquelle il sera bien difficile de répondre. À la Croix-Rousse, à Saint-Just et mêmement à Vaise dès qu’y a une côte on la nomme montée… Peut-être que ça image mieux l’effort qu’il nous faudra manquâblement* fournir pour aller de l’en-bas* jusqu’à l’en-haut*. Cependant, dans nos cadoles* on monte ou on descend les escayers* ; même si le monde enquille*, dans les deux sens, la montée d’escayers* ! C’est ainsi et pourtant au temps jadis des autrefois* on ne causait pas de montées, mais de chemins. Du depuis* le Plateau, les deux principaux étaient côté Saône, la MONTÉE DE SERIN qu’on appellera plus tard les Esses, et côté Rhône, le chemin de la Boucle. Dans les en-bas* des deux se trouvait un port, fort utile aux croix-roussiens. – Un port avec des bateaux ? – Ben comme de bien s’accorde, grande bugne* ! Et pis, Fifi, ne met don’ pas ton laridet* dans le picou*, ça l’air de quoi, grand sâle* ; quant à toi, espèce de grand gognand*, reste pas pique-plante*. Mets-toi à cacaboson* ou à croupeton* comme les autres. Des bateaux y en avait à regonfle*… surtout des moulins pour moudre le blé ou le maïs. La farine à c’t’époque, blanche ou jaune, servait d’aliment de base, comme les matefaims* ou la soupe de gaudes*. Entremi*, se plaçaient de plattes ousque les fenottes* venaient laver le linge. – Il n’y avait pas de machine à laver ? – Oh ! que non. Ces engins moderniques, c’est pas si tant vieux*. Avant les memans* charriaient sur des carrioles leur linge à décochonner*. Pour aller, c’était pas tant lourd, par contre, en se rentournant* le linge était tout trempe* et pesait pas la même. Tenez les mamis*, mon grand, qu’y tenait cette histoire de son grand qui lui-même la tenait de son pipa*, me bajaflait* que son aïeul avait vu, de ses quinquets* vu, la glace bloquer tout un hiver

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le port en question. À la débâcle, aque le bois encuchonné, les bateaux ne pouvaient bouger ni pied ni patte. Alors, les gones, qu’avaient leurs agotiaux* bien pourvus en commodes, récupéraient, remontaient et entreposaient le bois sous un chapit* pour le faire sécher. De par après*, on le distribuait aux familles que n’avaient pas rien de pécuniaux* à se cacher contre. On ne déprofitait* rien. Une autre fois, des mariniers, quèques* peu tarabates*, plaçaient leur bateau à la va comme je te pousse. Aussi, les ceusses* que voulaient seulement se déplacer ne pouvaient plus le faire. Ça gongonnnait* attenant. Devant ce sicoti*, le maire et ses adjoints décidèrent de fixer une boucle dans la roche du port. Durant quèques temps* y n’y a plus eu d’embiernes*. Les croix-roussiens y ont trouvé bien pratique et on chenusement* donnés à leur chemin le nom de la Boucle. Un chemin tout en terre et gadins*. Quand y tombait sans décesser des radées*, des trous grands comme des coquelles* se formaient tout au long du parcours. Y fallait alors trouver quèques gones* de bons commands* pour les reboucher… Le chemin de la Boucle n’était pas aussi large qu’aujor d’aujord’hui*. Dans le temps il était large comme un drap de lit. Y partait du port, montait censément en ligne droite, pis aux deux tiers de la montée, virait un tant soit peu sur la gauche pour déboucher franc* au croisement ousqu’y a* de nos jours la croix. Dans les années quatre-vingts, de 1900 s’entend, la Boucle est deviendu* mieux droite. Côté du port qu’est matenant* une place, reste une plaque bleue que rappelle que le chemin de la Boucle commençait là et au bout du bout le tronçon restant a été débaptisé, pour prendre le nom d’un illustre inconnu que personne ne connaît ! Un peintre né à l’étranger, à Caluire… Toujours en ce temps-là, on a abousé* le vieux pont de la Boucle que permettait, à nous autres les canuts, de trabouler* jusque dans le 6e. Il datait de 1904, tout en fer métallique qu’il était et composé de trois boucles. Avant on traversait grâce au bac à traille. En 1966, le Zizi* (Louis Pradel, 1906-1976) a décrété de donner au pont, le nom du premier menistre* anglais, le Winston Churchill. Va-t’en y écrire, va-t’en y dire*. Du coup, nous autres les vieux on s’est pas embarrassé et on s’embarrasse toujours pas, on continue benoitement de l’appeler le pont de la Boucle. Y ne faut pas toujours vouloir effacer des tranches historiques du passé d’une ville. Enfin, en 1983, on a défait les boucles, le pont est parti aux équevilles* et moi je boucle… ici mon histoire ! – Dites les gones*, si qu’on faisait quatre heures vous l’avez pas rien volé ? – Oh ! oui pipa*, mais on reviendra te voir quand on aura pas école. Surtout qu’on apprend mieux avec toi qu’avec la maîtresse !

Boucle (la)

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LA BOULE LYONNAISE Si la boule a roulé sa bosse avant de devenir la « Lyonnaise », c’est tout de même dans les clos lyonnais que ce sport de roturier allait trouver ses lettres de noblesse. La BOULE LYONNAISE est née officiellement sur le Plateau dans les années 1850, avec la création du premier clos bouliste « le Clos Jouve ». Dans les villes ou les campagnes, les CLOS BOULISTES fleurissent à cette époque, car ce sont des lieux de rencontres sportives, mais surtout d’amitié et de convivialité. Le premier cercle catholique – SAINT-DENIS avec trois jeux – est inauguré à la Croix-Rousse en août 1872 et c’est en 1948, à Lyon, qu’est organisé le premier Championnat de France en présence de Mgr Pierre-Marie Gerlier (18801965). Dans les années 1970, il existait encore une trentaine de clos boulistes sur le Plateau, mais le manque de bénévoles et la pression immobilière les ont amenés à la fermeture, comme le célèbre « clos Carret ». Aujourd’hui perdure la tradition avec, entre autres, l’Union sportive des cheminots, le Cercle des travailleurs, le Clos des Grognards… Seule la CRO-Boules (CroixRousse Olympique), située impasse Gord, possède un boulodrome : le « clos des canuts », pouvant organiser des rencontres internationales. Une partie de boule se joue en tête à tête, doublette ou quadrette. En quadrette, le pointeur en premier joue un rôle important, c’est « l’âme de la quadrette ». Il doit trouver la bonne direction, éviter les balmes* ou les gratons* pour ne pas aller boire* et ainsi placer sa boule le plus près possible du petit*, petite boule en buis. La partie se joue en 13 points, mais zéro point marqué par une équipe et c’est la FANNY. Un pot de vin et de bons copains de jeu : l’ambiance d’un clos bouliste tient finalement à peu de choses…

LE BOULEVARD DE LA CROIX-ROUSSE Dans une ville comme Lyon, pratiquement chaque quartier possède un ou plusieurs monument(s) dédié(s) au savoir, au pouvoir, aux arts ou aux soins. Ainsi, le quartier de la Croix-Rousse accueille plusieurs établissements scolaires et l’École supérieure de professorat, la mairie du 4e, le théâtre et le cinéma Saint-Denis, enfin l’hôpital et plusieurs cliniques. De même, la vie d’un quartier respire par ses rues et ses boulevards, véritables « monuments de la mobilité » en cœur de ville. Toutefois, le boulevard de la Croix-Rousse dépasse

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cette simple fonction utilitaire de déplacements et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, « l’art du mouvement » appartient à l’ADN du quartier. Cet art s’illustre par les gestes des mains, des bras et des pieds du canut devant son métier à tisser ; il se mesure également par les ancestrales et inlassables allées et venues le long de la MONTÉE DE LA GRANDE-CÔTE et de la Grande rue de la Croix-Rousse ; il se ressent par ailleurs au travers des machines inventées par d’illustres Lyonnais, de JACQUARD à BERLIET. Ensuite, parce que le boulevard a été aménagé en détruisant le rempart Saint-Sébastien qui courait de la Saône au Rhône depuis le début du xvie siècle. Or le rempart est justement ce qui bloque les déplacements, ce qui doit arrêter l’ennemi obligé de camper à ses pieds. C’est une frontière qui sépare le dedans et le dehors de la ville. Même phonétiquement, on perçoit combien le rempart, avec son « p » frontal, empêche là où le boulevard relie avec son « l » social. Enfin, la logique haussmannienne, reprise par le préfet-maire Claude Marius Vaïsse (1799-1864), fixe aux grands axes urbains du xixe siècle l’objectif de contenir les mouvements de foule notamment de ces turbulents CANUTS, en facilitant la charge des dragons à cheval. Ainsi et pour justifier la percée du boulevard, Napoléon III déclare : « Les fortifications n’ont plus aucune raison d’être ; elles sont inutiles contre l’ennemi et nous ne sommes plus au temps où l’on se croyait obligé d’élever de redoutables défenses contre l’émeute. » Et l’empereur de laisser la place aux entrepreneurs qui se saisissent, en 1867, de la mise en œuvre des lots mis en adjudication selon le plan de l’ingénieur Gustave Bonnet (1810-1875). C’est une large avenue dotée d’une chaussée de 8 m et bordée de deux allées arborées de 6 m ; la plus large de tout le quartier ! C’est pourquoi les hippomobiles, puis les automobiles s’en saisissent avec ardeur. Théâtre des transports savoureux pour l’époque, on y croise bien vite le tramway, puis le trolleybus dans une chorégraphie toute mécanique. Très vite, le boulevard se transforme au niveau de la place des Tapis en un nœud ferré, si ce n’est ferroviaire, d’où partent et arrivent non seulement le « traîne-fesses » (le tramway), mais aussi le funiculaire et LA GALOCHE, petit train qui mène jusqu’à Sathonay-Camp et, au-delà, en Dombes. Les voitures Berliet ont sans doute poussé là leur première pointe de vitesse. Ces folles virées autorisées par ces machines ne se faisaient pas sans une certaine appréhension : à ce sujet, le journal local note, dans son édition du 13 novembre 1897, que la fréquentation chute d’un quart puisque ce 13 novembre tombe un vendredi… Aujourd’hui encore, la place de la Croix-Rousse est desservie par plusieurs

Boulevard de la Croix-Rousse (le)

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lignes de bus et une station de métro qui donnent parfois au boulevard les grands airs de ses cousins parisiens. Le mouvement des corps s’exprime également dans la marche effectuée pour se rendre au « marché » et pour faire ses « courses », deux termes qui évoquent d’emblée cette petite gymnastique du déplacement. Les manèges de la VOGUE DES MARRONS, qui peuplent une fois par an le boulevard, participent également à cette cinématique. Tous les modes de transport terrestre sont utilisés sur ce boulevard, comme en témoignent aussi les vélos en libre-service, les « Vélo’v », sagement alignés devant la mairie ou le skatepark bordant le stade du Clos Jouve. Des événements plus exceptionnels célèbrent la « petite reine » sur le dos de ce « monument de mobilité » : l’arrivée d’une étape du Dauphiné Libéré en 2011 ou du Tour de France en 2013. Le passage des coureurs de cette épreuve magistrale a pu être également applaudi lors du Tour 2020. Dès 1852, plusieurs projets de viaducs enjambant la Saône et cherchant à relier les deux collines ont été proposés. Leur tracé s’inscrit dans le prolongement direct du boulevard en dans son axe. Plus récemment encore, l’idée de réaliser un téléphérique urbain, à la façon de celui de Manhattan, a été suggérée, comme si le boulevard allait prendre enfin son envol à la faveur de ce projet futuriste ! Au travers de cette vie mouvementée, le boulevard est devenu désormais un grand-père. Son fils est né en 1958 et s’appelle le boulevard de ceinture, dénommé Laurent Bonnevay en 1960. Son petit-fils est né en 1992 et porte le nom de code d’A46, soit le contournement est de Lyon. Cette descendance gagne en vitesse dans les mobilités ce qu’elle perd en images poétiques. Le ruban continu des camions de l’Europe entière traversant Lyon a remplacé les bringuebalements du tramway ; la ville s’est ouverte pendant que l’une de ses avenues les plus emblématiques semble aspirer à une plus grande tranquillité. Entre le ciel de la colline et l’eau des deux fleuves, entre la lumière qui inonde ses places et l’ombre qui rampe dans ses souterrains, le boulevard de la Croix-Rousse se présente comme un axis mundi qui rythme la vie du quartier. Il distribue les comportements selon les heures de la journée en se remplissant, puis en se vidant de ses riverains et de ses visiteurs. L’été, la chaleur écrasante le laisse un peu seul ; l’hiver, le vent balaye les feuilles de ses arbres dans des spirales glacées. C’est lui le grand théâtre urbain des saisons du quartier.

Boulevard de la Croix-Rousse (le)

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LES BRANDONS Autrefois, il y a bien longtemps, il était d’usage le soir du premier dimanche de Carême de se livrer à une cérémonie appelée la fête des Brandons. La foule nombreuse parcourait la campagne en dansant et portant ces torches faites de paille tortillée, de rameaux verts ou de sarments. La cérémonie se terminait par un grand feu qui avait pour effet, disait-on, de chasser l’hiver, de détruire les animaux nuisibles (taupes, mulots) et de fêter le retour du soleil durable. À Lyon, selon du Puitspelu, le peuple lyonnais allait chercher, tous les ans, le « dimanche des Brandons » (soit le dimanche des Rameaux) à Bron, en passant par le faubourg de la Guillotière, les rameaux verts qu’on rapportait en ville, chargés de fruits et de gâteaux. La RÉPUBLIQUE DES CANUTS maintient cette tradition. Chaque année, après avoir procédé à la taille de la vigne, les sarments ou plutôt les brandons sont réunis en fagots. Il y a quelques années encore, brûlés, ils servaient à cuire la cochonnaille ; les normes de sécurité ne le permettant plus, aujourd’hui les brandons sont utilisés comme tabagnon* pour l’intronisation de nouveaux impétrants qui souhaitent devenir parrains ou marraines d’un pied de vigne situé dans le CLOS DES CANUTS.

LES BUGNES Les bugnes* sont à Lyon ce que sont les rigottes à Condrieu, les cardons à Vaulx-en-Velin ou les bleus à Solaize. C’est une spécialité de chez nous, de notre ville, de notre région. Les bugnes, dans les autrefois*, se préparaient le jour du dimanche des Brandons, celui de Carême si vous aimez mieux. Puis cette gourmandise a glissé au jour du Mardi gras. Les mamans en faisaient des pleins bagnons*. La bugne c’est bon, à s’en mettre à cacaboson* et s’en licher les cinq doigts et le pouce. Certains veulent nous faire croire que les oreillettes c’est la même chose ! Pensez voir, ça n’a point de comparaison, ni à la vue, ni au goût et puis c’est plat comme une patte mouille*. Non, nos bugnes c’est bien autre chose. D’abord pour la pâte, comptez une livre de farine, un bon quart de beurre (soit 125 g à Lyon), trois cacous*, un peu d’eau et du courage. Vous mélangez à cha-peu* tous ces ingrédients, sans faire de catons*, et vous la pitrognez attenant* un bon moment d’horloge. Vous la laissez reposer dans un coupon* recouvert d’un torchon. Faut

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compter au moins trois heures. Et c’est là que tout commence. Vous prélevez un pâton pas trop gros, pas trop petit, juste ce qu’il faut… Vous farinez votre table et avec le rouleau vous étirez bien la pâte. Faut quasiment voir les fleurs de la toile cirée au travers. Attention ! Pas trop mince, pas trop épaisse. Avec votre roulette de buis à éperon, vous découpez des rectangles et au mitan vous faites une fente, toujours avec l’éperon. Puis, dans votre huile chaude à souhait, vous laissez choir vos morceaux de pâtes. Les voilà qui rejoignent le fond de la bassine… en moins de temps qu’il faut pour le dire, ils remontent les uns après les autres à la surface et là, des gonfles*, des boursouflures quoi, surgissent sur chaque morceau de pâte. D’un coup de fourchette vous leur faites faire la cupelette*. Laissez-les le temps qu’il faut, pas trop, pour que vos bugnes soient dorées et belles comme de la dentelle. Vous les sortez, les posez sur un plat de service et vous les saupoudrez de sucre, semoule ou glace, mais ne les blanchissez pas comme le mont SaintRigaud un matin d’hiver quand la neige est au rendez-vous. Nous, on y craint ! C’est friable, c’est bon, ça fond en bouche, du coup on en reprend. En trois mots, c’est un moment de bonheur qu’un croix-roussien n’échangerait pas pour tout l’or du monde !

JEAN BUTIN C’est un vrai gone*, né au bas des Pentes, à proximité de l’Hôtel de Ville, du Grand Théâtre et de la mémorable brasserie Kléber, place de la Comédie, le 7 décembre 1927, ou plutôt le 8, comme il le revendiquait malicieusement, soulignant ainsi son attachement à la ville de Lyon et à ses traditions. Jean Butin est d’abord l’élève de l’école primaire Michel Servet près de la place CroixPaquet, puis, après l’installation de ses parents dans le quartier Jean Macé, de l’école Berthelot. Il poursuit de brillantes études au lycée Ampère jusqu’au baccalauréat, puis au lycée du Parc, en « khâgne ». Il y bénéficiera de l’enseignement d’illustres maîtres : Victor-Henri Debidour (1911-1988), Jean Lacroix (1900-1986), Joseph Hours (1896-1963). Agrégé ès lettres classiques, Jean Butin fera carrière entre le lycée du Parc et le lycée Saint-Exupéry. Résidant alors rue Thévenet, il deviendra un familier de la Croix-Rousse, de ses horizons et de ses rues, souvent évoqués par un autre bon gone, ROBERT LUC (1943-2017). Les origines lyonnaises de Jean Butin, sa passion pour la littérature, l’Occupation et la Libération, le poussent à s’intéresser à Henri Béraud (1885-1958). Cet auteur et ce chroniqueur émérite, contemporain

Butin (Jean)

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des deux guerres dont les engagements littéraires et politiques discutables, ainsi que l’antisémitisme, vont lui valoir, à la Libération l’opprobre de ses victimes et une condamnation à mort, commuée par Charles de Gaulle (18901970), en emprisonnement et résidence forcée à l’île de Ré. Circonstances qui à Paris comme à Lyon interdisent d’évoquer l’œuvre et la mémoire de ce double prix Goncourt, de l’auteur à succès de La Gerbe d’Or, mais aussi des Lurons de Sabolas, du Martyre de l’obèse, de Ciel de Suie… Jean Butin prend le risque de réhabiliter sa mémoire et son œuvre avec cette objectivité, ses scrupules de chercheur, et cette aisance d’écriture qui l’honorent et l’ont distingué. Cette audace lui vaudra sans doute l’hostilité des auteurs littéraires en place et des tribunaux universitaires, mais, à l’honneur de l’Académie française en 1979, le Grand Prix de la Critique, pour son exemplaire Biographie d’Henri Béraud qui fait encore référence. Publiée par les Éditions Horvath à Roanne, elle relancera l’intérêt pour tel ou tel chef-d’œuvre du réprouvé… De ce Plateau croix-roussien, où il enseigne et réside, Jean Butin parcourt quotidiennement les rues et les places. Silhouette mémorable, curieux, attentif, il observe, écoute au détour d’une rue, d’une terrasse de café, les détails de la vie croix-roussienne dont il connaît bien l’histoire mouvementée et la culture. Aussi, lors de la fondation de la RÉPUBLIQUE DES CANUTS en 1986, il est tout naturellement sollicité au poste de ministre des Arts et des Lettres dans ce singulier gouvernement. Il multiplie les chroniques dans la Feuille de vigne, organise des voyages littéraires sur les traces de JOSÉPHIN SOULARY (181518891), Alphonse de la Lamartine (1790-1869) ou Nizier du Puispelu (18271894). En 1995, lors du changement de gouvernement, Jean Butin devient ministre de la Culture. Il préside au PRIX CANUT désormais recherché. C’est un collègue et ami, Michel Evieux, qui lui succèdera 7 ans plus tard. Au cours de sa longue vie, il écrit et publie beaucoup : Lyonnais célèbres (4 tomes), Lyonnais de l’aventure, Ces Lyonnaises qui ont marqué leur temps… En 2004, Jean Butin se voit lui-même honoré du prix Canut qui couronne modestement, mais à juste titre, une œuvre déjà considérable. Il est le conférencier habituel d’associations culturelles et patrimoniales comme : Soierie Vivante, L’Esprit Canut, Rencontres Pierre Marion, où il développe des sujets fort documentés dont les VORACES, PIERRE DUPONT, etc. C’est lui qui, dans la Grande Encyclopédie de Lyon et des Communes du Rhône (Horvath 1983), rédige le grand chapitre littéraire. Sur son insistance, il obtient de la municipalité lyonnaise l’attribution de la médiathèque de Vaise à celle qui, en 1831 et 1834, se fit l’inoubliable écho du « Cri des Canuts »,

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Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859). C’est lui qui fait apposer une plaque rue Calas, à l’endroit où cohabitèrent deux étudiants devenus célèbres : Frédéric Dard (1921-2000) et Francisque Collomb (1910-2009). Il obtient encore l’appui de la municipalité croix-roussienne pour faire ajouter sur les « plaques bleues » des rues HÉNON et Perrod les prénoms de ces deux illustres lyonnais. Tout comme son ami intime, Georges Rapin, autre chroniqueur fécond de l’histoire ancienne et contemporaine de la Croix-Rousse, Jean Butin aura joué un rôle remarquable dans la transmission et la défense de l’identité lyonnaise en bas et en haut des Pentes, jadis et naguère. Quand Jean Butin nous a quittés le 26 mars 2021, il parachevait un dernier opuscule consacré à son cher Charles Baudelaire (1821-1867), si lié à Lyon durant ses quatre années passées rue d’Auvergne. Titulaire des Palmes académiques, Jean Butin pourrait prétendre à plus de reconnaissance officielle de sa ville et de son quartier. Nul n’est prophète en son pays, mais on peut légitimement souhaiter qu’au moins une rue de sa chère Croix-Rousse porte un jour son nom.

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LES CAFÉS DE LA CROIX-ROUSSE Aux premières lueurs du jour, les lumières de leurs vitrines signalent le réveil du quartier. Avant de partir au travail ou pour un rendez-vous amical, les premiers clients se pressent dans le tintement des verres, des tasses et le ronronnement de la machine à café. Les odeurs de cuisine de la veille croisent celles du jour, puisque le mijoté se prépare dès potron-minet. Les tables sagement alignées sont entourées de chaises en bois courbé et de banquettes en skaï. Parfois, un billard trône au milieu de la pièce, attendant, imperturbable, les premiers coups d’adresse, comme si les jeux à la Croix-Rousse, à l’image des boules ou des fléchettes, prolongeaient naturellement la précision du geste de tissage. Les murs sont peints et repeints de couleurs chaudes et parfois assez vives, mais jamais criardes. Ce décor est également complété par un bric-à-brac de bibelots, de livres, d’affichettes et d’objets publicitaires évoquant les goûts du patron ou la mémoire du lieu. Les journaux du matin, tels des drapeaux sur leur hampe en bois, commencent à circuler entre les tables. Toute cette ambiance rappelle les souvenirs d’enfance à la campagne : une chaleur réconfortante, défendue de la froideur de l’hiver par un rempart de buée, ou bien, à l’inverse, une terrasse animée et ombragée balayée par la brise légère de juin. Le plaisir de vivre commence ici par la rencontre avec l’autre, le voisin, l’ami, le collègue. Tout le monde se salue cordialement et beaucoup s’appellent par leurs prénoms. C’est du reste ce qui qualifie d’emblée les habitués. Ils sont plus souvent à deux la semaine et beaucoup plus nombreux le samedi lors de tablées amicales et rieuses. Les étaliers du marché de la Croix-Rousse y ont également leurs petites habitudes. Levés très tôt, ils viennent marquer la pause en milieu de matinée : ils n’ont même pas besoin de passer commande, leur boisson chaude ou leur bière est déjà sur le comptoir. À chaque table, les conversations vont bon train sur les nouvelles du jour ou la naissance du petit dernier. Dans un coin, des lycéens achèvent à la hâte quelques devoirs en retard. Quelques-uns ramèneront d’eux-mêmes leur tasse sur le comptoir pour aider le barman. Du temps de la pleine activité des soyeux et vers 10 h du matin, on pouvait y rencontrer des hommes en cravate ou en bras de chemise qui venaient faire un « petit mâchon* » pour conclure une affaire entre un fabricant, un teinturier et un arraseur*.

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La République des Canuts

L'ABÉCÉDAIRE LIBRE ET CANANT DES AMOUREUX DE LA CROIX ROUSSE

Dans les pas de l’illustre Nizier du Puitspelu, Le Lettré de la Croix-Rousse propose une bambane inédite dans le cœur historique de la soierie lyonnaise. De l’abbé Pierre aux Voraces, cet alphabet sensible égrène plus de 150 articles attachés à raconter l’histoire, les savoir-faire, mais aussi la mémoire et l’imaginaire de la « colline qui travaille ». Ses auteurs, tous ministres de la République des Canuts, convoquent érudition et passion pour dresser le portrait chinois de l’un des quartiers emblématiques de Lyon.

Depuis 1986, la République des Canuts, au-delà de la vigne qu’elle entretient dans le parc de la Cerisaie, s’engage pour faire connaître la Croix-Rousse et ses traditions. Elle construit patiemment un lien social entre toutes celles et ceux qui se sentent concernés par la vie de ce quartier, organisant au long de l’année manifestations et célébrations.

La République des Canuts 25,00 € ISBN 978-2-491924-21-8 Dépôt légal : septembre 2022 www.editions-libel.fr


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