Jean-Louis Violeau : Nantes & Rennes sous le regard des architectes du 21e siècle

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préface de Thierry Guidet

L’architecte est une sorte de chevalier pragmatique censé réunir les frères ennemis que sont l’art et l’argent. Un peu comme un producteur de films, il est un de nos héros contemporains. C’est du moins le constat que l’on retient à la lecture de cette série d’entretiens où se découvre le destin des deux grandes villes de l’Ouest au tournant du siècle. Alexandre Chemetoff en est l’un des grands bonshommes, Rennes sous les années 1990 et Nantes pour la décennie suivante. Comme une histoire qui tourne rond, finalement, à chaque décennie sa ville, et inversement. Mais il y a bien des grains de sable ici ou là, vous verrez. On retrouve au fil de ces entretiens : Philippe Barré Michel Bertreux Patrick Bouchain Jean-Yves Chapuis Alexandre Chemetoff David Cras Christian Devillers

Jacques Ferrier Claude Giboire Clément Gillet François Grether Agnès Lambot François Leclercq Les Le Trionnaire

Philippe Madec Nicolas Michelin Patrick Moreuil Gaëlle Péneau Jean-Pierre Pranlas-Descours Jean-François Revert Patrick Rimbert

Jean-Louis Violeau est professeur des écoles d’architecture à l’ENSA Paris-Malaquais. Il y anime l’équipe Architecture-Culture-Société affiliée au CNRS. Ses travaux se partagent entre les architectes, les élites et les multitudes. En clair, le corps des architectes, son histoire et ses lieux de formation, sa position dans la division du travail, et puis bien entendu les pratiques qui animent ses destinataires, les usagers ou les citoyens – selon le point de vue. Sociologue, il apprécie avant tout chez les architectes leur parler (souvent) direct, leur souci du politique, pour ainsi dire constitutif, mais aussi le caractère généraliste de leur réflexion qui bien souvent fait d’eux nos derniers « intellectuels ». Il a publié Le littoral, la dernière frontière, un long entretien mené avec Paul Virilio sur le port de La Rochelle chez Sens & Tonka en 2013, Architecture contemporaine en Bretagne XX e / XXI e aux éditions Coop Breizh et récompensé par Prix du livre du Conseil Général d’Ille-et-Vilaine 2010, Entre voisins aux éditions Norma et enfin, il a fait paraître en 2012 aux éditions Autrement Nantes, l’invention d’une île. Il appartient au comité de rédaction de la revue urbaine nantaise Place Publique et de la revue parisienne Urbanisme. Il collabore régulièrement avec les magazines AMC-Le Moniteur architecture et d’a / d’architectures, ainsi qu’avec la revue Esprit.

jocaseria.fr 9 782848 092249

revue-placepublique.fr

isbn 9782848092249

25€

Nantes & Rennes sous le regard des architectes du 21e siècle

Jean-Louis Violeau

Jean-Louis Violeau

Nantes & Rennes sous le regard des architectes du 21e siècle

Nantes Rennes &

sous le regard des architectes e du 21 siècle Jean-Louis Violeau joca seria Place Publique





Nantes & Rennes sous le regard des architectes au 21e siècle


Crédit photo : Sem Territoires 65. Samoa 66. David Cras 72. Tetrarc 74, 75. Patrick Bouchain 69. Jean-François Revert 70. Atelier Grether 71. Stéphane Chalmeau 72. Barré-Lambot / Philippe Ruault 73. Gaëlle Péneau 76-77. FGP 78. Clément Gillet 79-80. D.R. 67, 68, 70.

© Éditions joca seria 2014 72 rue de La Bourdonnais 44100 Nantes ISBN 9782848092249

www. jocaseria.fr


Nantes & Rennes sous le regard des architectes au 21e siècle

Entretiens recueillis par Jean-Louis Violeau

ĂŠditions joca seria / Place Publique


préface

Le karaté, l’aquarelle et la pêche à la ligne

L’une des raisons pour lesquelles j’aime lire Jean-Louis Violeau, c’est que j’ai l’impression de l’entendre. Entre les lignes, je perçois le son de sa voix, son grain, sa tonalité, un brin gouailleuse, souvent rieuse. « C’est un homme de l’oralité », dit-il d’Alexandre Chemetoff. De l’oralité, c’est-à-dire – aussi – de l’écoute. La remarque vaut autant pour Violeau que pour Chemetoff. Ce n’est pas un hasard s’il titre son introduction : « En écoutant, en écrivant ». Sans doute une référence au En lisant en écrivant, de Gracq, dont il peut presque apercevoir la maison de Saint-Florent-le-Vieil, sur l’autre rive de la Loire tout de même, lors de ses incessants allers-retours en train entre Nantes et Paris. Référence, révérence, pas de côté… Il y a, dans les entretiens que vous allez lire, quelque chose de « l’attention flottante » des psychanalystes. De son interlocuteur, de ce qu’il a construit, enseigné, écrit, Jean-Louis Violeau sait tout. Mais il ne s’englue pas dans cette connaissance ; elle le libère, lui permet de penser à autre chose tout en tendant l’oreille et de poser la question qu’on n’attendait pas au moment le moins prévisible. « L’occasion, la saisir, c’est la règle de l’entretien » : comme on peint une aquarelle sans remords, sur le motif ; comme on porte un coup dès que la garde s’entrouvre. L’entretien est un sport de combat ; l’aquarelle est le karaté du peintre. Ou, si l’on préfère, l’entretien est une sorte de pêche à la ligne. Pas la pêche pépère, au gardon, dans un canal assoupi, mais la pêche au gros : une fois ferré le monstre des profondeurs, il faut lui laisser du mou, l’illusion de la liberté, puis d’un coup sec le ramener à la réalité avant de lui redonner ses aises. À la fin, le poisson ne sait plus où il en est, il finira sur le pont, au bord de l’asphyxie, mais presque consentant. C’est ainsi, Violeau conduit toujours son interlocuteur où il veut. Lui qui paraît penser « par sauts et par gambades » nourrit de solides obsessions. C’est le futur qui l’aimante, le possible, le pas encore, l’horizon toujours repoussé dont il parle bien dans son récent L’utopie et la ville (Sens & Tonka).

Immanquablement, c’est dans ces eaux-là, incertaines et fécondes, qu’il conduit ses interlocuteurs. Ça tombe bien, ils s’y plaisent aussi. Quand on croise un pêcheur, un karateka, un aquarelliste de cette trempe, bien sûr, on ne le lâche pas. C’est d’abord comme lecteur de Place Publique que Jean-Louis Violeau s’est fait connaître de moi. Il en est devenu auteur, puis membre du comité de rédaction où ses apports, vraiment, nourrissent nos débats et nos numéros. Je ne raconterai pas la genèse de cette série sur les architectes oeuvrant à Nantes et à Rennes ; il s’en charge. Cette idée tombait à point, peu après le lancement de l’édition rennaise de Place Publique, au moment où les deux villes, enfin, cessaient de se tourner le dos. L’occasion était trop belle de montrer que Jean-François Revert et Nicolas Michelin, que François Grether et Michel Bertreux, et d’autres, connaissaient bien la route qui mène de Nantes à Rennes, ou de Rennes à Nantes. Le dialogue entre les deux villes n’était pas qu’une foucade d’élus, qu’une lubie d’aménageurs ; depuis des années, sans qu’on s’en avise, il avait pris chair sur les berges de la Vilaine, sur les rives de la Loire. Voilà, dans la parole des ces fabricants de ville, fixé un moment de l’histoire. Pour prendre date, pour garder trace, pour continuer, pour rebondir. Car c’est à cela que sert une revue qui s’est donné comme programme dès son premier numéro, en janvier 2007, « de poser la question du sens, de porter des regards croisés, distanciés, réfléchis sur l’actualité en privilégiant la raison à l’émotion, la durée à l’instant, le texte à l’image, toutes choses peu communes aujourd’hui dans le paysage médiatique. » Une revue, puis un livre. Il faut bien, n’est-ce pas Jean-Louis ? « durer un peu plus que sa voix ».

Thierry Guidet Directeur de Place Publique


En écoutant, en écrivant

Cette série de portraits trouve ses origines dans la naissance d’une revue, à la fin de l’été 2009 : Place Publique, la revue urbaine nantaise âgée d’un couple d’années, voit alors débouler sa petite sœur rennaise ; un projet métropolitain que le rédacteur en chef Bernard Boudic lance dans la foulée de son jumeau nantais Thierry Guidet. Retour du pot de lancement, la route de Redon-Saint-Nazaire est un itinéraire idéal pour se demander comment l’accompagner, ce nouveau départ. D’abord interroger ceux qui travaillent avec leur « capital flottant », intellectuel et symbolique, à ce projet métropolitain depuis deux décennies: les architectes et les urbanistes, les politiques éventuellement. Avec un objectif : transmettre la mémoire d’une action et se demander avec eux où demeurent encore à Nantes et à Rennes ces espaces vagues où l’on se prend à se dire, mais oui, qu’il y a un futur. Et puis en passant raconter mes propres aventures métropolitaines, à pied ou en voiture, en invitant les autres, leurs auteurs, à parler de leurs œuvres en chantier.

Naissance d’une série La série débute donc avec Alexandre Chemetoff, lauréat en 1999 de la consultation pour le nouveau destin de l’Île de Nantes, ce centre-ville bis, et puis dix ans plus tôt, au tout début de la décennie 1990, brillant artisan de la redécouverte des berges de Vilaine à l’ouest de Rennes. Chemetoff, incarnation du rapprochement métropolitain, s’apprêtait alors, fin 2009, à quitter Nantes après une décennie de bons services, loyal et sans fracas mais souhaitant s’en expliquer calmement, donc au Bureau des Paysages à Gentilly. C’est un homme de l’oralité. Teinté d’une forme de sérénité, son discours « prend ». Il raconte comment il fut appelé à s’occuper d’une Île qui ne menait plus à rien, ses chantiers navals fermés depuis près de quinze ans, pas grand monde ne venait encore à elle, 7


heureuse d’être ignorée et se souciant toujours trop peu d’ellemême. L’occasion, la saisir, c’est la règle de l’entretien. La seconde rencontre me permit de croiser enfin Jean-François Revert dans ses locaux parisiens, à bonne distance donc. Un Revert un brin provocateur, et pas manqué, il fut « amicalement convoqué » m’a-t-on dit à Rennes quelques semaines plus tard pour développer plus longuement son propos, en fin connaisseur des deux métropoles, entre ZAC, du Champ-de-Mars et de l’Arsenal. D’un expert comme Revert, on attend toujours quelque lumière supplémentaire. Dans la foulée, Nicolas Michelin, autre protagoniste de la consultation de 1999 pour le nouveau destin de l’Île de Nantes, revint amicalement sur ses expériences dans les deux villes, initiatiques à bien des titres puisque c’est à Rennes qu’il remporta son premier grand concours d’urbanisme avec la transformation de l’esplanade du Champ-de-Mars et ses abords. Il en a fait du chemin depuis, comme on dit. Passée cette première fournée de trois, auxquels des liens, d’une manière ou d’une autre, me rattachaient, rencontre avec Jacques Ferrier que je n’avais encore jamais croisé même s’il fut longtemps professeur à Rennes. Début d’échanges qui nous firent nous rencontrer depuis à plusieurs reprises. Série en cours – jusqu’à l’ouverture de l’aérogare de Notre-Dame-des-Landes dont il est le concepteur, jusqu’ici volontairement ignoré. Pour Philippe Madec, une série de rencontres, en cours aussi, mais toujours un peu ailleurs, à Évreux ou au Sénat. Madec qui m’accueillit en l’occurrence dans son atelier parisien au printemps 2010, pour explorer ensemble les vertus du pas de côté : d’ici et d’ailleurs, rennais et parisien, pour mieux regarder non pas l’axe institué désormais, reliant solidement Nantes et Rennes, mais plutôt comment cet axe métropolitain fonctionne lorsqu’on le regarde depuis les territoires voisins, en marge. Depuis, comme le décrivait un peu désabusé Xavier Gizard dans les colonnes de Place Publique il y a un peu plus d’une année, cet « hinterland entre deux espaces de modernité auquel il est, au mieux, demandé de faire preuve de patience jusqu’à ce que les étalements des deux métropoles l’absorbent. » 1 Comment dès lors imaginer un autre destin que celuici, caractérisé par le manque et la dépendance ? Place Publique a d’ailleurs régulièrement ouvert ses colonnes à ce débat de fond, peut-être même son acte de naissance : quelle place pour les métropoles dans les équilibres territoriaux ? Leur dynamisme, en particulier, déséquilibre-t-il la Bretagne ? Puis visite chez Jean-Pierre Pranlas-Descours, déjà collègue à l’École, et avec qui nous allons enseigner ensemble au cours de l’année scolaire à venir aux Beaux-Arts à Paris. À l’époque, la Bottière 8

était bien lancée et avec la reconversion de l’ancienne caserne de Bonne à Grenoble, elle faisait la une d’écoquartiers vaillamment promus par Borloo dans la foulée du Grenelle (à l’époque, tout était un peu « éco » comme tout avait pu être « alter » dix ans plus tôt). Et puis, rusant avec le déterminisme, Jean-Pierre tenait à poser comme un jalon la toute fin du nouveau Saint-Jacques-de-la-Lande qui le fit connaître et le vit grandir. Début d’une série de rencontres, aussi, avec François Grether que j’ai croisé depuis à Angers où il s’occupe des rives de la Maine, ce grand projet où chacun imagine encore un peu ce qu’il rêve d’y trouver, mais abordé dans le train pour cette première rencontre. Au culot : on nous annonce le détournement de notre TGV vers Saint-Pierre-des-Corps, problème sur la voie vers Angers. Depuis Paris, j’avais reconnu ce voisin de travée religieusement penché sur ses mots croisés du Monde. C’était insupportable. Détournement, nous sommes donc hors du temps compté, l’aborder sans risque de se voir éconduit ? Passent deux heures de conversation apaisée, hétérotopique pour le dire pompeusement, avec un urbaniste chevronné qui se rendait à La Roche-sur-Yon pour y participer au concours pour une nouvelle Place Napoléon – dont Alexandre Chemetoff sera désigné lauréat. François Grether a été chargé en 2013 de la transformation à Nantes de l’ancienne caserne Mellinet, celle qui accueillait le 9e RCS, en quartier d’habitations, un enjeu de taille (13,5 hectares, aussi vaste que le quartier du Bouffay) à la lisière immédiate du centre-ville historique. Quelques semaines plus tard, passage chez François Leclercq de bon matin, dans sa nouvelle agence après sa séparation d’avec Fabrice Dusapin, pour un rapide tour d’horizon des enjeux des grands territoires métropolitains, juste avant que l’architecte ne remporte le concours pour le futur lycée international sur l’Île de Nantes. Dans la foulée, visite chez un Christian Devillers, à l’agence un dimanche, affable, clair, pédagogue. Brillant. S’en vient alors Patrick Bouchain, homme d’influence et d’écoute, un homme qui parle à tout le monde, un malin qui d’une certaine manière se pose comme un défi à l’entretien. En empruntant des chemins détournés (notamment celui des « ateliers publics ») nous avons su attaquer ensemble le fond du rôle (de premier plan) qu’il joua à Nantes et à Rennes où il est encore très actif ces derniers temps autour de l’université foraine qui doit s’installer bientôt, on l’espère, dans la fac Pasteur. Pour clore cette première série d’architectes et d’urbanistes ayant travaillé dans l’ouest sans pour autant s’y installer définitivement, j’ai choisi d’aller ensuite à la rencontre de deux politiques frottés d’architecture, tous deux longtemps adjoints à l’urbanisme et ayant lancé ou accompagné les projets marquants de leurs villes respec-


tives : Jean-Yves Chapuis le Rennais qui, délicate attention, m’avait acheté un ticket de métro pour parcourir ensemble la ville toute la journée et multiplier les promenades commentées, de la bordure de trottoir au grand paysage, puis Patrick Rimbert le Nantais. L’un n’a jamais été maire, il aurait pu l’être, sans doute. L’autre l’est devenu en ayant succédé à Jean-Marc Ayrault après l’avoir accompagné depuis les débuts dans sa conquête de la ville-centre, cheville ouvrière d’un cercle de pensée actif au cours des années 1980 sous le municipe Chauty, le Cercle du Marchix dont l’intitulé même appelait à la rénovation urbaine. Lorsque nous nous sommes rencontrés au début de l’été 2011, François Hollande n’était toujours pas le candidat du PS pour les présidentielles et pas grand-chose au fond ne faisait de JMA un (simple) ministrable en puissance – ceci dit, l’on n’attendait déjà plus DSK ! On sait depuis quel fut son destin. On lira au fil de ces deux entretiens combien la décentralisation aura, en une trentaine d’années, fait de ces « grands élus », comme on dit, des experts des questions urbaines et de la gestion prospective des villes. Pourquoi avoir choisi ceux-là, ces architectes et ces politiques-là ? Parce que nos choix sont plus nous que nous.

Relance d’une série L’une des manières d’écrire consiste à répondre aux commandes, et si celles-ci ne sont pas fermes, à se les créer - en sachant qu’elles auront toutes les chances d’être bien reçues par leurs destinataires. Thierry Guidet et Georges Guitton, qui en chemin venait de succéder à Bernard Boudic, acceptèrent avec enthousiasme la relance, au début de l’année 2012, de la série de portraits mais sur un nouveau pied cette fois-ci. La focale était en effet légèrement modifiée : toujours entre les deux villes, mais avec cette fois-ci des architectes dont l’activité est dominée par la construction, plus jeunes en général, d’une quinzaine d’années, entre 40 et 50 ans, mais dans la force de l’âge dirons-nous, et les lombaires encore solides. Et tous dûment domiciliés, cette fois-ci, au sein de l’une des deux métropoles de l’Ouest. Une fois à Rennes, une fois à Nantes, c’était le principe – il faut toujours se donner des contraintes. Pour commencer, Clément Gillet, je ne le connaissais pas. Je ne fus pas déçu. Puis Michel Bertreux et son jeune associé Patrick Moreuil, un excellent moment sous un froid de canard. Les Le Trionnaire père et fils, une belle histoire de transmission qui tient le coup. L’échange avec le duo formé par Philippe Barré et Agnès Lambot, une femme enfin, nous permit de renforcer une complicité déjà bien établie. David Cras, compliqué, attachant et méfiant, sous le désordre l’ordre caché, méticuleux même, talentueux. Enfin,

Gaëlle Péneau pour un long échange-vérité qui provoqua quelques secousses, toujours bienvenues. Je l’en remercie. Pas question en effet que ces entretiens subissent avant leur parution une quelconque « toilette du mort », pour reprendre les termes provocateurs de Roland Barthes2. Chacun connaît bien ce processus de contrition, à plus forte raison dans notre société de communication peuplée d’attachées de presse, d’avocats et chargés de com’ en tous genres, un processus qui traverse l’enregistrement, l’écoute, l’épuration, la dactylographie, une (nouvelle) ponctuation, relecture, ratures, corrections, suppressions, et puis à la fin, tiens, plus rien, un texte insipide. Il suffit de (toujours) lire assidûment nos quotidiens pour s’en rendre compte. Mais pas question de les embaumer, ces entretiens. Aucun de nos interlocuteurs n’aura apporté de modifications, et personnellement je ne les ai transmis à personne avant leur publication. Pas grand-chose à perdre, tout à gagner, tout au plus quelques réactions dans notre société si (faussement) policée. Celle de Paul Chemetov, par exemple, racontant l’émancipation de son fils, Alexandre, « au sortir de soixante-huit sur une route d’Ardèche alors qu’il rejoignait une communauté d’éleveurs de chèvres ». Ou encore, plus sèche, celle d’Yves Lion qui aura tenu à préciser par un courrier que le litige qu’avait suscité la paternité de la Cité des Congrès à Nantes (gagnée, au stade du concours, en association avec Gaëlle et Dominique Péneau) avait été tranché par la justice le 7 février 1992 « après une procédure démarrée en 1987 ». Dont acte. Recueillies autour de l’épine dorsale que dessinent les deux villes, ces paroles n’en sont peut-être pas moins un peu gelées désormais, même s’il faut bien s’inscrire quelque part. Que lâchons-nous au passage et qu’y gagnons-nous ? Une nouvelle ville, du temps. Car il faut bien durer un peu plus que sa voix… J.-L.V.

NOTES 1. Xavier Gizard, « À Maure-de-Bretagne, l’impression de ne plus exister », Place Publique Rennes, n° 17, mai-juin 2012, (pp.98-99) p. 99. Xavier Gizard, habitant Campel, à mi-chemin entre Rennes et Redon, a longtemps été le secrétaire général de la Conférence des régions périphériques maritimes d’Europe. Il préside aujourd’hui une association pour l’emploi dans son canton de Maure-de-Bretagne. On pourra lire également, signé par Nicolas Legendre, le beau portrait de cette commune paru dans les colonnes du voisin, Le Mensuel de Rennes, six mois plus tard sous le titre « Dans l’ombre du soleil rennais. La “France oubliée” à Maure-de-Bretagne », n° 42, décembre 2012, pp.26-30. 2. Roland Barthes, « De la parole à l’écriture », La Quinzaine littéraire, 1er-15 mars 1974, repris dans Le grain de la voix. Entretiens 1962-1980, Points Seuil, Paris, 1999 (1981), (pp.9-13) p. 9.

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De l’aménagement du Lieu Unique (Patrick Bouchain) au Palais de Justice (Jean Nouvel) en passant par l’Île de Nantes (Alexandre Chemetoff), quelques exemples de l’activité nantaise de professionnels parisiens.

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Lorsque les architectes parisiens descendent à Nantes

À nous deux, Paris! Du Rastignac de Balzac au Jérôme Demortelle de Benoît Duteurtre, la montée à la capitale organise tout un pan de notre histoire littéraire et féconde autant d’imaginaires artistiques. Paris s’est inlassablement racontée tout en servant de modèle à toutes les villes françaises. Il n’est qu’à emprunter la rue de Strasbourg pour s’en rendre compte à Nantes. Et pourquoi les architectes seraient-ils à l’abri de l’hégémonie qu’exerce Paris sur l’ensemble des univers culturels? Parce que l’architecture est une production située, émanant d’un contexte qu’elle contribue du même coup à transformer ? Certes, mais l’architecte qui a fait du « contextualisme » son viatique est aussi notre star la plus médiatique – et donc la plus mondialisée, j’ai nommé Jean Nouvel. Bref, le contextualisme n’implique pas le localisme. Mais en retour, il est peu de scènes françaises aussi fermées que la parisienne aux interventions d’architectes provinciaux. Le parisianisme n’est jamais dénué d’une bonne dose de localisme. Et ce, même si l’architecture a suivi depuis les années 68 le même mouvement de libéralisation (généralisation du concours, épuisement des listes d’agrément nationales) et de décentralisation (fin des « ministères constructeurs », passage de la commande aux mains des collectivités territoriales) que l’ensemble de la société française.

Nantes, une scène qui compte Au fil des années 2000 Nantes est devenue l’une des « scènes » françaises qui comptent en matière d’architecture, tout comme Lille, Rennes ou Bordeaux. Comme si un nouveau Nantes était né avec le TGV… Nantes est devenue une ville où il faut avoir construit, presque au même titre que Paris désormais, d’autant qu’elle possède sa propre vie culturelle avec quelques lieux dynamiques : le Lieu Unique, l’École et la Maison de l’architecture. Il n’est pas du tout anecdotique que les écoles d’architecture parisiennes n’accueillent 11


plus que 40 % des étudiants contre 60 % il y a vingt ans. Entre Paris et la province, de ce point de vue, le rapport s’est inversé. Pour mieux mesurer l’influence des architectes parisiens dans la métropole nantaise, prenons pour indicateur le Guide d’architecture contemporaine Nantes / Saint-Nazaire qui couvre les années 2000 et que la Maison de l’architecture a fait paraître en 2010 aux éditions Coiffard. Sur l’Île et tout autour, ce fut un véritable défilé de signatures parisiennes: Jean Nouvel, Alexandre Chemetoff, mais aussi Christian de Portzamparc, Nicolas Michelin, Patrick Bouchain, Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, Florence Lipsky et Pascal Rollet, Jacques Ferrier, Louis Paillard et Philippe Gazeau, Manuelle Gautrand, Périphériques architectes. Toutefois sur les 187 projets recensés dans le guide, 152 ont été signés par des architectes nantais (et ligériens) et 35 seulement par des architectes parisiens ou assimilés. 81 %! Numériquement, le verdict est sans appel, mais symboliquement, il en va tout autrement : l’îlot Boucherie, le Lieu Unique, le siège de Nantes Métropole, la Cité des congrès, la Maison des sciences de l’homme et l’Institut d’études avancées, le Palais de justice, l’École d’architecture, la maternelle-primaire de la Prairie au Duc, l’îlot A du Tripode, le centre commercial Beaulieu, le nouveau pont Senghor, le Zénith… Tous raflés par des Parisiens ! Si l’on y ajoute les deux grands chantiers à venir, l’extension controversée du Musée Dobrée par Dominique Perrault, et le futur Lycée international par François Leclercq, il y a franchement de quoi s’impatienter… Ajoutons-y les principaux projets urbains, l’Île, Bottière-Chénaie, Armor Chantenay, Erdre-Porterie, Malakoff-Euronantes, les Dervallières, Madeleine-Champ-de-Mars, tous conduits par des Parisiens ou assimilés (Jean-François Revert ou Gérard Pénot) et la coupe est pleine !

Paris, chasse gardée Paris sera toujours Paris, la plus belle ville du monde… On connaît la chanson : Maurice Chevalier, 1939. Et pourtant, les abords de la Chaussée de la Madeleine à Nantes n’ont rien à envier en termes de concentration de talents à ceux du Faubourg-Saint-Antoine, du Bas-Belleville jusqu’à Couronnes, de la rue Saint-Maur et de l’avenue Parmentier, du Canal Saint-Martin, et jusqu’à la rue d’Hauteville… Mais à Paris, tout est plus grand, bien plus grand, et les « créateurs » sont bien trop nombreux dans cette ville. Si l’on regarde les chiffres d’affaires des agences d’architecture françaises pour l’année 20111, on mesure un peu mieux l’écrasante suprématie parisienne: 17 des 20 premières sont franciliennes, 14 des 20 suivantes et 12 encore des 20 suivantes (tiens, tiens, la proportion décroît…). En tout, 65 sur les 100 premières, et 35 sur les 200 suivantes! 12

Le tout au prix d’une chute rapide puisque l’on passe de 73 millions d’euros annuels pour la première d’entre elles, le mastodonte ADP, Aéroports de Paris, à une dizaine de millions pour la vingtième et puis très vite, aux alentours de la soixantième place, moins de 5 millions. Et la scène nantaise ? Plutôt équilibrée, contrairement à d’autres métropoles régionales dominées par une grosse structure, comme Grenoble avec Groupe 6 ou Lyon avec Chabanne. À Nantes, on assiste plutôt à l’émergence durable d’une myriade de structures connues gravitant autour des 2 à 3 millions d’euros annuels : en tête Lameynardie, l’architecte des centres Leclerc (3,3 m€ / 109e), suivi par DMT2 (3 m€) et même devancé si l’on prend en compte le chiffre d’affaires de l’agence yonnaise (3 + 3,2 m€). Arrivent ensuite GPAA (Gaëlle Péneau) avec 2,8 m€ (146e), Forma 6 avec 2,7 m€ (155e), Rocheteau-Saillard avec 2,7 m€ (158e), Enet & Dolowy avec 2,5 m€ (181e), In Situ avec 2,4 m€ (192e), Tetrarc avec 2,3 m€ (196e)… Face à un tel écart entre les structures, comment espérer construire à Paris lorsque l’on a choisi d’implanter son agence en province ? Mais la lutte y est sanglante. Il ne faut jamais oublier que plus du tiers des architectes français exercent en Île-de-France3. Ils sont très peu nombreux parmi les provinciaux à avoir réussi ces dernières années à y construire. À 70 ans, Rem Koolhaas lui-même, Prix Pritzker 2000 au terrain d’exercice globalisé, en rêve depuis longtemps. À tel point qu’il vient tout exprès d’y ouvrir une agence près de la Gare du Nord. Et il y a bien peu d’architectes nantais qui ont construit à Paris intra-muros. Avec le Parisien Thierry Roze pour co-traitant, leur ancien enseignant à Nantes, les Barré-Lambot ont travaillé sur la transformation d’une École de commerce (2009), entre le boulevard Bessières et la rue Rebière. En Île-de-France, le duo Rocheteau-Saillard a livré un vaste marché couvert au cœur de la ville d’Antony en 2007, y tirant les leçons de la rénovation des Halles de La Rochesur-Yon. Topos architecture a livré un centre de recherche pour Thalès à Palaiseau (2006) et les sièges sociaux de la Mutuelle des sportifs (2004) et d’EADS France dans le 16e arrondissement (2006), et encore celui de la Fédération Française de Voile dans le 15e (2004). Quelques-uns ont eu leur chance sur de gros concours, pour la reconversion des entrepôts MacDonald ou encore pour une SMAC4 comme Tetrarc mais sur une île Seguin devenue depuis un véritable cimetière des projets d’architecture. En revanche, en face sur le Trapèze, l’équipe nantaise a la charge de l’un des fameux « macro-lots » attendu, celui-ci, pour 2015. Il mêlera logements aidés et activités sur 10 000 m2 en adaptant certaines propositions formulées sur l’île, de Nantes, avec les logements Arborea, mêlant habitat et végétation. Mais la chance repasse rarement deux fois. Montés à Paris après avoir profondément marqué tout au long des années 1980 et 1990


la scène nantaise, des poteaux du tramway à l’Hôtel La Pérouse, Clotilde et Bernard Barto en auront fait l’amère expérience. Dans la foulée de leur passerelle Schoelcher à Nantes, un concours pour un pont sur l’Île Seguin, un autre pour le village olympique d’un Paris 2012 qui n’eut jamais lieu, et leur tour était passé. Impitoyable broyeuse.

Double appartenance Les architectes nantais et vendéens de DMT ont une antenne parisienne depuis le milieu des années 1980, dans le quartier des Halles. Les Vendéens, d’abord « montés » à Nantes pour le concours (perdu) de la Médiathèque Jacques-Demy, prolongèrent leur élan jusqu’à Paris où leur activité n’a cependant jamais été comparable aux chantiers, souvent de taille, que l’agence a assumés dans le Grand Ouest. En revanche, Gaëlle Péneau en a construit, des logements, bardés de cuivre sur la ZAC Masséna dans le 13e (2003) pour la Régie Immobilière de la Ville de Paris. Si bien qu’elle fut encouragée à s’y installer, ouvrant des locaux boulevard Poissonnière en 2010, avec plusieurs chantiers importants à y mener : des locaux universitaires pour Paris IV et le Centre Clignancourt livré en 2013, sans oublier le groupe scolaire et l’ensemble immobilier livrés à Boulogne en 2010 (sur un « macro-lot », le B2b, avec 60 logements supplémentaires à venir), et le Théâtre de Cergy-Pontoise livré fin 2012 en même temps qu’un EHPAD à Épinay-sur-Orge. Sans compter tous les concours, pour des logements dans le XIXe ou pour un bâtiment de biologie pour l’Hôpital Saint-Antoineen 2003, pour le Pôle de pédiatrie de Cochin ou un bâtiment de réanimation pour Créteil en 2004, des logements encore à Nanterre en 2008… Cela dit, l’agence demeure nantaise ; son implantation principale reste sur l’Île, dans le Jardin des Fonderies. Mais il a été fréquent, ces dernières années, que des équipes ayant d’abord obtenu une audience nationale à partir d’une grande ville de province aient fait le choix définitif de l’implantation parisienne. Ainsi des couples bordelais Lacaton & Vassal, auteurs de l’école d’architecture de Nantes, des Grenoblois Lipsky & Rollet, auteurs, eux aussi sur l’Île, de l’immeuble Euréka dans le Quartier de la création et de la pépinière d’entreprises dans l’ancienne Halle 13, ou des Grenoblois, encore, Hérault & Arnod, qui sont en passe d’opter définitivement pour Paris… L’empreinte des origines provinciales accompagnera toujours leurs parcours, mais la double appartenance a des vertus et l’implantation dans la capitale fait partie de la série d’épreuves auxquelles est soumis tout architecte qui cherche la reconnaissance. Une variante de ce rapport Paris / province consiste pour une agence locale à nouer des liens privilégiés avec ces prestigieuses

agences et à devenir ainsi leur mandataire sur leurs chantiers dans l’ouest. C’est ce qu’a par exemple su faire le duo Mabire & Reich avec ses homologues parisiens Lacaton & Vassal ou encore avec Patrick Bouchain ou Bruno Mader pour conquérir ensuite de nouveaux marchés. Et c’est bien parce que Nantes est attractive que le chef de projet de Christian de Portzamparc qui vient de conduire la réalisation d’Yléo, le « macro-lot » (logements, bureaux, commerces et activités mêlés, 12 immeubles en tout) implanté sur le site de l’ancien Tripode, a décidé d’y rester et s’y installer.

Les Nantais repérés à Paris Il y eut bien un architecte d’origine nantaise qui se trouva au cœur des enjeux architecturaux et urbains parisiens (et français) des années 1980 : Michel Cantal-Dupart. Ancien étudiant de l’atelier Guillou au début des années 1960 et pilier de la fanfare, il fut avec Roland Castro l’un des deux duettistes de Banlieues 89, la mission lancée par François Mitterrand à la suite d’une visite héliportée en juillet 1983 aux “4000” à La Courneuve et dans la cité-jardin du Plessis-Robinson. C’est en martelant des slogans détournés des écrits d’Henri Lefebvre (pas de démocratie du laid et le droit à la ville pour tous) que « le petit gros au négligé calculé et le grand maigre au nœud papillon » 5 séduisirent d’abord la technocratie mitterrandienne et enfin le Président lui-même. Mais si l’on regarde leur réception nantaise, les initiatives lancées par Banlieues 89 y seront plutôt fraîchement accueillies6. Pourtant Jacques Floch, le président fondateur de l’association Ville et Banlieue7, support et relais politique de Banlieues 89, qui s’impose alors à côté de la CNDSQ8, est déjà une figure politique locale. Députémaire de Rezé sur la rive sud de la Loire, il fait partie des (jeunes) figures de la vague rose de 1977. Cantal-Dupart a grandi à Rezé, et Roland Castro y construit déjà. Un numéro de la revue des étudiants de l’École d’architecture, Col(é)onnes, vient d’évoquer cet architecte au sortir d’une conférence « poético-psychotruc humoristique » 9 donnée au Musée Dobrée. Et le ton est encore plus acerbe dans le dernier numéro de la revue étudiante (n° 6-7), en juin 1984, où François Trenit signe un « Banlieues 89, en rev’nant de l’expo », revue des 68 projets pour la plupart « dans les cartons depuis un certain temps », rafraîchis à l’aune du « look bande dessinée » et rassemblés sous une tente au ministère de l’Urbanisme et du Logement : « c’est plus la banlieue, c’est la zone ». Aujourd’hui, ceux qui s’en sortiraient le mieux dans la conquête de la scène parisienne seraient les plus jeunes, et en premier lieu les équipes nantaises qui se sont fait régulièrement remarquer ces dernières années dans le cadre de formules promotionnelles… pari13


siennes. Il ne faut pas oublier que 1993-94, c’est le moment où les enseignants « parisiens » débarquent à l’École d’architecture de Nantes. Parmi eux Hervé Bagot qui accompagnera très loin les jeunes étudiants nantais d’alors dans leurs aventures, les serres horticoles, les hangars, les caves, jusqu’aux habitats troglodytes. « On nous a montré la non-architecture » se souvenaient ainsi les Block. Enfants des années 1980, ils auront regardé ce qu’avait fait le land-art avant d’être lauréats des Albums de la Jeune Architecture lors de la relance de cette distinction en 200210. Actuellement chargés de l’aménagement des bureaux du centre d’art du Palais de Tokyo, les Block auront commencé par les scénographies parisiennes, au Grand Palais, au Pavillon de l’Arsenal (2008 et 2009), à la Cité de l’Architecture (2009). Puis ils se sont trouvés engagés dans des concours pour des logements, de plus en plus importants, jusqu’à la consultation, en 2011, pour 150 logements dans le futur quartier Clichy-Batignolles avec la Cogedim et… Gaëlle Péneau chez qui ils firent leurs premières armes, à Nantes. Leur premier chantier dans la région parisienne devrait être livré en 2014, une Maison de l’innovation, des sciences et de la société sur le campus d’Evry. Lauréats des NAJA en 2010 et, la même année, du prix de la première œuvre qui lui fut décerné par Le Moniteur pour un hangar ostréicole à Locoal-Mendon, Julien Perraud et l’atelier RAUM construisent 91 logements à Carrières-sous-Poissy dans les Yvelines au sein d’un quartier conduit par l’urbaniste Nicolas Michelin. Ils ont même réussi à pousser les portes des concours intra-muros, en 2011 d’abord pour 15 logements sociaux et une crèche dans le 11e pour la RIVP11 et l’année suivante pour 12 logements pour l’Habitat Social Français dans le 20e. Autre équipe nantaise lauréate des NAJA 2002 – et il est tout à fait remarquable que deux équipes nantaises se soient trouvées primées cette année-là12 (et la promotion 2010 récompensa aussi la Nantaise Stéphanie Vincent) – le duo formé par Benjamin Avignon et Saweta Clouet vient de livrer pour Paris Habitat un petit immeuble de 23 logements à façades végétalisées dans la fort médiatisée rue Rebière. Sélectionnées d’abord sur dossier, pas moins de 30 équipes furent auditionnées courant 2006, 9 élues furent enfin réunies dans le cadre d’un atelier collectif pour plancher sur un espace long de 600 mètres et large de 12, gagné sur la rue en lisière du cimetière des Batignolles. Dans cette rue « expérimentale », les voisins sont prestigieux déjà – ou le seront peut-être un jour – : EM2N, l’Atelier Bow-WoW, Stéphane Maupin, Hondelatte & Laporte (des Bordelais implantés à Paris), l’Atelier Provisoire…

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Descendu à Nantes comme tout le monde Engagés eux aussi dans cette tortueuse rue Rebière, Gricha Bourbouze et Cécile Graindorge avaient été lauréats des Albums en 2006. Entre-temps ils auront pour leur part fait le chemin en sens inverse : partant d’une implantation parisienne, ils ont rallié Nantes et sa rue Crébillon en 2010 – faisant à cette occasion parler d’eux dans le petit monde de l’architecture, car enfin, une jeune équipe parisienne en vue qui choisit la province, ma foi… Cette année, ils vont livrer une trentaine de logements à Aubervilliers, tout en construisant à Nantes dans le quartier Bottière-Chénaie (59 logements pour Nantes Habitat), à Montoir-de-Bretagne (40 logements pour Silène), à Bordeaux dans le quartier des Bassins à flots (41 logements pour Bouygues Immobilier) et à Rennes une structure d’accueil pour personnes handicapées dans le quartier de la Courrouze pour Habitat 35. Sans compter la future mairie du Plessis-Grammoire dans le Maine-et-Loire. Plus âgé, né en 1953, François Leclercq nous avait dit lors de notre entretien-portrait paru dans Place Publique en janvier 2011 (Voir page 119) que pour lui, « la véritable concurrence ne se situe pas entre Nantes et Rennes, mais entre Nantes et Paris. Nombre de mes amis qui ont fait le choix de quitter la capitale habitent désormais Nantes, l’une des grandes métropoles de province qui captent les actifs parisiens avec pour armes de conviction le paysage et la culture. » Quelques mois plus tôt, Jacques Ferrier regrettait que trois jeunes architectes talentueux (dont Cécile Graindorge) issus de son agence l’aient quitté coup sur coup pour s’installer au bord de l’estuaire ligérien… Alors, « descendre à Nantes », nouvelle stratégie du succès? C’est plutôt bien parti en tout cas pour l’agence d’architecture Huca (Cécile Carrus et Xavier Hubert). Débarqués de Paris au milieu des années 2000, ils enseignent, à Rennes et à Nantes. Tout en ayant conservé des antennes en région parisienne, ils construisent à Trignac pour Harmonie Habitat, 30 logements; à Nantes, quatre maisons à ossature bois pour Nantes Habitat ; à Paimbœuf, des maisons de fonction pour la Région. Ils ont même été reconnus « talents d’avenir », sélectionnés parmi les Jeunes architectes et paysagistes ligériens en 2011. L’année suivante, associés à des Forma 6 aux reins solides, ils étaient retenus pour un concours de 100 logements à La Rochelle. Reconnus et accueillis à Nantes, c’était aussi le cas, il y a dix ans déjà, de François Dussaux, Aurélien Lepoutre et Vincent Wattier, le trio de DLW lauréat de la quatrième session du concours Europan13 sur le site parisien d’Athis-Mons. Mais qu’est-ce qu’un projet lorsqu’il n’a pas su séduire un commanditaire ? Rien, ou presque. Jusqu’à nouvel ordre (législatif), l’architecte construit toujours pour les autres


avec l’argent des autres. Profitant de la bienveillance de principe de l’urbaniste Jean-François Revert en charge du secteur MadeleineChamp-de-Mars, le maître d’ouvrage Georges Décréau, aux manettes de la SAMO14 puis de la Nantaise d’habitation, sut alors leur donner leur chance. Ces 47 logements livrés rue Rieux et rue Fouré dans le quartier de la Madeleine en 2001 ont depuis ouvert toutes grandes à DLW les portes de la commande régionale. Quelle que soit la dynamique des trajectoires des architectes, l’architecture n’existe pas sans une maîtrise d’ouvrage ouverte, curieuse et audacieuse. Avis aux Parisiens15.

NOTES 1. La revue d’architectures vient de publier en décembre 2013 (n° 223) une actualisation de ce classement. On y retrouve sensiblement la même hiérarchie avec cependant quelques permutations. C’est Forma 6 qui arrive désormais en tête (avec un CA de 3,3 millions d’euros pour 2012 / 115e). Lameynardie est second (3,2 M / 118e), suivi par Enet & Dolowy (2,7 m / 157e), Rocheteau-Saillard (2,7 M / 159e), Tetrarc (2,5 M / 174e), In Situ (2,5 M / 186e), GPAA (2,4 M / 196e). Il est à noter que si l’on additionne les chiffres d’affaires de DMT à La Roche-sur-Yon et à Nantes, l’agence arrive largement en tête du classement nantais avec 5,1 millions d’euros. Dans le Grand Ouest, elle est suivie par l’agence Rolland d’Angers (4,6 M / 75e), le rennais William Gohier (2,7 M / 166e) et le vannetais Xavier Fraud-ARCAU (2,5 M / 189e). 2. Durand – Ménard – Thibault. 3. La France comptait fin 2011 30 000 architectes inscrits à l’Ordre sur 40 000 diplômés. 1 600 diplômés sortent chaque année des écoles, et environ 20 000 étudiants y sont inscrits. La profession se concentre encore principalement en Île-de-France (33 % des inscrits, avec ceci dit une terrible baisse, de loin la plus forte au niveau national, - 3 % sur la décennie 2000), et plus anecdotiquement en Rhône-Alpes et PACA (10 % chacune). Viennent ensuite Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon et Aquitaine avec 5 % chacune. Les Pays de la Loire suivent, un ton au-dessous, avec 4 % (mais avec une belle hausse, l’une des plus fortes au niveau national [+ 0,5%] tout au long de la décennie 2000). La Bretagne arrive tout juste un peu en arrière avec 3,5 % des inscrits et une progression de 0,15 % de leur nombre sur la décennie 2000. Le montant des travaux déclaré par les architectes suit à peu près la même hiérarchie : 30 % en IdF, 12,5 % en Rhône-Alpes, 7,5 % en PACA, 5,9 % en Midi-Pyrénées, 4,8 % en Aquitaine, un peu plus de 4 % dans les Pays de la Loire… Source : Conseil national de l’Ordre des architectes, chiffres 2011. 4. Scène de musiques actuelles. 5. Libération, 17 mai 1985. 6. Revisitant à sa manière cette histoire en remarquant avec quelque excès que « la pensée de l’urbain [était] inexistante dans les programmes du Parti socialiste et du Parti communiste », Roland Castro constatait il y a quatre ans que Banlieues 89 avait surtout « marché dans les villes moyennes, jusqu’à 50 000 habitants, où ne s’exerçait qu’un seul pouvoir politique ». Roland Castro, « À propos de Banlieues 89 », entretien avec Pascal Guillot, Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, n° 109 (dossier « Architecture et politique au XXe siècle »), juillet-septembre 2009, (pp.95-97) p. 96. 7. Sur cette expérience, voir notre entretien avec Michel Cantal-Dupart et Jacques Floch, « Comment Ville

et Banlieue naquit à Rezé », paru dans le dossier que Place Publique a consacré à « La politique de la ville, un chantier à reprendre » (n° 41, septembre-octobre 2013, pp.7-12). 8. Commission nationale du développement social des quartiers, organisme pionnier de la politique de la ville né au lendemain des Assises de l’habitat social qui s’étaient tenues à l’automne 1981 et rattaché au Premier ministre à partir de 1982. La DIV, Délégation Interministérielle à la Ville, est née en 1988 de la fusion de Banlieues 89 et de la CNDSQ. Elle sera, elle, rattachée à un véritable ministère, celui de la Ville à partir de 1991. 9. Nathalie Cardoux, « Triptyque pour l’enterrement de la reine archi », Col(é)onnes, n° 3, juin 1983. 10. Nous avions, à l’époque, travaillé en profondeur sur les dossiers des 289 candidats à l’obtention de cette distinction décernée par le ministère de la Culture. Et si l’on y retrouvait l’un des clivages traditionnels des univers culturels, c’était bien cet éternel rapport entre Paris et la province. Certes, la proportion de candidats « provinciaux » (55 %, 158 sur 289) rappelait la part des étudiants de province dans l’ancien cursus DPLG (57,6 % en 2000-2001 et 55,9 % en 1997-1998) et grosso modo la part de diplômes qui y étaient décernés (60 %), mais il en allait tout autrement de l’appréciation de ces dossiers. En effet, dans tout le haut du classement, les équipes parisiennes étaient très majoritaires et la proportion s’inversait précisément au milieu, avec la catégorie B : 5 dossiers provinciaux pour 7 parisiens classés A, 16 contre 20 en AB, 9 contre 22 en BA ; puis 19 contre 13 en B, 18 contre 12 en BC, 19 contre 15 en CB, et surtout 72 contre 32 en C… Sachant qu’avec l’ancienne formule, jusqu’en 1994, c’était dès l’appel à candidatures que se manifestait ce clivage avec une moyenne de 66 % de candidats parisiens. 11. Régie Immobilière de la Ville de Paris. 12. On y retrouvait aussi deux équipes bordelaises et deux provençales, six équipes provinciales sur seize lauréates. 13. Concours initié en 1989, successeur « européen » du PAN, le programme Architecture nouvelle lancé pour sa part en 1972 pour instaurer de nouveaux repères pour la commande publique après la suppression des avantages liés au Prix de Rome (principalement l’inscription automatique sur les listes d’agrément). Si l’on regarde attentivement les origines géographiques des lauréats des premières sessions, aucune n’échappe au tropisme Paris / province : 10 équipes parisiennes sur 12 (lauréates et mentionnées) pour la première session, 11 sur 13 pour la deuxième, 13 sur 15 pour la troisième, 7 sur 11 pour la cinquième… Précisons que ce concours, contrairement aux Albums, est anonyme. 14. Société anonyme des marches de l’Ouest. 15. Au cours de l’hiver 2013, la Maison régionale de l’architecture a exposé la collection de peintures constituée par Georges Décréau pour la Nantaise d’habitation depuis 1998, lorsqu’il a demandé à des artistes de représenter ses résidences, comme une lecture décalée mais complémentaire.

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Alexandre Chemetoff, des quais de la Vilaine à l’Île de Nantes

L’entretien a été réalisé au Bureau des Paysages à Gentilly, le 25 septembre 2009.

Par son parcours et ses interventions successives, Alexandre Chemetoff s’est trouvé à maintes reprises aux avant-postes du rapprochement opéré ces dernières années entre les deux métropoles du Grand Ouest. Alexandre Chemetoff est architecte, urbaniste et paysagiste. Il a été lauréat du Grand Prix de l’Urbanisme en 2000. Il est intervenu à Rennes sur les bords de la Vilaine tout au long des années 1990. Il y mène encore des missions ponctuelles. Il y aura travaillé avec 70 équipes d’architectes différentes, sur deux Zac, du Mail et de la Mabilais, accompagnant la construction de 3500 logements et cherchant à construire dans un quartier et non pas un quartier. La mise en relation des choses était au centre du projet et cette expérience rennaise aura en quelque sorte initié le Bureau des Paysages à une approche particulière du travail sur la ville. Voici ce qu’il en disait en 2006 à l’occasion d’une conférence au Pavillon de l’Arsenal à Paris1 : « Comment commence-t-on? Comment peut-on dessiner l’espace entre les choses et pas seulement les choses pour elles-mêmes ? Comment travailler sur ce qui serait de l’ordre de la relation, de l’ordre des circonstances? Créer des ouvertures sur les quais, mais aussi une promenade et puis mettre en scène l’assemblage de ce qui serait déjà là et des interventions nouvelles. S’occuper à la fois du confort d’une maison située au dernier étage d’un immeuble et la possibilité de parcourir les bords de Vilaine. Permettre de voir depuis ce quartier longtemps loin du centre, dans la perspective d’une nouvelle promenade, le petit clocher de la mairie. Dessiner, décrire ce qui constitue l’appartenance à un lieu. Être là au confluent de l’Ille et de la Vilaine, puisque c’est là que nous sommes. » Alexandre Chermetoff aura, selon ses propres termes, cherché à Rennes à clarifier les règles d’un « urbanisme en temps de paix ». Comme une forme de rupture, calme et définitive, avec l'urbanisme de l'aprèsguerre qui aurait trouvé là-bas ses conditions de félicité.

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Alexandre Chemetoff a ensuite été choisi en 1999 pour assurer la maîtrise d’œuvre du projet urbain de l’Île de Nantes. Auparavant, il avait eu un premier contact avec la ville en travaillant au tout début des années 1990 sur les pourtours de la Cité des congrès conçue par son ami Yves Lion2. Depuis, il n’a cessé de faire connaissance avec ce site tout au long des dix années écoulées qui l’auront vu poser les jalons de la reconquête, symbolique et matérielle, de l’Île de Nantes et instaurer un renouvellement des pratiques avec l’actualisation périodique d’un plan-guide, la création d’un atelier sur l’Île elle-même, la possibilité de proposer des programmes sur des îlots particuliers, une réunion hebdomadaire le jeudi, des rencontres avec les promoteurs avant de choisir les architectes… Sa mission s’achève cet automne 2009. L’Île est désormais prête à tourner une nouvelle page de son histoire. Patrick Henry, architecte, a été son associé jusqu’en 2012. Il aura été durant ces dix années la cheville ouvrière de l’Atelier de l’Île de Nantes.  J.-L. V. > Comment avez-vous perçu l’évolution des deux métropoles de l’Ouest, Rennes et Nantes, au fil de vos expériences croisées à Rennes à partir de 1991 puis à Nantes à partir de 1999 ? ALEXANDRE CHEMETOFF > En 1999, lorsque nous remportons la consultation pour l’Île de Nantes, nous avons alors achevé une partie de notre travail sur les bords de la Vilaine à Rennes. L’année suivante, c’est le maire de Nantes qui me remet le Grand Prix de l’Urbanisme. Jean-Yves Chapuis, alors adjoint à l’Urbanisme à Rennes, m’avait fait remarquer que c’était le maire de Rennes qui aurait dû me remettre cette récompense ! Dans sa remarque, j’avais ressenti une forme d’émulation et puis peut-être aussi une pointe de frustration. En effet, la démarche rennaise avait beaucoup compté dans l’obtention de ce Grand Prix. Et les gens de Rennes se sont souvent montrés attentifs aux chantiers lancés par leurs voisins nantais. J’ai très tôt remarqué par exemple que le Lieu Unique nantais était considéré par mes interlocuteurs rennais comme une référence. Ils se sentaient concernés par cette initiative et cela n’est pas si fréquent qu’une ville souhaite ainsi ouvertement s’inspirer d’une autre. À l’inverse, lorsque nous avons convié les élus nantais à visiter notre travail sur les bords de la Vilaine, le déplacement n’a jamais été possible. Nous sommes allés à Amsterdam, Hambourg, Bâle, Barcelone, Valence en Espagne, bref un peu partout en Europe, mais nous n’avons jamais réussi à aller à Rennes ! Patrick Rimbert, l’adjoint à l’Urbanisme nantais, nous a toujours dit que l’expérience était très intéressante et qu’il fallait absolument aller la visiter, mais nous n’y sommes jamais allés. 18

Aujourd’hui, deux maires issus de la périphérie avant d’arriver aux commandes de la ville centre, Daniel Delaveau et Jean-Marc Ayrault se parlent, et cela change tout. PATRICK HENRY > Tu es pourtant allé visiter Rennes avec les gens de la Samoa… ALEXANDRE CHEMETOFF > En effet, j’y suis allé avec Laurent Théry, mais à titre privé, au cours d’un week-end et sur son temps personnel. Et pourtant, un lien existe entre les bords de la Vilaine et l’Île de Nantes. Non pas la reproduction d’une expérience, tentation toujours un peu dangereuse, mais le projet rennais était probablement celui qui entrait le plus directement en résonance avec le terrain nantais : en travaillant autrement à Nantes, nous pouvions porter un autre éclairage sur le projet de Rennes. Passer d’une ville à l’autre a d’ailleurs été une expérience passionnante. J.-L. V. > Deux métropoles pour une même région urbaine, c’est en effet un cas singulier. ALEXANDRE CHEMETOFF > Rennes-Nantes, c’est une métropole particulière où la distance devient presque un atout. Cette distance est en somme une distance critique: il ne s’agit pas d’une simple transmission des expériences ou d’un banal transfert de compétences, mais bien plus du voyage d’une ville à l’autre. Et c’est au gré de cet incessant aller-retour que finit par se construire une culture spécifique. PATRICK HENRY > Mais cette distance protège aussi les deux villes, d’une certaine manière. ALEXANDRE CHEMETOFF > Paradoxalement, cette distance, qui existe, favorise leur développement réciproque, et très faible, elle permet en même temps une circulation des élites. Il s’agit en fait d’une ville plurielle qui offre des conditions très intéressantes à l’exercice du projet urbain. Ces deux villes ont tout à gagner au fil de leurs échanges, et plutôt qu’une reproduction il s’agît de prendre la mesure des différences. Bien entendu, il n’y a rien de commun entre la Loire et la Vilaine ! Mais il existe aussi des différences plus prosaïques, par exemple un tissu bien plus serré de promoteurs locaux à Rennes et d’ailleurs ce sont des Rennais, je pense à Giboire, Lamotte ou Arc promotion, qui construisent à Nantes. Michel Giboire est un promoteur rennais qui a fait ses études à Nantes. Pour rester dans le domaine qui est le mien, on voit donc très vite comment cette proximité invite aux échanges et aux complémentarités. J.-L. V. > Dans votre livre Visites récemment paru3, vous racontez comment à Rennes l’idée de maisons ouvertes sur un parc ou situées au bord de l’eau a fait rapidement évoluer la scène locale et les réflexes de ses promoteurs… ALEXANDRE CHEMETOFF > Il existe en effet à Rennes une véritable tra-


dition de dialogue politique qui remonte à la Libération où s’est instauré un partage des responsabilités – sinon un partage du pouvoir. Le MRP à la mairie pendant que les hommes d’affaires continuent à faire des affaires. C’est d’ailleurs dans cette tradition-là qu’un rapport s’est instauré entre une Ville qui achète les terrains et en dispose, et des promoteurs à qui l’on distribue équitablement les droits à construire. J.-L. V. > Une forme de partage chrétien en somme… ALEXANDRE CHEMETOFF > Voilà. J.-L. V. > Et à Nantes ? ALEXANDRE CHEMETOFF > À Nantes, la première chose que l’on vous dit à ce sujet c’est : ici, vous n’êtes pas à Rennes, attention ! Cette forme de « partage » est absente, et de fait, il n’y règne pas le même niveau de dialogue. À Nantes, on est plus dans l’idée qu’il y a des entrepreneurs, des marchands qui n’ont pas tissé les mêmes liens avec le pouvoir politique. À Rennes, le choix des architectes nous était imposé, nous faisions avec, de Jean Nouvel à François Paumier, tandis qu’à Nantes, par exemple, l’intervention de Patrick Bouchain sur le centre commercial Beaulieu est un choix délibéré qui fait partie de l’avancement d’ensemble de notre projet. De même pour l’école d’architecture dont l’arrivée a été préparée comme un projet. Tandis qu’à Rennes, c’est l’accompagnement de chaque projet une fois choisi qui en fabrique la singularité. À Nantes règne plutôt une forme de liberté. C’est l’histoire de l’hôtel La Pérouse construit par Bernard et Clotilde Barto ou encore de l’usine Aplix de Dominique Perrault au Cellier : un mécène industriel fait appel à un architecte qu’il a choisi pour poser un monument à un endroit spécifique. Se dessine ainsi un arrière-plan de projets-pilotes. Nous sommes arrivés à Nantes précisément au moment où se terminait le Palais de Justice de Jean Nouvel et s’inaugurait le Lieu Unique de Patrick Bouchain. Notre projet pour l’île de Nantes a indéniablement été influencé par ces deux monuments. Par le Lieu Unique dans la mesure où ce projet a proposé une ouverture, une nouvelle façon d’utiliser les lieux, dans une contradiction très forte avec le morceau de Zac qui l’entoure. Et puis par le Palais de Justice dans le sens où tous les architectes qui ont concouru dans ces années-là à proximité ont cherché à se mesurer à la stature du Palais et à son architecte, en particulier ceux qui avaient réfléchi à la nouvelle école d’architecture – exceptés les lauréats Lacaton et Vassal et c’est bien pour cette raison qu’ils ont remporté le concours. Il est passé, le temps des duels sur la Prairieau-Duc ! J.-L. V. > Quel rapport les deux villes entretiennent-elles avec l’eau ?

ALEXANDRE CHEMETOFF > Le fleuve – puisque la Vilaine est un fleuve, je précise – y a été rejeté dans les deux cas : Loire comblée, Vilaine comblée et canalisée… Les tracés de la ville épousent les anciens tracés des fleuves, et la rive sud des fleuves y a été dans les deux cas considérée comme celle des bas quartiers. Cela dit, les quais de Rennes n’offrent pas la même ouverture, ni les mêmes dimensions, ni la même histoire : la rue qui fait face à la gare Montparnasse se nomme la rue de Rennes et non la rue de Nantes, et le rapport au pouvoir central est bien différent dans les deux villes. Nantes reste une ville portuaire, plus dangereuse. D’ailleurs, en adoptant l’Île de Nantes et son paysage industriel, les Nantais ont du même coup adopté Saint-Nazaire. Esthétiquement, Saint-Nazaire est dans l’Île de Nantes. Le Hangar à bananes, c’est Saint-Nazaire. Alstom, c’est Saint-Nazaire. La station Prouvé récemment réimplantée dans l’ancien territoire des chantiers en deviendrait presque toute sage, un peu trop léchée et dessinée. Il y a du Saint-Nazaire dans Nantes et il s’agissait aussi de révéler cette empreinte. Estuaire n’aura été que la consécration de cette reconnaissance, de cette adoption esthétique. En dépassant le rapport centre / périphérie pour parler des relations entre les villes elles-mêmes, on renouvelle ainsi le regard pour poser autrement la question de la ville. Par exemple, la question de la ville durable passe, à mon sens, par la mise en réseau des villes. Rennes et Nantes : c’est parce qu’elles ne sont pas comparables termes à termes que ces deux villes sont si intéressantes – tout en laissant toujours suggérer la possibilité de s’associer… Mais à chaque fois la comparaison se trouve légèrement déportée. On pourrait en dire tout autant de Metz et Nancy. J.-L. V. > Pour revenir à votre travail à Rennes et à Nantes, on y retrouve cette idée : à chaque fois un peu semblable, mais toujours un peu décalé… ALEXANDRE CHEMETOFF > À Rennes, notre intervention a été moins massive et infiniment plus progressive, chemin faisant, notre travail démontrant à chaque fois son utilité. Nous n’y avons pas placé de critique majeure, nous y avons accompagné l’avancement de constructions disséminées avec des urbanistes coordinateurs, déjà nommés, sur les Zac du Mail et de la Mabilais. Notre « contrat » consistait à recomposer les bords de la Vilaine dans la profondeur des îlots sans nous cantonner simplement à la façade sur le fleuve. Et ce « contrat » pouvait être dénoncé tous les six mois ! Nous sommes donc entrés par la petite porte à Rennes, alors que nous sommes entrés par la grande à Nantes. À Rennes, le contact s’est noué à la suite d’une conférence, en discutant avec Jean-Yves Chapuis, Roland Simounet et Alain Sarfati, les deux architectes-conseils de la Ville. Que feriezvous dans cette ville, me demandent-ils ? Oh, peu de choses… En 19


premier lieu, j’y ouvrirais la Vilaine en centre-ville pour contrer ce déni de la réalité géographique. À Rennes, nous avons accepté d’être en position de fragilité et jugés sur ce que nous y faisions. À Nantes en revanche, nous arrivons à l’issue d’un marché de définition qui a duré presque une année. À Rennes, la Sem Territoires, héritière de la Société rennaise de rénovation (S2R), existe depuis très longtemps, tandis qu’à Nantes, on crée la Samoa, trois ans après le début du contrat. PATRICK HENRY > Mais à Rennes comme à Nantes, nous intervenons sur des opérations en secteur diffus et en cherchant à déceler des points d’appui sur l’existant. Nous avons tiré parti de notre méthode rennaise sur l’Île de Nantes. ALEXANDRE CHEMETOFF > Mais à Rennes, au beau milieu de cette tradition du « partage » que j’évoquais plus haut, on ne se mêle pas de tout. On reste entre gens de bonne compagnie, dans un échange poli sur la ville. Et puis on ne cherchait pas à y construire un nouveau quartier, mais dans un nouveau quartier où chaque projet devait être le témoin du projet d’ensemble. Même si la revendication de la maîtrise d’œuvre des espaces publics a pu aussi mettre en crise les services techniques de la Ville puisque nous avons montré qu’avec les mêmes budgets, il était possible de faire autrement… Nous sommes également intervenus sur le versant des usages et du confort de l’habitat en conviant une sociologue, Monique Eleb, à dialoguer avec les promoteurs sur la répartition entre le jour et la nuit, sur les bienfaits d’une fenêtre dans la salle de bains, sur les douches sur le palier ou dans les chambres d’une résidence étudiante, etc. L’invention typologique devient alors l’un des moteurs de la transformation de la ville. Le projet de Rennes a donc été initiatique à plusieurs titres et m’a permis de réorienter l’agence vers l’architecture, l’économie, l’usage et la construction. Et la collaboration continue encore aujourd’hui sous diverses formes avec Éric Beaugé et la Sem Territoires. Chaque projet y réinterroge le précédent et délimite un lieu d’acquisition et de développement des compétences. À Rennes, nous avons créé des outils en nous dispersant sur plusieurs Zac. J.-L. V. > En revanche, à Nantes, votre intervention était très marquée territorialement par la simple figure de l’île. ALEXANDRE CHEMETOFF > À Nantes, nous avons en effet travaillé sur un territoire délimité et puis surtout en lien direct avec le maire, en nous appuyant sur le poids politique de Jean-Marc Ayrault pour conquérir, dès le début de la mission, une véritable autorité sur les services municipaux, et donc une liberté. À Rennes, nous avions l’appui de JeanMichel Chapuis, élu spécialisé dans l’urbanisme, avec sa culture et son intelligence, mais avec un maire, Edmond Hervé, qui est un peu resté sur son quant-à-soi, et sur un territoire diffus, tandis qu’à 20

Nantes nous sommes entrés dans un grand projet au sein d’un vaste territoire avec l’appui d’un maire qui a fait du l’Île de Nantes son projet. J.-L. V. > Je me souviens de la phrase que vous aviez choisie pour lancer votre conversation avec Jean-Marc Ayrault à la Cité de l’architecture au printemps dernier dans le cadre des Défis de Ville : « À Nantes, nous nous occupons de tout, mais de manière relative! » ALEXANDRE CHEMETOFF > En effet, mais c’est aussi ce qui explique que le projet de Nantes aura eu une durée dans le temps, dix ans, alors que celui de Rennes n’en aura pas, il est pratiquement ininterrompu depuis dix-huit ans. Une durée, c’est à la fois un temps donné et une précipitation du projet, un écho qui permet à une société de s’y reconnaître et de s’identifier. Notre mission s’achève en ce moment même, cet automne. À Rennes, nous étions mis à l’épreuve tous les six mois, tandis qu’à Nantes, la question rituelle aura été : avez-vous toujours envie de continuer avec nous ? Question curieuse, mais précisée par ce codicille : continuer même si les conditions seront peut-être un peu modifiées, même si vous aurez un peut-être un peu moins de pouvoir, un peu moins de projets… À Rennes, le spectre d’intervention s’est ouvert progressivement, tandis qu’à Nantes il a eu tendance à se resserrer. Je me souviens de Laurent Théry, le directeur de la Samoa, nous disant régulièrement, au début de l’aventure: laissez-nous le temps de vous rattraper! Mais lorsque la Samoa nous a effectivement rattrapés, c’était le signe que la dynamique initiale s’était un peu estompée. Du coup, le projet nantais aura un début et une fin, une intensité forte avec des bornes temporelles et spatiales très précises, tandis que le projet rennais connaîtra de multiples rebondissements sans qu’aucun Atelier des bords de Vilaine ne soit jamais créé. Le projet de l’Île de Nantes aura donc mobilisé d’énormes moyens sur un temps donné, sur une durée, j’y reviens. Cette durée nous aura permis de travailler avec une grande liberté de proposition sur un flux de projets extrêmement fort, de façon continue et sans programme particulier, autour d’un « grand équipement » qui n’aura pas été un musée singeant le Guggenheim de Bilbao mais le projet culturel de l’Atelier des Machines de l’Île : inventer le programme à partir des lieux et y construire une histoire.


NOTES 1. Alexandre Chemetoff, Je veux vous parler de Paris, directement et indirectement, les mini-PA (n° 35) / Pavillon de l’Arsenal éd., Paris, octobre 2008, 62 p. 2. Cf. « Alexandre Chemetoff ou la logique du vivant » (entretien), Place Publique Nantes/Saint-Nazaire, n°4 (dossier « Île de Nantes : une ville se construit sous nos yeux »), juillet-août 2007, pp.36-39. 3. Alexandre Chemetoff et Patrick Henry, avec Dominique Alba, Jean-Louis Cohen, Christophe Girot, Alain Léveillé, Sébastien Marot, Michel Velly, Visites, éditions Archibooks, Paris, 2009, 474 p.

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Patrick Bouchain, la passion du commun

« Faire de l’architecture, c’est diffuser par l’exemple et le faire la culture architecturale dans la proximité du politique et en lien avec la population. » Né en 1945, Patrick Bouchain est… architecte ?

Le commun

L’entretien a été réalisé à Paris, rue Rambuteau dans le Marais, à la fin de l’hiver 2011.

Rien n’est plus commun que le commun. Le commun, c’est le banal et le quotidien, mais aussi la collectivité et une condition qui nous est commune, manger, dormir. Cette substance anthropologique, entre le sentir et l’être ensemble, Patrick Bouchain s’en est saisi à maintes reprises au fil de ses projets. Construire, c’est faire ensemble. Construire, c’est rencontrer. Construire, c’est positif. Il ne le cite pas, mais s’il fallait le rapprocher d’une pensée, un nom vient à l’esprit, Cornelius Castoriadis: la création opposée à la contemplation, la démocratie comme processus, la critique publique de la bureaucratie et des lois, la Cité contre la norme transcendante, l’imaginaire, l’autonomie et l’auto-institution comme critique permanente des institutions existantes. Au-delà des mots, il aura en effet régulièrement cherché par ses projets à préserver ce qu’il y avait de plus précieux dans ce commun : ni médiocrité niveleuse, ni collectivité contraignante, mais des processus de participation et la mise en mouvement des usagers futurs. L’architecte du Lieu Unique, ouvert à Nantes au tournant du siècle, n’en a jamais démordu : l’architecture est politique. Elle se doit de répondre au souci de l’intérêt général et elle engage l’architecte à se tenir au plus près de la commande et donc au plus près du politique.

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préface de Thierry Guidet

L’architecte est une sorte de chevalier pragmatique censé réunir les frères ennemis que sont l’art et l’argent. Un peu comme un producteur de films, il est un de nos héros contemporains. C’est du moins le constat que l’on retient à la lecture de cette série d’entretiens où se découvre le destin des deux grandes villes de l’Ouest au tournant du siècle. Alexandre Chemetoff en est l’un des grands bonshommes, Rennes sous les années 1990 et Nantes pour la décennie suivante. Comme une histoire qui tourne rond, finalement, à chaque décennie sa ville, et inversement. Mais il y a bien des grains de sable ici ou là, vous verrez. On retrouve au fil de ces entretiens : Philippe Barré Michel Bertreux Patrick Bouchain Jean-Yves Chapuis Alexandre Chemetoff David Cras Christian Devillers

Jacques Ferrier Claude Giboire Clément Gillet François Grether Agnès Lambot François Leclercq Les Le Trionnaire

Philippe Madec Nicolas Michelin Patrick Moreuil Gaëlle Péneau Jean-Pierre Pranlas-Descours Jean-François Revert Patrick Rimbert

Jean-Louis Violeau est professeur des écoles d’architecture à l’ENSA Paris-Malaquais. Il y anime l’équipe Architecture-Culture-Société affiliée au CNRS. Ses travaux se partagent entre les architectes, les élites et les multitudes. En clair, le corps des architectes, son histoire et ses lieux de formation, sa position dans la division du travail, et puis bien entendu les pratiques qui animent ses destinataires, les usagers ou les citoyens – selon le point de vue. Sociologue, il apprécie avant tout chez les architectes leur parler (souvent) direct, leur souci du politique, pour ainsi dire constitutif, mais aussi le caractère généraliste de leur réflexion qui bien souvent fait d’eux nos derniers « intellectuels ». Il a publié Le littoral, la dernière frontière, un long entretien mené avec Paul Virilio sur le port de La Rochelle chez Sens & Tonka en 2013, Architecture contemporaine en Bretagne XX e / XXI e aux éditions Coop Breizh et récompensé par Prix du livre du Conseil Général d’Ille-et-Vilaine 2010, Entre voisins aux éditions Norma et enfin, il a fait paraître en 2012 aux éditions Autrement Nantes, l’invention d’une île. Il appartient au comité de rédaction de la revue urbaine nantaise Place Publique et de la revue parisienne Urbanisme. Il collabore régulièrement avec les magazines AMC-Le Moniteur architecture et d’a / d’architectures, ainsi qu’avec la revue Esprit.

jocaseria.fr 9 782848 092249

revue-placepublique.fr

isbn 9782848092249

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Nantes & Rennes sous le regard des architectes du 21e siècle

Jean-Louis Violeau

Jean-Louis Violeau

Nantes & Rennes sous le regard des architectes du 21e siècle

Nantes Rennes &

sous le regard des architectes e du 21 siècle Jean-Louis Violeau joca seria Place Publique


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