Déboire de Jean-François Marquet

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Déboire


Du même auteur chez le même éditeur

Ressentiments distingués, 2017


Jean-François Marquet

Déboire

éditions joca seria


Š joca seria, 2018 72, rue de la Bourdonnais 44100 Nantes - France ISBN 978-2-84809-301-7 www.jocaseria.fr


Le jour d’avant La veille de mon entrée en clinique, en fin de matinée, j’invite mon amie à ouvrir mon sac à dos que je dissimule comme d’habitude derrière un des fauteuils de son salon. Il est lourd. Elle en extrait deux bouteilles de muscadet, l’une à moitié bue, l’autre pas encore débouchée. Elle ne montre aucun signe de colère ou d’accablement. Elle a cette simple remarque : « C’est d’autant plus con que t’auras pas le temps de boire la deuxième, tu commences demain. » L’anecdote, outre sa couleur « assommoir », donne la mesure de mon obsession de la proximité du produit. Si j’avais eu le temps, en cachette, de finir la première bouteille, la seule présence de la seconde m’aurait rassuré même chimériquement. Tous les jours d’avant ma cure, ce sac a été ma cave nomade. Sans la substance : absence panique. Manque sans fond vers lequel un vertige irraisonné me pousse sans cesse. Manque donc qu’il me faut combler. L’alcool était ainsi la seule marque d’affection que je me portais, l’unique gratification. Penser à moi, c’était penser à lui. Pour éviter la peur du vide, j’étais condamné à faire provision de vin. Sans compter la dépendance comportementale immatérielle. Avec ou sans effet, je ne pouvais pas ne pas boire trop.

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Mon amie n’est pas la seule à connaître ma décision d’en finir. J’en ai informé un grand nombre de relations, plus ou moins proches, qui savaient mon « problème de boisson ». Ils savaient aussi que je n’étais pas dans le déni, ce qui libérait leurs encouragements. Ils ignoraient simplement la quantité quotidienne réelle d’alcool absorbée. Certains, joyeux dépendants eux-mêmes, ont douté du bien-fondé de ma démarche : « Non, pas toi, t’en es pas là quand même. » Je les comprends, leur problème a longtemps été le mien. Je m’en suis également ouvert à mes parents qui ne surent pas trop quoi en dire et, d’ailleurs, qu’en dire ? Leur silence valait approbation. Enfin, j’ai prévenu mes jumeaux qui ont été les victimes passives de mes excès. Eux ont vécu le sang sur mon visage blessé après une ou plusieurs chutes, les pneus crevés de la voiture ramenée sur la jante, mes siestes ronflantes et baveuses à toute heure, mes cartes bleues oubliées dans des bars, mes mots qui collent à des explications incohérentes, péremptoires et répétées, mes lunettes brisées qui m’ont ouvert l’arcade dans une autre chute et que j’avais rechaussées inconscient de la douleur, mes fringues souillées et en loques, mon teint gris, mon haleine vineuse du petit matin, mes humeurs brusques envers

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leur mère. Heureusement, ils ignoraient celles, nocturnes, encore plus sordides. Et puis, quand il y avait quelque chose à célébrer ensemble à la maison, j’arrosais ça jusqu’au sabotage avec un art cynique qui gâchait proprement la fête et en faisait, dans l’instant, un mauvais souvenir. Ils savaient tout ce que je ne pouvais pas leur cacher. Bien sûr, chacun d’eux avait sa propre façon de réagir et d’exprimer son triste dégoût. L’aîné (de vingt minutes) était maintenant devenu cash : à peine estimait-il le grammage d’alcool circulant dans mon sang qu’il changeait de physionomie. Son regard s’assombrissait et il me reprochait la tristesse et la colère qui l’envahissaient, alors qu’il espérait, bienveillant, que je n’aurais pas bu, au moins cette fois-ci. Lui, encore tout enfant, avait une peur affolée des personnes ivres qu’il pouvait croiser. Très tôt j’ai compris que j’étais l’inspiration de cette panique. L’autre (son cadet immédiat), comme souvent, intériorisait son chagrin, enkystait sa douleur que j’avais peine à identifier. Était-ce de la honte, du mépris, une compassion résignée ou bien cherchait-il un refuge intime et clos ? Cela lui appartenait. Quoi qu’il en fût, ils craignaient tous deux un avenir que ma conduite nous aurait interdit de partager. Je les aimais contre l’alcool mais l’alcool m’aimait trop fort. Je pense encore aujourd’hui qu’ils ne me supportaient que parce que je n’avais pas le vin violent.

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Bref, je ne les ai pas aidés à construire une « image du père » exemplaire et à envisager un souvenir serein de leur enfance. Tous les deux ont été profondément touchés par l’annonce de la cure. Ils n’en dirent pas grand-chose mais nos réactions à l’événement, qui n’étaient pas verbales, n’en étaient pas moins émouvantes. Ils attendaient tellement cette annonce qu’ils n’ont pas douté : j’y allais pour réussir. Nous ne savions pas bien nommer les choses, nous nous sommes alors abstenus de peur de dire une connerie. Dernière fantaisie : un peu comme on enterre une vie de garçon, la veille de ce premier jour de cure, j’ai pris une cuite démesurée sous les rires à la fois désabusés et fraternels des copains sur le thème « Vas-y, profite ! La dernière pour la route ». De retour à la chambre, en montant au lit pour cuver, une marche s’est encore dérobée sous mes pas et je me suis écroulé. En me rassemblant, je n’avais pas assez mal pour vérifier s’il y avait une plaie. Cette nuit confite m’a permis de ne pas me re-poser la question de la pertinence de ma cure. Y allais-je pour combattre une addiction ou, comme dit mon psy de ville, une tristesse qu’aggrave l’alcool ?

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Premier jour 9 heures, un lundi d’un hiver encore ensoleillé. En traînant mes bagages à roulettes, j’arrive accompagné de mon amie. Mon fils jumeau cadet m’attend déjà à l’accueil. Bien que m’ayant félicité pour ma démarche, son frère n’a pas fait le trajet et je le comprends infiniment. Son absence nous préserve sans doute tous les deux. Émotion dense, tactile, envahissante et communicative. Je serre fermement la main de mon enfant, c’est comme une étreinte discrète qui rattrape celles que nous avions ratées avant. Encouragements maladroits. Encouragements qui ne datent pas d’hier, ils attendaient ça tous les deux, comme d’autres, depuis longtemps. Toute la journée, je reçois de nombreux soutiens par texto. Par texto uniquement puisque je n’aurai pas accès à Internet à la clinique. On visite la chambre et mon fils s’amuse avec le mécanisme de mon futur lit dont le dos s’incline électriquement. À 20 ans, il en fait spontanément un jeu. On se moque un peu de lui mais fait-il aussi ça pour détendre l’atmosphère ? Qui sait ? Lui, peut-être. En leur présence, je rencontre l’infirmière que j’imagine être la responsable de l’étage. Une jeune femme souriante, je lui

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suppose d’emblée de l’empathie pour ses patients (ou bien faitelle preuve d’un professionnalisme blasé avec un talent fou ? Mais je ne veux pas y croire). Logiquement elle me réclame tout ce que je possède de coupant : mon rasoir, normal, mais aussi ma tondeuse (je suis chauve), ce qui me surprend un peu plus ; j’oublie de lui donner mon coupe-ongles. Elle se retire discrètement en m’indiquant gaiement où je pourrai la trouver si l’envie m’en prenait. Je fais un peu le mariole en accompagnant mon amie et le fiston à la sortie de la clinique, ils savent bien que je joue au con et n’y croient pas plus que moi. Embrassades chaleureuses, malheureuses mais confiantes. La veille, pour fêter désespérément cet événement, j’avais donc vidé plusieurs verres du condamné. Je me suis même cassé la gueule dans l’escalier de la maison de ma compagne. J’ai le genou écorché et une douleur à la hanche. Lorsque je remplis les papiers nécessaires à l’admission, mon écriture est assez tremblante pour être illisible, même par moi. Et puis, j’ai une barbe de quatre ou cinq jours. Quand le psychiatre va me voir, c’est sûr, il saura que je viens en clinique pour un sérieux sevrage. Et puis, merde, c’est trop tard pour avoir honte. Dans la matinée, une jeune femme entre dans ma chambre. Le psy est une psy. Bref, elle arrive en retard, on m’a monté un plateau-repas (dont je ne parlerai que plus tard en raison de la

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sobriété de l’imagination et de la pratique grossière du cuistot). Il est midi passé. À cette heure-là, dehors, j’ai déjà une bonne bouteille dans les veines et pour l’instant on ne m’a toujours pas prescrit de substituts. Nous avons une courte conversation sur ma consommation quotidienne (elle n’a pas l’air surprise), pendant laquelle elle m’observe de la tête aux pieds et constate sans grande difficulté que je suis un drogué. Le stress de l’arrivée ne me facilite pas les choses. Je tremble des mains, des bras, de la tête, je contrôle mal les mouvements de mes épaules, mes paumes sont moites, je transpire un peu du crâne, je suis angoissé. L’alcool me manque. Bref, la totale. Elle me traîne jusqu’à la salle de soins, on m’y administre un cachet généreusement dosé sans attendre. L’apaisement ne tarde pas : impressions corporelle et mentale d’un camé enfin satisfait. La psy passe poliment le relais à une infirmière aux allures de mère supérieure. — Bienvenue. Puisque vous êtes là, on va faire un peu mieux connaissance. Je vaporise un « humm » sans sens précis pendant qu’elle crée une nouvelle fiche sur son ordinateur. — Âge ? — 52 ans dans quelques jours.

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— Taille et poids ? — 1,80 mètre, 78 kg. — Allergies alimentaires ou à certains médicaments ? — À ma connaissance, non. — Mycoses ? — Génitales, parfois. — Et en ce moment ? — Rien. — Antécédents psychiatriques ? — Aucun. — Vous portez des lunettes ? — Oui, légère myopie et presbytie. — Une anesthésie générale dernièrement ? — Il y a plusieurs mois, coloscopie. Elle décolle les yeux de son écran et les pose sur moi, me sourit : — Très bien, à bientôt Monsieur Marquet. Je sors libre, mais ça doit se passer un peu comme ça, une première admission en maison d’arrêt. De retour à ma chambre, je ne touche pas au fameux repas, un blanc de poulet froid qui baigne dans un coulis épais presque jaune, une entrée qui rappelle celles des pires cantines de mon enfance. Et puis, allez donc porter un plat en sauce à votre bouche quand vous tremblez comme une feuille au vent : c’est risqué pour la chemise et l’amour-propre.

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À ce moment-là je me félicite tristement d’être ici. Bref, je me console. Sous l’effet d’un deuxième tranquillisant, je vais au lit pour une sieste soudaine et impérieuse. Je n’ai toujours pas vu les autres pensionnaires mais je m’en fais une idée peu reluisante. Je ne sais pas pourquoi, peut-être des souvenirs de lecture ou de cinéma. Après la sieste, alors que je suis plutôt vaseux, un aide-soignant, aimable, vient me rappeler les rituels : des heures et des plages horaires bien fixes. Je me dis que c’est utile pour certains patients qui ont perdu, au fil d’un temps lui aussi perdu, certains repères simples de leur journée. En fait, je n’en sais rien, ça n’est peut-être dû qu’au fonctionnement rationnel de l’institution, à la bonne marche de tout et de tous. Fin de journée. C’est la première fois que je vois mes nouveaux camarades, une population disparate mais que j’envisage à cet instant comme un groupe en soi. Deux jeunes femmes toutefois assurent un peu d’ambiance. — V’la le nouveau, dit l’une en guise de bienvenue. — Tu t’appelles comment ? dit l’autre. Je comprends donc qu’on s’appelle par son prénom en se tutoyant. Ça ne me met pas plus à l’aise. Il est 18 h 10. Avec son petit gobelet, on fait la queue dans le couloir comme à une communion, on entre dans la salle de

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soins comme au confessionnal et l’infirmière vous indique le nombre de Pater et d’Ave puis vous donne les hosties bénies par la chimie. C’est là que la sympathique infirmière m’annonce ma consignation à l’isolement : trois jours sans visite ni sortie. Ce n’est plus une bonne sœur mais un garde-chiourme. « Et ça peut durer longtemps comme ça ? » lui demandé-je. Sa moue dubitative, voire sincèrement ignorante, a exprimé un : « Je ne sais pas, moi. » Et, citant Brel : « Au suivant ! » Tous les employés sont accueillants, pour qu’on leur fasse confiance sans doute ou pour nous donner confiance en nousmêmes. Pour moi qui ne suis pas un habitué de ce type d’établissement et qui ne compte pas le devenir, c’est important. La psychiatre a mis la dose. Presque instantanément le mélange fait effet, et c’est dans un état de coma éveillé que je descends pour le dîner. Dans la salle à manger, une aide-soignante m’accueille et m’indique ma place à la table n° 9. « Ce sera votre place pendant tout votre séjour. » J’ai été exempté de service militaire mais j’imagine que ces méthodes y ressemblent. La différence est qu’ici les sous-officiers sont en blouse et sourient. Mon état, ouaté de l’intérieur, m’aide à déglutir le « menu » malgré des tremblements qui m’obligent toujours à baisser la tête vers l’assiette et non d’amener ma fourchette à la bouche. C’est presque comique, mais

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ici personne n’en rit, pour pas mal d’entre eux je dois être une sorte de miroir, de sosie pathologique. La tête baissée et tout à mon effort, je ne m’attarde pas à observer mes convives qui, eux-mêmes, se montrent d’une discrétion polie. Retour zombique à la chambre pour attendre le shoot de nuit. Après l’avoir avalé, je décide de lâcher l’ordinateur. Je suis presque incapable de trouver les touches et, pire, les mots à taper ne me viennent pas. Dernier texto reçu, celui de mon ex-femme qui me souhaite du courage. Elle m’a connu aux extrêmes des désordres alcooliques, elle sait précisément ce qu’elle me souhaite. Il n’est pas 22 heures. Au lit, tous feux éteints, l’esprit intranquille.

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