Etatsdalerte2010 2014

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Etats d’alerte (tous les textes de 2010 à 2014)

La page de Gérard GROMER Journaliste indépendant, ancien producteur à France Culture (Chemins de la connaissance, Le gai savoir, Euphonia, A nouveau la musique, etc.), auteur de plusieurs ateliers de création radiophonique (ACR : L’air de la folie, Longue durée, Les Thérapies frappantes, etc.), et de séries radiophoniques comme Sur le bateau d’Ulysse. Critique musical, il est l’auteur de nombreux textes pour l’Opéra National de Paris, l’Opéra du Rhin, l’Atelier lyrique du Rhin, Musica, Ars musica, etc.). Chroniqueur à Art Press, Canal, Saison d’Alsace. Rousselâtre et ancien banaliste.

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Année 2010

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Le lieu et la formule

1er avril 2010

La modernité a sorti le basson, instrument doux, mélancolique, introverti, de l’anonymat. Son émancipation, il la doit pour beaucoup à Pascal Gallois, basson solo de l’Ensemble Intercontemporain, et professeur à l’Université d’été de Darmstadt. Gallois n’arrête pas d’explorer l’instrument qu’il a choisi d’aimer. Il le pousse à bout, en déplace les limites, révèle son aspect vocal, tantôt féminin, tantôt masculin. Il le théâtralise, en fait un personnage un peu caméléon, essaye les différentes traditions bassonistiques, et varie les manières de le jouer. Aujourd’hui, le basson s’est enfin trouvé et, paradoxalement, tout en coïncidant avec lui-même, il se présente sous une identité nouvelle. Cette métamorphose l’a rendu tout à coup très intéressant. Des compositeurs, et non des moindres : Bério, Schoeller, Hosakawa, Olga Neuwirth, ont écrit pour le basson et le font exister. Les interprètes disposent désormais d’un répertoire, qui ne cesse de s’enrichir. Gallois n’est jamais loin quand une œuvre pour basson est créée. On le consulte, le sollicite comme interprète. Ainsi, lorsque Luciano Berio compose Sequenza pour cet instrument, il est à ses côtés, en Toscane, durant tout un été, et sa collaboration donne lieu à un Traité, le premier du genre.

Gallois joue pour le plaisir, pour la musique, pour ses amis, nombreux, et qui partagent ses goûts artistiques. Il joue aussi pour apprendre, pour expérimenter des environnements nouveaux. Depuis plusieurs années, il convie ses proches à des concerts rares, pour lesquels, guidé par son rêve, il trouve des lieux calmes, singuliers, qui mettent l’hôte dans les meilleures dispositions pour une écoute intime, heureuse, privilégiée. On sait que la salle à l’italienne est historiquement dépassée et 5


que la musique se pratique souvent dans les friches industrielles, les hangars, les piscines désaffectées. Gallois, pour le rayonnement du basson, se tourne vers les hôtels particuliers, les salons, les ambassades. Ainsi, après avoir investi le Centre Culturel hongrois pour une rencontre hors temps entre Kurtag et Jean Sébastien Bach, il aborde l’hôtel de Beauvais, où Mozart a séjourné, puis l’hôtel de Lauzun, miraculeusement épargné, mais vulnérable, sourdement menacé, et dont on ne sait trop s’il appartient au domaine privé ou public.

Ce mois-ci, un nouveau rendez-vous avec le basson fait signe. La date est connue, il s’agit du 6 avril. Les cartons d’invitation sont partis, élégants, un rien solennels. Le cercle des amis, peu à peu, s’anime. Il peut se réjouir ! Une fois de plus, Pascal Gallois affirme son sens de la fête et du rituel, de la poésie, de la performance. De l’événement. L’opportunité qui s’offre cette année au basson solo de l’EIC, grand expert en éphémérides, est de taille : honorer le 85ème anniversaire d’un compositeur, Pierre Boulez, qui a pesé sur l’histoire de la musique et sur les institutions, et trouver le lieu et la formule pour cet hommage. Gallois trouve très vite l’idée évidente, irréfutable : il choisit pour ce concert Le Dialogue de l’ombre double, dans ses deux versions, pour électronique et clarinette, dédiée à Luciano Berio (1985), pour électronique et basson (1995) dédiée à Pascal Gallois. Boulez a voulu faire de la bande magnétique (clarinette ou basson enregistrés) non un simple prolongement, mais un double, un véritable écho à la partie instrumentale. Le Dialogue de l’ombre double appartient, avec Répons (1981-82-88) que le compositeur dirige neuf jours après, à la Cité de la Musique, à l’époque faste des musiques mixtes, qui voit la généralisation des techniques de manipulation du son en temps réel, et l’utilisation massive de l’électronique dans l’écriture instrumentale.

Basson et clarinette ont en commun quelques propriétés, leur grande étendue et leur capacité à produire des sauts de registre importants. Leur rapprochement et l’échange, d’une version à l’autre, entre les deux solistes, Pascal Gallois et Jörg Widmann, aura sur l’auditoire des effets d’autant plus réjouissants que ce minuscule épisode dans la longue histoire du dialogue entre l’homme et la machine est accueilli – autre trouvaille – sur le site du musée des Arts et Métiers, cet étonnant conservatoire, gardien des échanges et transferts entre science, art et technique, et

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très précisément dans la chapelle du musée, avec une mise en lumière ajustée à la manifestation. Mais Pascal Gallois est allé plus loin, il a poussé son idée et réalisé qu’il fallait à son initiative ce quelque chose en plus, à sa portée, qu’il était à deux doigts d’atteindre, et qui en ferait un moment unique, mémorable, et l’un des couronnements de sa carrière de soliste. Et il a obtenu l’accord de Pierre Boulez. Le compositeur assistera, c’est promis, aux deux versions du Dialogue de l’ombre double. Il sera présent, fêté au milieu des compagnons de route, des admirateurs, des amis. Il faudrait une couronne de laurier pour compléter l’apothéose ! Dans l’intervalle entre les deux pièces mixtes, la musique, comme une respiration, passera par un autre grand architecte du temps : Ludwig van Beethoven se réveillera un instant grâce à l’interprétation à travers les siècles, de ses duos pour clarinette et basson, histoire de saluer un monde sonore qui ignorait l’informatique. Mais ce n’est pas tout. Le nom de Boulez est aussi indissociable de l’IRCAM, ce laboratoire qui mobilise artistes, scientifiques, ingénieurs, techniciens et fait de l’imagination une priorité. Le concepteur de l’IRCAM, hôte des Arts et Métiers, qui se rend à la chapelle de ce « conservatoire » fondé par l’abbé Grégoire ! Quelle histoire ! D’autant que Boulez voudra peut-être revoir, dans les vitrines anciennes, heureusement sauvées des réaménagements successifs, quelques-uns des joyaux qui ont fait la réputation de ce musée hors pair : les automates, le laboratoire de Lavoisier, le tricycle Serpollet, la première voiture et, à l’église, l’avion de la traversée de la Manche par Louis Blériot. Peut-être ouvrira-t-on, pour l’occasion, le portefeuille des dessins industriels, ces milliers d’aquarelles, de lavis, d’épures, de croquis, reflets des savoir-faire européens. Il est probable que Boulez, au gré de sa visite, se trouvera nez à nez avec l’orignal du pendule de Foucault, que Patrice Chéreau, dans un geste souverain, a immortalisé et fait penduler sur la scène de Bayreuth, autour du centre névralgique de l’univers, dans la demeure de Wotan, au deuxième acte de la Walkyrie. De quoi réveiller bien des souvenirs chez celui qui dirigea de 1976 à 1979 cette Tétralogie d’anthologie !

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Exit

15 avril 2010

C’était une rumeur, une inquiétude, c’est devenu un constat qui, aujourd’hui, fait l’unanimité, ou presque : oui, les gens se retrouvent sans repères, rien ne les tient, les valeurs n’ont plus cours, le sens n’est plus garanti, aucun ciel ne porte plus ni les causes, ni les fins, ni les Idéaux. L’homme a perdu pied, et comme il a horreur du vide et qu’il ne peut rester sans rien faire, il s’est laissé submerger par la fièvre technique. Le voici, immobile et agité, scotché devant ses écrans, enfermé dans l’image, connecté au réseau qui l’aligne, l’occupe, le surveille, le normalise. Ce qui lui arrive affecte son rapport au temps et à l’espace et se répercute sur son corps, sur ses nerfs. Le clavier de ses sensations se réduit, se simplifie dangereusement, ses émotions sont désormais prévisibles, sa sensibilité disparaît, son langage s’appauvrit, son orthographe n’est plus assurée, et son cerveau se montre réfractaire, de plus en plus, à la lecture. Pourtant cet homme n’est pas déboussolé. Il lui arrive, dans les vieux quartiers, à l’écart de la circulation automobile, dans les passages piétonniers réhabilités et voués au commerce, de revenir à lui dans la peau d’un piéton à l’ancienne, avec ses références pleines de pittoresque dans la tête. Mais son milieu à lui, auquel il s’est adapté et dans lequel il évolue sans état d’âme, malgré le changement d’échelle, indifférent à l’écrasante verticalité des immeubles surdimensionnés, c’est cet espace au confins des villes, ce no man’s land aux rues introuvables, débordé par l’étalement du pouvoir, où s’affichent les logiques industrielles et commerciales, les joyaux technologiques et les intérêts privés.

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Les quartiers d’affaires ont secrété aux bordures des métropoles et jusqu’au cœur des centres historiques, d’autres espaces, habités par l’absence, l’immobilité, le vide. Rien ne semble pouvoir arrêter leur morne prolifération. Il se peut que l’homme adapté traîne par là, qu’il fréquente, par hasard ou par nécessité, ces lieux inhospitaliers. Faut-il s’étonner s’il les traverse sans le moindre trouble, comme si de rien n’était, en somnambule, et qu’il les fasse siens ? Qu’il arpente les parkings souterrains, les entrepôts, les silos abandonnés, les chantiers de barrage, les bases militaires hors d’usage, les plates-formes en tous genre, dans le perpétuel présent des écrans de contrôle, des radars et des caméras de surveillance.

Un jour, un homme, pas moins indifférent que les autres à la morne ambiance de ces lieux désertés par l’esprit, s’est perdu dans les étages d’un garde-meuble vaste et lugubre. En mal d’orientation, il décide que ce qui va le guider, c’est ce petit carré vert, juste devant lui, sur lequel figure la silhouette en blanc d’un bonhomme, de profil, qui court dans la direction indiquée par une flèche. Bientôt, au détour d’un pilier, d’un départ d’escalier, d’un placard à balais, dans la proximité d’un extincteur, d’un interphone, d’un tableau de bord, où à l’intérieur d’un des monte-charge qui monte et descend derrière les murs avec une lenteur hypnotique, il remarque d’autres carrés verts ou jaunes, et aussi des triangles, tous supports du petit bonhomme qui lui fait signe. La silhouette, partout présente, clairement découpée sur son écriteau, répondait par différentes poses aux situations dramatiques à laquelle on l’avait confrontée. Le pantin, en fonction de son emplacement dans le bâtiment, était tantôt en fuite, ventre à terre, poursuivi par les flammes ou une inondation, tantôt rejeté en arrière, soufflé par une explosion, tétanisé par la foudre ou un câble de haute tension. L’une des vignettes s’était focalisée sur son profil gauche. On lui avait mis une casquette, et il dressait l’oreille devant une sonnette d’alarme, qui lui envoyait des ondes sous forme de cercles concentriques. L’homme adapté comprend que l’on pouvait s’enticher de ces petits personnages. C’est ce qui était en train de lui arriver. D’ailleurs les habitants de Berlin-Est, très attachés à leur « Hampelmann » urbain, ne se sont-ils pas battus, après la chute du mur, pour le sauver du naufrage ? L’homme, qui n’imaginait jamais rien, se révèle à présent capable, dans un élan affectueux, jamais éprouvé auparavant, d’halluciner son petit bonhomme automate dans une sorte de dessin animé saccadé et simplifié, 10


et de le voir en rêve, emporté dans des culbutes aériennes, de le sentir qui voletait et virevoltait autour de lui, de haut en bas de l’immeuble, et sous son crâne. En même temps, il prend une résolution : alors qu’il ne pratique plus la lecture et qu’il n’ouvre plus les livres, le voilà qui se passionne tout à coup pour le système visuel de ces modernes pictogrammes. Il ose même se persuader qu’il est apte à en proposer une nouvelle approche et, pourquoi pas, de préparer, par de nouvelles initiatives, la signalétique du futur. Il va être le premier à se surprendre, presque malgré lui, dans la position du collectionneur de panneaux de signalisation. Il prélève un peu partout les sigles, les logos, les totems, les emblèmes et toutes sortes d’écriteaux, qu’il photographie, classe, copie en essayant ensuite de les dessiner de mémoire. Il en possède de toutes les tailles, dans tous les styles graphiques, et, pour donner à sa collection du volume, il fréquente plus souvent qu’à son tour, les hôtels de toutes catégories, les métros, les gares, les ascenseurs, toujours étonné, lorsqu’il découvre une pièce inédite, ou une amusante vignette, éventuel chaînon manquant d’une série du passé. Son cerveau s’enfonce progressivement dans cette forêt de signaux qui ressemble de plus en plus à une jungle. L’homme s’affole, perd le nord, abandonné par une signalétique qui ne le prend plus en main. Il part néanmoins conquérir de nouveaux territoires, en allant chasser là où aucun de ses collègues n’aurait eu l’idée de venir le chercher : les garages désaffectés avec leurs vieux repères à peine visibles, les hangars à volailles plus ou moins balisés, les porcheries et leur reliquat de parcours fléchés, mais aussi les hôpitaux, les sous-marins et quelques bâtiments en souffrance du patrimoine industriel. Mais la ligne jaune était franchie. L’homme s’est coupé des écrans, déconnecté des réseaux, et il découvre, au-delà de sa passion pour le langage des signaux, qui continuent de se bousculer dans sa tête et sous l’ampoule électrique de son loft, la vanité de toutes choses, et l’infinie banalité du monde. Il comprend que son obsession du chiffre l’a quitté, qu’il est libéré de toute hantise de rendement et qu’il est désormais incapable de gérer les stocks dont il avait la charge. Il devient, pour son entreprise, un élément à risque, à liquider d’urgence. Son patron, qui le licencie, excédé par cet employé irresponsable et pathétique, qui, pourtant parvient à lui tenir tête, lui désigne la porte d’un geste sans réplique, en lui criant : « Dégage ! ». Pas très loin de l’endroit où cette scène avait lieu, l’homme adapté avait remarqué, depuis quelques instants déjà, le carré vert avec la silhouette du bonhomme blanc dans sa 11


course saccadée en direction de la flèche. Et les mots, dont tout humain comprend aujourd’hui la redoutable portée : « SORTIE DE SECOURS. EMERGENCY. EXIT ».

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La bourse, la météo ou la vie

5 mai 2010

Il y a des états de grâce, de mobilité et d’ouverture, qui vous font vivre sur une autre planète. Dans ces moments-là, la trépidation humaine, désormais à l’échelle de l’orbicule terrestre, importe peu, alors même que la société tente, par tous les moyens, de vous envoyer des signaux ininterrompus. Vous résistez, vous êtes ailleurs, puis vous changez provisoirement de longueur d’onde, pour voir, pourquoi pas, à quoi vous avez échappé. Vous cédez, vous recommencez à vous informer, vous vous connectez, vous allumez vos écrans. Vous envisagez même de rédiger un journal, parallèle ou perpendiculaire au J.T. Vous restez vigilant, à l’affût d’une surprise, toujours possible, d’une donnée inouïe, qui viendrait infléchir le programme. Mais ces réseaux sur lesquels vous vous branchez, et le clignotement incessant des ordinateurs, n’ont-ils pas d’abord pour fonction, au-delà des messages véhiculés, de garantir secrètement que « cela ne s’arrête pas », que le monde qui existe continue de se représenter à vous, qu’il ne s’interrompt pas, que les réseaux, les canaux, les écrans sont là « pour ça » : éviter la grande coupure.

Ainsi la bourse. Elle peut occuper dans une vie toute la place. Ses adeptes observent à longueur de temps ses fluctuations, la hausse et la chute de ses produits. Ils n’ignorent rien de ses tempêtes, de ses dérives, de ses frémissements, de ses fébrilités, de ses dépressions. Mais ce qui va sans dire, mais qu’on gagnerait à méditer, c’est que la bourse est en activité vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qu’il lui est impossible de s’arrêter, sous peine de voir le monde disparaître, et qu’un service quasi liturgique assure la transmission perpétuelle d’un état de la planète.

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Il en va de même avec la météo. Orchestrée par une institution ambitieuse, elle revient en boucle sur tous les médias et n’arrête pas de varier ses messages à mesure. Elle est utile au paysan, au navigateur, à l’aviateur, au stratège. Les anonymes la consultent sans y penser et se laissent entraîner dans une routine qui rythme et régularise discrètement leur vie, en leur procurant de vagues repères dans la journée. Autrefois on avait les présages, qui annonçaient le chaud, le froid, la pluie, la brume, le soleil. Il y avait les almanachs, les dictons. La prévision jaillissait de la rime obtenue avec des vers de mirliton : « S’il pleut à la Saint-Sulpice, c’est tous les jours vache qui pisse », « Chaleur de mai verdit la haie », « A la Sainte- Suzette, veau bien venu qui tête ». Aujourd’hui, la météo s’est déterritorialisée, elle est devenue rationnelle, scientifique et technique. Elle s’entoure de capteurs, de récepteurs, de radars, de satellites, de logiciels et parle le langage des spécialistes. Les gens, apparemment, sont attentifs à ses messages, mais souvent il s’agit d’un leurre. Ce n’est pas qu’elle ne leur dit rien, la météo, c’est, comme le soutient Roland Barthes, qu’elle dit le rien. J’ajoute qu’à travers ce rien, elle dit aussi, à un public qui a horreur du vide, et qui ne demande qu’à se rassurer que, oui, tant qu’il y en aura, des bulletins météo, et le service de ses serviteurs et servantes pour les entretenir, les varier, les rectifier, « ça ne s’arrêtera pas », le monde persiste, se transmet, suit son cours et reste perpétuellement éclairé. Un peu comme resterait allumée dans un présent éternel une ampoule électrique suspendue à un fil d’allumage sans interrupteur ! C’est d’autant plus vrai que la météo est le miroir des saisons et que, si le temps passe, les saisons reviennent. Comme revient l’information météorologique et ceux et celles qui la font. Le printemps succède à l’hiver, le beau temps à la pluie. Entrevoir par jeu, en imagination, rien qu’un instant, une menace qui compromettrait cette belle alternance susciterait inquiétude, malaise et prières. Marcel Proust avait une expression pour le dire : « Cran d’arrêt du beau temps ». Une formule étrange et lapidaire, que le compositeur Gérard Pesson a retenue pour en faire le titre de son Journal (19911998). A l’heure du J.T., j’allume la télé assez tôt pour ne pas manquer le bulletin qui le précède. Je m’intéresse en effet aux corps, aux gestes, aux styles, aux voix des prestataires qui nous annoncent le temps qu’il fera. Présenter la météo revient presque toujours au même. C’est une exhibition sans cesse réitérée, qui a son décor : une carte de l’hexagone, du genre à repousser dans le passé d’une autre époque la vieille carte de France des cours de géographie, que le maître d’école accrochait à côté du tableau noir. Aujourd’hui à la télé, les décideurs ont opté pour un habillage scientifique. « Faire sciences », voilà qui en impose ! Et la voici animée par l’imagerie satellitaire, partagée en vastes zones sensibles, traversée de courbes de niveau et de pression, de petits logos baladeurs qui se posent sur les régions

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exposées aux averses ou aux chutes de neige. Evoluer devant ce dispositif demande qu’on s’en tienne à quelques consignes faciles à respecter : entrer d’un pas alerte, légèrement dansant, dans le champ, à gauche, côté jardin. Traverser le plateau en progressant par petites étapes en jonglant de profil (profil gauche) avec quelques paramètres, deux, trois mesures. Mettre en avant une observation tout en se recentrant avant de se tourner, d’un mouvement preste et assuré, vers le téléspectateur avec, sur les lèvres, le mot clé qui définit l’épisode atmosphérique du lendemain. Les dérangements du temps se formulent ici, tantôt sur un ton objectif, responsable, tantôt sur le mode racoleur, avec, parfois, une pointe d’ironie ou de désinvolture. Il y a des appels à la prudence qui n’admettent pas la réplique, qui sont des ordres, d’autres qui sont simplement amicaux quand ils vous suggèrent de rester vigilant, d’autres encore, qui, carrément, vous implorent et vous supplient de faire attention à vous, à vos proches et à tous les autres ! On a connu des ciels de traîne qui avaient de l’humour, des fronts de haute pression impériaux et vertigineux. Le J.T. enregistre et filtre le bruit et la fureur du monde. Le bulletin météo en est l’envers exact. Il y a une histoire du climat, mais la météo ne fait pas d’histoires, elle est sans histoires, et les gens sans histoire l’adorent parce qu’il ne s’y passe rien et qu’il est préférable, à les entendre, d’éviter, tant qu’à faire, que quelque chose ait lieu. Aussi dans le monde très fermé des présentateurs et présentatrices, la priorité, avant la présentation du bulletin, c’est la présentation de soi-même. C’est de trouver, pendant le temps très bref et répétitif du passage à l’image, non seulement la bonne distance, mais ce quelque chose en plus qui plaît, qui vous fait remarquer et vous donne l’assurance d’avoir, comme on dit tiré votre épingle du jeu. Ainsi Antenne 2 tient, avec Laurent Roumejko un monsieur météo clean, rassurant, sans accent, sans rien de provincial, très professionnel. Pour ma part je n’ai d’yeux, je n’ai d’oreilles que pour Tania Young, jeune femme ouverte, drôle, maîtrisée, dont j’aime par-dessus tout la voix heureuse, extravertie, qui jouit. Tania et Laurent Roumejko sont-ils rivaux ? C’est sans importance. Tania est ambitieuse, courtisée, les politiques s’envisagent avec elle. Le bulletin météo est un tremplin, pour aller plus haut. Tania ne se laissera pas enfermer.

Le passage en boucle sur le petit écran, dans une séquence courte et stéréotypée, incite les prestataires à sortir de leur corps la marionnette qui les habite. Chez les présentatrices transparaît souvent la petite fille modèle, qui rythme sa prestation de révérences, comme celles du temps où elles saluaient d’un couplet de bienvenue, sous les yeux approbateurs de la communauté, le préfet de la République, en lui tendant un bouquet de fleurs. Parmi les présentateurs, certains arrivent sur le plateau fringants, branchés, à la page. D’autres sont comme à l’office, avec des offrandes plein les mains. Mais la tendance est de présenter des

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individus très techniques, un peu empruntés. Il faut que le public croit qu’ils viennent tout juste de s’extraire d’un environnement ultra sophistiqué, en ébullition, qu’ils ont quitté à l’instant leur blouse blanche pour livrer à chaud la toute dernière évaluation, avec l’air d’en savoir long sur un sujet compliqué, qui ne peut être qu’effleuré en si peu de temps. Une génération arrive, une génération s’en va et, nous dit l’Ecclésiaste, la terre existe toujours. Parfois une tempête, une inondation, une marée noire, un tremblement de terre viennent interrompre le flux. Une région tombe en panne, des cellules de crise, des aides psychologiques se mettent en place, les gens sont épouvantés, la météo prévient, joue son rôle, se montre ferme, directive, protectrice, le pays s’organise. Mais avais-je la tête ailleurs ? Je n’ai guère entendu Météo France communiquer sur cet événement atmosphérique majeur, le réveil du stratovolcan islandais, que tous croyaient endormi sous la glace. Cette île à la Jules Verne, isolée dans l’Atlantique Nord, qui faisait rêver Pierre Loti, n’est-elle plus rien pour nous ? A-t-on oublié l’éruption, largement commentée à l’époque par l’Académie et dans les Gazettes, de 1783 ? Ses effets sur les récoltes, sur la santé, en France ? Les répercussions sur le mécontentement des populations en marche vers la révolution ? Sur l’histoire de l’art aussi, sur la peinture, quand Turner, sensible à l’influence sur la lumière des cendres fluorées en suspension dans l’atmosphère, modifie sa palette ? Il est vrai que Météo France s’est trouvé interpellée par un black out aérien comparable seulement à celui qui a suivi les attentats du 11 septembre. C’était à son département aéronautique de donner toute sa mesure face à un nuage de cendres agressif, capable de bloquer les rayons de soleil, d’obscurcir le ciel, de fermer les espaces aériens, d’étouffer les moteurs d’avion, d’asphyxier les réacteurs, de paralyser les aéroports et de désespérer les passagers en coulisses. Météo France a donc observé en continu, dans une ambiance de fin du monde, les vents et l’avancée du nuage toxique. Elle a participé à la réévaluation en temps réel, de la restriction des vols, à la tentative de définition de nouveaux corridors aériens. Elle a multiplié les contacts et visioconférences avec les aéroports, les compagnies, les centres de contrôle des cendres volcaniques. Pendant ce temps, le bulletin météo réitérait l’information à son rythme, dans l’espace-temps dépoussiéré qui est le sien.

Mais la présentation de la météo dans les médias a rencontré un écueil : le nom du volcan. Un nom opaque, rampant, plissé comme un mauvais soufflet d’accordéon. Bref, imprononçable. Comme le sont les noms des anciennes divinités telluriques, ou les dieux monstrueux chez Lovecraft. Trop de consonnes, pas assez de voyelles, et mal réparties. Rimbaud ne s’était pas trompé : le A est noir, le E est blanc. L’air ne traverse pas la barrière des lettres, la voix étouffe, aucune pluie ne viendra vivifier ce mot surchargé.

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Je l’ai pourtant entendu, ce mot cadenassé sur lui-même. C’est une voix synthétique qui l’articule et le répète à l’infini. Pendant que la France et l’Europe piétinaient sous le nuage de cendres, des gens malins ont planché sur un concept simple. Ils ont mis au point un jeu qui invite quiconque s’y frotte, à s’identifier au volcan. Un avion traverse le ciel, le joueur le prend pour cible, il manipule la souris, dirige sur l’engin volant le panache de fumée. L’avion explose et se désintègre, pendant qu’un musique de film catastrophe accompagne la voix artificielle qui répète sans fin : « Eyjafjallajökul ».

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La ligne de mire

20 mai 2010

Les histoires que nous racontons aux autres et à nous-mêmes, les fables que nous imaginons et qui, parfois, mobilisent des ressources insoupçonnées, tous ces récits, nous les ponctuons de digressions, d’incises, de syncopes, de changements de ton, de rythme, de coups de théâtre. Telle personne, qui a su capter votre bienveillance, vous narre à chaud sa croisière, sa randonnée au Népal, ses problèmes de couple et de loyauté, ses démêlés avec un voisin, un employeur, ou l’incapacité de son médecin traitant à poser un diagnostic plausible. Dressez l’oreille ! Comptez les passages où le récit saute du coq à l’âne, (« coq in bull » pour les Anglais !) Constatez comment ces narrations s’emboîtent, prennent la forme de feuilletons, de petits romans, de récits à tiroir.

La littérature joue avec ces discontinuités. Elle porte à la linéarité ses attaques les plus constantes. L’écrivain, en prise avec l’immense opulence du monde et du langage, tente de traduire, non sur la ligne mais dans des blocs d’écriture, la polyphonie qui le porte. Cependant ne s’affranchit pas qui veut de la linéarité, elle est en nous, profondément. Il faudrait parler du flux qui vient de plus loin que nous, qui nous traverse et que nous transmettons. Mais ce continuum, nous l’orientons, et nous le réduisons à une ligne droite plus ou moins bien tracée. Paul Klee, dans un joli petit tableau, représente cette ligne. Un minuscule bonhomme la dessine, et sans doute s’aperçoit-il que le tracé qui l’enchaîne est irréversible et programme sa fin. Il

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s’arrange, plutôt que de perdre le fil et de se perdre, de l’infléchir en lui faisant faire un prudent demi-tour en forme de grand U couché.

La trajectoire que décrit le personnage sans substance voulu par Paul Klee, figure le temps. Et c’est une durée sous-tendue par un discret tic-tac, un compte à rebours dont le terme est la mort. Aristote, déjà, représente le temps sous cette forme domestiquée, c’est-à-dire linéaire. La ligne amène notre bonhomme unidimensionnel à n’être plus que cette chose inconsistante qui se meut à ciel ouvert, dans l’intervalle entre deux points limites, deux ténèbres : le berceau, la tombe. Sauf que Paul Klee imprime à la trajectoire un tracé en épingle à cheveu. La figurine mobile, faute d’avoir trouvé une Ariane, et en l’absence d’un labyrinthe pour la recueillir, file ainsi, dans cet univers épuré, droit vers la sortie, le hors-champ, la mort. Sauf qu’elle freine, qu’elle tourne, « in extremis », formant un grand lacet, un U avant de redémarrer en sens inverse.

Pour donner à la créature de Paul Klee un peu de chair, rien ne nous empêche de l’imaginer prise de panique, quand elle réalise qu’elle se trouve placée entre deux fosses, qu’elle court vers l’abîme comme vers un aimant qui attire à lui sa minuscule existence. Que fait-elle pour ne pas sortir du cadre, pour ne pas disparaître ? Elle se retourne et, comme sous l’effet d’un courant alternatif, elle amorce un virage très pur et inverse sa trajectoire. Quand enfin elle est assurée de rester dans le tableau, de ce côté-ci du miroir, elle rétablit, soulagée, l’ordre linéaire.

« Ligne » est un des mots qui revient le plus souvent dans les médias, les communiqués, les conversations, et jusque dans les brèves de comptoir. Pas un jour qui ne fasse un sort aux pilotes de ligne, aux cibles pris en ligne de mire, aux lignes de démarcation ou de haute tension. Le téléphone, la toile, les transports, les pêcheurs, les partis politiques, les éditorialistes ont leur ligne, de même que l’horizon, la main, la conduite, les produits de luxe ont la leur. La ligne des Vosges est bleue, celle du code de la route est jaune, et invisible celle qui sépare entre elles les disciplines scientifiques. Franchir par exemple la ligne qui passe entre la géophysique et la paléoclimatologie est certes légitime, mais fait de vous un climatosceptique qui crée la polémique.

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Comme une porte, la ligne peut-être ouverte ou fermée. On peut fermer une ligne de RER ou de chemin de fer et ouvrir sur internet une ligne pour un nouveau jeu, comme celui qui vise à dépister, depuis son appartement, en se connectant au réseau des caméras de surveillance, les délits commis par les casseurs, les resquilleurs, les voleurs.

La ligne relie entre elles les cités, les continents, les espaces, les points, les hommes, mais en profondeur, elle sépare et isole. Elle abolit la distance mais nous la fait cruellement ressentir lorsqu’elle nous renvoie à notre solitude. Pourtant il arrive que la distance, nous la perdions de vue, au point de la mettre entre parenthèses. De même que nous pouvons admettre avoir soustrait des parts de nos vies au temps des horloges et des saisons. Il s’est produit une mutation que Paul Virilio a été le premier à identifier et à décrire. Elle nous vient de la technique. Virilio constate que la communication qui s’instaure d’un point à l’autre de la planète, et qui se propage et agit à travers réseaux et satellites, atteint désormais la vitesse de la lumière. Départs et arrivées sont confondus, et les notions d’intervalle et d’irréversibilité, inopérants. L’antique

ligne

du

temps

s’en

trouve

déstabilisée,

sa cohabitation

avec

l’instantanéité, inévitable. Or sans intervalle, plus d’espacement, plus de narration. On comprend que la crise qui affecte l’existence temporelle des hommes frappe les récits qu’ils se donnent pour durer. L’histoire est mise à mal, obligée de composer avec un temps global qui semble se vivre sur le mode abrutissant d’un présent perpétuel.

La ligne du temps en nous commence sérieusement à perdre de son assurance. Elle n’ose plus se proclamer irréversible, inéluctable, fatale, programmée par un compte à rebours à durée indéterminée, et parfois déterminée vers la mort. Elle sépare mal l’ici et ailleurs, confond le visible et l’invisible, hésite lorsqu’il s’agit de définir le statut des défunts, et plus encore, celui des disparus. Bref, la vieille séparation entre les vivants et les morts ne tient plus. On s’attend à une révision de la notion de « travail de deuil », invoquée en boucle par les psychothérapeutes. Les réponses apportées par la culture populaire à la question « Où vont les morts ? D’où viennent les vivants ? » sont à nouveau audibles, répercutées et prolongées par les écrivains, les scénaristes, pour qui cette histoire de discrimination entre les deux mondes ne fictionne plus et doit être sérieusement reconsidérée. Les romans, les films, les 21


témoignages ne manquent pas, qui nous font partager la difficulté rencontrée par qui veut savoir qui est vivant et qui est mort. Le vivant constate qu’il vit en permanence chez les morts, qu’entre les défunts et ceux qui vivent, la circulation n’est jamais exclue, qu’il existe des morts-vivants et des vivants-morts, des revenants, des fantômes, des lieux hantés, où persistent des formes de présence du passé.

Plusieurs séries télévisées (Medium, Cold case, Six feet under) montrent des défunts qui n’arrivent pas à partir, à sortir du tableau, à passer de l’autre côté. Ils errent entre deux mondes, interviennent dans la vie des vivants, en permettant par exemple à une enquête policière de progresser et d’être menée à son terme. Le public mélomane a pu retrouver, le 13 mai dernier, au Palais Garnier, avec La Comédie Infernale, une forme rénovée du mélodrame qui mélangeait avec plus ou moins de finesse les vivants et les morts. John Malkovich, l’acteur de cinéma américain bien connu des Parisiens, accompagné par la Wiener Akademie et de merveilleuses sopranos, interprétait un serial killer autrichien, John Unterweger, condamné en 1974 pour meurtre. Il étranglait les femmes avec leur soutien-gorge. En prison, cet Unterweger, – on pourrait traduire son nom par « celui qui est en chemin » –, écrit coup sur coup des romans, des pièces de théâtre, une autobiographie. Une production qui lui vaut le soutien de nombreux intellectuels et politiques. Une pétition lui permet d’obtenir une libération anticipée. Il devient une star de la scène littéraire viennoise après avoir été une vedette du fait-divers. On l’envoie comme reporter aux Etats-Unis, il travaille pour des magazines de luxe et récidive lors de tournées de conférences. De nouveaux meurtres sont commis à Miami, Los Angeles, Vienne, Graz, Prague. Il finit, la nuit qui suit sa condamnation définitive en 1994, par s’étrangler dans sa cellule. Sur le plateau du Palais Garnier, le tueur en série – costume blanc, lunettes de soleil opaques – lit, derrière une simple table, un verre d’eau et quelques exemplaires de La Comédie Infernale fraîchement imprimés ?, des pages de ce nouveau roman. Très vite, le public apprend que le livre dont sont tirées les bonnes feuilles qui lui sont lues, a été écrit après la mort de son auteur, qu’il s’agit donc d’une œuvre posthume et que lecteur lui-même vit une vie « post mortem » et nous parle d’outre-tombe. Ce que la lecture n’arrive pas à faire passer de la vie tourmentée, entre vérité et mensonge, de cet anti-héros autrichien, de ses perversions, de sa descente aux 22


enfers, de sa relation compliquée aux femmes, la musique baroque, elle, sait l’exprimer. D’autant mieux qu’elle reçoit le concours des deux très jolies cantatrices, en habit de cour, qui, à travers des arias de l’opéra seria, chantent les malheurs des victimes du séducteur posthume, arrêté pour l’éternité entre deux âges, deux prisons, deux vies, ici et ailleurs. J’oubliais ! John Malkovich avait incarné en 1993, à Hollywood, face à Clint Eastwood, un assassin politique psychopathe. Le titre du film ? La ligne de mire. A suivre…

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Secret de polichinelle

20 juin 2010

Vous l’avez décidé : ce soir, pas de télé, pas de DVD, de cocooning, de jeu vidéo. Vous sortez. Non pour figurer dans un apéro géant. Vous avez prévu d’aller au théâtre, au concert, à la Géode. De voir de la danse. Un prestidigitateur. Un musée. D’écouter de l’électro-pop, un chanteur basque, un philosophe médiatique, le dernier comique dont on parle. Vous n’êtes pas très en avance, il y a foule, c’est la queue. Vous vous agrégez aux citadins à qui on a demandé d’attendre entre des rangées de rubans tendus d’un poteau à l’autre, et disposés de manière à former un labyrinthe qui vous absorbe. Et c’est toujours la même histoire : le spectacle, le show, la performance, la conférence… La montre tourne, l’heure avance, le temps redevient cette chose étrange dont parle le poète… et les portes sont devant vous, obstinément fermées. Attendre ! Le mot revient comme un mantra. Alors on attend. Pourtant, les hôtesses sont prêtes, un agent téléphone à la direction, un pompier passe, l’attachée de presse trône dans sa « boîte à sel », le dernier retardataire est arrivé. On papote, on se salue d’un rang à l’autre. C’est toujours comme ça avec le public. Seulement voilà : le bruit de fond dans le hall, a baissé d’un cran. Vous êtes parqués. Pour l’instant, les signes d’agacement dans le groupe sont discrets. Tout a l’air tranquille, mais l’impatience croît. En ces temps fatalistes, les gens se résignent. Tout est tellement surveillé, contrôlé, verrouillé ! On les sent partagés entre lassitude, impatience, révolte. Pour les plus anciens, ces queues en rappellent d’autres, dans le passé : un cauchemar ! Cependant, au milieu de cette population stoïque,

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contenue dans des couloirs tracés au cordeau, les premières protestations, encore timides, se font jour. L’inconfort est de moins en moins accepté. « Ce n’est pas acceptable ! » Déjà, plusieurs personnes, au fond d’elles-mêmes, jurent qu’on ne les prendra plus. L’époque a multiplié les boutiques, les bars, les points-presse, les aires de jeu, les salons, mais où est l’accueil ? Plus on en parle, moins il y en a. Les organisateurs savent pourtant combien il est difficile, aujourd’hui, d’arracher des individus, tassés sur leur « moi-je », aux intérieurs protégés qu’ils se sont aménagés. Ils n’ignorent rien, ces entrepreneurs de spectacle, en bons professionnels, de ce qu’il faut produire comme arguments, comme moyens, pour monter un événement théâtral, ou musical, un show.

Le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour résume cela dans une drôle de formule. Il parle d’une « communauté des transformateurs fidèles ». Celle-ci se compose d’« humains », – commanditaires, artistes, régisseurs, publicitaires, etc. –, et de « non-humains », ordinateurs, logiciels, projecteurs, haut-parleurs, micros. N’empêche. Quelle que soit l’ampleur de cette mobilisation générale, il faut être inconscient, allumé, mordu, fou, héroïque, pour chercher dans une obscure salle polyvalente de la périphérie, une émotion, de nouvelles expériences, un choc, ou de quoi redéfinir le monde. Quant aux « humains » qui accourent et vont remplir la salle, l’organisateur les perçoit comme un troupeau. Et un troupeau, ça se gère ! Et qu’importe si ces « humains » s’épuisent dehors à attendre ! Qu’importe si l’ouverture de la salle est retardée au-delà du raisonnable. Devant la porte close, pour l’organisateur, les « humains » sont tous égaux. Egaux et interchangeables. L’horaire n’est pas respecté ? « Veux pas le savoir ! » Vous cherchez à le culpabiliser, à l’apitoyer, vous lui reprochez sa désinvolture, vous lui faites comprendre qu’il n’est pas correct de commencer par priver de jouissance quelqu’un qui vient dans l’intention de se divertir ou, pourquoi pas, de redessiner la carte du ciel : il fait l’idiot. Et il devient carrément sourd à l’idée que le temps pourrait ne pas être le même pour quiconque attend de voir venir, tourné vers l’avant, – ou vers l’arrière, pour fuir ! – et pour celui qui peut se

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dire, ayant franchi le seuil, « J’y suis », et dont le temps bascule dans le hors-temps, quand enfin le rideau se lève, ou l’archet du violoniste. L’artiste qui rencontre son public ne laisse rien au hasard. Il est concentré, physiquement présent, fin prêt. C’est encore plus vrai pour le musicien, qui ne peut pas se permettre, quand il est en scène, d’avoir des « absences ». Il est totalement engagé dans ce qu’il fait. Si donc un établissement n’ouvre ses portes qu’au dernier moment, – ou après –n’accusez pas les artistes. La défaillance, une fois sur dix, vient de la technique. Quelqu’un, un électricien, un machiniste, un ingénieur, un auteur, un soliste, soudain envahi par le doute, travaillé par un scrupule, une pulsion, croit nécessaire, – impérativement – de tester une fois encore, à huis clos, un circuit, un micro, un spot, une console, la balance d’un son. Faut-il accepter comme allant de soi, la décision arbitraire, non négociable, de tenir le public à l’écart de ces ultimes réglages souvent compulsifs ? Pourquoi faire comme si les coulisses étaient un lieu sacré, pourquoi ce vieux numéro, alors que leur mystère, s’il y en a un, viendrait seulement d’une nouveauté technologique dernier cri. Il m’est arrivé souvent, dans la file, entre les deux rubans, de prêcher la révolte. Mais les gens, abrutis par toute une vie de compromis et de servitude, très vite, désapprouvent. Pas de vagues ! Pas d’histoires. Il n’y a pas que les portes qui sont fermées. Mais je ne donne jamais de la voix sans provoquer aussi la discussion. On continue de construire des théâtres, des salles de concert, des amphis à l’ancienne. L’œil vitreux du prince bat encore un peu des paupières, mais depuis plus d’un siècle, la scène à l’italienne est obsolète, la coulisse n’est plus ce qu’elle était, et le secret non plus. L’antique rideau, s’il fascine encore, a perdu son pouvoir imaginaire de séparation et de dévoilement. Les écrans se multiplient, les jeux dématérialisés crèvent le plafond, la mondialisation exhibe ses effets spéciaux, partout les mêmes. Mais il existe un public qui en est encore à faire la queue, à piétiner devant les portes de salles en sursis. Pour lui, la croyance au secret est une chanson qui présente des avantages.

Vous êtes dans le troupeau, vos jambes sont lourdes, vous engagez néanmoins la discussion, avec un objectif : convaincre. La situation est absurde. Nous avons payé, nous sommes, – on peut le dire –, les « cochons payants ». Mais on vous résiste, on 27


ne vous écoute pas. Des voix discordantes jaillissent des rangs. Des voix féminines surtout. Elles m’interpellent, les femmes, elles savent, elles, ce qu’il en est du secret. Elles repèrent vite le regard équivoque, qui déshabille, le regard voyeur. Elles possèdent la science du trompe-l’œil, de la mascarade. Mon propos, je le répète est autre. C’est le citadin qui parle. Le citoyen excédé, qui considère la file d’attente qui le retient comme largement injustifiée. Non, je ne conteste pas la séparation du privé et du public, ni l’opposition dehors/dedans, encore moins ce qui fait lien entre l’amour et le secret. Je proclame clairement le droit de quiconque à vivre caché. Oui, vivons caché pour vivre heureux. Oui, l’écrivain a raison de préserver, avec férocité s’il le faut, son espace de méditation et d’élaboration, sa tanière. Et j’affirme qu’il est légitime qu’un peintre dans son atelier, un compositeur dans son loft, un interprète dans son studio, se protège de l’intrus et n’ouvre sa porte qu’à ses maîtresses, ses amants et à quelques collectionneurs et commanditaires sérieux. Voilà dix minutes que nous devrions être embarqués par les acteurs de l’événement pour lequel nous avons manifesté notre intérêt. La montre tourne, rien n’annonce la fin du compte à rebours. Il faudrait d’autres conditions que cette immobilité imposée, pour dissiper les malentendus, vaincre les résistances, la mauvaise foi. Nous autres, qui aimons les circulations fluides, pourquoi cacher à nos yeux, – et à quel prix ! – les ultimes mises au point qui précèdent le commencement trop longtemps reculé de la manifestation. Y a-t-il encore quelque chose à sauvegarder de la magie, du mystère, de l’aura qui, en d’autres temps, émanaient d’un spectacle, d’une cérémonie ? Il me semble que, dans un monde voué à la technique et qui ne croit plus au monde d’enhaut, ouvrir au public les centres nerveux qui rendent possible et contrôlent une représentation, ce n’est ni la désenchanter, ni la démystifier. Laissez-nous observer le technicien qui s’apprête à honorer un événement. Découvrons-le dans l’intimité de sa cabine bourrée d’électronique, derrière sa console, aux manettes, en train d’ausculter un appareil, trafiquer un circuit, rafistoler un accessoire, bidouiller un projecteur, réorienter un son. Nous ne sommes pas des voyeurs, et il nous arrive de croire au Père Noël. Mais nous aimons y voir par nous-mêmes… Vous ne voulez pas me croire ?

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Smile

8 juillet 2010

Les hommes politiques accueillent régulièrement des expressions qui prouvent qu’ils sont bien là, en train d’enregistrer les crises et les contradictions en cours, qu’ils les étudient et qu’ils sont prêts à faire des propositions, à chercher des réponses. Ces formules, même si elles reflètent les circonstances d’époque et semblent en phase avec l’événement, sont souvent, je suppose, importés de la sphère du management. Qu’importe ! Elles font image, et puis, il y a une gourmandise pour ces mots parfois drôles, qui affichent si bien la créativité de la langue et font de l’élu un personnage vivant, présent et intelligent sur la scène médiatique. On regrette que leur durée de vie soit éphémère. On les suit à la trace, de bouche à oreille, d’un camp, d’un support à l’autre, de l’opposition à la majorité, on capte leur rayonnement et puis, tout à coup, c’est l’extinction : plus rien ! Comme toujours, une vague chasse l’autre, déjà une nouvelle expression, scintille à l’horizon et offre ses services à la classe politique. Ainsi, il n’y a pas si longtemps, avec « usine à gaz » dans la bouche d’un diplomate, le citoyen avait tout loisir de se représenter une situation explosive, incontrôlable, mais le gaz pouvait aussi déclencher un imaginaire de la transparence, de l’inconsistance, de l’intoxication. Aujourd’hui, « usine à gaz » est en perte de vitesse. L’expression est toujours d’actualité mais s’éloigne de nous. Les mots « hors sol », être contre la politique « hors sol » -, utilisés par qui veut dénoncer des décisions qui

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ne tiennent pas compte du contexte où elles s’appliquent, sont les bienvenus dans le monde bureaucratique et de plus en plus virtuel qui est le nôtre. Dans le même esprit, une mesure est jugée trop gentille, tendre, et pour tout dire, « bisounours », inefficace face aux dures réalités de la compétition et de la spéculation. Une trouvaille comme « dégraisser le mammouth », qui a illuminé, voici plusieurs décennies, les médias, ne s’oublie pas. De nos jours, nos gouvernements ne se contentent pas de retirer du gras. Dans leurs bureaux, froidement, ils calculent et dissèquent, ce qui les conduit à s’attaquer à la chair. Si bien que l’opposition qui « tire la sonnette d’alarme », clame haut et fort qu’en matière de réduction des effectifs, « nous arrivons à l’os ». Il y a dans la vie politique des moments qui vous laissent sans repères. C’est dans votre propre camp que des voix discordantes s’élèvent, que tout à coup ça se dérègle, qu’un virus très contagieux se propage. La raison, l’autorité font valoir quelques termes inusables, sans réplique, toujours les mêmes, prêts à entrer dans le jeu pour couvrir la moindre dissonance. Sur fond du mot triste et vide de « cadre », on dira qu’on va « recadrer » le ministre égaré, qui s’est désolidarisé du gouvernement, le parlementaire récalcitrant entré en dissidence, le groupe irresponsable, à la dérive. Et on reprochera à un procureur, qui est là pour rappeler les gens à l’ordre, d’avoir « franchi la ligne jaune » en arrivant en retard à l’audience. Tout homme politique, même conservateur, a eu l’ambition, un jour dans sa vie, de « bouger les lignes ». J’aime beaucoup cette formule. Elle invite discrètement le citoyen à éviter la fraude, la tentation de détourner la loi, de dissimuler des biens. En échange, il est en droit d’attendre de son député, si ce n’est un déplacement des lignes, du moins leur assouplissement. Une avancée contre une soumission. L’automobiliste qui tient à son itinéraire et ne s’écartera pas, on le sait, du droit chemin qu’il s’est tracé, lie son sort à la ligne jaune. Pas question de la déborder, ni même de la tutoyer. Elle représente bien plus qu’elle-même, car elle signifie aussi sobriété, maturité, éveil. Pas d’alcool, ni de drogue, pas d’étourderie avec le portable, mais de la concentration, ou plutôt une vigilance flottante, comme il existe une écoute flottante, quand l’analyste est en séance.

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Il faut bien laisser courir la ligne jaune sur le tablier gris de l’autoroute. Qu’elle défile joyeusement aux côtés de l’homme au volant, qui l’a à l’œil, même s’il n’y paraît pas. Elle est son fil d’Ariane, jamais monotone, souvent dédoublée en deux lignes parallèles mouvantes, un ruban sans fin qui file droit à toute allure, et tout contre, une bande discontinue, qui saute à la droite du conducteur et imprime à la course son rythme. Les cinéastes s’intéressent à elle. Elle revient souvent chez David Lynch, qui la filme en vue plongeante. Chez lui, elle vit au milieu de l’écran, figure la ligne du temps, mais nous communique aussi une sensation de chute. Car c’est peu dire qu’au cinéma, tout bouge. Dans les movies, les « bougeants » comme les appelle Eugène Green, l’important n’est pas la narration, la mise en scène. Dans les films qui importent, l’important, comme nous l’enseigne Blaise Cendras, dans son énigmatique ABC du cinéma, c’est que « au cinéma, tout tombe. Le soleil, le ciel. Et nous avec ! ». Mais la ligne peut aussi faire bande d’arrêt et vous barrer la route. Certaines sont implicites, virtuelles. Devant un distributeur automatique de billets de banque, par exemple, pas besoin de marques sur le trottoir. Vous vous tenez derrière le client en train de retirer de l’argent, à la bonne distance. Trois pas environ, trois pas réglementaires ; la distance de confidentialité. Vous ne voudriez tout de même pas passer pour ce que vous n’êtes pas : un individu louche, mal élevé, indélicat, en embuscade, qui espionne les vieilles dames et tente de pénétrer le code secret d’un anonyme devant une machine à sous.

Il faut dire que, dans la plupart des cas, ce petit bout de ruban jaune est bien visible, à vos pieds, sur le parquet, devant les guichets des banques, des boutiques SNCF, les comptoirs de pharmacies, l’accueil des hôpitaux, et même devant les caisses de certains théâtres nationaux. Il vous dit : stop. On n’avance plus. Au-delà de cette ligne, c’est la tempête, l’inconnu. Malheur à vous si vous vous hasardez, poussé par la funeste curiosité, de l’autre côté de la bienfaisante limite. Vous aurez contre vous la communauté des gens disciplinés. Et les quelques concitoyens qui partagent provisoirement le même espace que vous, et qui se surveillent entre eux sous l’œil des caméras, des radars, des mouchards électroniques, vous manifesteront une désapprobation unanime.

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On peut trouver naturel, ou argumenter à perte de vue, pour justifier le voile jeté sur les échanges dans les banques, et sur ce qui se passe avec les actions, les chèques, les obligations. On peut vouloir dissimuler le contenu d’un dossier médical ou même, pourquoi pas, d’une ordonnance, par pudeur. On n’étale pas le secret d’une personne sur la place publique sans lui donner l’impression qu’on la déshabille. Mais franchement, quand vous entrez dans une agence de voyage, y a-til quelque part un vicieux qui va vous prendre pour cible ? Qui va s’intéresser à vos rêves d’ailleurs, à vos envies de Népal ou de Polynésie, à vos calculs pour les satisfaire et déjouer les pièges du réchauffement climatique ?

Demain, on vous demandera de vous mettre en rang à trois pas derrière la personne qui vous précède chez le marchand de journaux ! Car vous rôdez autour des kiosques, avouez ! Vous cherchez à vous infiltrer dans la vie privée de cette dame, vous épiez ses lectures : elle achète Elle et Modes et Travaux. Et lui ? Va-t-il demander Le Figaro ? L’Humanité ? L’Equipe ? Le Monde diplomatique ? Vous n’avez pas honte ! S’introduire dans le système nerveux des gens ! Vivement la ligne jaune, et vite ! J’étais à Bruxelles, récemment, et je m’apprêtais à rentrer à Paris avec le Thalys quand, dans le tohu-bohu de la gare, j’ai cru entendre en flamand le mot « retard ». Pour sa clientèle, Thalys a ouvert un guichet spécial, dans le goût d’aujourd’hui, ni austère, ni cossu, avec « Accueil » en lettres rouges en guise de fronton. Par contre, au sol, pas trace de ligne jaune. Nul besoin de confidentialité, on renseigne, on conseille, on rassure, on dissuade, c’est tout. La jeune préposée à l’accueil était en train de passer, assise dans son habitacle, une après-midi sans histoires. Aucun voyageur, ou presque, le calme plat. La fille, une Antillaise, coïncidait avec ses fonctions, elle était là, immobile, dans l’ouverture de son guichet. Elle souriait, elle n’arrêtait pas, mais son sourire, quoiqu’humide, était de façade, comme plaqué sur sa bouche à demi ouverte, sur ses dents.

Un sourire qui se lève sur un visage peut être, comme le regard, une fenêtre de l’âme. Il est parfois, chez certaines personnes, leur signature. Sur des lèvres qui sourient, vous lisez la bonté, la fragilité, la sainteté. Ou bien la cruauté, une secrète

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détresse, l’idiotie. Il existe des gens, des communautés qui sourient toujours et partout. Leur sourire est arrêté, une fois pour toutes. L’hôtesse d’accueil m’avait repéré, ce n’était pas difficile, j’étais quasiment seul dans le hall de gare, mais j’avais le sentiment qu’elle me voyait mais qu’elle ne me regardait pas. Peut-être allait-elle m’écouter ? Je me sentais perdu au milieu des logos, des signaux, des escaliers roulants, des écrans, des horaires qui se succédaient au départ des quais. « Mademoiselle, une annonce a été faite, en flamand, il me semble. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de mon train. Qu’il partira d’ici avec du retard. De combien ? Pouvez-vous me dire… » Je contemplais ses cheveux ondulés en casque, ses sourcils, dont elle avait fait deux fines arcades. Et son sourire. Son sourire figé sur ses lèvres. « Il n’y a pas de retard. Je ne suis pas au courant. - Pourtant, le tableau derrière vous bouge. Les chiffres, les lettres, dans votre dos, défilent, c’est de la folie. Des horaires en cascade. Tenez, un clignotant s’allume en face du prochain train pour Paris. Le panneau affiche, ce n’est pas possible, un retard, de combien dites-vous ? - De vingt à vingt-cinq minutes au départ de Bruxelles. - Et vous n’étiez pas au courant ? - Je n’ai pas à me retourner. Ce n’est pas mon rôle. Je suis à l’accueil ! » J’ai vu passer sur le visage de l’hôtesse antillaise une étrange symétrie. Ses yeux, en équilibre, me frappaient par leur singulière horizontalité. Sa bouche était en arc de cupidon. Ne se retournant plus, elle n’était plus que face à deux dimensions. Comme un disque. Un disque tout sourire.

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La guérison

30 septembre 2010

Etonnant, ce moment où, dans tout un pays, unanimement, jeunes et vieux n’ont plus qu’un mot en bouche, un seul : « retraite ! » Nos sociétés ont évacué vers le caniveau les valeurs, les illusions, les visions du monde qui faisaient marcher les humains. Aujourd’hui, même les nouvelles générations, et la jeunesse qui aspire à s’insérer par les études dans le monde du travail, tous, en bons gestionnaires de leurs vies se projettent dans l’avenir en se souciant au moins autant de leurs futurs droits à la retraite que de ce qu’ils nomment très sérieusement leur « plan de carrière ».

Pour ma part, le mot me fait penser à un colloque auquel je participais dans les années 1975 à Cerisy-La-Salle. La session était coupée en deux par la fête du 14 Juillet. La municipalité, par voie d’affiche, invitait à une retraite aux flambeaux. Une retraite ? Je revois l’un des participants, très applaudi, qui barre d’un trait le mot et le remplace par « avancée ». Avancée aux flambeaux ! N’attendons pas la prochaine fête nationale pour convertir nos marches à la retraite en avancées aux flambeaux. J’associe aussi, c’est plus fort que moi, le mot « retraite » à une onomatopée : « taratata ». Souvenez-vous, c’est en faisant « taratata » que Carmen se moque de Don José lorsque, tel un somnambule notre homme, futur déserteur, s’apprête à rentrer à la caserne à l’appel du clairon qui, au seuil de la nuit, sonne la retraite. Combien de retraités, quand la course s’est arrêtée pour eux, espèrent se refaire un corps, retrouver le chemin de leurs envies, rencontrer des gens, des pays, des 35


coutumes, des œuvres ! S’ouvrir ! Mais ils marchent à côté d’eux-mêmes, vidés et, « taratata », ils rentrent à la maison. C’est surtout depuis qu’elle est menacée que la retraite occupe les esprits et les journées de ceux et celles qui n’ont plus qu’elle pour justifier une vie vécue d’avance. Au sommet de la pyramide, la décision est tombée de passer en force. C’est comme ça ! Gouverner, c’est gérer et n’admettre que sa propre gestion. Réformer ? « Il n’y a pas d’alternative », répétait déjà Margaret Tatcher. Le ministre, transparent, détaché, scrute de loin et de haut le troupeau livré au tumulte de la planète. Il fait mouvoir les chiffres, les intérêts. Les réunions deviennent de plus en plus techniques, les mots de plus en plus barbares. La calme évidence avec laquelle l’homme politique expose au J. T. ses comptes, décomptes et ses arguments ferait presque oublier ce qu’il y a de mesquin et de cynique derrière ces calculs. La référence n’étant plus l’usine, la fabrique, la mine ou l’atelier mais la bourse, la banque, la spéculation, il va de soi que le travail, qu’il soit ou non bien fait, ne vaut plus rien. Finie l’antique malédiction biblique ! Tu ne gagneras plus ta vie à la sueur de ton front, mais scotché à la corbeille et devant les écrans. Il faut être fou, sot, niais, dupe et n’avoir rien compris pour vouloir maintenir le travail comme valeur au fondement de notre présent. Pourtant, parmi ceux qui ont parcouru le tunnel jusqu’au bout, il y en a qui ont travaillé et qui ont été à la peine. Ils viennent vers nous usés, essoufflés, délabrés, en cherchant, dans la grisaille matinale, à se refaire une santé. Les considérations plus qu’embarrassées et humiliantes des politiques sur la notion de pénibilité, pour nous faire croire que ceux qui ont blanchi sous le harnais n’ont pas été oubliés, peuvent être interprétées comme le retour du refoulé de la valeur travail sur la scène de la finance et du capitalisme spéculatif. Faisons un rêve : imaginons l’ensemble des partenaires en réunion autour d’une table pour une discussion ouverte, sans arrière-pensées, sans double langage, sur la retraite et son régime. Les négociations aboutiraient au mieux à satisfaire des besoins. Les désirs, par contre, les manques, à défaut d’être quantifiables, resteraient inassouvis. Voilà qui devrait nous encourager à nous approcher de l’autre scène de la retraite, celle qui hante tout individu au moment des bilans, quand il comprend qu’il n’aura plus à se lever à nouveau aux aurores, à sauter dans le RER 36


pour être à l’heure au bureau, repartir le soir, dormir vite, ne pas manquer le même RER le lendemain.

Quand vous commencez à desserrer le temps, à oublier les horaires imposés, les contraintes du temps compté, c’est alors que vous pressentez ce que pourrait être le temps libre, le temps ouvert, heureux. Vous vous amusez, vous vous étourdissez mais, trop tard : les questions existentielles se forment en vous, obsédantes. Que s’est-il passé pendant tout ce temps ? Comment tout cela a-t-il été possible ? Ces entraves ? Ces frustrations ? Cette docilité ? Ces renoncements ? N’ai-je pas été piégé ? Pris dans un marché de dupes ? Ne me suis-je pas fait voler mon temps, et peut-être ma vie ? Certes, tout le monde n’est pas créateur d’entreprise, chercheur, aventurier ou artiste pour échapper à la retraite ! L’homme sans passions, sans qualités, l’homme névrosé cherche d’abord, comme l’immense majorité, à « gagner sa vie » comme on dit, à se protéger. Et puis il y a les petits arrangements pour surmonter la servitude volontaire : les congés, les primes, les « activités », et tous les ersatz de la liberté. Et surtout la grande promesse, au bout du tunnel, le soleil radieux de la retraite ! L’enchantement du temps retrouvé ! Tout le monde cependant ne va pas jusqu’au bout du tunnel. Chaque jour des gens décrochent, désobéissent, tournent le dos à l’agitation, font demi-tour, désertent, changent de vie. On arrive à subsister dans Paris et dans le Midi, avec trois fois rien, en vivant d’expédients, en campant, en squattant. Il est possible de s’inventer une liberté et, débordant de gratitude, de retrouver un corps, ses sensations. De guérir. C’est Nietzsche qui, dans Le Gai Savoir, parle de guérison quand, après une longue impuissance, « un homme se rebelle, retrouve ses forces et le pressentiment de l’avenir, d’aventures imminentes, de mers qui s’ouvrent à nouveau et de buts à nouveau permis ».

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Année 2011

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L’enchantement du potager

15 janvier 2011

Le passage d’une saison à l’autre, c’est à fois doux et violent. Vous entrez dans l’automne avec, dans la tête, le souvenir des marchés de fruits et légumes de l’été : le Midi, le Sud-Ouest, l’Italie, le Portugal… autant d’images qui persistent en vous, colorées, ensoleillées. Elles recueillent, conservent et prolongent la séduction des tomates du mois d’août, des radis roses, de la pomme mûre, parfumée et juteuse. Elles réveillent en vous, – pour combien de temps ? – la splendeur verte, orange et rouge des poivrons, celle jaune-orange des abricots, la sombre plénitude de la betterave, l’humour des cucurbitacées, l’éclat de l’aubergine dans sa tenue violette.

Les grands chefs cuisiniers qui, en direct et en gros plan, dans les télé-réalités de TF1 et de M6 hachent, découpent et marient entre eux oignons, persil, carottes, navets, semblent, eux aussi, ne plus vouloir obtenir leurs trouvailles gastronomiques que de la conjugaison virtuose des couleurs de leurs produits, arrivés du jardin par le circuit court, sur la table de démonstration.

Cette profusion de formes, de parfums, de signaux colorés attire diversement insectes, oiseaux, humains. La raison s’insinue dans les saveurs et les relations visuelles et tactiles qui se nouent entre l’homme, ses fruits, ses légumes. Pour le

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chimiste, la fraise, la cerise, la myrtille, c’est du pigment. Et si l’abricot resplendit c’est, à ses yeux, aux longues molécules huileuses de son béta-carotène qu’il le doit. Le nutritionniste, lui, perdu dans ses évaluations, s’arrête au chou rouge et à la betterave rouge. Ils contiennent, c’est connu, des anthocyanes. Il sait leur pouvoir oxydant, bon pour la santé. Comme sont bonnes à prendre les carottes pour leurs vitamines, leurs caroténoïdes.

La couleur a trouvé parmi les savants, le plus fidèle, le plus érudit des amoureux : l’historien et sociologue des couleurs, Michel Pastoureau. Lui aussi a choisi l’automne pour se manifester et préparer l’hiver. Emportez avec vous des couleurs quand le blanc ralentit, perturbe, oppresse et s’empare de toute chose. Pastoureau est à nos côtés, avec l’acuité de son œil, de ses mots, le clavier de ses sensations, de ses sentiments. Il nous arrive avec un livre singulier, Les couleurs de nos souvenirs (Seuil, Prix Médicis de l’essai). Une autobiographie imprégnée des émotions colorées de son enfance. Il nous parle de ses envies de couleur, de celles qui ont calmé ses inquiétudes, d es nuances qui lui déplaisent, qui lui faisaient faire ce que sa famille appelait des « caprices chromatiques ». Et il revient sur un passé marqué, entre autres, par « une attention maladive portée aux couleurs des vêtements ». Tel ce « beige Mitterand », indéfinissable, du costume porté l’été du deuxième septennat. Ou ce gilet d’André Breton, dont il ne s’était pas contenté de nommer la couleur, ni de la décrire. Car ce jaune, vibrait-il ? Etait-il étincelant ? Pulvérulent comme le pollen ? Immatériel comme un concept ? Non, simplement, c’était la vraie couleur de ce gilet jaune. Les observations que l’historien des couleurs a souvent notées sur le motif ne sont pas sans effet sur le lecteur. Elles rafraîchissent sa mémoire et lui font redécouvrir par association des événements qui n’existent que pour leurs couleurs. Telle page a ainsi réactivé en moi le souvenir d’un épisode de l’été qui a suivi Mai 68. Mon vagabondage à travers les collines du Lubéron et mon arrivée dans le Vaucluse, le site de Roussillon, les carrières, le face à face avec le bassin de l’ocre, mes vêtements qui tombent, et le plongeon irrésistible dans la poudre jaune-rouge, dans laquelle je me vautre sous le soleil.

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Pastoureau s’était rendu en RDA peu avant la chute du mur. Il découvre que les couleurs, là-bas, n’ont pas les mêmes nuances qu’en Europe de l’Ouest. Ce constat m’a remis en mémoire, sur une autre longueur d’onde historique, la frontière visible et invisible qui, aujourd’hui encore, quand je franchis le Rhin, sépare le vert apaisant de la campagne d’Alsace et le vert allemand, légèrement grisé. « Feldgrau ? » Ce grisé, Pastoureau l’avait remarqué sur les vêtements « brun-violacés-moutardés » des Allemands de l’Est. Comme j’avais repéré l’inquiétant « brun communiste » des imperméables portés par les officiels venus de Berlin-Est prouver en délégation la réalité du dégel, en assistant à la semaine que la cinémathèque de Chaillot consacrait au film de la RDA. Curieusement, Pastoureau ne s’arrête guère au monde des fruits et légumes de saison. S’il existe, son ravissement devant la tendre nuance d’un cœur de laitue ou la blancheur sourde d’un chou-fleur breton ne passe pas chez lui dans les mots. Pas de commentaire ému, non plus, sur la couleur du lait, du pain, des œufs, des chanterelles, des fromages. Ces 340 fromages français auxquels Zola a donné, on s’en souvient peut-être, une présence quasi symphonique, lorsqu’il les fait chanter, chacun dans sa partition, sur les étals des crémiers de son Ventre de Paris. Pastoureau prétend qu’à la différence de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique latine, qui varient les couleurs à l’infini, l’Occident s’en tient à quelques fondamentaux soporifiques : noir, gris, bleu, brun. Si, dans les quartiers pauvres et les villages touristiques, les autorités, pour exorciser l’ennui et l’insondable banalité du quotidien, font peindre les façades et les murs des habitations en jaune canari, en rose bonbon, en vert bouteille ou en bleu du ciel, les autochtones, écœurés, redemandent, au bout de quelques jours, du blanc cassé, du beige et même du gris.

Pourtant, périodiquement, il nous vient des besoins éperdus de verdure, nous rêvons de fruits, de nature, de feuillages, de légumes authentiques, de vente à la ferme, de filières familiales. Nous maudissons le hard-discount, les intermédiaires, l’industrie, qui fait de l’argent sur le dos des agriculteurs. Nous ne demandons pas mieux que d’acheter à la sauvette, au cul d’une camionnette, le surplus du potager bio d’un paysan. C’est alors que rates, bettes, tomates cœur de bœuf, poires et mirabelles imposent leur présence. Les signaux colorés, photoprotecteurs, redoublent 43


d’intensité, aussitôt convertis en signes gastronomiques. Les gourmets se réjouissent, les parvenus s’excitent. Et c’est le moment que choisissent les publicitaires pour entrer en scène. C’est quand l’été a perdu sa force et ses dernières couleurs, et qu’il a cédé enfin sa place à l’automne que Monoprix s’est décidé à prendre le quotidien Libération comme support d’une surprenante campagne publicitaire. Le dispositif renouvelait avec brio et un goût calculé du risque les rapports entre un annonceur et la presse. La marque s’offrait par exemple une « sur-couverture », une « fausse une » qui – c’était le vendredi 15 novembre – enveloppait le journal comme un manteau transparent. Avec une formule : « Non au quotidien quotidien ». Un mot d’ordre qui aurait pu figurer sur une affiche de mai 68. En choisissant Libé, les motivationnistes du Monop’ ont voulu entrer en résonnance avec un journal qui tient son identité au moins autant de son style, de sa pratique virtuose du mot d’esprit, des jeux de langage, des néologismes « globish » issus du réseau, que de sa ligne éditoriale. Les stratèges du Monop’ sont partis d’un constat : même si vous aimez les spots imbéciles, les logos idiots, les visuels des burgers, les enseignes lumineuses des centres commerciaux de la périphérie, regardez autour de vous. Dans les métros, sur les abribus, au bord des routes, vous aurez du mal à débusquer une affiche qui vous intéressera. Elles sont mornes, pénibles. Un vrai cauchemar. Et cela dure depuis trente ans. Pas un nom qui émerge, aucun graphiste, aucune signature. L’art a été chassé des panneaux publicitaires. Le calcul est simple : la question artistique ne préoccupe pas les gens. Elle laisse indifférent 95% de la population. D’où ces publicités encombrées, pâles, névrotiques. Angoissantes à force d’exposer leur néant. Monoprix, pour élaborer une nouvelle offre, a choisi, au seuil de l’hiver, de contreattaquer en étonnant le consommateur avec de belles affiches. La couleur a été sollicitée avec goût, et on ne s’est pas contenté de réintroduire de la beauté : on l’a nommée, parfois même en faisant défiler le mot en-dehors des conditions concrètes de l’échange marchand, comme avec ce conseil d’ami : « Ce matin, ouvrez les yeux sur quelque chose de beau ». Au rayon crèmerie, sur un rythme d’alexandrin, « On peut avoir le beurre et la beauté du beurre ». La beauté, plus forte que l’argent ? 44


Quoiqu’il en soit, sur cette publicité, le jaune,

– or et blanc – se fait léger, sans

passer par la case de l’allégement en matières grasses et des Oméga 3. Quant au lait, lui aussi, « ça peut être beau ». Avec ce blanc-bleu un peu pâle, la disposition des lettres et le rythme de l’énoncé : LAIT/1L/DEMI/ECR/EME. Les fruits et légumes frais se font rares quand approche l’hiver. C’est le moment, pour les commerciaux, de relancer la conserve. Le client, c’est connu, hésite. Il a des préjugés. A Monoprix on a remis en question la présentation des boîtes. On les a harmonisées entre elles, on leur a donné une identité-maison. Elles procèdent désormais d’un fond commun, d’un même traitement des surfaces cylindriques des lettres, des équilibres entre les formes et les couleurs, de l’espacement des caractères imprimés. Regardez ces photos. Les voici, les boîtes : pulpe de tomates au basilic, endives entières, salsifis coupés, ratatouilles provençales, petits pois à l’étuvée, mais doux en grains. Elles resplendissent de fraîcheur naturelle et assurent la permanence des couleurs d’un imaginaire potager. On a même eu l’idée de photographier le lot complet des boîtes, après les avoir alignées, superposées en piles multicolores et sonores comme un orgue qui jouerait à l’unisson de ses tuyaux. La stratégie à contre-courant, très cohérente, à laquelle on s’est livré, cette alliance plutôt paradoxale entre art, shopping et business, rappelle, mais à l’envers, le pop art. Hier, des artistes trouvaient leur inspiration dans les objets de consommation courante, la pub, la culture de masse. Aujourd’hui, une marque exploite malicieusement une esthétique, avec la complicité d’un quotidien élitiste et populaire. Mais c’est surtout à Warhol que la campagne du supermarché rend hommage. Andy Warhol, ex-dessinateur publicitaire, concepteur de vitrines. L’artiste qui achève et dépasse le pop art. Qui comprend comme personne avant lui que le marché, l’art, la mode se contaminent réciproquement, et qui en tire les conséquences. Les publicistes de Monoprix le citent explicitement sur la double page centrale de Libération. Le lecteur découvre, photographiée en plein air sur l’esplanade du Centre Pompidou, la boîte géante de tomates entières, pelées, au jus. Les passants qui sillonnent la place sont minuscules. Pour les familiers de Libé et de l’art contemporain, pas de doute : la marque revisite la mythique « Campbell’s soup Cans » de 1962 ; Mais, qu’a-t-il voulu dire, Warhol, avec sa série de boîtes ? On raconte qu’il souhaitait que son public éprouve, en les contemplant, le sentiment du 45


néant. A nous, témoins de la mondialisation néo-libérale, d’entendre, à la suite de Libé et du Monop, la leçon que le maître des apparences nous livre sur la vanité du marché et la frivolité du capitalisme. Comme l’écrivait déjà Mallarmé : « Tout se résume dans l’esthétique et l’économie politique ».

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La dimension du temps libre

11 février 2011

« Je me retrouvais alors dans le temps et j’entendais la montre. » William Faulkner, Le Bruit et la Fureur

Le soulèvement de Tunisie, qui pouvait le prévoir ? Qui pouvait imaginer l’étonnante créativité politique des Tunisiens, ceux des petites villes délaissées du Sud, des classes moyennes de Tunis, des facs ? Qui aurait parié, un mois avant l’émeute, sur la chute du dictateur, barricadé dans son palais de Carthage, et sur l’effondrement d’un régime hyper-corrompu et prédateur ?

On peut toujours, après-coup, trouver des explications, invoquer le social, l’économie, mettre en avant la laïcité de cet Etat arabe, la crise morale, le rejet définitif de dirigeants montrés du doigt, déconsidérés et qu’on ne respecte plus. Nous sentons bien que la raison seule, les descriptions déterministes n’épuisent pas l’analyse autrement complexe des causes de la révolution tunisienne, et ne rendent pas compte de son déclenchement soudain, inattendu.

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Si, d’après André Breton, une étincelle est toujours à la recherche de sa poudrière, en Tunisie et dans le monde arabe, la poudrière, ce sont les jeunes gens en colère. Ils sont le sel de la terre mais se retrouvent exclus du banquet, humiliés, condamnés à une oisiveté forcée. Pourtant il s’agit d’une jeunesse éveillée, éduquée, inventive, qui parle l’arabe, l’anglais, le français. La plupart des jeunes est étrangère aux idéologies qui ont neutralisé les anciens. Ils sont sans parti, sans chef, sans attaches politiques. Ouverts sur la modernité, l’Occident, le monde, et reliés à la diaspora de Paris, de Genève, de Londres, de New York. Ils forment la nouvelle génération d’AlJazira, abonnée au portable, qui a intégré le Web, Facebook et les développements récents de la révolution technologique. Le pouvoir a encouragé l’accès aux nouveaux médias sans se méfier. A Paris, les réseaux passaient pour créer des addictions, des instantanés factices. On prétendait qu’ils entretenaient un présent perpétuel contraire au cheminement progressif de la vie. Contraire à l’Histoire. Et les intellectuels reprochaient aux réseaux sociaux de détruire l’intimité, la sphère du privé. La révolution n’étant plus, dans leurs calculs, à l’ordre du jour, ils n’avaient pas prévu ces moments où tout à coup tout se décide et où plus personne ne cherche à faire valoir sa subjectivité ! En Mai 68, l’effervescence de la jeunesse anonyme, les images issues des ateliers de sérigraphie, les mots d’ordre, l’imagination s’étalaient sur les murs et électrisaient la rue. Aujourd’hui, au sortir de la première décennie, si décevante, du 21 ème siècle, les vidéos, les photos, les mots qui ont l’initiative, les voix des rappeurs, les gestes des tagueurs, les montages, les collages, toute cette créativité arrive sur les écrans des internautes. Qui s’attendait à voir ces dizaines de milliers de cyber-activistes, cette internationale des hakeurs, capables de jouer au chat et à la souris avec les 600 informaticiens de la cyber-police, et pirater les sites des préfectures, des ministères et même de la présidence ? Ces facebookeurs, qu’on croyait à jamais perdus pour la politique, ces blogueurs, ces twitteurs qu’on disait enfermés dans la virtualité numérique, voici que, sans attendre l’apparition d’un leader ou d’un parti, ils se mettent en mouvement, impulsent la contestation, coordonnent les actions et les affrontements en temps réel.

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Glucksmann prétend que toutes les révolutions, par nature, prennent les gens de court. Certes ! On est cependant surpris de constater, sous un régime régi, comme toutes les dictatures, par le contrôle, la surveillance, la délation, que ni la police civile, ni les renseignements, ni les services secrets n’ont rien vu venir. Pareil pour le Quai d’Orsay et les administrations américaines, alors qu’au même moment les rapports de la diplomatie US révélés par wikileaks apprenaient au monde qu’en Tunisie la mafia occupait la tête de l’Etat. L’histoire, à nouveau, était là. Elle s’écrivait dans la rue et sur les écrans, hors de portée des chancelleries bien trop occupées à couvrir ce régime archaïque et pourri. Et le public occidental cessait de regarder la télé. C’est la télé qui le regardait !

La révolution tunisienne a pris de court tout le monde, à commencer par ses acteurs. Elle est partie d’un lieu ignoré des tables d’écoute, inaccessible aux caméras, aux radars, opaque aux grilles de lecture des experts. Dans le journal Libération, un psychanalyste, Fethi Benslama, l’a bien noté : « la révolution tunisienne a surgi d’un angle mort ». De quoi intriguer les penseurs de la complexité, et stimuler tous ceux qui, depuis leurs observatoires, s’attachent à débusquer les logiques qui soustendent l’émergence du neuf. On savait la Tunisie dans une impasse, avec, d’un côté, un pouvoir qui a perdu toute légitimité et, en face, une population maintenue par la force à l’écart du temps et de la vie, qui n’arrêtait pas de céder à cette fatalité appelée « mektoub », qui devance toute parole, toute initiative. Et puis survient un incident, comme il s’en produit tous les jours sous les dictatures : banal, arbitraire, odieux. Des policiers municipaux procèdent à une interpellation. Elle se passe mal : elle va mettre le feu aux poudres. Un jeune vendeur de fruits à la sauvette est arrêté. Cela se passe à Sidi Bouzid. Les flics lui confisquent son étalage ambulant, l’insultent et le frappent. Il porte plainte, mais les portes se ferment, personne n’écoute. Il se supprime le 17 décembre 2010. Je me rappelle ce bonze qui s’était immolé pour dénoncer les crimes commis contre son peuple. Un témoin avait filmé la scène. Je revois la disparition du corps dans les flammes, le brasier, l’immobilité de la silhouette, la forme qui brûle et se consume. L’image avait fait le tour des médias. Ingmar Bergman la cite et en a fait une 49


séquence de son film Le silence. J’ai aussi pensé à Jan Polack, l’étudiant qui se sacrifie par le feu en 1969, pendant que les chars soviétiques pénètrent dans Prague.

Et Mohamed Bouazizi ? Pourquoi le déclic est-il venu de lui ? Pourquoi, après plus de vingt années passées dans l’attente et dans la peur, est-ce à partir de son geste insensé que le peuple s’est soulevé et qu’il a repris vie ? Pourquoi ce jour-là ? Depuis le temps que la liquidation de ce système était à l’ordre du jour, ne savait-on pas comment s’y prendre pour passer à l’acte ? J’aurais aimé me glisser au milieu des Tunisiens, dans le tumulte de la révolution, et partager avec eux le moment où tu te dis : « Voilà ! C’est maintenant, et c’est ici. Ils sont en train de remettre les pendules à l’heure. D’entrer dans la dimension libre du temps : l’Histoire est en marche ! » En même temps, mes pensées n’arrêtaient pas d’aller vers lui, le martyr, Mohamed Bouazizi. C’est comme s’il s’était élevé à la dimension du sacré ! D’autre part, j’étais assailli de questions qui, la plupart, sitôt posées, paraissent hors sujet. Je m’interrogeais : Qui était-il ? Un illuminé ? Visait-il la gloire ? Avait-il anticipé son supplice ? Pensait-il vraiment donner sa vie au point de la perdre ? S’est-il projeté dans le futur antérieur, afin de rejoindre le moment où tout sera accompli et où l’événement aura trouvé un sens auprès des vivants ? Pourrais-je jamais pénétrer avec lui dans les terribles contrées où s’est décidée l’annihilation de son être ? A-t-il seulement pensé à son entourage, à ses compatriotes ? Dans quel état de conscience était-il avant de se trouver emporté dans un ouragan de douleur, de se transformer en torche vivante, de perdre connaissance ? La main qui a frotté l’allumette ou claqué le briquet, dirigé la flamme vers sa poitrine, ses vêtements aspergés d’essence, tremblait-elle ? Etait-elle habitée ou étrangère, « collée aux poignets » ? Et les voix qui lui ont hurlé dessus : « dégage », « dehors », et qui, probablement ont persisté à ses oreilles et dans son corps terrorisé, sont-elles pour quelque chose dans cet acte extrême ? Ce n’est pas, on s’en doute, parce qu’on lui a confisqué ces pauvres moyens de subsistance qu’il a donné à sa situation une issue aussi dramatique et spectaculaire. 50


Bouazizi, qui n’avait plus rien, réalisait aussi qu’il n’existait plus. C’est peu dire qu’il était réduit au silence. Il était nié, non seulement dans ses droits, dans son humanité, dans sa dignité, mais dans son être. On lui volait son temps, sa vie, on l’asphyxiait. Il n’était plus l’habitant de son pays : il habitait le rien. Le système l’avait eu et d’avance l’avait, si on peut dire, réduit en cendres, évacué. Des-intégré. L’œil parfois écoute. J’imagine la foule. Elle voit la scène, regarde les flammes qui montent en dévorant le corps. Elle les reçoit comme un immense cri de détresse. C’est terrible, la confrontation avec ce qu’il faut bien appeler un holocauste. En essayant de reconstituer une fois de plus dans ma tête l’événement de Sidi Bouzid qui me hante, je me suis souvenu tout à coup d’un séminaire sur le traumatisme où Lacan met dans la bouche d’un enfant cette phrase atroce : « Père, ne vois-tu pas que je brûle. » J’entends dans ces mots l’écho des paroles que le Christ prononce au Mont des Oliviers, face au ciel qui demeure inintelligible et sans réponse : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Bouazizi est passé par une telle épreuve. Sans soutien, sans repère, seul, il s’est senti résolument abandonné, innocent dans un monde indifférent et coupable. Son geste, aussi inattendu qu’irréversible, a pris de court les Tunisiens et leur a apporté la délivrance. Ils ont laissé derrière eux leurs divisions, les divergences de leurs intérêts et oublié la place que la société leur donne. Ils avaient rencontré l’inacceptable en direct, et il n’était plus possible désormais de lanterner, de fuir dans le « pas encore », de faire comme si rien ne s’était passé. Il fallait répondre, et répondre maintenant. Mis en présence de l’holocauste, tu vois se profiler, derrière la représentation de la victime émissaire érigée en mythe, l’expérience de l’abîme. Pris de vertige, tu perds pied, terrorisé. Mais tu peux aussi vaincre ta peur. Sortir de tes limites. Il y a des circonstances qui te permettent de te compter avec les autres, de te souder au groupe, de faire bloc pour aller jusqu’au bout de toi-même, dire non, quitte à payer le prix de ta survie, de ton honneur, de ta liberté. Le peuple tunisien a su prendre de vitesse l’ennemi. Il a compris que c’était maintenant que tout devait basculer et que les militaires et la police allaient devoir 51


comprendre que leur intervention venait trop tard, que les manifestants étaient trop nombreux dans la rue. C’est comme ça avec l’histoire. Elle sort parfois de ses gonds, déclenche le compte à rebours, et produit comme au théâtre la scène qui sera le tournant de la pièce. En Tunisie, ce basculement, c’est une étincelle qui la symbolise, celle que le jeune suicidé avait dirigée sur lui et que le mouvement populaire a retournée vers la plaine pour y mettre le feu, incendier les institutions vermoulues et allumer le détonateur de la révolution.

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Trésors vivants

4 avril 2011

Aujourd’hui la parole d’un homme est, paraît-il, évaluée à l’aune de l’UBM, l’unité de bruit médiatique. Les rubans de mots qui sortent de la bouche des poids lourds de la politique, de leurs seconds couteaux, déjà plus empruntés dans leur expression, et des membres les plus auréolés du clergé intellectuel, ont une durée de vie courte, absorbés qu’ils sont par le bruit de fond de notre monde affairé et tumultueux. Pourtant, des paroles vivantes, il en arrive ; des gens qui dormaient se réveillent, engageant d’autres, désireux de se relever, à se mettre debout. Parmi ceux qui lèvent l’archet, on compte quelques vieillards plus que nonagénaires. Ils ont échappé au choc des générations, tels les magnifiques Stéphane Hessel et Edgar Morin. Ils sont écoutés et honorés comme des trésors vivants.

On rencontre aussi, parmi les vivants, de grands écrivains morts que le brouillage médiatique cherche en vain à faire taire. Je viens encore d’en faire l’expérience avec Paul Claudel. Je l’ai tiré d’un rayon de ma bibliothèque où il dormait à poings fermés et j’ai ouvert au hasard le livre. Sa voix s’est échappée des pages, et voici ce qu’elle prophétisait en 1923 à propos du Japon et de son état d’alerte permanent : « L’homme d’ici est comme le fils d’une mère très respectée mais malheureusement 53


épileptique. » Et encore : « C’est une chose d’une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger, comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuses et autonome. » Il y a une vingtaine d’années, j’interviewais Claude Lévi-Strauss au Musée de l’Homme. Il était octogénaire lui aussi. Beaucoup de gens avaient assisté à la scène. Nous étions debout, moi avec mon casque et mon micro, devant la vitrine où étaient conservés les masques amérindiens qu’il avait offerts à cette institution nationale, à une époque où ses confrères ne le ménageaient pas. Nous étions en direct, un samedi. L’antenne était perturbée par une radio libre qui n’émettait que le week-end et n’avait pu être identifiée la veille, jour des repérages. Le grand savant structuraliste était fébrile, de plus en plus inquiet du retard pris par les techniciens pour établir la ligne. Il s’était mis à trembler de tous ses membres. Impossible d’aviser une chaise. Quand enfin, après d’interminables minutes, montre en main, j’ai obtenu le feu vert, j’ai vu le corps de cet homme inoubliable se dresser devant le micro tendu et, à la lettre, se soulever, en répondant à mes questions, traversé par le langage qui était entré en lui et le mobilisait tout entier.

Peu de temps avant sa disparition, lui, qui avait assisté, impuissant et navré, au ravage organisé de la planète, déclarait qu’il quittait sans regret cette terre qu’il avait cessé d’aimer. Les derniers mots qu’il nous laissait avaient la forme d’une parabole. Il comparait l’humanité à une population de vers en train de coloniser le sac de farine dans laquelle elle s’était mise. Les vers, en dévorant avidement les réserves somme toute limitées, éliminaient à mesure des toxines qui finissaient par causer leur perte. J’essayais d’imaginer cette progressive autodestruction, blanc sur blanc, qui, en silence, vouait un peu de matière vivante vorace, par évacuation interne, au néant, et vidait de son contenu un pauvre sac de farine qu’il ne restait plus qu’à retourner comme un doigt de gant.

Il est des livres qui nous font entrer en contact avec des auteurs qui ont naguère effectué un passage parmi les humains, et qui nous adressent, depuis l’au-delà, un message de vie dans des phrases du passé dont nous reconnaissons parfois pour la première fois la nouveauté.

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Certaines époques, stables et raisonnables, ont tendance à éloigner les morts des vivants endeuillés, et à les laisser entre eux, en paix. Puis arrive le moment – systole, diastole – où la frontière qui sépare les vivants et les morts devient fragile. On finit par ne plus savoir qui est en train de vivre, tellement les somnambules dominent. La ligne qui nous démarque de l’ailleurs est symbolisée, dans le Nosferatu de Murnau, par un pont : si vous le franchissez, un fantôme vient à votre rencontre.

Le cinéma, qui porte en lui une dimension naturellement fantastique, est à son affaire quand l’outre-tombe vient à se manifester. La plus petite pression venue de l’au-delà, il la capte. Un des grands réalisateurs octogénaires, Clint Eastwood, a voulu à son tour nous laisser un testament avec une fiction qui aborde l’expérience de la mort de façon très personnelle. Dans Hereafter (Au-delà), son film le plus récent, il a pris au hasard un ouvrier qui communique avec les morts, une journaliste française (Cécile de France), sortie indemne d’un tsunami, et un collégien qui a perdu son frère. Il les a réunis pour interroger le monde supra-sensible, trouver des réponses et laisser être le cinéma.

Grâce à la mondialisation et notamment à la présence très soutenue sur les écrans du cinéma asiatique, nous découvrons d’autres manières de franchir les seuils, de rencontrer les fantômes, de mélanger les visions, les rêves, la réalité. Ainsi, dans Oncle Boonmee du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, se préparer à l’au-delà signifie, pour Boonmee, être voyant, aborder ses doubles, affronter ses réalités autres, voyager dans le temps, se laisser observer par des défunts depuis la mort, et surtout se souvenir de ses vies antérieures. Le fantôme transparent d’une femme peut apparaître à la table d’un dîner sans offusquer les convives. Et si la mort, comme chez Cocteau, passe par les miroirs, puisque ce sont eux qui nous regardent vieillir, il arrive, chez Weerasethakul, qu’elle nous fasse signe, discrètement, du fond d’une image dont la contemplation révèle les étranges propriétés. Ainsi, le fils d’oncle Boonmee, en photographiant une créature de la jungle, suscite l’apparition de la tribu des singes fantômes qu’il finit par rejoindre. Par ailleurs, passe dans le film un étrange diaporama montrant un groupe de soldats qui posent pour une photosouvenir avec, tenu en laisse, un autre singe fantôme. L’ambiance du film est si envoûtante qu’il suffirait de développer au hasard une photo, pour découvrir dans le feuillage et entre les branches de la jungle, une paire d’yeux qui vous fixent. 55


Si la mondialisation fait voyager le cinéphile dans l’espace, elle ne le prive pas pour autant de voyage dans le temps. J’ai ainsi revu récemment une dizaine de films du merveilleux Méliès, accompagnés par un pianiste et un clarinettiste, deux énergumènes dans une exhibition de ciné-concert, salle Favart. Au programme, l’incontournable Voyage sur la lune dont j’attends toujours, non sans une discrète émotion, le moment magique, lorsqu’une neige de théâtre se pose doucement, dans une ambiance féerique et feutrée, sur un morceau de sol lunaire rempli de trappes et peuplé d’entités. J’ai revu dans la foulée, entre autres films à trucs diabolicoburlesques, l’équivoque tête qui gonfle, se dégonfle, change d’échelle, et l’épatante invention qui permet cet effet. Enfin on projetait ce soir-là un petit court-métrage très enlevé, au titre « vieille France » : Les affiches en goguette de 1906, que je ne connaissais pas. Méliès avait convoqué une colonne Morris en folie, un joyau de l’histoire de la publicité, l’icône, populaire dans le monde entier, dont on peut sonder les différentes éditions sur Internet, et qui a été mille fois commentée avec malice : la réclame, à la gloire de Ripolin, la peinture lisse Ripolin, avec ses trois silhouettes penchées, emboîtées, répétitives. Sauf que Méliès, enchanteur et humoriste, avait sous-titré l’image : « Les frères Tripolin » !

Pauvre Méliès. On nous a conté sa lamentable aventure, la faillite, son désespoir, la destruction suicidaire de la quasi-totalité de la production de son studio. Et le zèle de quelques chasseurs-collectionneurs, les incunables, sauvés du naufrage, tellement précieux, qui recèlent, avec la fraîcheur et l’innocence des premiers pas d’un art, les ressorts qui feront l’une des spécificités du cinéma fantastique. Et d’abord ceci : mourir, ici, c’est disparaître sans laisser de traces, sans avoir à s’occuper du cadavre pour s’en débarrasser. Je me souviens d’un western avec, je crois, Gary Cooper. Le film s’achevait dans un nuage de poussière soulevé par la plus improbable des tempêtes, pour engloutir et effacer – précédant le mot FIN – un groupe de cow-boys à cheval. Méliès, prestidigitateur né, avait l’habitude dans ses films de faire disparaître ses personnages d’un coup de baguette magique, en les désintégrant dans une bouffée de fumée blanche, avec quelque chose de gazeux et d’explosif dans l’air. Le bonhomme est là. Un déclic, et puis : plus rien. Pulvérisé. Je suppose que, tel le 56


démiurge, il pouvait tout aussi bien, à partir du néant, faire surgir d’une case vide qui se serait enflammée et aussitôt consumée, une créature née de cette combustion et matérialisée sous nos yeux. Il m’arrive, quand je pense à la chute de la maison Méliès, à la ruine du créateur des premières féeries du septième art, de soupçonner, au-delà des difficultés matérielles et de l’incompréhension rencontrées, une opposition bien plus profonde et énigmatique. Je note qu’il avait filmé en 1899 l’histoire de Cendrillon, la gamine qui n’était rien pour ses sœurs et qui, contre toute attente, va exister et vivre pendant que les cendres deviennent des diamants. Ce même Méliès, ébloui par la fée électricité qui commençait à éclairer le monde, répondait par sa pratique à l’inusable question – d’ailleurs inutile et purement formelle – : pourquoi y

a-t-il quelque chose

plutôt que rien ? Parce que quelques chose, disait son cinéma – et c’est une bonne nouvelle – quelque chose c’est mieux que rien ! L’opposition, elle, préférait le vide. Qu’il y ait le rien plutôt que quelque chose, telle était sa position. Non sans amertume elle reprochait au démiurge Méliès de ne pas s’être abstenu, d’avoir extorqué au néant la flamme, la fumée et non seulement la lumière mais ce sur quoi celle-ci règne en dissipant la nuit. Goethe, dans son Faust, avait trouvé la formule de l’opposant : « Je suis l’esprit qui toujours nie ! » Au tournant de l’avant-dernier siècle, l’opposition n’avait pas, comme aujourd’hui, la majorité. Le diable complotait mais était finalement vaincu. Les petites bobines qui ont échappé au désastre témoignent, comme autant de chefs-d’œuvre, de la part prise par Georges Méliès, avec Max Linder et les frères Lumière, à la naissance du cinéma.

Récemment est apparu dans les salles un film qui a retrouvé la dimension du fantastique la plus consubstantielle au cinématographe, à ses données immédiates, à ce qui met en mouvement l’image. C’est un film secret, hypnotique, qui part d’une expérience intime, très personnelle. L’auteur, paraît-il, en avait rédigé le scénario dès le début des années 1950. L’œuvre s’appelle L’étrange affaire Angélica. C’est le cinquante-septième film d’un magicien centenaire : le Portugais Manoel de Oliveira.

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L’homme ne s’est jamais remis d’avoir photographié autrefois le visage d’une jeune morte et d’avoir cru saisir, pendant qu’il mettait au point son appareil, l’âme au moment où elle quittait le corps de la défunte. On peut voir L’étrange affaire Angélica comme l’histoire d’un coup de foudre entre un photographe et une jeune disparue, déclanché par la magie d’une photographie. Voilà, depuis plus de soixante ans, le fond de l’affaire pour le cinéaste comme pour le cinéma.

Toujours élégant et charmeur, Manoel de Oliveira, pendant les années qui lui restent, revient aux sources. À l’âge du nihilisme généralisé, il s’enchante à recréer les mondes parallèles et envoûtants, les effets spéciaux enveloppés de fumigènes et l’imagerie éthérée de la fin du

e

XIX

siècle. Mais c’est pour les aimer dans leur

nouveauté. Certes, quand Angélica vole au-dessus du fleuve Douro et des collines des environs de Porto, enlacée à son amant qu’elle entraîne avec elle, on pense aux amoureux que Chagall représentait ainsi dans les airs. Mais c’est quand même Méliès le prédécesseur qui est là, le Méliès d’un passé qui est encore à venir. De même, quand le photographe s’écroule et que son corps spectral se détache pour rejoindre Angélica qui l’attend et qui lui sourit, on pense au premier Fritz Lang, à Mabuse notamment, l’hypnotiseur diabolique. Mais la scène croise des propos surpris lors d’un des petits-déjeuners de l’étrange pension de famille qui héberge le photographe

amoureux :

une

conversation

philosophique

et

mondaine

sur

l’antimatière et les turpitudes du temps présent. Un cinéphile amoureux du Portugal me dit l’importance pour Oliveira du messianisme, notamment dans sa version portugaise, le sébastianisme, auquel d’ailleurs le cinéaste avait consacré un film en 2004. Il s’agit d’une doctrine eschatologique qui flatte le nationalisme. De nombreux artistes lusitaniens, dont Pessoa, l’ont adopté. La légende raconte qu’au

XVI

e

siècle, un roi, Sébastien Ier, se

serait volatilisé dans l’atmosphère lors d’une bataille, qu’il vivait caché et promettait de revenir par un matin de brume, pour restaurer le gloire du Portugal. Mon informateur me fait remarquer que le passage tiré du livre tombé de la table du photographe au tout début du film, et que celui-ci ramasse pour nous le lire, est d’inspiration sébastianiste : « Dansez, ô étoiles qui suivez, constantes, d’immobiles

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vertiges mathématiques ! Délirez et fuyez pour quelques instants la trajectoire à laquelle vous êtes enchaînées. »

Le monde est truqué. Il va très mal et progresse vers la destruction. Des gens, aujourd’hui, sortent du troupeau et rejoignent ceux qui, déjà, s’en échappent. C’est ici qu’apparaissent les nouveaux trésors vivants. Ils ne disent pas autre chose, mais, sans avoir forcément la tête dans les étoiles, leur hauteur de vue impressionne. Leur site est un point, repéré par Breton, d’où la vie et la mort sont aperçues de façon non contradictoire. L’instant, pour le trésor vivant, vaut pour tous les instants.

P.S. : L’exposition « Manet, inventeur du moderne » qui démarre au Musée d’Orsay présente un des tableaux contestataires du peintre. Il est conservé à Boston et montre, avec L’exécution de Maximilien, un corps littéralement effacé sous le tir

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ABC du parapluie

18 juin 2011

« Madame K. lui demande ce que signifie ce dessin. Richard refuse de répondre. Les quatre avions anglais représentent peut-être sa famille, lui dit-elle. » Mélanie Klein, Psychanalyse d’un enfant.

Avec son étoffe circulaire, son manche, les minces tiges flexibles de son armature, le parapluie, comme l’indique son nom, protège de la pluie. Vous l’avez acheté, trouvé, il paraissait abandonné, il est à vous, vous le portez avec vous, vous l’adoptez, il vous obéit, vous le pliez, dépliez et c’est vous qu’il couvre. Vous seul ? Pas toujours. Il est doux, parfois, de se protéger à deux sous la toile tendue le temps d’une ondée, et de partager, comme dit la chanson, « un petit coin de paradis ».

Sous une pluie pénétrante mais régulière, quelle que soit la quantité d’eau, vous tenez votre parapluie ouvert en direction du ciel, parallèlement à la station droite qui caractérise la plupart des humains dans la force de l’âge. Mais si d’autres éléments, de forts courants d’air par exemple, viennent se mêler aux précipitations, vous êtes forcé d’incliner votre parapluie vers l’avant, et de vous abriter derrière, en avançant

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contre le vent, contre une masse d’air dont vous éprouvez physiquement le volume et dans laquelle vous essayez, coûte que coûte, de vous enfoncer de biais.

Ce n’est pas parce que vous êtes dans une zone de turbulence que vous perdez pied. Il se peut que le vent tourne, que de nouvelles lignes de force entrent en jeu. Ce n’était pas prévu mais ce n’est pas une surprise si votre parapluie est secoué au point qu’il manque de vous échapper des mains. Et vous ne l’empêcherez pas de se retourner, vous n’éviterez pas non plus, si vous êtes vraiment pris dans une tempête, que l’air s’engouffre sous vos habits, les gonfle, saisisse votre nuque, et souffle dans vos cheveux en les mettant raides sur votre crâne dans le sens du vent. Essayez alors de passer le film à l’envers, de remonter quelques secondes en arrière et arrêtez-vous sur le parapluie retourné et sur la tête aux cheveux dressés. Vous obtenez l’image d’une chute. Une œuvre ne parle que de cela, de cette chute immobile : Eraserhaed, le premier film de David Lynch. Dans Eraserhead, tout tombe. En même temps la chute est secrètement contestée. Tout tombe, et vous avec, mais tout monte aussi, ça se retourne, vous êtes aspiré par le haut ! Mais… tournons la page.

Qu’un parapluie pris dans une tourmente se retourne, c’est banal. Mais qu’on le détourne, on n’y pense pas forcément. Il est vrai qu’en l’ouvrant, en le fermant rythmiquement – systole, diastole –, il parle, vous pouvez vous en servir comme d’un sémaphore, faire signe, envoyer un signal. Autre détournement : le parapluie qu’on pose, ouvert, retourné, par terre, le manche vers le haut. Vous le remplissez de marchandises, de cravates par exemple. Quand le guetteur qui vous accompagne signale l’arrivée de la police, vous le refermez, ni vu ni connu, votre déballage est remballé et emporté. Pierre Merle a même vu des joueurs de bonneteau disposer leur table de jeu au fond d’un parapluie retourné et prêt à être plié ! Mais il y a plus troublant : on se souvient des étranges péripéties, révélées un soir de JT, dont Londres était le théâtre. L’opération, qui relevait du crime d’État, consistait à piquer en douce un adversaire politique et à le liquider. Le vecteur imaginé par les services secrets était un parapluie préparé, auquel était incorporée une seringue destinée à l’injection du poison mortel, peut-être du curare.

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Il ne vous a pas échappé que le parapluie, entre certaines mains, était mis en avant comme un marqueur social. Il en existe d’élégants, en soie fine, d’excellente finition, ou bien d’autoritaires et de solides. D’autres, du second rayon, sans autre identité que leur valeur d’usage. D’autres encore, parapluies-miniatures fabriqués en masse, made in China, qui ne passent pas l’épreuve du vent, se tordent, se déchirent et vous laissent, écœuré, avec une carcasse et un problème : comment s’en débarrasser. Maupassant, dans une nouvelle, Le Parapluie, affirme que, dès les débuts des Grands Magasins, de tels articles étaient « jetés par millions dans Paris ».

La pratique du parapluie n’est jamais innocente. Eisenstein a réussi à en faire un attribut de classe qui a marqué les esprits à jamais. Dans Le Cuirassé Potemkine, il filme une bourgeoisie qui mate une révolte à coups de parapluie. Francis Bacon peint et met en scène un banquier au tempérament de tueur, qui trône, congestionné et repus, au centre d’une boucherie, à l’abri d’un gros parapluie confortable, sous une pluie de sang qui tombe de la viande rutilante d’un bœuf équarri accroché au plafond. Et que dire des parapluies d’hôtel, surdimensionnés, confiés à des types en livrée, prévus pour accompagner jusqu’au taxi, en cas de pluie, les richissimes clients du Palace.

Et les parapluies-nains, Tom Pouce ou knirps ? Je ne sais quand leur apparition est attestée mais ils profitent de la faveur du public qui les trouve mignons, ingénieux, joliment miniaturisés. Evidemment, comme ils sont comprimés et maintenus sous pression par des ressorts, ils explosent parfois quand on les ouvre. Leurs points faibles sont passablement nombreux. Ils ont les articulations fragiles, ce qui limite leur durée de vie.

Qui n’a pas oublié un jour, dans une salle d’attente, un bus, au restaurant, son parapluie ? Mais il est des individus dont c’est la pathologie de le perdre, quelle que soit la mesure prise. D’autres, inversement, ne s’en séparent jamais. Il s’agit souvent de personnes sous influence des cycles des saisons et de la poésie des almanachs. 63


A la moindre alerte ils sortent leur parapluie et arpentent les rues en se protégeant de précipitations imaginaires. Il m’arrive, quand je les vois, de tendre le dos de la main et d’interroger le ciel : mais non ! Ces gens-là, même sous des arcades, des préaux, trouvent le moyen de ne pas fermer leur parapluie.

Vous avez suivi la météo et pris le parapluie. Malheureusement les prévisions pour une fois sont erronées, votre parapluie vous encombre. Vous reviennent en mémoire quelques surnoms familiers, affectueux, un peu vieillis : « pépin », « pébroc », « riflard ». Riflard était le nom d’un personnage d’une pièce à succès. Il arrivait sur scène équipé d’un énorme parapluie. La salle, paraît-il, était croulée de rire. Mais a-til développé l’usage comique du parapluie, comme ces artistes qui en jouent et l’accrochent à la jambe, au cou, à l’épaule du premier venu ? J’en doute.

Le parapluie a souvent été dans les plans des cinéastes. Les films qui s’ouvrent sur un enterrement dans le décor d’un cimetière sous la pluie sont nombreux. Vous mettez un prêtre, deux enfants de chœur et leurs accessoires, une veuve et, droits, raides, immobiles, en cercle autour d’un trou, une poignée d’individus endimanchés, une demi douzaine, et vous avez à l’image, pendant que le cercueil disparaît sous une pelletée de terre et quelques roses, la présence sévère des parapluies, intermédiaires entre ici-bas et au-delà, gardiens du sens qui sépare dans les larmes les morts et les vivants.

Hitchcock a eu l’idée de filmer les parapluies d’en haut. Il les a voulus nombreux, en noir et blanc, sous des trombes d’eau, comme des cercles dans une nuit d’encre. Il les a fait bouger, flotter, respirer à l’unisson d’une foule aimantée par la proximité du très vertigineux et spectaculaire bâtiment des Nations Unies. Comment expliquer que l’effet obtenu par le maître du compte à rebours soit à ce point sidérant ? Il se peut que le parapluie, qui devient, quand il pleut, cette pièce circulaire, tendue au-dessus des crânes, se fasse soudain faire-valoir de la verticalité humaine, et que cet objet étrangement familier, conçu pour couvrir et protéger, ouvre sans prévenir au sommet du corps l’œil mythique qui fixe et traverse le vide infini du ciel.

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Si Hitchcock m’a troublé, il a aussi sollicité un souvenir. J’ai connu à Strasbourg les sœurs de saint Vincent-de-Paul du temps où elles portaient les blanches cornettes baroques. J’étais fasciné quand, les jours de pluie, elles disparaissaient sous de vastes et austère parapluies d’homme. Elles sillonnaient, affairées et silencieuses, les avenues de l’Hospice Civil, et je suis monté plusieurs fois à l’étage du pavillon des pharmaciens de cet hôpital, l’un des plus anciens d’Europe, me mêlant aux laborantines et aux préparateurs, fenêtres.

à seule fin de les regarder passer sous les

Vue d’en haut, la pluie qui tombait drue et tambourinait ces sombres

formes paraboliques, représentait à mes yeux la manifestation de l’Esprit Saint dans sa volonté d’habiter les sœurs. En même temps, tous ces parapluies en contrebas du bâtiment reliaient les nonnes entre elles plus sûrement que ne les rassemblaient sous un même manteau le serment d’Hippocrate et les règles de leur congrégation.

Le parapluie garantit de la pluie mais intervient aussi dans des situations inédites, où l’improvisation s’impose. Grâce à lui, une personne en difficulté, sur le point de tomber, peut s’en sortir. Sur un des étroits sentiers qui longe sans interruption la Côte normande, et que l’on prend comme on s’engage sur un chemin de ronde, j’ai vu un homme asphyxié par le vent, penché sur le vide, qui agitait son parapluie ouvert pour éviter la chute. A travers le spectacle de cet inconnu, déstabilisé sur les hauteurs d’une falaise, se rejouait le drame de la verticalisation humaine. Et à nouveau je retournais la question que me posait la station debout propre à l’homme : comment l’interpréter ? En direction du ciel vers lequel elle tend, ou à partir du sol, comme le propose Georges Bataille, convaincu que l’espèce, pour s’élever physiquement, s’était en priorité concentrée sur le gros orteil ?

Je salue ici tous ceux, jeunes et vieux, pour qui l’équilibre et la chute sont de vraies questions. Je pense au petit d’homme qui fait ses premiers pas et se sent porté par une épreuve qu’il s’agit de traverser et qui va se répéter et prendre les formes les plus inattendues. Je pense au danseur aux multiples centres de gravité, qui danse et se transforme en dansant. Je pense à l’envolée de la danseuse qui doit retomber sur une seule jambe, en équilibre fragile. A Charlot immigrant, parti à la conquête de l’Amérique, qui tourne en rond et se rattrape juste avant la chute. Et je n’oublie pas les acrobates, les alpinistes, les surfeurs, les ouvriers qui travaillent sur les toits, les 65


laveurs de vitres inaccessibles, et tous les équilibristes dont c’est le métier de tutoyer l’équilibre du bout du pied.

Car j’en ai vu, des funambules qui progressaient dans les airs, avec leur balancier, en regardant droit devant eux comme des somnambules. C’est ce long bâton horizontal, pesant mais souple, que le public fixait des yeux quand il suivait dans les nuages la progression de ces curieux aventuriers. Mais sous le chapiteau on retrouve le parapluie d’artiste. C’est avec lui que l’équilibriste renouvelle son numéro. Sa prestation n’a rien d’harmonieux. Ce qui plaît, c’est le côté saccadé, discontinu, au bord de la rupture, de l’exhibition, et l’illusion que crée cet homme vif et nerveux de remuer au-dessus de son crâne, quand il accélère son programme sous les projecteurs, deux, trois parapluies plutôt qu’un seul.

J’ai revu récemment des dessins réalisés par des enfants pendant la deuxième guerre mondiale, dont ceux du petit Richard, exécutés chez Mélanie Klein durant les quelques séances qu’il avait passées avec la psychanalyste. On a de lui des batailles navales, des combats aériens, mais nous savons aussi, par l’auteur d’Envie et Gratitude, qu’en dépit de son jeune âge, Richard

avait

remarquable

une

des

vision

conflits

d’ensemble qui

agitaient

l’Europe et le monde, et qu’il était capable de redistribuer jour après jour, sur des cartes d’état-major qu’il inventait, les points chauds, les poches de résistance et les positions respectives des alliés et de l’ennemi allemand. Richard vivait dans un monde dangereux, mais c’est d’en haut surtout que venait la menace et qu’il se sentait regardé. Le ciel qu’il dessinait était encombré,

bruyant,

et

les

croquis

racontaient les bombes, les foudres qui tombaient, les obus, les fusées, les balles, les avions déboussolés qui dégringolaient en zigzaguant, les parachutes ouverts au milieu de boules de feu. Madame Klein 66


réduisait imperturbablement cette épopée parlée et dessinée à un drame œdipien, et c’est l’ombre du père castrateur qui effleurait l’enfant en train d’évoquer les coups qui pleuvaient sur sa tête.

Richard devenu adulte a peut-être gardé de la guerre le souvenir d’une époque où il aura été un fils craintif, surveillé, mais malin, valeureux, fier d’être Anglais, heureux d’avoir rencontré Madame Klein, et conscient des conflits traversés. Mais le voici qui revient, tiré à quatre épingles, ouvrant son parapluie dans Londres sous la pluie. Un parapluie peut en cacher un autre. Le ciel est menaçant. Va-t-il lui tomber sur la tête ? Pour l’heure, c’est une autre histoire.

J’avais rendez-vous récemment devant le musée d’Orsay. En remontant le quai pour rejoindre la personne qui m’attendait à l’entrée, j’ai avisé des SDF, quatre ou cinq, qui campaient, serrés contre l’important bâtiment, le dos au mur. Je sentais qu’ils étaient là, mais c’est à peine si je devinais leur présence : ils s’étaient isolés derrière des parapluies posés sur le sol, et alignés provisoirement face à la Seine, à la circulation, au bruit, au vent. Ils entretenaient – depuis combien de temps ? – au pied de l’ancienne gare d’Orsay, ce lourd édifice jamais complètement métamorphosé en musée, de petits abris précaires, des chez-soi improbables, à deux pas du passage des piétons, des cyclistes, des voitures, des bateaux-mouches. C’était une utilisation à peine détournée du parapluie : un parapluie paravent, un rempart de toile, un bouclier.

Il y a bien longtemps que les mots « parapluie », pébroc », « pépin », « riflard » sont rentrés au dictionnaire. Les définitions sont copiées les unes sur les autres. On décrit l’objet, on parle de pluie, on varie les expressions pour dire la protection (s’abriter, se garder de, se garantir de). Puis on passe au sens figuré, concrétisé par un exemple, comme celui que je viens de prélever dans un quotidien : « Ce ne serait pas la première enquête ouverte sous le feu médiatique pour faire parapluie, puis pour être plus tard classée sans suite discrètement. » Or voici que la famille des parapluies s’agrandit d’un petit dernier. Que va faire le Robert ? Le mot, hélas, ne fait pas rêver, il est même incongru, mais il désigne un parapluie nouvelle génération, dans la

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lignée des parapluies-boucliers, et conjugue archaïsme millénaire et technologie de pointe. Son nom : « parapactum » ! Ne soyez pas naïf, il ne s’agit pas de protéger la France d’en-bas. C’est un ovni, né dans un bureau d’étude du ministère de l’Intérieur. Des chercheurs, des experts, des militaires ont uni leurs connaissances pour anticiper les tempêtes à venir. Pour l’heure, l’engin équipe les groupes formés pour abriter les puissants ; il est l’attribut de la future garde rapprochée de « la Haute », ceux qu’on appelle les « Hautes Personnalités ». Le parapactum est un parapluie blindé, dont le dictionnaire de demain devra décrire la toile de grande envergure, en kevlar, la fibre synthétique des gilets pare-balles, tenue par une armature en titane et reliée à un manche en fibre de carbone. C’est le bouclier du premier cercle. Il repousse les pavés, le feu et les flammes, il fait écran aux jets d’acide, et encaisse l’acier, les barres de fer, les cocktails Molotov. Ce produit des avancées-retards de nos sociétés hypermodernes vaut entre 7 000 et 20 000 euros. Aux dernières nouvelles, l’Elysée en aurait commandé une dizaine. Face au bouclier qui arrête toutes les flèches, rêvons du javelot qui transperce tous les boucliers.

Je trouve dans les colonnes d’un journal une note qui fait état de la disparition d’une rock star. Le chroniqueur écrit que le chanteur a coupé le téléphone. Une autre expression me vient à l’esprit : on dit d’une personne qui vient de mourir qu’elle « a fermé son parapluie ». Cette formule contient une philosophie. Ce qu’elle dit, c’est que chacun reçoit sa part de joies et de peines, et qu’il y a une place pour l’amour, une autre pour les larmes. Fréhel et Piaf ne chantaient pas autre chose. Un parapluie, ça se déploie, ça se replie, c’est selon. Et puis, un jour, le parapluie d’un tel ne s’ouvre plus. Pour lui, la tempête s’est éloignée pour toujours, et l’accessoire est à jamais superflu. Ce que la chanson réaliste ne dit pas, c’est que les dieux se passent de parapluie, et que ceux qui l’ont compris ont enterré le leur.

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Cabane magique

20 septembre 2011

« Je donnerais cher pour effacer cette foutue journée et tout recommencer. » Virginie, mariée amère. Libération, 13 septembre 2011. Depuis un an arrivent dans le champ des arts et des lettres des œuvres originales qui renouvellent notre regard, notre écoute, notre entendement. Elles viennent vers nous et nous invitent à changer d’époque. A l’Opéra Bastille, par exemple, j’étais là quand un jeune chorégraphe, Wayne McGregor a offert au public une Anatomie de la sensation conçue à partir de certains tableaux de Francis Bacon. Grâce à ce magnifique danseur, les grands chorégraphes qui ont marqué le

e

XX

siècle, Merce

Cunningham, Trisha Brown, plus récemment le Japonais Techigawara, peuvent enfin, véritables trésors vivants, s’éloigner de nous tout en restant inoubliables et présents. Au Grand Palais, un artiste, Anish Kapoor, a attiré récemment les foules en intervenant audacieusement sur la coupole de ce haut lieu parisien. Un dôme dont il a contesté la fonction protectrice. Une coupole n’est pas un couvercle. Le vertigineux sculpteur nous encourage ainsi, nous, les habitants de la deuxième décennie du

69

XXI

e


siècle, à réveiller un œil pinéal tombé dans l’oubli, à le diriger au sommet de notre crâne, vers le bleu du ciel, à nous ouvrir verticalement à l’infini. J’avais aussi ressenti fortement la nécessité d’un livre, le Jan Karski de Yannick Haenel. L’ouvrage avait été attaqué, contesté au nom d’une conception positiviste du roman. L’auteur utilise les pouvoirs de l’art romanesque pour faire entendre une vérité. Celle-ci prend forme peu à peu à travers une réévaluation, sur plusieurs niveaux de lecture, de la guerre 39-44 et de la manière dont les Alliés s’en sont acquittés. Son approche d’un conflit qui a déshonoré l’Europe répond aux interrogations d’un public dont les priorités, les représentations, les exigences ont changé. Alors que le néolibéralisme est à l’agonie, voilà Lacan qui, ces jours-ci, devient audible comme jamais. Celui qui, il y a trente ans, mourait sous un faux nom d’un cancer du colon dans une clinique à Neuilly, et qui s’est autorisé à choisir lui-même sa date de naissance qu’il a voulu coïncider avec le siècle, 1901, est désormais reconnu et confirmé comme un homme « rigoureux et déjanté ». N’est-ce pas là le profil, et ce que devrait être l’ambition de ceux qui refusent de se réconcilier avec la société et qui, dans leur vie, ont coupé court à toute possibilité de renoncer. Deux mots me viennent, qui ne me quittent pas : Nicht versöhnt (non réconcilié). C’était le titre d’un des premiers films de Straub. Faut-il rappeler que Lacan aura aussi été le seul psychanalyste à prendre en compte de manière freudienne « l’héritage d’Auschwitz » (Elisabeth Roudinesco). C’est l’honneur du festival de Cannes d’avoir repéré et soutenu les films de deux cinéastes qui viennent d’inventer un autre cinéma : un cinéma planétaire. Nous savions que la planète Terre était définitivement bouclée en elle-même, explorée, épuisée, fragilisée. Et que l’aventure humaine y devenait problématique. Mais c’était un savoir abstrait, obtus. Terrence Malick et Lars von Trier font vivre un espace ouvert sur le cosmos et recréent l’antique correspondance entre macrocosme et microcosme. Avec The Tree of Life, Malick produit un espace hors échelle humaine en posant son steadicam à toutes les hauteurs possibles. Il montre des corps, des gestes, des visages, des ambiances de lumière et de couleurs comme on ne les avait encore jamais vus. Le film de von Trier, Melancholia, dégage lui aussi de telles 70


intensités. Le pouvoir mythologique des images nous sidère, relayé de temps en temps par quelques phrases du Tristan de Wagner ressassant la mort d’Isolde.

Le cinéaste, qui avait déjà inventé la constellation des trois mendiants, donne à son film

le

nom

d’une

mystérieuse

planète,

lointaine,

mais

qui

s’approche

dangereusement de la terre, un double de Saturne, mais sans les anneaux. Melancholia est aussi le nom de l’ange d’une gravure de Dürer, créature encombrée par la lourdeur de ses ailes et la complexité des plis de sa tunique. Chez Lars von Trier, la mélancolie est une mélancolie nordique, du bout du monde, une affection du soir, nimbée d’une lumière paradoxale. Nietzsche en parle, qui avait subi son influence mais l’avait retournée en excès de santé dans Le Gai Savoir. Le mot luimême libère un imaginaire très riche où se retrouvent les accès de bile noire, les désordres du tempérament, un climat saturnien qui remonte aux Maîtres de la Renaissance, se poursuit chez les romantiques allemands et investit les pensées du désastre qui hantent le nouvel état du monde. Il serait dommage de réduire la mélancolie telle que l’entend le danois à une pathologie. Certes, la dépression est bien là, en embuscade, mais Lars von Trier en fait bon usage. Il s’inscrit dans une tradition qui présente cet affect comme une épreuve que le sujet ne peut éviter de s’imposer. Un disfonctionnement qui secrète de l’amertume, de l’humeur noire, mais désirable en son fond et porté, en effet, par une pulsion destructrice qui entraîne avec elle le cosmos. Melancholia – c’est une dimension du film qui n’a guère retenu l’attention – décrit un épisode de la reproduction des inégalités. Si on considère le décor, le luxueux château, l’immense propriété, avec son golf, son esplanade qui descend vers la mer, on comprend que les familles et les quelques amis réunis en ces lieux à l’occasion d’un mariage appartiennent à la classe des privilégiés : patrons, intermédiaires, publicitaires. Le cinéaste, qui a l’expérience des psychodrames, filme de près ces philistins agités, hypocrites, conservateurs, soucieux de respecter les codes, les usages, les conventions de leur milieu. Le casting est ambitieux : nous surprenons, parmi les masques, les mimes, les rôles, des stars, John Hurt, Charlotte Rampling, Kiefer Sutherland, du beau linge pour jouer les héritiers. La mère de la mariée, par exemple, qui n’en fait qu’à sa tête et s’exclut elle-même de la tribu. Un père, qui a 71


son compte, pathétique bouffon comme il y en a chez Tchekhov. Une sœur, Charlotte Gainsbourg, un beau-frère et leur enfant. Et celle qui vient de dire « Oui », Justine (Kirsten Dunst), jeune femme comblée, qui vient d’épouser le gendre idéal, et qui s’est vu offrir un poste de directrice artistique dans une agence de publicité. Justine ne sera jamais dans le besoin. Elle a tout. Seulement voilà : le couple arrive en retard au repas de noce. On remarque immédiatement, dans l’atmosphère crépusculaire du parc, la robe, compliquée, embarrassante, excessive dans sa blancheur, qui entrave la mariée. La caméra enregistre l’énervement des hôtes, qui ne manquent pas de rappeler qu’ils ont dépensé beaucoup d’argent. Les invités s’impatientent aussi, ricanent sous cape et n’en pensent pas moins. On remarque aussi, au milieu de tous ces vieux renards rompus aux affaires, un jeune type. Il traîne par là, on vient de lui proposer un job. Il n’en espérait pas tant, il croit que c’est arrivé, quand Justine l’embarque, s’envoie en l’air avec lui en cette nuit de pleine lune. Un cheval, véritable boule de nerfs, fait partie des signes extérieurs de richesse. Justine, à un moment donné, se déchaîne sur lui. La scène, éprouvante, révèle la cruauté que l’accès de bile noire est capable de libérer. La sœur de Justine s’appelle Claire. Elle a un fils qui, avec un fil de fer tordu en rond, a bricolé un instrument de fortune permettant de vérifier si Melancholia se rapproche bel et bien de la terre. La mariée, dès le début, rejoint l’enfant dans sa chambre. Claire s’inquiète du déroulement des festivités. Elle sait que Justine a un problème. Elle supplie sa sœur de ne pas recommencer. Justine ne répond pas à ce qu’on attend d’elle. Cette cérémonie est pourtant la sienne, c’est elle qu’on regarde, elle, la princesse de la soirée, l’épicentre de cette mise en scène. Elle ne refuse d’ailleurs pas le jeu qu’on lui demande de jouer, elle l’ignore. Rien n’est prémédité, simplement ça ne lui dit plus rien, elle n’est ni pour ni contre mais ailleurs. Alors elle s’absente. Elle prend un bain, salope sa robe, se réfugie auprès de son beau-frère, sort dans le parc, se couche, nue, dans l’herbe haute. Ce qui n’empêche pas le couple ultra glamour de s’afficher, de fusionner, de se bécoter. Le garçon, si bien élevé, se montre pourtant défaillant lorsqu’il s’agit de produire le discours de circonstance que tous attendent. Ces deux-là roucoulent pour se fermer le bec. Si lui parle peu, elle, son métier consiste à produire des slogans publicitaires. Tels Papageno et 72


Papagena, ils n’ont que deux voyelles pour causer ! Ça n’explique pas qu’elle déserte le lit de noces et qu’elle s’en va coucher ailleurs. La princesse ne croit pas au conte de fée sexuel, au désir dirigé. Le jeune homme, navré, n’insiste pas.

Tout préparait Justine à parcourir les étapes du rite de passage qui devait accomplir son entrée dans le cercle des privilégiés. Mais elle préfère mettre sens dessusdessous sa famille, son milieu, l’univers s’il le faut ! Car le système tonal, l’harmonie des sphères sont déréglés, le temps sort de ses gonds, nos représentations vacillent et ne fonctionnent plus. L’une des sources du cinéaste est sans doute à chercher chez Dante. C’est le Florentin qui a imaginé la vertigineuse interaction qui met en correspondance les individus, les couples, les empires, les planètes. Et le moteur de cette corrélation universelle, c’est l’amour. L’amour, chez Dante, meut les flux, les sphères, l’industrie des hommes. Et sa vision est d’autant plus grandiose que le poète attribue à la mélancolie, définie comme un « ralentissement » amoureux, c’est-à-dire une tiédeur, une baisse de régime, le dérèglement qui entraîne la chute et trouve sa résolution au purgatoire. Et n’est-ce pas un purgatoire, cet itinéraire que Justine s’impose de parcourir et où elle se met en difficulté pour comprendre, en alternant excitation et abattement, ce qui lui arrive ?

Le décor de Melancholia pourrait tout aussi bien accueillir Hamlet et se prêter aux évolutions d’Ophélie, dont Justine est proche. Moins l’Ophélie diaphane et désincarnée des préraphaélites que la figure avec laquelle, selon Lacan, Shakespeare rend présente « l’horreur de la féminité ». Et qui s’adresse au Roi pour lui dire : « Nous sommes ce que nous sommes, Seigneur, non ce que nous voulons être. » Parler de mélancolie sans renier l’économie humorale, c’est rappeler que l’« amertume », en elle, si elle révulse le corps et l’esprit, peut être désirée, comme on peut souhaiter les épreuves les plus pénibles, parce que vous jouez votre vie, et qu’elles vous permettent de devenir ce que vous êtes.

Claire, son mari et leur fils sont les premiers à enregistrer la menace qui pèse sur la planète Terre. Menace qui se conjugue en parallèle avec la trajectoire de sa sœur qui dévisse au milieu des siens. Quelque chose est arrivé au temps. Est-il venu ? Va73


t-il s’accomplir ? Allons-nous sombrer ? On en a les présages : la chute mystérieuse de centaines d’oiseaux, foudroyés en plein ciel, la même semaine, sur des sites différents. On les voit, quand commence le film, qui tombent pétrifiés, en même temps que les feuilles mortes de l’automne.

La deuxième partie du film déclenche le compte à rebours vers la fin du monde. La tension monte à mesure. L’enfant s’endort, son père se suicide. Le cadavre gît dans les écuries, contre le box du cheval, sur la paille. Claire panique mais décide de « réussir » sa dernière heure. Elle a l’idée d’une sorte de rituel : elles s’installeraient toutes les deux, sa sœur et elle, sur l’esplanade, face à la catastrophe imminente, et attendraient la mort avec des chants et un verre de vin à la main. Justine dédaigne ce scénario qu’elle trouve ridicule. Elle vient de se sortir d’un rite, le mariage. Il est temps de proposer autre chose, qui la sépare de sa sœur et de la tribu : elle bricole avec trois bouts de bois qu’elle monte en ogive une sorte de sas : la cabane magique. Justine, la remuante, la dévergondée, avec ses fulgurances, ses états bizarres, ses fatigues, ses angoisses, la voici soudain étrangement calme, grave, maîtrisée. L’incontrôlable planète, devenue folle, arrive sur les deux sœurs comme elle se dirige droit sur nous. Elle émet un son de basse fréquence qui fait vibrer les enceintes de la salle de cinéma et prend le pas sur la musique de Wagner. A mesure que la sphère approche, son diamètre croît. C’est quand elle se présente plein cadre que la collision a lieu. C’est la fin, l’extinction sans reste ni post-scriptum. Le monde vient de se résorber dans un trou noir. En définitive, c’est Justine qui a « réussi » sa mort. L’ultime séquence de Melancholia dialogue, par-delà les siècles, avec l’une des figures à l’origine du cinématographe : Méliès. Méliès savait être magicien, manipuler les sphères, voyager dans l’espace et, surtout, d’un coup de baguette, faire disparaître dans un nuage les mondes et les humains. Sous l’empire de Méliès, Justine, dans sa cabane magique, se serait effacée. Mais, en ce début du

XXI

e

siècle, nous, qui avons changé de planète et frôlé

tant de catastrophes, ce n’est pas sans une certaine solennité que nous proposons à Justine, Lars von Trier, Malick, Kapoor et quelques autres cette exclamation, qu’ils connaissent, de Nietzsche dans Le Gai Savoir : « Nous avons quitté la terre, nous nous sommes embarqués ! »

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De la minéralisation de l’espace public

21 novembre 2011

« L’esclave moderne se croit tenu d’être absolument contemporain. » Guy Debord

I. Tant qu’il y aura des arbres Les architectes et les urbanistes ne sont pas les seuls à dessiner des villes avant de les construire. Les cinéastes aussi – Jules Dassin, Chris Marker, Aki Kaurismäki, Vincent Dieutre – créent parfois des villes qu’ils représentent et portent à l’écran. Le cinéma développe en continu une géographie urbaine qui reflète et déforme le monde habité des citadins. A la cinémathèque, une exposition, Metropolis, épopée futuriste, rappelle que Fritz Lang, qui avait une formation, un regard, une main d’architecte, avait dessiné pour son film Metropolis (1927) la ville verticale. Il avait inventé une sorte de compromis entre Manhattan et Babel. Sa ville haute domine la cité des ouvriers qu’elle refoule dans les entrailles de la terre. Elle obsède encore aujourd’hui, tel un lointain modèle, les quartiers d’affaires du monde entier. Ces tours

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hors d’échelle, hors des commentaires et des références humaines, concentrées toutes sur un site – Hong-Kong, Shangai, Dubaï – exhibent avec insolence le pouvoir de l’argent. Le centre d’affaires parisien La Défense n’est pas en reste. Certes il est mal noté par les agences de marketing qui le jugent démodé et bas de gamme. Les investisseurs se disputent le marché, un promoteur russe se dit prêt à relancer la mégastructure ; on s’achemine vers l’érection de nouvelles tours géantes, dessinées par l’un des trois meilleurs architectes du moment, des tours assez effrontées à ce qu’il paraît, pour rivaliser d’une extrémité à l’autre de la capitale, avec la Tour Eiffel, quitte à modifier le skyline de Paris.

La ville est aussi l’un des motifs préférés des dessinateurs de BD. Une exposition l’avait démontré en juin 2010, à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Les organisateurs l’avaient intitulée Architecture et BD, la ville dessinée, et jamais Paris n’avait connu pareil rassemblement de cités futuristes, oniriques, fantastiques et de villes fantômes. Le public, souvent peu accordé à la ville réelle, avait trouvé, avec cet accrochage d’images de bandes dessinées agrandies, signées des plus grands noms de la BD américaine, française ou japonaise, de quoi confronter ses châteaux en Espagne rêvés aux utopies urbaines les plus échevelées.

Je suis venu à cette exposition en visiteur intrigué, toujours curieux de cette « chose humaine par excellence « (Claude Lévi-Strauss), la ville, qu’elle soit verticale ou horizontale, en train d’imploser, de s’étendre, de se défaire, de s’incarner dans des tours ou de surgir à partir des espaces vides ou précaires de la planète. J’ai circulé longtemps au milieu des panneaux d’une scénographie qui manifestait au plus haut point la débauche graphique à laquelle se livrent les auteurs de la galaxie BD dans leurs albums soudain sous les projecteurs, et ouverts sur les pages les plus folles.

Une planche, plus que les autres, avait retenu mon attention. L’auteur, Robert Crumb, était loin d’être un inconnu. Le travail présenté, A short History of America (1979), était composé de douze images disposées en quatre rangées de trois. Sur la première était dessinée une prairie de rêve, comme on en voit dans les westerns. La deuxième représentait la même prairie mais traversée par une voie ferrée qui

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s’enfonçait vers l’horizon lointain. Elle était doublée par une route ou plutôt une piste qui livrait passage au lent peuplement de l’espace. C’était d’abord l’apparition d’une maison, de sa clôture, de quelques arbres, de plusieurs poteaux téléphoniques, de réverbères. La route était ensuite rectifiée, élargie, goudronnée. Puis, entre la huitième et la neuvième image, les arbres qui s’étaient épanouis avaient disparu. On les avait abattus dans la force de l’âge, en pleine santé. Les trois dernières images illustraient le prévisible aboutissement de cette urbanisation totalitaire. Elles décrivaient l’irruption des voitures, la multiplication des mâts lumineux, des panneaux publicitaires surdimensionnés. Crumb achevait un tableau d’apocalypse, avec une terre asphyxiée et un ciel de déréliction.

L’arbre n’est pas respecté. Dans son plaidoyer, Du bon usage de l’arbre (Actes Sud), le botaniste Francis Hallé est très clair : les élus, les énarques n’ont pour l’arbre que du mépris. Un platane, un lampadaire, un abribus sont logés à la même enseigne. L’arbre, c’est du mobilier urbain, non un être vivant. C’est faute, en ville, de les abattre, mais qui peut ignorer que, pour chaque arbre supprimé, c’est de l’air urbain moins pur, c’est moins de fraîcheur, de calme, plus de fatigue mentale, de laideur, d'agressions.

J’ai longtemps couvert chaque été pour France Culture le festival d’Avignon. L’émission avait lieu à ciel ouvert, dans un jardin, à deux pas du Palais des Papes. J’étais à l’antenne à midi, et les invités venaient tour à tour s’asseoir autour d’une table ronde posée sur une moquette pendant la durée du festival. Le matin j’aimais trouver sur la peau sensible, fine, gris-noir du micro un léger dépôt d’un peu de poudre jaune pâle : du pollen ! Signe que la parole qui sortirait du poste serait féconde ! Quand j’ai retrouvé – c’était ma quatrième année, je crois, de présence sur le festival – le studio de plein air que j’étais venu reconnaître, j’ai dû me rendre à l’évidence : du pollen sur le micro, il n’y en avait plus. J’ai regardé autour de moi et levé les yeux, perplexe : plus d’arbre. L’explication, je l’ai eue d’un responsable. C’était les femmes de ménage. Elles en avaient eu assez de balayer la moquette, assez de cette poussière jaune récalcitrante, difficile à détacher, qui imprégnait le tapis. Elles menaçaient de tout arrêter tant qu’il y aurait cet arbre. Elles ont fait grève. On leur a donné raison. Elles ont gagné. 77


Les municipalités et leurs équipes, quand elles ne massacrent pas les arbres, les taillent, les formatent, les rectifient, les encadrent, les encerclent, les emprisonnent. Si, dans Metropolis, Fritz Lang conçoit une bulle de nature privée au sommet d’une tour où les puissants font la fête, ailleurs, à Paris, gare de Lyon, à la Bibliothèque de France, les arbres sont en cage, renvoyés à eux-mêmes, séparés des humains, dans une autre dimension. Les maires souvent redoutent de passer pour des has been, des ringards. Pris de panique et pour être du bon côté du manche, ils ordonnent à leurs services de remplacer les arbres traditionnels, tilleuls, marronniers, démodés, par des arbres artificiels, telle cette création, mi-pin mi-chêne, décrite par Francis Hallé, gare Saint-Charles à Marseille. Ou comme à Montpellier où les platanes ont été évincés par de jeunes palmiers importés du Maghreb.

À

Strasbourg,

ces

jours-ci,

les

habitants

se

sont

réapproprié

le

mot

« minéralisation ». On ne parle que d’elle dans la rubrique « Courrier du cœur » du journal. Des lettres ouvertes sont publiées. « Minéralisation, dénaturation, épuration, pétrification, minimalisme, puritanisme, stérilité ». Tel professeur d’histoire affiche sa déception et avance des propositions. Un géographe réclame des comptes. Les riverains s’en mêlent, les commerçants, les amis du centre-ville, le clergé de la cathédrale, de simples citoyens. Les quartiers bougent, les associations pétitionnent, se réunissent, manifestent : « Une place sans arbre, une place macabre » ; « Stop au minéral, oui au végétal » ; « Aux arbres citoyens ! » ; « Des bancs pour les gens ».

Les précédentes municipalités, pas moins épargnées par la phobie des arbres que l’actuelle majorité, avait déjà « minéralisé » deux, trois places emblématiques de la cité et changé la physionomie urbaine. Elles avaient abattu pêle-mêle tilleuls, marronniers, platanes, pour ne pas être rattrapées – disaient-elle – par le ralentissement de la province : « Montrons que nous sommes des Européens, osons être une capitale. D’ailleurs les places italiennes les plus célèbres ne sont-elles pas

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minéralisées en totalité ? Et puis il ne s’agit pas de mettre la ville à la campagne, n’est-ce pas ? »

La place, dont le projet inquiète aujourd’hui toute une population – la place du Château – appartient à la partie la plus centrale, la plus chargée d’histoire de la vieille ville. En la parcourant, vous traversez simultanément, et dans les siècles des siècles, le Moyen Âge, le

XVIII

e

siècle, le

e

XX

siècle et les contraintes de la société du

spectacle. C’est un espace à l’ancienne, assez fermé, abrité sous une dizaine de vieux marronniers dissemblables. Une place dont le cœur bat au pied de la face latérale de la cathédrale, et que délimite un ancien collège des Jésuites (1685), ainsi que le plan concave de l’entrée d’un palais du XVIIIe siècle, résidence des Rohan.

Pour les urbanistes, les maires et leurs conseillers, pour l’architecte des bâtiments de France, pour la bureaucratie, l’idée qui prévaut, dans laquelle tous s’enferment, c’est qu’une place saturée par un environnement qui appartient au patrimoine, se doit d’être dépouillée, dégagée, et de présenter sur toute la surface un point de visibilité le plus large possible. Tous reprochent aux vénérables marronniers de la place du Château de former un rideau fermé sur la masse gigantesque et délicate de la cathédrale, de gêner le passant en l’empêchant de suivre librement des yeux le développement de la verticalité gothique vers le ciel. Comme si cette verticalité ne s’adressait qu’à la vue, alors qu’elle enchante les cinq sens et retentit en nous avec d’autant plus d’évidence que l’intériorité de la place est préservée grâce à ces arbres centenaires. Jamais la cathédrale n’est aussi belle et sacrée que quand elle rayonne au-dessus des marronniers.

Le public se trompe souvent, son goût n’est pas sûr, la nouveauté le rend frileux. Si l’on avait écouté les Parisiens, ni la Tour Eiffel, ni les colonnes de Buren, ni la pyramide de Pei au Louvre n’auraient vu le jour. Le maire de Paris, dans la perspective de rénover le quartier des Halles, a voulu écouter et consulter les riverains. Face au conservatisme, au populisme des uns et des autres, à l’hostilité rencontrée sur le terrain, Bertrand Delanoé, pour éviter les vagues, a prudemment

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recalé les propositions les plus novatrices, magnifiques d’audace et de liberté. Reste un projet sans ambition, médiocre, provincial.

Par contre, rien n’est plus justifié, me semble-t-il, que la réprobation avec laquelle a été accueillie à Strasbourg la présentation de la future place. Du moins telle que, dans l’esprit des concepteurs, elle devrait désormais être relookée pour exister pleinement dans la cité. Même si ceux qui pratiquent la ville, y habitent, y étudient n’ont pas été exclus de la préparation du projet, les concertations pour caractériser l’avenir de la place se sont limitées à des échanges très cadrés et formels. Ce n’est pas une surprise, certes, de voir que l’ardeur avec laquelle les gens – les femmes surtout – rêvent d’ordonner, à coups de bacs à fleurs, de jardinières d’orangerie, de bancs en teck, leur environnement, ne diffère guère de l’énergie qu’ils mettent à aménager leur salle de séjour ou leur chambre à coucher. Pourtant, il n’est plus possible de s’en remettre aujourd’hui aux seuls experts et aux politiques : leur savoir ne fait plus autorité. Il est urgent de s’opposer à ce que Houellebecq nomme « le Grand Assèchement », cette vaste entreprise de colonisation de la vie et de formatage du sensible, dont la « minéralisation » des villes est l’un des nombreux symptômes. Il faut se réjouir quand toute une population se retrouve pour exiger des professionnels – obligeant le maire à sortir du bois – de dialoguer sérieusement avec les citoyens et tous les acteurs de la société civile.

À suivre…

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Année 2012

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De la minéralisation de l’espace public

[Photo source : www.archi-strasbourg.org]

Février 2012

II. Le Grand Assèchement Je suis né dans un arbre Et l’arbre, on l’a coupé Dans le soufre et l’asphalte Il me faut respirer. Guy Béart Le projet de rénovation d’une des places emblématiques du Vieux Strasbourg – la place du Château – devait donner lieu, au terme d’une incubation de plus d’un an, à une réprobation à peine croyable. Cette place un peu « à part », confisquée par le tourisme, située au pied de la cathédrale, tout contre sa façade sud, a été l’objet, après force considérations, évaluations et confrontations de toutes sortes, de propositions de réaménagement suffisamment argumentées pour satisfaire aussi bien les exigences patrimoniales, historiques, urbaines que le cahier de charge économique et les arrière-pensées politiques.

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La ville dispose, parmi ses structures stables et compétentes, d’un service « espace vert ». Mais plutôt que de le solliciter, elle a préféré confier l’avenir de cette place intéressante à un cabinet d’études. Et pour cause ! Le projet prévoyait la destruction de la plupart des arbres qui, depuis un siècle, délimitaient le site. Qui ne connait ces officines spécialisées et leurs équipes d’experts, d’architectes, d’urbanistes, de paysagistes, de géomètres, de techniciens, d’ingénieurs, de conseillers, de consultants ? Ce sont les acteurs de notre environnement et les véritables agents de la dévastation programmée. Ils ne s’intéressent pas à l’histoire de la ville et encore moins à ce que pensent les habitants de l’espace qu’on leur destine. Ils « managent » le bien public, réclament du rationnel, de la clarté, du mesurable, de l’ordre et, grâce à l’habillage « scientifique » des données qu’ils produisent, ces Diafoirus de l’urbanisme arrivent à leurs fins auprès d’élus prêts à tout pour être du bon côté du manche, et laisser leur signature dans le livre d’or de leur mairie. J’ajoute qu’on ne se méfie jamais assez de l’enthousiasme, hélas contagieux, voire de la fureur que ces concepteurs mettent à remplacer, et vite, ce qui, de toutes façons, à leurs yeux, doit disparaître. Et puis, ne refusons-nous pas encore trop souvent de prendre la mesure de l’effet produit par cette avant-garde du conditionnement, lorsqu’elle façonne les psychismes, capture ce qu’il y a d’intime dans les corps et formate la sensibilité ? L’espace imaginé par le cabinet d’études, et résumé dans ses propositions de réaménagement et de modernisation, est généré par des mots, des phrases, des expressions. Et ce langage, impliqué dans le visible, est discursif, abstrait, ripoliné, tristement binaire. L’expert, occupé à piloter, « initialiser » le projet, à redynamiser l’espace, à dégager les potentialités du lieu, a vu ses intentions, dès qu’elles étaient connues, se cristalliser dans un mot, sur lequel toute une population a, non sans gourmandise, voulu rebondir : la « minéralisation » de la place du Château, une place d’ailleurs sortie d’un programme passé dans l’ordinateur et non pas matérialisé par l’esquisse et le dessin. Minéralisation et même sur-minéralisation ! Ces termes, attrapés au vol par l’opinion ont valeur de symptôme. Les plans jaillis du cerveau de quelques démiurges bouffis 84


d’orgueil étaient exposés et mis en scène au terme d’un compte à rebours d’un an, ce qui avait largement permis aux associations, réseaux et même au citoyen ordinaire de se focaliser sur le problème de cette place, devenue, du jour au lendemain, le site le plus sensible de la ville. La mauvaise action, ourdie par la phobie de la nature quasi pathologique d’une équipe d’exilés dans le concept, ennemis de la douceur de vivre, qui visait l’un des ornements de la place du Château, les marronniers centenaires, leur sacrifice, avait jeté un froid. Quoi ? Détruire des arbres ? En garder deux éventuellement et raser les huit autres ? Les gens tombaient des nues ! En face, on leur répétait : à quoi bon ? Ils sont malades, ne servent à rien, quand vous en avez vu un, vous les avez tous vus ! N’êtes-vous pas fatigués par les arbres ? Surtout les marronniers ! Un arbre démodé. Une survivance du 19ème siècle ! Ayez de l’ambition pour votre ville, réveillez-vous ! Nous vous proposons de nettoyer le site, de désencombrer la place, d’ouvrir l’espace, de chasser les ombres, d’exorciser ce qui reste du passé ! Nous allons dégager l’horizon, prendre le touriste par la main, et nous lui offrirons enfin, sur la cathédrale, la perspective inespérée, imprenable. L’instantané de rêve !

Les critiques, très vite, les réprobations, les commentaires, les propositions détournées, alternatives, ont fusé, plus ou moins argumentés et souvent ironiques, satiriques ou délirants. Les gens comprenaient qu’on ne leur voulait pas du bien, que l’expert, enfermé dans sa vision, ne respectait rien, et les méprisait. Les langues se sont déliées comme si la cristallisation des codes de l’agence avait besoin de la salive humaine pour se réhydrater.

La minéralisation de cette petite place préservée de la vieille Europe ne signifiait pas seulement, pour le public, l’artifice, le modernisme prétentieux, la dénaturation d’un territoire. Il était synonyme de désolation, d’hostilité, de stérilité. Un exemple de colonisation de la vie par la mort. Et plus simplement la fabrication d’un no man’s land où l’on circule et où rien n’arrive jamais, où aucun fantôme du passé n’irait se risquer.

Donc, le projet, devenu mouton noir, a été éreinté, certaines préconisations, sitôt connues, étaient recalées, comme celle sur le coloris des dalles en gneiss importées 85


de Chine, sur les lampadaires kitsch et staliniens, sur les bancs de pierre, ingrats, sans dossier, comparés à des obstacles anti-char. On a disséqué le plan, épluché le dossier, lancé des contre-propositions, chaque habitant se découvrant topographe, urbaniste, architecte, arbitre des élégances. Dans le journal, l’avenir de la place du Château suscitait des tribunes libres, des lettres ouvertes, avec thème et variations, tandis que le courrier des lecteurs était monopolisé tous les jours par l’affaire.

Les élus, les concepteurs et tous les acteurs officiels et administratifs de la vie environnementale ne se doutaient pas, en affichant leurs intentions, qu’ils se retrouveraient face à un tel désaveu. D’avoir à se coltiner les associations, les écologistes, les Amis du Vieux Strasbourg, le clergé de la cathédrale. De devoir affronter des historiens, des géographes, des lycéens, des blogueurs indépendants, les acteurs des réseaux sociaux. De se faire bousculer par une population subalterne qui ne se laissait pas faire et qui, par segments entiers, et jusqu’au plus humble des utilisateurs familiers de la place, se mobilisait dans des manifestations, des réunions de quartier, des rassemblements spontanés, afin d’organiser la résistance.

On ne peut cependant pas passer sous silence, bien sûr, ce que le refus du projet a révélé chez les opposants, les polémistes, les pétitionnaires, les râleurs – la plupart amoureux sincères de leur ville – de frilosité devant la nouveauté, et le côté prosaïque, parfois délirant, de la contre-offensive. J’ai noté le désir de statues, colonnes, têtes antiques, luminaires néo-gothiques ; le labyrinthe dessiné sur le sol, l’abondance des surfaces gazonnées, des parterres de fleurs, des pergolas, des bosquets ; le retour du jardin médicinal, du marché aux herbes. J’ai relevé une proposition de bancs orientés pour varier les angles de vue, et le succès, impossible à passer sous silence, des bacs à géraniums, des acacias en pot, plébiscités, des gleditsias nains, des épicéas et des jardinières d’orangerie par dizaines. Le palmier aussi était très soutenu, et je n’ai pas compté les araucarias emprisonnés dans des carrés, des cercles, et, dans un autre registre, les bassins, jets d’eau, fontaines, sèches ou non, avec ou sans margelle, et même un petit amphithéâtre élémentaire, en léger creux de deux ou trois marches, pour les animations, les happenings – inévitables – ou simplement pour renforcer l’intimité studieuse du lieu.

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Certaines contributions semblaient avoir été influencées par une de ces images que l’on conserve dans un coin de la mémoire : le souvenir d’une place qu’on a fréquentée, qu’on identifie tout à coup sur une vieille carte postale, un cliché du temps où les places des villes étaient agrémentées d’un îlot de verdure, d’un plan d’eau, de quelques blocs de pierre. Le promeneur qui, jadis, traînait par là, trouvait sur son chemin des canards, des chaises de jardin, une stèle, un kiosque, parfois un manège. Parmi les propositions alternatives, j’en ai retenu une, parue dans le courrier des lecteurs. Elle était, à première vue, déconcertante, mais elle m’a plu, car elle donnait une chance au passé sans le muséifier. Elle s’inspirait du jardin du Palais Royal, dont elle célébrait la double rangée d’arbres, la part réservée à l’eau, à la fraîcheur, au repos. Elle vantait le pouvoir d’aimantation du lieu, qui ne tenait pas à la pertinence d’un plan ou à la qualité d’un matériau. Elle le devait à la présence énigmatique des colonnes de Buron. Le geste terriblement insolent de l’artiste faisait surgir la modernité en plein site classique, et empêchait ainsi l’espace et le temps de se fermer.

Le projet, décliné avec une réelle hauteur de vue suggérait le transfert vers la place du Château de trois sculptures de Jean Arp, actuellement perdues au milieu des tours de standing et des immeubles-barres d’un quartier résidentiel sans âme et bien trop vaste, appelé « l’Esplanade ». Arp, pendant sa jeunesse strasbourgeoise, « arpentait » le centre ville et les environs de la cathédrale. La translation de ces trois œuvres vers le site emblématique était, pour cet auteur, une occasion inespérée d’ « accomplir » enfin ce lieu public, de lui donner un nom, une renommée. Et de toucher aussi bien l’hôte régulier que le visiteur d’un jour, qui ne pouvaient qu’être sensibles à l’accord secret ainsi trouvé entre la place dans sa cohérence nouvelle et la dimension d’infini de l’édifice gothique qui, à côté d’elle, développait vers le ciel sa verticalité. Une cathédrale, c’est fait pour être vue par en-dessous. Vous déambulez, pris dans le labyrinthe des rues piétonnières et, vlan !, vous tombez en arrêt, elle est là, immense, puissante, hors échelle, « elle vous saute au visage » comme l’écrivait dans le journal un enseignant très remonté contre la rhétorique et les concepts des 87


activistes du « Grand Assèchement ». Dans la représentation qu’en avaient les bâtisseurs, elle devait donner l’impression de jaillir du cœur même du tissu urbain. On trouvait naturel que les habitations se mettent sous sa protection, jusqu’à s’accoler à elle. C’est au

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XIX

siècle, dans le Paris haussmannien, que sera programmé le

catastrophique dégagement du parvis de Notre Dame. Viollet-le-Duc éloignera les maisons de la cathédrale. Celle-ci, ainsi exposée sur un immense plateau, perdra une partie de son mystère. En Allemagne, ce sont les bombardements des Alliés, suivis par les promoteurs, qui détruiront le pourtour de certaines cathédrales, transformant d’étroits parvis en mornes esplanades. Je me demande si le projet de minéraliser un lieu de vie situé au pied d’une des cathédrales dont le parvis a été épargné est tout à fait étranger aux lointaines initiatives haussmanniennes de démolition ? On a vu, à partir des années 1960, s’élever dans le ciel des métropoles, des tours ambitieuses,

générées

par

des

forces

économiques,

des

considérations

géopolitiques et commerciales mondialisées. Ces constructions vertigineuses ont malheureusement un défaut : la vie au sol n’a pas été pensée. En bas, au pied des tours géantes, il fait froid, c’est triste, venteux, spectral, minéral. On ne respire pas. Ça ne marche pas !

Je rejoins sans réserve ceux qui refusent de se plier aux injonctions mortifères des technocrates. Si pour l’expert, acteur de l’aménagement, les mots « accueil », « hospitalité », « bien-être » sont dépassés, il n’a pas pour autant renoncé à plaire. Il crée, il prétend marquer son époque. Il s’est même livré à une quête ésotérique du nombre d’or ! Mais il est dominé par une envie, furieuse, paradoxale. Un profond désir de minéralité. C’est une pulsion. Elle mérite qu’on la caractérise : être sous l’emprise de l’aride ! Aujourd’hui, à propos de la place du Château, on nous dit : les Allemands, les Anglais, les Japonais, de plus en plus de Chinois, quelques Italiens, ils sont trois millions chaque année à demander, en levant les yeux : « Where is the cathedral ? » Le raisonnement est simple : s’ils ne la voient pas, c’est qu’il manque un lieu – LA 88


grande place – dépouillée, conçue pour offrir au troupeau en transit une vue, attendue depuis toujours, sur le monument. C’est au nom de ce « proxénétisme de la sensation » (Victor Segalen) que les charlatans de l’approbation du monde contemporain osent recycler un espace public, prendre tout un quartier en otage, exproprier les riverains, décourager les citadins, et refouler les plus précaires et les stigmatisés. On aimerait s’adresser directement au visiteur et lui souffler : Non ! La cathédrale que tu regardes n’existe que dans la vision personnelle que tu en as ! Qui es-tu, touriste planétaire, sinon cet humain qui s’est absenté de lui-même, qui s’est coupé de son intimité, à qui plus rien n’arrive et que plus rien n’interpelle : comment dans ces conditions peux-tu te sentir réceptif ? Disponible ? Que veut le spectacle ? Que font les sons-et-lumières qui, certaines nuits d’été, transforment la cité en usine à rêve ? Et l’électricien criminel qui « investit » la cathédrale avec ses 430 projecteurs braqués sur elle ? Ils projettent le voyageur endehors de lui-même, dans un périmètre de sécurité, sur une place changée en esplanade, un site équipé de caméras de surveillance avec des lignes directrices au sol pour des parcours fléchés. Ainsi contrôlé, livré au commerce et à la technique qui lui dictent sa jouissance, il n’a plus qu’à bien se tenir ! Il eût fallu un peu de modestie pour faire d’un ensemble qu’on avait longtemps négligé et cessé de voir vraiment, un lieu à nouveau vivant, décalé, avec des coins d’ombre propices aux rencontres, à la gratuité, à l’extase. Une place recherchée pour sa discrète féérie, les encouragements qu’elle offre à l’observation des saisons, de la couleur du temps. Une invitation surtout à ressentir, au-delà du commentaire, l’essor d’une cathédrale. Son immense verticalité qui se développe lorsque nous sommes « au-dehors ». Qui nous enveloppe si nous sommes « au-dedans ». Et qui dynamise quiconque sait la retrouver en lui-même.

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The trickster

14 juin 2012 Comme tout le monde, j’ai suivi la campagne présidentielle et j’observe en ce moment même les législatives. Les rôles sont distribués. Il y a la meute et les mâles dominants, les ténors, les barons, les potiches, les seconds couteaux, les besogneux qui tractent et collent. Et les tire-au-flanc… Oui, la politique s’est insinuée par capillarité dans tous les canaux. Les médias lui ont déroulé le tapis rouge. « Elle est notre ADN », a déclaré un responsable de la 2, qui surveille le casting des plateaux de télévision et le baromètre des audiences. J’ai mes informateurs. Ils m’entrouvrent les portes des coulisses et me renseignent sur les hommes de l’ombre, les pronostiqueurs qui, telle l’hirondelle, prévoient les orages à venir. Voici les stratèges, les théoriciens, ceux qui sondent, projettent, construisent les situations et structurent le champ des combats. Je devine les haines qui se cristallisent, les ressentiments qui couvent, les ressorts cachés. Je regarde comment la droite, dans tous ses états, se hâte de réarmer ses suppôts dans une « cellule riposte », dirigée par un diable d’opéra-comique français : Brice Hortefeux ! Une officine où l’on vient s’échauffer, se remotiver, retrouver le ton vindicatif, retors, désagréable, le mot qui fulmine, qui pourrit un débat, qui devient projectile, objet balistique bête et méchant.

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Lors des affrontements, en direct, longtemps après le prime time, je guette sur le petit écran le physique, la pose, la posture, le visage en gros plan des perdants. Ils sont toujours là, ces pyromanes, c’est l’alternance mais leur présence a malgré tout quelque chose de choquant. Les dérapages de fin de campagne, d’une rare bassesse et d’une obscénité qu’on n’imaginait pas, ont laissé des traces. Un analyste politique a même écrit « qu’on avait assisté à la destruction des neurones républicains et humanistes » ! J’espérais au moins, parmi les plus en vue des responsables de l’ancienne majorité, voir défiler quelques têtes défaites, déboussolées. Je rêvais de lancer, comme dans un jeu de massacre de fête foraine, des balles de chiffon, et mettre k.o. quelquesunes de ces trognes. Mais la « cellule riposte » a fait des miracles. Revoilà toute la bande, en ordre de marche pour les législatives, avec leur chef de file, le clone de Sarkozy, Copé, un nom bref, lisse, mécaniquement binaire comme un métronome, mais dont le mouvement d’horloge est alterné par un prénom double et son trait d’union. Tout a été dit sur l’élection présidentielle. Elle a même été sur-interprétée. Les législatives seront, elles aussi, décodées en long et en large par le clergé de service. J’ai été fasciné par cette scène politique puissamment éclairée le temps d’une élection et par les performances de ses acteurs. Je n’ai pas arrêté de gloser, de crayonner dans les marges de ces deux auscultations nationales. Et j’ai eu envie de relire quelques classiques, La Bruyère, ses Caractères, de les adapter à notre époque, pour décrire par exemple la manière qu’avaient l’ancien président candidat ou le député-maire de Meaux d’exposer leur personne. J’ai pensé à Nadine Morano en manipulatrice de rumeurs et de poisons, mais d’autres incarnations de l’ultra droite national-populiste existent, tout aussi perfides et délétères. De même, un portrait de néolibéral pur et dur s’impose qui a tout compris, enjambe les continents, embrase les époques et les réalités planétaires. Le comportement de Pierre Lellouche face à l’un de ses adversaires politiques m’avait intrigué. Son visage, en effet, à certains moments avait la même expression que celui de Valérie Pécresse. Tous deux affichaient un petit sourire à la fois navré, 92


apitoyé, plein d’une condescendance ironique pour leurs adversaires. Leur tête, légèrement penchée de côté, semblait dire : « Vous n’avez pas à être là, vous êtes des intrus ! Comment ? Vous y croyez encore ? Quelle naïveté ! Vous êtes des enfants ! Le monde a changé ! There is no alternative ! Quand vous vous réveillerez, il sera trop tard ! »

Sur Sarkozy, les observateurs ont occupé le terrain pendant cinq ans. Ils nous ont fait connaître les mille et un visages de celui qui n’a jamais su endosser l’habit de président. Tout a été dit sur son goût du luxe, son culte de l’argent, son côté fleur bleue, son admiration pour les États-Unis, pour le système américain de présidence qu’il a essayé de copier. Nous avons eu des preuves quotidiennes de son inculture décomplexée, de sa passion de l’ignorance, de ses magouilles, ses menteries, ses partis-pris, ses décisions absurdes. Nous avons découvert qu’il buvait de l’eau, évitait le vin comme Obama, transpirait beaucoup. Nous avons dû admettre qu’il a été catastrophique sur le plan économique, coupant dans tous les budgets, diminuant l’impôt des riches, endettant la France au-delà du raisonnable. Nous avons aussi reconnu qu’il s’était taillé un costume international en tirant profit des circonstances d’époque. Enfin nous avons appris, sans trop nous poser de questions, qu’il détestait Mai 68, que le souvenir de cet événement le rendait furieux. Que s’était-il passé dans la vie de celui qui à l’époque était un adolescent gâté, évoluant parmi la jeunesse dorée d’un beau quartier ? Saturé par le barnum électoral, je crois être en mesure aujourd’hui, en invoquant La Bruyère et ses Caractères, et sous l’autorité des moralistes français, d’appréhender l’ancien chef de l’État autrement, de le faire apparaître sous d’autres coordonnées, en dehors du tumulte des médias et des projecteurs de l’histoire. Une de mes étudiantes, il y a bien longtemps, avait hérité d’un jeu de tarots dont elle se servait comme d’une grille de lecture. Elle était un peu sorcière et avait insisté pour me faire la démonstration de sa science et de la maîtrise de cette symbolique d’inspiration médiévale, contenue dans les vingt-deux figures qu’elle étalait devant moi. Le plus recherché des tarots, paraît-il, était celui du Quattrocento. Il avait enchanté Italo Calvino. Mon étudiante, elle, pratiquait le tarot de Marseille, dont le Fou, la vingtdeuxième figure, suscitait chez elle une réelle émotion. Et elle ne manquait jamais de

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me montrer du doigt, pour m’amadouer, vu mon intérêt pour le surréalisme, l’arcane XVII, l’arcane de Mélusine, chère à Nerval et à André Breton. Mais aujourd’hui, c’est la figure du Batelier de l’arcane I qui me fait signe. Elle m’apparaît sous les espèces du bonimenteur, du mystificateur, du joueur de bonneteau. Du trickster. Il est représenté tel une icône en costume d’autrefois, avec son sac à malice, derrière une table de manipulation. Mais rien n’interdit d’imaginer ce champion de l’arnaque sous les espèces d’un personnage allumé, hyperactif, charlatanesque, qui brasse du vide et enfume un public crédule, que d’ailleurs il méprise. Je le vois, émergeant difficilement d’un bain de foule, pour venir se matérialiser devant moi avec les traits de Nicolas Sarkozy, dont il a l’aplomb, le culot, le système nerveux. Cependant c’est un film policier américain en noir et blanc, écrit par Joel et Ethan Coen en 2001, The Barber, l’homme qui n’était pas là, qui m’a fait comprendre la vraie nature de Sarkozy, et qu’il existait un invisible gouvernail qui le guidait, un programme. Dans la dernière partie du film, les auteurs ont introduit dans le scénario un avocat, un as du barreau comme on dirait en France. Il était, sur son territoire, le meilleur. Pour se l’attacher, il fallait mettre le prix : il était cher, très cher. En plus, il y avait les défraiements qui s’ajoutaient aux honoraires. Car il avait ses habitudes, ses exigences, un comportement de nouveau riche. Il était notamment attiré par le faux brillant de certains hôtels, qu’il faisait réserver pour la durée du procès dont il avait fait son affaire (il avouait un faible pour les spécialités italiennes). L’homme, même au repos, était polarisé à cent pour cent par la bataille juridique à venir, les coups qu’il allait porter. Il se préparait mentalement à prendre le pouvoir sur l’autre, dans une procédure où, de toute façon, l’autre avait disparu. Il était trop agité, cabotin, bourré de tics pour être reconnu comme un maître, et il n’était pas artiste non plus. C’était plutôt un manipulateur, cynique et redoutable, capable de subjuguer une cour, des juges, un jury, les témoins, un public, une opinion. Les Anglais on un mot pour qualifier ce genre d’individu : ils l’appellent justement un « trickster ». Il s’agit pour l’avocat, dans le film, d’éviter à son client, « l’homme qui n’était pas là », la chaise électrique. Alors qu’il est en train, après avoir évalué la situation, d’accepter le défi, et que le compte à rebours au bout duquel il entrera dans l’arène vient de 94


commencer, voici qu’il éprouve tout à coup le besoin de livrer la philosophie de ses interventions, et de nous expliquer ce qu’il entend par plaider dans un tribunal. C’est un sommet de ce polar, ce moment où le trickster se lâche, marche en long et en large, porté par un accès d’humeur déclamatoire, et nous ouvre les yeux sur la logique qui l’anime, sur son fond de commerce, et sur une justice qui n’a de justice que le nom. Au fond, qu’attend le citoyen de la justice de son pays ? Qu’elle fasse, comme on dit, son travail. Qu’elle inspire confiance. Je ne sais si les gens ont encore à l’esprit l’allégorie qui la représente, et ses attributs, la balance et l’épée. Mais ils reconnaissent que c’est parfois compliqué de juger. Qu’il ne suffit pas d’établir les faits, d’apporter des preuves, de mettre en évidence des contradictions, des zones d’ombre. Encore faut-il se glisser derrière les apparences, comprendre ce qui a pu interrompre le cours des choses. Interroger les circonstances, aggravantes ou atténuantes, qui feront pencher la balance. Que la défense tente, pour sa part, de faire valoir, par tous les moyens, les intérêts de son client, c’est la règle du jeu. Le « trickster » ne dit pas autre chose. Mais à partir de là, le manipulateur ne craint pas de redéfinir le réel. Et de déployer sous nos yeux, face à un ciel sans garanties, la théorie « décomplexée », de sa pratique. Pour l’avocat du Barber des frères Coen, un objectif, un seul : gagner. Pour lui, c’est une fin en soi : soustraire son client à la chaise électrique. S’impliquer sans limite, atteindre le but qu’on s’était fixé. Plaider sans égards pour les valeurs de justice, de vérité, d’équité. La thèse exhibée dans un moment privilégié par l’embobineur s’appuyait sur une loi de la physique quantique, abusivement importée pour l’occasion : le principe d’incertitude. S’autorisant de cette donnée, le trickster lançait quelques énoncés. Il soutenait que plus on regardait, moins on savait, qu’on n’arrivait jamais à savoir vraiment, et que forcément c’était au bénéfice du doute. Il déclarait aussi (je cite de mémoire) que plus la justice produisait du sens, moins les choses en avaient, et que, pour finir, rien n’avait plus de sens. Il concluait par quelques sentences, déclarant que la vie distribuait les cartes, bonnes ou mauvaises, qu’on n’y pouvait rien, et que c’était la raison pour laquelle une salle d’audience, quand il entrait dans l’arène pour plaider, était comme la piste d’un cirque.

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Guy Debord, qui n’avait rien d’un bonimenteur, concluait dans le même sens quand il considérait que dans nos sociétés la vérité n’était plus qu’un cas particulier du mensonge. L’ADN de tous les trickster de la planète, c’est le mensonge. Que beaucoup de menteurs en France se recrutent parmi les politiques, surtout à droite, particulièrement parmi la droite dure ultralibérale, dont le mensonge est la seconde langue maternelle, rien d’étonnant. Les élus, pour la plupart – députés, ministres, sénateurs – ont une formation d’avocat, et les passerelles, plus ou moins dissimulées entre les deux milieux, au risque des conflits d’intérêt, sont constantes. Plus généralement, l’imposture répond à une attente. Elle est consubstantielle à la scène politique où celui qui dirait la vérité n’aurait aucune chance d’être élu. Un homme s’est fixé l’objectif d’être président de la République en 2017. Son nom s’affiche partout : Jean-François Copé l’affairiste, l’homme des réseaux, des coteries, des combines, l’organisateur des guerres intestines, le plus décomplexé des néolibéraux, dont chaque phrase est un coup de boutoir contre l’idée même d’humanité. Observez-le, écoutez-le, il ne parle que pour prendre le pouvoir, marquer des points, occuper l’espace public. Quand il donne de la voix, chaque mot est balancé pour empoisonner le débat, déstabiliser l’adversaire, disqualifier l’opposant, diviser, neutraliser, subjuguer. Flinguer. On a toléré depuis longtemps aux côtés des chefs d’État un personnage plus ou moins occulte : une « plume ». Cette sorte de parolier est sorti de l’ombre sous Sarkozy, confirmant officiellement le président dans le rôle de ventriloque. D’ailleurs il est admis qu’on ne recrute plus d’orateurs parmi les politiques. Sans doute le discours, au Panthéon, d’une grandiloquence qui aujourd’hui fait sourire, d’un Malraux en état de transe chamanique, cet éloge funéraire prononcé à l’occasion du transfert des cendres de Jean Moulin, a mis fin à de siècles d’éloquence et de grandeur. Quant aux imprécations des batteurs d’estrade et des prédicateurs de brasserie, elles devraient être définitivement ridiculisées et frappées de nullité depuis qu’en 1978 Mauricio Kagel a composé le désopilant Tribun, une œuvre savante, parodique et populaire, pour un homme et neuf musiciens de fanfare, créée en même temps que 10 marches pour rater la victoire et moquer le piétinement millénaire des humains.

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La classe politique, dans une société qui idolâtre l’image, a fini par réduire son expression verbale à des « éléments de langage », une langue de bois d’un genre nouveau. Et elle s’est abaissée jusqu’à adopter la « langue de boîte », le jargon d’entreprise, galimatias mondialisé chargé d’anglicismes, d’une pseudo rationalité kitsch, qui impressionne l’électeur crédule. Le citoyen a le sentiment qu’on s’occupe de lui, que ceux qui gouvernent sont experts et efficaces, et que les bonnes réponses sont enfin trouvées. À trois reprises, dans trois discours, l’ancien hôte de l’Elysée a cascadé vers les Français un mot laid, qui pollue la langue. Dans un accès de gestionnite et d’outrecuidance il s’est servi du mot « impacter ». Preuve de sa surdité. Et qu’on ne nous veut pas du bien.

(À suivre)

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Le retour de l’alexandrin

13 juillet 2012 « Crise du langage, crise de vers » Mallarmé

Je pensais ne plus la revoir, Nathalie Kosciusko-Morizet. Que c’était fini ! Elle-même, parfois, n’y croyait plus et répétait, découragée, épuisée : « Bientôt, on ne parlera plus de moi ! » Et puis l’espoir revenait, le goût de l’affrontement, le besoin de légitimité, l’obligation éthique de faire barrage à un adversaire honni.

Une campagne, ce sont des militants besogneux, des tracts, des affiches collées, du porte à porte, des apparitions sur les marchés, des prospectus distribués sur les parkings des centres commerciaux. C’est l’ouverture d’une permanence, un QG avec des collaborateurs, des stratégies, du travail sur les foyers d’abstention, des rencontres, des réunions, des directives. C’est prouver sa disponibilité, sa proximité avec les gens, écouter, parler avec assurance, trouver les mots simples, justes, l’éloquence naturelle, la formule à consommer sur place. Et convaincre, convaincre, convaincre. Difficile d’oublier l’épreuve qu’aura été, pour ses admirateurs, ce dimanche du deuxième tour, les supporters survoltés, massés autour de l’estrade vide de la salle

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du rez-de-chaussée de la mairie de Longjumeau, scandant « Nathalie, Nathalie », condamnés à attendre jusqu’à 21h45 les signes avant-coureurs de son arrivée. Et sa silhouette enfin, là-bas, son chignon surveillé mais pas trop, avec de petites tresses, la chute de ses épaules, la jeunesse de sa démarche, et ce mélange d’autorité, d’élégance, de retenue, lorsqu’elle est montée à la tribune, qu’elle a pris le micro et qu’est venue la déclaration tant attendue : « J’ai l’honneur d’être en tête avec 51 % des voix ! » On la savait hostile aux thèses lepénistes et aux tentatives d’allégeance avec l’extrême-droite. Son pamphlet Le Front anti-national affichait sa détermination. Son camp l’avait désapprouvée lorsque, à contre-courant, elle avait fait savoir qu’elle voterait socialiste si elle avait à choisir entre un candidat PS et un représentant du Front National. Les gros bras frontistes, en réaction – réponse du berger à la bergère – avaient distribué dans sa circonscription de l’Essonne des tracts appelant à voter socialiste. Pour Marine Lepen, en effet, la défaite de l’ancienne ministre de Sarkosy était une priorité d’autant plus réaliste que, sur les terres de NKM, le FN se retrouvait en position d’arbitre. La défaite du candidat socialiste, malgré les oukases lepénistes, a été l’une des bonnes nouvelles de ces législatives. D’autant plus qu’en gagnant cette bataille citoyenne, Nathalie Kosciusko-Morizet, non seulement gardait sa légitimité, mais effaçait en même temps les mauvais souvenirs laissés par la campagne présidentielle et retrouvait son honneur. Sarkosy et ses proches conseillers ultra conservateurs étaient persuadés qu’ils ne gagneraient et ne prendraient la France qu’en durcissant la campagne. La ligne ultra populiste poussée jusqu’au paroxysme pour siphonner les voix du Front National, la mue idéologique vers un nationalisme d’un autre temps ne faisaient certes pas l’unanimité à droite. Mais les plus hautes autorités, mises au pied du mur par l’Elysée, se taisaient et acceptaient en s’y adaptant l’abaissement moral et intellectuel généré par cette bataille présidentielle indigne. Nathalie KosciuskoMorizet s’était elle aussi laissé prendre et participait aux déplacements de campagne aux côtés du candidat. Elle était loyale tout en sachant se montrer indépendante, indisciplinée, courageuse. On se souvient de l’épisode Borloo, de sa position à contre-courant de celle des ténors de l’UMP favorables à la généralisation des OGM en France. De ses démêlés avec ses collègues de l’industrie, de l’économie, de 100


l’agriculture. De son opposition à l’exploration du gaz de schiste en Ardèche, dans la Lozère, en Île-de-France. Il lui est arrivé d’être sanctionnée, mise au purgatoire d’un secrétariat d’État, privée de voyage officiel. Mais elle était aussi capable de surmonter ses désaccords et de réciter le catéchisme des communicants élyséens, de partager avec les cadres de son parti les « éléments de langage ».

Sarkosy avait fait hurler les Morano, les Pelletier et tous les partisans de la ligne dure, quand il a fait de NM la porte-parole de sa campagne. « C’est une erreur de casting ! » « Elle n’est pas des nôtres ! » Du point de vue populiste, le porte-parole doit être rugueux, teigneux, virulent, envahissant. Ne pas craindre de montrer sa mauvaise foi. Bref, le contraire de la délicate et très réfléchie députée-maire de Longjumeau, ce pur produit de la petite élite. Sans doute Sarkosy, en la désignant, at-il voulu la tester, la neutraliser, voire l’essorer, pourquoi pas, ou du moins la sadiser en la forçant à défendre des idées qui insultaient ses convictions. Parmi les pires souvenirs de sa vie politique, il y a la visite du président candidat chez elle, dans son fief de Longjumeau. Elle se montre empressée, accueillante, attentive au bon déroulement du programme. C’est elle qui tend le micro quand Sarkosy, sous les projecteurs et l’œil de la télé, devant une foule massée qui, elle aussi, se donne en spectacle, laisse tomber des propos qu’il a délibérément choisi de prononcer à Longjumeau, et dont il sait qu’elle ne pourra les digérer : « Marine Lepen est compatible avec la République ». Une phrase aussitôt répercutée par les médias, et qui va lui empoisonner l’existence. Je revois ce moment où NKM va « avaler son chapeau ». J’ai son lumineux visage en gros plan sur mon écran. Il se trouble, un nuage passe, l’affaire de quelques secondes. C’est le reniement de NKM, filmé en direct. Il existe dans l’Eglise NotreDame des Blancs Manteaux un panneau en bois sculpté, je crois non loin de la chaire baroque. Il représente le reniement de Saint Pierre. On devine, au fond, un coq. Celui qui, selon les Evangiles, a chanté trois fois. Pour NKM aussi, le coq, à trois reprises, a chanté. Mais, comme a dit un député : « Quand on a pris place dans le grand huit, il n’est pas question de descendre, même si on a envie de vomir ! »

Peut-être, en intégrant NKM comme porte-parole, Sarkosy espérait-il aussi se donner de l’air, éviter d’être prisonnier des ultra, de s’enfermer avec des conseillers qui 101


prenaient toute la place et faisaient le vide autour de lui. Et puis, disposer d’une femme comme elle, grande, fière, bien faite, intelligente, cultivée, qui parle sous votre contrôle, cela ne se refuse pas. On a dit qu’elle était un ange du ciel, la sylphide du président. Un journaliste mondain l’a rapprochée des préraphaélites et a vu en elle une Ophélie. D’après moi, elle sort plutôt d’un tableau de Fragonard. Elle a dans sa grâce un tour unique, qui fait remonter jusqu’à nous une sensibilité d’Ancien Régime, quelque chose de fier, d’aristocratique qui, par la vertu de la galanterie, de la conversation, de l’art de vivre, limite la violence et ouvre aux femmes l’exercice du pouvoir sans avoir à se soumettre au désir des hommes. Nathalie Kosciusko-Morizet est indiscutablement féminine. Elle incarne un féminisme à la française, aux antipodes du féminisme venu des États-Unis, dogmatique, sans nuance.

Pas de doute, NKM est de droite. Son cerveau est de droite, son organisation nerveuse, son corps. La gauche ne produira jamais un corps pareil. Ni d’ailleurs le populisme, ou l’affairisme, l’arrivisme, l’activisme, le clientélisme, qui sont autant de composantes du sarkosysme. Pendant le quinquennat, NKM et Sarkosy ont évolué avec aisance sous les ors des palais de la République. Mais ils ne sont pas du même monde et ne parlent pas la même langue. Je lis sur les lèvres de NKM d’autres mots que le triste jargon des marchés, le sabir de la finance, la logorrhée du business, la novlangue néolibérale. Et j’imagine mal les riches donateurs de l’ex-parti présidentiel – banquiers, grands patrons, nouvelles fortunes qui rachètent en ce moment même les châteaux et les biens de la vieille noblesse française – en train de se mobiliser pour tirer vers les sommets cette jeune femme à la fois trop moderne, trop imprévisible et cependant traditionnelle et classique.

Ils ne sont pas du même monde, pas du même milieu. NKM est le fleuron le plus récent d’une dynastie politique qui compte un arrière grand-père sénateur-maire, un grand-père résistant et ambassadeur, un père longtemps maire UMP de Sèvres, qui a servi Pompidou et Giscard. Et si on remonte dans la généalogie, on trouve même un ancêtre fondateur, Tadeusz Kosciusko, héros de l’indépendance des États-Unis et de l’insurrection polonaise. Face à ces quartiers de noblesse se dresse le storytelling de Sarkosy. C’est, paraît-il, sur les bancs de l’école que lui serait venu ce rêve de gosse, devenir président de la République comme d’autres songent à se faire pompier, pilote ou chirurgien. C’est au lycée que sont nés sa vocation, son 102


obsession, son plan. Qu’il y a pensé, qu’il s’y est préparé, qu’il a forcé son destin. Bref, et pour faire vite, on peut dire de Sarkosy, comme d’ailleurs de son clone, J.-F. Copé, qu’il est entré en politique par l’escalier de service.

Nathalie Kosciusko-Morizet, qui a intériorisé les bonnes manières, maîtrise très naturellement les convenances. Ainsi épluche-t-elle avec science et selon les règles une pêche très mûre servie au dessert. Une épreuve qui figure au concours organisé par le Quai d’Orsay pour l’admission dans les ambassades, les consulats. Nous n’en demandons pas tant à l’ancien maire de Neuilly, mais reconnaissez que notre olibrius est inculte, secoué de tics, décadent, vaudevillesque, sentimental et fleur bleue comme une midinette. Qu’il a très mauvais goût et que nous n’avons pas attendu la miniaturisation des caméras et des magnétos, qui lui ont arraché son « Casse-toi, pauv’ con », pour nous convaincre que le ventriloque du parolier Guaino casse avec conviction les codes et balaye sans complexe les tabous verbaux. Un professionnel de la politique, qu’il soit de droite ou de gauche, député, sénateur, dircab, ministre, pour être du sérail, connaît la filière : l’ENA, Sciences-Po, stage dans un cabinet d’avocat. Tel n’est pas le cas de Nathalie Kosciusko-Morizet. Pour gagner les sommets de l’État, elle a fait valoir d’autres arguments. Sa personnalité dans le gouvernement Fillon était à part. Solitaire, atypique, elle n’est l’épigone de personne et a sa parole propre. Chirac la traitait d’emmerdeuse. Et pour cause : c’est une surdouée, une ultra-compétente, une hyper-diplômée. NKM est ingénieur de formation, sortie de Polytechnique et, ce qui ne gâte rien, elle a achevé ses études dans la marine nationale. Elle a été chef de quart, et cette quasi sang-bleu, qui dit parfois des gros mots, a dû chanter, j’imagine, les chansons de salle de garde avec l’équipage. Mais je la vois aussi au bal, entourée d’officiers, sur un croiseur, en tenue de soirée. L’ambitieuse polytechnicienne n’avait pas, ces cinq dernières années, que des sympathisants, des alliés. Elle avait souvent irrité ses confrères de l’UMP. J’ai évoqué ses coups d’éclat à propos des OGM, l’inquiétude qu’elle inspirait aux lobbyistes. Cette femme savante qui, en 2017, lors de la prochaine présidentielle, se trouvera à mi-chemin de sa vie – « nel mezzo del cammin… » – dans la plénitude de ses capacités, est très bien placée pour comprendre autrement que les économistes, 103


les juristes, les dynamismes sociaux, technologiques, scientifiques et artistiques du monde contemporain. Son passage au secrétariat à l’économie numérique lui a permis de faire le tour des méfaits et des avantages des technologies et réseaux numériques dont il importe, en effet, de tirer le meilleur parti. Sa bise en 2008 à José Bové signalait aux cadres scandalisés de l’UMP que l’écologie était à chercher audelà de la matrice traditionnelle des écologistes, qu’elle était l’affaire de tous, et qu’ils étaient nombreux ceux qui, dans la société, se méfiaient des experts, des biotechnologies, et s’inquiétaient du devenir de l’eau, des poissons, des ressources naturelles, de la biodiversité. Quand, prise au mot, elle est propulsée en 2010 ministre de l’écologie après le départ de Borloo, elle est aux premières loges pour prendre la mesure de l’insouciance de certains responsables politiques, de leur insensibilité aux arguments, et pour comprendre comment la dictature des marchés, la logique de la consommation, la compétition mondiale, la corruption, la pesanteur des bureaucraties détournent en permanence la question écologique.

Les grandes messes à ciel ouvert du Troisième Reich, certaines cérémonies sportives filmées par Leni Riefenstahl ont laissé de bien mauvais souvenirs. Elles auraient dû abolir pour toujours les meetings. Hélas, ceux-ci perdurent et on n’a jamais vu un candidat à la présidentielle s’en offusquer et décider, sinon de faire l’économie de ces manifestations de masse, du moins d’en éviter les mises en scène hypnotisantes, d’interdire les énormes symétries frontales et définitives et les symboles superlatifs, les slogans guerriers et intrusifs, les décibels. Mais il se trouvera toujours quelqu’un pour expliquer qu’une campagne électorale sert aussi à offrir aux foules l’occasion d’exprimer des sentiments collectifs.

Sarkosy et ses auxiliaires avaient organisé trois rassemblements géants en plein air : Villepinte, la Concorde, le Trocadéro. Le président candidat, chez qui la détestation de mai 68 est une seconde nature, avait choisi le 1 er mai pour faire du meeting sur l’esplanade du Trocadéro, dédié aux « vrais travailleurs », le remake – cela n’a pas été assez noté – de la manifestation nationale de soutien à De Gaulle. On avait vu alors, souvenez-vous, sur les Champs-Elysées, à la tête du sinistre cortège, un Malraux hagard et drogué dans les bras d’un Debré somnambulique et, au deuxième rang, déjà, le photographe mondain, l’homme de compagnie de Liliane Bettencourt, François-Marie Banier. Au Trocadéro, dans l’écrasant environnement totalitaire d’une 104


architecture monumentale datée de 1937, face à un océan de drapeaux tricolores et devant une foule en état second et braillarde, ou plutôt devant un « nous » en commun et sans limites, inscrit en chaque individu, le truqueur en chef, sur son char triomphant qui, pourtant, en avait fait des tonnes depuis le début de la campagne et brassé le vide avec aplomb, cet après-midi-là avait osé ses formules les plus incongrues et pathétiques à force d’être ineptes : « Vous êtes le visage radieux de la France » ! Difficile de se représenter la délicate Nathalie à la tribune d’un de ces mégarassemblements organisés pour exhiber le candidat Sarkosy. De la voir se mesurer à ce bloc d’intensités qu’est une foule en effervescence, qui s’étend à perte de vue, jusqu’à investir les rues avoisinantes. Est-elle allée aux meetings de la Concorde, de Villepinte ? Lui a-t-on demandé une apparition ? De jouer à la potiche de luxe ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’y a pas pris la parole. Par contre, la porte-parole a bien été priée, non seulement de se montrer à la manifestation conservatrice du 1 er mai au Trocadéro, mais d’y parler. De s’adresser à cette foule bigarrée, massée en étoile autour de l’esplanade, comme si on avait besoin de l’impliquer dans cette incroyable mascarade et de prouver qu’elle cautionnait la fable du candidat du peuple ! Un meeting, c’est une grande messe. Il faut savoir embarquer la foule qui vous supporte et dont vous êtes le héros. Créer le culte, la dévotion. Et s’adresser à tous. Nathalie Kosciusko-Morizet, on s’en doute, n’a pas su chauffer ni même accrocher cette masse de gens qui s’était exposée en se réclamant de la France profonde. Il aurait fallu des mots d’ordre, des formules, de la fulmination, du prêt-à-porter. Nathalie, elle, rêvait de toucher le public par le cœur et l’intelligence. De séduire. De susciter l’éveil, la complicité, l’illusion qu’elle s’adresse à chaque participant en particulier. Elle a déclamé, mais sans succès. Et ne trouvant ni les mots ni le ton ni le rythme ni le carburant, elle s’est étiolée et a fini par s’éteindre. NKM, qui n’a jamais rien voulu à demi, ne cache pas ses ambitions. Dans la bataille pour le leadership, elle a sa place. Beaucoup la craignent. Elle inquiète notamment le clan Copé. Au contraire, d’autres ont compris qu’elle était seule de sa génération à avoir une identité propre. Ils sont séduits par son style, sa culture, son audace, sa manière très personnelle de sentir les situations. Qu’elle puisse déclencher un 105


imaginaire d’ordre sexuel, c’est certain mais on comprend volontiers ceux qui voient en elle un espoir pour la droite. Il n’y a pas que les politiques à être sous le charme. Moi-même, j’ai succombé. Je l’ai fait descendre d’un tableau de Fragonard. D’autres ont songé au Misanthrope et l’ont vue en Célimène. Je ne sais pas si elle va au théâtre. Au théâtre des ChampsElysées, peut-être. Plus sûrement à la Comédie Française, un lieu où, comme en politique, on conserve, on innove, où tradition et modernité ne se repoussent pas. Et, justement, NKM s’est fait une amie de l’administratrice de la Comédie Française, Muriel Mayette. Cette professionnelle reconnue, qui a réussi de belles mises en scène, notamment de nos auteurs classiques, a un coup d’œil, un goût, une sûreté de jugement qui ne sont pas contestés. Elle trouve à Nathalie Kosciusko-Morizet un « charme inclassable », de la majesté dans le maintien, une grâce naturelle et des dons de comédienne capable de jouer les reines tout aussi bien que les mère Courage. La polytechnicienne, sans doute plus militaire que diplomate, est une femme réaliste, tenue par la raison, n’aimant guère les utopies, mais Muriel Mayette avait compris la souffrance de son amie devant la langue française dévastée, brisée dans son rythme par l’invasion de la novlangue néolibérale et les idiomes du management. Elle avait deviné son besoin de capter la bienveillance d’un auditoire, non par des formules vides destinées à entretenir l’illusion de l’efficacité, mais avec d’autres mots, d’autres façons de s’y prendre. Elle décide d’aider NKM dans la conduite de sa guerre secrète. Elle avait depuis longtemps repéré dans les discours et les écrits de De Gaulle la rhétorique – le drapé et le bronze – des vers de Corneille. Elle propose à l’ancienne porte-parole de se ressourcer en réinvestissant les tragédies de Racine et les personnages de son théâtre qui n’arrêtent pas de se croiser, de s’épier, de s’éviter, de s’affronter, d’intriguer dans des lieux indéterminés qui pourraient tout aussi bien se confondre avec les couloirs de l’Assemblée Nationale. Aujourd’hui, NKM partage son temps libre avec ses enfants et avec Racine. Avec l’administratrice du Français, elle travaille le souffle, l’émotion, le silence, et se réapproprie peu à peu la musique si française du vers racinien. En réalité, la forme, le rythme de l’alexandrin sont en elle comme ils étaient enracinés dans le corps de bon nombre de Français. C’est avec Cyrano de Bergerac que le théâtre en vers a 106


connu ses derniers feux. Le succès populaire de cette pièce, au répertoire de la Comédie Française depuis des années, prouve non seulement la fidélité des Français pour ce type de spectacle mais la nécessité pour une langue d’être animée et tenue de l’intérieur par un rythme spécifique. Un rythme dont la survie souterraine est l’héritage de la Troisième République et de Jules Ferry. Pendant longtemps, tout Français cultivé, qui avait fait ses classes dans le secondaire, s’exprimait – pour peu qu’il fût en état de scène – au rythme de Corneille, Racine, Molière, Hugo ou Rostand. Avec la diversité et une école en crise, l’alexandrin a reculé et s’est perdu, remplacé entre autres par le rap. Mais, encore en mai 68, dans les AG, il suffisait de tendre l’oreille : qu’importent les contenus de conversations, le rythme à douze pieds trahissait des positions conservatrices de droite, la ligne de gauche étant portée par le vers à cinq pieds, du genre : « Ce n’est qu’un début / Continuons le combat » ou encore « Pas moyen d’y voir / sans penser Mao ». Mallarmé, déjà, avait dit l’essentiel : « Crise du langage, crise de vers ». Les Français viennent d’assister au dévoiement de la fonction présidentielle et ils ont fait l’amer constat de ce que donne un pouvoir lorsqu’il est entre les mains d’une plèbe d’en haut, vulgaire, parvenue, qui parle mal, utilise le jargon des marchés et de la finance, et n’arrête pas de privatiser des pans entiers de la langue. Mais faisons un rêve. Ne se pourrait-il pas qu’un besoin de restauration fasse son chemin, ça et là, dans certains esprits ? Faut-il parler de révolution conservatrice ? L’expression a mauvaise presse. Mais on ne peut nier qu’une aspiration existe dans une partie de la société : l’envie de réparer la langue, de la décontaminer, de la retrouver, et qu’elle coïncide avec elle-même. Dans ces périodes où l’histoire hésite, le rythme de l’alexandrin, somnolant et immobilisé dans les profondeurs de la nation, bouge, se réveille, et revient à nouveau dans les hémicycles et les palais de la République. Les citoyens découvrent tout à coup aux discours proférés dans les hautes sphères de l’État, par certains dignitaires et parlementaires doués, des qualités d’éloquence, de panache, de persuasion, qui, certes, n’évitent pas toujours l’emphase anachronique, mais qui redonnent à l’action politique une solennité, une vie, une dignité, à la mesure d’une démocratie qu’on voudrait bien tempérée. Et dont la priorité serait de réformer de fond en comble une éducation nationale en crise.

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Année 2013

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Le tourniquet du Ritz

20 août 2013

« Il n’y a jamais de preuves. » André de Lorde, Le laboratoire des hallucinations.

Chaque année, la date anniversaire de la mort brutale de Lady Diana est l’occasion, pour le peuple de ses fidèles, de ses fans, et pour la catégorie d’observateurs curieux, qui ne manque jamais de nous persuader qu’un train peut en cacher un autre, de remettre le disque sur les circonstances de sa disparition, et de rappeler l’existence de zones d’ombre qui continuent d’envelopper ce tragique événement. Le moment venu, les médias se souviennent, ouvrent le dossier et commencent par passer en boucle une séquence, toujours la même : elle montre la princesse de Galles qui quitte son hôtel, le Ritz. Elle semble pressée. Elle est filmée par une caméra de vidéo-surveillance, la vue est légèrement plongeante, l’image est verdâtre, de faible définition, on voit passer un fantôme, mais c’est bien elle : elle sort. L’instant d’avant elle se trouvait encore dans le hall d’accueil, et maintenant, ça y est, elle franchit le seuil. Oui, mais quel seuil ? La porte par où passe la princesse n’est pas une porte d’apparat, lourde, pleine, avec ses battants, ni une porte coulissante. Elle ne délimite pas à proprement parler de seuil, et ne possède pas de serrure. Elle ne se ferme pas, disons plutôt qu’on peut la bloquer. Elle est la porte des banques en bonne santé, elle équipe les musées, quelques bâtiments publics, et surtout les hôtels cinq étoiles. Mais elle n’est en rien une nouveauté : déjà dans les 111


comédies du cinéma américain des années 30 elle tient son rôle, participe aux intrigues, aux quiproquos et symbolise le passage du temps. On l’appelle revolving door. C’est la porte tambour. À la télé, elle est le cœur palpitant de la commémoration, nous ne voyons qu’elle, en gros plan, mais nous devinons un « dehors » de métropole : taxis, voitures de police, ambulances, sirènes, klaxons, cris. Nous voyons Lady Di qui s’engage dans la porte tournante, mais ne dirait-on pas que c’est la porte tournante qui l’aspire, l’enferme dans ses bras pendant quelques secondes, avant de l’éjecter, de la livrer au « dehors » ? Elle ne s’est pas encore dégagée du cylindre de verre que déjà, emportée par la rotation de la centrifugeuse, elle semble courir à la rencontre de ce qui l’attend : le mur, sur lequel sa personne encore jeune viendra s’écraser. Le mur qui n’était pas prévu, qui s’est présenté sur son chemin sans crier gare. Mais ne serait-elle pas plutôt tombée dans un piège ? Accident ou assassinat : elle n’avait pas que des amis !

Pour la police et pour la plupart des enquêteurs, pas de doute, la mort de Lady Diana est accidentelle. Il serait donc logique, raisonnable, intellectuellement satisfaisant d’admettre cette thèse. Sauf qu’il se peut qu’elle n’ait pas le pouvoir de vous satisfaire. Vous admettez la version officielle, mais vous ne l’acceptez pas. On alignera devant vous les preuves, vous les prenez en considération, vous les respectez, mais pour vous, ce ne sont pas là ce qu’on appelle des pièces à conviction. Car une autre conviction s’est déclarée, elle est en vous dès le début, elle vous habite, elle est de l’ordre du besoin de croire. C’est une pure folie, une foi naïve, enfantine, mais elle est tenace. Qu’importe si elle ne résiste pas à l’épreuve des faits : vous ne cédez pas, vous ne vous laissez pas entamer. Vous vous opposez à la thèse de l’accident, vous faites opposition, vous la rejetez. Mais vous n’en restez pas là. Vous remettez l’hypothèse de l’assassinat dans le circuit, en faisant repasser par la porte tambour celle qui va mourir. Mais c’est aussi en relançant l’hypothèse de l’assassinat que vous avez le plus de chance de faire revenir avec une certaine intensité parmi nous, sur nos écrans, dans nos réseaux, la princesse de Galles. Rendre présentable l’autre version de sa mort, c’est trouver aux derniers instants qu’elle a vécu, quand se déclenche le compte à rebours fatal et que la porte 112


tournante tout entière n’est plus que la mesure, unité par unité, du passage du temps, la possibilité d’un autre commencement. D’une version autre qui viendrait nous expliquer que, oui, la mort de Lady Di n’est pas celle que vous croyez. On ne nous dit pas tout ! Un train… de vie peut en cacher un autre ! Il se trouve toujours, au détour d’un roman noir, un policier qui n’accepte pas l’évidence. Wystan Hugh Auden l’a dit : « Il y a toujours une autre histoire. Il y a toujours plus que ce que l’œil peut voir. »1

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C’est sur cette citation que s’achève l’ultime film de Claude Chabrol, un « polar ».

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Pas de printemps pour la Syrie

16 septembre 2013

Me voici dans le TGV, en route pour le Festival Musica à Strasbourg, l’un des temps forts de la musique savante contemporaine. Parmi la jeune génération, deux ou trois compositeurs qui m’importent sont à l’affiche. Quelle va être mon écoute ? Vais-je entendre ce qu’ils ont à me dire ? Le train roule calmement, puis, à l’intérieur de ce calme arrive l’accélération, la pointe de vitesse. C’est comme si la machine s’énervait, tandis que le paysage défile à une allure de plus en plus vive. Je retrouve le plaisir de me sentir immobile dans le mouvement. Dans l’œil du cyclone. Mais cette légère euphorie ne dure pas. Je repasse dans ma tête, une fois encore, l’insoutenable vidéo qui me hante, de l’attaque syrienne à l’arme chimique du 21 août. Elle a été tournée à plusieurs endroits de la banlieue de Damas, bastion des insurgés. Ces images qui nous parviennent de cette guerre civile atroce sont toutes d’un monde massivement urbanisé, que l’encombrement des ruines rend encore plus dense. Les périmètres filmés sont présentés par les spécialistes comme des implantations « en peau de léopard », séparées par des micro-frontières. C’est là, sur ces ilots, dans ces poches de résistance et d’affrontements que se tiennent, mélangés, les familles, les enfants, les combattants de toutes obédiences :

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opposants, extrémistes, transcendantalistes intégristes, étrangers, bandes armées, trafiquants d’armes. Certains reportages, et les prises de parole des humanitaires sur les choses vues, instaurent une proximité poignante avec la population. Mais la propagande, elle aussi, n’est jamais loin, avec ses « éléments de langage ». Faut-il rappeler les exactions d’Assad ? Elles sont connues : massacres de civils, bombardements d’hôpitaux, napalm dans les cours d’école, viols, tortures, prises d’otage. Ce sont des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité. Toutes les lignes rouges ont sauté. Le dossier syrien relève de la Cour Pénale Internationale. Le maître de Damas doit être jugé. Mais à ce jour, il est toujours là, incontournable dans le jeu politique, prêt à contre-attaquer. Va-t-on encore longtemps laisser ce dictateur se servir impunément de son armement ? Il faut rappeler – on ne le répétera jamais assez – que l’utilisation de gaz neurotoxiques n’est pas un crime parmi tant d’autres : un palier a été franchi, nous changeons de dimension. L’arme chimique bafoue ouvertement le droit propre aux conflits armés, elle dénature l’éthique militaire et les valeurs guerrières. L’opération est d’autant plus coûteuse qu’elle ne requiert aucun courage. Elle est indétectable, arrive de partout et de nulle part. Elle ne sert pas à gagner de positions stratégiques. Sa principale raison d’être : semer la terreur. D’autres armes effroyables, tels les drones, traitent l’adversaire comme un gibier que l’on traque. Le napalm, lui, fait de l’ennemi une vermine à éradiquer. Avec le gaz sarin et ses dérivés, c’est aussi une vermine que l’on poursuit, mais personne n’est en face, l’autre n’a ni visage ni regard.

À mi-parcours, le TGV perd un peu de sa trépidation feutrée et reprend sa vitesse de croisière. Je me suis assoupi un instant avant de m’ouvrir aux quelques phrases qui venaient de se former en moi, rythmées par le rail, et que je répétais en boucle : « les Occidentaux se font malmener par les Russes. Négocier avec eux, c’est acheter deux fois le même cheval. » Une autre phrase m’est venue, sans queue ni tête : « no boots ont the ground. » Je me suis dit : en effet, pas question d’ajouter une guerre à une guerre, pas question d’infléchir le cours de ce conflit épouvantable par les armes. D’ailleurs Obama n’a aucune envie de lancer ses missiles Tomahawk. Je me répétais cette dernière phrase, avant d’ajouter : « reculer, ne rien faire, c’est se déshonorer. » Impossible, en effet, de chasser de mon esprit le souvenir de la guerre d’Espagne, de la conférence de Munich de 1938. La pusillanimité des démocraties 116


occidentales me faisait honte, et je mesurais en même temps à quel point le monde s’était politiquement désoccidentalisé. Cependant une phrase s’est déclarée qui m’a rendu plus disponible que jamais à ce qui était en train de se passer en moi : « oui, les symboles ont leur importance en politique. » Je me répétais cette phrase. L’idée d’une intervention ciblée s’imposait : j’étais pour une frappe symbolique. Mais ces mots, très vite, étaient relayés par d’autres : « il ne faut pas comprendre trop vite, il faut d’abord savoir et le savoir est aussi une initiation. » C’est vrai le dossier syrien est complexe, mouvant, miné, et d’une ampleur qui ne cesse de croître. Les points de vue russe et occidental diffèrent. Nous n’avons pas les mêmes frontières, le même Moyen Orient. La Russie a ses voisins du Caucase et de l’Asie centrale. Nous sommes préoccupés par les voisins de la Syrie, l’Arabie Saoudite, le Liban, Israël, la Turquie, cette dernière étrangement paralysée alors qu’on attendait qu’elle encadre la rébellion avec l’aide des États-Unis. Le jour même où, à peine sorti de mon état de rêveur éveillé, j’écris ces notes sur mon carnet à spirale, quelque part sur la ligne du TGV Paris-Strasbourg, le monde multipolaire de la mondialisation dans lequel je m’efforce de vivre – devant l’effacement de la communauté internationale qui n’a rien à proposer – refait, comme disent les diplomates, du « bilatérial ». Deux ministres, un russe, un américain cherchent à s’apprivoiser mutuellement. La méfiance est de mise. La question n’est pas de faire confiance à celui qui en face : la confiance est un ingrédient de la construction qui se prépare. La proposition russe n’est pas la solution. Pour l’instant, elle pose le problème de ce que nous allons en faire. Le dossier syrien est complexe, certes. Il est aussi très simple. J’ai tout compris quand les médias m’ont appris comment un gamin, pour avoir inscrit sur le mur de sa cour d’école le mot « Dégage » a été torturé à mort par les sbires de Bachar alAssad. Cette sanction exorbitante met bien en évidence la crispation de ce régime qui compte ne rien lâcher de son pouvoir et de ses privilèges. C’est Assad qui a mis fin aux désordres des « Printemps arabes », et à la contagion libertaire qui gagnait la région. Et s’il reçoit le soutien sans faille du Kremlin, c’est que Poutine, à la tête d’un État aussi autoritaire que fragile, est sur la même ligne : durer, conserver le pouvoir 117


quel qu’en soit le prix, en guettant les signaux, révélateurs de l’affaiblissement des autres puissances mondiales. Dans quelques jours s’ouvrira la nouvelle édition du Festival Musica. Des créations sont au programme, certaines signées de jeunes compositeurs dont la démarche m’intéresse. Je ne suis plus qu’à une demi-heure de Strasbourg, le contrôleur vient enfin de passer. Sa tâche n’est plus du tout facile, elle est aussi comique : encombré d’appareils, il doit tantôt poinçonner, tantôt scanner les titres de transport. Mais me voici tout à coup inquiet. J’ai un doute, une appréhension, imparable, parmi les œuvres proposées, s’en trouvera-t-il au moins une à la dimension de la guerre totale qu’Assad mène contre son peuple ? Mon interrogation, qui peut surprendre, ne tombe pas du ciel. Elle est le produit d’une époque lointaine, aujourd’hui disparue, celle de mes lectures d’Adorno. Pour le philosophe de l’École de Francfort, la musique de Schoenberg et de Webern inspire la terreur, non parce que le public ne la comprend pas, mais parce qu’elle donne forme à l’angoisse et à l’épouvante. Y aura-t-il cette année à Musica une œuvre vraie, à la fois simple et complexe, capable de se mesurer aux formes les plus extrêmes de l’horreur ?

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Septembre noir

22 octobre 2013

Une fois de plus, cet automne, je suis allé à Strasbourg participer au festival Musica. La manifestation est toujours très attendue. Les curieux sont nombreux. Elle compte aussi un petit nombre de fidèles, des mélomanes avertis. Et puis je reconnais les anciens, ceux qui viennent surveiller le festival, les derniers « gardiens de la révolution ». Une révolution dans l’histoire de la musique et des avant-gardes qui a engagé la structure du monde, et dont le souvenir risque de s’effacer avec eux…

Moi aussi je suis de ceux qui surveillent les programmes. Ils vont se dérouler pendant presqu’un mois. Il y aura peut-être des surprises, de nouvelles propositions. Je me vois déjà en train de formuler de vagues hypothèses

sur

les

futurs

enjeux,

orientations,

les

avancées-retards

de

les la

musique en train de se faire. Mais ce mois de septembre ne ressemble à aucun autre. Le domaine musical qu’il m’arrive de fréquenter m’apparaît tout à coup dans sa fragilité. Une pensée me traverse, je la chasse, elle me rattrape. C’est un sentiment étrange, troublant. Je me dis qu’au fond rien ne garantit, à l’heure qu’il est, que cette musique savante, cette étonnante production de la rationalité occidentale va pouvoir trouver encore longtemps les moyens matériels, intellectuels, spirituels et politiques de persévérer dans son être.

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La

première

chose

qu’on

remarque

en

arrivant, ce sont les hôtesses d’accueil et leur sourire posé sur la bouche. J’avais oublié en me rendant à la soirée d’ouverture l’inévitable blablabla des officiels, les envoyés de la culture. Leurs discours étaient toujours les mêmes, un peu plus longs peut-être car le festival fêtait un anniversaire : sa trentième édition. Mais c’étaient toujours, d’une année à l’autre, les « éléments de langage », toujours les mêmes, comme les aiment les gens d’appareil. Je notais aussi, en feuilletant le programme, que les efforts de la direction s’appliquaient davantage à la maquette de la publication, assez élégante et dans l’air du temps, qu’au choix des textes, souvent bavards. J’avoue avoir été franchement navré de découvrir, au milieu de commentaires sans nécessité, et deux trois articles délirants, la bafouille d’une universitaire qui, passant en revue quelques œuvres théâtrales et musicales à l’affiche de Musica s’est sentie obligée d’écrire « nous » toutes les trois phrases, donnant l’impression de bêler à l’unisson d’un troupeau. Ces concerts qui permettent d’entendre de la musique contemporaine et de rencontrer des compositeurs vivants se font rares. De nombreux créateurs dont l’œuvre m’était familière disparaissent du paysage. Je les perds de vue, le fil est coupé. Par exemple : à quand remonte au juste mon dernier contact avec l’œuvre d’un Beat Furrer ? D’une Olga Neuwirth ? De Salvatore Sciarrino ? J’étais heureux d’être venu. Certaines pièces vont parler trop fort, à mon goût, ou trop timidement. Mais je suis confiant. Il arrive que la musique, elle aussi, reprenne vie et que, dans mon ravissement, alors que tout mon corps frissonne, quelque chose en moi jubile et s’écrie : « Oui, elle est à nouveau là, la musique ! »

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Mais, en ce mois de septembre, il y avait des interférences dans l’air, des vents contraires, de l’orage. Certes, si le festival émet des signes et si quelqu’un les capte, je serai celuilà. Je réponds présent, je suis dedans et dehors,

mais

manifestation.

entièrement Et

aussi

dans

ailleurs.

la Mes

interrogations n’ont en apparence que peu à voir avec l’état de santé de la musique contemporaine. Non, ce qui m’obsède, ce qui est insupportable, ce sont les massacres qui se poursuivent en Syrie. Impossible de les mettre entre parenthèses pendant la semaine où je suis à Strasbourg. J’ai dans la tête des images de charniers, de fosses communes, de cadavres qu’on a enfoncés dans des puits. Pendant que je discute avec le directeur technique de Musica qui me parle de l’allégeance toujours plus pressante de la musique à la raison technicienne, je pense aux opposants syriens de la première heure. Aux paysans, aux jeunes. Ils avaient cessé d’avoir peur. On n’a rien voulu savoir. Je me dis que si l’expression « reprendre vie » se justifie, c’est d’abord quand elle s’applique à eux. Aujourd’hui ils n’apparaissent plus sur nos écrans. La rébellion s’est radicalisée, la population est prise en otage. Des milliers de Syriens débarquent sur les côtes siciliennes, d’autres attendent à Calais. À Calais où l’un des migrants répond au micro d’un journaliste : « Nous sommes convaincus que le régime ne cèdera pas et que la situation ne peut que dégénérer. » Et c’est bien la question. Aucune des deux parties ne doit prendre l’ascendant sur l’autre. La réponse de la communauté internationale, c’est cette agitation diplomatique de surface pour protéger une sournoise immobilité. Le mot « complexité » par exemple, pour qualifier le maelström syrien, comme du reste tous les innombrables discours des spécialistes, des stratèges, des experts, ont pour seul effet de nous éloigner chaque jour un peu plus des massacres. Nous les regardons de loin, de plus en plus loin, avec de plus en plus de hauteur. On chiffre, on calcule, on discute, on enfume, on asphyxie. Mais est-il encore question de la Syrie ? Oui, quand une voix s’élève, isolée, pour déplorer la défaite du peuple sans armes et regretter de ne rencontrer que trop rarement la juste attention intellectuelle et sensible pour ce Moyen Orient en effet ambivalent et contradictoire.

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Je suis agacé, indigné par la futilité de certaines œuvres composées cette année. Qui sont-ils, ces auteurs au service du divertissement ou qui cherchent à séduire avec les aspects purement techniques du spectacle ? Et ces néo-classiques, enfermés dans les formes préexistantes ? Leur mission n’est-elle pas de nous habituer à passer sous silence ce qui est grave, de formater nos émotions, et de nous protéger des vicissitudes et de la désolation du devenir ? Je me souviens, j’étais encore sous le choc du 21 août. Il y a eu, me suis-je dit, dans la passé un septembre noir. Mais le septembre de cette année est, lui aussi, à part. Il vient après l’attaque chimique dans la plaine de la Ghouta. Que peut la musique face à de tels crimes ? La musique que j’aime est autonome. Sans lien direct avec les événements de la planète. C’est une construction abstraite, mathématique, contraignante, en même temps que turbulente et imprévisible. Simplement, elle n’est pas seulement un jeu formel. La musique savante est une œuvre de pensée. Et penser, pour un compositeur, c’est penser « avec », c’est écouter vraiment ce qui dans le monde est contemporain. J’ai une habitude : je prends des notes pendant les concerts. Ou plus exactement, j’écris dans mon carnet des phrases qui me viennent, un peu comme des messages codés, répétés plusieurs fois, venus de l’ailleurs, de la résistance. Parfois ce sont des citations ou des mots attrapés au vol dans une conversation et qui remontent à la surface, appelés par le moment musical. Ainsi cette définition dans le Docteur Faustus de Thomas Mann : « La musique est l’ambivalence érigée en système. » (trois fois) Ou cette phrase captée lors d’une récente conférence d’Alain Badiou : « Les mathématiques sont la science de la multiplicité. » Cependant, avec le constat d’ouverture de Musica et les deux créations musicales annoncées, ce qui s’est imposé à moi, c’est ce que m’avait dit un jour un philosophe qui est aussi compositeur et théoricien : « Vous ne savez pas ce dont la musique contemporaine est capable. Elle peut ressusciter les dieux les plus anciens, monstrueux, difformes. Et dire la nuit, l’abîme, la terreur. »

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Les formes de l’horreur varient lorsqu’il s’agit de tuer. Certaines sont plus abjectes que d’autres. Les règles de jeu établies après la Première Guerre mondiale et réactivées en 1945 rappellent que, même quand, au paroxysme d’un conflit armé, l’atrocité est à son comble, des lois existent. Elles sont la garantie symbolique d’un équilibre fragile. Assad a bafoué le protocole de Genève. On s’est hâté d’abandonner les frappes ciblées envisagées comme sanction. Et, après les coups de chaleur et les dérobades de la fin de l’été, le dictateur redevient fréquentable. On lui tend les micros, il s’explique devant les téléspectateurs, parle de sa candidature à la présidentielle. C’est l’autre despote, Poutine, qui mène le bal, pendant que le tyran de Damas, à condition de n’utiliser que les armes « conventionnelles », peut désormais poursuivre dans l’indifférence générale son programme de destruction massive sur l’une des terres les plus anciennement civilisées du monde.

Des

écrits

découverte

d’Adorno, des

générés

camps

nazis

après

la

et

les

bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, me revenaient en mémoire. Il s’agissait de textes qui percevaient la musique comme une mise en forme de la terreur. Je ne compare pas les ravages produits en Europe et dans le monde par la Deuxième Guerre mondiale, et ceux commis en Syrie avec le déclanchement de la guerre chimique. Mais il y a un point commun. L’horreur à laquelle ces deux événements a donné lieu n’est pas de même nature que celle qui surgit dans le face à face, le bruit et la fureur d’un affrontement sans merci. C’est de l’effroi à l’état pur. Le gaz neurotoxique crée l’épouvante par l’abolition du face à face. C’est une mort sans visage, qui diffuse, arrive de partout. Elle asphyxie, elle paralyse et, chez l’observateur, elle empêche l’imagination et anéantit le raisonnement. C’est bien ce qu’ont compris, dans les années d’après-guerre quelques artistes, des écrivains, des intellectuels. Ni l’intelligence ni la raison ni l’imagination ne sauraient avoir prise sur l’impensable de la shoah, de la bombe atomique ou de la guerre chimique. À présent, je découvrais sur scène une formation d’une centaine d’instrumentistes. Je constatais la présence imposante, contre le mur du fond, des percussions. Elles 123


étaient venues en nombre. Leur impact sur les auditeurs dans le silence qui précède leur mise en mouvement était évident. J’énumérais machinalement quelques-uns des instruments, la machine à vent, le lion’s roar, le gong, les cloches, l’énorme trombone. Je me souvenais que c’était Varèse qui les a libérés et élevé chaque percussionniste au rang de soliste. Pendant le concert, j’aurais pu, en prenant des notes, décrire les embardées de l’orchestre et confirmer très tôt que, oui, cette musique-là, avec ces tuttis, ces staccatos véhéments, en crescendos, ses discontinuités, était bien faite de l’étoffe de nos cauchemars et qu’elle exhibait des abîmes et déchaînait des tempêtes. Je me rappelais la phrase du John Cage : « Tout est bruit pour qui a peur. » La peur, l’effroi, Hegel les trouvait au fond des yeux des hommes. Avec la nuit du monde. Mais le public n’avait pas peur. Les bruits devenaient d’anciennes détonations sorties des gouffres de l’Histoire. Je notais rapidement : « liberté des percussions », « liberté des cordes en train de défaire les entraves ».

Je saisissais ce soir-là, sur le vif et dans une grande émotion, le paradoxe triomphant de cette musique

à la fois très

sophistiquée,

rigoureuse,

construite,

contrôlée

et

turbulente, brutale, emportée, rendue à la liberté de son devenir. J’admirais comment chacun des compositeurs, par son énergie, son insolence, son culot dynamitait le dispositif hyper contraignant qu’il s’était imposé et, refusant la facilité de l’expression immédiate, se révélait dans ce qu’il avait de plus singulier. Je me rappelais tout à coup Günther Anders. Comment avais-je pu l’oublier, après ce qui s’était produit en Syrie ? Anders, dans les années d’aprèsguerre, avait voulu comprendre pourquoi la pensée était impuissante face à la tragédie qu’il venait de vivre. Il affirmait que l’homme était trop petit, « plus petit que lui-même », pour mesurer les dimensions de l’inconcevable. Je me disais que les dirigeants et leurs experts, les diplomates, les consultants étaient en effet, plus petits qu’eux-mêmes. Interdits face à l’horreur. Mais qu’en revanche les deux créations mondiales en ouverture de Musica avaient pris la mesure, ou plus exactement,

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avaient pris la démesure du monde contemporain. Et m’avaient fait plus grand que moi-même, moi et de nombreux mélomanes.

Un violoniste virtuose, en dialogue avec une masse instrumentale très remontée, développait en soliste dans l’espace, de longues tenues dans l’aigu. C’était comme un mince fil d’acier, fragile et résistant. L’aigu de ses lignes vivantes et planantes me bouleversait : elles venaient de me rappeler la partie sifflée du chant des partisans qui avait cette qualité de traverser les brouillages et les brouillards organisés par l’ennemi. Et j’avais en face de moi cette formation d’une centaine de musiciens. J’insiste sur ce point, car le titre de l’une des deux œuvres de la soirée, Monumenta de Yann Robin, est une allusion à l’aspect en effet monumental que revêt le grand orchestre symphonique à son apogée. Je me disais que l’Occident n’avait pas produit de merveille plus grande que cette formation qui s’est organisée à partir du quatuor à cordes pour intégrer l’ensemble des vents, la basse continue, les percussions. Ce soir-là, c’était le SWR SinfonieOrchester Baden-Baden und Freiburg qui ouvrait la fête. L’orchestre était né d’une volonté franco-allemande de reconstruction, d’ouverture et de confiance dans l’Europe. Il avait acquis, au gré d’innombrables créations, une personnalité immédiatement reconnaissable. Mais voici qu’à l’issue du concert, son chef annonce la liquidation pour 2016, par mesure d’économie, de la grande formation germanique. Ainsi une identité, une de plus disparaîtra de nos vies, un symbole sera sacrifié. L’asphyxie ne passe pas seulement par l’agencement de massacres et par l’utilisation du gaz sarin. Un « mauvais air » circule de tous côtés de la planète. De plus en plus suffocant. Le concert du SWF m’inspire une dernière phrase. Je l’accueille comme une bouée de sauvetage Il s’agit d’une citation de Scott Fitzgerald : « On devrait être capable de voir que les choses sont sans espoir, et pourtant rester déterminé à les changer. »

(Illustrations reprises du site http://www.festivalmusica.org/festival)

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Chambre noire

17 novembre 2013

« Autour de moi le monde basculait, je ne fus pas le seul à perdre la tête. » Jonathan Littel, Les Bienveillantes.

Chaque rediffusion de Shoah, le film de Claude Lanzmann est un événement. Celle qui vient d’avoir lieu sur Arte l’est d’autant plus qu’elle se démarque radicalement des nombreuses commémorations qui, ces jours-ci, mettent en scène tantôt la Grande Guerre et ses poilus, tantôt l’hommage aux Résistants qui se sont battus lors de la Seconde Guerre mondiale. Toutes ces célébrations font remonter jusqu’à nous une explosion de violence, une dévastation sans borne, une accumulation de cadavres que rien n’explique. La France, en 1914, n’était pas agressive, la reconquête de l’Alsace-Lorraine n’était plus à l’ordre du jour. Les Allemands, non plus, ne voulaient pas la guerre. Sauf leurs militaires. Jean-Pierre Chevènement, dans 1914-2014. L’Europe sortie de l’Histoire, qui vient de paraître, rappelle que l’état-major allemand avait pris le risque d’un conflit européen, persuadé de battre la France en six semaines grâce à un plan d’invasion de la Belgique qui dormait dans ses cartons dès 1905. C’est l’état-major impérial qui a ouvert la boîte de Pandore et libéré les démons qu’on ne peut rattraper.

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On commémore avec des images, de l’archéologie, du rituel, des archives, des récits, des histoires personnelles. Ceux qui le souhaitent peuvent retrouver, à l’œuvre dans des documentaires d’époque, la rage de tuer, la souffrance, la peur, la cruauté. Ils reverront des ciels d’apocalypse, des forêts blessées, la terre qui se soulève et se creuse. Face à ce tumulte, ce vacarme, ces hurlements, ces enlisements, comment ne pas comprendre que ce conflit était sorti de ses gonds, qu’il avait perdu la raison, que la démesure et la folie l’avaient emporté. Et qu’il y avait là, sous nos yeux, le spectacle d’une civilisation qui s’autodétruisait, se sabordait et engloutissait sa jouissance dans la mort ?

Ces images de 14-18 sont en phase avec les premiers films de Chaplin. On voit Charlot soldat qui, à force de pousser son camouflage, finit par se changer en arbre et à coïncider avec la forêt. À Zürich, en 1916, la pathétique absurdité de l’affrontement franco-allemand a eu pour effet la création de Dada. Dada désigne clairement l’humanisme, qui a prouvé son incapacité à désamorcer le conflit, comme une imposture. Mais ce qui est dit tout au long des commémorations autour du 11 novembre et dans les mois à venir, ce qu’elles laissent entendre, avant tout autre considération, et avant les analyses des historiens, des stratèges, des archivistes, des politiques, c’est que la vie continue, que nous sommes, nous, spectateurs, des vivants, avec les survivants des survivants, et qu’en commémorant, en faisant remonter du passé des événements, des documents pour les transmettre, nous évitons la mort.

On cherchera encore longtemps le pourquoi de cette guerre, les commémorations servent aussi à ça : ne pas occulter les origines du conflit, car – si on suit Jean-Pierre Chevènement – des risques du même ordre existent aujourd’hui avec la seconde mondialisation. Mais le propos de Shoah est autre. Il est à l’opposé des commémorations. D’ailleurs il n’y a dans le film de Lanzmann ni archive, ni cadavre, ni destin personnel. Et si l’auteur se livre à une exhumation archéologique, c’est quand il identifie, à l’issue d’enquêtes obstinées, l’un de ces survivants des Sonderkommandos qui, avec les tueurs nazis, avaient officié au plus près des lieux d’extermination. Ces « revenants » étaient les seuls à pouvoir témoigner des ultimes moments de ceux qui allaient 128


disparaître entre quatre murailles lisses, les chambres à gaz plongées dans le noir, d’où personne n’est revenu, pour lesquelles il n’y a pas d’images mais un film, un chef-d’œuvre au-delà des images. Le sujet de Shoah n’est donc pas le devoir de mémoire, ni la continuité rétablie après une interruption catastrophique mais provisoire. Le film a pour seul impératif la vérité, sa recherche, son dévoilement. Et il a pour axe l’interruption définitive, la mort.

La rediffusion du film de Claude Lanzmann est relayée par un livre, Le lièvre de Patagonie2, qui revient sur la genèse incroyablement risquée et tenace de Shoah. L’auteur est hanté pour toujours par les derniers instants, les ultimes regards des condamnées à mort, d’abord au temps des guillotines, en France et en Algérie, plus tard par les premiers moments de l’arrivée dans les camps, et « par le dernier rail, la dernière bifurcation » quand « ici c’est encore la vie et, un pas de plus, la mort ».

Shoah et Le lièvre de Patagonie ont été pour moi deux formidables opportunités. Ils m’ont permis, loin des colloques, des débats académiques sur le mal absolu, d’élargir ma réflexion sur le manque d’imagination des humains à (se)représenter, montrer, nommer l’effroi. Mes interrogations sont induites par ce que je sais des tueries de masse en Syrie. Je continue d’être offusqué par la folie d’un dictateur en guerre contre tout ce qui existe, contre la vie elle-même. Voilà un régime qui ne sait que promettre la peur, la désolation, la soumission. Et qui multiplie les formes et les techniques de la répression : armes dites conventionnelles, gaz neurotoxiques, torture, et, depuis peu, l’épuisement d’un peuple par la faim. Et mon accablement, mon indignation sont intacts quand je vois les faux-fuyants de la communauté internationale, les mauvais calculs de l’administration américaine, le retour de la Russie dans l’ordre international post-soviétique. Ces recours par Assad à l’arme chimique le 21 août dernier avaient réveillé en moi le souvenir des années 50 et l’étrange, singulier et pénible climat qui s’était installé en France après la découverte des camps d’extermination, suivie en août 1945 par le bombardement atomique du Japon. J’étais un enfant des rues, et l’événement pour

2

Claude Lanzmann, Le livre de Patagonie. Paris, Gallimard, 2009.

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moi à cette époque se manifestait en priorité dans les gros titres de la presse telle qu’elle s’affichait sur les présentoirs des kiosques à journaux cossus et suréquipés. Si j’avais à matérialiser ce qui s’était imprimé en moi en ces temps-là, je crois que c’est au collage cubiste que je ferais appel. Très tôt me sont parvenus les échos du débat qui s’était instauré entre artistes, écrivains et intellectuels. Impossible de créer et de penser après 45 comme avant la guerre. Il fallait rompre avec ce monde qui s’était suicidé, qui est allé au bout de la nuit. Une phrase me vient : « Je ne dirai pas que le désastre est absolu. Il désoriente l’absolu. » Je vérifie, elle est bien de Maurice Blanchot, mais L’écriture du désastre n’est publié qu’en 19803. C’est l’époque où, passionné par l’aventure de la musique contemporaine, je dévore les écrits d’Adorno sur Schoenberg, sur Webern et sur la musique savante de notre temps comme mise en forme de l’effroi. Plus tard, je repère dans la revue de l’IRCAM le nom de Günther Anders. Comme Breton avant lui, Anders4 prend acte de la radicale nouveauté d’Auschwitz et des bombardements atomiques sur le Japon. Il veut comprendre. Pourquoi l’homme est-il cet imbécile, qui vit dans l’ignorance de ce dont il est capable. Du meilleur comme du pire. Je pense à cette remarque de Claudel : « C’est en écrivant Phèdre que Racine apprend – pauvre imbécile – ce que c’est que d’être un homme de génie. » C’est aussi en s’enfermant dans le crime qu’Assad – pauvre con – se sent grand et puissant. Parmi les œuvres en prise sur la « nuit effroyable » de l’autre côté du regard, Shoah, le film de Claude Lanzmann, s’impose de façon décisive. Shoah mais aussi Le lièvre de Patagonie qui fixe dans ses pages un savoir concret, éprouvé, construit et souverain sur la mort. Des peintres ont, de leur côté, tenté d’imaginer et de peindre l’effroi, d’ouvrir une fenêtre sur l’impensable, de saisir un corps en train de reculer vers le néant. Lanzmann, dans ses mémoires évoque « le suprême et inexorable savoir du Fusiliamentos del tres de Mayo de Goya conservé au Prado ». Il décrit les exécuteurs anonymes vus de dos, et, face aux fusils, les victimes aux visages éblouis et éblouissants, en insistant sur « la blancheur véritablement surnaturelle de la chemise du personnage central ».

3

Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980.

Cf. Anders Günther, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Editions Allia, 2001 ; Le temps de la fin, L’Herne, 2007. 4

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Goya, d’après Élie Faure, savait dans ses portraits, y compris les portraits d’enfants, révéler dans « le trou noir » des yeux, au fond de la vie du dedans, les ténèbres effroyables du monde. Dans le registre des exécutions, il faudrait aussi mentionne, de Manet, L’exécution de Maximilien. Le condamné, dans ce tableau, est exécuté à bout portant, « dans une indifférence complète » – comme l’écrit Philippe Sollers, qui ajoute : « ce n’est pas le Tres de Mayo de Goya, tableau lyrique, Manet refroidit ça, et ça ne devient que plus horrible ». Une œuvre récente s’est voulue au diapason de l’imaginaire terrorisé de la Deuxième Guerre mondiale et de la Solution finale. Il s’agit des Bienveillantes de Jonathan Littel5. L’auteur donne la parole à l’un des SS impliqué dans ce qu’on a appelé la « Shoah par balles », perpétrée dans le sillage de l’offensive allemande en Ukraine. Dès la première phrase du livre, le ton est donné : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment cela s’est passé. » Et, en effet, l’homme nous entraîne dans la plus abominable des épopées. C’est sans culpabilité, sans remords, sans se poser de questions, qu’il décrit avec la plus grande minutie les exécutions, les agonies et les moments redoutables du passage à l’acte, lorsque la tentation de la tendresse et de la compassion, en colère contre elles-mêmes, se renverse en rage de tuer. L’auteur, remarquablement documenté, n’ignore rien de la chronologie des faits de guerre, du cheminement bureaucratique, des hiérarchies militaires et administratives, de la politique au sommet. Il sait faire parler la beauté du paysage, la lumière des ciels de neige, le passage des saisons sur les champs de bataille, tout en décrivant avec minutie les scènes d’horreur, une cervelle qui saute à coups de révolver et qui explose « comme un fruit », le regard plein de surprise et de souffrance d’une agonisante, ou les préparatifs de la pendaison d’une femme que les SS, par dérision, embrassent tour à tour sur la bouche, avant de la livrer à la corde. Le lecteur, à mesure que le narrateur lui dévoile son comportement, qu’il lui confie les secrets de son intimité perverse, ne peut qu’être subjugué par la manière raffinée qu’a cet assassin d’élucider ses sensations, ses troubles, ses extases. Il comprend, en même temps que cet officier SS, sensible, cultivé, mélomane est un psychopathe, de l’espèce la plus dangereuse. Cependant, le plus sidérant, dans ce roman, c’est un

5

Jonathan Littel, Les Bienveillantes, Gallimard, 2006.

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vertigineux message. Le narrateur, en effet, dans son délire s’adresse à son lecteur comme à un complice, un allié, un frère. Ce qu’il lui dit est simple : l’homme est mauvais, la nature humaine est abjecte, la vie est inutile, la création est une blague. Faut-il en rire, en pleurer ? « Ce que j’ai fait, tu aurais pu le faire ». C’est la conviction et l’enseignement du narrateur. Criminel et « frère humain ».

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Année 2014

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Le vol des sorcières

18 janvier 2014 « Mon nom est Macbeth. Le diable même ne pourrait dire vocable plus odieux à l’oreille. » Shakespeare, Macbeth « Noir, c’est noir. Il n’y a plus d’espoir. » Johnny Hallyday Depuis peu, pour répondre à un monde dominé par un ordre politique dépolitisé et livré à une poignée de spéculateurs et de néo-financiers, des philosophes reconnus, Alain Badiou, Giorgio Agamben, Jacques Rancière… ont décidé, chacun avec son style d’intervention, de revisiter le champ théâtral. Un champ qui n’apporte plus guère de surprises, qui est parfois inaudible, souvent déconsidéré, surtout quand ce théâtre se veut politique, destiné à provoquer, dénoncer, transgresser, plus rarement à édifier. Ils proposent donc, ces philosophes, de redonner une chance au théâtre, en ouvrant, afin qu’il reprenne vie, des territoires de pensée inédits.

Au hasard des essais que je m’étais procurés, je me suis arrêté à la proposition à laquelle était arrivé Jacques Rancière. J’aime beaucoup, en effet, l’idée que ce penseur lucide et travailleur se fait de ce qu’il nomme le « spectateur émancipé ». Voilà l’individu invité à faire au théâtre une expérience inattendue : n’être ni managé, ni programmé, ni contrôlé, ni méprisé. Voilà qui me ramène quarante ans en arrière, quand j’enseignais dans une école d’éducateurs spécialisés. Je rencontrais en ces temps-là des psys, des thérapeutes, des infirmiers, des stagiaires, qui étaient passés par la clinique psychiatrique de La Borde. Ils me racontaient comment, dans cet étonnant établissement, tout le personnel, les soignants comme les patients, les

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psychiatres, les analystes, les secrétaires, les employés à la maintenance de la lingerie, les gens des cuisines, des bureaux, tous étaient invités très simplement à essayer de vire ensemble en paix ! Oui, le programme, le projet, c’était cela : conquérir sa liberté, la rendre possible dans une institution où personne n’était là pour vous juger, vous évaluer, vous qualifier, vous gérer et anticiper votre devenir !

Il y a quarante ans, quand j’allais au théâtre, c’était avec, entre les mains, un programme copieux comme une thèse de doctorat, une somme conçue pour orienter ma jouissance de spectateur aliéné. Docile, je déchiffrais avant le lever du rideau les « notes d’intention » que le metteur en scène avait rédigées. Sa voix s’insinuait dans mon espace mental, les mots, les concepts tombaient un à un dans mon oreille pour me dicter ma jouissance, me monter où et comment jouir de la représentation. « Jouis là ! ». Je me souviens de cet impératif, et comment il retentissait dans ma tête !

Et voici qu’un philosophe, intrigué par la place que le théâtre accorde dans nos sociétés au spectateur, décide qu’il fallait « lui foutre la paix ! ». Avais-je bien lu ? Quoi ? Je pouvais refaire à ma guise le spectacle ? Tracer mon propre chemin dans la mise en scène d’un autre ? Attraper au vol une phrase, une réplique, un geste, une image, les savourer, les détourner, les arracher ici pour les greffer là ? Réécrire une scène… à condition qu’elle se laisse faire ! Rêver, bricoler, « rapter » comme avait dit Roland Barthes. M’égarer, perdre le fil, ne pas vouloir, mais aussi m’abandonner à ces moments de grâce où, pendant quelques secondes, l’illusion théâtrale est parfaite. J’étais libre de projeter sur le plateau des décors de mon invention, libre de remplacer les costumes, d’user à ma manière des sons, des lumières, des effets spéciaux. Revisiter le paradoxe du comédien, inviter le neveu de Rameau, prendre en gros plan un visage, une expression, observer ce qui se joue entre les corps et sur les corps….

J’ai revu récemment au cinéma un Macbeth rugueux, féodal, clanique, d’une grandiose noirceur, celui de Orson Welles. On ne compte pas les écrivains célèbres qui ont écrit sur la tragédie de Macbeth, Hugo, Stendhal, Freud, Claudel. J’ai lu

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certains de leurs commentaires. Allais-je leur crier : « foutez-moi la paix ! ». Mais non, on ne s’émancipe pas seul ! Orson Welles avait demandé aux comédiens de restituer le texte de Shakespeare avec l’accent écossais. Les Britanniques étaient furieux. Mais moi, ce parti-pris m’avait métamorphosé. Orson Welles m’a eu. Au diable mon émancipation. J’étais devenu, la durée d’un film, un Écossais qui vibrait, emporté par la légendaire histoire de Duncan et de l’effrayant et misérable Macbeth, devenus mes anciens rois !

Macbeth ! Quand l’histoire bégaye, c’est LA pièce de Shakespeare qui réapparait à l’affiche des théâtres. Macbeth et Hamlet. Non pas deux drames historiques, deux méditations sur le sens de l’histoire, comme Jules César et Antoine et Cléopâtre. Non, Macbeth et Hamlet font de l’histoire un cauchemar. « C’est un cauchemar qui tient la plume » aurait pu écrire Lautréamont à propos de Macbeth. Et ce ne sont pas les spécialistes de littérature qui sortent le fantôme de Macbeth de la bibliothèque théâtrale, c’est l’homme de théâtre qui fait remonter du passé jusqu’à nous ce cauchemar. C’est tel ou tel metteur en scène qui s’enferme avec Macbeth avant d’ouvrir grandes les fenêtres et faire sortir cette tragédie hors normes de sa réserve.

Le public amateur de théâtre ne suit pas toujours. Son émotion est formatée. Lui aussi préfère le divertissement, les paillettes. On a tellement habitué les gens à tourner en rond, à coexister dans l’indifférence avec les guerres, les massacres, les tortures que les médias, jour après jour, leur mettent sous le nez. Mais à certains moments, plus graves que d’autres, où l’histoire se fait claudicante, il se trouve toujours un homme de théâtre pour investir Macbeth. Macbeth parle du présent, de ce qui arrive, de ce que nous sommes. Macbeth donne forme et visage au cauchemar. Et, comme l’a déclaré récemment Olivier Py, c’est en montant Shakespeare, c’est en montant Macbeth que se prépare le théâtre de demain !

On m’avait parlé d’un atelier Macbeth à Lille, d’un MCBTH théâtral et musical à Strasbourg, par des Néerlandais. Il y a peu, un orchestre symphonique racolait le mélomane avec la danse des sorcières du Macbeth de Verdi. Moi, c’est à Nanterre, dernièrement, vers la mi-octobre, au théâtre des Amandiers que je suis allé voir

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Macbeth. J’ai aussi noté dans mon agenda, un Hamlet, prochainement, à la Comédie Française.

Aux Amandiers, le maître d’œuvre était Laurent Pelly. Je suis moi-même depuis longtemps, hanté par Macbeth. J’ai même fini par le concrétiser à ma façon dans une représentation. Vous me parlez de Macbeth ? Voilà comment je l’imaginais ! On joue Macbeth quelque part ? J’y vais ! Je ne demande qu’à me laisser surprendre, à me confronter à d’autres conceptions du personnage, à d’autres approches de la pièce. Oui, qu’on me trouble, qu’on me provoque, qu’on intensifie mon imagination. Je veux être emporté dans le tourbillon des forces supérieures que Shakespeare a orchestré pour moi. Qu’on me fasse comprendre, qu’on me rendre intelligible ce qui, dans un monde où rien n’est cause de rien, échappe à l’intelligence et à la raison. Plus modestement, j’aime avoir pitié de Macbeth et être effrayé par lui.

Mais ne suis-je pas en train de me contredire ? Je revendique qu’on me foute la paix et j’attends néanmoins, au théâtre, qu’un auteur, un metteur en scène me brusque, me secoue, me bluffe ? Oui, mais pas qu’il me fasse la leçon ! D’ailleurs aux Amandiers, j’ai eu du plaisir à cheminer librement dans Macbeth, dans sa mise en scène, dans sa scénographie.

Une des propositions fortes de Laurent Pelly consiste dans l’arrivée surprenante, inattendue, sur le plateau, d’une chaise surdimensionnée, énorme, qui prend toute la place. Une gigantesque chaise d’enfant, omniprésente. Le jeu déstabilisateur, qui relativise les échelles et fait coexister deux espaces-temps, celui de l’enfant et celui de l’adulte, est très gratifiant et réjouit l’œil : rien de tel pour montrer la convoitise, l’ambition, dans sa démesure, et combien la force qui anime Macbeth et le pousse au bout de son entreprise criminelle d’arriver au sommet et de s’y maintenir est une force qui le dépasse, qui est d’un autre ordre. Ma dérive interprétative, ce sont ces phrases qui, à ce moment-là, me sont venues à l’esprit. Elles provenaient d’une lecture d’un livre de Günther Anders, et elles me faisaient dire que, oui, Pelly avait raison. Macbeth est petit, trop petit, « plus petit que lui-même », incapable de

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concevoir la dimension véritable de ce qu’il fait. Il est tel un enfant-roi, soulevé à la dimension d’une chaise d’adulte, par je ne sais quel trio de sorcières.

La scénographie de Pelly a pour base un labyrinthe mouvant, amovible. J’avais pensé un instant à une baraque foraine, de celles qui avaient, à l’extérieur, peinte par un peintre naïf – un « peintre de scooter » selon l’expression des années 50 – une peinture représentant le monstre visible à l’intérieur. Shakespeare n’avait-il pas fait de Macbeth « un objet à montrer », peint sur bois, avec dessus, écrit : « ici on peut voir le tyran » ? Rien de tel qu’un labyrinthe pour faire sentir l’enfermement du couple maudit, barricadé dans son obsession morbide. Un labyrinthe, c’est angoissant, il peut être rempli de présences cachées, de mauvaises rencontres peuvent y surgir, on peut rester bloqué dans un cul-de-sac ou, qui sait, s’en échapper ! Mais ce dispositif carcéral, un peu trop lourd à enlever, m’a-t-il semblé, à l’action cette sorte de précipitation qui exclut tout retour en arrière, qui traduit une chute, depuis l’orage du début jusqu’à l’accomplissement de la prophétie, une chute qui abolit le temps, alors qu’ l’histoire qui nous est contée se déroule objectivement sur plusieurs années.

Shakespeare dans Macbeth a sondé le mal totalement. Il en a composé le tableau clinique, et lui a reconnu une dimension surnaturelle. Pour le poète de Stratford, le mal est plus grand que l’homme, il dépasse l’imagination, il est un cauchemar pour l’homme, une nuit peuplée de fantômes, de créatures hideuses. « Tu aurais voulu de hiboux, des chauve-souris, des scorpions ? » me lançait un ami à l’entracte, « le corbeau qui vole vers les forêts humides ? ».

Justement ce Macbeth-là n’était pas assez humide. Trop français. Trop éloigné de l’Écosse des châteaux ; Houellebecq appelait cela « le Grand Assèchement ». J’avais noté cette remarque d’un critique anglais : « Macbeth plus que les autres tragédies est pure fantasmagorie. » Pelly voulait un labyrinthe. Excellent pour dire l’errance, le tâtonnement. Mais le surnaturel, lui, passe à la trappe. Il est vrai qu’on peut jouer Shakespeare avec trois fois rien. Quelques chaises et des fumigènes.

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Paraît que le théâtre élisabéthain procédait ainsi : « faire d’un rien le monde entier », dit John Donne, contemporain de Shakespeare.

Le mot « fantasmagorie » est chez Rimbaud : « Je vais dévoiler les mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonies, néant. Je suis maître en fantasmagories. » C’était l’époque de la physique amusante, le temps des « lanternes de peur », de contes d’horreur allemands, de premiers « films à truc » chers à Méliès, « comme si la boîte crânienne, ouverte, libérait les terreurs… »

Mais Pelly n’a pas évacué la fantasmagorie. Elle arrive avec l’apparition fugitive et transparente de trois sorcières, aussi insaisissables que le vent. Ce sont trois créatures du monde supra sensible. Macbeth et Banquo les rencontrent au retour d’une bataille qu’ils ont gagnée. La scène a inspiré des peintres : Füssli, Delacroix, Corot, Chassériau. Pelly a cherché du côté de Goya. Il a choisi une petite toile conservée au Prado, Le vol des sorcières. Elle représente un homme en fuite, qui s’abrite sous un drap. Dans l’air, au-dessus de sa tête, suspendues, trois sorcières coiffées de chapeaux pointus dansent une sarabande échevelée. Elles portent le fardeau d’un corps renversé, qui se débat, et dont la face est tournée vers le ciel. Si un tableau montre l’épouvante, c’est celui-là, c’est cette peinture de l’insomniaque écrasé par le remords, qui réalise que rien n’effacera jamais la trace de son terrible forfait. Il fuit et il est en même temps soulevé entre terre et ciel par les trois sorcières. Goya, peintre ennemi des superstitions, quand il brosse de son pinceau rapide et moelleux le portrait des trois folles, songeait-il à ces êtres malveillants, ces mauvaises fées, bien réelles, qui se pressent près des berceaux, dévorent l’enfant de baisers et lui prédisent un avenir plein de mauvaises surprises ? Quoiqu’il en soit, les trois créatures isolées par Laurent Pelly, avec le Vol des soricières, se superposent à merveille aux trois « weird Sisters ». Rien ne s’oppose non plus à voir dans l’homme qui fuit une allusion à l’odieux et pitoyable Macbeth.

Tout le monde ou presque connaît plus ou moins la fameuse tirade, acte V, scène 5, dans laquelle Shakespeare, par le truchement d’un Macbeth épuisé, résume la philosophie de sa pièce et peut-être du théâtre élisabéthain. Je l’ai dans l’oreille, ce

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passage, et j’éprouve en le récitant une émotion très spéciale, comme si le poète partageait avec moi, dans l’intimité, ses notes d’intention : « la vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur qui s’agite pendant une heure sur la scène (…), un conte dit par un idiot, plein de vacarme et de fureur, ne signifiant rien. »

« (…) a tale, told by an idiot, full of sound and fury… » J’imagine un pensionnaire de l’Old Vic ou du Royal Court Theatre dire ces mots. Je me souviens de Sir John Gielgud. Il avait interprété Macbeth dès 1937. L’acteur jouait dans les films anglais des années 60-70, et ses apparitions, d’une élégance rare, très « british », n’ont jamais cessé de m’enchanter. Quant à la tirade souvent citée et commentée, que nous enseigne-t-elle ? Qu’il n’y a pas de pourquoi, rien à comprendre, pas de questions à se poser. Que le monde est sans cause, qu’il n’y que ce qui arrive : it just happens ! Est-ce une leçon d’athéisme ? C’est probable. Mais ces paroles définitives, versées dans le noir, à qui s’adressent-elles ? Qui va les entendre ? Macbeth arrive à la scène 5 du dernier acte, ahuri et vidé. À l’annonce de la mort de sa femme, ses émotions sont désactivées. Il achève sa chute dans un état d’indifférence, de « burn out » dirait le psychologue : « l’épouvante, familière à mes pensées de meurtre, ne peut plus me faire tressaillir. » Ne persiste que le rien, lointain écho du théâtre élisabéthain, ou comme dans ce théâtre de l’identité épuisée que salue Gilles Deleuze chez le dernier Beckett.

« Un conte dit par un idiot… » : elle est là, dans ce passage, l’inépuisable actualité de Macbeth. La tirade qualifie en des termes simples, audibles, ce

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siècle qui n’a

plus rien à transmettre et qui évolue vers le n’importe quoi. Mais cette séquence, qui est la clé de cette tragédie de l’ambition, est préparée par Shakespeare dès le lever du rideau. L’action démarre dans une ambiance de brouillard, un milieu embrumé, onirique, propice aux hallucinations. Les protagonistes, d’entrée, sont déstabilisés. Tous, même les trois sorcières, s’interrogent : « N’avez-vous pas parlé ? », « Ditesm’en davantage ! », « Pourquoi ai-je dit amen ? ».

Mais écoutons le trio des « weird Sisters » et leur triple salut. Elles ont des paroles contradictoires et pathétiques, qui jouent sur l’équivoque et sèment le doute. Elles

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ont sur Macbeth, qui écoute mais n’entend que ce qu’il veut bien, un effet semi hypnotique. La confusion est à son comble quand les trois créatures, souvent commentées et interprétées, mais qui sont d’abord des créations de Shakespeare, articulent d’une voix de crécelle : « Rien n’est que cela qui n’est pas », « Le noir est clair, le clair est noir », « La vérité est mensonge, le mensonge est vérité ». Voilà qui désigne le cauchemar, le pire. Être le jouet de forces nocturnes qui vous choisissent et tentent de vivre à travers vous, c’est éprouvant. Mais ici, ce qui est menacé, c’est l’ordre symbolique. Il perd sa force, le langage est naturalisé, c’est « l’espace de conscience de parole » qui se ferme, condamnant les humains à l’insignifiance.

Le remuant trio peint par Goya, ces trois sorcières qui volent en apesanteur dans les ténèbres ont perdu leurs balais. Mais elles portent de hauts chapeaux ornées et colorés, bifides, très pointus, qui tirent ces étranges créatures vers le haut et les font entrer dans un menaçant vertige carnavalesque. Un carnaval hors calendrier, déboussolé, qui aurait perdu de vue les fêtes de l’âne, les processions du renard, les mardis-gras pour proclamer que « le haut est bas, le bas haut, le grand est petit, le petit grand, le gros est maigre, le maigre gros ».

Macbeth subit l’ascendance des sorcières, mais aussi de son épouse. Sans Lady Macbeth, Macbeth n’aurait pas entrepris sa fatale ascension. Elle arme le bras de son mari, trop faible pour refuser l’inacceptable, elle réclame toujours plus de sang et trouve les mots qui le rappellent à l’ordre viril, les mots qui le font passer à l’acte, les mots capables de « tarir en lui le lait de l’humaine tendresse ». L’explication à la rage de tuer, à l’élan criminel se trouve là : c’est de la tendresse qui se retourne en colère contre elle-même. Un retournement qui condamne à terme le meurtrier à une mort spirituelle.

La place de Lady Macbeth dans l’histoire des personnages littéraires est presqu’aussi envahissante que celle de son époux. Qui peut oublier les terribles invocations aux esprits de la nuit, auxquels elle demande de la remplir de la plus atroce cruauté. « Fermez en moi tout accès à la pitié, qu’aucun recours compatissant de la nature n’ébranle ma volonté farouche. » Il s’agit bien d’étouffer une compassion

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qui, à tout moment, peut se réveiller devant le regard rempli de surprise et de douleur de la victime. Pourtant cette criminelle hors norme, à partir du moment où elle atteint son objectif, et où elle est assurée de voir son compagnon faire carrière dans le crime, perd pied. La reine s’effondre, se vide, comprenant la vanité de son entreprise. Shakespeare, ici aussi, se montre fin psychologue. Il nous montre des époux fusionnels qui se refilent leurs symptômes. Tandis que Macbeth se réfugie peu à peu dans un au-delà de la culpabilité, son épouse, elle, se laisse envahir par le remords et le désespoir. Elle erre, se sent damnée à jamais et éprouve l’inanité de toute chose. Elle achève sa trajectoire en somnambule, avant de s’abîmer dans la maladie mentale et le néant. « All the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand ! »

Macbeth et Hamlet ont presque toujours trouvé leur public, quelle que soit l’époque. Les deux pièces ont aussi en commun d’avoir parfois été réécrites, variées, parodiées, détournées. Heiner Müller, Ionesco se sont occupés de Macbeth. Des cinéastes s’y sont intéressés, comme Kurosawa ou Polanski, ou des compositeurs, dont Verdi, Richard Strauss, Chostakovitch. Le vacarme et la fureur qui habitent cette tragédie de l’ambition ne changent guère d’un siècle à l’autre, même si les expériences et les techniques varient. De même, il y a du Macbeth dans chaque tyran, les bourreaux se ressemblent à travers le temps, et les victimes aussi, un cadavre est un cadavre.

Pourtant, quelle que soit l’actualité de Macbeth, même si cette pièce, qui date du début du

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siècle n’a pas pris une ride, nous sentons bien que quelque chose,

aujourd’hui, a changé, quelque chose que Shakespeare n’avait pas prévu, mais que les « weird Sisters » ont peut-être pressenti. Sur le pouvoir, ses zones d’ombre, les pathologies qu’il entretient, l’ivresse des sommets, tout a été dit. Convoitises, corruption, violence, trahisons. Les personnages qu’il attire, prédateurs, aventuriers, intrigants, courtisans. Mais entre un tyran à l’ancienne, un enragé comme Macbeth, pour rester dans Shakespeare, ou Richard III qui ont « annulé le pacte de vie » et l’un de nos grands criminels modernes, Hiltler, Staline, Pol Pot, le stalinien Kim Jonun, qu’ont-ils en commun ?

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Mais laissons ce vieux

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XX

siècle. Aujourd’hui, nous avons Assad, le bourreau de la

Syrie. Un régime de terreur, une guerre totale contre une population, une police qui interdit à quiconque, comme le rapporte la psychanalyste syrienne Rafah Nached, de dire « je » et « non » ! Macbeth et Assad n’ont pas le même ciel, ni les mêmes coordonnées. Qu’importe, rapprochons-les. Y a-t-il quelque chose de shakespearien chez le funeste Assad ? Comme Macbeth dans la fiction littéraire, l’actuel maître de Damas a renoncé à la part d’humanité qui l’habitait ; lui aussi, pour se maintenir, garder ses privilèges, dominer, a choisi le mal absolument, sans mettre de borne à la malfaisance ; lui aussi, dans son entreprise criminelle, est porté par une force qui le possède, qui exclut tout retour en arrière. Une rouerie qui, dans le jeu diplomatique et médiatique fait de lui, ensorcelé ou pas, un maître de la tromperie et du mensonge.

Pourtant, l’univers criminel bien réel d’Assad n’est guère superposable au monde que Shakespeare a construit pour sonder le crime à sa racine. Shakespeare pense en humaniste. Il fait de Macbeth un paria, un damné, un homme qui vit dans l’épouvante, écrasé par la culpabilité, le remords, dissimulé dans la nuit. Le tourment suprême, pour l’être paralysé par l’angoisse, c’est l’insomnie. Macbeth est condamné à ne plus dormir. « Ne dormez plus, Macbeth assassine le sommeil. » Ne reste plus aux sœurs fatales qu’à revenir dans ces nuits blanches et surexposées. À se faire les Érinyes accusatrices, les sorcières de Goya. Macbeth pourtant, au terme de sa trajectoire, voit son délire le quitter. Seul, détaché de la vie et de ses frères humains, il se libère de la peur, et finit par gagner une sorte de souveraineté dans le mal, avant de s’enfoncer dans la nuit.

Même si les bourreaux se ressemblent, Assad et Macbeth, c’est clair, n’habitent pas la même planète. Il n’y a pas d’état d’âme chez Assad, vous ne trouverez chez lui ni culpabilité, ni remords. L’épouvante, il la destine à ses compatriotes. Il gouverne par la peur, impose la soumission, c’est un tueur qui exécute administrativement, par devoir, froidement. Les cris des victimes, il ne les entend pas, il ne voit pas la souffrance. Il passe comme un bulldozer et nous savons qu’il ne s’arrêtera pas.

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Shakespeare, dans sa tragédie fait une large place à l’insomnie et au somnambulisme. Assad, à sa manière est un somnambule. Il agit dans un état de quasi hypnose, mais pour ce qu’il en est de son sommeil, pas de doute, il dort comme un bébé, et s’il rêve, il oublie qu’il a rêvé.

Quelque chose, de Macbeth à Assad, est arrivé au mal avec l’âge planétaire. Shakespeare a cantonné les agissements criminels de Macbeth à l’Écosse. Ȧ la fin, les forces du bien l’emportent, le pays est débarrassé de son tyran, libéré par Malcolm et son armée. Une « purgation » a lieu, qui permet à la vie de reprendre ses droits. Mais tout cela, c’est de l’histoire ancienne. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est qu’il est devenu impossible de contenir le mal, de le circonscrire à une région. Que lui opposer ? Le Bien ? Qu’est devenu le Bien défini comme obstacle au mal ? Ça ne fonctionne plus ! La dévastation s’étend par vagues successives, et même, elle gagne du terrain sans l’aide de personne. À la limite, plus besoin d’un tyran pour tirer les ficelles. Certes, on essaye çà et là de stabiliser les frontières, de sécuriser des territoires, d’apaiser des tensions. Mais c’est la mort qu’on cultive, c’est elle qui a l’avantage, qui marque des points.

Les réécritures et les adaptations de Macbeth sont nombreuses. Elles ont commencé dès le

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siècle. L’une des dernières, et la plus intéressante, est réalisée par

Eugène Ionesco en 1972. Son titre : Macbeth. Ionesco s’était mis dans le sillage d’Alfred Jarry, et a relu la tragédie de Shakespeare à travers UBU Roi, qui procède ouvertement de Macbeth, notamment pour la première scène, lorsque Mère UBU tente de persuader son mari d’occire le roi. Mais Macbeth est surtout une relecture qui vient après les totalitarismes qui ont empoisonné l’Europe au

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siècle, une

réécriture pour dire que rien n’est plus comme avant. Macbeth c’est Macbeth de nos jours, dans sa réalité théâtrale actuelle. Avec Macbeth, fini les héros positifs. La politique corrompt, nous dit Ionesco, le pouvoir transforme l’homme en criminel, les tragédies se répètent. Le bon Duncan ? Un Macbeth vieilli et gâteux. Malcolm ? Un futur Macbeth, devenu Macol, pire que Macbeth.

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Ionesco avait l’esprit potache d’un Jarry, et le regard de l’enfant qui voit que le roi est nu. Trouver le ridicule là où il se cache, derrière les gesticulations, les paroles qui sonnent faux, dans la ferveur politique, la sidération des meetings, les discours creux qui changent un orateur en marionnette, trouver le ridicule pour en rire et faire rire, c’est une vocation. Ionesco, fasciné par le personnage de Macbeth, avait senti chez cet officier victorieux un peu simple, son caractère faible, influençable, pusillanime, et chez Madame, une nature diabolico-burlesque spectaculaire. Il était persuadé que le comique était plus essentiel que le tragique et le clown supérieur au tragédien. L’idée que des personnages aussi drastiquement excessifs et monstrueux n’étaient au fond que des toutourienistes tyranniques, vulgaires, outrecuidants et superstitieux ne pouvait que le réjouir et augmenter son envie de théâtre. Sa relecture de Macbeth au cœur des années 1970 répète sous forme de farce une des tragédies les plus définitives du répertoire, histoire de préparer en douceur la sortie du

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siècle. En

congédiant le vieux récit humaniste du mal.

PS. Que devient dans Macbeth la grande tirade finale, que tout le monde attend quand Shakespeare délivre son message ? Elle est encore assez connue, on la cite parfois mais, même si elle fait sur certains une profonde impression, elle est peu écoutée. Ne dirait-on pas, cependant, qu’elle commence à être entendue ? J’ai découvert ce mois-ci, dans plusieurs essais et même dans un magazine, qu’il n’y avait pas de pourquoi : « La rose est sans pourquoi », « Le rire est sans pourquoi », « Il n’y a pas de pourquoi dans les camps ! ». Ce qui n’empêche pas, dans l’aprèscoup de la tragédie, une fois le rideau tombé, que surgissent les questions, tous publics confondus !

Il m’arrive, longtemps après avoir été à Macbeth, de repasser le monologue dans ma tête. Il ne m’a jamais quitté. Je l’ai dans l’oreille et même il arrive que les mots défilent devant moi sur un ruban électronique imaginaire. Mais voici que, depuis peu, je me suis mis à la réciter en anglais : « life is a tale told by an idiot… » J’ai pourtant des difficultés avec l’anglais. Mais que voulez-vous la langue de Shakespeare, la langue de Macbeth et du Old Vic ! Le théâtre réserve bien des surprises !

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Le sursaut

4 mars 2014 Le 27 janvier dernier, je me suis réveillé le cœur serré. Je réalisais que l’exposition « La Renaissance et le Rêve » s’était achevée la veille, et que Le Songe de Philippe II, cette merveille présentée pour la première fois en France, qui avait illuminé pendant quatre mois l’exposition du Musée du Luxembourg, avait quitté Paris pour reprendre sa place en Espagne, dans la chapelle du Panthéon à l’Escurial. J’ai vu presque tous les Greco, ceux du Metropolitan Museum, dont Picasso s’est souvenu quand il a entrepris Les Demoiselles d’Avignon, ceux du Prado, de Tolède, le Laocoon de Washington, l’un des plus beaux tableaux du monde, mais je ne suis jamais allé à l’Escurial et je ne connaissais du Songe de Philippe II que l’étude préparatoire conservée à la National Gallery de Londres. Les expositions se suivent, mais celle dont je parle n’était pas comme les autres. D’habitude je vais droit sur les tableaux, je n’attends rien des panneaux explicatifs, présents un peu partout, à l’entrée des salles et entre les œuvres. Je sais qu’il me faut les aborder de loin pour commencer, que j’aurai devant moi des dos, des épaules, des têtes qui se penchent. Les visiteurs accourent toujours nombreux à ces manifestations, ils progressent en masse de salle en salle, certains sont audioguidés, d’autres prennent des photos pour être sûrs d’avoir vu ce qu’ils regardent. Arrive enfin le moment où c’est mon tour de me glisser au premier rang, de me retrouver seul au milieu de la foule, seul dans le face à face avec la peinture, avec le peintre, qui vont me parler.

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Le bonheur c’est quand, dans un tableau, les premiers à parler, ce sont les couleurs. C’est le cas avec Le Songe de Philippe II : ce jaune acidulé tracé dans les airs s’adresse à moi. Et le mauve, le bleu royal, le rouge sombre : ils enrichissent le tourbillon des drapés et anticipent la chorégraphie des gestes. Plusieurs anges longilignes s’envolent vers la splendeur des cieux. Vers les hauteurs peuplées par la multitude des élus. Les lignes vibrent, une lumière universelle vient sur les visages. La construction de l’espace est déroutante, pluridimensionnelle, non-euclidienne. Au premier plan se tiennent les représentants de l’Église – le pape, deux cardinaux – et de l’État : un roi, un doge, et Philippe II, en noir, de profil. L’œuvre a un contenu à la fois politique et mystique. Les personnages sont agenouillés, absorbés par une intense célébration. Leur adoration va, non vers une image, mais vers un nom, inscrit en lettres d’or et de feu. Le saint nom de Jésus, au plus haut des cieux. Le plus étrange, ici, c’est l’apparition sombre, menaçante, dissonante, en bas à droite, dans un coin du tableau, d’un monstre marin, une sorte de cachalot qui fait tache, effraye, traumatise, mais qui est maintenu sous contrôle. C’est une figure du mal, du chaos, de l’enfer. Je reconnais le Léviathan biblique, celui des Psaumes, du Livre de Job, qui l’assimile aux ténèbres. Je fixe un instant le gouffre de sa gueule en train de tirer de ses entrailles pour les vomir des pelletées de corps voués au désespoir et à la damnation. Et je me dis, en considérant l’inquiétante présence du cétacé tapi dans un angle d’un tableau aussi ambitieux que l’Enfer était inévitable, qu’il était en nous et en dehors de nous, mais qu’il fallait s’en extraire au plus vite, et n’y séjourner qu’une saison. J’étais très polarisé, en me rendant au Musée du Luxembourg, par les promesses suggérées par le titre : le Rêve, traité par l’art de la Renaissance ! Tout un programme ! Une hypothèse : alors que notre civilisation est devenu folle, que plus personne ne contrôle le Léviathan, si ce qui sauve s’imposait comme une nouvelle Renaissance, qu’adviendrait-il du rêve et de sa mise en scène ? Quelle serait sa place dans nos vies, dans nos imaginaires, demain, à l’ère de l’IRM, du virtuel, de la dématérialisation ? L’objectif des organisateurs était de nous introduire dans « l’Ancien Régime du Rêve ». J’avais mis sans difficulté entre parenthèses Freud, Jung, les neurosciences. 148


Mais, sans doute rattrapé par la mobilisation autour du 450 ème anniversaire de la naissance de Shakespeare, je me suis mis, dès mon arrivée dans le hall d’accueil, à réciter mentalement le fameux passage de La Tempête : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil ? »

En effet, sitôt le seuil de la première salle franchi, je me suis vu entouré par les belles endormies, des créatures inaccessibles, déconnectées. Elles étaient allongées sur l’autre rive, fermées à double tour, le visage absorbé par une apparition onirique. Fermées, certes, même si, ici et là, une bouche entrouverte laissait échapper une phrase incohérente ou un gémissement. J’étais, je l’avoue, ému par la présence de ces dormeuses, de ces éphèbes rêveurs, à demi allongés, appuyés sur des globes. Un tableau, dans un coin, communiquait sa respiration à la nymphe couchée dans l’herbe, retirée du monde, épiée par un satyre. Et puis, sous les espèces d’une allégorie, c’était la Nuit en personne qui s’imposait à moi, avec sa nudité, le poids de son corps replié, avec sa chouette sous la jambe. La visualisation de ces productions oniriques par ces rêveurs d’un autre temps me troublait et m’interrogeait. Il y avait là un défi, pour les peintres, de matérialiser sur la toile, en deux dimensions, des visions, des prémonitions, des présages. Des images vues avec les yeux de l’âme. J’ai fait rapidement l’inventaire des artifices – nuées, bulles, cercles lumineux, mandorles, messagers ailés – qui permettaient à ces rêves, ces fantasmagories, ces hallucinations de se manifester dans leur fluidité même. Pour moi, un tableau exposé est d’abord un tableau qui a survécu, dont la mémoire est restée vivante. Son histoire et l’histoire qu’il raconte, souvent je la connais sans vraiment la connaître. Mais si, à contre-courant de mes habitudes de visiteur, j’ai pris sur moi de lire les panneaux explicatifs, ce n’était pas seulement pour satisfaire un besoin de précision dans les dates, les lieux, les noms, les attributions. C’était pour m’arracher à la nuit, au songe, me tenir dans la clarté du récit et m’assurer de la verticalité humaine. « Je ne sais si je veille ou si je rêve encore », c’est ce que Werther chante d’entrée dans l’opéra de Massenet. L’opposition, en effet, entre le sommeil et l’éveil ne tient pas ; on passe de l’un à l’autre par toutes les variétés possibles d’états de conscience. Ajoutez à cela qu’une exposition, c’est une parenthèse dans la suite ordinaire des affaires humaines. Si de surcroît cette 149


exposition a pour thème l’un des régimes du rêve dans le passé, vous comprendrez qu’entouré par tous ces tableaux fantômes, par ces rêveurs du monde de la mythologie et de l’Histoire Sainte, dont les rêves s’offrent sur un écran aux visiteurs qui passent, il me fallait quitter cet entre-deux entre la nuit des songes et le jour du récit, et, pour commencer, me réveiller !

Les visiteurs passaient, faisaient semblant de regarder, mais les tableaux donnaient l’impression de rester entre eux. Sauf que, de temps en temps, l’un d’eux se tournait vers moi, comme cet Apollon endormi de Lorenzo Lotto. Je me disais alors, ému, qu’elle était de nouveau là, la peinture. Une expression m’était venue : « être retiré ». Je pensais au rêveur enfermé dans son rêve comme dans une retraite. J’avais retenu une réplique d’une mère à l’homme qui courtisait sa fille, dans Les Dames du Bois de Boulogne de Robert Bresson : « Nous n’allons plus dans le monde, nous vivons très retirés. » Autrefois, les papes, les rois, les généraux, quand ils étaient en campagne, se retiraient, pour y passer la nuit, sous une tente. Des peintres – je pense à Piero della Francesca, qui peint Le Songe de Constantin pour une église d’Arezzo – se sont arrêtés sur ce retrait. En ces temps-là, les tentes étaient coniques, et les spectateurs découvraient entre les rideaux ouverts un des puissants de ce monde, étendu sur un lit de camp, dans la lumière d’un projecteur surnaturel, prisonnier de son rêve. Chez Piero, c’est l’ange qui, descendant en piqué sur le dormeur pour lui apporter son message, illumine par sa présence prodigieuse l’intérieur de la tente. Une tente n’est pas une maison, c’est un abri qu’on dresse entre deux étapes. Son hôte a des raisons de se déplacer : il mène une politique, il a des objectifs. Il a besoin d’un sommeil réparateur mais il a aussi des doutes. Il attend du ciel un signe. Mais les songes sont ambigus : difficile d’établir si c’est Dieu qui les envoie ou s’ils sont instillés par le démon. De nos jours, l’homme politique ne voit plus les signes qui lui sont adressés. Entouré des conseillers, des spin doctors, il calcule, fait du chiffre, obéit aux statistiques et feint de contrôler ce qui lui échappe. Dans ses rêves, s’il en fait, il réalise ses désirs que le ciel lui refuse, comme se faire applaudir le 14 juillet sur les Champs-Élysées ou renverser la courbe du chômage.

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L’exposition avait privilégié un prince, François de Médicis, qui savait à l’occasion ne pas être un dirigeant. Le rêve, pour lui, était un espace de liberté dont il se servait pour changer d’identité au gré de sa fantaisie. La nuit, il se retirait Palazzo Vecchio dans son studiolo. C’est là qu’il aimait, qu’il rêvait, qu’il réinventait la vie, entouré d’œuvres qui lui étaient chères. Pourquoi aujourd’hui un chef d’État n’aurait-il pas son studiolo, histoire d’oublier certaines nuits qu’il est président ? Conscient de la précarité de sa situation – il dort sous la tente, étendu sur un lit de camp –, le prince a pris ses précautions. Pour rêver en paix son devenir, il se protège. Deux gardes du corps, deux sentinelles pas toujours fiables – elles somnolent parfois – sécurisent le périmètre. Les puissants rêvent même si, sur le qui-vive – comme ces criminels réfugiés la nuit dans une mansarde, qui sortent leur pistolet au moindre bruit –, ils ne dorment que d’un œil.

Le sujet de cette exposition pas comme les autres était le Rêve vu par des peintres de la Renaissance, le rêve, la nuit, non le réveil, quand le coq annonce l’aube qui vainc les songes. Pourtant un thème – me semble-t-il inaperçu comme tel des commissaires – s’était invité parmi les tableaux. J’avais été intrigué par deux, trois Allégories de la Vie humaines qui, d’après les historiens d’art, procédaient d’un dessin mis au point par Michel Ange et conservé à Londres au Courtauld Institute of Art. Il s’agissait d’un génie ailé, une sorte d’ange en train de descendre en piqué sur un individu enfermé dans son sommeil. D’après les documents d’époque convoqués par les organisateurs, la créature ailée s’apprêtait à tirer le dormeur d’un rêve érotique qui lui obscurcissait l’esprit. Une fois réveillé, il ne restait plus à cet homme arraché aux mensonges de la nuit qu’à tourner ses regards vers le Ciel et les beautés divines. Ce qui avait immédiatement retenu mon attention, c’était la violence portée par ce dessin, sa force de frappe. Non seulement ce génie ailé, parfois enroulé lui aussi dans un drapé tourbillonnant, plongeait droit sur un paisible dormeur, mais il était armé d’une redoutable trompette dirigée sur la victime. J’imagine en tremblant le son strident de cet instrument en train de retentir aux oreilles du malheureux, pour lui hurler : réveille-toi !

Ce mystérieux dessin, qui semble directement issu du rêve éveillé de son auteur, je n’ai pas hésité à l’appeler « le sursaut ». Ce qui m’impressionne, c’est l’impact de ce 151


motif, son tranchant sonore, qui sépare le rêve de la réalité. La vitalité aussi de ce qui, à l’origine, est un croquis si souvent copié, interprété que sa fortune iconographique a été considérable. Il faut parfois, pour faire sortir l’homme de sa retraite, que le ciel lui tombe sur la tête. Et pas seulement le ciel d’un lit à baldaquin, comme dans un des rêves décrits dans le Traumdeutung. Réveille-toi, souffle la trompette de l’ange : c’est maintenant qu’il faut reprendre vie !

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La révolution pasteurienne

15 avril 2014 « Le mal a tout souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie. » Joseph de Maistre

Je ne me suis pas déplacé pour Bienvenue chez les Ch’tis, mais Dany Boon m’intéresse. J’aime ce qu’il fait. Il me fait rire, je l’ai vu à la télé. Plusieurs de ses spectacles existent en DVD, son show à Lille, au théâtre Sébastopol, ou à Paris, au Bataclan. Je les trouve étonnants, fous. Ses sketchs me parlent, et sans vouloir faire de la philo pour classes terminales, j’ai envie de dire que ça traite de la condition humaine, du Dasein, ou plutôt oui, Dany Boon fait l’idiot. Idiot au sens premier du mot, c’est-à-dire être à sa manière unique, inimitable, et aussi être là par hasard, ne pas savoir pourquoi. Être un « unicum », quelqu’un qui n’existe qu’en lui-même. Mais écoutons aussi Voltaire : « Ce n’est point du tout pour faire une mauvaise plaisanterie qu’on a remarqué qu’idiot signifiait autrefois “isolé”, retiré du monde, et ne signifie aujourd’hui que “sot”». Un sketch, le Pyjama, raconte ce qu’il en est du contact avec autrui et de ses difficultés. L’artiste entre en scène, épuisé d’avance, comme pour avoir depuis longtemps déjà tout donné. On se croirait presque chez Beckett. L’homme apostrophe le public. Il est sur ses gardes, en alerte. Il ne comprend pas ce qu’il fait là, ce qui lui arrive, pourquoi tous ces gens dans la salle le regardent, et ont tourné leurs chaises vers lui : « Qui vous a laissé entrer ? Mais c’est qui, ces gens-là ? ». C’est un peu comme des cauchemars : vous passez un examen, vous êtes candidat,

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mais vous n’avez rien préparé. Vous ne savez que répondre à vos examinateurs, vous vous demandez ce qu’on vous veut, pourquoi on vous regarde ainsi. Vous voyez votre vie qui s’envole et vous-même, vous vous envolez. Dany Boon esquisse parfois le geste de l’envol, penché en avant, les bras grand ouverts, sur un pied, l’autre en l’air. Lorsque j’assiste à un spectacle de Dany Boon, ce que je regarde avant tout, c’est un corps, non un visage. Un corps en mouvement, une mise en jeu d’un corps mouvementé, dérangé, dérangeant. Dany Boon arrive par les projecteurs. Ils s’allument, l’artiste apparaît, il est là, perdu, immédiatement imprévisible. C’est un corps qui se laisse facilement avaler par le fond de scène plongé dans la nuit. Il est en état de chute, tombé devant une assemblée de gens. Il se cramponne à une invisible main courante, pour tenir, se maintenir. C’est une sorte de satellite qui aurait perdu ses attaches, qui tourne sur lui-même et croit que le monde tourne autour de lui. Cette situation donne beaucoup d’importance aux mains. Ce sont les mains de quelqu’un qui a perdu la main, des mains incroyables, qui cherchent une prise, qui sont vides et qui s’agitent. Dany Boon, c’est clair, fait de chaque one-man show une performance. L’artiste est très physique, ses aptitudes sportives, sa plasticité, son endurance sont d’autant plus manifestes que le corps se montre dissocié, morcelé, volontairement maladroit. Mais c’est aussi un corps qui parle, et qui, dans ce registre aussi, se montre imprévisible. Ainsi il a parodié l’ancien français et les Marie-Chantal, et il s’est enchanté de certains mots, comme « chevaleresque » qu’il prononce avec gourmandise. Ses sketches abritent des trouvailles ; je pense à cette idée délirante d’une cigarette fumée du côté opposé au poumon qu’il présentera au radiologue lors de la visite médicale. Mais il y a dans les shows de Dany Boon quelque chose de plus symptomatique. Dans La lecture, par exemple, il s’applique à lire, mais sans se soucier du sens de ce qu’il lit. Dans Je vais bien, tout va bien (1992), il est dans le rôle du dépressif qui surmonte son anxiété en répétant en boucle, à intervalles réguliers, comme la méthode Coué : « je vais bien, tout va bien, je suis gai, tout me plaît, je ne vois pas pourquoi ça n’irait pas ». Au fond, ce que révèle cette parole vacante, faite de formules vides, polies, convenues, répétées jour après jour, et qu’on prononce, non pour établir un contact mais pour l’éviter, c’est le mensonge 154


social qui gît dans ces phrases. Mieux vaut fuir l’échange vrai, car il est souvent désagréable et blessant.

Il y a dans les scénettes interprétées par Dany Boon quelques blouses blanches : un médecin généraliste, un gynécologue obstétricien, un psychiatre, un pharmacien. Et puis ce Ch’timi, fils d’un immigré kabyle, qui n’arrête pas, tout en gigotant dans tous les sens, d’évoquer son besoin de se tenir à l’écart, sa peur des contacts, et son auto-suffisance revendiquée, comme dans Amis où nous le surprenons dans une salle de mariage d’un mairie en train de prononcer un « oui » qui ne s’adresse qu’à lui-même.

On comprend ma curiosité pour Supercondriaque, le nouveau film de Dany Boon. J’avais hâte de le voir, hâte aussi de découvrir ce que devenait ce corps déjanté quand il est porté à l’écran. Des blouses blanches, il y en a, dans Supercondriaque, en ambondance, et des murs blancs : nous sommes souvent à l’hôpital, dans un laboratoire, un cabinet médical. On retrouve aussi le besoin obsédant de se tenir le plus loin possible des autres, avec le héros du film, Romain Faubert, quadragénaire, célibataire, joué par Dany Boon. Un Dany Boon prisonnier d’une idée fixe, une phobie qui absorbe toute son énergie : la peur panique d’être contaminé. L’ennemi est d’autant plus redoutable qu’il est invisible, et que les risques de contamination, mais aussi de contagion, de pollution, d’intoxication sont bien réels – du virus VIH au césium 137 – dans un monde où la complémentarité entre le corps humain et son milieu de vie a été rompue.

Voici donc notre hypercondriaque en état de vigilance totale, désabrité, surexposé, embarqué dans un marathon d’auto-surveillance sans issue. Le paradoxe, c’est que ce grand phobique, replié en sa sphère intime, a aussi besoin d’une intense attache thérapeutique. Il veut être pris en charge, et demande à son médecin qu’il lui parle, le cadre et le suive. Cette envahissante demande est d’autant plus difficile à canaliser que le client du thérapeute, l’excellent Karl Merad, est aussi son ami.

Dany Boon est à la fois scénariste, réalisateur et interprète de ses films. Son héros, dans Supercondriaque entretient avec la contagion une relation de nature magique. Il fait partie des gens, nombreux, qui n’ont pas fait la révolution pasteurienne. Ce n’est 155


pas un hasard si Dany Boom, dans un de ses sketches, déclare : « J’étais nul en sciences naturelles. Aujourd’hui je le paye ». Pasteur a gagné, mais la société garde en mémoire les terreurs passées du temps d’avant la bactériologie, quand savants et profanes s’accordaient pour soutenir que les épidémies se répandaient par les miasmes, les vapeurs porteuses de fièvre, la manque de ventilation dans les hôpitaux et la promiscuité. Qu’est-ce qu’un germe, un microbe, une bactérie pour cette mère qui promène son gamin, ramasse le biscuit que l’enfant vient de faire tomber, souffle dessus avant de le lui remettre, miraculeusement épargné de la moindre souillure ? Saint-Simon appelait les maladies sexuellement transmissibles les « maladies de venin ». Elles terrorisaient la cour. La maladie de venin des temps modernes, le virus VIH, est perçue comme le vecteur absolu de l’attaque infectieuse. L’épidémie, qui a semé l’épouvante, a généré des comportements irrationnels et les rumeurs les plus folles. Combien de femmes seules depuis de longs mois, à la veille de rencontrer un nouveau partenaire, ont réclamé une recherche de séropositivité : « on ne sait jamais ! » La presse, trop longtemps confrontée à la nature insaisissable du mal, ajoutait à la contagion un vocabulaire tout aussi délirant et dévastateur, ce qui faisait dire à Coluche que « le sida, ça s’attrape dans les journaux ». Apparemment, ce n’est pas l’ignorance qui explique la phobie de Romain Faubert. Le personnage appartient à la nébuleuse paramédicale, c’est un professionnel, bien informé, qui sait ce qu’il faut savoir sur ce quelque chose appelé microbe, qui se transmet des individus malades aux individus sains. Et qui connaît les mesures à prendre pour rester sauf et protégé. Mais sa science est un savoir vulgaire, vulgarisé. Et la vulgarisation scientifique – ici je glisse de Faubert à Flaubert – crée une catégorie de bêtise que met en scène Bouvard et Pécuchet. Je note en passant que ce savoir « canada dry » à caractère burlesque serait, d’après Flaubert, apparu avec les premiers pas de l’université populaire créée à Rouen par Pouchet, directeur du Musée d’histoire naturelle de cette ville, adversaire de Pasteur, l’homme qui a adhéré au dogme de la génération spontanée. L’idée que se fait cet idiot de Faubert de la contagion n’a rien d’erroné. Mais son savoir ne lui est d’aucun secours. Asepsie ? Septicémie ? Infection nosocomiale ? 156


Des mots inlassablement répétés, qui rythment sa vie, lui tournent la tête et s’avèrent chaque jour plus effrayants. Il lui faut des murs blancs, une chambre stérile. L’isolement. Ainsi, qu’il soit informé ou pas, son comportement échappe à la raison. Pourtant, pendant la projection de Supercondrique, ce n’est pas à Flaubert que j’ai pensé, malgré le nom donné par Dany Boon au héros de son film, mais à La Bruyère et aux Caractères. Faubert, en effet, a sa place dans la galerie de portraits, auprès de tous ces « curieux », ces « extravagants », ces personnages hautement comiques étudiés jadis au lycée. Onuphre le faux dévot, Cydas le bel esprit, Narcisse l’efféminé, le collectionneur, le distrait, le financier avide, le valet enrichi, le prêtre mondain… La Bruyère sait comme personne attraper le mot, le geste, le tic qui qualifie ce qui s’appelle un « caractère ». Voir Romain Faubert surgir aux urgences d’un hôpital parce qu’il fuit le contact humain, se crisper face aux magazines douteux d’une salle d’attente, ou repousser le baiser d’une personne pour ne pas prendre de risques, et le voir par ailleurs ne pas pouvoir de passer de son médecin traitant, pas de doute, pour le public, c’est le portrait d’un malade imaginaire que lui offre Dany Boon. Molière n’est jamais loin quand médecins et malades s’invitent dans la comédie humaine, d’autant plus qu’Argan, dans Le malade imaginaire est lui aussi saisi de folie hypocondriaque et du besoin de consulter. Argan d’ailleurs n’est pas seul, je pense à Sganarelle et, ça et là, à l’intervention des hommes de l’art qui, comme dans une scène grotesque de Monsieur de Pourceaugnac, cherchent le mal dans l’étalage des viscères de leur client. Je pense aussi aux petites pièces du début, au Médecin volant, à L’Amour médecin. Elles appartiennent à une très ancienne tradition satirique européenne. Dany Boon partage avec le jeune Molière l’esprit de ces farces, parfois scatologiques, qui se moquent du médecin, des malades et de leurs marottes.

Dans Molière, le savoir médical est aussi chimérique que les malades sont victimes de leur imagination. Les médecins sont impuissants, jargonneux, fous, ou simplement abusés par leurs clients qui leur jouent la comédie. L’époque professe des diagnostics absurdes, elle purge, évoque le surplus d’atrabile, pratique la saignée, s’enivre de latin médical. Aujourd’hui, les Sganarelle, les Argan sont toujours là, Dany Boon le confirme, le malade imaginaire traverse les âges. Par 157


contre les Diafoirus ont disparu. Un praticien qui exerce de nos jours peut inquiéter. Il existe des comportements inavouables, des médecins chercheurs plus chercheurs que médecins. À la Belle Époque, le Grand-Guignol, théâtre de toutes les peurs, dévoilait déjà l’aspect pervers de l’exercice hospitalier. Mais la médecine, sans être une science exacte, présente désormais des résultats qui imposent le respect. Il n’y a plus de place, dans ces conditions, pour le rire. La trouvaille de Dany Boon dans Supercondriaque, c’est d’avoir dessiné en pointillé, en arrière de la relation soignant-soigné, la figure empruntée au cirque, du Clown blanc (Kad Merad) et de l’Auguste. D’un côté, le médecin pédagogue, celui qui tient le corps à bonne distance. De l’autre le handicapé, envahi par trop de corps, qui refuse de grandir et de voler de ses propres ailes. Tout n’est pas réussi dans Supercondriaque. Dany Boon finit par perdre de vue ses lointains modèles, La Bruyère, Molière, la farce, le cirque. Il renonce à l’unité de lieu. Le rire n’a plus pour principale source la pathologie du héros. Un verrou saute. Faubert vient de se trouver la femme qui va le tirer de son désordre intime, peut-être parce qu’elle aussi n’est guère au courant d’elle-même. Oubliés les microbes, les virus, le sida. Emporté par un excès d’énergie nerveuse, Faubert embrasse, s’expose, perd la tête. Il a, comme on dit aujourd’hui, un rapport non protégé. Dans un de ses anciens sketches, il faisait le siège d’une pharmacie pour acquérir le Vitamor 500 qui peut le protéger du trépas, et voici qu’il ne craint plus ni le sexe ni la mort. L’intrigue, alors, bifurque, s’emballe. L’histoire avec la fille se double, à la suite d’un improbable quiproquo, d’une rocambolesque odyssée humanitaire. Faubert, sans s’en rendre compte, change d’identité, devient un « malgré lui ». Il avance à découvert, côtoie en plein charivari des sans-abris, des réfugiés politiques. Plus loin, il goûte, lui le maniaque de l’hygiène, à la plus insalubre des prisons. Il s’évade enfin, avec la complicité retrouvée de son médecin traitant, mais n’échappe pas au mariage. Plus somnambulique que jamais, et toujours aussi mouvementé de corps, il se retrouve entre quatre murs blancs d’un hôpital, où sa femme vient de le faire père. Pas facile de sortir du labyrinthe de la vie.

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Chez Dany Boon, l’origine géographique de son personnage – le Nord, le Pas-deCalais, la Belgique francophone – est déterminante. Il a même conçu des spectacles en ch’ti. Mais ce corps habile, excessif, toujours imprévisible peut être compris et reçu partout dans le monde. Son comique est universel. Dany Boon ne saurait se contenter d’une carrière hexagonale. Il est l’égal des plus grands. D’un Jerry Lewis par exemple. Enfin l’hilarité déclenchée par Supercondriaque ne doit pas aveugler. Les virus sont toujours là, le SRAS, la grippe aviaire, le virus Ebola en Afrique. Des agents d’un autre temps, comme ce bacille de Koch ultra-résistant, reviennent chez nous, menaçants. Des virus inédits apparaissent par mutation. D’autres microorganismes pathogènes surgissent, portés par le changement climatique, et se déplacement vers de nouveaux environnements. Soyez phobes, méfiants, méticuleux, avertis, et ne snobez pas les vaccins. Phobes comme Fau-bert. La révolution pasteurienne est une révolution permanente.

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No return

Instruments de bord dans le cockpit d’un B 777

Le 15 juin 2014 « Qu’il serait doux de voir le soleil de profil. » Jean Baudrillard, Cool Memories, 1995.

Rien, pas d’éléments nouveaux pour relancer les recherches. Sidérés, les médias ont dû se détourner du récit de la disparition, resté jusqu’à présent sans conclusion, du Boeing 777 de la Malaysia Airlines. L’événement avait eu un retentissement et une couverture planétaires. Le centre de gravité du monde s’était déplacé vers la région Asie-Pacifique. Les internautes de tous les pays se réunissaient par millions pour scruter l’Océan sur le web, collecter les données, échanger, partager, suggérer. Des rumeurs avaient circulé. De gros porteurs avaient volé à basse altitude et tourné dans le ciel. Des people apportaient leur point de vue et les imaginaires avaient été d’autant plus débridés que la catastrophe avait fait émerger une géographie inhabituelle, des îles inconnues, des pics, des creux, des jungles avec, pour accueillir et dissimuler l’avion – un appareil de 300 tonnes d’une longueur de 75 mètres –, des pistes américaines désaffectées, reliquats de la guerre du Pacifique.

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Une kyrielle d’experts américains, australiens, chinois – certains autoproclamés – avaient été mobilisés pour expliquer, évaluer, spéculer. Il s’agissait de convaincre qu’aucun scénario ne serait exclu, que l’énigme, tôt ou tard, serait résolue, que toutes les opérations seraient financées, quel que soit le montant de la facture. Mais, pour commencer, encore fallait-il délimiter les zones de recherche. Comment y parvenir en l’absence d’indices ?

Les six pays les plus développés avaient dirigé sur les zones à scruter des avions de reconnaissance, des navires patrouilleurs et, pour identifier des débris, récupérer les boîtes noires, leurs sondes, robots, sonars. Même les régions les moins fréquentées, connues pour leurs vents violents, leurs pluies diluviennes, entre les montagnes les plus hautes (l’Himalaya) et les failles océaniques les plus profondes, avaient été livrées aux investigations. Jamais la planète n’était apparue aussi intensément comme un espace globalisé sur lequel le soleil ne se couche jamais. Même si aujourd’hui le mystère du vol MH370 de la Malaysia Airlines s’éloigne, les médias continuent d’envoyer périodiquement de discrets signaux. J’apprenais ainsi récemment par la presse que le parquet de Paris avait ouvert, contre la Malaysia Airlines – compagnie réputée sérieuse –, une information judiciaire au motif que quatre Français se trouvaient parmi les 239 personnes disparues. Peu après, la Malaisie faisait savoir qu’elle allait accueillir Feng Y et Fu Wa, deux pandas, Phoenix et Chanceux, dont le prêt par la Chine avait été retardé. Pékin avait en effet reproché à Kuala Lumpur d’avoir mal géré la disparition du vol MH370 dont les passagers étaient aux deux tiers chinois. Pendant que j’écris ces lignes, on m’annonce que l’avion disparu le 8 mars n’était pas là où l’on pensait ! Non ! Il ne s’est pas abîmé à l’écart des routes maritimes, dans le sud de l’Océan Indien. Les sons détectés ne provenaient pas des boîtes noires du Boeing 777. C’étaient des artefacts acoustiques. C’est le bateau qui guidait le robot sous-marin muni de la sonde qui les a produits. Tout était donc à refaire. L’enquête allait entrer dans une nouvelle phase, on définirait une nouvelle zone de recherche, encore plus étendue. Des robots, encore plus sophistiqués, iraient cartographier quelque 60 000 km² de fonds marins inexplorés.

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Décidément, moi aussi, j’allais en reprendre pour sept ans ! J’imagine les prochains gros titres des journaux. Tant que l’énigme de la disparition de ce Boeing 777 d’une compagnie asiatique ne sera pas élucidée, l’appareil tournera tel un avion fantôme, enfermé dans une boucle temporelle. D’ailleurs un soir, dans un bar, sur l’écran d’une télé que personne ne regardait, allumée du lever au coucher du jour, j’ai cru voir se glisser parmi les nuages, sur fond d’un fourmillement effervescent de grains brillants, ce vaisseau de l’espace que bien entendu je n’ai jamais vu mais dont je me souviens. Il s’agissait d’une image qui, dans la culture japonaise, était celle du « monde flottant ». Tous ceux qui, ce 8 mars, attendaient à Pékin l’arrivée du vol MH370, identifiant avec une angoisse croissante sur le tableau du terminal le mot « retard », toutes ces familles, bientôt endeuillées, allaient être habités par leurs proches. Mais où seraientils ? Où sont les morts ? Où les situer ? Réponse de Kenzaburô Ôé : dans les nuages. Là où ils ne sont plus tout à fait de ce monde ni tout à fait de l’autre. Dans une région transparente où le sang n’existe pas, où le temps cesse de calculer. « À cent mètres au-dessus de nous, sereinement lumineux, un peu comme les amibes sous le microscope. » Encore faut-il, pour les apercevoir, acquérir d’autres yeux, d’autres oreilles. Je n’ai pas participé aux recherches, à l’œuvre collaborative internationale, non. Je n’ai ni collecté de données, ni visualisé des images satellites, ni scruté l’Océan, ni survolé les capitales. J’ai simplement été le spectateur impuissant d’un drame que je ne suis pas prêt d’oublier. Il m’arrive de penser aux derniers regards, à la panique qui saisit les passagers, aux minutes qui les séparent de la mort. Leur détresse, comment la regarder en face ? Ne rien pouvoir faire, n’avoir rien sur quoi crisper la main ! J’entrevois une trouée, elle aspire les victimes, elle les avale, elle les emporte dans l’abîme et les disloque, les disperse. J’entends mon père qui répétait souvent, jadis : « Die Luft hat keine Balken ! ». Pas de poutres dans l’air pour se cramponner ! Mais l’avion a peut-être touché l’eau, il a pu ne pas se désintégrer mais couler ? Bénéficier de quelques minutes de survie avant que l’eau n’entre dans l’appareil ? Et puis il y avait les parents, les amis qui attendaient au sol. Le recueillement, les prières, les colères. Jamais un « no return » n’a succédé au mot « retard » sur l’écran des arrivées de l’aéroport de Pékin. 163


J’ai refait dans ma tête l’itinéraire du Boeing 777, un des appareils les plus fiables, les plus sains, les plus intelligents. C’est une Rolls pour les pilotes. Ce qui m’intrigue, c’est cette bifurcation soudaine, ce changement de cap. Je m’interroge, je n’arrête pas d’y penser. Un vol de routine, puis, au tiers de sa route, l’avion qui dévie. Il devait laisser sur sa droite l’ancienne Saigon. Les contrôleurs attendent l’appel. Il ne viendra pas. Je relis les comptes rendus : ils sont sans équivoque. L’avion a changé délibérément de direction, la communication a été volontairement désactivée. C’est le New York Times qui a trouvé la formule : ce Boeing 777, en échappant au traçage électronique pour piquer plein sud, c’était « comme si l’espace aérien lui appartenait ! » Un pilote qui s’affranchit de son plan de vol, oubliant sa destination, d’où il est parti, et même sa vitesse, son altitude, son immatriculation ! Le ciel lui appartient. Jusqu’au crash, quand le carburant est épuisé : sept heures de vol, d’après les experts ! Quel échec pour le nouvel ordre planétaire ! Comment ? À l’heure de l’hypersurveillance globalisée, où l’immensité du ciel, jour et nuit, dans les moindres replis, au même titre que le sol, les cœurs, les émotions, les cerveaux sont contrôlés, quadrillés, espionnés, un Boeing de la Malaysia Airlines aurait trouvé, un 8 mars, le passage dérobé pour échapper à l’étreinte électronique, se réfugier dans une zone blanche, disparaître dans un angle mort ? Et pourquoi pas dans un pli de l’espace, une torsion de l’espace-temps ? Dans la gueule du néant ? S’éclipser ?

Il existe, certes, des avions furtifs, tel le F117, objet volant indétectable, dont la surface de réverbération est neutralisée. Ils n’apparaissent pas sur les consoles radars, les ondes, au lieu d’être renvoyées, sont absorbées, éparpillées. Ils me font penser à l’homme qui a perdu son reflet dans le miroir. Son reflet, son ombre, son image. Mais le Boeing triple 7 du vol MH370… ? Les regards, très vite, se tournent vers le commandant de bord. Qu’ont trouvé les enquêteurs ? Que s’est-il passé entre le pilote et son avion ? Si défaillance il y a, qui a failli ? Le Boeing, Malaysia Airlines, le pilote ? Zaharie Ahmad Shah n’est pas resté longtemps sous les projecteurs. L’homme avait la confiance de sa compagnie, il était 164


« à la hauteur », tenait sa fonction. Il passait pour un amoureux fou d’aviation qui avait monté lui-même sous son toit son simulateur de vol, transformant son chez-soi en local professionnel. Mais sait-on à qui on a affaire ? Zaharie Ahmad Shah, polarisé par sa passion du transport aérien, était peut-être habité par un secret désespoir ? Être pilote de ligne, c’est assurément un beau métier. Vous glissez, immobile, incognito au-dessus de la terre, au milieu des nuages dorés poussés par le vent, dans le vide immense du ciel. Vous avez en main votre destin et celui de passagers qui vous respectent dans votre bel uniforme et qui reconnaissent que vous êtes important. Vous laissez au-dessous de vous une humanité affairée, qui évolue dans un autre battement de temps que vous, et qui est plongée dans la grisaille alors que vous voyez le soleil.

Mais le rapport au monde a changé, un nouveau régime du réel a pris place. Zaharie Ahmad Shah a 57 ans. Il a vu arriver les objets « intelligents », modifiant les liens entre humains et machines. Le pilote qui, chez lui, dans son habitacle, fait corps avec son simulateur de vol, s’aperçoit, quand il vole, que l’appareil qu’il pilote – un avion au système électronique « intelligent » – lui échappe, gagne en indépendance et, pour diminuer les risques d’accident, anticipe désormais ses gestes. Le commandant de bord du vol MH370 adore piloter cet avion qui lui parle depuis ses entrailles électroniques. Il adhère, en bon professionnel expérimenté réquisitionné par les technologies de pointe, à l’évolution de son époque vers l’intelligence désincarnée, machinique et artificielle. Il se disait que la simulation des données, l’automatisation de la pensée, c’était dans l’air, et qu’il n’y avait rien à redire. Il naviguait face à son tableau de bord, ses écrans, ses ordinateurs, ses indicateurs, ses détecteurs de menaces potentielles. Il avait devant lui son équipement radio, un radar qui analysait la configuration du territoire qu’il survolait. Tous ces instruments clignotaient et respiraient en phase avec lui. La compagnie exigeait de lui une certaine qualité de présence dans le cockpit et des réactions appropriées au cas, improbable, où un grain de sable s’introduirait dans le système.

La technique avait depuis longtemps concrétisé le fantasme du pilotage automatique. Il y avait certes un pilote dans l’avion mais l’appareil, pour l’essentiel, était dirigé 165


depuis le sol. Simplement il émettait en permanence des signes, c’était obligatoire, il ne s’agissait pas de passer pour un avion fantôme ! Voire un avion « intelligent », capable d’échapper au pilote et aux tours de contrôle !

Donc le commandant de bord du vol MH370 aime son avion, qui le lui rend bien, et qui lui parle depuis ses entrailles électroniques. Mais quelque chose est installé en lui, une mélancolie, un regret dont il ne se remet pas. Zaharie Ahmad Shah a la nostalgie de l’âge d’or du transport aérien. Il est arrivé trop tard. Pas de printemps pour lui ! Il a manqué la grande aventure du XXe siècle, ce siècle devenu si vieux, si lointain. L’épopée fabuleuse de l’aérospatiale ! Le temps mythique des pionniers, des héros légendaires ! Nungesser et Coli, disparus quelque part entre Le Bourget et New York ! C’était le 8 mai 1927… Zaharie Ahmad Shah a 57 ans. Il est encore dans la force de l’âge mais la vigueur de sa jeunesse est derrière lui. Elle ne reviendra pas. Le Malaisien n’est pas encore vieux, il a même découvert en lui une acuité inespérée. Mais il considère que sa vie s’est simplifiée à outrance. L’homme est devenu irritable, en proie au ralentissement et à son envers : un besoin incontrôlable et irrésistible de vitesse. Et, justement, j’ai parlé de bifurcation soudaine. Je devrais dire : intempestive, rageuse ! Oui, un besoin soudain d’accélération, comme chez beaucoup de nostalgiques. Aller plus vite, plus haut, plus loin ! Changer de cap. S’affranchir de la pesanteur. Ne plus être vu. Se désintégrer dans l’air, poussé par un démon qui détruit en vous dans l’ébriété vos habituelles raisons de vivre. J’ai imaginé le Boeing triple 7 du vol MH370 en surrégime, le nez en l’air, qui grimpe, qui grimpe, se propulse et finit par s’enfoncer dans l’azur. Rien de vérifiable, bien sûr, tout cela échappe à l’ordre de la raison. Une seule certitude : la disparition, ce soir-là, de l’avion, après une heure de vol, à mi-chemin entre les côtes malaisiennes et vietnamiennes. « Les grands soldats ne meurent pas, ils s’effacent », disait le général Mac Arthur (cité par Paul Virilio). Ils s’effacent mais il est arrivé que leurs fantômes viennent hanter nos écrans.

(à suivre)

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Prélude à la rentrée Le 30 août 2014 La rentrée, ça se prépare. Mon horizon, peu à peu, s’est précisé. J’ai en vue quelques variations – hors commémoration – sur le thème de la Grande Guerre. Mais j’hésite. Dois-je évoquer mon voyage à Munich, en juillet, pour aller à la rencontre de La Femme sans ombre, Frosch pour les Allemands, Die Frau ohne Schatten ? L’opéra de Strauss et Hofmannsthal, une des clés pour comprendre 1418 ? Frosch date de 1916, sa création a eu lieu après-guerre, il y 95 ans, à Vienne, le 10 octobre 1919. C’est une œuvre du passé. Son contenu, la conjugalité, n’est guère apprécié des progressistes. Frosch est pourtant d’actualité. Et moi – pour reprendre à mon compte la phrase de Tristan Tzara : « J’aime une œuvre ancienne pour sa nouveauté. » Oui, les Bavarois ont eu raison de glisser, presque par discrétion, parmi les manifestations autour du premier conflit mondial, cette nouvelle production, et de la confier à un grand metteur en scène, le Polonais Krzysztof Warlikowski, connu des Parisiens grâce au regretté Mortier, l’ancien directeur de l’Opéra national de Paris.

Il est admis qu’aucun motif raisonnable ne peut expliquer pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914. Stephan Zweig, Musil, Hermann Broch l’ont écrit et répété. Jaurès, Clémenceau ont éclairé les coulisses du conflit. Pour moi, si quelqu’un a vu venir la catastrophe très tôt et l’a expliqué, c’est le librettiste de Frosch, Hugo von Hofmannsthal. Il faut lire sa Lettre de Lord Chandos. Le livre date de 1909. Une artiste, Fanny de Chaillé, préoccupée par le rétrécissement continu de l’espace psychique, qui met l’humanité en danger, en a tiré un spectacle pour le Festival d’Automne. C’est pour fin octobre (du 29 octobre au 2 novembre) au Centre

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Pompidou. La vérité sur la Grande Guerre, c’est là qu’elle s’énonce, qu’elle envoie des signes…

De retour à Paris, épargné par la canicule, et toujours immergé dans mes réflexions sur 14-18, je me suis pourtant fait prendre, en plein mois d’août, à un exercice qui n’était pas prévu, qui m’a détourné de mon programme pendant plusieurs jours. Cette « distraction », je la dois au numéro d’été d’un mensuel, Les Cahiers du Cinéma. La revue en était à son 70ème numéro et fêtait l’événement en s’adressant à des artistes, des écrivains, des philosophes pour les inviter à raconter une émotion de cinéma, un des ces moments qui résonne en vous durablement. J’ai reconnu parmi les convives Jean-Luc Nancy, Elfriede Jelinek, Philippe Parreno, Nan Goldin, un ami new-yorkais : Richard Brody… Les Cahiers affirmaient ainsi, face au « Grand Assèchement » (Houellebecq) du monde, au formatage de l’émotion et du sensible, à la capture au plus intime des corps, la force de l’idée d’émotion.

Des films qui m’ont touché, qui ont laissé des traces en moi, un certain retentissement sur ma vie, je peux donner des noms, des dates… J’avoue en même temps mon goût pour le film noir des années 50, et pourquoi pas, de temps en temps, pour un vieux Ventura ! Je reconnais aussi que les mercredis, dans les pages cinéma de Libération, je ne manque jamais la rubrique « Séance tenante » et son jeu des questions-réponses : La première image ? Le film que vos parents vous ont empêché de voir ? Qu’est-ce qui vous fait détourner les yeux de l’écran ? Le psychopathe dont vous vous sentez proche ? Je réponds mentalement, du tac au tac. Certaines de mes réponses sont définitives depuis longtemps, d’autres restent ouvertes…

Dans La Femme sans ombre, L’Empereur n’a pas cherché à « dénouer le nœud du cœur de sa femme ». C’est un prédateur. Quand enfin il trouve l’amour, son cœur de cristal vole en éclat et l’émotion jaillit. Comme elle jaillit à la lecture de ces livres que Kafka appelle de ses vœux et qui « d’un coup de hache, brisent l’océan de glace qui est en nous ». Ce que peuvent certains livres, le cinéma l’obtient rarement. Il l’a obtenu pour moi dans Le Diable probablement de Robert Bresson. Je n’oublierai

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jamais

ce

film

singulier,

prophétique,

vraiment

contemporain,

qui

vient

immédiatement après la grande fracture de Mai 1968. Surtout, je n’oublierai jamais la longue séquence du début, une merveille ! Avec elle, je retrouve ce que je ressentais dans ces moments de disponibilité que Mai 68 rendait possibles à chaque fois que l’idéologie se mettait d’elle-même entre parenthèses. C’était comme si une main invisible soulevait une coupole. Un couvercle. Ou, comme dans Kafka, « défonçait le toit ». Pour échapper à la suffocation.

Dans Le Diable probablement, tout commence un soir : ce soir-là. Sur une bordure. En bordure de la Seine, rive gauche, je suppose, avec sans doute Notre-Dame pas très loin, et la fraîcheur humide d’un pont aux alentours. Des jeunes gens, garçons et filles, se tiennent là, désœuvrés. Le temps ne compte pas pour eux. Un type joue une suite d’accords, penché sur sa guitare. Le temps qui compte et qui calcule, c’est celui de la ville toute proche et en même temps très éloignée. Les quelques jeunes gens rassemblés par hasard sur la berge se sont ce soir-là délivrés de ce que Rimbaud appelait « la vieille vérité », celle du travail. Ils sont plus légers, mais aussi plus vulnérables, plus fragiles face à la précarité qui vous oblige à vous occuper, par intermittence, de gagner un peu d’argent et de savoir où vous mettez les pieds.

Et voici justement l’un de ces jeunes qui se livre à une drôle de démonstration. C’est même plutôt une initiation. Il explique à son voisin comment s’y prendre pour ménager ses chaussures, pour user le moins possible ses semelles. Ne pas gaspiller, marcher écologiquement. Il met un pied devant l’autre, fait quelques pas le long de la Seine, regarde le résultat. Bresson filme la trace des pas. Ce n’est pas le piétinement d’un groupe de jeunes qui l’intéresse. Il isole et suit au plus près une aventure singulière. Un destin dans le Paris de l’après-Mai 68. Je n’ai pu m’empêcher de penser au célibataire dont Kafka disait qu’il n’a de sol que ce qu’il faut sous ses deux pieds. Au fond, c’est l’économie du film, sa respiration, son esthétique qui s’énonce ainsi. Et puis, ces deux pieds qui reviennent sur terre et vont tracer un nouveau et difficile chemin, c’est aussi le début d’une piste. Plus loin, en effet, Bresson nous envoie des images de la planète, de la destruction, avec par exemple, si je me souviens, ce document d’époque sur le massacre des bébés phoques (sang, neige et boue mêlés). 169


Est-ce le moment de quitter ce petit bout de terrain au bord de la Seine ? Il y a le fleuve. Bresson ne l’a pas oublié. Le cinéaste va encore me surprendre. Ce qu’il fait est pourtant simple mais c’est magique. Soudain, un bateau-mouche avance sur l’eau, plein d’éclairages, dans la fraîcheur du soir. J’aurais pu opposer machinalement le désœuvrement des jeunes restés à quai et le loisir programmé des touristes en train de visiter Paris. Ce n’est pas faux mais ce n’est pas cela. Ce bateau-mouche illumine l’écran. Le moment est fabuleux. C’est une féérie. Le temps en personne se présente au spectateur que je suis. Le cinématographe, c’est le temps.

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La commémo (Krieg : gross malheur !) Le 19/10/2014 « Les obus miaulent en boche, Comme chats volant en débauche. » Apollinaire.

La Grande Guerre sous les projecteurs de la République, le centenaire, les commémorations, les célébrations, le devoir de mémoire : on ne parle que de ça ! La grande rétrospective ! Quatre années pour nous vendre 14-18 ! Est-ce le retour de, ou le retour à la première guerre mondiale ? Les deux sans doute. On peut s’en agacer, trouver morbide ce culte des morts. Philippe Muray prétendait que c’était une spécialité des positivistes, des socialistes, des « occulto-socialistes », comme il les appelait ! Rappelez-vous Mitterrand chez les grands ancêtres au Panthéon ! Aujourd’hui, c’est Hollande qui visite les lieux de mémoire et qui obtient de l’industrie de la culture ses meilleurs résultats.

On n’a jamais autant évoqué, autant contemplé les ossuaires, les nécropoles, les caveaux, les cryptes, les épitaphes, les autels de la patrie ; on balise, on scénographie sur des kilomètres des sentiers du souvenir ; on tire de leur sommeil les mémorials qu’on avait perdus de vue, pendant qu’on pose ailleurs la pierre d’un

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futur historial. J’ai moi-même découvert, dans une clairière, un cimetière militaire tiré au cordeau, découpé en damier, avec ses allées symétriques. Et voici encore, en pleine forêt, une stèle, en forme d’obus, celle-là. C’est la tombe d’un officier bavarois. Et là, les restes d’une fosse commune creusée dans l’urgence des combats. Mais il existe des quantités de lieux qui valent pour des tombes. Vous marchez sur la terre, et les morts sont là, sous vos pieds.

Dès 1915, pour se protéger des agressions venues du ciel, on a enterré les fortifications, blindé le sol, durci sa surface. Pour se maintenir au diapason du centenaire, la terre s’ouvre parfois et met à découvert, devant des médias médusés, les vestiges d’un blockhaus, une voûte en béton, une bouche d’aération, un tunnel de liaison que des spéléologues s’empressent de reconnaître et de cartographier.

Moi aussi, j’ai été rattrapé par la Grande Guerre. Comment m’est arrivée entre les doigts, telle une carte de jeu entre les doigts d’un prestidigitateur, cette image datée du printemps 1915 d’un poste d’observation dissimulé sous des blocs de grès, dans une forêt de sapins broyée par les obus ? Je l’ignore. Je sais qu’elle provient du Miroir, un magazine, l’un des premiers à avoir photographié la guerre. Il avait aussi publié ce jour-là la photo d’un baptême dans une église en ruines. Cendrars, dans La main coupée, prétend que Chaplin aurait consulté Le Miroir quand il s’est documenté en préparant Charlot soldat. Il aurait tiré de l’illustré la photo d’un légionnaire russe dissimulé dans un bois, derrière des troncs et des branches. Le gag du soldat déguisé en arbre – apothéose du camouflage – qui tue du boche à bout portant, viendrait de là.

Difficile de tourner le dos à la commémoration de 14-18. Les archives s’ouvrent, on multiplie les chantiers de fouille, une nouvelle archéologie s’impose avec ses prolongements :

anthropologie,

archéo-zoologie,

parasitologie,

odontologie,

dendrochronologie… La vaisselle du poilu sort de terre. Gamelles, gobelets, boîtes de conserve, bouteilles, capsules, fourchettes. Dans un vide-grenier, au milieu d’un bric-à-brac de casques, masques à gaz, boîtes protège-allumettes, dés, boutons de guêtres, c’est une douille allemande bricolée en briquet qui m’a tapé dans l’œil.

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Ailleurs, un collectionneur aurait mis la main sur un chapelet orné d’une balle française, un talisman qui lève le voile sur un peu de la vie intime d’un humain.

L’historien ne sait jamais de quoi hier sera fait. Quand l’obscurité se dissipe, une nouvelle poche d’ombre se présente ailleurs, le feuilleton se poursuit. Sur les sujets qui excitent le public – mutineries, désertions, simulations, animaux de guerre : chevaux, ânes, chiens, mascottes, pigeons voyageurs –, la nouvelle génération de chercheurs vérifie à son tour que rien dans le passé n’est définitivement classé. Je croyais tout savoir sur les pigeons de combat, leur rôle à Verdun, dans le renseignement, quand les communications sont coupées. Et je découvre l’histoire d’un pigeon surnommé « Le Vaillant », qui s’était épuisé à traverser des nuages toxiques et d’épaisses fumées pour porter jusqu’à son colombier le message dont dépendait la vie d’un commandant tombé en embuscade. « Le Vaillant » avait été cité comme exemple et décoré de la croix de guerre.

Je regarde Pathé Journal. Je vois ce qui m’échappe de ces corps, de ces façons qu’avait l’humanité de s’agiter à l’orée du

XX

e

siècle. Avec les actualités en image de

la Grande Guerre, je me dis : on n’est pas sur la même planète. Rien à voir avec l’état de guerre perpétuelle qui hante désormais notre quotidien. D’ailleurs on pouvait encore circonscrire le conflit en 14-18, et lui opposer la paix. Aujourd’hui la paix est un moment de la guerre. Les affrontements n’arrêtent pas de se diversifier, de changer de visage : guerres locales, tribales, de police, guerres virtuelles, hybrides, asymétriques, intensives, totales, de basse intensité. Des équipements toujours plus sophistiqués gèrent la surveillance, la transmission, l’action à distance, le guidage des engins. Les surprises sont toujours possibles. « Nous ne savons pas ce qui va naître, et nous pouvons raisonnablement le craindre. » (Valéry) Et pourtant ces mêmes images nous disent tout bas que la première guerre mondiale est notre guerre, qu’elle est le creuset de la tragédie qui s’est abattue sur notre continent. Avec elle, nous changeons d’échelle, l’Europe perd pied.

Pourquoi des commémorations ? Pour me prouver que je suis vivant. Le suis-je ? Certes, pour les morts, qui sont sans force (Homère) et reposent en paix, la guerre

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est finie. Ils sont bien les seuls ! La guerre n’est pas finie pour moi, le vivant que je suis jusqu’à nouvel ordre. Je pense au Triomphe de la mort, le tableau de Breughel : des centaines de squelettes dans une fosse tirent à eux les vivants. La commémoration a cet effet : les morts de la Grande Guerre m’attirent. Ils attirent des populations entières, dans la France des villes et des cantons. Un nouveau type d’intermittent du spectacle est apparu : le

RECONSTITUANT.

Il défile, anime des bals,

figure sur des tracteurs fleuris, dans des cavalcades, des colonnes de véhicules militaires réhabilités. Engagé par les municipalités, il forme, avec d’autres revenants de 14-18, sous des ciels nocturnes rendus effervescents par les feux d’artifice, des tableaux vivants de la Grande Guerre, composés d’après des documents d’époque.

Les humains ne demandent qu’à être ramenés un siècle en arrière. J’ai vu en Alsace des villages se peupler de poilus et d’Alsaciennes qui ne craignaient plus de s’afficher en costume traditionnel, sous le regard des touristes et des badauds. Même des tambours rescapés des guerres napoléoniennes, comme on en vit à Bâle pendant le carnaval, avaient repris du service. Des gens qui s’ennuient et se sentent piégés par la logique des marchés et des réseaux s’approprient le centenaire à la fois pour se montrer et pour fuir un monde qui les surexpose et les prive d’ombre. Comme si, étourdis par les perturbations d’un vortex spatio-temporel, ils étaient happés et enfermés dans un corridor parallèle.

La commémoration a aussi contaminé le 14 juillet 2014 et posé son calque sur la fête nationale. On était dans un film, une reconstitution historique. Les troupes défilaient dans le passé, au rythme des tambours dont le roulement venait d’ailleurs. Ils remontaient vers la Concorde, fusil à l’épaule, costumés en poilus, avec casques et tout le vestiaire : vareuse, pantalon-culotte, bandes molletières au-dessus des brodequins, ceinture de cuir. Un détachement se tenait immobile et en rang pendant trois heures face à la tribune officielle.

Les musiques militaires avaient une régularité métronomique qui envoûtait et créait une attente. La surprise est venue des chœurs de l’armée française quand a jailli 174


« La Madelon », le chant du poilu qu’on croyait oublier et qui venait abolir le temps. Il y en a qui la connaissent, d’autres qui la découvrent, d’autres encore qui la rejettent. Mais la chanson a, elle aussi, son archéologie. Et « La Madelon » appartient à l’archéologie de la Grande Guerre, et à la mémoire des Français.

On connaît le bouquet final, l’occupation du ciel par la patrouille de France et sa chorégraphie tricolore : exhibition de la puissance aérienne, mais aussi, pour qui veut sortir du programme, commémoration des premiers bombardements qui sont, avec le lance-flamme et le gaz moutarde, la pire des inventions de la Grande Guerre. Les bombes effaçaient pour toujours la distinction entre civils, jugés trop peu sûrs pour être laissés en vie, et militaires.

Et le lâcher des colombes ? Un froissement d’ailes, des oiseaux effarouchés qui s’envolent là-bas, au-dessus de l’esplanade. Une sorte de supplément à la fête, un post-scriptum après le dessin élégant et nerveux du défilé des avions dans les airs. Mais qui adhère encore aux idées de paix et de réconciliation ? Ce ne sont plus que de pauvres clichés, pour que les gens se tiennent tranquilles. Heureusement la fête nationale n’a pas été qu’un son et lumière en plein jour. Les autorités avaient invité tous les belligérants de la Grande Guerre : Algérie, Tunisie, Maroc, les Africains, les Vietnamiens, les Russes… 72 nations avec uniformes, armes, décorations, drapeaux, fanions, mascottes. Chaque pays avait son rythme, sa façon de sortir du passé, de venir de loin. Oui ! Entre 14 et 18 les hommes se massacraient entre eux à l’échelle de la planète. 14-18 ce n’est pas seulement le front occidental, le conflit du point de vue français, Verdun, l’offensive du chemin des Dames. La guerre opposait des Empires, elle propageait ses métastases dans les colonies. En Mésopotamie (l’actuel Irak, pour combien de temps ?), dans les Dardanelles, en Salonique. À Trieste, par exemple, Italo Svevo observait à la longue vue les combats entre Italiens et Autrichiens. Tout le monde était concerné. Les hostilités s’étaient propagées à tout l’Orient ottoman, et même à l’Extrême-Orient où le Japon s’était engagé à nos côtés. L’Amérique, puissance émergente, entrait en scène en 1917.

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Des livres dans l’air du temps, qui autrement seraient passés inaperçus, ont comblé les éditeurs. Ainsi Ni vu ni connu de Hanna Rose Shell, qui traite du camouflage, associé à la photo aérienne des missions de reconnaissance. Le mot apparaît en 1914, preuve que la Grande Guerre est aussi une guerre des leurres, des ruses, du trompe-l’œil. Des décorateurs de théâtre, des peintres, des stylistes se chargeaient de découvrir comment devenir invisible, se fondre dans l’environnement, duper l’ennemi. Parmi les publications, les cubistes. Ils faisaient des portraits détachés des critères de ressemblance et des préjugés référentiels. Ils ont trouvé comment dissimuler une figure, effacer une identité, en brouillant les échelles et les ordres de réalité.

Je suis tombé, en feuilletant un livre, sur deux pages consacrées à Verdun. Paraît que les Allemands avaient spéculé sur la valeur symbolique que la ville avait aux yeux des Français. Ils pensaient attirer l’ennemi sur le site prestigieux, et le massacrer, en finir avec les poilus et avec la guerre. Mais ils se sont piégés euxmêmes. Des deux côtés, des généraux sans inspiration couraient après la bataille décisive. C’était leur obsession. Pas d’autre stratégie que d’envoyer au casse-pipe, par vagues, de plus en plus de jeunes, de gaspiller la jeunesse pour faire la décision. 340 000 Allemands, 360 000 Français, morts sans broncher. Les fils étaient mille fois plus nombreux à mourir que les pères. Le scandale était tel qu’il a fallu interdire tout ce qui rappelait la mort dans la vie publique. Plus de cortèges funèbres, et pas de crêpes noirs sur les vestons.

Pourquoi tout le monde a marché ? Bardamu, dans Le Voyage au bout de la nuit, seul sur son champ de bataille, s’interroge : « La guerre en somme, c’est tout ce qu’on ne comprenait pas. » Et il conclut : « Dans une histoire pareille, il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à foutre le camp. »

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