Postface de Frédéric Sylvanise à "Mes beaux habits au clou" de Langston Hughes

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Postface Un recueil mal compris par la critique Il faut sans doute commencer par le sujet épineux, ou qui du moins fut épineux pour Langston Hughes : celui du titre de son recueil, Fine Clothes to the Jew, extrait d’un vers de « Hard Luck », qui appartient à la première section. Hughes était venu au secours de son ami Carl Van Vechten en 1926 pour éteindre le feu des accusations de racisme suscitées par le premier terme du titre de son roman Nigger Heaven, que Hughes trouvait tout de même « malheureux ». En retour, Van Vechten, à qui le recueil de Hughes est dédié, prête main forte à son jeune ami lorsque celui-ci utilise une expression qui établit une équivalence entre une activité et un groupe particulier, et contrarie Alfred A. Knopf, son éditeur, juif lui-même1. Rien dans ladite expression ne relève pourtant de l’insulte ou du racisme individuel. Elle ne fait que refléter la réalité des rapports sociaux et leur racisme institutionnalisé. Dire qu’on va chez le Juif dans les années 1920 à New York pour mettre ses beaux habits en gage, c’est un peu comme dire que l’on va chez l’Arabe du coin en France à la même époque lorsqu’on se rend à l’épicerie. On lexicalise une expression réductrice qui n’est pas stigmatisante en soi, mais qui peut le devenir. Comme elle ne dit pas grand-chose aujourd’hui, la traduction a choisi de privilégier l’activité plutôt que le groupe. En 1927, Van Vechten tranche et Knopf bat en retraite, mais Hughes paiera sa collusion avec le premier, accusé de corrompre le jeune poète noir2. Lorsque Hughes publie Mes beaux habits au clou en 1927, il bénéficie d’une réputation flatteuse au sein du mouvement de la Renaissance de Harlem. Il en est l’un des poètes majeurs avec Countee Cullen et le Jamaïcain Claude McKay, tous deux tournés vers des formes plus classiques que lui et notamment le sonnet, dans une perspective très

1. Voir Arnold Rampersad, The Life of Langston Hughes, vol. 1, I, Too, Sing America (19021941), New York, Oxford University Press, 1986, p. 138. 2. Voir Emily Bernard, Emily Bernard (ed.), Remember Me to Harlem : The Letters of Langston Hughes and Carl Van Vechten (1925-1964), New York, Alfred A. Knopf, p. 62.

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britannique. En 1926, la presse a généralement bien reçu The Weary Blues (Le blues triste)3, son premier recueil publié par Knopf déjà et lui aussi grandement influencé par le blues et surtout le jazz que Hughes considère comme une des productions essentielles de l’art américain en ce début de vingtième siècle. Quand ils sont publiés isolément, ses travaux apparaissent dans des revues noires comme Crisis et Opportunity dirigées par les deux figures tutélaires du mouvement, les intellectuels W. E. B. DuBois et Alain Locke, mais aussi dans des périodiques radicaux comme Masses au lectorat essentiellement blanc. Le poète bénéficie en outre, on l’a dit, de la bienveillance d’un mécène comme Carl Van Vechten qui a déjà beaucoup œuvré pour que la publication de son premier recueil aboutisse. Il a également été adoubé par Vachel Lindsay, l’un de ses modèles en poésie et sans aucun doute un pionnier dans l’écriture de poèmes jazz comme l’atteste le recueil The Congo and Other Poems publié en 1914. Pourtant, Mes beaux habits au clou est largement rejeté par la critique à sa parution en février 1927. Hormis quelques commentaires bienveillants, tels ceux de l’historien de la culture Howard Mumford Jones qui voit chez Hughes un novateur du point de vue de la langue poétique, de Claude McKay ou de la fille du grand poète africain-américain Paul Laurence Dunbar (1872-1906), la plupart se font surtout haineux parmi nombre de critiques noirs et réservés chez les radicaux blancs. Ce qui pouvait déjà se percevoir dans la réception des poèmes du Blues triste les plus directement influencés par la musique noire, à savoir un doute sur l’appartenance de ces travaux à la catégorie des poèmes, se fait ici flagrant : Hughes est vu comme un poète du caniveau tout au mieux4. Derrière le rejet d’une esthétique tournée vers les formes populaires, il faut lire un rejet de classe. Hughes choque d’abord les bourgeois parce qu’il ne parle pas d’eux, mais des petites gens. Consacrer trois sections entières à la forme classique du blues (celle à douze mesures, sur laquelle nous reviendrons), c’est d’abord

3. Nous reprenons le titre du poème éponyme tel qu’il fut traduit par Pierre Dodat. Voir Pierre Dodat, Langston Hughes, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1964. À notre connaissance, le recueil n’a jamais été traduit dans son intégralité. 4. Voir Arnold Rampersad, op.cit., pp. 140-45.

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faire entrer le texte d’une forme-chanson dans le domaine poétique, où elle n’avait que très rarement eu droit de cité auparavant (chez Carl Sandburg dans les Chicago Poems de 1916 et c’est à peu près tout). C’est aussi dire à la bourgeoisie noire qui contribue à animer la vie culturelle de Harlem dans les années 1920 que l’idiome noir est le seul qui soit authentique en matière poétique. Hughes s’en est expliqué avec panache au mois de juin 1926 dans son célèbre essai intitulé « L’Artiste noir et la montagne raciale »5 et, d’une certaine façon, ce recueil s’inscrit comme une illustration parfaite de ce qui constitue le grand manifeste poétique de la Renaissance de Harlem, publié lors de l’année charnière du mouvement qui voit W. E. B. DuBois perdre de son influence. « Écrire blues », c’est « écrire noir », c’est-à-dire refuser d’écrire comme les blancs. Ce que Hughes reproche à la bourgeoisie noire, c’est de singer la bourgeoisie blanche et donc de souhaiter l’uniformisation de la langue poétique car la bourgeoisie tend vers un idéal d’homogénéité qui suppose une sorte de bienséance linguistique, par-delà les différences raciales qu’elle cherche à gommer. Mes beaux habits au clou déplaît fortement à une grande majorité de critiques noirs parce qu’il s’agit d’un recueil trop noir pour eux. Hughes nous raconte des histoires de noirs du Nord et du Sud, des histoires de prolétaires dans leur vie de tous les jours, des histoires simples6. Hughes parle de Monsieur tout le monde. Seuls deux ouvrages publiés pendant la même période susciteront un tel rejet : le roman Nigger Heaven de Carl Van Vechten, dont le titre fait scandale en 1926 on l’a dit, et celui de Claude McKay, publié en 1928 et intitulé Home to Harlem qui fera dire à DuBois qu’il avait eu envie de prendre un bain après l’avoir lu. Si les accusations de racisme dont le premier fit l’objet étaient

5. Cet essai a été publié dans la revue The Nation le 23 juin 1926 sous le titre original « The Negro Artist and the Racial Mountain ». Pour un commentaire plus précis sur la question, voir Frédéric Sylvanise, « Countee Cullen ou l’illusion d’une langue poétique universelle », in Claudine Raynaud (ed.), La Renaissance de Harlem et l’art nègre, Paris, Michel Houdiard Éditeur (coll. « Essais sur l’art », vol. VI), 2014, pp. 57-68. 6. Il n’est pas anodin que Hughes ait publié par la suite de courts textes en forme de saynètes humoristiques mettant en scène la parole d’un personnage nommé Jesse B. Semple (notez le jeu de mots avec « Just Be Simple »).

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prévisibles, le second se voit reprocher les mêmes choses que le recueil de Hughes : la vie des noirs y est trop dissolue pour être présentable à la bourgeoisie. Un contexte politique délicat C’est que l’enjeu de leurs publications est à replacer dans un contexte politique plus large. DuBois, comme Locke, souhaite promouvoir les arts noirs dans le but de s’attirer la sympathie des blancs pour, à terme, et en caricaturant un peu, obtenir les droits civiques. C’est du moins ce que les historiens noirs du mouvement diront jusque dans les années 19807, mettant en exergue le supposé échec politique du mouvement, avec un mélange de mauvaise foi et de myopie que d’autres, essentiellement blancs, corrigeront à partir des années 1990 grâce à un travail poussé sur les archives du mouvement qui fera apparaître des collaborations plus fructueuses et plus désintéressées qu’il n’y paraît entre les deux groupes pendant la période8. En 1926, il existe en effet un danger à voir les éléments les plus doués du mouvement prendre le risque de déplaire aux élites en montrant ce qui rappelle le plus que les noirs sont des inférieurs dans la société américaine. Question de perspective bien entendu : Hughes dénonce9 la condition noire autant qu’il célèbre la diversité culturelle des Africains-Américains en faisant du blues et du jazz des sources d’inspiration formidables. Il n’est pas question ici de se complaire dans un statut de victime, bien au contraire, mais de dire au monde entier que, même si elles mettent en scène la misère, la violence ou le désespoir, les créations noires

7. Voir entre autres Nathan Irvin Huggins, Harlem Renaissance, New York, Oxford University Press, 1971 et David Levering Lewis, When Harlem Was in Vogue, New York, Penguin, 1997 [1979]. 8. Voir notamment Ann Douglas, Terrible Honesty, Mongrel Manhattan in the 1920s, New York, Farrar, Straus, Giroux, 1995 et George Hutchinson, The Harlem Renaissance in Black and White, New York, Harvard University Press, 1995. Voir aussi Frédéric Sylvanise, « La Renaissance de Harlem fut-elle une dissidence inoffensive ou une collaboration interraciale essentielle ? », in Jean Paul Rocchi (ed.), Dissidences et identités plurielles, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2008, pp. 207-226. 9. Arnold Rampersad, op. cit., p. 144.

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sont sans doute les plus originales sur le sol américain. Soit à peu près ce que disait DuBois dans The Souls of Black Folk10 publié en 1903. Ironie de l’histoire qui fait que le militant est devenu prudent quand il s’est agi de parrainer un mouvement où toute fausse note peut coûter cher sur la scène politique. Les écrivains noirs doivent être créatifs, mais ils ne doivent pas trop s’éloigner des canons existants. Ils doivent montrer patte blanche si l’on préfère. Hughes s’y refuse au motif qu’il dépeint ce qu’il connaît le mieux, comme il s’en explique dans la presse peu après la sortie du recueil11. Mais, à y regarder de plus près, qu’y a-t-il de si choquant dans ce recueil ? La part du blues, à l’origine du scandale, est-elle si importante ? Et dans quelle mesure a-t-elle occulté le reste d’un recueil beaucoup plus varié que sa réputation ne pourrait le laisser entendre ? De l’adaptation des formes classiques du blues à l’hommage aux spirituals : une grande variété formelle Dire que Mes beaux habits au clou est un recueil de blues n’est pas tout à fait exact, mais le blues y occupe indéniablement une place de choix. Avec trois sections entières qui lui sont consacrées (« Blues », « L’amour sur Beale Street » et « Encore du blues »), il fait une entrée fracassante dans le domaine poétique. Le biographe Arnold Rampersad ne s’y est pas trompé, qui voit là un ouvrage d’un genre nouveau et va jusqu’à le comparer au Feuilles d’herbe de Whitman. Un Feuilles d’herbe des lettres noires12. Comparaison certes flatteuse, mais pas fausse tant nous avons affaire ici à une langue profondément américaine, noire américaine en l’occurrence, qui se déploie dans le vers libre. Et une langue neuve aussi car, et ce n’est pas un détail, si Hughes garde le canevas du blues classique, il en atténue les aspects les plus potentiellement dérangeants, à savoir le ton licencieux voire graveleux que l’on peut trouver dans certains blues chantés de l’époque. Hughes n’est d’ailleurs pas particulièrement soucieux que l’on 10. Pour une traduction française et une postface très détaillée sur l’œuvre, voir Magali Bessone, Les Âmes du peuple noir, Paris, La Découverte, 2007. 11. Voir A. Rampersad, op. cit., p. 144 et Emily Bernard (ed.), op.cit., p. 47, note 1. 12. Ibid., p. 141.

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mette ses blues en musique, en tout cas pas au début de son parcours. Ce qui l’intéresse, c’est la musicalité des textes qu’il crée pour l’occasion. Malgré son apparente simplicité, le blues est une véritable forme poétique, que certains ont aussi rapprochée à juste titre de celle des Ballades lyriques de Wordsworth et Coleridge parues en 1798. En effet, dans l’esprit, la démarche est proche : il s’agit bien dans les deux cas de trouver une langue authentique à hauteur de l’homme du peuple, qui s’éloigne des règles de la métrique ; voilà pour le programme esthétique. D’un point de vue technique, les blues les plus représentés ici sont ceux que l’on désigne par blues à douze mesures. Cette appellation renvoie directement à la pratique musicale du blues. Comme à chaque vers correspond une suite de quatre accords qui valent chacun une mesure, les strophes de blues composées de trois vers contiennent douze mesures et donnent ainsi leur nom au genre. Il s’agit d’ailleurs ici de six demi-vers plutôt que de trois vers car Hughes, comme il ne s’en est pas caché, coupait les vers en deux pour gagner plus d’argent lorsqu’il envoyait ses poèmes à des périodiques13. Les deux premiers vers, quasi identiques (on parle des vers A et A’), expriment une tension qui est résolue (souvent négativement) dans le troisième, appelé vers B. Un bon blues est comme une bonne blague : il faut trouver une chute qui fasse mouche. Il faut rire, même s’il s’agit d’humour noir, car le rire atténue les malheurs de celui qui s’exprime. Autrement dit, le locuteur nous fait rire avec lui. Une variante connue du blues à douze mesures est le blues à huit mesures, dans lequel le vers A’ est omis. Des poèmes comme « Détresse » ou « Carte de la malchance » ressortissent de cette catégorie, mais Hughes y fait rimer les deux vers, ce qui n’est pas obligatoire dans la pratique musicale. Les sections intitulées « Avenue du chemin de fer » et « Depuis les routes de Géorgie » sont pour leur part composées de miniatures comme Hughes en écrit tout au long de son parcours (voir notamment « Le boxeur », « Partie de craps » ou « Maman ») ; de poèmes plus longs qui évoquent la ballade (« Mort du Filou : la chanson d’un clodo » est un des meilleurs exemples avec son schéma de rimes en ABCB) ; d’autres encore qui sont conçus comme

13. Voir l’enregistrement de L. Hughes, Poetry and Reflections, Caedmon 1640, sans date.

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des portraits ou des autoportraits à la fois modestes et très représentatifs de ce qu’est un/e prolétaire noire en 1927, à savoir quelqu’un qu’on exploite (« Porteur », « Garçon d’ascenseur », « Heure de fermeture ») ; certains qui sont directement inspirés par les rythmes et la terminologie du jazz et en cela proches des travaux du recueil précédent (« Jazz band dans un cabaret parisien » ou « Samedi soir ») ; enfin d’autres, inclassables, d’une beauté qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère du Cane de Jean Toomer paru quatre années plus tôt (« Fleurs de magnolia », « Mulâtre »)14. En outre, en consacrant une section entière aux spirituals (« Gloire Alléluia ! »), ces chants religieux que l’on entonne à l’office le dimanche matin15, Hughes achève de montrer, un an après la parution du Blues triste, qu’il est un fin connaisseur des musiques africaines-américaines. Les spirituals sont l’envers sacré du blues, autant que le blues est l’envers profane des chants religieux. Certes, le ton est différent, mais on y retrouve le goût pour la simplicité, notamment dans la manière de mettre en scène un rapport direct entre le croyant et Dieu, aspect bien connu de la pratique religieuse chez les protestants, mais aussi pour une forme d’authenticité dans la langue puisque les spirituals, autant que les blues, sont écrits dans la langue vernaculaire. Il s’agit d’un anglais noir très oralisé, qui se déploie dans un vers tout aussi libre que le blues. Blues et spirituals sont donc les deux faces d’une même pièce plus que des opposés, ce que l’existence d’un genre comme le « holy blues » (le blues sacré), chanté dans la rue par des bluesmen qui officiaient aussi à l’église, prouve assez bien16.

14. Voir Jean Toomer, Cane, trad. Jean Wagner, postface Arna Bontemps, Paris, Ypsilon éditeur, 2016. 15. À partir des années 1930, on appellera gospel la version plus urbaine des spirituals. Sur l’histoire des deux genres, voir Noël Balen, Histoire du Negro Spiritual et du Gospel, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2001. 16. À ce sujet, voir le coffret Gospel, vol. 3 : Guitar Evangelists and bluesmen (1927-1944), livret de Jean Buzelin. Sur la question, voir aussi Bruno Chenu, Le grand livre des Negro Spirituals, Paris, Bayard, 2000. L’auteur évoque, à propos des spirituals, une greffe entre les hymnes protestants et la sensibilité africaine-américaine. Il voit aussi une plus grande diversité formelle dans les chants religieux que dans le blues, même si les chants évangéliques sont à seize mesures la plupart du temps, quand le blues classique est à douze.

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Traduire le blues Le blues étant une forme spécifiquement américaine, sans véritable équivalent chez nous, sa traduction est moins aisée qu’il n’y paraît. En effet, s’il existe une « scène » musicale blues depuis la moitié du 20e siècle en France, il n’y a pas à proprement parler de tradition d’écriture du blues, dans la mesure où la plupart des blues chantés sont des adaptations de modèles américains ou britanniques. On connaît peu ou pas de poètes blues en France. Les seules traductions de Hughes que l’on peut encore trouver aujourd’hui sont celles de Pierre Dodat, qui datent de 196417. Sinon, Marguerite Yourcenar, dans un bel ouvrage déjà ancien, s’est essayé brillamment à sa traduction après avoir fait la même chose pour les « negro spirituals » une vingtaine d’années auparavant18. Mais l’exercice reste rare. Il faut dire qu’il est très contraignant, et ceci pour au moins deux raisons. D’abord, il est essentiel, ici plus qu’ailleurs sans doute, de respecter le plus possible le schéma des rimes. Autrement dit, que l’on ait affaire à des blues à huit ou à douze mesures, les vers impairs doivent nécessairement rimer, comme dans le texte original. Que la rime rapproche ou oppose, elle est vitale pour le sens car c’est elle qui porte la charge humoristique du poème. L’humour noir est cinglant et la rime est sa servante. De cette première contrainte découle une seconde : il faut tâcher de rendre la langue vernaculaire, c’est-à-dire une langue populaire et un ton souvent gouailleur, coûte que coûte. Or, la rime impose parfois de ces acrobaties qui risquent fort de faire sortir de la route. Question de registre de langue. On pardonnera donc parfois à la présente traduction de faire trop bien parler certains personnages censés venir des bas-fonds pour pouvoir conserver le pouvoir explosif d’une rime. On gagne là en efficacité ce qu’on perd en vraisemblance. Encore faudrait-il relativiser cette notion de vraisemblance. Car le ton du

17. Op. cit. 18. Voir Marguerite Yourcenar, Blues et Gospels, Paris Gallimard, 1984 et Fleuve profond, sombre rivière, Paris, Gallimard, 1964.

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blues est-il si différent de celui des spirituals contenus dans le recueil ? Ne peut-on imaginer qu’il s’agisse des mêmes locuteurs ? Après tout, les spirituals nécessitent aussi nombre d’apocopes et de négations tronquées pour sonner « juste ». Et si les jurons sont bien évidemment exclus de ceux-ci, il n’est pas dit que le registre de langue y soit beaucoup plus soutenu. Le blues vient de la rue, mais il ne faudrait pas lui ôter toute dignité. Ce que souligne Hughes dans chacun d’entre eux, et que le traducteur doit rendre le plus fidèlement possible, c’est que même dans le malheur, le bluesman cherche lui aussi à s’élever. Ce que l’humour lui permet de faire, comme la croyance chez le chanteur de spirituals.


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