Kevin killian les éléments (extraits)

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Kevin Killian

Les Éléments

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Broqua, Olivier Brossard et Abigail Lang

éditions joca seria


Table of the Elements

It was the elements he got right, The strangeness of the new land, its fuzzy things called “trees,� the spice in the air, the thick avocado paste of novelty, and simultaneously a war to win. Does it ever leave you, that feeling of having been taken hostage by the left, hostage by the right, sworn to vassalage by your secret tutor, to the undying borders of the nation state? Now dry off the elements of tin, mercury, iron, oxygen, gold. I was sleeping on a country lawn, eyes wet with dew, my trousers soaked, my thighs cold, and a tall animal approacheth, licketh my face clean of soil. It is the salt of tears for your country, said the wise Platonic antelope. Down red clay track he raced like a son of a bitch. * Like Don Draper, like Anna Madrigal in Tales of the City, I dreamed of

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Tableau des éléments

Les éléments, il maîtrisait, L’étrangeté de cette nouvelle terre, ces choses duveteuses nommées « arbres », l’air épicé, l’épaisse purée d’avocat de la nouveauté, et en même temps une guerre à gagner. Parviens-tu jamais à effacer le sentiment d’avoir été pris en otage par la gauche, pris en otage par la droite, simple vassal qu’un tuteur secret assujettit aux frontières immortelles de l’état-nation ? Sèche désormais les éléments, l’étain, le mercure, le fer, l’oxygène, l’or. Je dormais sur l’herbe, dans la campagne, les yeux embués de rosée, le pantalon trempé, les hanches gelées un animal lors s’approcha, lava de sa langue mon visage couvert de terre. Tel est le sel des larmes versées pour ton pays, dit la sage antilope platonique. Sur une piste d’argile rouge, elle filait la salope. * Comme Don Draper, comme Anna Madrigal dans Chroniques de San Francisco,

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my youth, as an awkward teen raised up in a brothel, my brother dead, the women I loved lying to me, their silk dresses, their pale, pink, storebought slips, —but the elements they got right, in my dreams they slept and tossed, as up to the star-torn skies we were winning a war against dads, I played piano in the parlor to entertain my dad, as he cracked his knuckles against his muscles. Did this happen, I cried, when I awoke? Or was it but the historical materiality of the Cold War that impressed me like Play-Doh, I’m sorry, Kevin, my father said, you mean Plato, do you not, the name of the Sal Mineo character in Rebel Without a Cause, who lied to you, who wanted James Dean and Natalie Wood as his parents, the philosopher king with the shadows on the cave? Fuck no I mean Play-Doh, dad, that yellow gooey clay with salty scent that coats one’s nostrils like living, that just peels off, that you can put on newspaper and it mirrors the news,

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j’ai rêvé de ma jeunesse, celle d’un adolescent gauche élevé dans un bordel, le frère mort, les mensonges des femmes aimées, leurs robes de soie, leurs négligés rose pâle de grand magasin – mais les éléments, ils maîtrisaient, dans mes rêves ils dormaient et dansaient, comme jusqu’aux cieux striés d’étoiles nous remportions une guerre contre les pères, je jouais du piano dans le boudoir pour divertir mon père qui faisait craquer ses jointures contre sa musculature. Ça s’est vraiment passé ? m’écriai-je à mon réveil. Ou n’était-ce que la matérialité historique de la guerre froide qui me marquait comme de la pâte à modeler Play-Doh ? Je suis désolé, Kevin, me répondit mon père, tu veux parler de l’épate à mode ailée de Platon, non ? le personnage que joue Sal Mineo dans La Fureur de vivre, celui qui t’a menti, qui voulait avoir James Dean et Natalie Wood comme parents, le roi philosophe aux ombres sur les parois de la caverne ? Non, putain, je veux dire Play-Doh, papa, cette argile jaune et gluante dont l’odeur salée te tapisse les narines comme le fait la vie, et ça s’enlève tout seul, et quand on en colle un morceau sur le journal ça imprime les nouvelles à l’envers,

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crying the salt of tears for my country, you could throw it and it would stick to the wall like when pasta is done, said my dad, as in dreams the dead come and animate your bones once again Down raced the wise antelope, down the red track. “Brother deer,” I cried, only to be told that the antelope is not a deer, nor is she my brother. Down she raced like a mad thing, lips afroth with delight. I stood beside myself in my representation: there were two of me, like Plato’s concept of me and my shadow, and someday I’ll be a perfected version of that sorry-ass thing I see in the mirror, speculating and gesticulating with bony fingers and my adam’s apple, swallowing up and down, the sign of the liar in panic, in the Platonic mix of flour, water, boric acid, mineral oil, and salt, my birthright, my dreamright, my clay, yellow clay.

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versant le sel des larmes pour mon pays, on pouvait la jeter et ça collait au mur comme lorsque les spaghettis sont cuites, continua mon père, comme dans les rêves quand les morts viennent ranimer nos os. Et elle courait la sage antilope, elle courait sur la piste rouge. « Frère cerf » l’appelai-je ; pour toute réponse je m’entendis dire que l’antilope n’est pas un cerf, pas plus qu’elle n’est mon frère. Et elle courait comme une chose devenue folle, les lèvres écumant de plaisir. Dans ma propre représentation, je figurais à côté de moi-même : il y avait deux moi, comme dans le concept platonicien du moi et de son ombre, et un jour je serai une version améliorée de ce pauvre machin à la con que je vois dans le miroir, conjecturant et gesticulant de ses mains osseuses, pomme d’Adam saillante, avalant déglutissant, le truc typique du menteur qui panique, dans un mélange platonique de farine, d’eau, d’acide borique, d’huile de paraffine et de sel, mon droit d’aînesse, mon droit des rêves, mon argile, mon argile jaune.

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Hydrogen

Seventy five percent of everything is hydrogen. Seems like a weighty responsibility for a colorless gas, but then I think of how wealth is distributed around the world and how millions of people slave and don’t even have TV, while a handful of plutocrats grow rich on their labor. Hydrogen, a low rent element, still gets to be number one in the famous table like Christ dominating the Last Supper. Even The Da Vinci Code acknowledges, that hydrogen is like Jesus, a human god, one of the people, with the ordinary love impulses all of us feel. In His case they were for Judas, the man in the corner, scowling from guilt. The point is, everyone has those feelings. It’s not just

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Hydrogène

L’hydrogène compose 75% de tout ce qui existe. Je me dis que c’est une lourde responsabilité pour un gaz incolore, et puis je pense à la distribution des richesses dans le monde, aux millions de gens qui s’échinent et n’ont même pas la télé, pendant qu’une poignée de ploutocrates s’enrichissent sur leur dos. Même s’il n’est qu’un élément de bas étage, l’hydrogène réussit quand même à arriver premier tout en haut du célèbre tableau comme le Christ présidant la Cène. Même Le Da Vinci Code le reconnaît, l’hydrogène est comme Jésus, un dieu humain, un homme du peuple, susceptible des mêmes élans amoureux que nous tous, commun des mortels. En l’occurrence, ils Le portaient vers Judas, l’homme dans le coin, grimaçant de culpabilité. L’idée, c’est que tout le monde éprouve ces sentiments. Pas juste

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you and me, wandering through this world like we’re invisible, we’re neglected, our seminar tanked and nobody wants to publish our poems.

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toi et moi, errant en ce bas monde comme si nous étions invisibles, ou ignorés, notre séminaire plombé, sans personne pour publier nos poèmes.

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Tin

Now that’s one old fashioned metal I have to tell you! Do they even call tin cans tin cans today? In Warhol’s day soup came in tin cans, wrapped in paper like a present: empty, beggars rattled change or pencils in them, monstrously rattling their cans, yelling for help. Tin Man, Rin Tin Tin, I’d like to play devil’s advocate to argue that tin is a thoroughly modern element, But I ain’t got nothing. 18


Étain

Pour un vieux métal, c’est un vieux métal, c’est moi qui vous le dis ! Est-ce qu’on recouvre encore d’une couche d’étain le fer-blanc des boîtes de conserve ? À l’époque de Warhol on achetait la soupe en boîtes de fer-blanc, enveloppées de papier comme des cadeaux : quand elles étaient vides, les clochards y mettaient des pièces ou des crayons et ils secouaient tout ça, ils faisaient un raffut du tonnerre avec leurs boîtes, pendant qu’ils mendiaient. Le Bûcheron-en-fer-blanc, Nosferatu, j’aimerais me faire l’avocat du diable et prouver que l’étain qui recouvre le fer-blanc est un élément vraiment moderne, Mais j’ai que dalle. 19


Emerald

Not an element, according to the internet but one of the jewels I knew as a little boy, kids like to know these things, that there’s a blue jewel, I know Mommy—sapphire—and a red jewel— Ruby—some of these were the names of girls, There was Pearl Bailey; Topaz, in I Capture the Castle, the artist’s model, the earth mother, walking the moors naked swallowing fog in her teeth, Topaz, and Emerald Cunard, that’s the green jewel, and on the covers of jazz LPs from the 50s emeralds winked everywhere it was the color of the magic city that Dorothy and Toto saw,

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Émeraude

Il ne s’agit pas d’un élément selon Internet mais d’une pierre précieuse dont, enfant, je savais tout, les enfants aiment savoir ces choses, qu’il existe une pierre bleue par exemple, je sais Maman je sais – le saphir – et aussi une pierre rouge – le rubis – certaines de ces pierres ont des noms de filles, Il y a Pearl Bailey ; Topaz dans Trois femmes dans un château, modèle de l’artiste, terre mère, parcourant nue la lande, mordant le brouillard à pleines dents, telle était Topaz, et Emerald Cunard, la pierre verte, et sur les jaquettes des 33 tours de jazz des années cinquante, les émeraudes respendissaient c’était la couleur de la ville magique que Dorothy et Toto avaient aperçue,

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something fierce about that city, the Wizard was scary, And where I came from they called the Emerald Isle, as though “Isle” weren’t already ridiculous We lived on Long Island, not even the Irish among us called it “Long Isle.” Maybe that would have made a difference as I grew, And the mists swirled round my face on the Isle, I got used to saying “I’ll,” a homonym, Oh, I’ll suck your cock, Dr. Temple, oh, I’ll ace that exam, Why even study, I’ll take that LSD three hundred times that year, Around me the waves grew in pitch, Soon it was just me and the emeralds in my pocket, I came to America and threw them on the ground like Johnny Appleseed, And from my progress to California came a race of strong robots,

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elle avait quelque chose de cruel cette ville, le Magicien était si effrayant, Et ma famille est venue de l’« Emerald Isle », l’Île Émeraude, comme si « Isle » n’était pas déjà assez ridicule Nous avons vécu à Long Island et personne chez nous, pas même les Irlandais, ne l’appelait « Long Isle ». Si ce nom avait eu cours, peut-être les choses auraient-elles été différentes pendant mon enfance, Comme les brumes de l’Île enlaçaient mon visage, j’avais pris l’habitude de dire par homonymie « I’ll », j’vais, Oh, j’vais vous tailler une pipe, Dr. Temple, oh, j’vais avoir 20/20 à cet exam, Pourquoi s’embêter à étudier, j’vais prendre du LSD trois cents fois cette année, Tout autour de moi les vagues haussèrent le ton, Et bientôt il n’y avait plus que moi, mes émeraudes en poche, Je vins en Amérique et les semai comme Johnny Appleseed, Et mon avancée vers la Californie donna naissance à une race de robots invincibles,

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Androids with green eyes, the color of Kermit, but vicious. I’ll never forget them, they make me want to blow. Shoes, tap three times, bring me back to the place Where you and you and you were there—and Toto, too.

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Des androïdes aux yeux verts, même couleur que Kermit, mais en méchant. J’vais pas les oublier, ils me donnent envie de gicler. Chaussures, claquez des talons trois fois, ramenez-moi là Où toi et toi et toi étiez – et Toto, itou.

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