Vague, premières pages et postface

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John Ashbery Vague

John Ashbery Vague

Né en 1927, associé à « l'école de New York des poètes », John Ashbery est l'un des plus grands écrivains américains. Son œuvre considérable a reçu de nombreuses distinctions, notamment Autoportrait dans un miroir convexe (1975). Publié en 1984 aux États-Unis, Vague (A Wave) rassemble une quarantaine de poèmes et de proses où, de place en place, le pastiche et la parodie se mêlent à une réflexion ironique et moqueuse sur le poète, ses entours et la réception de son œuvre. Le dernier texte, qui donne son nom au recueil, prolonge les méditations de l'Autoportrait et de Trois poèmes (1972). Dans ce livre, comme l'explique Marc Chénetier dans sa postface, le lecteur est invité à aller à la rencontre de ce « rêveur imprécis », à l'accompagner dans ses méditatives errances sur les chemins de la mémoire et de l'identité. « Furieusement »…

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Chénetier

Vague

« Je crois que tous les jeux, toutes les disciplines se trouvent ici inclus, Peignant, à leur allure, des points, des astérisques que Nous contraignons à prendre des sens qui, ne nous concernant pas, Nous laissent à la traîne. Mais il n'y a pas de fractions – le monde est un nombre entier Comme nous, et comme nous il ne peut rester seul dans son coin ni disparaître. Lorsqu'on est jeune, on dirait un endroit très étrange et très sûr, Mais maintenant que j'ai changé, je le trouve simplement bizarre, froid, Plein d'intérêt. » (« Vague »)

John Ashbery

Traduction de l’anglais (États-Unis), postface et notes de Marc Chénetier

Vague VII d’Auguste Strindberg, Musée d’Orsay © RMN

21 €

isbn 978-2-84809-245-4

9 782848 092454

www.jocaseria.fr

joca seria



Vague


Titre original : A Wave, New York, Viking, 1984. Image de couverture : Vague VII d’Auguste Strindberg, Musée d’Orsay © RMN © John Ashbery et Marc Chénetier, 2015 © joca seria, 2015 72 rue de La Bourdonnais 44100 Nantes - France ISBN 978-2-84809-245-4 www.jocaseria.fr


John Ashbery

Vague

Traduction de l’anglais (États-Unis), postface et notes de Marc Chénetier

éditions joca seria



À la Ferme du Nord Quelque part quelqu’un voyage furieusement vers toi, À vitesse incroyable, voyage jour et nuit, Affrontant les blizzards, la chaleur du désert, Traversant des torrents, passant des cols étroits. Mais saura-t-il où te trouver Te reconnaître lorsqu’il te verra, Te donner ce qu’il te destine ? Presque rien ne pousse ici, Et pourtant les greniers débordent de farine, Des sacs de farine s’empilent jusqu’aux poutres. Les cours d’eau, charriant leur douceur, engraissent les poissons ; Des oiseaux obscurcissent le ciel. Suffit-il De poser l’écuelle de lait sur le pas de la porte, le soir, De penser à lui de temps à autre, De temps à autre et toujours, avec des sentiments mêlés ?

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La pluie vient Le tableau du grenier est effacé Et le vent avive la lumière des étoiles, À présent plus vigoureuses. Quelqu’un va s’en apercevoir, quelqu’un l’apprendra. Et si quelque part sur cette immense planète On découvre la vérité, un fragment en tout cas, tout sec, verni par le soleil, Il demeurera là, dans sa propre infamie, dans son humilité. Nul Ne s’en portera mieux, mais les choses ne peuvent pas être pires. Continuez juste à jouer, maîtrisant de la sorte le pas Vers le désordre que représentait celui-ci. Ne voyez-vous pas Que c’est tout ce que nous puissions faire ? Pendant ce temps d’immenses incendies Se déclarent, telles des meules de foin en feu. L’alarme a été mise Et l’heure est menaçante, mais toute cette grâce que vous mettez à vivre Est sa complice, maintenant qu’ici est notre demeure : Un lieu d’où provenir, et dont les gens s’enquièrent.

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Les chansons que nous connaissons le mieux Tout comme dans une pièce vide une ombre Comme une brise surgie de par-delà la tombe Comme un projet secret que personne ne confie – Et tu croyais vraiment que j’étais pas qui je suis ? Tes vêtements, tes bas de pantalon qui godent Et la forme du corps dont leurs plis s’accommodent Un corps qui sur cent scènes joua encore et encore Mais toi t’as pas pensé à ce que veut dire ce corps ? Pour d’aucuns un organe et un vice avéré Un péché nécessaire qu’on doit tous éviter Pour d’autres une abstraction, et rien qu’un bout de viande Mais quand tu mates autour c’est toi qu’es aux commandes ! Les choses de la chair nul homme ne s’en moque Leur silence l’emplit de ses ondes de choc Toujours en vouloir plus ! mais jamais satisfaits Pas étonnant qu’on pense que la chair c’est surfait ! À l’école on apprend ce qu’on sait maintenant Apprendre du nouveau c’est briser le carcan On ne sait pas grand-chose en fait c’est trois fois rien Mais prends-toi un bon coup et voilà que ça te revient Tu me regardes comme si j’étais pas à ma place C’est vrai que j’ai peu fait pour notre humaine race Juste tramé sur papier des idées l’air pas mal Attendu, constaté que mon plan était bancal

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Et voilà qu’à présent t’as l’air ragaillardi À part cette petite chose que tu gardes à l’esprit Qu’est toujours là même si elle change de couleur C’est le ver qui fait bondir le haricot sauteur Trop souvent t’attendais des jets de confettis Alors qu’on te balançait un plat de spaghettis T’as mis tes beaux habits et tes joyaux au clou Mais sur l’huis de ton père t’as peur de frapper un coup T’avais la vérité elle voulait te libérer Mais t’as pas bougé plus que ne remue un pommier La vérité a fui te laissant dans le noir Et là tu crois la voir du haut de ton perchoir Tous ceux qui vont et viennent pour cent sous t’en as vingt Ils te font pas plus d’effet que le plus vague cousin Il y en a pas beaucoup qui te touchent le cœur Et eux aussi je crois ont commis une erreur Dans la paix des collines le soir brille la ville Te laissant concevoir plus qu’il ne t’est utile Elle est la même le jour quand son calme est grossier Apprends à la connaître plutôt que de la saluer Entendant le cri pur du clairon du sonneur Tu as su qu’il avait mis un terme à ta peur Mis fin à ces mensonges aux erreurs insensées Tu sais où tu en es ce qu’il faut tu le sais Un jour j’irai te voir quand on s’ra vieux et gris Pour parler de moments qui sont si loin d’ici Te dire leur importance alors comme maintenant Et que rien n’est semblable quand on le veut vraiment

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Il est vrai qu’alors tout malentendu cesserait Et tous se salueraient comme amis retrouvés Environnés d’amis qui peut-on allécher Et est-ce que tu ne penses pas que la séduction c’est laid ? Des échos en résonnent dans la chambre au mur peint Cachée dans les rideaux elle ne s’y trouve point Elle trame les motifs à fleurs du boutis Elle ment et ne sait pas ce qu’elle pense sur le lit Je voudrais vous connaître oui vous connaître tous Voir croître votre foi en moi la mienne en vous Comme un projet secret que personne ne confie Mais tu crois peut-être encore que je ne suis pas qui je suis ?

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Quand le soleil s’est couché Avoir été une fois aimé de quelqu’un - à coup sûr C’est là quelque chose de bon et de durable, Même si nous ignorons le détail des circonstances Ou si cela s’est passé il y a trop longtemps pour compter. Comme un soleil presque trop vif ou une profusion de gâteries doucereuses Et caramélisées – qui pourra vous dire que c’est mal ? Quel autre membre de votre équipe pourrait assombrir La mélodie passive qui s’attarde, celle qui se fait entendre depuis l’aube du monde ? Pourtant, être ligoté à une forme d’esprit, apparemment Aussi vaste qu’une plaine, devoir s’entendre dire Que ses horizons sont comiques d’être si limités Et que c’est de là que sourd le chagrin, tel le panache Oblique d’une fontaine : n’est-ce pas là supplanter toute connaissance Des diverses formes de l’amour, les soumettre À l’indifférence d’un prisme blanc, un amour sans toit ouvert Aux intempéries ? Et il y en a pour voir là un paradigme de la façon Dont il s’élève lentement vers les cieux indifférents, tout ce charme pâle ? Le refrain est aussi décousu qu’un chant d’oiseau ; il imprègne, Méconnaissable, les structures familières qui nous mènent d’ici Vers des périphéries encore familières et des notions moins affirmées : Il a déjà eu le dessus. À temps pour la détente du soir. Il y a des moments où la musique nous prend de vitesse, Se fait confusément plus proche, coule dans mon poignet ; Devient les mots véritables et sales que vous murmurez la nuit Quand le livre se ferme comme se replie un drap, image floue

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De toutes sortes de connotations arrachées à l’instant et jetées Comme des bijoux au fond d’un puits ; réponse, également, À la question que j’avais à l’esprit mais que j’ai oubliée, Sauf de la façon dont certaines choses, certaines nuits, trouvent leur cohérence.

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Paysage

(d’après Baudelaire)

Ici figure, dans l’édition originale de A Wave, la traduction par John Ashbery du « Paysage » de Charles Baudelaire. La traduction en français du poème de Charles Baudelaire traduit en anglais par John Ashbery ne figurera pas dans cette édition-ci : s’en dégageait, de place en place, l’irrépressible sentiment de la possibilité qu’un lecteur averti jugeât la version de ce traducteur-ci inférieure au poème original… Las ! n’est pas Pierre Ménard qui veut. (NdTH)

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Petite balade Quel nom ai-je pour toi ? Il n’y a certainement pas de nom pour toi Au sens où les étoiles ont un nom Qui leur va plus ou moins. En balade, Objet de curiosité pour certains, Mais tu es trop préoccupé Par la tache secrète au fond de ton âme Pour dire grand-chose, et te baguenauder, Adressant des sourires à toi-même et aux autres. On se sent à force assez seul Et ça a quelque chose d’un peu déconcertant, De contre-productif, car une fois encore tu comprends Que le plus long chemin est le plus efficace, Celui qui serpentait entre les îles, et Tu as toujours paru tourner en rond. Maintenant que la fin est proche Les segments du périple se déploient comme quartiers d’orange. Il y a de la lumière là-dedans, et du mystère et de la nourriture. Viens voir. Pas moi, mais ça. Mais si je suis encore là, permets que nous nous voyions.

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Telle une mouche Mais automatiquement je regarde toujours cet endroit sur le mur – C’est bien le bon moment, mais pas la bonne cadence – L’assentiment s’est aigri – C’est un effet de l’âge mais non le vieillissement, Les billes toutes bien casées à leur place, La position d’aujourd’hui comme nous le savons bien Est le discours et la prédiction mûrement réfléchie d’hier – Une façon de ne pas rester muet pendant qu’on tourne en rond, Comme un dessinateur ravi s’assied devant sa planche. Des raisons, des raisons à cela : L’enthousiaste qui s’éponge à nouveau les cheveux Assis sur les toilettes et aperçoit son œil dans le miroir (Bon, les gars, tout est bien arrivé, pas de problème Pour une fois, tout est là et j’ai le temps que je veux Pour une fois, de quoi écrire en pagaille, et combien de Fois y a-t-il eu une masse de mots pareille Qu’il fallait dépenser à moins de pertes énormes Dans la voiture après un dîner de bonne heure l’interminable Lumière qui fusait du pare-brise Une avancée notable Je suppose mais je n’en tiens pas compte pour l’instant, Ne regardez pas l’heure) et le temps Part à votre recherche, venu de Pennsylvanie et du New Jersey Il ne voyage pas bien Se teint les cheveux en beige Peint les murs de paille dore le miroir Ce qu’il y a, c’est que ça représente des endroits du monde, La fin des soucis de loyer, De l’argent de poche, de quoi manger, un dictionnaire qui vous tienne Jalousement compagnie

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Mais que c’est aussi le jour où nous nous sommes tous retrouvés Où le traité a été signé Et tout s’est dispersé dans le vaste après-midi au large A fendu les rouleaux l’épaule la première retiré ses bottes Afin que nous puissions désormais vivre Curieux et pleins d’espoir Comme des flaques qui peu à peu se joignent à la marée

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Histoire en cours… Je pourrais dire que c’est la période la plus heureuse de ma vie. La concurrence n’est pas féroce ! Hier On l’aurait dit toute plate, toute brûlante. Comme si elle pointait à peine Au-dessus des rochers de tous les ans passés. Elle laisse aujourd’hui Ce vieux nom derrière elle, sans en adopter d’autre. Je le crois toujours là. C’était comme de me retrouver face à la rue déserte Quelques instants après le départ du bus. Une bonne lampée de vent d’après-midi. D’autres vous disent de détourner le regard Quelque temps, d’accommoder autrement sur l’image. Prévoir une soirée, Une sortie. (Les gens parlent vraiment comme ça ?) Nous pourrions faire comme si tout ce qui n’est pas là n’avait jamais existé. Les grandes idées ? À quoi bon si elles ne sont pas à leur place, Dans le mauvais ordre, si on ne parvient pas à se souvenir d’une seule Au moment où il faut prendre la parole sur les marches de l’échafaud Comme Sydney Carton, ni trouver la moindre chose à dire ? Ou bien s’agit-il justement de ce que l’on enseigne dans le cours Intitulé Les Grandes Idées : Contexte, rendant donc inutile De dire ou même de savoir quoi que ce soit ? On exhale le souffle D’un moment, on tombe, on se sent pourtant mieux. Le téléphone sonne. Erreur de numéro ; et votre cœur s’allège De n’être pas contraint d’affronter à nouveau les mêmes choix barbants, Ce qui ne mine en rien l’affection que l’on porte aux gens en général Et surtout en particulier : à toi, Sujet particulier de mon choix réfléchi, que j’aime et avec qui

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Je veux bien m’enfoncer aveuglément dans la nuit, Ta réalité est bien réelle à mes yeux même si jamais je n’en prélèverais un fragment Pour la regarder grandir. Savoir que des gens vivent non loin, Cela suffit, je crois. Et même si l’on n’échange jamais que des prénoms Ceux à qui ils appartiennent paraissent solides comme rocs et merveilleusement autonomes.

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Merci de ne pas coopérer Plus bas dans la rue il y a des marchands de glaces chez qui on peut entrer Et le dallage est d’un beau gris-bleu ardoise. Les gens rient beaucoup. Là on peut voir les étoiles. Deux amoureux chantent, À chacun sa voix, du haut du même toit : « Laisse-nous ta monnaie, Laisse-là tes habits, et va-t’en. Le moment est venu. Avant aussi, c’était le moment, mais c’est vraiment le bon à présent. Jamais tu n’auras tant apprécié les orages Que ces soirs lourds et moites, plus du mois d’août Que de septembre. Reste. Un vent faux veut que tu t’en ailles Et là-bas, sur le fleuve agité, regardes partir les cars pour le Connecticut, Et des histoires d’arbres, et tout ce à quoi nous pensons quand nous cessons de penser. Le temps est idéal, la saison incertaine. Pleure de t’en aller Mais attends-toi à me retrouver dans un avenir proche, lorsque je raconterai La suite de mes nouvelles aventures, et que tu continueras de penser à moi. » Le vent tomba, les amoureux Cessèrent leur chant, établissant entre eux le flux d’ennui Des sentiments personnels, et le rivage s’ourla, se fit liquide Et s’éleva alors le fameux lamento. Comment allons-nous faire, Connaissant si mal les autres et nos propres affaires, pour expliquer cela Au rivage s’il nous est donné D’y faire circuler « dans un avenir proche » la raison de notre venue Et la raison que nous ne nous sommes jamais trouvés ici ? Les contrepropositions De l’hôte inconnu nous gênent pour nous concevoir en tant Qu’objets-personnes, ceux dont nous savions qu’ils arriveraient ici D’une façon ou d’une autre, mais nous nous rappelons comme le jour de notre naissance

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Les lubies que nous avons croisées en chemin, la façon dont saignait le jour – La nuit aussi, de nous entendre, bien que nous n’exprimions que nos idées Puériles et n’ayons jamais tenté, même un peu plus âgés, d’impressionner personne.

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Mais que voulez-vous que le lecteur y comprenne ? Un lac de douleur, une absence Qui conduit à une mer en fleurs ? Un quart de tour dessus Et vous verrez les siècles peu à peu s’effondrer Les uns dans les autres, tels les étages d’un immeuble en feu, Jusqu’à ce que nous en arrivions à cet après-midi : Ces quelques mots exquis tartinés comme confiture N’ont aucune importance, pas plus que l’ombre. Nous avons traversé l’histoire dans le blasphème Et rien ne nous a blessés ni ne le peut. Méfiez-vous néanmoins du monstre de la tendresse car s’y cachent, Menaçantes, les mêmes brutales archives. Les faits s’emparent de cette toile, La réduisent en cendres. C’est pourtant la vie de chacun, La vie intérieure qui nous donne à penser. Le reste n’est que théâtre. Cependant les mélanges de toutes les circonstances extensibles De nos vies viennent encore y battre comme feuilles nouvelles À l’orée d’une forêt où tout le jour fait rage, plus ou moins dissimulée, Une bataille. Ce n’est pas le décor, car le décor c’est nous, Là, dehors, qui regardons au loin. Les surprises que l’histoire Nous réserve ne sont rien à côté du choc que nous Nous infligeons mutuellement, bien que le temps arbore encore Les couleurs de la hargne et de la mélancolie, que la vie alentour Soit toujours de plusieurs tailles trop grande, sans que son élégance Y perde, tissu de choses jamais survenues Et de choses accomplies, de sorte que survit une ambiance Là où ni vie ni mort ne l’ont jamais pu. Rendez-lui sa douceur !

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Marc ChĂŠnetier Postface


« Rêveur(s) imprécis » Par deux fois, dans ce recueil, la locution paraît : « rêveur imprécis », « rêveurs imprécis de notre état »1. Conformément à ce qu’elle énonce, joignant pour ainsi dire le performatif au notionnel, elle est souvent présente ailleurs sous forme(s) plus diffuse(s). En effet, l’imprécision, l’indécision, l’incertitude, l’hésitation sont centrales dans cette œuvre de John Ashbery. Qui n’a fait l’expérience de l’incertitude, qui n’a douté des « données » de l’expérience, qui n’a jamais rêvé tel aménagement souhaité de la « réalité » ou de l’identité, qui n’a pas éprouvé que « la rêvée persiste au fond de la pensée »2 s’en étonnera ou s’en offusquera sans doute, reprenant à son compte le titre ironiquement donné par Ashbery au dixième poème de son vingt-cinquième livre : « Mais que voulez-vous que le lecteur y comprenne ? » Tel/le se trouvera alors en compagnie nombreuse : les commentaires ne manquent assurément pas, visant à suggérer que le poète américain sans doute le plus réputé de notre temps est un plaisantin écrivant n’importe quoi (sans imaginer un instant qu’il pourrait se réjouir de passer pour tel…), qu’écrire à sa façon c’est se moquer du monde (lui-même s’en plaint — du monde), se plaindre qu’on est ouvert mais qu’on n’y voit pas clair (lui-même s’en moque3 — des propos clairs —, car tel n’est pas son projet). Le nôtre, (—de propos, soyons clair), ne consistera pas en l’analyse des textes dont ce recueil est fait. Car il ne s’agit pas ici d’exiger ou d’imposer la clarté (même obscure, même tombée d’une star), de faire rendre gorge à un texte sommé de dire les choses normalement, de prier l’auteur d’accepter une version plus classiquement recevable de « la réalité des choses », ou la critique de plaquer sur un texte un discours cohérent qui, ne rêvant plus guère, apporterait quelque nitescence à un propos confus ; d’exiger du poète, autrement dit, qu’il rende ses armes ; ou les nettoie ; ou en change ; bref, de lui faire dire autre chose que ce qu’il dit, de manière singulière. Or il ne s’agit ici de rien d’autre que de prendre « l’indéfini » « au sérieux » (notion pourtant peu prisée du poète) ; et dans ce cas précis, prendre « l’indéfini » au sérieux, pour le traducteur,

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c’est, m’a-t-il semblé, nécessairement l’omettre. C’est la raison que liberté est prise de m’en expliquer ici, un infime choix technique se trouvant servir le projet initial, permettant d’accentuer la place précise d’un flou prometteur. Le titre original de ce livre n’aura pas échappé au feuilleteur scrupuleux. Ce qui le sépare du titre que je lui ai donné non plus. A Wave. Vague. Manque le « A » qui dirait « Une ». Car, venant ainsi prendre la place de l’indéfini disparu, émerge paradoxalement dans ce titre un sens nouveau servant bien le propos du poème qui est aussi celui du recueil, compensant de la sorte l’inévitable perte d’autres acceptions4, et partant, d’autres possibilités de lecture. Celle, en tout premier lieu, du mouvement de la main que signifie le wave anglais ; c’est un salut, un geste de reconnaissance, celui que, nul doute, adresse le locuteur du poème de la page 68 (« Just someone you say hi to ») à « l’autre », un « you » au référent variable, comme signal d’une collaboration ou d’une complicité énonciative qu’ailleurs, souvent, remplace le recours à un « nous » guère mieux défini ; participation sur laquelle, ailleurs encore, compte le poète de la part d’un lecteur sans qui les effets de clin d’œil, d’ironie, de parodie, de pastiche seraient évidemment vains. Adieu et salut au passé, a wave, c’est aussi le geste que le poète adresse à ce qui, par bouffées, incertainement, lui revient, qu’il accueille et qui s’enfuit. Le geste de la main est alors celui qui accompagne le passage ou l’éloignement d’un train, d’un navire, d’un proche ; ici, de souvenirs, de soudaines résurgences ; de risées d’impressions. C’est « faire signe », à plus d’un titre, amicalement ou douloureusement, car c’est aussi générer d’autres signes qui vont faire naître les formes que le poète reconnaît, nourrit dans sa mémoire ou désire créer, fixer l’espace d’un instant un passé incernable qui revient vaguement, ou le faire renaître, momentané, fugace, parfois dans la confusion, presque toujours dans le flou, d’où il s’évanouira. Vaguement, oui – et, s’ajoutant au flot, le mot qu’entraîne paradoxalement l’ablation de l’indéfini est lâché ; car alors, si disparaît un geste qui fait signe à un interlocuteur plus ou moins fantasmé, plus

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ou moins hypothétique, ou à des connaissances disparues qui çà et là reviennent à l’esprit, le terme, aussitôt, et massivement, accompagne et interroge autant les fluctuations du moi du narrateur qu’il met en doute la précision des faits, des images et des sentiments rapportés. Le mouvement de wave, dans ce sens supplémentaire, ce serait aussi, avancerai-je, l’ondulation manuelle par laquelle se signifie le grand peut-être des à-peu-près. Il est à la racine de « waver », qui dit l’indécision et l’hésitation ; c’est l’onde que mime instinctivement le poignet dès que la dicte le français fortement métissé du couci-couça ou du grosso modo5. Le français, au reste, a bien de la chance : rendant ainsi à John Ashbery l’ancienne affection que celui-ci lui porte, il parvient à compenser les mutilations qu’il fait subir au sens de l’original en y révélant des harmoniques que l’original dissimulait. L’imprécision, ici, ne sera donc pas le résultat arbitraire de maladroits à-peu-près, d’approximations, l’effet de ce qu’on est tenté de nommer l’« environnement » plus ou moins inévitable d’un texte traduit ; c’est que dans ce cas d’espèce, l’évanescence, l’indétermination, la labilité, les ambages parfois, ne feront que reprendre visiblement la place essentielle qui est d’emblée la leur. Car si une vague est bien souvent au centre du mouvement qui anime – et définit peut-être –, le poème, c’est bien le vague qui domine ; et ce qui se perd dans la mémoire se retrouve dans l’absence d’article permettant au vague d’émerger. Même l’image, chez Ashbery, fût-elle celle d’une vague, fût-elle délibérément choisie, est instable, hésitante, peu fiable. Abstrait, et d’un abord difficile, l’art de John Ashbery l’est certes, mais pas comme on put dire que l’était le non-figuratif du temps où lui-même, à Paris, en commentait les avatars6 ; il l’est parce qu’il émane de quelqu’un qui s’est lui-même abstrait, parce qu’il est l’art de qui, dans sa chambre, est retiré7. Et la présence et le sens, pour l’artiste lui-même, sont objets de doute8. Ne pas saisir d’emblée, par conséquent, quand on est le lecteur, ce n’est pas être loin du poète : c’est au contraire comprendre ce qui lui arrive, être placé en situation d’éprouver le même désarroi et le même sentiment d’incohésion

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que lui, pouvoir substituer une véritable sympathie à la nécessité de l’analyse. Il ne s’agit pas de faire comprendre l’expérience, mais de la faire partager. Elle est entre autres (enfance, regards sur la nature et la ville, famille, amis et amants…) faite de poèmes plus ou moins travestis où il est question « d’amour », de tromperie possible, de conflits, de doutes, d’infidélité latente. La faire partager de manière incertaine et parfois confuse, c’est dire ce que cela a été de la vivre. Mimésis, dirat-on, de la décontenance. Il faut donc assurer ici que la difficulté qu’on peut éprouver à lire Vague n’a rien d’étonnant, d’infréquent, d’improbable ou de plus « étrange » — cette basse continue du texte — que ce dont le poème se nourrit ; elle n’a non plus rien d’insurmontable dès lors qu’on accepte de ne pas lire John Ashbery comme s’il était un poète censé faire autre chose que ce qu’il fait. Je me souviens que Boris Vian, quelque part (ne serait-ce pas dans Les Fourmis ?), disait en substance : Quand j’entends quelqu’un, devant un tableau abstrait, demander « Qu’est-ce que ça représente ? », j’ai l’impression de le voir se mettre un melon devant l’oreille et déclarer « Je ne sens rien ». Un vers de Variation sur un Noël dit : « Je vois tout cela écrit sous mes yeux ». C’est, en poésie, la seule façon possible de le voir. Le lire est la seule façon de le voir avec la même imprécision. Et si la forme, dans ce cas d’espèce (ici un extravagant pantoum, là une sextine cocasse, là encore une rafale de haïkus rapiécés, un petit panier de haibuns) est contraignante et imposée, c’est certes par goût du pastiche, mais également, ici comme ailleurs, afin de contrôler, de cerner, de « tenir », de donner des limites et des contours solides à l’évanescence et à l’indiscernable, voire au fatras, au ramas. La camisole, volontairement passée, tient lieu de gilet de sauvetage. La musique, ou l’irrégulier ressac, de « Vague » joue un rôle comparable. Comme on a pu l’écrire, « la poésie d’Ashbery a toujours accepté l’aspiration de la musique à la perfection formelle qui prétend constamment vouloir dire quelque chose sans pour autant se plier à l’obligation de produire un sens particulier. Vaut, à ses yeux, le genre de rythme qui prend la place du “sens” »9. On a souvent glosé avec plus ou moins de bonheur le

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mouvement de la vague dans les mouvements du poème. Évidence trop transférable, hélas, au mouvement de mille et un autres poèmes pour caractériser nettement le poème d’Ashbery. Mais d’autres échos s’imposent et c’est sur eux que nous insisterons ici. « A Wave » ne renvoie pas forcément, ou toujours, à une vague réelle, pour les raisons qu’on verra. Interviennent certes dans le texte du poème quelques mentions explicites (que la traduction, d’ailleurs, choisisse de les souligner ou non au bon endroit, ou encore de les relayer plus loin par une allusion, chaque langue invitant le terme de manière inégale10) ; mais il serait vain d’attendre qu’apparaissent la côte, les p’tits bateaux et les marins, les châteaux de sable et les pâtés. L’image n’est pas contagieuse. Apparaissant, elle est simple mouvement, un moment peut-être, dira-t-on, de ce qu’en termes d’art Jasper Johns nommait un « chaos organisé », mais versatile, fluctuant. Plus qu’une houle qui met le branle à la vigie dans sa dunette (ainsi tel auteur considérant avec recul les vallonnements de sa vie), c’est un ébranlement, cette lame, masse de souvenirs et de visions en brutal et irrésistible soulèvement qui se rue à l’assaut de la conscience, qui redistribue les champs de force et les composants les plus infimes de ce qui n’est qu’onde transitoire, et non corps fixe, ni corpus biographique constitué. Le français parle de la vague dont il est question ici quand il dit que tel être est « submergé » par l’émotion ou parle d’une montée du souvenir qui « se brise ». Émergence, accumulation, déferlement, chuchot, retrait, disparition : la vague figure aisément la réminiscence et l’insaisissable, la lame de fond est la métaphore spontanée du retour brutal de l’enfoui. La vague est la forme proche de ce que fait jaillir le moment, forme indéfinissable, de ce texte et de ses élans. Si elle « déferle » c’est aussi, pour le bonheur du texte, qu’elle invite à un déploiement de ce qui surgit, une libération de l’obscur, comme se déploie une voile ferlée pour peu qu’on libère les rabans (Ashbery sait aussi que rabaner, c’est travailler, comme on dit, « avec des bouts de ficelle » ; et que parfois, la toile faseye.) Elle est le surgissement de l’instant qui cède bientôt la place à un autre, assimilée, dit non moins spontanément un critique anglophone, à « une vague [vague11]

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supposition fondée sur le passé ». « Wait, wave, wake », montée, paroxysme de la crête, sussurement du sillage, en seraient les trois temps constitutifs, pour autant qu’il soit possible de trouver la moindre solution de continuité à

[c]et instant cimmérien où toutes les vies, tous les destins, Tous les destins inaccomplis ont été engloutis Comme par une vague géante qui surgit D’une mer calme et retourne ensuite au néant, Une fois commis les dégâts. (102)

Mais la vague-lame, cette vague rare et soudaine, que les gens de mer disent « scélérate », n’est pas la seule espèce à déferler, plus visible et dramatique, seulement, que les trains de vagues qui forment le vague train de ce qui n’est pas pensée mais afflux, véhicule spectral et non identifiable laissant ses traces muettes sur un blanc de neige ou d’écume ; car …que dire de ces enchaînements D’occasionnels moments de transparence où Se lit, inscrite comme sur une page blanche, L’étrangeté de tous ces contacts depuis le moment où ils font irruption Sans un bruit à l’horizon, et en un instant vous foncent dessus Comme un inconnu sur une motoneige Mais dont on ne peut rien savoir ni écrire, seulement Qu’ils sont passés par ici ? (102) Outre que l’anglophone de stricte obédience ne saurait voir la vague sous l’adjectif vague, dût-il utiliser « vague » en anglais, la moindre des ironies de ce texte n’est pas que si la vague figure aisément ce dont elle se fait la circonspecte image, elle renvoie essentiellement à un « objet » infigurable. C’est là son mérite, son éminent pouvoir de figuration du vague : de même que la vague n’existe pas en elle-même, qu’elle n’est autre chose que la somme de ses effets perçus et de ses insaisissables

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transitions — un flux, en vérité —, vague n’est que l’ensemble de ses caractéristiques mouvantes, et le vague, à la fois, est son seul mode de représentation et emprunte l’unique image possible de son caractère incernable. Si le vague c’est ce qui est sans limites déterminées, la vague, par définition et par nature, est ce qui se dérobe avant d’être, afin d’être. Onde, motile, elle n’est que dans un insaisissable, ineffable mouvement d’apparition/disparition, rassemblement/dispersion, elle ne peut être en dehors de ce mouvement12. La vague existe exclusivement dans le flou (spatial, temporel, visuel, conceptuel, notionnel) et par le flou (mouvement, instabilité, changement)… Elle ignore de quoi elle est faite et vers quelle côte elle s’en va. Nous ne pouvons pas non plus le savoir. Ashbery le dit ainsi : « Je crois m’intéresser plus au mouvement dans les idées qu’aux idées elles-mêmes, à la façon dont on se rend d’un point à au autre plus qu’au point d’arrivée ou au point de départ. » 13 Elle n’en convient que mieux comme mode de figuration de la fluidité, de la labilité du souvenir, du passé, de l’inintelligibilité rationnelle des impressions, de la difficulté à immobiliser sur quoi que ce soit de lexicalement ou notionnellement précis le « sentiment » de soi, de l’existence ou du monde, illustration du chevauchement erratique de pulsions contradictoires, de mouvements illogiques et d’associations anarchiques, du flottement et de la confusion que peut déclencher en nous l’expérience hors des fictions qui, par convention sociale, héritage, choix d’un mode de récit, paralysie lexicale ou parti pris philosophique se trouvent l’ordonner ou s’y efforcent. « J’ai aussi l’impression d’être très attaché à des mots qui impliquent une sorte d’osmose, des mots comme “absorber” et “filtrer”, comme on dit de quelque chose qui s’infiltre dans le sol. Je ne sais pas pourquoi ces mots m’attirent particulièrement, à moins que ce ne soit parce qu’ils renvoient à la nature lente mais kinétique de l’expérience et de l’existence » 14. « Sense », en anglais, c’est à la fois la signification, la perception sensorielle, une impression, et l’incapacité à définir plus précisément ce que « veut dire » une impression. Le terme est fréquemment utilisé dans les pages qu’on vient de lire en raison de ce qu’il a de… vague. Ashbery, on y reviendra, bascule d’autant plus volontiers loin de la

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claire signification qu’il ne veut pas renoncer à ces jeux d’impressions changeantes. Nul sans doute, mieux que Georges Poulet, avec plus de fine distance, n’a pointé ce sentiment, renvoyé plus clairement à la parenté de la vague et d’un rapport au monde : « Je suis, disait-il, un être ondoyant et multilatéral. » Tel se déclare, par le poème, dans le poème, l’auteur du poème qu’on vient de lire. À lui non plus, il semble qu’il n’ait jamais guère « paru », dans les termes de Pascal Quignard, « que nous soyons beaucoup nous-mêmes. » (151) Ce qu’il ne faut donc pas attendre d’un poème de ce recueil : un sens arrêté, une opinion affirmée, un jugement auquel aurait amené une stricte logique, les marques, même discrètes, d’un quelconque discours d’autorité ; de la clarté, une consécution raisonnée, des affirmations péremptoires, une certitude ou une autre. Au reste, sur quoi appuierait-on leur prétendue mise au jour, où trouverait-on prise ? Que l’esthétique de ces textes ressortisse au « nébuleux » ne signifie en aucune manière qu’elle veuille favoriser le fuligineux ou l’obscur. Sa « vaguesse », comme la désigne — nous précise joliment le lexique — le « vocabulaire un peu suranné des Beaux-Arts », renvoie à un ton léger, une « manière de peindre qui laisse beaucoup d’air dans un tableau et qui donne aux formes quelque chose de vaporeux et d’indécis », voilage qu’ailleurs Ashbery repère dans « a rainy blur », estompe des embruns, du crachin, de la bruine. Mais tout chez lui est fait pour rendre impossible ou risquée une appréhension plus sûre, plus confiante, plus affermie de ce qui ne lui apparaît que dans le chatoiement, le miroitement, une manière de mirage à la surface mouvante de la mer. Les oscillations de son être et de son identité sont telles qu’elles s’accommodent de tout ce qui, en langue, peut favoriser l’imprévu, l’indécis, le multiple, le contradictoire, souligner ce que les épiphanies ont d’éphémère, le sens d’instable, le souvenir de trompeur, le changement d’attirant. D’où cette peu commune fréquence du recours aux pronoms neutres, épicènes ou peu clairs, la tortuosité de bien des paragraphes, l’ambiguïté qui caractérise nombre d’antécédents, les renvois et allusions incertains ;

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d’où cette manière de renforcer des liaisons qui ne demeurent que possibles par l’usage de moyens rhétoriques en apparence impérieux. La plasticité des pronoms (le « it » est souverain dans ces poèmes, jusque dans leurs conclusions15), l’instabilité des points de vue, de l’origine attribuée à la voix, la métamorphose de ses destinataires, l’abondance des indéfinis, l’usage récurrent de « quelque », d’« un certain », de « tel », des éléments « étranges », « incertains », « flous », « imprécis », les multiples « quelque chose » (on en trouvera trente-deux dans le seul « Vague ») : tout vise à faire connaître le fugitif, les sentiments changeants, la mémoire capricieuse. Comme cette dernière, les vagues le sont toujours, qui, pour les Doriens, Gibbon nous l’explique, sont si proches des chèvres (aigis), qu’elles disputent au père de Thésée l’honneur d’avoir baptisé la mer où il se jeta…16 Pour autant, vagulant si l’on veut, divaguant à loisir, vagabondant d’abondance, le poète ne délire pas ; rien en lui de vagulaire. Seul (solus), il erre (vagus), au rythme des poussées, des déclinaisons et des accidents du souvenir ; dans son errance solitaire, l’homme qui regarde trop la mer ne sait plus, ou ne veut plus savoir, où il va : « sauvage »17. Comme on l’a fait remarquer, « voyager sans guère d’espoir, pour un tel poète, vaut mieux que d’arriver. Le sens, quelque mal qu’on se soit donné pour l’obtenir, est toujours trivial, vulgaire de se croire supérieur : N’est-ce pas ceci, « le sens » Ce peu de ma vie que je puis voir - qui me répond Comme un chien, en remuant la queue, bien que l’agitation et la fidélité Soient à peu près tout ce qui est jamais exprimé. (88) »18 Ce qu’il faut donc, au revers, attendre et savoir accueillir de ce recueil : comme le dit le titre d’un poème, « just walking around », une petite balade ; et s’apercevoir qu’« [i]l y a de la lumière là-dedans, et du mystère et de la nourriture » (15) ; pour reprendre l’élégant distinguo emprunté plus haut, se confronter à une « rêvée » plus qu’à une

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« pensée », à des contacts directs, tressautants, comme folâtres ­— et on y insistera, souvent drôlatiques ou volontairement ridicules —, la plupart du temps discontinus, avec des perceptions, un environnement mental, des songeries. Le lecteur pourra trouver « étrange », en effet, comme il est dit au vers ultime, de se voir contraint d’abandonner toute tentative de « compréhension » des périodes proposées. Il constatera tour à tour le contraste entre le flou des notions et des percepts et la puissance et la netteté de l’équipement rhétorique (« donc », « aussi », « parce que », « cependant », « ainsi », « de sorte que »), puis cet autre qui oppose une acuité soudaine de sensation ou de sentiment au vague ruissellement d’une syntaxe flottante, contrairement à son souci permanent19. Mais qui, de notre temps, acceptera de recomposer le tableau non-figuratif déconcertant dressé devant lui selon les rythmes chromatiques, texturels, de motifs ou graphiques que cette œuvre présente et dont elle se constitue, — celui-là même aura plus de réticence à traiter l’objet verbal qu’il a sous les yeux avec une identique volonté d’y découvrir une logique distincte d’autres plus confortablement familières. Pour beaucoup, aujourd’hui encore, l’œuvre d’un Picasso n’est convaincante ou respectable dans ses évolutions les plus caractéristiques qu’en raison de ses antécédents de figuratif sérieux, d’artiste qui “savait peindre…” Le crédit que d’aucuns accordent à John Ashbery est du même ordre ; sa virtuosité prosodique lui fait office de période bleue. La peinture du demi-siècle écoulé avant Vague avait abondamment contraint l’art à de nouvelles habitudes, à affronter une situation de naufrage sémantique dont Ashbery — pour qui les poèmes longs sont comme l’espace disponible d’une toile — emprunte les linéaments à Melville et le néologisme au célèbre essai d’Harold Rosenberg20 : Un jour, lorsqu’on retirera leur nom aux choses, lorsque tous les attributs Sombreront dans le maelstrom de la dé-définition comme autant d’espars. (106) Mais en poésie, proposer comme il fait la disjonction, les déplacements et les glissements du rêve plutôt qu’avoir recours à une logique

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linguistique dominante qui menace toujours de geler de facto l’expression des idées qu’on dit alors à juste titre arrêtées, radicaliser la critique des idées reçues ou attendues jusqu’à enfreindre les formes mêmes de l’expression réputée cohérente de toute idée (« dans le marécage de [ses] bonnes intentions », p. 88), voilà qui peut être perçu soit comme désordre condamnable soit comme traduction de la manifeste perplexité contemporaine, de l’absence de sens que d’autres ne manquent pas de constater selon un mode discursif plus traditionnel. S’arracher de cette façon à la contrainte des discours ambiants, congédier par principe les fictions régnantes, installer un intrigant désordre au milieu de considérations thématiques somme toute déjà familières (voire présentées comme éculées), c’est faire concorder le primat du rêve et les baguenaudes enchevêtrées de la mémoire, du désir et de l’esprit. « Comme le rêve voit ce qui n’est pas là, le mot prononce ce qu’il ne prend plus, » 21 dit l’un ; Il est amusant de gratter par-ci par-là, De tomber par hasard sur quelque chose. Mais pour que la forme vague et tendre Du décor prenne un sens, les mots doivent être physiquement expulsés, Une certaine netteté évitée au profit de la densité D’une opinion étayée vouée à se faner dans l’oubli : pas trop linéaire, Sans trop d’enflure ni de distance non plus. proclame l’autre (« Vague », p. 88), rapprochant le flou d’une recherche à la « vaguesse » de son expression ; ce sur quoi l’on « tombe » ne doit pas acquérir plus de permanence que les mots qui le disent. Le poème se retourne en rêve, dans un « mouvement de vague qui se replie sur elle-même en amont de la langue parlée. Avancée qui est un retrait. »22 « Zurückfantasieren » suggère assurément l’homme au canapé23. Car c’est bien des profondeurs que le poème monte à l’assaut des certitudes et des formes fanées :

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[…] remettant en cause de façon continue ou ponctuelle les modes anciens Et les nouvelles interrogations, le poème, qui pousse au travers du plancher, Loin au-dessus des tubercules, envahissant et dévastant le salon Rituel, exige désormais qu’on négocie avec lui sur ses propres bases, En ayant enfin terminé des contacts préliminaires. (100) Ashbery ne témoigne pas d’une expérience, ni ne la commente ; il écrit, dira-t-on, (d’)après le motif24, et non sur lui, avec des moyens de langue qui font songer à la sensibilité multi-directionnelle des oreilles d’un grand cerf aux aguets : c’est sa parole qui, inlassablement, chauvit. Rester en vie ne dépend pas nécessairement des idées qu’on entretient sur elle, ni la paix de l’esprit de l’éclaircissement des énigmes. Face à (contre ?) la pensée structurée, les raisons ordinaires, les réactions attendues, l’uniformité convenue des opinions sur les aléas de l’existence, le poète détecte, repère en lui les réactions non conformes aux situations où le replace son souvenir, en propose des versions auxquelles il ne requiert pas qu’aucun lecteur adhère, hormis qui voudra s’embarquer quelque temps avec lui sur le périlleux agios pelagos de la langue : Autant de systèmes Dans lesquels nous sommes impliqués, autant, de même, Qui nous lâchent sur un océan de langage qui en vient À faire partie de nous, comme s’il était question d’y échapper jamais, Le ciel est dégagé, très vaste, et les vagues nous parlent, Préparant les rêves avec lesquels il nous faudra vivre, dont il faudra nous servir. (90) Et puis, disons-le, de crainte que quiconque l’oublie : outre qu’il est

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tour à tour émouvant, déconcertant, bouleversant, irrésistible, Vague est un ensemble très drôle ; on ne saurait prétendre sérieusement qu’on est sérieux si l’on ne comprend pas que John Ashbery est à son plus sérieux quand il en manque. Alors plonger, s’ébrouer, profiter de la vague, de son élan, de sa force, de sa fraîcheur aussi, se laisser emporter, bringuebaler au gré du flot, patauger au milieu des épaves, entendre criailler les parodies, voir se transformer les enchevêtrements d’algues d’un moment au suivant, savourer les emprunts, les pastiches, les mutations joueuses, les remarques potaches, les accents de bistrot, les vers de Mi(r)l(i)ton, les allusions au cas de Roussel. Au reste, la récurrence moqueuse de l’usage d’un terme, dans Vague, nous le dit et le redit : Le sérieux n’est guère utile non plus : Au moment de l’enfourcher, il échappe à sa longe Et en riant s’enfuit tout heureux. (« La valse du destin », 77) Sur ce chapitre non plus, le lecteur devrait ne pas être déçu. Ma déception personnelle, néanmoins, est double : celle d’avoir nécessairement fait mentir la précaution oratoire de la page 107 (« Et puis de toute façon cela sonne mieux en traduction, / La seule langue dans laquelle vous le lirez. ») ; celle de devoir m’accorder au caveat de la page 94 (« A-t-on vraiment besoin de commentaires comme les nôtres ?  »). Mais un double salut m’en console : mon wave à moi, je l’adresse au poète en amical et admiratif salut, avec ma gratitude ; et avec le lecteur je voudrais partager un plaisir qu’on lui doit : à la fin du roman qu’il avait composé au fil des années avec James Schuyler25, John Ashbery avait réussi à glisser le mot « foehn » dans l’espoir que personne ne pût le reconnaître ou le comprendre, pour le plaisir de terminer sur un gag, et obliger leurs lecteurs à en chercher le sens. Alors, cher lecteur, sois sérieux, toi aussi : « Have foehn ! »

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NOTES 1. Voir « Haibun » (p. 52) et « L’hôpital de Darlene » (p. 74). 2. Pascal Quignard, Mourir de penser, Paris, Grasset, 2014, p. 62. 3. Qui le souhaite lira « Haibun 5 » comme métaphore filée et attristée des concessions au succès public. 4. La paire de Saussure signifiant/signifié (qui eux aussi vont en bateau) est toujours garante d’une certaine distinction. Mais nous sommes entre nous. 5. En lisant « waving », on songe au « Sventolamento » cher à Balla, que l’italien définit « movimento ondeggiante ». 6. John Ashbery a été critique d’art à Paris pendant une dizaine d’années (1955-66), pour l’édition européenne du New York Herald Tribune, pour Art International (1960-65) et Art News (1963–66). 7. Rappelons par ailleurs que A Wave a été écrit après que le poète eut longuement côtoyé la mort en raison d’une grave maladie. 8. « Je me demande souvent si je ne souffre pas d’un dysfonctionnement mental quelconque, tellement ma poésie paraît bizarre et énigmatique à un grand nombre de gens, et à moi-même aussi, parfois », confie John Ashbery dans l’interview qu’il accorda à Peter Stitt (The Art of Poetry No. 33, Paris Review, Winter 1983, No. 90). 9. Dennis Donoghue, London Review of Books, Vol. 6 No 18, 4 October 1984, pp. 22-23. 10. Ainsi le français introduira-t-il le terme pour rendre « the tender blur of the setting » (« la forme vague et tendre/Du décor ») mais rendra-t-il tel autre « vague » par « flou ». De même, « inkling », invite « un vague signe » (72) et « looser » devient « plus vague ». 11. Kevin Clark, « John Ashbery’s “A Wave”. Privileging the Symbol », Papers on Language and Literature 26.2 (1990), p. 277. Je souligne le terme anglais utilisé. 12. J’ai tenté de préciser cette aporie de la représentation spécifique de la vague, d’expliquer, à propos de deux œuvres picturales (Walter Crane et Hokusaï), pourquoi la vague, si elle est une figure recherchée, n’est pas elle-même figurable, perdant sa vérité et jusqu’à sa possibilité d’existence dans toute représentation statique. (« Ce qui reste “de la vague” », in Les promesses du flou, Rhétoriques des arts VIII, Presses Universitaires de Pau, 1999, pp. 225-234). La remarque générale d’Antoine Cazé (John Ashbery. À contre-voix de l’Amérique, Paris : Belin, Collection « Voix Américaines », 2000, p. 84), me paraît donc d’autant plus pertinente s’agissant de Vague : « [John Ashbery] est

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constamment à la recherche des moyens poétiques qui permettraient d’articuler une conception changeante du monde plutôt que d’en exprimer une vision statique. » 13. Stitt, op. cit. 14. Ibid. 15. « And “It grew and grew” means that “It” (famous Ashbery pronoun) grew for a long time », m’écrivait dans un sourire John Ashbery lui-même (je souligne ; lettre du 27/11/14). 16. Rendant ainsi douteuse la sanctification de cette « mer égée » par un « agios pelagos » plus tardif dont les vagues, sans doute, leur empruntent aussi leurs cornes… Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, livre 53, Paris, Robert Laffont « Collection Bouquins », volume II, p. 643, note 2. Plus proche, assurément, de « Vague », ce poème où Boris Vian (encore lui ? ! — Oui, oui…) nous propose une femme à l’« air pélagiquement songeur » qui rencontre Œdipe (« À Griffes », dans Barnum’s Digest, Paris, Aux Deux menteurs, 1948). 17. J’emprunte la rare étymologie qu’avance Pascal Quignard (op. cit. 93), la trouvant plus séduisante que celle que propose le Trésor de la Langue Française : « altér. P. assim. vocalique du lat. class. silvaticus (dér. de silva « forêt ») “qui est fait pour le bois” ». Comme ne doit pas l’être la langue. 18. Donoghue, op. cit. 19. Antoine Cazé, dans son remarquable petit livre, n’hésite pas à le nommer « poète de la syntaxe ». Ce qui n’empêche pas que, souvent, « L’armure / De ces pensées se moque d’elle-même. » (32) 20. Harold Rosenberg, The De-Definition of Art : Action Art to Pop to Earthworks, Chicago : The University of Chicago Press, 1972. 21. Pascal Quignard, ibid., 71. 22. Ibid., 182. 23. Cf. page 89 : « Le divan, jadis siège, Ne laisse plus perplexe, et le doux entretien qui a lieu À intervalles réguliers au fil des ans ressemble à un colley Dont on ne parvient jamais à se passer. Et cela vous arrive Dans cette pièce, c’est ici même, et jamais nous ne pouvons Tirer nourriture de cette expérience. » 24. « Je ne veux pas barber les gens avec des expériences personnelles qui ne sont que des versions de ce que tout le monde a pu vivre. Pour moi, c’est seulement par la suite

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que la poésie commence. J’écris en songeant à des expériences, mais je n’écris pas sur mes expériences, j’écris en raison d’elles [“I write with experiences in mind, but I don’t write about them, I write out of them.”] [Je souligne] Je sais que ma réputation est exactement inverse, que je ne parle que de moi [that I am totally self-involved], mais je ne vois pas les choses de cette façon. » (Stitt, op. cit.) 25. A Nest of Ninnies, Dalkey Archive Press, 2008. Un nid de nigauds, traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrice Ladrange et Abigail Lang, Dijon, Presses du Réel, 2014.


Table des matières

À la Ferme du Nord.............................................................................. 7 La pluie vient........................................................................................ 8 Les chansons que nous connaissons le mieux................................... 9 Quand le soleil s’est couché...............................................................12 Paysage...............................................................................................14 Petite balade.......................................................................................15 Telle une mouche................................................................................16 Histoire en cours…..............................................................................18 Merci de ne pas coopérer...................................................................20 Mais que voulez-vous que le lecteur y comprenne ?..........................22 En bas, près de la gare, au petit matin...............................................23 Entre les rudes et rugueux rochers se ruait l’arrogant gredin aux ..... frusques fripées.........................................................................24 Belles aventures (suite)......................................................................25 Les puristes objecteront.....................................................................26

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Description d’un masque ...................................................................27 Le chemin de la lune blanche............................................................42 Tu l’as dit, petit....................................................................................44 Introduction.........................................................................................46 Je vois, dit l’aveugle ; et, posant son marteau, il se pointe................47 Éditions Peters, Leipzig......................................................................48 37 Haiku..............................................................................................49 Haibun.................................................................................................52 Haibun 2..............................................................................................53 Haibun 3..............................................................................................54 Haibun 4..............................................................................................55 Haibun 5..............................................................................................56 Haibun 6..............................................................................................58 Variation sur un chant de Noël...........................................................59 Créatures décoratives.........................................................................62 La télégraphiste de Lonedale.............................................................63 Le questionnaire de Proust................................................................65

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Tasses à l’anse cassée........................................................................67 Juste quelqu’un à qui vous dites « Salut ! ».......................................68 Ils aiment............................................................................................69 Tant de vies.........................................................................................71 Jamais ne dis que tu aimes................................................................73 L’hôpital de Darlene............................................................................74 La valse du destin...............................................................................77 Essayez-moi ! je ne suis pas comme les autres !...............................78 L’une des choses de la vie les plus extraordinaires...........................80 Quoi que ce soit, où que vous soyez...................................................81 Trèfle...................................................................................................84 Problèmes...........................................................................................85 Vague...................................................................................................86

Notes.................................................................................................114

Postface............................................................................................119


Collection américaine dirigée par Olivier Brossard John Ashbery et Joe Brainard, Le Carnet du Vermont traduction d’Olivier Brossard John Ashbery, Vague traduction, notes et postface de Marc Chénetier Bill Berkson, Parties du corps traductions d’Omar Berrada, Vincent Broqua, Olivier Brossard, Vincent Dussol, Abigail Lang, Clément Oudart, Martin Richet et Béatrice Trotignon Charles Bernstein, Pied bot traduction de Martin Richet, postface de Jean-Marie Gleize Ted Berrigan, Les Sonnets traduction de Martin Richet, postface de Jacques Roubaud Frank O’Hara, Poèmes déjeuner traduction d’Olivier Brossard et Ron Padgett Frank O’Hara, Méditations dans l’urgence traduction d’Olivier Brossard et Ron Padgett Ron Padgett, Le Grand Quelque chose traduction d’Olivier Brossard Ron Padgett, On ne sait jamais traduction de Claire Guillot James Schuyler, Il est douze heures plus tard traduction de Stéphane Bouquet

Anne Waldman, Archives, pour un monde menacé traduction de Vincent Broqua


John Ashbery Vague

John Ashbery Vague

Né en 1927, associé à « l'école de New York des poètes », John Ashbery est l'un des plus grands écrivains américains. Son œuvre considérable a reçu de nombreuses distinctions, notamment Autoportrait dans un miroir convexe (1975). Publié en 1984 aux États-Unis, Vague (A Wave) rassemble une quarantaine de poèmes et de proses où, de place en place, le pastiche et la parodie se mêlent à une réflexion ironique et moqueuse sur le poète, ses entours et la réception de son œuvre. Le dernier texte, qui donne son nom au recueil, prolonge les méditations de l'Autoportrait et de Trois poèmes (1972). Dans ce livre, comme l'explique Marc Chénetier dans sa postface, le lecteur est invité à aller à la rencontre de ce « rêveur imprécis », à l'accompagner dans ses méditatives errances sur les chemins de la mémoire et de l'identité. « Furieusement »…

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Chénetier

Vague

« Je crois que tous les jeux, toutes les disciplines se trouvent ici inclus, Peignant, à leur allure, des points, des astérisques que Nous contraignons à prendre des sens qui, ne nous concernant pas, Nous laissent à la traîne. Mais il n'y a pas de fractions – le monde est un nombre entier Comme nous, et comme nous il ne peut rester seul dans son coin ni disparaître. Lorsqu'on est jeune, on dirait un endroit très étrange et très sûr, Mais maintenant que j'ai changé, je le trouve simplement bizarre, froid, Plein d'intérêt. » (« Vague »)

John Ashbery

Traduction de l’anglais (États-Unis), postface et notes de Marc Chénetier

Vague VII d’Auguste Strindberg, Musée d’Orsay © RMN

21 €

isbn 978-2-84809-245-4

9 782848 092454

www.jocaseria.fr

joca seria


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