Place publique nantes #56 extraits à feuilleter

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Place #56 Publique NANTES/SAINT-NAZAIRE

p. 126 VISITE DES ESPACES INTÉRIEURS D’ARCHITECTES p. 85 PHOTOGRAPHIE : LE PONT DE GUERRE p.137 MIGRANTS : MAMADOU EST VENU VIVRE CHEZ NOUS

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LA REVUE URBAINE | Mars-Avril 2016

DOSSIER | P. 7 | UNE MAISON DE LA BD POUR ACCOMPAGNER UNE SCÈNE NANTAISE RECONNUE

Quand la bande dessinée s’empare de la ville CONTRIBUTION | P. 142 | DEUX FEMMES, ESPIONNES ET ANARCHISTES, EXÉCUTÉES EN 1918

Victorine et Manuela, les fusillées de Nantes 10E


Place 6 numéros 50 € Publique www.revue-placepublique.fr

LA REVUE URBAINE NANTES / SAINT-NAZAIRE

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PLACE PUBLIQUE

Nantes/Saint-Nazaire. La revue urbaine Tour Bretagne Place Bretagne BP 72423 - 44047 Nantes Cedex 1 www.revue-placepublique.fr

Directeur de la publication : Philippe Audic

Fondateur : Thierry Guidet Directeur : Franck Renaud renaud.placepublique@gmail.com Chargée de diffusion :

Marine Jaffrézic diffusion@revue-placepublique.fr Tél. 06 75 06 32 67

Comité de rédaction :

Pierre-Arnaud Barthel, Philippe Bataille, Goulven Boudic, Paul Cloutour, Alain Croix, Laurent Devisme, Benoît Ferrandon, Thierry Guidet, Philippe Guillotin, Didier Guyvarc’h, Marie-Hélène Jouzeau, Martine Mespoulet, Jean-Claude Pinson, Laurent Théry, Jean-Louis Violeau, Gabriel Vitré. Ont contribué à ce numéro : Cécile Arnoux, Jean Bourgeon, Cathy Chauveau, Hubert Chémereau, Jean-Claude Chemin, Alain Croix, Marc Dumont, Delphine Gillardin, Thierry Guidet, Philippe Guillotin, Georges Guitton, Véronique Guitton, Didier Guyvarc’h, Nicolas de La Casinière, Dominique Le Page, Jean-Pierre Mercier, Cécile Michaut, Daniel Morvan, JeanClaude Pinson, Erwann Pivaut, Franck Renaud, Danielle Robert-Guédon, Stéphane Sacchi, Dominique Sagot-Duvauroux, Aymeric Seassau, Vincent Sorel, Bénédicte Tratnjek, Jean-Louis Violeau. Place publique est une revue éditée par l’association Mémoire et débats.

Administrateurs :

Soizick Angomard, Philippe Audic, Jo Deniaud, Suzy Garnier, Jean-Luc Huet, Jean-Claude Murgalé, Bernard Remaud, Françoise Rubellin.

Direction artistique : Bernard Martin éditions joca seria, Nantes. info@jocaseria.fr Concept graphique : Rampazzo et associés, Paris/Milan. Impression : Offset 5, La Mothe-Achard (85)

DOSSIER

| SOMMAIRE ÉDITO 2 Place publique

QUAND LA BD S'EMPARE DE LA VILLE 7 Franck Renaud Nantes a le plaisir

de vous annoncer la naissance… d’une scène BD 12 Aymeric Seassau Avec la Maison Fumetti, auteurs de BD et bibliothèque sous un même toit 15 Dominique Sagot-Duvauroux Nantes, de « la ville qui bouge » à l’aimant à dessinateurs de BD 20 Bénédicte Tratnjek « La frontière entre villes imaginaires et villes réelles est souvent assez mince »

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LA CARTE LE TERRITOIRE Cathy Chauveau Des collégiens toujours plus nombreux, à transporter et à nourrir LES FORMES DE LA VILLE Cécile Michaut La Place Graslin, du faste bourgeois à l’espace public PATRIMOINE Maurice Digo Un Nantais dans la Grande Guerre Alain Croix Photographie : Le pont de guerre Nicolas de La Casinière Ça laisse rongeur

26 Abécédaire : Du général Alcazar 32 à Michel Vaillant

Erwann Pivaut « La BD ? Il faut 33 travailler ! » 42 Nantes, de case en case

Jean-Claude Chemin La longue aventure du retour de Tintin 52 à Saint-Nazaire Vincent Sorel Nantes, capitale 59 mondiale de la BD du monde ! Jean-Pierre Mercier « La bande dessinée permet à Angoulême 63 de tirer son épingle du jeu » Didier Guyvarc’h Jules Grandjouan, les images et les mots de la révolte

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SIGNES DES TEMPS Le bloc-notes de Franck Renaud Critiques de livres La chronique de Cécile Arnoux La chronique de Stéphane Sacchi Expositions par Danielle RobertGuédon L’architecture, deux ou trois choses que je sais d’elle Jean-Louis Violeau CONTRIBUTIONS Thierry Guidet Mamadou est venu vivre chez nous Jean Bourgeon Victorine et Manuela, les fusillées de Nantes (partie I) Dominique Le Page Nantes, une des grandes villes de Bretagne... en 2084 INITIATIVES URBAINES Marc Dumont Projets urbains

ISSN 1955-6020 Diffusion presse Nantes et Saint-Nazaire : SAD Diffusion librairie : Joca Seria/Pollen

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ÉDITO |

Elle s’appelle Maison Fumetti, ce qui signifie bande dessinée en italien. Alors que la scène nantaise de la BD s’affirme depuis quelques années, Nantes a décidé de lui donner les moyens de se développer et de s’organiser en soutenant la création d’un lieu dédié au 9e art.

N

antes obtiendra-t-elle vraiment un jour le titre de « capitale mondiale de la BD du monde », comme le laisse entendre le dessinateur Vincent Sorel dans la bande dessinée créée pour ce numéro #56 de Place publique Nantes/SaintNazaire ? Toujours est-il que le paysage de la bande dessinée nantaise, même s’il n’a pas encore décroché ce titre, mérite que nous nous y arrêtions. Parce qu’une

Saisie par la BD

Vincent Sorel

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scène locale a émergé, avec certains de ses auteurs reconnus nationalement, et que la Ville a estimé que le moment était venu de donner un coup de pouce à ces dessinateurs qui se multiplient – ils seraient ainsi près d’une centaine répertoriés dans le département. La première « case » de notre dossier explore ce paysage de la BD dans la métropole : comment et pourquoi tant d’auteurs et scénaristes se retrouvent-ils aujourd’hui à Nantes. Aucune explication rationnelle, mais des pistes dont celle de l’image d’une « ville culturelle » qui séduirait. Les premiers arrivés la recommandant aux suivants qui à leur tour la conseillent. Tant et si bien que l’ensemble finit par former une scène vivace, diverse et bien vivante, mais… sans toit – d’autant que, il ne faut pas l’oublier, l’auteur de BD est plutôt démuni, puisque plus d’un tiers vit en dessous du seuil de pauvreté. Il était donc temps pour la municipalité d’investir les vignettes de l’album et de marquer son soutien. Aymeric Seassau, l’adjoint en charge de la lecture publique et des bibliothèques, nous explique comment la maison de la BD, renommée Maison Fumetti par ses promoteurs, est née et ce qu’elle fera. Le projet l’associe à la bibliothèque de la Manufacture des tabacs et l’ouverture du lieu est programmée à l’été. Économiste de la culture et professeur à l’université d’Angers, Dominique SagotDuvauroux détaille les (bonnes) raisons qui conduisent une ville à miser sur les activités culturelles et créatives  : entre autres, parce que ça rapporte ! Souvent vue d’abord comme une dépense, la culture


assure régulièrement des recettes bien supérieures. Il précise également comment, entre Angoulême et son Festival international de la bande dessinée et Saint-Malo avec Quai des bulles, Nantes peut se faire un nom en matière de BD. Tournons les pages. La géographe Bénédicte Tratnjek prépare sa thèse de doctorat sur les villes en guerre dans la bande dessinée. Elle décrit comment, depuis ses débuts, le 9e art s’est approprié les villes, les représentant sous diverses formes, et combien en la matière la frontière entre ville réelle et ville imaginaire reste fine. Et parfois, les auteurs finissent aussi par modeler la ville réelle. Notre abécédaire n’a aucune prétention à l’exhaustivité : un peu fourre-tout – c’est d’ailleurs là sa fonction –, un peu dans les marges, il donne à voir dans l’histoire et le présent de la BD à Nantes et à Saint-Nazaire. Vous y croiserez des figures comme Jean Graton, le « père » du coureur automobile Michel Vaillant, ou Claire Bretécher, la « mère » des Frustrés et d’Agrippine. Vous y découvrirez que le général Alcazar, soupçonné de l’enlèvement du professeur Tournesol dans Les 7 Boules de Cristal, a vraiment été jugé en 2001 devant la cour d’assises de Nantes. Ou que des catcheurs-dessinateurs à moustache s’affrontent régulièrement sur un ring et que cette discipline a été inventée à Nantes. C’est une des écoles reconnues en France par les auteurs de BD, une des rares à proposer une formation spécialisée en bande dessinée. Erwann Pivaut, fils du créateur de cette école installée à Nantes, nous raconte ce qu’elle est et ce qu’elle cherche à apporter à ses étudiants.

À ce propos, c’est d’ailleurs un dessin créé par l’un d’entre eux qui illustre joliment la couverture de ce numéro. Nous n’imaginions pas ce numéro de Place publique Nantes/Saint-Nazaire sans publier des reproductions d’auteurs qui ont dessiné les deux villes. Parmi ces représentations, certaines sont connues, comme celles du passage Pommeraye signées Tardi. D’autres moins. Nous vous en proposons une sélection, avec un « coup de cœur » pour une bande dessinée publiée en 2013, Jacques a dit, racontant la jolie histoire du vol de l’escorteur Maillé-Brézé, le bateau-musée du port de Nantes. Nous descendons l’estuaire, direction Saint-Nazaire. Jean-Claude Chemin fut un des acteurs de l’opération et il nous raconte comment six vignettes géantes de Tintin, extraites des 7 Boules de Cristal dont une partie de l’histoire se déroule sur le port, ont été implantées dans la ville. Certainement la plus longue des aventures du reporter du Petit 20e. Retour aux origines de la bande dessinée. Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique de la Cité de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, expose comment la BD s’est imposée en France et ce qu’elle représente à Angoulême. Nous terminons ce dossier en remontant encore un peu loin, au début du 20e siècle. L’historien Didier Guyvarc’h livre pour Place publique une analyse d’une toile du dessinateur nantais Jules Grandjouan, Honte à celui qui ne se révolte pas contre l’injustice sociale. Une toile dédiée à ses enfants qui peut se lire comme une bande dessinée.

Nous vous proposons également trois contributions dans ce numéro, toutes différentes et toutes à lire. Vous y découvrirez en particulier la première partie d’une histoire oubliée, celle de Victorine et Manuela, deux femmes fusillées à Nantes en 1918. Exécutées. Passées par les armes. C’est une histoire où se mêlent anarchisme, prostitution, espionnage au profit de l’Allemagne durant la Première Guerre, que nous raconte l’historien Jean Bourgeon qui a rassemblé des documents épars sur cette affaire. La fin de cette histoire sera à lire dans notre prochain numéro. Elle inspirerait un excellent scénario pour une bande dessinée. n

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LE DOSSIER

LE DOSSIER

QUAND LA BANDE DESSINÉE S'EMPARE DE LA VILLE

7 Franck Renaud Nantes a le plaisir de vous annoncer la naissance… d’une scène BD

12 Aymeric Seassau Avec la Maison Fumetti, auteurs de BD et bibliothèque sous un même toit

15 Dominique Sagot-Duvauroux Nantes, de « la ville qui bouge » à l’aimant à dessinateurs de BD

20 Bénédicte Tratnjek « La frontière entre villes imaginaires et villes réelles est souvent assez mince »

26 Abécédaire 32 Erwann Pivaut « La BD ? Il faut travailler ! »

33 Nantes, de case en case 42 Jean-Claude Chemin La longue aventure du retour de Tintin à Saint-Nazaire

52 Vincent Sorel Nantes, capitale mondiale de la BD du monde !

59 Jean-Pierre Mercier « La bande dessinée permet à Angoulême de tirer son épingle du jeu »

63 Didier Guyvarc’h Jules Grandjouan, les images et les mots de la révolte


Quand la bande dessinĂŠe s'empare de la ville


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QUAND LA BD S’EMPARE DE LA VILLE


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Nantes a le plaisir de vous annoncer la naissance... d’une scène BD RÉSUMÉ > Il est encore possible d’exister entre deux villes poids lourds de la bande dessinée, Angoulême et son Festival international de la BD et Saint-Malo, avec Quai des bulles, sans s’aventurer sur le même terrain. Nantes veut en donner la preuve et a fait le choix de créer une maison de la bande dessinée, intégrée à la bibliothèque de l’ex-Manufacture des tabacs. La Maison Fumetti se veut un lieu pour les auteurs, alors qu’une scène nantaise émerge nationalement, et destiné à donner le goût du 9e art au public.

TEXTE > FRANCK RENAUD La naissance d’une maison de la bande dessinée à Nantes, la Maison Fumetti1, serait donc d’abord l’histoire d’une rencontre : celle d’une scène nantaise de la BD en pleine ébullition, où toute la diversité de la bande dessinée contemporaine est représentée, avec la volonté municipale d’apporter son concours à l’émergence et à la consolidation de cette scène. Le rendez-vous entre l’institution et le bouillonnement culturel. Une histoire qui n’est pas sans rappeler ce que Nantes a initié dans les années 1990 avec sa scène musicale2 : considérée jusqu’alors comme « la belle endormie » faute d’artistes en vue, devancée par Rennes et Angers, la ville est tirée de sa léthargie grâce à la reconnaissance nationale de trois artistes made in Nantes, Dominique A, Katerine et les Little Rabbits, désignés représentants d’un « minimalisme pop ». Et cette partie visible de la « scène » s’appuie elle-même sur un réseau de lieux et de liens composé de studios d’enregistrement, de labels de disque, de disquaires

FRANCK RENAUD est journaliste, directeur de Place publique.

1. Le mot fumetti signifie bande dessinée en italien. Il vient du « nuage de fumée », la bulle, qui s’échappe de la bouche des personnages. 2. Voir le dossier de Place publique Nantes/Saint-Nazaire, n° 33 (mai-juin 2012), « Numéro spécial : la ville de toutes les musiques ».

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« TU PEUX ME FAIRE UN ROND ! » Ils sont neuf élèves de CM1 et CM2 de l’école du Plessis, dans le quartier Bellevue à Nantes, dispersés dans la cour et qu’il faut rassembler. En ce mardi après-midi d’avant-vacances, Thomas Brochard, de l’association Vide-Cocagne, les retrouve pour une heure et demie d’initiation à la bande dessinée. La fin d’un cycle de quelques semaines qui doit leur permettre de réaliser un premier fanzine dans lequel les BD de chacun seront intégrées. Ils ont rédigé un scénario, esquissé les dessins. C’est la dernière ligne droite au bout du crayon. « Moi, déjà que ma BD ça m’a mis longtemps à faire… » L’association a été montée en 2003 par deux copains qui se sont rencontrés en école d’architecture, Thierry Bedouet, dessinateur installé à Nantes, et Fabien Grolleau, scénariste. Vide-Cocagne a « recruté », s’est élargie à d’autres auteurs, tous autodidactes, et mène à la fois une activité d’édition – avec environ dix titres publiés par an, souvent de la bande dessinée alternative – et d’initiation et de découverte de la BD auprès des scolaires et de prisonniers purgeant leur peine au centre de détention. Vide-Cocagne a également été chargée par la mairie de mener la mission de préfiguration de la Maison Fumetti. Dans la classe destinée à l’atelier BD, les travaux du jour visent à dessiner les cases vides et, pour les plus avancés, à colorier les deux planches de l’histoire que chacun est censé finaliser. Un des élèves a du mal avec la chronologie et égare son super-héros : « Là, il se prend une boule de feu dans la tête… » Une autre élève a renoncé après avoir pourtant bien démarré. Sa voisine de table appelle Thomas à la rescousse : « Tu peux me faire un rond, steup ! Parce que je ne sais pas faire un rond sans mon compas… » Il faut réfléchir au titre du fanzine. L’un insiste pour que « La famille des amis des crados » soit choisi. Les autres n’en ont pas vraiment envie. Thomas guide les discussions. « Les BD aventures » finissent par sortir du chapeau. Elles seront signées des « Mauvais crados ». La plus avancée dans ses travaux se lance dans la réalisation de la couverture du fanzine. L’idée est de représenter Nantes. « Je sais dessiner Nantes, mais c’est quoi le symbole de Nantes ? » Un des garçons répond : « Moi je sais ! C’est l’embouchure du fleuve. » n

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L’intervention de la collectivité, étape nécessaire

Cette maison de la bande dessinée, ils l’attendaient tous ou presque. Le nombre d’auteurs ayant atteint la masse critique – « Fumetti n’existerait pas et n’aurait pas d’intérêt si on était seulement une vingtaine », lâche l’un d’eux –, l’institution, en l’occurrence la mairie de Nantes, peut s’en mêler pour soutenir la structuration du milieu et inscrire la BD dans la ville, en faire un des moteurs de sa politique de lecture publique et de diffusion du livre. Pour l’économiste de la culture Dominique Sagot-Duvauroux, cette intervention municipale est d’ailleurs une étape nécessaire (lire en p. 15). Sylvain Ricard, le rédacteur en chef du trimestriel de reportage et d’enquête en BD La Revue dessinée12, qui commande régulièrement des sujets à des auteurs basés à Nantes, y voit « une excellente idée, car c’est là que ça va se jouer pour le vivier d’auteurs et d’illustrateurs ». Car au-delà de la « vivacité de la scène nantaise, pleine de projets et d’énergie » que la Maison Fumetti consacre, il s’agit aussi de conforter cette scène pour qu’elle continue à se développer, de lui en donner les moyens, de l’organiser. « Nous avons un grand nombre de jeunes auteurs et illustrateurs talentueux qui ont besoin d’un lieu, plaide Tangui Jossic, un des trois co-présidents de la Maison Fumetti avec Gwen de Bonneval et Cyril Pedrosa. J’ai envie de dire qu’il était temps, il fallait reconnaître cette culture de l’image. » Pourtant, si aujourd’hui le 9e art est sorti des marges et que la production d’albums reste élevée13 – et il s’en publie certainement trop –, peu nombreux sont les auteurs à en vivre correctement. Beaucoup connaissent la précarité quand ils ne sont pas en voie de paupérisation… Les chiffres collectés par les États généraux de la bande dessinée montrent un auteur professionnel de BD aux poches souvent vides : car si la moyenne des revenus avant impôts des auteurs se situe à 24 489 €, elle peut se révéler trompeuse quant à la situation de la majorité. Ainsi, plus de la moitié (53 %) des auteurs dispose de revenus inférieurs au Smic annuel brut et 36 % ont des revenus inférieurs au seuil de pauvreté, calculé à 12 024 € par an. Ce qui explique et justifie que, par goût mais aussi par nécessité, les auteurs sortent des cases des albums, se mettent au graphisme, multiplient les interventions et collaborations, vendent

leurs originaux, etc. « Auteur de bande dessinée, c’est un métier, mais de moins en moins un statut, taquine Hervé Tanquerelle. J’en sais quelque chose, même si je suis un auteur installé. C’est financièrement difficile. » Il a d’ailleurs rapatrié sa table de dessin à son domicile après avoir dû renoncer à l’atelier qu’il partageait. Un dessinateur qui a migré de Paris à Nantes et y a rejoint un collectif justifie avec une bonne dose d’humour ce déménagement : « Avant, à Paris, j’étais un dessinateur pauvre ; maintenant, à Nantes, je suis un dessinateur un peu moins pauvre ! » Ce qu’Éric Sagot, un des « historiques » de la bande dessinée nantaise, résume ainsi : « Beaucoup d’auteurs doivent à leur compagne qui fait bouillir la marmite… » n

Même pour un auteur reconnu, « c'est financièrement difficile ».

11. Illustrateur, graphiste, plasticien, Tangui Jossic est diplômé de l’École des Beauxarts de Nantes. Il y enseigne la peinture et le dessin. Il est aussi sous le nom de Louis Vengeur un des membres de l’équipe des « catcheurs-dessinateurs à moustaches » (voir l’abcédaire en p. 26). 12. www.larevuedessinee.fr. 13. Le rapport annuel de l’ABCD (Association des critiques et journalistes de bande dessinée) a dénombré 5 255 livres de BD publiés en 2015, soit pour la première fois en dix-sept ans une légère baisse de la production, inférieure de 2,9 % par rapport à 2014.

© Tangui Jossic

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Avec la Maison Fumetti, auteurs de BD et bibliothèque sous un même toit RÉSUMÉ > Lieu dédié à la bande dessinée, la Maison Fumetti lâchera à l’été ses bouffées de BD depuis les murs de l’ancienne manufacture des tabacs, dans un bâtiment mutualisé avec la bibliothèque municipale. Pourquoi et comment Nantes mise-t-elle sur la bande dessinée ? Visite du projet avec Aymeric Seassau, l’adjoint en charge du livre.

AYMERIC SEASSAU est adjoint au maire de Nantes, en charge de la lecture publique et des médiathèques. Il est secrétaire départemental de la fédération de Loire-Atlantique du PCF.

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PLACE PUBLIQUE > Comment est né le projet de lieu dédié à la bande dessinée à Nantes ? AYMERIC SEASSAU > C’est tout simplement l’histoire d’une rencontre entre une nouvelle équipe municipale et un « milieu BD » extrêmement dynamique. Johanna Rolland indique souvent qu’à Nantes le mot « cultures » se conjugue avec un grand « S », que ce sont des cultures plurielles, dans une ville ouverte à toutes les formes artistiques et à toutes les esthétiques. D’autre part peu de Nantais savent que Spirou comme Bob Morane « habitent » à Nantes, qu’il y a un certain nombre d’auteurs confirmés de BD implantés ici, comme Cyril Pedrosa, Hervé Tanquerelle, Yoann, Gwenn de Bonneval, Fabien Vehlman et d’autres, des gens qui ont tâté de la bande dessinée comme le réalisateur Marc Caro, ou Fred Blanchard qui dirige le label Série B, pour l’éditeur Delcourt, un des plus importants de la bande dessinée. Il y avait en quelque sorte un espace à combler entre l’attractivité de Nantes où de nombreux auteurs viennent s’installer et sa politique culturelle. Il y avait « un trou dans la raquette » ! À partir de ce constat, tout


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le monde s’est mobilisé rapidement et s’est engagé, des fonctionnaires aux auteurs, dans un délai très court. PLACE PUBLIQUE > Pourquoi ne pas plutôt chercher à créer un événement : Nantes est située à mi-chemin d’Angoulême avec son festival international de la BD et de Saint-Malo, avec Quai des bulles… AYMERIC SEASSAU > L’idée n’est pas d’aller chercher de la lumière pour la ville en créant un événement ou une structure. Il s’agit bien de donner les moyens aux auteurs, aux acteurs, de mieux rayonner et de mieux converger, de dynamiser cette force créative qui existe sur le territoire de la ville. Il y avait bien évidemment différentes options : estce qu’on créait un événement de grande dimension ; est-ce qu’on essayait de structurer ensemble une proposition de rassemblement autour d’un lieu… C’est finalement cette option-là qui a été choisie et que nous n’avons fait qu’encourager, qu’accompagner. Encore une fois, il s’agit d’abord pour nous de faciliter le processus créatif dans un milieu subissant des problématiques lourdes comme l’a révélée l’enquête sur les auteurs rendue publique à Angoulême dans le cadre des États généraux de la BD. PLACE PUBLIQUE > Ce soutien, comment s’organise-t-il ? AYMERIC SEASSAU > Une fois validée l’idée d’un lieu, la ville a commandé à l’association Vide-Cocagne une étude de préfiguration. Elle a conduit à la structuration de l’association Maison Fumetti et à la recherche active du lieu lui-même. Il est apparu qu’on pourrait créer un outil nouveau rassemblant des acteurs associatifs, des auteurs et la bibliothèque municipale de la Manufacture. C’est, je crois, un objet novateur. Il y a des villes qui ont créé un événement, l’ont inscrit sur la durée et ont, autour de ça, monté des processus de résidence et parfois à côté une maison des auteurs, comme c’est le cas à Blois ou Angoulême. Il y a parfois une médiathèque comme à Mazé, dans le Maine-etLoire, qui fait un travail remarquable, très orienté sur la bande dessinée. À Nantes nous voulons la rencontre entre le service public et le monde créatif sous un même toit, en restant attentif à ce que chacun dispose de son espace d’autonomie et de souveraineté. La Maison Fumetti aura ses locaux et sa programmation. La

bibliothèque municipale de la Manufacture continuera d’exister avec une offre de prêt pluraliste, et nous allons demander à nos bibliothécaires qui sont déjà passionnés de BD d’enrichir et approfondir un fonds dédié à la BD dans cette bibliothèque, aidés par des auteurs qui vont pouvoir conseiller et aiguiller. PLACE PUBLIQUE > Quelle feuille de route a été demandée à la Maison Fumetti ? AYMERIC SEASSAU > Soutenir toutes les formes d’esthétique et de culture sur la ville fait partie de nos priorités. Partout où nous pouvons améliorer l’offre et la visibilité du processus créatif d’écriture, de dessin et d’accès au livre, nous voulons agir. Nous travaillons avec la Maison Fumetti à définir ce contrat partagé. Nous serons attentifs, au-delà du quartier, à rayonner dans les établissements scolaires et dans le réseau de lecture publique de Nantes, avec les huit établissements de la bibliothèque municipale mais aussi les bibliothèques associatives conventionnées. L’idée centrale est de proposer un parcours créatif : initiation à la bande dessinée, ateliers en direction des enfants de Nantes, des scolaires… L’aide et l’accompagnement de jeunes créateurs est aussi un des objectifs. Ils

L'ancienne chaufferie de la Manufacture des tabacs abritera la bibliothèque municipale et la Maison Fumetti.

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« La frontière entre villes imaginaires et villes réelles est souvent assez mince » RÉSUMÉ > Comment la ville, les villes, sont-elles représentées dans la bande dessinée ? La géographe Bénédicte Tratnjek, qui mène une recherche sur les villes en guerre dans la BD, explore ces représentations depuis la ville nord-américaine de Little Nemo au début du 20e siècle. Si les mégalopoles investissent massivement les cases, avec Titeuf et Cédric, les banlieues et le périurbain ne sont pas oubliés. BÉNÉDICTE TRATNJEK est doctorante en géographie à l’Irsem (Institut de recherche stratégique de l’École militaire) et enseignante contractuelle à l’université Savoie-Mont Blanc. Elle intervient également à l’Institut supérieur de formation de l’enseignement catholique à Rennes. Elle est membre fondateur du laboratoire junior Sciences dessinées, de l’École normale supérieure de Lyon (http:// labojrsd.hypotheses.org).

PLACE PUBLIQUE > À quand remontent les premières représentations de la ville dans la bande dessinée ? BÉNÉDICTE TRATNJEK > Le lien entre ville et la bande dessinée est concomitant à la naissance de cette dernière. Sans entrer dans les disputes qui existent quant à la date de cette naissance, on peut au moins affirmer que les premières bandes dessinées étatsuniennes, desquelles émergeront plus tard les comics, vont dès le début représenter les villes. Elles sont par la même occasion un moyen de capter des lecteurs – qui d’ailleurs ne savent pas forcément tous lire – puisqu’elles sont publiées dans des journaux et c’est notamment le cas de Little Nemo de Winsor McCay1, publiée à partir de 1905, souvent citée comme exemple d’une des premières bandes dessinées. On y suit un petit garçon qui, dans ses songes, s’endort puis va d’abord traverser la rue, puis la ville, puis va aller de plus en plus loin. Dès le départ, il y a une représentation importante de la ville puisqu’on découvre cette ville nord-américaine du début du 20e siècle, avec toutes ses particularités, 1. La bande dessinée est d’abord parue à partir d’octobre 1905 dans le New York Herald, un hebdomadaire. Puis en 1911, c’est un titre concurrent, New York American, qui reprend la bande dessinée. Les éditions Taschen ont publié en 2014 une intégrale des 549 planches de la bande dessinée.

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ses grands immeubles, ses hauteurs, ses rues… Nous avons donc un lien assez fort avec l’espace. C’est en tout état de cause différent de la littérature jeunesse dans laquelle on retrouve parfois des décors, mais moins incarnés, alors que la bande dessinée va tout de suite s’incarner dans la ville. PLACE PUBLIQUE > Les super-héros américains sont très liés à des villes… BÉNÉDICTE TRATNJEK > Oui. Ce que l’on constate dans les comics où nous retrouvons des super-héros, c’est qu’ils vont s’appuyer sur la ville pour former l’identité même de leurs héros. Si on prend deux figures parmi les plus connues de super-héros, Batman et Superman, Superman grandit dans une ville-lumière, Metropolis. Lui même est un héros assez lisse, qui ne devient méchant que sous l’action d’une pierre particulière mais qui est plutôt comme sa ville, un personnage plein de lumière. Alors qu’au contraire, Batman, super-héros très particulier car sans super-pouvoirs super-pouvoirs, grandit et évolue à Gotham City, ville très noire, très sombre, avec des grottes, une ville où des menaces guettent sans cesse, avec une criminalité et une corruption très prononcées. Et Batman est beaucoup moins lisse que Superman. Il y a quelque part cette fabrique du personnage par la ville. PLACE PUBLIQUE > Les villes apparaissent différemment selon les types de BD. Peut-on les catégoriser ? BÉNÉDICTE TRATNJEK > Si on veut comparer, il est évident que la représentation des villes dans ce qu’on appelle la bande dessinée franco-belge, dans les comics ou dans les mangas, va être assez différente. Mais il n’est pas forcément évident de simplifier sur cette manière de différencier. Disons que dans les mangas et la bande dessinée franco-belge, nous retrouvons des logiques plus proches, avec généralement la ville qui sert de décor, un décor qui n’est pas forcément interchangeable. Je prends l’exemple d’une bande dessinée très célèbre chez les plus jeunes, Aya de Yopougon2, cette jeune fille qui grandit dans le quartier dit de Yopougon, la commune la plus récente de l’agglomération abidjanaise. Évidemment, si on situe Aya à un autre moment que la fin des années 1970-1980 ou dans une autre ville, elle n’aura pas les mêmes aventures. La BD

est fortement située dans le temps et l’espace, dans un contexte spatial et social qui va forger le personnage. On retrouve aussi un peu cela dans les mangas : ce ne sont pas les mêmes aventures qui arrivent aux personnages selon qu’ils se retrouvent dans l’hyper-centre tokyoïte ou dans une ville périurbaine. On peut enfin citer le cas plus atypique de la série des Cités obscures, de Benoît Peeters et François Schuiten, où la ville n’est

2. Six albums ont été publiés entre 2005 et 2010 et une intégrale en 2013, chez Gallimard. Le scénario est signé de Marguerite Abouet et le dessin de Clément Oubrerie. Aya de Yopougon a reçu le Prix du premier album au festival d’Angoulême en 2006.

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plus seulement un espace-décor, mais devient même un personnage. PLACE PUBLIQUE > Existe-t-il une frontière entre villes imaginaires et villes réelles ? BÉNÉDICTE TRATNJEK > On trouve les deux et souvent la frontière entre imaginaire et réalité est assez mince. Le cas de villes totalement imaginaires ou situées dans un monde à part, nous le retrouvons beaucoup bien sûr dans les bandes dessinées avec un univers de type science-fiction ou fantastique. On peut aussi en voir dans certains mangas où une très grande école constitue toute une ville – par exemple, la « ville-école » de Clamp School Detectives du studio Clamp –, un type de ville complètement forgé pour le scénario, mais qui s’inspire quand même souvent de la ville japonaise dans la manière dont cet imaginaire est pensé : que ce soit le type de rues, le rôle de la nature dans la ville, l’architecture, etc. Les villes réelles sont assez nombreuses aussi. Par exemple, Les Cités obscures, toujours elles, ont une 22 | PLACE PUBLIQUE | MARS-AVRIL 2016

inspiration marquée dans des villes réelles même si nous sommes dans un monde imaginaire. Ainsi, Paris est devenue Pâhry, Bruxelles inspire les auteurs pour Brüsel ; on retrouve-là un certain ancrage qui est assumé dans la toponymie. Les villes réelles sont encore représentées dans la bande dessinée de reportage, avec une intention de coller à ce qu’a été la ville au moment du reportage, comme Sarajevo, Goradze ou encore les villes palestiniennes dans les BD-reportages du célève Joe Sacco. Même si ce n’est pas la seule forme d’ailleurs : je pense par exemple à la bande dessinée Un homme est mort. Le scénariste, Kris, est Brestois et l’histoire part d’un fait réel à Brest3 ; le dessinateur, Étienne Davodeau, un auteur assez célèbre, lui, n’est pas Brestois. Kris témoignait, à l’occasion d’une journée sur la violence 3. Sur un scénario de Kris et des dessins d’Étienne Davodeau, Un homme est mort (Futuropolis, 2006) se déroule en 1950 à Brest, lorsqu’en pleine reconstruction de la ville, un homme est tué lors d’une manifestation pour de meilleures conditions salariales pour les ouvriers.


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dans la bande dessinée que nous organisions avec le laboratoire Sciences dessinées, que la ville dessinée par Davodeau n’est pas, pour lui, la « vraie » Brest, car il y voit plein de petits « défauts » par rapport au Brest qu’il connaît et pourtant, en même temps, ça « fait » Brest. C’est toute la différence entre le réalisme et la réalité, entre ce qui va faire vrai dans le paysage et ce qui fait vrai dans le paysage dessiné. PLACE PUBLIQUE > Des BD sont-elles dédiées à des villes françaises aujourd’hui ? BÉNÉDICTE TRATNJEK > Il existe bien un projet lancé en 2014 qui s’appelle Les rues de Lyon. C’est un collectif d’auteurs lyonnais, L’Épicerie séquentielle – Lyon étant une scène où il y a pas mal d’auteurs –, qui se sont regroupés et font paraître tous les mois sous forme d’un journal BD un récit attaché à l’histoire lyonnaise, plus vue par le prisme des “petites gens”, par l’histoire et l’espace vécus par des habitants, afin de raconter ce qui a pu se dérouler dans les rues de Lyon à des périodes différentes.

PLACE PUBLIQUE > Et des villes utilisent-elles la bande dessinée pour assurer leur promotion ou comme argument touristique ? BÉNÉDICTE TRATNJEK > La principale valorisation est l’ancrage de bandes dessinées sous forme de murs. C’est le cas à Bruxelles avant tout, mais aussi à Angoulême ou encore à Lyon. À Saint-Nazaire, avec les vignettes de Tintin (lire en page…), on rencontre une forme assez originale de mise en valeur de la ville qui la démarque par rapport à un marketing territorial qui se ressemble d’une ville à l’autre. Ça peut aussi prendre des formes très diverses, avec l’interpellation d’auteurs de bandes dessinées pour produire la ville. Je pense au dessinateur Schuiten qui a entièrement imaginé et réalisé la station de métro Arts-et-Métiers à Paris. Il marque ainsi clairement l’imaginaire de ses propres BD, sa manière de penser l’espace et de penser l’architecture. PLACE PUBLIQUE > Des villes sont-elles sur-représentées dans les bandes dessinées ? Par exemple, les dessinateurs de mangas se consacrent-ils surtout à Tokyo… MARS-AVRIL 2016 | PLACE PUBLIQUE | 23


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Du général Alcazar à Michel Vaillant RÉSUMÉ > À Nantes comme à Saint-Nazaire, le monde la BD déborde des cases des albums. Cet abécédaire en témoigne, voulant montrer la diversité de cette scène qui n’hésite pas, par exemple, à se frotter au catch dessiné. Il ne prétend surtout pas à l’exhaustivité et ne reprend pas les auteurs ou œuvres cités par ailleurs dans notre dossier.

TEXTE > FRANCK RENAUD avec le concours de JEAN-CLAUDE CHEMIN et PHILIPPE GUILLOTIN

ALCAZAR (GÉNÉRAL) Aperçu par Tintin, dans l’album Les 7 Boules de Cristal, alors qu’il allait embarquer à bord d’un paquebot pour l’Amérique du Sud, le général Alcazar était-il complice de l’enlèvement du professeur Tournesol ? Étrange coïncidence, la voiture des ravisseurs venait d’être retrouvée dans un des bassins du port de SaintNazaire (lire également en p. 42)… Pour en avoir le cœur net, la cour d’assises de Loire-Atlantique s’est saisie du dossier. C’est ainsi que le général dut répondre de « complicité d’agression, par administration de substances nuisibles et actes de barbarie », sur les savants de l’expédition Sanders-Hartmuth ainsi que « d’enlèvement et de séquestration du professeur Tournesol ». Produit par l’association Les 7 Soleils – avec l’accord de la Fondation Hergé et le soutien de l’Ordre des avocats de Nantes et des services du ministère de la Justice –, le procès s’est déroulé du 19 au 23 novembre 2001 au tribunal de grande instance de Nantes, inauguré un an plus tôt. Écrit par un tintinologue, Yves Horeau, à l’origine du soupçon à l’égard d’Alcazar, et des avocats des barreaux de Nantes et de Saint-Nazaire, le texte du procès a été interprété par ses auteurs aux côtés de comédiens amateurs nazairiens et nantais et des personnels du palais. L’audience s’est déroulée dans le respect rigoureux de la procédure et à guichets fermés. 26 | PLACE PUBLIQUE | MARS-AVRIL 2016

Des jurés tirés au sort ont décidé de la culpabilité du président-dictateur san-théodorien. Le général Alcazar a été acquitté. Un personnage imaginaire jugé devant une cour d’assises : sans aucun doute une première dans l’histoire de la justice française et de la bande dessinée. La recette du procès (3 000 €) a été remise par Les 7 Soleils à l’association Avocats sans frontières qui œuvre pour la tenue de procès justes et équitables dans les pays où l’état de droit est inexistant ou menacé.

ATALANTE (L’) Science-fiction, policier, aventure… Créées à Nantes en 1988 et adossées à la librairie éponyme, les éditions L’Atalante ont également publié une BD culte de douze épisodes réunis en six albums, La Brigade chimérique, dont une deuxième édition de l’intégrale est sortie fin 2015. Écrite par les scénaristes Serge Lehman et Fabrice Colin, dessinée par Gess, également auteur des huit premiers albums de la série d’anticipation Carmen Mc Callum (Delcourt), La Brigade chimérique reprend l’esprit et les codes des feuilletons de l’entredeux guerres, sur fond de super-héros, de nazisme, de références à la littérature fantastique et avec Marie Curie qui accueille les victimes d’armes chimiques et radioactives de la Grande Guerre à l’Institut du radium.


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LIBRAIRIES En matière de librairies spécialisées dans la bande dessinée (ou celles proposant un rayon dédié avec un libraire), les Nantais ont le choix. La plus ancienne est Aladin, créée en 1978 par Georges Mérel, intarissable sur le 9e art. Le libraire est aussi directement à l’origine de Canal BD, un réseau d’une centaine de librairies indépendantes spécialisées dans la bande dessinée. Il l’a présidé durant deux années à sa création, au début des années 1990. Les autres adresses nantaises : Story-BD et, plus récente, La Mystérieuse librairie, fondée par trois anciens de la librairie Album, installée dans le passage Pommeraye et fermée en 2010. Un bon rayon BD et graphisme est également signalé à la librairie Coiffard et dans deux autres librairies : Les Nuits blanches (rue des Hauts-Pavés) et La Vie devant soi (rue Maréchal-Joffre). À Saint-Nazaire, l’unique librairie spécialisée dans la bande dessinée depuis plus de trente ans, Sac à papier, a fermé fin 2015.

FESTIVALS Plusieurs festivals honorent la bande dessinée à Nantes et dans la grande agglomération. Le plus ancien, organisé pour la première fois en 1988 et porté par 200 bénévoles, est celui des Journées de la BD à Rouans, dans le pays de Retz, un temps déplacées à SaintBrévin avant de retrouver leur commune d’origine. La 29e édition se tiendra les 30 avril et 1er mai prochains. À Nantes, le festival Les CrayoNantes est organisé par une association de passionnés, Taille-Crayon, et a tenu sa dixième édition à la Manufacture des tabacs fin 2015. L’affiche est confiée chaque année à un auteur et les collectionneurs y trouveront des représentations de la ville : la tour Lu, le château, le passage Pommeraye, les Machines de l’île… Un Nantais, Dzack, dessinateur de la série – à succès – Les Blondes (Soleil) a signé la dernière. La BD de science-fiction est par ailleurs largement représentée au festival Les Utopiales, qui remet un Prix de la meilleure BD de science-fiction et un « coup de cœur » du public. Enfin, l’association Vide-Cocagne, à l’origine de la création de la Maison Fumetti, organise au début de l’été une « kermesse graphique » centrée sur la bande dessinée et la petite édition.

MORANE (BOB) Le héros créé en 1953 par le romancier belge Henri Vernes, Bob Morane, s’est d’abord incarné dans une collection de poche à la couverture illustrée avant de passer à la bande dessinée. Fin 2015, les éditions Le Lombard ont relancé les aventures dessinées de Bob Morane sous l’intitulé générique « Bob Morane Renaissance », avec un premier tome Les terres rares. Le dessinateur, Dimitri Armand, est un ancien de l’École Pivaut installé à Nantes. Il a déjà publié en 2008 et 2010 deux tomes d’une série d’heroic fantasy, Salamandre (Le Lombard), ainsi qu’un western, Sykes, chez le même éditeur. MARS-AVRIL 2016 | PLACE PUBLIQUE | 29


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« La BD ? Il faut travailler ! » RÉSUMÉ > Une vingtaine d’étudiants sortent diplômés chaque année de la filière « bande dessinée » de l’École Pivaut à Nantes. Une formation reconnue pour cette école privée fondée voilà plus de trente ans par un chaudronnier-soudeur passionné de dessin.

PLACE PUBLIQUE > Quelle est l’histoire de l’École Pivaut ? ERWANN PIVAUT > Elle a été créée par mon père, Gérard, en 1985, qui était chaudronnier-soudeur aux chantiers Dubigeon à Nantes. C’était un cancre et j’ai sans doute hérité cela de lui ! Il dessinait et peignait et il a fini par se décider à suivre l’École des Beaux-Arts en même temps qu’il travaillait de nuit aux chantiers. Après, il a accepté un poste d’enseignant de dessin dans un établissement scolaire, mais le monde de l’enseignement ne lui convenait pas. Alors il a décidé monter son propre atelier, tout seul, sans le sou, avec un mot d’ordre : le dessin d’abord et avant tout ! J’ai grandi dans cette ambiance. PLACE PUBLIQUE > Et l’école s’est développée… ERWANN PIVAUT > Oui. Nous proposons sept formations aujourd’hui qui accueillent environ 700 étudiants entre Nantes et Rennes : le graphisme, l’illustration, le design d’intérieur, le cinéma d’animation… et depuis quinze ans nous avons mis en place une filière bande dessinée, en trois ans, dont la première année en tronc commun avec le cinéma d’animation. Nous sommes la seule école dans le grand Ouest à offrir une forma-

tion complètement orientée BD, avec des intervenants qui sont d’abord des professionnels en activité. Nous devons sélectionner les étudiants. PLACE PUBLIQUE > Qu’est-ce qui les pousse à choisir la BD ? ERWANN PIVAUT > Ça fait encore rêver ! Mais il faut travailler. Car nous leur répétons qu’en matière de bande dessinée, il n’y a pas d’entreprise qui les attend à la sortie de l’école. Ils savent qu’ils vont manger des pommes de terre et des nouilles durant des années, d’autant que le monde de l’édition est, comment dire… compliqué. Les éditeurs sont avant tout des financiers. Alors nous, notre travail, c’est de leur expliquer toute la chaîne des métiers de la BD, qu’ils sachent ce qu’il se passe avant et après et qu’ils soient polyvalents et puissent toucher à tout. PLACE PUBLIQUE > Quel est votre regard sur la création de la Maison Fumetti ? ERWANN PIVAUT > D’abord, nous avons certainement participé, même indirectement, à la naissance de cette scène nantaise de la bande dessinée. La vingtaine d’étudiants qui chaque année sortent de chez nous n’ont vraiment pas envie de quitter Nantes après leur formation et comme ce sont des touche-à-tout, ils parviennent à trouver du travail et restent ici. Donc, c’est bien qu’une telle initiative existe, avec un lieu identifié. J’espère que ce sera aussi un lieu de partage du savoir et d’échange des expériences. Ce sera bien pour les jeunes. n www.ecole-pivaut.fr

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Nantes, de case en case CONTEXTE > Combien de représentations de Nantes dans la bande dessinée ? Nombreuses, sans aucun doute. En voici une sélection, incomplète, connues pour certaines, moins pour d’autres.

Tardi et le passage Pommeraye Revisitée par un des plus grands auteurs de BD français, Jacques Tardi, La véritable histoire du soldat inconnu, publiée en 1974, nous offre la vie de celui qui, tué le 10 novembre 1918, repose sous l’Arc de Triomphe : un auteur sans talent de désolants romans d’aventure – comme Le paléontologue assassin –, considéré par ses compagnons de tranchées comme « une sacrée de tête de con », ni plus ni moins ! Plongeant le soldat inconnu dans un récit cauchemardesque, Tardi l’amène à rencontrer les épouvantables personnages créés pour ses romans à quatre sous. Des rencontres qui passent par le passage Pommeraye, dessiné en noir et blanc. La véritable histoire du soldat inconnu, suivi de La Bascule à Charlot, Futuropolis, 2005. © Futuropolis, 2005.

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L’île Feydeau au 19e siècle Sur un scénario de l’historien nantais Yannick Le Marec, le dessinateur Alain Goutal propose une découverte fidèle de Nantes au 19e siècle, comme sur cette planche dont une case montre l’île Feydeau enserrée par les bras de Loire. Dans cet album qui date de 1988, Alain Goutal a également représenté le passage Pommeraye. Histoires de Nantes au XIXe siècle. Cale de la Tête noire, CDMOT/Acener, 1988.

© CDMOT/Acener, 1988.

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Les grues Titan L’île de Nantes et ses grues Titan formeraient-elles un nouveau symbole de la ville pour les dessinateurs ? Dans des registres différents, deux BD publiées par les éditions Sixto s’en sont emparées. La grue jaune figure sur la couverture de L’ange noir, un polar en noir et blanc, avec une avocate assassinée dans son cabinet, qui associe le dessinateur Jérôme Mathé et le scénariste Jean-Pierre Bathany. La tour Bretagne est également présente à plusieurs reprises dans cet album. L’essentiel de la BD À marée haute se déroule sur l’île de Nantes au début des années 1990, un jeune adolescent assistant à sa transformation (lire la critique de cet album en p. 111). L’ange noir, Sixto éditions, 2011 et À marée haute, Sixto éditions, 2015.

© Sixto éditions, 2011 et 2015.

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La longue aventure du retour de Tintin à Saint-Nazaire RÉSUMÉ > C’est certainement la plus longue et la plus récente des aventures de Tintin, engagée en 1986 : celle de son retour à Saint-Nazaire. Comment six vignettes se sont échappées de l’album Les 7 Boules de Cristal pour s’installer dans une ville qui avait le moral en berne. À l’origine de l’histoire, des lecteurs attentifs d’Hergé qui ont carillonné à Moulinsart.

TEXTE ET PHOTOS > JEAN-CLAUDE CHEMIN La Lincoln Zephyr jaune fait son entrée à SaintNazaire le 31 octobre 1946 dans le numéro 6 de l’hebdomadaire Tintin. Au volant, le capitaine Haddock ; à son bord, Tintin et Milou. Dans un temps qui n’existe pas, le jeune reporter et ses amis arrivent dans une ville qui n’existe plus. Le temps qui n’existe pas : en poursuivant les aventures de Tintin dans le quotidien belge Le Soir contrôlé par l’occupant, Hergé a pris le parti de tenir son héros à l’écart de l’âpre réalité de l’époque. De toutes les aventures de Tintin, Les 7 Boules de Cristal est celle qui va le plus loin dans le registre du fantastique. La ville qui n’existe plus : la Saint-Nazaire qu’Hergé met en scène est la ville originelle, la Saint-Nazaire transatlantique. Cette Saint-Nazaire-là n’existe plus. Les bombardements alliés l’ont laissé à l’état de ruine tandis que la base sous-marine recouvre désormais le bassin où venaient s‘amarrer les paquebots de la “Transat”, la Compagnie générale transatlantique (CGT). Tintin et ses amis sont lancés sur les traces des ravisseurs du professeur Tournesol, des indiens quechua. Leur passage par Saint-Nazaire est logique car, jusqu’à la guerre, son port a été la tête de ligne des paquebots de la CGT pour l’Amérique centrale et l’Amérique du sud. Quand, en 1946, Saint-Nazaire apparaît dans les pages de l’hebdomadaire Tintin, que reste-il en réalité de la ville transatlantique ? La gare ferroviaire, inau-

JEAN-CLAUDE CHEMIN a contracté sa vocation de journaliste à la lecture de Tintin. Localier, il a effectué sa carrière à la rédaction nazairienne de Presse-Océan, de 1971 à 2000. Il est le fondateur et président de l’association Les 7 Soleils.

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© Futuropolis, 2016.

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La bande dessinée Au nom du fils débute à Saint-Nazaire, où un père ouvrier aux Chantiers apprend l'enlèvement de son fils.

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Nantes, capitale mondiale de la BD du monde ! BANDE DESSINÉE> VINCENT SOREL

VINCENT SOREL est illustrateur et auteur de BD depuis 2008. Installé à Nantes en 2011, il a publié plusieurs livres dont L’Ours (Actes Sud-L’An 2, 2010) et Les Pénates (Professeur Cyclope/Casterman, 2014). Il collabore au trimestriel de journalisme d’enquête et de reportage en BD La Revue dessinée et a été formé à l’École supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg. Ses travaux : http://cargocollective. com/vincent-sorel.

De la préhistoire à aujourd’hui, voici un clin d’œil en cinq planches, à la fois moqueur et amical, sur Nantes, capitale mondiale – et peut-être même intersidérale – de la bande dessinée. Lorsque le comité de rédaction de Place publique a décidé de consacrer le dossier de ce numéro à un état des lieux du neuvième art à Nantes et à Saint-Nazaire, au pourquoi et au comment de la création de la Maison Fumetti, nous avons aussi souhaité publier une BD originale. Avec la journaliste Aurore Gorius, Vincent Sorel venait alors d’assurer le récit en dessins d’une longue enquête sur les gourous de la communication, « Les communicants. À l’oreille des politiques », pour La Revue dessinée1. Ils y racontaient comment la communication des responsables politiques et des chefs d’entreprises telle que nous la connaissons aujourd’hui fut importée des États-Unis en France par un homme, un militaire, Michel Frois, qui la mit en pratique durant la guerre d’Indochine. Sollicité par Place publique, Vincent Sorel s’est volontiers prêté au jeu. D’autant que lui-même correspond au profil type de ces auteurs de bande dessinée et illustrateurs qui, après une parenthèse parisienne, se sont installés à Nantes par le hasard des relations amicales et/ou professionnelles. Puis, à son tour, il a été rejoint par d’autres anciens de l’École supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg. Et voilà comment naît un écosystème ! Avec « Nantes, capitale mondiale de la BD du monde ! », Vincent Sorel nous propose un regard décalé, qui joue avec l’histoire et la triture. Pour composer ces planches, il a mené l’enquête auprès de ses camarades auteurs, les questionnant sur ce qui a pu les amener sur les bords de Loire. Il nous offre donc au passage la composition d’un élixir baptisé « La Nantaise », qui donne « irrésistiblement envie de s’installer à Nantes ». Un futur outil de communication pour la métropole ? n

1.  La Revue dessinée, n° 9, automne 2015.

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NAISSANCE e DU 9 ART


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Jules Grandjouan, les images et les mots de la révolte RÉSUMÉ > Avec Honte à celui qui ne se révolte pas contre l’injustice sociale, le dessinateur nantais Jules Grandjouan signe en 1910 une toile qui peut se lire comme une bande dessinée, écho graphique aux luttes sociales de l’époque. Quand le graphiste met son art au service au service de la révolution.

TEXTE > DIDIER GUYVARC’H Associer Jules Grandjouan1 à la bande dessinée peut sembler, en première approche, un détournement, une récupération de circonstance, voire, le pire pour un historien, un anachronisme. C’est en 1897 que le jeune clerc de notaire nantais, âgé de 22 ans, publie ses premiers dessins dans la presse locale et fonde, avec son cousin Jean-Émile Laboureur, La Revue nantaise2. Son départ pour Paris en 1900 marque le début d’une nouvelle période, celle d’un caricaturiste et affichiste engagé. Jusqu’en septembre 1912, il travaille principalement pour L’Assiette au Beurre et fournit plus de 900 dessins à la revue satirique. Il suit le mot d’ordre de Kropotkine en 1885 : « Il faut mettre votre plume, votre pinceau, votre burin au service de la révolution ». C’est dans ce contexte qu’il réalise en 1910 la toile, Honte à celui qui ne se révolte pas contre l’injustice sociale, dont la destination et la composition évoquent la bande dessinée qui ne dit pas encore son nom.

DIDIER GUYVARC’H est historien. Il appartient au comité de rédaction de Place publique.

1 . « Grandjouan (Jules, 1871-1868) », Place Publique Nantes/Saint-Nazaire, n° 19, janvier-février 2010, p. 75. 2. « Nantes en revues : deux siècles d’histoire », Place Publique Nantes/SaintNazaire, n° 50, mars-avril 2013, p. 45-53.

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Honte à celui qui ne se révolte pas contre l’injustice sociale © ADAGP, 2016 / cliché Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes, Alain Guillard.



PATRIMOINE

81 Maurice Digo

Un Nantais dans la Grande guerre PHOTOGRAPHIE 85 Alain Croix

Le pont de guerre 96 Nicolas de La Casinière

Ça laisse rongeur


MAURICE DIGO, UN NANTAIS DANS LA GRANDE GUERRE | PATRIMOINE

MAURICE DIGO, UN NANTAIS DANS LA GRANDE GUERRE

« Cette poignée de soldats, affalés dans leur carapace de boue » Jeudi 2 mars 1916 : Le soir, faute d’éclairage, la majorité du troupeau se réunit à l’église. On y rencontre le curé du village, vieux, cassé, humble, silencieux, puis une meute d’infirmiers-prêtres suffisants, exubérants, qui, dans la chaire, d’où le vieux curé est banni, lancent des anathèmes, glapissent la nécessité de frapper sans remords et sans merci. Un dégoût profond s’éveille en moi pour ces pourvoyeurs bénévoles, qu’il faudra, un jour, démasquer.

RÉSUMÉ > Nous poursuivons la publication des carnets de guerre du Nantais Maurice Digo, tout juste un siècle après leur rédaction, mois pour mois. Dans les extraits parus dans notre numéro précédent1, le soldat Digo retrouvait son régiment après une permission. Un mot, un lieu, inspirait la peur : Verdun. Cette fois, Maurice Digo nous raconte « la boucherie » et la folie des soldats qui, enivrés, mettent à sac un village. Ces passages ont été sélectionnés par Véronique Guitton et Delphine Gillardin, des Archives municipales de Nantes où est conservé le manuscrit.

1. Numéro 55 (janvier-février 2016) de Place publique Nantes/Saint-Nazaire, « S’arracher à la famille et repartir, les yeux secs, à l’abattoir », p. 69-71.

Jeudi 9 mars : Départ à 4 heures. Étape de 25 kilomètres par Landrecourt, Dugny, Belleray, la Meuse et le canal. À pleines routes, dans l’encombrement des convois, fuient les habitants des villages bombardés. Pagaille, embouteillages, voitures embourbées. Les crêtes fortifiées tonnent de toutes leurs batteries. Comme nous arrivons à Verdun, une rafale de gros calibres (peut-être du 305) s’écrase sur les bas quartiers, en bordure de la Meuse, abattant d’un seul coup d’énormes pans de murs. Rejoint le régiment dans les casernes d’aviation. Stupeur de constater que cette poignée de soldats, affalés dans leur carapace de boue, représente tout ce qui reste du 146. Tous les camarades sont tués ou blessés, mon escouade ne compte plus qu’un seul homme : le caporal Chatagnon. Les compagnies parties avec 185-190 hommes en ramènent ; la 9e : vingt-huit ; la 12e : dix-sept. Dupas me raconte le départ de Bertrichamps, l’embarquement à Einveaux, les marches forcées, sans pause avec repos pendant quelques heures de nuit. Puis la traversée de la Meuse dont on minait les ponts. Enfin MARS-AVRIL 2016 | PLACE PUBLIQUE | 81


PATRIMOINE | MAURICE DIGO, UN NANTAIS DANS LA GRANDE GUERRE

En Picardie, fin avril 1916, deux semaines après une bataille « épouvantable », Maurice Digo dessine l’ancien presbytère du village de Welles-Pérennes, dans l’Oise.

aux obstacles, je n’ai pu reconnaître aucun repère, seul l’instinct m’a conduit au but. Il pleut. Le bombardement faiblit. Je pense que, de part et d’autre, il ne reste plus beaucoup de monde à tuer en première ligne. Dimanche 16 avril : Les nouveaux cadres sont présentés au commandant Hug. Ayant remarqué des traces de boue sur ma capote, il prie le capitaine Cochin de me casser immédiatement, sans préjudice d’une punition à intervenir ensuite. D’une voix cassante que je ne lui connaissais pas, le capitaine répond aussitôt qu’il n’en fera rien. Mardi 25 avril : Départ ce matin à 2 heures. Passage à Villers-en-Lieu et région de Saint-Dizier. Dans le wagon (hommes, quarante ; chevaux, huit), l’enchevêtrement des corps est magnifique. De temps 84 | PLACE PUBLIQUE | MARS-AVRIL 2016

à autre, celui qui a les jambes dans le deuxième dessous, les ramène à la surface. Bien entendu, pas de sommeil possible. Passage à Sermaize (immense taillis de croix de bois), Coulommiers, Marles, Forêt de Marainvilliers, magnifique au crépuscule. Des grappes de soldats, jambes pendantes aux portes, lancent des volées de chansons dans le grand bruit du train en marche. Dans la banlieue parisienne : Nogent-le-Perreux, les bords de la Marne, Rosny, Noisy-le-Sec, des groupes nous acclament aux barrières. Les deux bataillons qui nous ont précédés, ont alerté les populations, ce qui a permis à quelques camarades de saluer au passage famille et amis. Les regards avides des pauvres bougres qui ont encore une fois sauvé leur peau plongent dans les intérieurs banlieusards, ouverts au crépuscule comme des sortes de Paradis. On crie, on hurle. Mélange de joie et de cafard. n


PHOTOGRAPHIE | PATRIMOINE

Le pont de guerre TEXTE > ALAIN CROIX

Dans la mythologie nantaise, il est connu comme le « pont Maudit ». C’est-à-dire, soyons lucides, qu’il est à peu près inconnu de tous les Nantais : il faut cesser d’imaginer la mémoire nantaise, même ressassée, comme une évidence dans la mémoire populaire d’une grande métropole dont la population s’est aussi profondément renouvelée, et continue à se renouveler. Versons, quand même, une petite larme de regret : il en est du « pont Maudit » comme de l’orthographe, à savoir qu’il porte une part de l’histoire de la ville, cette difficulté si grande à assurer le franchissement de la Loire. Et d’une Loire, il devient nécessaire de le rappeler désormais, qui passait « il y a peu » – bientôt quatre-vingts ans quand même – en plein centre-ville et, par exemple, autour de « l’île » Feydeau. Là justement où se trouvait le « pont Maudit », entre la place du Commerce et l’actuelle rue Gaston-Veil, ou si l’on préfère entre le Chu et le square Jean-Baptiste-Daviais. Porteur d’histoire, ce « pont Maudit », car il illustre à lui seul l’éternelle bataille des édiles contre le fleuve, l’entretien des ponts tellement vain que leur reconstruction est une question lancinante : n’a-t-il pas fallu vingt-quatre ans, à partir de 1711, pour réparer les cinq arches effondrées du pont de Pirmil, par exemple ? Et n’a-t-il pas fallu créer avant même la naissance officielle de la Municipalité au 16e siècle, à côté de la comptabilité générale de la ville assurée par un « miseur », une fonction spéciale de « miseur des ponts » ? Notre « pont Maudit » franchit donc un bras de la Loire, entre l’île Feydeau et l’île Gloriette. Il est en bois. Il s’effondre si souvent qu’en 1843 un gros investissement est consenti pour la construction d’un beau pont de pierre à trois arches. N’en disons pas plus, pour le moment, sur la catastrophe à venir. Sauf deux petites choses. Que notre portfolio1, d’abord, permet de mettre en valeur un grand photographe nantais trop oublié, Vic-

tor Girard, dont Place publique a révélé le talent dans un dossier publié au début de 2014 (voir notre n° 43). Victor Girard est au sommet de son activité en 1913 : à 46 ans, cela fait déjà quasiment vingt ans qu’il a pris la relève de son père, et il quittera le métier juste après la Première Guerre mondiale. Ce n’est pas un détail biographique, mais un trait de caractère : abandonner à 52 ans un métier qui a fait votre fortune et votre place dans la société n’est certainement pas banal, à l’époque surtout. D’autant que Victor est devenu « le » photographe nantais, aussi bien le portraitiste en vue que l’homme de terrain, en collaborant notamment au Phare de la Loire. Et ces photographies de Victor Girard, ensuite, ouvrent d’une certaine manière la Première Guerre mondiale. Au premier coup d’œil en effet, une anomalie saute aux yeux : les travailleurs à l’œuvre dans le chantier pontonnier sont des militaires, alors que nous sommes évidemment en temps de paix, et que le centre de la ville de Nantes est, de toute manière, un peu éloigné du front que chacun entrevoit déjà en 1913, face à l’Allemagne. Il va nous falloir expliquer ce mystère, mais la personnalité de Victor Girard y joue déjà très certainement un rôle : pour les officiers et les hommes de troupe, il n’est pas ordinaire d’avoir affaire à un photographe qui fait probablement valoir qu’il fut, lui aussi, un militaire, puisque Victor, engagé, a servi sept ans dans le 62e régiment d’infanterie de Lorient et qu’il n’a quitté l’uniforme que pour répondre à l’appel de sa mère, après le décès subit de son père. Alors, « pont Maudit », pont militaire, pont de guerre ?

ALAIN CROIX est historien. Il a co-dirigé le Dictionnaire de Nantes (Presses universitaires de Rennes, 2013) et appartient au comité de rédaction de Place publique.

1. Des remerciements tout particuliers aux Archives municipales de Nantes, à leur directrice, Véronique Guitton, et à leur photographe, Patrick Jean, qui savent si bien faire partager leurs trésors…

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PATRIMOINE | PHOTOGRAPHIE

Le pont ne serait-il plus maudit ? La nostalgie d’un monde que nous avons perdu, servie par le talent de Victor Girard, aidée aussi par la facilité à reconnaître des lieux qui ont gardé une partie de leurs immeubles, celui de l’angle entre la rue Gaston-Veil et l’allée de l’île Gloriette notamment. Nous sommes en semaine (la plupart des personnages sont en tenue de travail), un beau matin d’été, vers 11 heures : voyez les ombres et l’ombrelle, les canotiers aussi. Le magnifique pont de pierre édifié en 1843, avec ses trois arches, prolonge le pont de la Bourse, côté nord de l’île Feydeau : Victor prend sa photographie depuis une fenêtre de l’allée Turenne, vers le sudouest. À l’autre extrémité de l’île Feydeau, en amont, les ponts de la Poissonnerie et de la Belle-Croix permettent un deuxième franchissement des bras de Loire qui traversent le centre de la ville. Le tramway est bondé, mais n’exagérons pas cette modernité : le rythme est lent, la circulation hippomobile, et l’on se déplace surtout à pied. Et d’ailleurs, il n’est point besoin de faire autrement, tout est à proximité : rien que dans ce tout petit secteur, deux épiceries, un « café buvette comptoir » et même un vitrier. On vit même au rythme du fleuve : la barque sous la première arche le rappelle. Beaucoup de femmes portent la longue jupe noire des femmes du peuple, quelques-unes même portent encore la coiffe, et quelques bourgeoises un chapeau. Les hommes se distinguent plus encore, entre casquette, chapeau à l’ancienne c’est-à-dire comme à la campagne, canotier et chapeau melon. On ne sort pas tête nue, et la coiffure indique sans ambiguïté la condition sociale. C’était avant. Avant le 31 juillet 1914, l’assassinat de Jaurès et la déclaration de guerre. Et avant le 16 juillet 1913.

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PHOTOGRAPHIE | PATRIMOINE

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SIGNES DES TEMPS

100

Bloc-notes de Franck Renaud

102

Critiques de livres

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La chronique de Cécile Arnoux

120

La chronique de Stéphane Sacchi

122

Expositions par Danielle Robert-Guédon

126

L’architecture, deux ou trois choses que je sais d’elle par Jean-Louis Violeau


SIGNES DES TEMPS | BLOC-NOTES

LE BLOC-NOTES FRANCK RENAUD directeur de Place publique

À propos de déplacements, d’un projet d’aéroport et de binationaux

S «

ORTIR DE CHEZ SOI, marcher – ou pédaler, ou grimper dans un bus, ou encore prendre sa voiture – jusqu’à la boulangerie la plus proche pour y acheter une baguette. Voilà un déplacement. Puis rentrer chez soi. Un deuxième déplacement. Et c’est ainsi que, quotidiennement, nous effectuons 5,1 millions de déplacements en Loire-Atlantique, selon les données collectées par l’« Enquête déplacements » conduite dans le département1. Soit une moyenne de presque quatre déplacements par personne qui consomment un peu plus d’une heure, 63 minutes très précisément, de notre temps souvent qualifié de « précieux ». n L’AUTOMOBILE DEMEURE, ET DE LOIN, le moyen le plus utilisé : plus d’un déplacement sur deux, 52 %, est effectué en voiture et en tant que conducteur. Deuxième mode de déplacement, la marche, pour un déplacement sur cinq. Les transports en commun, en y incluant les trains régionaux, en représentent 10 %. Le vélo ? Un petit 2 %. Et pourquoi nous déplaçons-nous en premier lieu ? Principalement pour les loisirs 100 | PLACE PUBLIQUE | MARS-AVRIL 2016

Notre-Dame des Landes ? Brouillard épais persistant »

(23 %), d’une courte tête devant le travail (22 %). Ces premiers résultats demandent encore à être tamisés, interprétés, affinés, mis en perspective… Ils témoignent cependant de notre addiction à la voiture et de la nécessité pour beaucoup d’utiliser l’automobile pour se déplacer – et d’ailleurs, plus on s’éloigne du cœur des agglomérations, Nantes et Saint-Nazaire en l’occurrence, plus les ménages possèdent de véhicules. En périphérie, six ménages sur dix en disposent d’au moins deux ou plus. Pas facile de se désintoxiquer de la voiture. Les chiffres de l’enquête esquissent cependant, en creux, une piste qui consisterait à mieux utiliser l’automobile en développant le covoiturage, peu pratiqué et employé chaque jour par seulement 10 000 personnes. Nos collectivités, qui sont aussi Autorités orga-

nisatrices de transports – les Aot, un des premiers sigles découverts peu après mon arrivée à Place publique – devront-elles elles aussi monter à bord et se saisir du covoiturage pour le développer ? n « EN 2016, AVEC L’AÉROPORT INTERNATIONAL À NOTRE-DAME-DES-LANDES, l’Ouest français aura en mains une carte majeure de son développement. » Nous étions alors en 2010 et Place publique, dans son numéro 21, avait demandé à un partisan et à un opposant au projet d’aéroport d’écrire leur vision de l’avenir. Un exercice de fiction auquel Patrick Mareschal, alors président du Conseil général et du Syndicat mixte d’études de l’aéroport, s’était prêté, signant ces mots. Nous sommes en 2016 et si des équipements autorisent les avions à atterrir avec une visibilité très réduite, un brouillard épais persiste au-dessus de Notre-Dame-des-Landes. En 2010, nous évoquions les passions locales suscitées par la querelle autour du projet d’aéroport. Six ans plus tard, la querelle a pris du muscle et 1.  Cette enquête a été menée entre septembre 2014 et mars 2015 auprès de plus de 20 000 habitants. Elle associe plusieurs collectivités et s’appuie sur l’expertise technique des agences d’urbanisme de Nantes (Auran) et de Saint-Nazaire (Addrn).


SIGNES DES TEMPS | LIVRES

POLITIQUE

La singularité de Jacques Auxiette POLITIQUE 102

Philippe Ecalle et Jean-Marcel Boudard, Jacques Auxiette.

QUESTIONS URBAINES 104

Élisabeth Pasquier, La passagère du TER

LITTÉRATURE 105 107

Jean-Claude Pinson, Alphabet cyrillique Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles

POÉSIE 108 109

John Ashbery, Vague Jacques-François Piquet, Vers la mer. Chant d’amour et d’adieu

REVUE 110

Revue 303, De la vigne au vin

POLICIER 110

Michel Renouard, Le Siamois de Brest

BANDE DESSINÉE 111

Aurélien Boulé et Paulette Taecke, À marée haute

NATURE 112

Groupe mammalogique breton, Atlas des mammifères de Bretagne

113

HISTOIRE Stéphane Haugommard, Les églises du diocèse de Nantes au XIXe siècle

114

NOUS AVONS REÇU

102 | PLACE PUBLIQUE | MARS-AVRIL 2016

L’ouvrage, écrit par deux journalistes du quotidien Ouest-France en poste à La Roche-sur-Yon, bons connaisseurs du département, sur le parcours politique d’un Vendéen venu d’ailleurs, Jacques Auxiette, offre une double lecture. Il relate l’ascension du maire du chef-lieu du département, jusqu’à la présidence, renouvelée une fois, de la région des Pays de la Loire jusqu’en décembre dernier. Il décrit aussi, souvent avec acuité et justesse, plus d’un demisiècle d’aléas des différents clans, courants, et coteries au sein du Parti socialiste de Vendée. Et ce dernier aspect, lié au premier, est d’un grand intérêt pour les citoyens. On en apprend de belles ! D’autant que l’on peut craindre que cet exemple ne soit pas réservé à la seule Vendée. Le passage d’un parti de militants des années 1960, à celui de professionnels d’aujourd’hui, constitué pour l’essentiel d’élus et de leurs collaborateurs, et le remplacement de la lutte des classes par celle des places – pour reprendre la formule du géographe Michel Lussault –, expliquent sans aucun doute le désintérêt pour l’engagement de nombre de nos concitoyens. Alors même qu’un candidat de droite à la mairie de La Rochesur-Yon, ancien préfet et ministre, affirmait tout simplement aux


LIVRES | SIGNES DES TEMPS

électeurs « Votez pour moi, je suis Vendéen », le parcours quasi sans faute de Jacques Auxiette, enseignant venu d’ailleurs (l’Allier, département aux antipodes politiquement de la Vendée) et fils de gendarme, offre une réelle singularité bien rendue par nos deux journalistes. L’ouvrage met en valeur les qualités de Jacques Auxiette, soucieux du vivre ensemble, défenseur rigoureux de la laïcité, doté d’une ouverture à l’international, notamment vers la Chine, et soutien des initiatives économiques.

Élu à la Région et contre le cumul, il quitte son poste de maire

Deux épisodes clefs de la carrière politique sont mis en valeur : la conquête de la mairie de La Roche-sur-Yon en 1977, après un premier échec en 1971, puis la présidence de la Région en 2004. Cette dernière fut pour beaucoup d’observateurs une surprise. Les notables socialistes de la région, craignant l’échec, avaient su habilement se dérober ! Mal leur en a pris. Refusant le cumul des mandats Jacques Auxiette abandonne alors son poste de maire, autre singularité du personnage. En 2010 il renouvelle son mandat à la tête de la Région, avec pour la première fois le basculement à gauche du département de Vendée, chose jugée impossible par les observateurs parisiens, peu au fait sans doute des recompositions sociales et démographiques de ce département ancré à droite depuis plus de deux siècles. Au total, un parcours d’une cinquantaine d’années, commencé sous la bannière du PSU, et qui s’achève par une retraite précoce vis-à-vis du parcours d’autres hiérarques du Parti socialiste. Le livre fourmille d’anecdotes révélatrices des ambitions des uns et des autres. On en sort avec le sentiment que bon nombre d’élus petits et moyens, surtout moyens, ne pensent qu’à leur réélection plus qu’à l’engagement au service des populations. C’est quelquefois déprimant à lire les coups bas et les manœuvres pour éliminer le voisin du même parti mais d’un courant différent. Dans ce panier de crabes reconnaissons à Jacques Auxiette son habileté à savoir s’en extraire, sans compromissions, jouant sur des convictions sans faille. Le rapport des forces avec la droite est tel qu’en Vendée comme à la Région il faut éviter une autre liste à gauche, conserver des liens avec les communistes – le mouchampais Marcel Guintard sera un précieux allié –, mais aussi avec les chrétiens sociaux issus de la JAC et de la JOC, dont le docteur Morineau sera le porte parole un temps à La Roche-sur-Yon, puis avec les écologistes. Avec ces derniers, les choses s’envenimeront à propos du projet du transfert de l’aéroport de Nantes dont Jacques Auxiette est l’ardent défenseur, contrairement à bon nombre de patrons vendéens.

Tout au long de ses mandats et lors des élections, il lui faudra donc manœuvrer habilement. En la matière Jacques Auxiette sait faire. Certains lui reprocheront de savoir être au bon endroit au bon moment. Faut-il parler d’une carrière inachevée dans la mesure où il ne fut ni député, ni ministre ? Ou bien au contraire parler d’une carrière réussie aux deux postes qu’il a occupés ? Les deux auteurs ne tranchent pas. Pour terminer ce compte-rendu d’une belle biographie qui n’est pas une hagiographie, une remarque aux deux auteurs. Le soustitre de l’ouvrage fait référence aux Chouans. Rappelons pour mémoire que ces derniers ont œuvré au nord de la Loire, au sud les historiens puristes parlent simplement de Vendéens, même s’il est vrai que la confusion est entretenue par les médias. Enfin le livre rappelle qu’il y a bien, contrairement à l’historiographie dominante, deux Vendées. Certes, celle dite jadis républicaine, celle du temps de Clemenceau, et aujourd’hui de gauche, celle de Jacques Auxiette, demeure sur le fond minoritaire. Mais il y a un incontestable effet de rattrapage sur les moyennes nationales lié aux profondes recompositions sociales. Le département n’est-il pas le premier de l’Ouest pour la croissance démographique alimentée par une importante immigration et non plus par des excédents naturels élevés ! Jacques Auxiette a été le témoin et un acteur de ces changements, le livre en rend compte et c’est une invitation à le lire. n JEAN RENARD Philippe Ecalle et Jean-Marcel Boudard, Jacques Auxiette. Un socialiste chez les Chouans, Éditions les Chantuseries, 320 pages, 22 €.

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QUESTIONS URBAINES

De Nantes à Pornic, ce très beau petit voyage

Son terrain, c’est le TER, le train express régional qui relie Nantes à Pornic. Le mot « terrain » est à entendre, bien sûr, au sens que lui donnent les sociologues et les anthropologues : un objet de travail que l’on va circonscrire puis observer sous toutes les coutures. Mais en la circonstance, le terrain est aussi un espace, cette vaste zone périurbaine, plus ou moins dense, qui se déploie entre Nantes et le littoral. Et comment mieux le parcourir, cet espace, qu’en prenant le train qui de gare en gare relie la métropole à l’Océan ? À l’origine de ce livre, un programme collectif de recherche en sciences humaines sur le périurbain. À l’arrivée, un objet inclassable, un journal très personnel émaillé de notations plus savantes. Cette fusion entre le regard scientifique et la confidence intime avait déjà donné un livre remarquable, paru chez le même éditeur, Comme dit ma mère, à la fois souvenirs d’enfance et document précieux sur le début des Trente glorieuses dans un quartier de Nantes1. Cet ouvrage-ci n’a pas la densité, parfois suffocante, du précédent. Il offre en revanche la grâce primesautière du récit de voyage où se mêlent les choses vues, les souvenirs de lecture (Annie Ernaux, 104 | PLACE PUBLIQUE | MARS-AVRIL 2016

Bruce Bégout, François Maspero, François Bon…), les remarques incisives, les remarques sur la fabrique du livre : ce mot que j’emploie parce que j’aime sa musique, cette citation qu’après avoir hésité je décide finalement de garder. Bref, « c’est un très beau petit voyage », se murmure à elle-même la sociologue ravie. Le voyage en train plonge souvent dans une rêveuse hébétude que renforce la monotonie du rythme des machines. Mais sur cette continuité se greffent des éclats, des flashes, des ouvertures-éclair, pour reprendre la si juste expression de Jean-Christophe Bailly. De ces brèves illuminations, l’ouvrage est rempli comme d’autant de haïkus : « Elle enlève les feuilles mortes dans un arbuste de son jardin, elle ne regarde pas le train qui passe » ; « Ferme, terre labourée marron très belle, vert, très vert » ; « Le ciel est plus large, cette ligne c’est un déplacement régulier vers le ciel autant que vers la mer » ; « La mer au loin, lamelle argentée »… Mais plus encore que de paysages, Élisabeth Pasquier est gourmande des gestes et des dits de ses compagnons de train, de leurs lectures, de leurs manies. Elle s’attarde dans les gares, pénètre dans une église, déjeune au bistrot du coin, arpente les lotissements où elle tente de nouer conversation, visite les campings désertés à la morte saison… Des tranches de vie rédigées dans un style différent et composées dans une autre typographie se combinent au récit pour peindre le portrait d’un territoire et de ceux qui le peuplent. Un portrait qu’il faudrait sans cesse retoucher : « Plus je regarde, plus je vois des différences. » Car le périurbain, comme on dit, est une riche matière vivante toujours en mouvement et non ce monde uniforme sur lequel trop de chercheurs venus de la grande ville jettent un regard condescendant. Élisabeth Pasquier, elle, à l’œil tendre et rieur. n

THIERRY GUIDET Élisabeth Pasquier, La passagère du TER, Joca Seria, 146 pages, 16 €.

1. Compte rendu de lecture paru dans le n° 30 de Place publique Nantes/Saint-Nazaire sous le titre « Élisabeth au pays des merveilles ». Des extraits de La passagère du TER ont également été publiés dans notre n° 55 (janvier-février 2016), dont le dossier est consacré à la transformation de la gare de Nantes et de ses quartiers.


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LITTÉRATURE

Voyage en Cyrillie extérieure

« Se perdre, s’oublier. Fatigués de tourner en rond entre Nantes et Tharon. De caboter entre soi et soi-même en pays sot breton/ se perdre, s’enfoncer en Sibérie. L’intérieure, celle qu’on porte en soi. Pays mongol et monotone où l’on broie jour et nuit du noir. Et la vraie, l’extérieure, la glaciale et très loin de Montmartre, où l’on peut encore respirer de grands bols d’air soviétique. Celle qu’on a vue avec les yeux du corps : à Novossibirsk, à Irkoutsk. Et même Oulan-Oudé, qui est en Bouriatie, au bord de la Mongolie Extérieure. » Cet abécédaire d’allure enfantine nous mène de Α (comme Alissa, petite-fille du narrateur) à Я (ia comme Yanka) en passant par Ж (jé comme Jénia) et Ю (iou comme Ioulia). Un livre dont ne fait pas aisément le tour, comme son objet, la « Soviétorussie » (selon le mot de la poétesse Marina Tsvétaïeva), ou encore « Cyrillie », à la fois pays réel et univers imaginaire de lettres. Une sorte de méthode Assimil à la manière de Jean-Claude Pinson : « Comment apprendre à converser en russe sans peine au coin du feu en 70 leçons. » Jean-Claude Pinson confie avoir décidé d’écrire cet alphabet le jour où il donnait ses derniers cours de philosophie à la faculté

de Nantes, devenant ainsi « maître de conférences honoraire », le 24 mai 2008, le jour de la fête de l’écriture. Un livre né de l’amour du russe, de l’alphabet, de la couleur rouge (« la couleur des couleurs »), du tac-tac ferroviaire à cinq ou sept temps des trains lancés à travers la steppe, quand fume au bout du compartiment l’imposant samovar, surveillé par une gardienne à casquette, la maîtresse du thé. Comme un souvenir de Michel Strogoff… Ce livre est à la fois syllabaire, récit de voyage, micro-fictions, poème en prose citant des poèmes en vers, autobiographie, méditation sur la mort, bestiaire et, à la manière de Victor Hugo, roman familial où l’auteur s’exerce à l’art d’être grand-père, en compagnie de la charmante Alissa. Le lecteur non averti devra d’abord assimiler le dispositif très particulier du livre : plusieurs voix se croisent et se répondent, comme sur une scène imaginaire. Jean-Claude Pinson fait entendre, outre lui-même, la voix du poète Lermontov (tué en duel à 27 ans, dans la ville d’eaux de Piatigorsk), et celles d’autres revenants qui viennent donner la réplique (un sosie du poète italien Leopardi, un double du philosophe français Kojève, un faux B(e)audelaire…). Jean-Claude Pinson s’y entend pour brouiller les pistes, faire proliférer les métaphores, déjouer une lecture qui réduirait l’ouvrage à une linéaire autobiographie. Celle-ci est pourtant bien le fil rouge qui nous conduit, à travers cet abécédaire amoureux, au fil des pérégrinations du narrateur et de ses acolytes jusqu’à Vladivostok. Un récit de voyage ? « C’est bien plutôt une relation d’errances, tant géographiques que linguistiques », nous dit l’auteur. Nous lirons de belles pages sur l’expérience ferroviaire du temps : « Pas mieux que le train pour une première expérience de l’espace et du temps russes. Tranche de vie garantie et tranche d’histoire aussi. Car c’est encore la Russie d’autrefois, ses chemins de terre en allés au milieu des champs, ses villages et hameaux semés de guingois au bord des rivières et des bois, qu’on n’en finit pas de découvrir par-dessus les rideaux qui ornent les fenêtres du couloir où l’on en vient fumer pour tuer le temps. Tandis que soviétiques encore sont les petites villes de province dont on entrevoit au lever du jour, depuis les quais des gares où le train fait de longs arrêts, l’architecture à colonnades et l’inévitable grand-place avec statue d’un Lénine musculeux et prolétarien. » On rêve presque du roman de voyage que ce livre pourrait être, et qu’il contient. Alphabet cyrillique ne peut pas se réduire à cette dimension : la matière du langage est toujours le point de départ de la méditation. Ainsi, à la lettre Ж, qui est l’initiale de jaloba, plainte : la consonne Ж « est toujours une consonne dure », évoquant « non pas les simples jérémiades perso, mais la grande plainte de l’immensité russe, où très vite se MARS-AVRIL 2016 | PLACE PUBLIQUE | 105


SIGNES DES TEMPS | LIVRES

trouvent engloutis, points minuscules dans la steppe enneigée, les je qui peu à peu s’effacent ». « L’intention » de ce livre ? Certainement pas un inventaire des décombres du projet soviétique, ni une psycho-géographie désabusée. Le poète ne propose pas des objets calibrés pour un lecteur contemporain, mais fonctionne davantage sur l’intuition angoissée du post-moderne, un peu à la façon d’Antoine Volodine. Sa Russie est inouïe, à la fois passée et encore à venir. C’est la rencontre des deux chaos qui fonde l’harmonie de cet ouvrage – ni simplement Russie, ni uniquement Pinson, mais collision d’un intime et d’un « extime », d’une intériorité à la fois douloureuse, par le deuil, et heureuse, par l’amour, et de cette extériorité inépuisable qu’est la Russie. Pinson illustre son pessimisme dans le double sens du mot mir, à la fois monde et paix. « Voyager en Russie n’aura été qu’un leurre, une illusion (certes belle). Coupés du monde on est restés. (...) Et pas davantage la paix n’est revenue dans nos cœurs. Inapaisés on est restés. Très remontés contre le cours indigne, affreux, débilitant, réfrigérant, du monde. » Poète sans illusions, l’auteur cherche en l’autre Russie, la secrète, éloignée du Kremlin, un empire de signes où se dissipent les perceptions trop sûres. Il cherche à dépayser son propre réel au contact des découpages et des images proposés par le russe. Il pratique le « nécessaire abandon à l’espièglerie des mots » que recommandait Novalis, tous les jeux étant bons à

prendre : ainsi liess (forêt, en russe) est-il objet de liesse : « grande joie que c’est/liesse en été/d’y aller, en forêt, bien nommée, faire griller des chachliks, des brochettes de mouton. » Mais à quoi bon, aujourd’hui, rêver d’une russification de la poésie ? « Je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche »… Œuvre de projection dans l’espace, cet Alphabet travaille un pur espace de signes. Il existe même une page où le caractère cède la place à l’élégante courbe d’une lettre qui évoque une piscine, rêve d’idéogramme slave. C’est d’ailleurs à cet endroit que la Russie de l’ex-maoïste Jean-Claude Pinson est très différente de la Chine désenchantée de Roland Barthes, découverte lors d’un voyage fameux avec Philippe Sollers. On aime au contraire observer le narrateur seul en Russie comme « dans la forêt ensorcelée des femmes », se laissant éblouir au musée de l’Ermitage par un portrait de Matisse, ou recherchant le secret alchimique des beautés russes sur la perspective Nevski : « tous les mélanges imaginables : sibéro-caucasiens, kazakho-ukrainiens, birobidjano-lettoniens »… La « mèche lente de la Russie » continue de brûler dans ces lignes, puisque la poésie est encore le meilleur moyen d’approcher les mystères russes, ceux qu’on porte aussi en soi. n DANIEL MORVAN Jean-Claude Pinson, Alphabet cyrillique, Champ Vallon, 360 pages, 24 €.

Autrement le monde De Jean-Claude Pinson vient de paraître également aux éditions Joca Seria un court texte intitulé Autrement le monde. Que peut la littérature au regard de la catastrophe écologique qui menace ? Pas grand-chose, dira-t-on. Et la poésie, vu sa très faible audience aujourd’hui, sans doute encore moins. Pourtant, n’est-elle pas, séculairement, cette poésie, une alliée privilégiée de la Nature, liée à elle par ce qu’on pourrait appeler un « contrat pastoral » ? Et, en sa langue même, en son désir de chant, le poème ne dessine-t-il pas, discrètement autant qu’obstinément, la possibilité d’une autre habitation de la terre et du monde ? n Jean-Claude Pinson, Autrement le monde, Joca Seria, 48 pages, 4,50 €.

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LIVRES | SIGNES DES TEMPS

Le rose et le noir

Le premier best-seller de l’année 2016 est nantais : Olivier Bourdeaut est né à Nantes en 1980. Dans ce formidable premier roman déjà vendu en de nombreux pays, et dont les droits d’adaptation se négocient déjà, il narre la dérive fantasque d’un couple, vue par un enfant. Une histoire à double face, faussement naïve, merveilleuse, où le rose n’est jamais loin du noir. C’est un homme qui a réussi sa vie en construisant des garages. Il rencontre une drôle de femme comme on en voit dans certains films de Demy, genre Lola en plus folle. Elle (Constance, Louise, selon les jours) trouve à ce bel homme un air de famille avec le portrait d’un officier prussien dont elle est amoureuse. Lui, dilettante mythomane, se dit autiste, prince hongrois, ami de Dracula, amant de Joséphine Baker, selon l’humeur. La rencontre tient de celle de Scott Fitzgerald et de Zelda, mais aussi de Chloé et Colin, auxquels elle fait penser par la présence charmeuse du jazz. Chaque jour est une fête, dans cet appartement féerique qu’ils partagent avec une grue de Numidie. Cette touche « roman d’amour contemporain » à la Boris Vian est encore accentuée par cette chanson qui est l’hymne de l’ouvrage, Mister Bojangles, chanson de Nina Simone qui tourne en boucle sur l’électrophone. Bojangles est ce célèbre acteur de la Nouvelle-Orléans, à qui les

gens paient des bières pour qu’il danse des claquettes. Cette star américaine de la tap dance serait comme le Godot de cette chronique familiale déjantée. Il prête son nom à ce petit chef-d’œuvre d’ingénuité, bourré de rimes internes : « Et puis, sur les notes d’un morceau de jazz, me passant autour du cou son étole de gaze, elle m’avait attiré vers elle, violemment, d’un coup, nous nous étions retrouvés joue contre joue. J’avais réalisé que je me posais encore des questions à propos d’un problème qui était déjà tranché, je glissais vers cette belle brune, j’étais déjà sur la rampe, je m’étais lancé dans la brume, sans même m’en rendre compte, sans avertissement, ni trompe. » En attendant Bojangles ne se réduit pas à un exercice de style dans le goût surréaliste, sur fond de surprises parties et de fêtes sans fin. Il y a un côté obscur de la farce, et ce conte de fées vire au cauchemar psychiatrique, lorsque la drôle de maman est internée. Car l’histoire a deux faces, comme le vieux 45 tours de Nina Simone : face A, un merveilleux conte où un petit garçon est témoin de l’amour fou de ses parents, et quitte l’école pour les accompagner dans leur château en Espagne. Face B, le récit d’une enfance sordide et déscolarisée dans une famille de marginaux, dont la mère et schizophrène et alcoolique, le père débordé limitant son rôle à celui d’un Monsieur Loyal des frasques de son épouse. Oui, on pourrait finir par se lasser de cet univers de fête perpétuelle, observé par un jeune candide que sa mère protège de l’école, pour qu’il ne se transforme pas « en mouette couverte de cambouis se débattant dans une marée noire d’ennuis ». Mais on devine aussi que derrière ce conte emberlificoté, rythmé comme un swing, la mélancolie de Nina Simone n’est jamais loin, et celle de Scott Fitzgerald non plus. Tendre est la nuit pour la reine du bal, même si, au petit matin, ne reste que l’écume des jours. n D. M. Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles, éditions Finitude, 160 pages, 15,50 €.

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SIGNES DES TEMPS | LIVRES

POÉSIE

Le phrasé très free-jazz du poète Ashbery

A Wawe, tel est le titre original de ce recueil du poète américain John Ashbery1. En anglais, le mot désigne la vague, mais aussi un salut que l’on fait de la main. Traduire par Vague (sans article), c’est évidemment laisser de côté ce second sens. Perte cependant compensée en français par un gain, puisque l’adjectif homonyme ajoute une idée de « flou », d’indécision, qui se trouve être essentielle à la poétique de l’ouvrage. Ashbery en effet s’attache à soumettre au mouvement ondulatoire du langage, à sa rythmique toute en bifurcations, les certitudes arrêtées dont l’opinion ne cesse de se nourrir pour mieux masquer la trop inconfortable incertitude de vivre. Et puisque grandes vagues de langage il y a, « flou » sera ainsi, dans ces poèmes, synonyme de « flot » et de « flux », de « fluctuations », de mise en fuite des représentations convenues. Comme les rouleaux se formant au large pour s’écrouler sur le rivage n’ont de figure que perpétuellement changeante, les phrases du poème ne construisent d’énoncés que pour dans un même mouvement les détruire. Un principe d’ironie les gouverne, en conséquence de quoi « il serait vain, note Marc Chénetier dans sa remarquable postface, d’attendre qu’apparaissent la côte, les p’tits bateaux et les marins, les châteaux de sable et les pâtés ». En résulte, pour le lec1. De cet important poète américain était paru chez le même éditeur, un livre réalisé en collaboration avec Joe Brainard (pour les dessins), Le carnet du Vermont. Nous en avions rendu compte dans le n° 39 de Place Publique Nantes/Saint-Nazaire, mai-juin 2013.

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teur, un indéniable égarement. Les bribes de phrase qu’on lit sont toutes intelligibles, nullement obscures, mais difficile est l’acte de synthèse qui assurerait la continuité d’une compréhension. Désorientation qui nous rappelle que rien n’est simple, qu’il y a toute une pluralité de mondes dans la pénombre de l’esprit, à peine effleurés par « tout ce à quoi nous pensons quand nous cessons de penser » (p. 20). Pour autant, on n’a pas affaire à une poésie proprement « abstraite », tournant le dos à l’expérience pour s’enfermer à double tour dans la seule jouissance du langage. « Ça ne veut pas rien dire » (Rimbaud à Izambard). Au contraire, c’est toute l’étendue et l’intensité de l’expérience de vivre, sa « vacillation fébrile » (p. 46), sa labilité qui échappe, son « impossible » (à dire, à traduire en mots), que cherche, non à représenter, mais à capter Ashbery. Marc Chénetier le dit très bien (au moyen d’un verbe – « chauvir » – aussi juste que peu usité) : « Ashbery, note le critique, ne témoigne pas d’une expérience, ni ne la commente ; il écrit, dira-t-on [d’]après le motif, et non sur lui, avec des moyens de langue qui font songer à la sensibilité multidirectionnelle des oreilles d’un grand cerf aux aguets ; c’est sa parole qui, inlassablement, chauvit. » On a pu dire (un critique de langue anglaise, Denis Donoghue) qu’Ashbery faisait sienne une « aspiration de la musique à la John Ashbery perfection formelle qui prétend constamment vouloir dire quelque chose sans pour autant se plier à l’obligation de produire un sens particulier ». Ce qui vaut à ses yeux, ajoute le critique, c’est un « genre de rythme qui prend la place du “sens” ». Toute énonciation poétique, dirons-nous pour notre part, est tendue entre une logique du sens et une logique « musicale », entre le souci de signifier (de dire quelque chose à propos de quelque chose) et celui de « phraser » (de faire entendre un rythme et un chant). Dans les longs poème-conversation de ce recueil, c’est sans doute d’abord un « phrasé » (au sens où on l’entend d’un sax) qu’on retient. C’est d’abord une voix qui nous parle. Une voix qui semble improviser comme peut improviser un musicien de free-jazz. Le propos en effet sans cesse bifurque au mépris des transitions, sautant sans prévenir d’une image à une autre et


LIVRES | SIGNES DES TEMPS

d’un monde à un autre. Le ton en est tour à tour méditatif ou familier, enjoué, au plus près de la langue parlée, non sans accents de gravité (mais dépourvus d’emphase). En d’autres termes, l’esprit du blues perce sous l’allure free-jazz. Et si un nom alors vient à l’esprit, c’est celui d’Ornette Coleman ; c’est à son chant si singulier qu’on pense. Le recueil date de 1984, à l’époque où le rap commence à gagner quelque influence. Je ne sais si Ashbery écoutait ce genre de musique. Mais ce qui est sûr, c’est que sa façon virtuose de rythmer la langue et de la déhancher sans cesse témoigne d’une vigueur d’élocution et d’un flow incontestables – d’une capacité à enchaîner ses énoncés épars selon un rythme à la fois fluide et syncopé. Du moins c’est le sentiment que communique la traduction de Marc Chénetier. Ce n’est évidemment pas le moindre de ses mérites. n

JEAN-CLAUDE PINSON John Ashbery, Vague, traduction, postface et notes de Marc Chénetier, Joca Seria, 140 pages, 21 €.

Chant d’adieu à bouche fermée « À Jacqueline, 1952-2014 ». Comme l’accord qui ouvre une pièce musicale, comme la couleur sourde qui domine une toile, la dédicace indique d’emblée la tonalité du livre : il est un « chant d’amour et d’adieu » à la compagne d’une vie, trop tôt emportée par la maladie. Ce chant n’est pas le récit clinique des derniers jours. Il tient plutôt du conte et du rêve éveillé. Le couple vogue vers la mer à bord d’un navire loué. « Nous descendons maintenant le fleuve presque impassible qui traverse les vastes plaines céréalières du pays, blé à perte de vue et orge aussi dont j’aime à contempler l’ondulation à la moindre brise. Tu te reposes sur le pont, dans un espace clos de verre. » Ce fleuve pourrait être la Loire ou bien la Seine, qu’importe, il n’est jamais décrit pour lui-même ; il est la métaphore de nos existences qui s’inclinent vers le Couchant, qui descendent vers la mer, vers la mort. Onze jours de navigation dans la tendresse partagée, dans l’attente de la fin imminente, de l’avenir si prévisible. Le corps de l’aimée se défait, déchiré par la toux, rendu glabre par les traitements, peu à peu gagné par l’hiver intérieur. Restent les souvenirs d’une vie somme toute menée « du bon côté du monde », les poèmes lus ensemble, les peintres aimés, la communion devant la splendeur intacte du ciel et du fleuve. Et chaque soirée se termine par un « merci la vie » adressé l’un à l’autre. Rien de mièvre ni de forcé dans ce livre bref. Il vous va droit au cœur comme l’un de ces chants à bouche fermée qu’on fredonne dans la solitude. n T. G. Jacques-François Piquet, Vers la mer. Chant d’amour et d’adieu, Rhubarbe, 108 pages, 12 €. Jacques-François Piquet, est né à Nantes et vit dans la région parisienne. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres dont Noms de Nantes, postfacé par François Bon (Joca Seria, 2002) et Suite nantaise (Rhubarbe, 2013).

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SIGNES DES TEMPS | L’ARCHITECTURE, DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D’ELLE

Les espaces de quelques architectes nantais

JEAN-LOUIS VIOLEAU est sociologue, professeur à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais. Membre du comité de rédaction de Place publique, il en tient la chronique d’architecture depuis le numéro #55.

Jean-Pierre Watel est décédé en janvier dernier dans la maison qu’il avait conçue dans la ville nouvelle de Villeneuve-d’Ascq, à Lille, dont il aura été l’un des grands architectes, réussissant à y développer une certaine idée de l’habitat individuel, en briques, dense et chaleureux. Jean-François Parent habite toujours au sommet de l’une des tours de la Villeneuve de GrenobleÉchirolles, quartier dont il a imaginé puis observé la vie depuis près d’un demi-siècle. Et pourtant, sur le rapport des architectes à leur chez-soi, pas grand-chose… Il y eut bien quelques articles par-ci par-là, un très beau dossier de L’Architecture d’aujourd’hui sur « Les espaces de l’architecte » paru il y a quarante ans déjà, en décembre 1975, mais depuis… Ah si, ces superbes images parues en 1970 dans La Maison de Marie-Claire sur deux tours à Bagnolet conçues par les architectes de l’AUA, l’Atelier d’urbanisme et d’architecture auquel la Cité de l’architecture a consacré à Paris cet hiver une belle rétrospective. Titre de l’article, « L’immeuble des architectes », sous-titre « ils l’ont construit, ils l’habitent » : les familles s’installent dans les étages tandis que les architectes travaillent en bas, dans le socle où s’implante leur agence encore coopérative. C’étaient les « années 68 », celles du « tout est politique » : dis-moi comment tu habites, je te dirai qui tu es. D’où parles-tu camarade ? Et combien gagnes-tu, as-tu une femme de ménage : Guy Hocquenghem interpellait ainsi les « vedettes » du gauchisme dans son Après-Mai des faunes en

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1974. Il y eut aussi à la fin de cette époque cette série grinçante de Léon Krier et Maurice Culot parue dans les Archives d’Architecture Moderne au tout début des années 1980, le temps des désillusions. On y opposait le logement privé, « toujours des maisons parfaitement traditionnelles », des architectes modernistes perçus comme des « bourreaux » dont les constructions venaient de détruire des pans entiers du centre de Londres, Berlin ou Luxembourg. Titre de la série : « Vertus privées et vices publics » ! C’était le temps où les architectes ne s’aimaient plus. Nous sommes passés depuis au « tout est culturel »  : les beaux-livres sur les « maisons d’architectes » s’entassent par piles sur les tables des salons au diapason des émissions de « déco ». Mais une idée reçue persiste contre vents et marées (et en fin de soirée, surtout) : les architectes n’habiteraient pas les espaces qu’ils conçoivent ! C’est un peu du même ordre que l’adage qui veut, depuis Flaubert et son Dictionnaire des idées reçues, que les architectes oublient toujours l’escalier – ce qui n’est pas si fréquent, on en conviendra. D’abord, il va de soi que les architectes ne peuvent être maîtres et possesseurs de tous les édifices qu’ils ont livrés… ils ne sont pas assez riches ! Mais plus sérieusement, il est évident qu’il se dégage bien des parentés entre les lieux que certains d’entre eux ont conçus et ceux qu’ils habitent. Il suffit d’une petite visite pour s’en rendre compte.


Vices et vertus et vice et versa : mêlant intimement privé et public, les années 1970 auront exigé une forme de cohérence… inégalement mise en pratique. Il en reste ces morceaux de bravoure : salués par La Maison de Marie-Claire (n° 45, nov. 1970), les architectes engagés de l’AUA emménagent dans leurs tours de Bagnolet, tandis que le « social-traître » Léon Krier se plaît à mettre en regard demeures privées et projets pour-le-peuple (Archives d’Architecture moderne, n° 18, 1980). Les architectes « brutalistes » ou high-tech britanniques, en l’occurrence le couple Smithson, Foster, Rogers et Peter Cook, durent assumer leurs belles-demeures néo-palladiennes ou néo-victoriennes… et leurs contradictions !


SIGNES DES TEMPS | L’ARCHITECTURE, DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D’ELLE

Les signes et les traces de Michel Bertreux (Tetrarc)

« Deux trois choses que je sais d’elle. Ma maison est bien modeste pour qu’on y porte un intérêt, mais je veux bien me prêter au jeu. En y regardant bien il y a en effet quelques signes, des traces qui renvoient aux œuvres construites pour d’autres. »

Un espace du repli, un espace de lumière

« Puisque qu’un beau logement c’est un logement grand selon les « préceptes de Jean », l’espace offert par la serre de verre c’est le prolongement lumineux de l’appartement. Son double lumineux. « Comme à Boréal, ma maison est faite de deux parties. L’une fermée et l’autre ouverte. Une vielle bâtisse trapue prolongée de son double lumineux : une demi-tranche de maison ouverte d’un grand pan de verre. Vingt-et-une fenêtres qui offrent la vue sur le jardin et sur le ciel. Qu’est-ce que c’est beau de voir le ciel quel que soit l’endroit où tu te trouves dans la maison ! Cette façade est ouverte à l’est pour voler le soleil du matin. La maison c’est l’espace du confort. Le confort c’est bien, le réconfort s’est mieux. »

Passe-muraille

« Pour ouvrir les fenêtres et les portes, j’ai coupé dans l’épaisseur des murs avec de grands cadres d’acier comme dans une matière continue, isotopique. Comme avec un emporte-pièce. Pas de jambages, Pas de linteau, pas de seuil, juste un cadre ouvert dans une matière rude. « Ça je l’avais déjà expérimenté à l’Abbaye de Nieul-sur-l’Autise. En traversant une suite de maisons comme un passe-muraille, pour y glisser une passerelle de verre abstraite. »

Des escaliers qui dansent

« Il y a deux types d’architecte. Celui qui oublie l’escalier et celui qui ne pense qu’à ça. Dans ce que j’ai construit, il y en a deux, trois remarquables. Celui du magasin de Manny, lové comme un alien, replié, double révolution, origami d’acier boulonné, Un chef-d’œuvre de compagnonnage et d’amitié dessiné pour Patrice Coupechoux. Je l’avais prévenu : le prix d’une voiture de sport ! « Celui de la maison des arts de Saint-Herblain, mou comme de la guimauve qui s’allonge et qui pend sur la plage dans Les va-

cances de monsieur Hulot. Celui aussi, en acier suspendu comme une dentelle de coiffe dans l’appartement Jaunoux d’Arboréa sur l’île de Nantes. « J’avais promis à mes enfants une maison de magicien et de poète. - Est-ce que l’escalier peut danser comme dans Merlin l’enchanteur ? - Oui… Enfin, s’il est un peu élastique, il peut être assez souple pour pouvoir te pousser plus haut ! - Et pour descendre à la cave ? - On fera un escalier à bascule. D’abord il monte au ciel, et après trois marches il se renverse, tu te retrouves à la cave… »

Les amulettes suédoises.

« À force de regarder les planches de Ernst Haeckel, de chercher dans les traités de morphologie les secrets de formes naturelles, j’ai fini par entraîner quelques amis et un groupe d’étudiants dans une aventure suédoise : construire sur une petite île au bord d’un grand lac. Une maison suspendue, haute comme une chapelle sensuelle et envoûtante comme les skograt, fées de la mythologie nordique, de celles qui par leur apparitions protègent les animaux sauvages des chasseurs. De retour du voyage, j’ai construit chez moi, au milieu de l’espace, un étrange cocon de contreplaqué de bouleau, flottant, divisé en cases. En somme, une sorte de cabinet de curiosité, bibliothèque, avec des livres et des objets classés dedans et dehors. »

Le sol brillant comme un dancefloor

« Toujours laisser un trouble sur les dimensions réelles de l’espace. Jouer sur la brillance, multiplier les reflets. Le sol doit être brillant, et que le regard s’y perde. Le nadir c’est le plus beau point de perspective, la fuite en dedans. La vie réelle d’un architecte est un kaléidoscope d’images sans cesse réorganisé. »

Le jardin idéal est double

« Il y a le sauvage, à peine entretenu, qui est l’accumulation des découvertes. Les plantes rapportées, recueillies, celles que le vent ramène, la friche, le jardin en mouvement. Une année c’est couvert de coquelicots ou d’onagre ; une autre année les acanthes l’emportent. L’autre est un jardin de production suspendu, hydroponique, technique, productif. Festif. » MICHEL BERTREUX

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L’ARCHITECTURE, DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D’ELLE | SIGNES DES TEMPS

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SIGNES DES TEMPS | L’ARCHITECTURE, DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D’ELLE

Il faut revenir à la page précédente pour constater combien, depuis le salon de Michel Bertreux, un escalier, une bibliothèque et une façade ouverte sur un jardin se retrouvent comme autant de petits cailloux poétiques parsemés dans les réalisations, nombreuses et soignées, de l’agence TETRARC à Nantes et tout autour. De haut en bas et de gauche à droite : vues depuis les serres des étages supérieurs des logements Boréal (2011) dans le quartier des Dervallières ; muséographie de la galerie du cloître et du dortoir de l’Abbaye Saint-Vincent de Nieul en Vendée (2002) ; l’escalier suspendu comme une dentelle de coiffe de l’appartement Jaunoux d’Arboréa sur l’Ile de Nantes (2006) ; la double hélice acier de l’immeuble Manny (2008) et enfin l’escalier guimauve et bois de la Maison des arts de Saint-Herblain (2010).

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Vient de paraître

Plus d’un Terrien sur deux vit désormais en ville. D’où un impérieux besoin de nature que partagent les citadins un peu partout dans le monde. L’histoire et la géographie de Nantes en font un terreau fertile pour qu’y prospère ce désir de nature. Mais la présence de la nature dans la ville est bien loin de se cantonner aux parcs et aux jardins. Elle imprime de nouveaux modèles d’urbanisme, renouvelle l’architecture, crée des métiers inédits, contribue à limiter le réchauffement climatique, donne droit de cité aux animaux sauvages, crée du lien social et des activités partagées… Si bien que nous passons d’un modèle à un autre. Ville aux cent jardins, Nantes est peut-être en train de devenir une ville dans un jardin. Ce hors-série de la revue Place publique a été réalisé avec le concours intellectuel et financier de l’Auran, l’Agence d’urbanisme de la région nantaise, qui a mené de nombreuses études sur la question de la nature en ville. Il a été rédigé par Thierry Guidet, journaliste et fondateur de Place publique. Place publique / Agence d’urbanisme de la région nantaise

En vente en kiosque et en librairie au prix de 5 €


CONTRIBUTIONS

137 THIERRY GUIDET

JOURNALISTE MAMADOU EST VENU VIVRE CHEZ NOUS

142 JEAN BOURGEON

HISTORIEN VICTORINE ET MANUELA, LES FUSILLテ右S DE NANTES (PARTIE窶ッI)

150 DOMINIQUE LE PAGE

HISTORIEN NANTES, UNE DES GRANDES VILLES DE BRETAGNE窶ヲ EN 2084


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Mamadou est venu vivre chez nous THIERRY GUIDET > JOURNALISTE RÉSUMÉ > « Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en d’autres qui n’en dépendent pas. » Épictète pris au mot : Thierry Guidet et sa famille ont choisi de recevoir chez eux, durant un mois et demi, un migrant guinéen. Il livre à Place publique le récit, humain et proche, de ce quotidien, de ses rencontres avec d’autres familles d’accueil, de cette hospitalité partagée. L’histoire des convulsions du monde qui frappent à notre porte et de ceux qui ouvrent leur porte.

UN SOIR DE DÉCEMBRE. – Mamadou1 est arrivé chez nous, à La Chapelle-sur-Erdre, son sac à la main, vers 18 h 30, le dimanche 13 décembre. Il était accompagné de sa référente, Clémentine, travailleuse humanitaire, bonne connaisseuse de l’Afrique, et de son tuteur, Bertrand, ingénieur victime d’un récent licenciement collectif. « Référente », « tuteur » : j’expliquerai ces termes plus loin. Mamadou a 19 ans. Il vient de Guinée-Conakry, est arrivé à Nantes en mai, a dormi jusque-là où il a pu : le foyer d’urgence, des squats, la rue parfois. Nous avons un peu parlé, fait visiter la maison, montré la chambre, signé la convention qui engageait chacun d’entre nous. Puis Mamadou, ma femme et moi avons dîné rapidement avant de regarder la télévision. Le 13 décembre était le jour du second tour des élections régionales. Une étrange soirée commençait. Elle concernait aussi Mamadou. Il est allé se coucher à 23 heures. J’ignore tout de ce qu’il a compris des 1. Il s’agit d’un prénom d’emprunt comme la plupart de ceux cités dans ce texte. Ni les réfugiés ni les accueillants n’ont en effet été consultés avant la rédaction de cet article. Celui-ci n’est qu’un témoignage personnel et n’engage en rien le réseau Welcome qu’on peut joindre à Nantes au 06 95 73 94 90 ou par courriel : reseau. welcome.nantes@gmail.com.

résultats et des débats. Le lendemain matin, je l’ai accompagné sur le chemin qui en cinq minutes conduit à Erdre active, la station de tram-train la plus proche. Chaque matin, ou presque, il prendrait la rame de 8 h 11 et reviendrait chaque soir par celle qui arrive à 18 h 27.

THIERRY GUIDET est journaliste. Fondateur de Place publique, il est membre du comité de rédaction de la revue.

LE PETIT GARÇON SUR LA PLAGE. – Avant, à la fin de l’été, cette photo d’un petit garçon gisant sur une plage turque. Elle a fait le tour de la planète. L’enfant portait un bermuda bleu et un t-shirt rouge, une tenue mondialisée qui le rapprochait de nous. Nous avons trouvé qu’Aylan ressemblait à Hadrien, notre petitfils, 3 ans lui aussi. Nous nous sommes rappelé les vacances passées il y a longtemps dans ce coin de Turquie. Peut-être avions-nous nagé à Bodrum, sur la plage de la mort ? Nous nous sommes souvenus de cette randonnée où notre fils, alors âgé d’une dizaine d’années, s’était égaré, de notre angoisse, de notre soulagement quand un touriste allemand l’avait ramené en voiture à l’appartement où nous logions. Délaissant l’essentiel au profit de l’accessoire, certains se sont MARS-AVRIL 2016 | PLACE PUBLIQUE | 137


L'hebdomadaire Détective, « le premier hebdomadaire des faits-divers », dirigé par le frère de Joseph Kessel, consacre une double page à Victorine et Manuela dans son numéro du 7 mai 1931.


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Victorine et Manuela, les fusillées de Nantes (PARTIE I) JEAN BOURGEON > HISTORIEN

RÉSUMÉ > Deux femmes, Victorine, 25 ans, et Manuela, 40 ans, deux « filles de joie », ont été passées par les armes à Nantes en mai 1918, condamnées à mort pour espionnage au service de l’Allemagne. L’historien Jean Bourgeon a voulu en savoir plus sur le parcours de ces deux femmes exécutées. Il a consulté des pièces éparses, lu des journaux, retrouvé un rapport de police… Mettant ses pas dans ceux de Victorine et Manuela, il a partiellement reconstitué leur vie. Celle de deux femmes emportées dans le tourbillon de ce début de 20e siècle, fréquentant la bande à Bonnot, baignant dans l’anarchisme illégaliste, homosexuelles. Place publique Nantes/Saint-Nazaire publie en deux parties le récit de ces vies extraordinaires qui s’achèveront devant un poteau d’exécution.

Il y a leurs signatures, nettes, bien dessinées en bas de l’acte. On sent une main ferme. Elles signent de leur nom : Victorine Faucher ; Manuela Alvarez. Leur vrai nom. Pas ceux que leur donnent les hommes : Lolotte, Colombine. Leurs clients. Car ce sont des « filles de joie » comme disent les bourgeois. Leur main ne tremble pas. On sent du caractère dans ces signatures au bas de leur condamnation à mort.

La signature de Manuela Alvarez sur l'acte la condamnant à mort.

Nous sommes à Nantes, le 25 janvier 1918. Depuis la veille, le conseil de guerre de la 11e Région militaire juge quatre accusés : deux femmes et deux hommes. L’un des hommes est en fuite et ils ne sont que trois à comparaître devant cette cour où ne siègent que des militaires. Il y a là un colonel, un chef de bataillon, deux capitaines, un lieutenant, un sous-lieutenant et un adjudant, tous nommés par le général commandant la 11e Région. Un chef de bataillon fait fonction de commissaire du gouvernement (procureur) et un soldat sert de greffier. Les poilus ne sont pas tendres pour ces militaires qui font la guerre dans les tribunaux. Ils les traitent d’« embusqués » qui gagnent leurs décorations en envoyant quelques fortes têtes aux travaux forcés ou au poteau d’exécution. C’est peut-être vrai pour certains, mais pas pour le président du tribunal, un colonel, qui a été grièvement blessé à la tête de ses troupes le 2 septembre 1914 ni pour un jeune lieutenant aviateur, un « as », déjà décoré de la croix de guerre, de la médaille militaire et de la Légion d’honneur. Les deux inculpées sont défendues par des avocats désignés d’office par le président de la cour, Me Robiou

JEAN BOURGEON a exercé pendant près de quarante ans comme professeur d’histoire dans un lycée nantais. Seul ou avec d’autres historiens, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles, expositions sur Nantes et le Pays nantais. Il a reçu pour ses travaux le prix de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire et le prix de la Société académique. Dernier ouvrage paru : Vivre l’Occupation. Nantes et la Loire-Inférieure 19401944, Éditions Coiffard, 2013.

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CONTRIBUTION | VICTORINE ET MANUELA, LES FUSILLÉES DE NANTES

De ce procès, on ne possède que le jugement et quelques pièces éparses ; beaucoup ont disparu ou dorment dans des archives égarées.

du Pont et Me Bachelot de Villeneuve. Le troisième inculpé, le matelot Gitton, est défendu par un avocat choisi par lui, Me Chesnau, du barreau d’Angers. De ce procès à huis clos on ne possède que le jugement et quelques pièces éparses1. Les dépositions, les témoignages, le réquisitoire, les plaidoiries… ont disparu ou dorment dans quelques cartons d’archives égarés. Heureusement, en 1926, le commissaire du gouvernement près le conseil de guerre de la 11e Région, Desoches, rédigea à l’intention du général commandant la place de Nantes un rapport de sept pages sur ce procès. Un document qui nous éclaire sur les motivations d’un conseil de guerre qui envoya deux femmes au poteau d’exécution, mais qui soulève aussi beaucoup d’interrogations.

« Deux aventurières aux mœurs spéciales »

Manuela, « profession d'artiste lyrique, sous-maîtresse de maison de tolérance… » ; Victorine « vivant principalement de la galanterie ».

« Le 22 janvier 1916, deux aventurières qu’avaient associées depuis deux ans leurs mœurs spéciales ainsi que leur vie de prostitution et d’expédients… » Ainsi commence le rapport. Avant même tout jugement de la cour, la morale publique les condamne. La plus âgée Joséphine, Augustine, Manuela Alvarez, née à Cognac le 4 juin 1877 est la fille d’un marchand de chaussures : « Profession d’artiste lyrique, sous-maîtresse de maison de tolérance… ayant vécu toute son existence de galanterie, de vols, spécialement d’entôlages2 et d’escroqueries ». Elle a trois condamnations à son casier judiciaire. Elle se fait appeler Manuela. C’est ainsi que nous la nommerons. La plus jeune, Victorine, Marie Faucher, est née de père inconnu et d’une mère sans profession à Périgueux le 6 octobre 1892 : « Sans domicile fixe, profession d’artiste lyrique… vivant aussi principalement de galanterie et d’entôlages ». Elle a une condamnation à son casier judiciaire. Il y a peut-être là de quoi faire dresser les cheveux sur la tête à quelques bons bourgeois nantais, mais rien qui ne saurait effaroucher un tribunal militaire d’une ville de garnison, port actif, riche de cabarets et de maisons de tolérance. Certes un vent moralisateur souffle sur Nantes à cette époque. La guerre et son cortège de misères ont jeté à la rue des femmes qui profitent de l’opportunité d’une nombreuse population militaire

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dans la ville (soldats de passage, convalescents…) pour gagner quelques sous en se prostituant. En juillet 1917 le maire, Paul Bellamy, a lancé une campagne contre la prostitution de rue. Régulièrement la police effectue des rafles « de femmes ou filles légères » place Graslin et dans les rues adjacentes. La presse locale s’en fait le relais : Le Phare a titré « Nettoyage de la voie publique ». Ramenant la question de la prostitution à un problème de voirie, preuve d’un profond mépris pour les femmes… Ce mépris, Victorine et Manuela le lisent dans le regard que la cour porte sur elles comme nous le lisons dans les termes utilisés à leur égard : « prostitution », « entôlage » ; et que de sous-entendus accusateurs dans ce « mœurs spéciales ». Leur vie commune fait aussi jaser en Vendée, où elles résident. Pour calmer la rumeur, Victorine se dit la fille de Manuela et se fait appeler Lucienne Alvarez ; la différence d’âge (40 ans pour l’une et 25 ans pour l’autre) le tolère.

Dans le sillage de la bande à Bonnot

Derrière la figure des prostituées, le mépris de la cour vise encore bien autre chose. Le cours de leur vie aventureuse a conduit Victorine et Manuela dans le Paris de la bohême, de la misère, de la prostitution. Elles y ont noué des amitiés risquées. Manuela a eu pour amant « le nommé Moricet affilié à la bande à Bonnot » dit le rapport. Victorine fut un temps la maîtresse « d’un nommé Valet de la bande des bandits tragiques ». Les bandits tragiques, c’est le titre d’un livre de Victor Méric, consacré à la bande à Bonnot, publié en cette année 1926 où le commissaire du gouvernement près le conseil de guerre de la 11e Région rédige le rapport. André Valet était l’un des comparses de Jules Bonnot. Il fut tué peu après son chef, le 15 mai 1912, lors d’un assaut de la police contre le pavillon où il s’était réfugié avec un lieutenant de Bonnot, Octave Garnier. Il avait 22 ans. Artisan menuisier issu d’une famille aisée mais progressivement acculée à la gêne, il adopta d’abord les idées socialistes-révolutionnaires puis rejoignit les milieux anarchistes parisiens, en particulier le groupe évoluant autour du journal L’anarchie animé 1 . Consultables au Service historique de la Défense/GR 10J 1119 – Conseil de guerre. 2. Pour une prostituée, action de voler son client.


INITIATIVES URBAINES

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INITIATIVES URBAINES

Vers des villes flottantes ?

PROJETS URBAINS > MARC DUMONT MARC DUMONT est professeur en urbanisme et aménagement de l’espace à l’Université Lille I - Sciences et technologies. Il est membre du comité de rédaction de Place Publique Rennes/Saint-Malo. À travers ces projets urbains d’ici et d’ailleurs, il partage sa veille des innovations insolites, surprenantes et toujours instructives de la manière de faire la ville.

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Les villes en bord de mer, rivières ou fleuves, sont aux premières loges du changement climatique. L’architecture s’est très vite emparée du sujet, commençant à proposer des réponses fort intéressantes aux défis à venir. Ainsi, en Grande-Bretagne, chez certains cabinets comme Baca, plutôt qu’aménager de nouvelles digues, on préfère concevoir des « maisons flottantes ». Le principe est simple : la structure de la maison, reposant sur quatre puissants piliers d’acier, peut coulisser verticalement et s’élever en fonction du niveau de l’eau, restant connectée à l’électricité, à l’eau et à Internet par des câbles blindés. Les maisons prennent elles-mêmes place dans une zone de bassin à flot pour éviter les forts courants induits par le passage des eaux. L’autre solution est expérimentée dans la jolie région de l’Oxfordshire, où des maisons viennent d’être réalisées et livrées bâties sur des piliers d’aciers qui les surélèvent à un mètre du sol. Des idées pas si absurdes lorsqu’on se souvient que toute la région autour de l’estuaire de la Tamise fut fortement sinistrée par des inondations en 2007 puis en 2013.

Maisons-containers bretonnes Moins liées au climat, les maisons-containers font aussi parler d’elles. À Calais, une entreprise bretonne, Logistic Solutions, vient de réaménager 125 containers en « unités de vie » pour loger des migrants dans des conditions un peu plus décentes. Les anciens containers sont nettoyés, repeints, équipés a minima. L’exportation d’un savoir-faire breton ? Oui, à Brest, plusieurs entreprises de la région se sont aussi lancées dans la réalisation de maisons-containers, sur le site du nouvel écoquartier de la Fontaine-Margot. Douze maisons de ce nouveau genre ont très récemment été commandées aux entreprises Sefabe, de Rosporden, et B3 Ecodesign, de Rennes, par la Métropole de Brest. Ces maisons, entièrement réalisées en atelier, recyclent des containers dont les coûts de réexpédition seraient trop élevés. La technique est rodée : en moins de cinq


INITIATIVES URBAINES

de 28 personnes. La réflexion ouverte est très intéressante puisqu’elle porte sur la flexibilité d’une offre permettant de desservir le dernier kilomètre du parcours des usagers, adaptant le véhicule aux usages. Un cas à ne pas prendre à la légère au moment où la Norvège, par exemple, fait figure de pionnière en matière de véhicule électrique propre, avec plus d’un cinquième des immatriculations.

Expérimentations urbaines

mois, les installations sont prêtes et peuvent être installées en quelques jours sur le site du quartier, une fois les fondations réalisées. Plusieurs lofts ont d’ailleurs déjà été aménagés par des architectes indépendants sur le littoral brestois, comme au Relecq-Kerhuon. Coût d’une maison ? Environ 150 000 € pour un peu plus de 80 mètres carrés.

Des routes pour éclairer la ville

L’expérimentation permettrait-elle de renouveler les formes classiques d’urbanisme ? C’est en tout cas une belle initiative que celle de la Sncf qui va dédier de manière temporaire des dizaines de mètres carrés de hangars désaffectés à des projets d’ordre artistique. L’idée de la Sncf est d’utiliser certains de ces sites appelés à être inoccupés pendant des mois voire des années, le temps que les processus de leur aménagement s’enclenchent. Sa filiale d’immobilier a donc lancé un concours et sélectionné 14 dossiers sur plus de 80 ayant répondu à l’appel à projets. Cinq sites, jardins ou hangars, en région parisienne (comme la Halle Dubois, ou Les Mines dans le 17e arrondissement de Paris) et en Alsace, vont accueillir des projets techniquement réalisables et viables. L’opération a connu des débuts un peu difficiles, certains artistes s’imaginant que la Sncf les solliciterait pour réaliser les aménagements à sa place ; ces occupations de l’espace n’auront en réalité que peu de liens avec les aménagements futurs, ce qui en fait à la fois l’intérêt et la limite.

Mille kilomètres de routes photovoltaïques d’ici à cinq ans… Rien que ça ! L’annonce récente de cet objectif par la ministre de l’Écologie Ségolène Royal n’est pourtant pas si utopique. Fin 2015, le groupe de BTP Colas avait en effet présenté un projet « Wattway », résultat de cinq années de recherche et développement compliquées mais basées sur une technologie éprouvée, incorporant de fragiles cellules photovoltaïques à la chaussée. Les perspectives d’aboutissement de la technologie sont saisissantes : un seul kilomètre de cette voirie très technologique permet d’alimenter l’éclairage urbain d’une petite commune de 5 000 habitants, sans aucune emprise foncière nécessaire ni dégradation du paysage. De là à imaginer des routes permettant de recharger les véhicules électriques y circulant, il y a un – grand – pas ! Les premières réalisations vont bientôt être lancées sur le millier de kilomètres de routes concernées. Une innovation technologique qui croise celle de Cristal, étonnant véhicule appelé à être utilisé autant par les transports en commun que les particuliers. Ce prototype, dont le test vient d’être décidé dans l’agglomération de Strasbourg (et, en 2017, sur tout le territoire de l’Eurométropole) et à Montélimar est conçu par le groupe alsacien Lohr. Il s’assemble à partir de modules complémentaires, permettant de transformer quatre véhicules individuels en un véritable transport en commun d’une capacité MARS-AVRIL 2016 | PLACE PUBLIQUE | 157


INITIATIVES URBAINES

Cimetière sans tombe Les expérimentations sont parfois surprenantes. Niort, par exemple, teste un nouveau genre de… cimetière, sans pierres tombales ni fleurs artificielles à l’heure où, mutations des modes de vie oblige, l’absence croissante de visites et d’entretien des cimetières a conduit nombre de collectivités à supprimer les concessions perpétuelles et à les limiter dans le temps. La démarche de Niort vise à réduire l’empreinte écologique des décès et des lieux de mémoires associés. Rien de moins durable, en effet, que des tombes bourrées d’herbicides pour les entretenir et faisant appel à des monuments funéraires importés d’Asie. Avec l’aide d’une paysagiste, la ville a donc décidé de supprimer purement et simplement tombes et nécropoles au profit d’un site paysager dit « Jardin de dispersion des cendres », en pleine terre, surmonté d’un « Arbre du printemps » ! Avec, en lieu et place des classiques pierres tombales, un « pupitre » unique et commun. De quoi amener à réfléchir sur notre rapport à la mort…

fient : toujours en Suisse, Fribourg se lance dans les études pour réaliser un métrocable qui permettrait de désengorger la ville, reliant son hôpital à une nouvelle zone d’extension au sud de la ville. Le projet se déploierait sur près de 1,5 kilomètre et permettrait de transporter plus de 3 000 voyageurs par heure. Retour en France : Toulouse, après Brest, lance aussi son Aérotram, aucune opposition particulière n’étant à signaler après la phase de concertation, ce nouveau téléphérique long de 2,5 kilomètres devra franchir la Garonne, reliant le campus universitaire Paul-Sabatier à l’Oncopole. L’avantage est sans comparaison : sa mise en œuvre coûterait sept fois moins cher qu’une extension de l’actuelle ligne B du métro. Que des avantages, à une réserve près : l’impossibilité d’exploiter le service les jours de grand vent (au-delà de 80 km/h) !

Place aux insectes en ville

Mobilités innovantes Un chiffre important, un peu désolant, ressort d’une grande enquête publiée récemment sur la manière dont on se déplacera en 2030 : 82 % des déplacements le seront encore en voiture. Pourtant le paysage ne cesse d’évoluer dans ce domaine. Dans la ville suisse de Sion, par exemple, on peut désormais croiser les minibus sans conducteur de la compagnie CarPostal dans les rues de la vieille cité du Valais. Programmés par des ingénieurs de l’École Polytechnique de Lausanne, deux de ces curieux bus (qui circulaient déjà auparavant sur leur campus) peuvent rouler à une vitesse de 20 km/h et desservir des sites peu accessibles aux transports en commun classiques. En cas de grosse frayeur, un bouton d’arrêt immédiat est accessible à tout voyageur. C’est aussi le paysage même des villes que les futures mobilités modi158 | PLACE PUBLIQUE | MARS-AVRIL 2016

À Dijon, on fait bonne place aux insectes, dans l’écoquartier Heudelet 26 où vient d’être inauguré un hôtel de bureau à insectes du joli nom de « La Bourdonnerie ». L’hôtel accueille en façade une structure qui permettra à des dizaines d’animaux pollinisateurs de venir s’installer en toute quiétude. Ce projet est le résultat d’une coopération entre des associations de protection de la nature et la société d’économie mixte qui en est en charge. Il va permettre de constituer un observatoire local de la biodiversité tout en permettant aux insectes de s’y poser, y vivre et se reproduire. Leur logis y est composé, sur 60 mètres carrés de façade, de casiers amovibles, remplis de morceaux de bois ou de tuiles permettant aux abeilles, bourdons, fourmis, scarabées, papillons… de venir s’y installer en pleine densité urbaine, le tout prenant place sur un immeuble lui-même réalisé avec une toiture végétale et une isolation passive. Rien ne dit en revanche comment y seront mis en œuvre les moyens de lutte contre le frelon asiatique et le moustique tigre s’ils venaient à s’y aventurer. Toujours avec plus de nature, Bruxelles innove en offrant des primes au verdissement des toitures. Il faut dire que la métropole belge recèle quelques belles curiosités du genre, dont d’étonnants golfs sur toit – de 9 trous seulement, il est vrai. Des propriétés et domanialités d’un nouveau genre y sont apparues à grande vitesse, avec, par exemple, la possibilité de louer pour des particuliers des coins de jardins réalisés sur les toits d’entrepôts industriels. Ce verdissement fulgurant des toitures ne présente quasiment que des avantages avec, entre autres, de substantielles économies d’énergie à la clé – les jardins en toit contribuent fortement à diminuer les quantités d’énergie nécessaire au chauffage des immeubles. La ville offre donc à qui le veut des primes d’une dizaine d’euros le mètre carré pour verdir les toitures et affiche une grande souplesse pour tous les permis qui seront délivrés en ce sens. De quoi faire disparaître la « tache urbaine » vue du ciel ? n


L’AGENDA

QUESTIONS PUBLIQUES DOMINIQUE SAGOT-DUVAUROUX : LA CULTURE ET L’ÉCONOMIE DES MÉTROPOLES

LES HÉRITIERS, BANDE DESSINÉE ET IMMIGRATIONS À COSMOPOLIS

Industries culturelles, quartiers de la création, scènes artistiques… Alors que Nantes se prépare à inaugurer la Maison Fumetti, lieu dédié à la bande dessinée et aux arts graphiques, quel rôle joue aujourd’hui la culture dans l’économie des métropoles ? Quelles sont les perspectives ? Dominique Sagot-Duvauroux est économiste, professeur à l’université d’Angers. Il est spécialisé sur les questions d’économie culturelle, du droit d’auteur, du marché de l’art contemporain et du marché de la photographie. Il a piloté le programme de recherche « Valeurs et utilité de la culture », financé par la Région des Pays de la Loire. > Lundi 4 avril à 18 heures, au CCO, tour Bretagne à Nantes. Entrée libre

LAURENT BERGER : PERMIS DE CONSTRUIRE Le secrétaire général de la CFDT, originaire de la région nazairienne, a publié un essai fin 2015, Permis de Construire. Nous vivrons ce que nous changerons (Tallandier), une profession de foi réformiste. Celle d’un syndicaliste qui croit fermement que « le progrès social est toujours possible ». Laurent Berger appelle les militants à se saisir des grands enjeux : révolution numérique, transition énergétique, code du travail… > Vendredi 20 mai à 18 heures, en partenariat avec le Conseil de développement de Saint-Nazaire, Cinéville à Saint-Nazaire. Entrée libre Questions publiques est un cycle de rencontres co-organisées par le Conseil de développement de Nantes Métropole, le CCO et Place publique.

En France, une personne sur trois a un grand-parent d’origine étrangère. Le Centre interculturel de documentation (CID-Origi’Nantes) présente une programmation autour de la place des héritiers de l’immigration dans la société française durant le mois d’avril. De nombreuses actions figurent au programme, parmi lesquelles l’exposition « Bande dessinée et immigration : un siècle d’histoire(s) », du Musée de l’Histoire de l’immigration. De Goscinny à Uderzo en passant par Farid Boudjellal ou Cyril Pedrosa, installé à Nantes, de nombreux auteurs de bande dessinée sont en effet immigrés ou enfants d’immigrés. > Du 5 au 29 avril, à l’espace Cosmopolis, 18, rue Scribe à Nantes. Renseignements : http://cid-nantes.org.


PROCHAIN NUMÉRO

PLACE PUBLIQUE # 57 PARUTION LE 7 MAI 2016 DOSSIER

Notre-Dame-des-Landes : pourquoi et comment en est-on arrivé là ? Voilà six ans maintenant, Place publique Nantes/Saint-Nazaire avait consacré le dossier de son numéro 21 (mai-juin 2010) au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes qui, écrivions-nous à l’époque, déchaînait les passions locales. Depuis, ces passions ont grimpé d’un cran et le dossier a désormais pris une ampleur nationale. Pour preuve l’annonce du président de la République au soir du remaniement ministériel de février qu’une consultation serait organisée avant l’automne sur ce projet… initié par les pouvoirs publics voilà plus de cinquante ans maintenant. Comment en est-on arrivé-là ? Pourquoi en est-on arrivé-là ? Quelle est la nature des mobilisations contre l’aéroport ? Dans son numéro 57, mis en vente à partir du samedi 7 mai, Place publique apportera des réponses à ces questions.

D’ici là, suivez l’actualité de Place publique sur Twitter et sur Facebook @revPlacePubliqu

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Toujours disponible

www.revue-placepublique.fr



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