Les Sonnets

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Ted Berrigan Les Sonnets

Avec Frank O’Hara, John Ashbery et Ron Padgett, entre autres, TED BERRIGAN (1934-1983) est associé à « l’école de New York des poètes ». Il s’est décrit, dans un curriculum vitae de 1982 comme étant « modérément vénérable, large, d’apparence traditionnelle. Ressemble à Apollinaire (barbu) ou à un ours déguisé en George Bernard Shaw [...] Formidable, affable, endurant ». Figure centrale du Poetry Project à Saint Mark’s Church in-the-Bowery, dans le East Village, Ted Berrigan a fondé dès 1963 la revue littéraire « C » et la maison d’édition « C » Press. Selon Allen Ginsberg, « Ted Berrigan était un grand homme, tout le monde le dit, grande figure paternelle grand chef de poésie – combinaison de Beat de grand classique et de New York School – grand encouragement pour ses aînés grand Consul pour ses cadets ». Les Sonnets, son premier livre, publié en 1964, est devenu un classique de la poésie américaine, renouvelant la forme du sonnet et inspirant de nouvelles générations de poètes. « Lire Les Sonnets, écrit John Ashbery, c’est sentir ce que sera le futur. » « Le sonnet, tel que le réinvente Berrigan, pour son propre compte, n’est pas le témoin d’une négation avant-gardiste de la forme, d’une destruction de la forme, d’une rupture absolue avec le passé de la forme, dont il ne conserverait, de manière dérisoire, presque que le nom, mais un héritier, certes insolent, et joueur, mais en même temps un descendant inventif et novateur de tous les sonnets de la tradition. » Jacques Roubaud, postface à la présente édition.

les sonnets Les Sonnets

Qu’est-ce qu’un corps ? Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce que le temps ? « Ce qui va arriver est déjà en train d’arriver / Il y a des gens qui préfèrent ‘le monologue intérieur’ / J’aime casser la gueule des gens ». Entre diagramme de l’esprit, sommation du poème, comédie de mœurs et kaléidoscope de la perception hanté par les lois de la succession et de la dissolution, Les Sonnets de Ted Berrigan admettent, renversent et renouvellent les conventions du sonnet shakespearien. Comme lui, ils s’intègrent – à corps parfois défendant – dans le temps : temps du récit et de la prosodie, d’une époque et d’une compagnie, de la naissance et de la mort, « féminin, merveilleux et fort ».

Ted Berrigan

Traduction de l’anglais (États-Unis) par Martin Richet Postface de Jacques Roubaud

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Martin Richet Postface de Jacques Roubaud

Image de couverture : collage de Joe Brainard, 1967. © The Estate of Joe Brainard

16 € ISBN 978-2-84809-206-5

www.jocaseria.fr

9 782848 092065

joca seria





Les Sonnets


Titre original : The Sonnets, New York, “C” Press, 1964 / Grove, 1967 / United Artists, 1982 / Penguin, 2000. The Collected Poems of Ted Berrigan, eds. Alice Notley, Anselm & Edmund Berrigan, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2005. Image de couverture : Collage de Joe Brainard, 1967. © 2013, by the Estate of Joe Brainard. Le collage de couverture est reproduit avec l’aimable autorisation de Ron Padgett, exécuteur testamentaire de Joe Brainard. Joe Brainard est représenté par la galerie Tibor de Nagy, New York. Photographie : The Joe Brainard Archive, The Mandeville Special Collection Library, University of California, San Diego.

Nous souhaitons remercier Alice Notley et Ron Padgett pour leur aide, ainsi que Lynda Claassen et Matthew Peters de la Mandeville Special Collections Library, University of California, San Diego. © Ted Berrigan & Alice Notley 1964, 2013. © Jacques Roubaud, 2013, pour la postface. © joca seria, 2013 72 rue de La Bourdonnais 44100 Nantes - France ISBN 978-2-84809-206-5 www.jocaseria.fr


Ted Berrigan

Les Sonnets Traduit de l'anglais (États-Unis) par Martin Richet

Postface de Jacques Roubaud

ĂŠditions joca seria



pour Joe Brainard



I

Son pince-nez perçant. Une frise estompée Les mains désignent une frise estompée, dans la nuit noire. Dans le livre de sa musique se redressent les angles : Qui doivent leur présence à nos mains assoupies. Le sang de bœuf des mains qui jouent Pour flamme, chaleur, mains, croissance Y a-t-il de la place à la place où tu prends place ? Sur sa tombe structurée : Ils ont pourtant un sens. Par la danse Et par l’architecture. Trame parmi les incidents Peut lui être augure Nous sommes les fragments assoupis de son ciel, Vent prêtant présence aux fragments.

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II

Chère Margie, bonjour. Il est 5h15 du matin cher Berrigan. Il mourut Retour aux livres. Je lis Il est 8h30 du soir à New York, j’ai couru toute la journée de vieux Venez-y-donc se ruent dans les rues. Oui, il est maintenant, Saurais-je Encore Longtemps Habiter le Divin et le jour gris clair vire au vert féminin merveilleux et fort de voir le soleil se lever sur l’Arsenal d’écrire corps adhésif dans un carnet pris 17 milligrammes et demi Chère Margie, bonjour. Il est 5h15 du matin baisé jusqu’à 7h elle est maintenant en retard et moi j’ai 18 ans pourquoi tremblé-je des mains je n’en suis plus là

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III

Plus fortes que l’alcool, plus vaste que nos lyres où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ; presque île, je voguais, ballotant sur mes bords vers le crépuscule embaumé, plein de tristesse haine brûlante Mais, vrai, j’ai trop pleuré. L’Aube exaltée baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, ce que l’homme a quelque fois cru voir. Et dès lors je me suis baigné dans le poème montait vers moi ses fleurs d’ombre, jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau l’orgueil des drapeaux, sous les yeux des pontons Ô que ma quille éclate, ô que j’aille à la mer ! et je restais, ainsi qu’une femme, à genoux.

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IV

Seigneur, il est temps. L’été a été très grand. Tout lui parlait doucement de moi de tes pieds, si délicats, extra-larges nonobstant !! Et seul perché en haut du Brooklyn Bridge, respirer vieille femme la bouillie d’avoine, charme qui aspire au papillon ! Il n’y a pas d’étoffe quand tu t’élances à travers pistes et vallons broussailleux je pense souvent porc à l’aigre-doux » cordonnerie, et effrayant. En ville, je m’efforce de rassembler mes absurdités Il reprit son pistolet, l’un L’aplomb d’un Nijinski de toutes parts, mon critique et quand en me levant je cliquette ça me chausse

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V

Brailler une occasion de gala, oublier, et « Hawkaaaaaaaaaa ! » Jadis parti en éclaireur Comme les astres, comme les cauchemars, un crucifix. Pourquoi ne puis-je lire le français ? Je ne sais pas, pourquoi ? Plutôt la question de la croissance Mes bébés paradent en arborant leurs drapeaux innocents Serrés sur les marches structurées Rejetant ces courants dans les ruisseaux s’écoulant Les « jeunes filles » si rares. Il voulait connaître les noms Il aimait les garçons, n’a jamais eu de mère Pendant ce temps se concoctaient de formidables erreurs d’appellation, l’appétence, l’appétence Le Pure Ininsensé Et toute la journée : Perceval ! Perceval !

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VI

Les ampoules brûlent phosphorescentes, blanches Tes cheveux s’animent doucement, Tension, mais force, extériorisées Et le tapis vert niché contre la chaudière La poussière a recouvert les punaises, le marteau ...optimisme du saut... Le goût de ces pensées délicates Jamais fait poindre l’aube. Les ampoules brûlent, phosphorescentes, blanches, Fondre les tourbillons de neige par le vin : L’esprit pourrait-il tourner au jade ? tout Tourne sous cette lumière, aux pierres, Cendre, écorce comme liège, poussière passée, Pour couvrir les traces du « Marteau ».

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POÈME DANS LE GOÛT TRADITIONNEL

À chaque fois que Richard Gallup est écartelé, Pères et professeurs, et démons sous la mer, Épithalames audeniens ! Elle Renvoie son chauffeur et reste à mes côtés ! Balle de match et cætera ! Les contrebandiers Vrombissant leurs Chevrolet se font audacieux. Je somme À moi des pensées silencieuses et chagrines, Opulentes, sinistres et froides. Aura-t-on mâle ou femelle dans la baignoire ? Que grauque coule, que quiscale disparaisse, Et seul perché en haut du Brooklyn Bridge, Un ogre laid se masturbe à l’oreille : De ma tendre, ma tendre, ma pipe et mes chaussons, Ce qu’il y a là il y a du Benzédrine au lit : Et donc, Asiatique donc, Richard Gallup Rentre à la maison, prend son flingue et bute son père.

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POÈME DANS LE GOÛT MODERNE

Elle arrive comme en rêve avec les œufs du vent d’ouest, elle apporte des syllabubs chauds à Huitzilopochtli : Peaux de serpent ! Mais je suis jeune, juste assez âgé pour respirer, vieille femme, la bouillie d’avoine, la citronnelle, les plaisirs de la rosée, pleine gorgée, bruit de chute. Dame de Mai, belle vous êtes, Dame, belle vous êtes vraiment ! Les enfants, Lorsqu’ils voient votre visage, Chantent dans l’idiome de la disgrâce. Pâle comme un foulard ancien, sans parure, elle bondit comme un ballon rouge dans les veines. Le chanteur dort à Cos. Étrange juxtaposition le fantôme chante : Apportez-moi de démentes chambres rouges, mots délicats et chauds ! Pâteux comme à la sortie du lit Huitzilopochtli suit son chemin dithyrambique, la gâchette rapide, ressusciter, tous grondent !

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EXTRAIT D’UN JOURNAL SECRET

Mes bébés paradent en arborant leurs drapeaux innocents un philosophe sans éditeur, un homme qui doit colonne après colonne le long d’une colonnade de rouille dans mes tableaux, car ils sont présents je me méfie des magouilles de la promenade rose, pris l’autre direction vers Tulsa, chatoyant, enflammé, miroitant chaque déguisement que John Wayne P de Noël prendra pour faire le clown Rêves, aspirations à la présence ! Innocence glanée, décapée ! Le monde dont les mystères sont expliqués, et les luttes de bébés coagulent. Un noyau dur se forme. « Je voulais être cow-boy. » Troupion suffira. Le tout d’un romanesque bouleversant la lumière du jour se dissout d’elle-même et bien entendu il a plu.

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LA VRAIE VIE 1. LE FOU

Il se nourrit des fruits du Grand Oiseau Tacheté, et pisse sur le gazon ! Il se peut Qu’il soit inachevé, qu’il t’apporte le Ginger Ale Des abondantes et interminablement festives averses d’été ? Tu étais une Fille des Feux de Camp, Père et mère à temps partiel seulement ; moi Large, sévère, âcre et indissuadable ! Ah Bernie, nous portons achevé Le Dictionnaire Encyclopédique de Webster indexé. Et le déjeuner ne manque pas, trèfles et fourmis Sur le gazon. Penser à toi isolée Éprouvant le poème de la nation ! Mon dieu, quelle broussaille, rigolant heureux par ici, Et toi, et moi, le jus, enfin disparu !

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2. LE MONSTRE

Le visage cramoisi, les cheveux au vent Je lis moi aussi les publications spécialisées, mais en Veillant à la sécurité de Noël de chacun de ces quartiers À broches. Mes anges perdent patience, Ne gagnent jamais. Excepté la nuit. Alors J’aimerais un fil de soie Noué autour de l’hiver en fleur massif. Les arbres nus gardent les sentiers nuptiaux ; Le vent frais ne cesse de souffler, et Vague possibilité de boîtes géométriques ! Peu importe, toutefois, de montrer qu’il est Ton champion. Les jours s’allaitent de science-fiction Et tu trembles face aux livres sur la terre Mes forces et moi partant à ta recherche.

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PENN STATION

Sur le vert va un enfant blanc Et il marche. Trois énigmes et un vague fakir Pas de Un Deux Trois Quatre Aujourd’hui J’ai pensé à toutes ces ondes radio Les vents dévalent la voie obscure du souffle Passage Le trésor Gomangani Moi Oublier Apporter les voies blanches à l’enfant vert Et le vent y va Keats était un tortionnaire d’ours Mort de désir (Tu mens ! Tu mens !) Comme il nous incombe à tous dans la jungle verte Sous un ciel d’ombre brûlée nous tâtonnons pour Acheter un bouquet vert chez le fleuriste affecté Pour le défilé du Saint fée Aujourd’hui Nous lirons peut-être sur toutes ces ondes radio

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XIII

Des montagnes de ficelle et Des dents qui s’en gardent Devant les murailles grises. Marchent les pieds Libérés par la nuit (ce qui n’implique aucunement La mort) sous la brume passagère Dévalant le passage de pluie lugubre et bleu À la grande promesse de néant Dans l’air nous nous trempons les pieds… un grand rocher Caresse le ventre des nuages Il sait ne pas pouvoir feindre Voué à l’éveil, à la nuit qui n’est pas la mort Fuligineux d’humidité assassine Mais impuissant, comme le sont les roses bleues. Des rivières d’agacement minent les arrangements.

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