Les ancêtres ne prennent pas l'avion

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Une cartographie du monde

Lorsque j’étais enfant, puis adolescente, je me perdais des heures, allongée à plat ventre dans le désordre de ma chambre, dans la contemplation des atlas. Je regardais les cartes comme des peintures magnifiques où dominait le bleu. Je prononçais avec délectation des noms compliqués ou étranges, aux sonorités rudes et amères ou fluides et sucrées : Tegucigalpa, Oulan Bator, Santiago de Chile, Jaipur, Islamabad, Tanganika, Ispahan, Ouagadougou… Ces seuls mots étaient déjà des promesses d’ailleurs. Des atlas, je passais aux livres de photos des paysages et peuples du monde : « Guerrier masaï », « Jeune fille afghane », « Montagnes du Caucase », « Hauts plateaux d’Érythrée », « Indiens Quechuas de la cordillère des Andes »… Se dessinait ainsi une cartographie peuplée de mes rêveries et façonnée par la représentation du monde en cours à cette époque, de ce côté-ci de la planète. Plus tard, à cette cartographie se sont superposées les évocations des amis venus d’ailleurs : l’omniprésence des orangers

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Pascale Ruffel

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dans les souvenirs d’enfance de Mohamed, le récit des échanges commerciaux avec les Pygmées de la grande forêt du Congo pour Zéphirin et Ben, la défense du kabyle par Mourad, la périlleuse traversée du Mékong pour Oua et sa famille. La littérature a dessiné d’autres itinéraires, le périple rimbaldien, l’odyssée d’Ulysse, les pérégrinations de Sindbad, les carnets de voyage d’Isabelle Eberhardt, les récits d’aventures de Pierre Loti et Nicolas Bouvier dans des contrées lointaines. Elle a aussi permis de s’arrimer davantage à la rencontre des hommes qui vivent ailleurs en découvrant des écritures nées en Afrique, en Asie, aux Amériques, avec Emmanuel Dongala, Ahmadou Kourouma, Kateb Yacine, Gabriel Garcia Marquez, Khaled Hosseini… Aujourd’hui, je travaille à Nantes dans un centre d’accueil pour réfugiés. Ceux-ci ont imprimé de leurs récits, de leurs visages et de leurs mots cette cartographie du monde. J’ai renouvelé mes représentations liées aux mots Caucase et Caucasiens avec l’histoire des Tchétchènes et des Ingouches, luttant pour ne pas disparaître, engloutis par l’ogre russe. J’ai fait se rencontrer les images de chevauchées exaltées dans la steppe mongole avec un peuple à la langue étrangement chuintante qui tente de préserver une culture millénaire et menacée. J’ai revisité les paysages infinis du Sahara, la campagne aride de l’Irak, la ville surpeuplée et dangereuse de Kinshasa. J’ai goûté le saka-saka congolais, mangé des

achaks afghans, dégusté du kootu tamoul. J’ai prononcé des mots arabes, tenté d’apprendre à dire bonjour en toubou ou en tchétchène. J’ai entendu parler des prisons d’Érythrée, des trottoirs de Paris, des camps de réfugiés du Liban. J’ai entendu l’évocation nostalgique des vendanges en Géorgie, les anecdotes cocasses d’une babouchka rebelle, le souvenir angoissant de l’imposition de la burqa. Ma cartographie du monde ne cesse de se composer, se recomposer, se noircir ou s’illuminer, mélanger le réel le plus cru avec les évocations poétiques ou les récits littéraires. Elle trace des chemins d’Irak, de Syrie, de Palestine, du Bangladesh, d’Afghanistan, de Chine, de Mongolie, de Russie, d’Azerbaïdjan, du Daghestan, de Centrafrique, de Côte d’Ivoire, du Congo, de Guinée, du Soudan, de Somalie et d’Érythrée, vers la France, ou ailleurs. Elle révèle en mi-teinte une cartographie des guerres et des droits de l’homme bafoués, mais aussi des souvenirs d’enfance, des saveurs et des langues qui me dépaysent. Elle continue pourtant d’être une promesse de départ, la désignation illusoire d’un ailleurs, la possibilité de tracer du bout du doigt un chemin imaginaire, qui ferait fi des logiques géographiques, et emprunterait les chemins ancestraux de la route de la Soie, avant de descendre le majestueux Yang Tsé Kiang, puis, magiquement de poursuivre la route des Indes, dériver sur les continents et suivre les caravanes de la route du Sel.

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C’est à cause de la petite fille Parle, Mais ne sépare pas le oui du non Donne aussi le sens à ton message : donne lui l’ombre. Paul Celan, Toi aussi parle

Si Feriel va mal aujourd’hui, dit-elle, c’est à cause de la petite fille, la petite fille à la robe rouge… Depuis qu’elle a vu cette petite fille, elle ne se comporte plus normalement, elle y pense toujours, ne cesse d’interroger son mari et ses proches. Elle demande si la petite fille a des parents, ont-ils trouvé son corps ? Sont-ils vivants ? Quelqu’un l’a-t-elle pleurée ? Quelqu’un a-t-il pu prendre soin de son petit corps ? A-t-elle été, morceau par morceau, grignotée par les poissons ? Depuis, elle se perd, oublie tout, voit la petite fille partout… La petite fille avec sa jolie robe rouge. Ses parents ont du lui acheter cette jolie robe, une jolie robe pour une jolie petite fille. Une petite fille arabe, sans doute… Elle avait au cou une chaînette en or avec des mots calligraphiés dans cette langue. Était-ce son prénom ? Comment s’appelait-elle ? Pourquoi ses parents

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Pascale Ruffel

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avaient-ils choisi de la nommer ainsi ? La petite fille flottait sur la mer comme une petite grenouille gorgée d’eau, sa jolie robe rouge autour d’elle, ses petites jambes potelées, sa chaîne en or, ses cheveux bouclés. À peine une petite fille, encore un bébé, dix-huit mois environ. Quand elle a vu la petite fille depuis le bateau qui la menait en Grèce, elle n’a plus vu qu’elle. Elle n’a plus vu les autres corps flottants, elle n’a plus vu son mari et ses enfants. Elle a hurlé, elle a crié, elle a voulu se jeter à l’eau pour aller chercher la petite fille. Elle a refusé de rejoindre l’arrière du bateau pour ne plus la voir. On a dit qu’elle était devenue folle, oui, c’est ça, elle est devenue folle… À cause de la petite fille avec sa jolie robe rouge… J’écoute Feriel, j’imagine la petite fille. Peu à peu, je la vois moi aussi, la mer fait des vagues, le petit corps ondule à sa surface… Feriel poursuit, elle se souvient, elle n’était pas seule à regarder la petite fille, un autre homme, un inconnu la regardait regarder la petite fille. Il l’a prise dans ses bras, elle l’a embrassé, elle ne sait pas pourquoi. Il est devenu son frère parce qu’il était là, près d’elle… Il l’a sauvée. Les jours qui ont suivi, à mon tour, je me suis mise à penser à la petite fille, à sa robe rouge. Son corps de grenouille et les poissons voraces tout autour, la mer qui ondule, le corps qui se soulève et retombe au gré des flots. Elle était là, avec moi. Lorsque je suis allée voir un psychanalyste à qui je parle de mon travail, mes pensées, mes doutes, mes questions, j’ai

poursuivi la chaîne et j’ai parlé à mon tour de la petite fille, la petite fille avec sa jolie robe rouge, et j’ai pleuré, j’ai sangloté comme une enfant, pour la petite fille devenue grenouille, ondoyante sur les flots. Lorsque l’eau de la mère s’est tarie, ne sont restés que les sédiments… On parle d’une petite fille, et c’est déjà une histoire. Sa chaîne et sa jolie robe sont le départ d’une poésie en mouvement. Et voici, un bébé, presque une petite fille qui vient nous hanter au rythme du tangage du bateau dans lequel nous avons embarqué ensemble. J’ai revu Feriel quelques jours plus tard. Elle portait une belle chemise rouge. Elle n’avait plus pensé à la petite fille. Elle pensait à ses fiançailles avec son amour, lorsqu’elle était presque une femme, encore une petite fille. Elle avait demandé à son fiancé de lui offrir un nounours. Elle rit et elle raconte… Si j’écris aujourd’hui, c’est à cause de la petite fille, à cause des petites filles, des enfants emportés dans les vagues de l’Histoire. Seuls, quelques fous acceptent de les regarder et leur ouvrent leurs pensées et leurs rêves…

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