Les Forges, un roman (extrait)

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Les Forges, un roman


Du même auteur aux éditions Publie.net :

Le Lac, 2009 Femme à la nature morte, 2010 Photo de classe/s, 2012 La Partie, 2014 Miroir de l’absente, 2017


Jean-Pierre Suaudeau

Les Forges, un roman

ĂŠditions joca seria


© Éditions joca seria, 2017 72 rue de La Bourdonnais 44100 Nantes - France ISBN 978-2-84809-302-4 www.jocaseria.fr


à Marie Choimet, ma grand-mère



« Qui veut interroger le passé devrait chercher dans les débris des anciens ateliers et non dans les œuvres d’art. » Reinhardt Jirgl « Le vecteur politique de la littérature, c’est l’empathie. » Maylis de Kérangal



— Aujourd’hui —

À l’approche de Saint-Nazaire par la nationale 171, à quelques kilomètres du mince promontoire granitique où la ville s’est modestement étendue, surgissent, comme au milieu des champs, deux miradors, sinistres, vestiges d’un probable camp de concentration, d’enfermement, imaginera le voyageur pressé, faisant écho aux blockhaus nazis essaimés sur la côte proche et présentant le même aspect moribond, décati, bien qu’habituellement plus discrets. Avant de se raviser sans doute face à la démesure des installations, d’imaginer cette fois, fugitivement, la possibilité d’antiques vigies, d’antiques tours de guet surveillant l’estuaire tout proche, ses mouvements, les périls innombrables qui le menacent. J’ignore pour ma part ce que j’ai pensé la première fois, puis ressenti, ensuite, quand j’ai su : la fascination devant les traces monumentales de l’ancienne industrie sidérurgique, du savoirfaire technique naissant, ou l’indignation devant l’exploitation, l’oppression réservées aux ouvriers, liées à des conditions de travail impensables, inimaginables.

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J’ai oublié ce que j’ai éprouvé la première fois en voyant se dresser ces carcasses mystérieuses et funestes, ces échassiers gigantesques caparaçonnés de gris, mi-sauvages, mi-apprivoisés, tétanisés au milieu du marais, guettant leur proie, quelles images elles ont engendrées à leur tour, images de catastrophes, de monde enfoui, enfui, pour roman de politique-fiction. Ou bien la confirmation de ce que je savais déjà, de ce que je croyais savoir, à tort : les usines appellent forcément la laideur, abîment le regard. C’est le ciment qui apparaît, la pierre, l’appareil de mortier qui se délite, mais c’est l’acier, la nécessité du métal, absent, qui est la cause de l’implantation de ces forges cent cinquante ans plus tôt, au milieu du marais paisible où abondaient grenouilles aux ricanements de crécelle, colverts tapageurs, furtives anguilles, hérons hiératiques au garde-à-vous, mouettes et goélands, iris jaunes et corolles de nénuphars, prairies inondables, marécageuses, servant de débord à la Loire et d’abri au petit peuple qui s’était établi là, quelques feux pas davantage, simple hameau dépendant de la commune proche, paysage pour peintres impressionnistes. Mais nul encore pour s’y intéresser, il requiert distraitement l’attention, le paysage, avant que ceux-là ne l’inventent sur leurs toiles. Il faudra les attendre, les comprendre pour que l’évidence émerge, pour éprouver le

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besoin de le voir, de le contempler, d’en prendre la mesure esthétique. Ils y sont, tranquillement assis devant leur chevalet, à Giverny, à Rouen, dans les prairies aux tons mouvants de la région parisienne, dans les sous-bois où déjeuner sur l’herbe fraîche, licencieuse, au bord de rivières poissonneuses, domestiquées, de lacs mal curés ou de mares qu’enjambent d’élégants pontons de bois, loin des usines, du travail qui s’y accomplit, et quand, un demi-siècle plus tôt, le précurseur, le paysagiste anglais William Turner, avait descendu la Loire muni de sa boîte à aquarelles et de ses carnets bleus, il s’était arrêté à Nantes, n’avait pas poursuivi jusqu’à ces marais sans grâce, oubliés, bons à rien. Il aurait fallu un Hubert Robert pour fixer sur la toile les ves-tiges à venir de ce que le regard bannit. Un désir de ruines. Une mise en scène, un décor : cheminées démesurées, silos à coke à la hauteur vertigineuse, dans une perspective déformée, comme reflétée par un miroir concave, autour desquels évoluent de minuscules et rares personnages en redingote ou, en l’occurrence, en bleu de chauffe. Mais nul tableau, nul dessin, nulle esquisse. Les photographies abondent, elles, mais aucune pour rendre compte, comme si faire artiste, faire artistiquement une photo était trop simple ici, trop facile, gâtait tout, comme si ces ruines-là avaient été déposées précisément en cet

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endroit dans le seul but de fournir un cadre idéal, un décor, qu’il était impossible de transcender, de transfigurer, comme si se contenter de capter leur grandeur, leur charme présumés suffisait quand il s’agit de tout autre chose qui reste à cerner, à découvrir, à dire. Une charpente, un squelette, des ossements d’où a disparu toute chair. Une absence, un vide. L’effacement des hommes qui ont fait vivre ces lieux, leur ont donné sens : sans eux, plus rien n’existe qu’assemblage fantomatique et inutile. Ils sont là pourtant, leurs corps maçonnés dans l’appareil de ciment et de briques. Ils sont là. Il suffirait d’un rien, un peu d’attention, pour les entendre : prêter l’oreille, plutôt que l’œil, aux restes décrépis auxquels l’époque trouve maintenant une beauté et eux, l’armée des ouvriers trépassés, ceux qui étaient arrivés là en premier, en cette fin de xixe siècle où tout va décidément trop vite, doivent en rire, pourraient en rire, s’ils en avaient le loisir, la possibilité, de cette prétendue beauté qui les a avalés, tués, brutalement ou à petit feu. Il faudrait un Peter Klasen, un Philippe Cognée ou un Manuel Ruis Vida. La frontalité qu’ils déploient sur leurs toiles pour nous obliger à voir l’insignifiant, le méprisable, sur lequel notre regard glisse avec indifférence ou dédain : les supermarchés, les lotissements, les HLM, les usines. Les villes qui ont dû être abandonnées, ruinées par la finance et la spéculation ou

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qui n’ont jamais été habitées (Detroit, Ensanche de Vallecas…), rues vides, immeubles inoccupés, routes qui ne mènent nulle part, aéroports où n’atterrit aucun avion. Miroir qui nous est tendu. Loin de la revendication d’un nouveau réalisme socialiste (cet esthétisme frelaté d’où la matière même, la peinture, s’est absentée, et qui annonçait l’effondrement d’un monde en carton pâte, images d’Épinal d’une réalité falsifiée), nous aurions besoin que la peinture prenne en charge, avec ses moyens propres, le figuratif, pour le traiter comme une pure abstraction et comble ce vide de notre système de représentation. Car ces toiles-là manquent. Quand bien même j’essaie de les imaginer, composant des formes monolithiques émergeant d’un ailleurs improbable, « natures mortes », vaisseaux de pierre où se liraient la dégradation des matériaux, les altérations traquées à la surface des objets, l’inexorable action du temps, aux tons rompus, assourdis, à l’exception, peut-être, d’un jaune blême, d’un rouge éteint, minuscule et persistant, sur un lavis grisé. De nouveaux memento mori. Nous en aurions besoin. Mais, il faut revenir au lieu, aux Forges, au roman. L’histoire est longue.

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— 1861 —

Scott. John Scott. L’histoire commence un peu plus tôt avec ce nom. John Scott. Un nom de personnage de roman à quatre sous. John Scott. Pourquoi pas John Smith ? On fera avec ce nom, John l’Écossais, venu d’Écosse, comme on s’en doute un peu trop facilement, afin d’implanter un chantier naval à Saint-Nazaire à la demande de banquiers saint-simoniens d’origine portugaise, les Pereire. C’est comme ça que l’histoire commence, par l’arrivée de cet homme de trente-deux ans, et d’une quinzaine d’autres l’accompagnant, pour fabriquer des navires en fer. Encore faut-il en trouver. Et précisément tout commence avec cette nécessité, cette obligation. Car construire des bateaux, en métal donc, John Scott en connaît la technique : il l’a apprise dans l’entreprise familiale de Greenock, patrie de James Watt, le père de la révolution industrielle, lui l’ainé de la famille qu’on envoie par conséquent en France au milieu de nulle part bâtir un nouveau Greenock, dans un autre estuaire, non celui de la Clyde mais celui de la Loire. Il vient donc entouré d’une quinzaine de contremaîtres, fiers de leur savoir-faire. Sans se douter que sa seule compétence pèsera

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insuffisamment car déjà l’argent règne, la banque, la finance, leur impatiente frilosité, prennent le pas sur l’ingéniosité, le savoir-faire technique, les moyens qu’ils réclament pour assurer l’avenir maritime et les progrès de la navigation, la conquête des mers. Pour l’heure, ceux qui sur place construisent déjà des bateaux en bois sont embauchés. Mais il faut du métal. Du minerai sera importé de Cardiff et d’Espagne par bateau. Mais il faut du métal. De Segré aussi, plus près, où existent des mines. Du minerai qu’il faut transformer. Des hauts-fourneaux seront donc construits, tout près. Le roman s’étoffe. Et peu importe que John Scott ne dure pas, lui, en cet endroit, l’élan est donné. Une quarantaine d’années plus tard, quelques mois ou quelques semaines avant sa mort, un cliché sépia le montre chauve et ventripotent, abattu, assis devant un bureau, une table, exilé au fond d’une pièce aveugle aux rayonnages garnis de reliures plein cuir que je prends au premier coup d’œil pour des livres. Cependant, compte tenu du lieu, du contexte, de leur format allongé et de l’épaisseur relative de la plupart d’entre eux, je postule qu’il s’agit de registres lignés où auront été consignées les activités de la société, soigneusement remplis à l’encre violette d’une écriture ornée. John Scott est tassé dans un fauteuil style Directoire devant une table étroite où sont étalés divers papiers. Un désordre visible règne

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dans la pièce : des feuilles jonchent le sol, le long des bibliothèques, au pied du bureau à cylindre, sur la table ronde à pied central où trônent également deux lampes à pétrole et même sous le fauteuil où il est assis. Sur le bureau lui-même, au premier plan à droite, s’empilent dossiers et papiers qui le rendent inutilisable et qui expliqueraient pourquoi John Scott est assis devant cette minuscule table qui ressemble davantage à une desserte qu’à un espace de travail. Tout marque l’épuisement, le renoncement, la fin d’une aventure, la fin d’un homme. Mais lui se sera fait photographier (bien que je doute qu’il ait pu en avoir lui-même l’initiative, qu’il ait pu considérer sa petite personne suffisamment importante pour qu’il vaille la peine d’en garder mémoire par le truchement d’un portrait, je le devine tout entier absorbé par la besogne, les évolutions techniques, les progrès de la navigation) au contraire du banquier Pereire qui l’a fait venir à Saint-Nazaire dont Léon Bonnat, en 1878, aura peint très académiquement le portrait (tout comme ceux de Thiers et de Fallières), épais, bienveillant et satisfait, fidèle en cela à la plupart des politiques et des industriels de l’époque qui persistent à se faire immortaliser par des peintres, ignorant encore que l’art du portrait est passé du côté de la photo : à la même époque, Carjat et Nadar ne photographient, pour l’essentiel, que des artistes. L’art n’est pas leur fort aux banquiers, ça ne les intéresse pas. Pas encore. Banquiers et

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patrons demeurent fidèles à la grande peinture de genre, la peinture morte, que la révolution photographique a tuée : ils choisissent d’être portraiturés conformément à une tradition qui date de trois ou quatre cents ans, sans la perruque poudrée et la chemise en dentelle à poignets mousquetaires, mais confortablement assis dans de profonds fauteuils, non loin de guéridons richement ornementés et d’accessoires disposés là symboliquement, dans une identification à l’aristocratie dont ils souhaitent s’ériger en dignes et légitimes successeurs. Ils accrochent ensuite, aux murs lambrissés des corridors ou tendus d’indienne des salles à manger, inégalement éclairés par les lustres à pendeloques en cristal de Bohème, sous les plafonds à caisson, entre deux rideaux de velours pourpre, ces portraits édifiants, ces corps déjà morts, comme plongés dans un liquide incorruptible et translucide, pareil à celui dans lequel on conserve les spécimens mystérieux, extravagants, produits par une nature devenue folle, moutons à deux têtes ou à cinq pattes, embryon dépourvu de bras, crâne cyclopéen, alignés dans des bocaux poussiéreux, au sein des salles désertes des muséums d’histoire naturelle. Cependant, il en est un, notable exception, qui, en 1868, aura l’idée de faire photographier une partie de ses employés sur leur lieu de travail, seuls ou en groupes, le directeur général de la société des mines de la Vieille Montagne, fondée à Liège, Louis-Alexandre Calley Saint-Paul

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de Sinçay (dont, justement, l’un des fils, Edgar, sera bientôt dépêché aux Forges de Trignac) : ceux-là posent, timides ou bravaches, arborant leurs outils de travail comme une décoration ; le même sera soucieux de leur fournir logement, coopérative et caisse de secours, un paternalisme de bon aloi dans un souci de garantir la paix sociale et de fixer une main-d’œuvre volatile. Mais les inhumaines conditions de travail imposées aux ouvriers, y compris aux enfants, ne souffrent, elles, aucune remise en question. Lui, Pereire, le banquier philanthrope, aura donc trouvé le temps de poser, satisfait et confiant, regard dépourvu de plaisir ou de déplaisir, manifestant une présence orgueilleuse qui a défié les échecs et vaincu le temps, nullement inquiet alors que déjà périclite le chantier qu’il a financé avec son frère, une péripétie dans le flux des affaires courantes quand tous deux ont prospéré à la faveur de la modernisation de Paris, opéré de lucratives transactions immobilières sous les auspices du baron Haussman, qu’ils ont fondé le Crédit Mobilier au côté d’Achille Fould, le ministre des Finances de Napoléon III, qu’ils disposent de chemins de fer, de mines, qu’ils ont édifié puis revendu sur les hauteurs d’Arcachon une « ville d’hiver » (constituée de fastueuses villas destinées à la bourgeoisie huppée et à leurs malades, en alléguant habilement la salubrité

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particulière de l’air favorable aux tuberculeux) que Napoléon III et l’Impératrice Eugénie eux-mêmes honorent de leur présence (par une charmante attention, le premier navire sortant des chantiers de la Compagnie générale transatlantique de Saint-Nazaire sera baptisé Impératrice Eugénie). La défection d’un modeste chantier dans l’Ouest lointain pèse peu. L’histoire est longue mais John Scott, à cet instant, le cliché en témoigne, son temps est fini.


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