Joe Brainard extraits de Peindre le moment pour vous cette nuit

Page 1

Peindre le moment pour vous cette nuit Journaux, exercices et autoportraits


Titre original : Le titre du présent ouvrage, choisi par le traducteur, est emprunté au poème « 13 janvier ». Les poèmes de Peindre le moment pour vous cette nuit sont extraits des Collected Writings de Joe Brainard (The Library of America, 2012). Le dessin de couverture est reproduit avec l’aimable autorisation de Ron Padgett, exécuteur testamentaire de Joe Brainard. Joe Brainard est représenté par la galerie Tibor de Nagy, New York. Nous souhaitons remercier vivement les personnes suivantes : Bill Berkson, John Brainard, Eric Brown et Andrew Arnot de la Tibor de Nagy Gallery, et Ron Padgett. © Joe Brainard, Martin Richet et Vincent Broqua, 2016. © joca seria, 2016 72 rue de La Bourdonnais 44100 Nantes ISBN 978-2-84809-256-0 www.jocaseria.fr


Joe Brainard Peindre le moment pour vous cette nuit Journaux, exercices et autoportraits

Textes choisis par Martin Richet avec Ron Padgett Traduits de l’anglais (États-Unis) par Martin Richet Postface de Vincent Broqua

éditions joca seria



Journal, 4-15 août 4 août – Aujourd’hui je suis allé au Musée d’Art Moderne voir les restes momifiés de l’authentique vipère avec laquelle la Reine Cléopâtre s’est tuée : très intéressant. 5 août – Aujourd’hui je suis allé au Musée d’Art Moderne étudier Excalibur, ce par quoi le Roi Arthur prouva son droit à la royauté, et boire du café dans le jardin des sculptures du musée. J’ai trouvé l’épée très inhabituelle. 6 août – Aujourd’hui j’ai réfléchi. Une vieille épée rouillée et un cadavre de serpent ? De qui se moque-t-on ? Où sont les véritables trésors d’autrefois ? 7 août – Aujourd’hui je suis allé au Metropolitan Museum voir les véritables trésors d’autrefois. Les trésors majeurs sont très excitants. J’ai trouvé les trésors mineurs assez peu excitants. 8 août – Aujourd’hui j’ai pensé sérieusement à Excalibur et décidé que ç’aurait tout aussi facilement pu être l’épée de Prince Vaillant ou même de Flash Gordon. J’ai fermement décidé qu’il s’agissait d’un trésor mineur. 9 août – Aujourd’hui j’ai décidé que les trésors mineurs n’étaient peut-être pas si mineurs que ça après tout. Aussi j’ai couru 7


au Musée d’Art Moderne afin d’examiner sous un jour nouveau les restes momifiés de la vipère avec laquelle la Reine Cléopâtre s’est tuée mais ai découvert que l’exposition était repartie en Inde. J’en ai été si troublé que j’ai couru chez moi lire Dimanche après la guerre de Henry Miller. J’ai trouvé que c’était un écrit très excitant et majeur.

10 août – Je veux être seul. 11 août – Aujourd’hui j’ai passé le plus gros de la journée à lire Tropique du Cancer de Henry Miller. J’ai découvert que c’était encore plus majeur que Dimanche après la guerre. 12 août – Aujourd’hui étant le dimanche, et tout ça, j’ai lu les pages bandes dessinées du Journal-American. Aussi curieusement que cela puisse me paraître, j’ai plutôt apprécié. Un examen sérieux montre que Walt Disney domine avec cinq séries majeures : « Uncle Remus », « Big Red », « Donald Duck », « Mickey Mouse » et « Scamp ». J’ai trouvé que « Scamp » était la plus inhabituelle et « Big Red » la plus excitante. Les pages du « Believe it or not » de Ripley déclarent à mon grand étonnement que les filles de la tribu des Fon en Afrique étaient fiancées à l’âge de six ans à des garçons de seize ans, mais qu’avant le mariage les jeunes (garçons) devaient travailler comme laboureurs pour le père de la mariée pendant huit ans ! J’ai trouvé cela très stimulant ! Il est aussi intéressant de noter que Sam Francis a une toile intitulée « Big Red », comme la série 8


de Walt Disney. Je médite sérieusement le rapport sans obtenir de résultats concluants.

13 août – Aujourd’hui j’ai acheté un carnet ligné de marque « Hy Tone » pour écrire et trois joints de robinet en caoutchouc. Il ne m’en fallait qu’un, mais ils sont si bon marché et si faciles à perdre que j’ai décidé de prendre mes précautions. J’ai lu aujourd’hui que « Hy Tone » était le plus important fabricant de fournitures scolaires d’Amérique. C’est intéressant parce que je les utilise moi-même depuis des années. Aujourd’hui j’ai peint un tableau intitulé Big Red, ce qui complique encore le problème. Mais j’ai dû arriver à ce titre inconsciemment, parce que le tableau mesure seulement 20 cm sur 25 et utilise principalement des tons noirs, verts et jaunes. 14 août – Aujourd’hui j’ai peint dix tableaux tous intitulés Big Red on Hy Tone. Il est intéressant de noter que trois d’entre eux sont des autoportraits, et que sur ces trois-là, il y en a un de manifestement très majeur. J’ai décidé de détruire les neuf autres, alors même que cinq pourraient facilement être considérés comme des œuvres mineures. Mais je les ai plutôt donnés à Ted, un ami poète qui a épousé Sandy Alper : âgée de 19 ans. Il est intéressant de noter que Ted a 27 ans et que j’en ai 20. Mais je n’ai pas été capable d’en tirer de conclusions évidentes, sinon que mes parents se sont mariés plus jeunes que ceux de Ted. Il me serait utile de savoir aussi quand les parents de Sandy se sont mariés.

9


15 août – Aujourd’hui je suis vraiment horriblement troublé parce que Marilyn Monroe est morte, alors je suis allé au ciné voir une série B et j’ai mangé du pop-corn de chez King Korn. J’ai décidé que je ne peindrai plus jamais. Le film, Tarzan se marie, j’avais déjà vu plus jeune. Mais je ne me souvenais plus de qui il épousait (Jane).

10


Nancy C’était l’heure du café « à » Middleville. Et Nancy était certainement en plein milieu. Jadis elle avait vraiment horreur du café. « N’ai jamais aimé ça. » Un beau jour d’hiver Nancy est allée sous la cour de récréation pour voir ce qu’elle y verrait. Elle n’y a rien vu. Nancy n’aimait définitivement pas « la situation ». Nancy passait toute la nuit à pleurer souvent. Elle aimait ça. C’est ce genre de fille que Nancy était. C’est « ce » genre de fille que Nancy voulait être. Moi, à « cet » âge-là, je ne savais pas ce que je voulais être. Mais je ne voulais certainement pas être « ça ». Nancy oui. Nancy sa grand-mère avait un sens du drame très italien. Elle se plaignait d’« interférences injustes ». Nancy et moi aussi. Nous nous plaignions définitivement souvent tous les trois d’« interférences injustes ». C’était amusant. C’était amusant de se plaindre souvent d’« interférences injustes ». Une épaisse fumée planait sur le village hollandais de Maasland suite à un incendie dans un entrepôt de produits chimiques. Et nous nous plaignîmes très définitivement d’« interférences injustes ». La gagnante était ravie parce qu’elle avait toujours voulu rencontrer un monarque et qu’elle avait gagné l’opportunité de rencontrer le Roi de Suède. Mais elle n’en avait maintenant plus envie. Nous parlâmes d’« interférences injustes ». 11


Nous Nancy et moi allions à des projections gratuites de documentaires sur la Grèce antique et les rivages de la Méditerranée. Nous attendions l’Arabie. En Arabie personne ne remporte le Prix Nobel. Voilà qui nous plaisait, et que nous tenions pour « interférence injuste ». En Arabie, nous en sommes certains, c’est « cool ». L’Arabie n’a pas de marine. En Arabie il n’y a pas de décorateurs d’intérieurs, pas de Texas, pas d’archéologie, pas d’activités recommandées pour les enfants, pas de veillée de Noël, pas de critiques du New York Times. Il n’y a pas de perspectives françaises et de systèmes équilibrés en Arabie. L’Arabie est pleine de chevaux blancs. Et d’autres choses encore. Il n’y a pas d’« examen approfondi » en Arabie. Nancy et moi nous détestons l’« examen approfondi ». Et d’autres choses encore. Washington ne présenta pas, ou autre, ses plus chaleureuses félicitations à la mort de grand-mère. Nancy et moi parlâmes de « non interférence injuste ». Et il ne restait plus que nous deux. Nancy quitta le foyer, où est « la flamme ». Nancy dit « espèce de cochon » parce que je songeai : p. Y a-t-il une manière sûre d’empêcher la conception ? b. Est-ce vraiment bien dommageable, la masturbation ? e. Est-ce que le fait de danser rend le problème de contrôle sexuel du jeune homme plus compliqué ? i. Y aura-t-il un flux de spermatozoïdes vitaux dans les rapports toujours ? Nancy de dire « espèce de cochon ». Nancy de dire « espèce de Joe de vestiaire ! ». 12


Nancy de dire « espèce de Joe le péquenaud ! » Moi de dire « Espèce d’immeuble locatif de mes deux ! » Et ça a tout arrêté. Nancy elle ne sait pas tolérer la vulgarité. Et elle ne croit pas aux immeubles locatifs. Mon nom est Joe. Mon nom est Joe. Et je sais que personne se soucie ou non de savoir si mon nom est Joe ou pas. Je ne suis pas « attirant ». Je ne crois pas au pur dévouement même si je crois aux Nations Unies. J’y crois parce que c’est une croyance et qu’on ne me donnera jamais tort ou raison. Nancy n’y croit pas. Je crois au fait de croire tout ce qu’il est possible de croire. « Hamilton est le seul sèche-linge qui sèche le linge de l’Amérique depuis 25 ans » m’a dit Nancy. C’est à ce moment précis de ma vie que j’ai compris la vente en gros et/ou au détail. J’appelle ça « coût total d’une manière ou d’une autre ». À ce moment-là Nancy était personnellement plus impliquée dans la « recherche plastique ». La mère de Nancy (Maman) s’impliquait dans l’alimentation familiale, la mode familiale, et le mobilier familial. Nancy disait des nouveaux intérêts de sa mère qu’ils étaient « caoutchouteux ». Je disais des nouveaux intérêts de sa mère qu’ils étaient « familiaux ». Nancy me disait « ordinaire », « non-synthétique », et trop « polymérisant ». Je disais de Nancy qu’elle était un « coût total ». Mon nouveau costume de fac eut pour coût total « argent de droguerie ». (Vente au détail.) Nancy elle décida de ne pas du tout aller à la fac. Elle se souciait des tribus de l’âge de la pierre récemment « trouvées » en 13


Papouasie. (« Où étaient-ils donc avant qu’on ne les trouve ? ») Elle devint plutôt secrétaire de salon de coiffure parce qu’il n’y en avait pas. Nancy haïssait la « compétition », qu’elle trouvait absolument « injuste ». Et trouvait agréable d’être « congédiée ». J’imagine que Nancy reste encore « agréable ». Je ne trouvai pas la fac très agréable. En vérité je ne trouvai pas la fac du tout. Et la fac ne me trouva pas non plus. Pour être honnête, je n’ai même pas « cherché ».

14


Nancy Nancy me tendait toujours des pots que je ne savais pas ouvrir. « Ouvre-moi ce pot », disait-elle. Elle quittait ensuite la pièce et je m’acharnais. Le pot ne s’ouvrait jamais. Elle revenait quelques minutes plus tard, me prenait le pot sans dire un mot et l’ouvrait d’un geste. Elle vaquait alors à ses occupations jusqu’à ce qu’il y ait un autre pot à ouvrir. « Ouvre-moi ce pot », disait-elle. Elle ne le faisait pas exprès. Pas Nancy. Je ne sais pas pourquoi elle le faisait. La première fois que j’ai vu Nancy, elle mangeait un sandwich poulet crudités chez Joe, à l’angle de la quincaillerie de mon père. Je ne savais pas quoi faire, tant elle était belle. Je restai planté là, à la regarder. Lèvres rouge vif. Visage ovale blanc. Grands yeux noirs (doux). Pétillants. Et de longs cheveux noirs. (Elle se les lavait tous les jours.) Elle portait une robe rouge. Comme il y avait un tabouret libre à côté d’elle, je m’y installai. De si près, impossible de la regarder. Mais je sentais qu’elle était plus petite que je ne l’avais pensé. Elle sentait bon. Je me souviens de mon corps. Il me semblait très corporel et large. J’eus soudain l’impression d’être une masse informe jonchée sur un tabouret. Je sentis un mouvement de serviette et son tabouret tourna dans ma direction. Ses yeux se posèrent quelque part sous mon visage. Elle se leva, et passa la porte. « Partie », pensai-je. À partir de là je mangeai tous les jours chez Joe, et elle aussi. Si possible je m’asseyais à côté d’elle et il me semble que, si possible, elle

15


s’asseyait à côté de moi. Cela devint beaucoup plus facile, s’asseoir à côté d’elle. Je m’agitais beaucoup exprès. Lui demandais un peu trop souvent de me passer le sel. Parfois je faisais tomber ma serviette. « Un sandwich poulet crudités, s’il vous plaît. » (Pourquoi avait-elle encore passé cette commande-là ? C’était le cinquième jour d’affilée qu’elle commandait un sandwich poulet crudités.) Je souris dans sa direction. Elle faillit me rendre mon sourire. Je commandai moi aussi un sandwich poulet crudités, en espérant qu’elle m’entende commander. Elle portait une robe rouge. Les semaines suivantes furent pleines de rencards imaginaires et de branlettes. Parfois au lit, mais le plus souvent dans le jardin, tard le soir. Où il fait sombre et frais. C’est là que ça me plaisait le plus. Je me demandais souvent ce que ça faisait au gazon. J’avais des visions de zones soudainement mortes. Ou de croissances spectaculaires. D’immenses coins d’herbe verte comme l’émeraude. Son corps, tel que je me l’imaginais, était blanc et doux. Il formait une seule nappe. De velours. De velours massif. De latex en velours massif. Tout de douce blancheur. Je n’y croyais pas, tant c’était beau. Je frottais mon visage sur son ventre, fort, et elle en avait la chair de poule. Elle aimait vraiment ça. Et ses seins… j’entourais chaque sein d’une main, serrais un tout petit peu et la douceur me passait entre les doigts. Je ne tenais pas tant c’était bon. Parfois je jouissais dès ce moment-là. Parfois elle avait du vernis à ongle rouge. Son petit triangle noir était très petit et très noir. Parfois j’avais seulement le droit d’y mettre les doigts. Mais parfois j’avais droit à tout. 16


Et un jour c’est Nancy qui fit tomber sa serviette. Je sautai de mon tabouret pour me faufiler à ses pieds, et je la trouvai, toute blanche et froissée, couverte de tâches rouges. Le sourire me monta aux lèvres. « Voici votre serviette », lui dis-je. (Pourquoi souris-je comme un idiot ?) « Merci ». Silence. Je restai planté là, en souriant comme un idiot, et sus que c’était maintenant ou jamais. « Vous aimeriez aller voir un film ce soir ? ». « Oui », dit-elle. Je n’y croyais pas. Nous allâmes voir un film ce soir-là, un western ordinaire, que Nancy dit avoir aimé. (Je découvris vite que Nancy aimait tous les films.) Nous parlâmes un peu. « Je suis secrétaire », me ditelle. « Ça te plaît ? ». Elle me dit que oui. Je lui demandai pourquoi elle commandait toujours des sandwichs poulet crudités et elle me répondit qu’elle aimait ça. Je lui dis que mon père avait une quincaillerie. Je ne saurais pas dire si elle était impressionnée ou pas. Elle portait une robe rouge. Je découvris vite que Nancy portait toujours une robe rouge. Sauf de temps en temps. Dans ces cas-là, Nancy était en vert ou en marron, ou une autre couleur encore. Quand Nancy n’était pas en rouge la couleur qu’elle portait n’avait vraiment aucune importance. Quelque couleur que ce fût c’était en quelque sorte plutôt gris. Comme le Canada. Rien ne me dit moins que le Canada. Quand je pense au Canada je ne vois que ces gros bonbons blancs à la menthe. Nous allâmes voir beaucoup de films et manger beaucoup de pizzas. C’était son plat préféré à ce moment-là : la pizza. Après 17


notre premier rencard au cinéma elle ne mangea plus jamais de sandwichs poulet crudités. Elle se contentait de dire qu’elle n’aimait plus ça. Il y eut alors les « mexicains » : des hots-dogs au chili. Après notre mariage je cessai d’y prêter attention. Je me souviens d’une période tarte au poulet. D’incessantes tartes au poulet. (De chez Morton.) Parfois nous nous pelotions au cinéma mais elle n’allait pas très loin. Elle se disait catholique, mais ne l’était pas. Elle était baptiste. J’ai grandi méthodiste mais si vous voulez tout savoir, je ne crois même pas en Dieu. Vraiment pas. Je ne sais pas à quoi je crois. En réalité, si, je le sais, mais je ne sais pas le dire. Ce que je crois est immense. Plus immense que tout. Je découvris vite que Nancy était loin d’être la crème de la crème aux yeux des autres. Ma mère était horrifiée. « Il y a quelque chose chez elle qui ne me plaît pas ». Mon père, je crois, craignait qu’elle fût trop « facile ». Becky, ma sœur, la trouvait « vulgaire ». J’ai aussi un petit frère, John. Et un grand frère, Jim. Il était illustrateur, mais a laissé tomber pour enseigner l’art plastique à des noirs défavorisés à St Louis. « Je me fous de savoir si elle vous plaît ou non », disais-je. Je suis né à Tulsa, en Oklahoma, en 1942. Je me souviens mal de mon enfance à part d’un vieux monsieur qui passait de temps en temps pour me photographier sur son poney avec un chapeau de cowboy. Je me souviens par contre de l’école. Je me souviens que les toutes premières années j’y étais bien, et puis plus du tout après. Je me souviens de cette prof d’art plastique qui s’habillait 18


toujours en marron. Tweed marron, bracelets en cuir, colliers de verre, et beaucoup de broches et boucles en cuivre. Beaucoup de clés pendaient à sa ceinture et je n’ai jamais pu déterminer à quoi elles servaient. Un jour elle perdit son calme et versa un seau d’eau sur la tête d’un garçon (il passait son temps à faire des âneries) et je n’en croyais pas mes yeux. Les profs ne faisaient jamais ça. Quand j’ai commencé à avoir des érections, je ne savais pas ce qui se passait. Je pensais que c’était peut-être une maladie. Puis un jour à l’école un garçon rondouillard m’a raconté une blague de cul, une histoire de cornichons, et j’ai fait le rapprochement. Ça m’a soulagé. Il avait une de ces grosses faces blanches à petits points marron.

19


Ron Padgett Ron Padgett est poète. Il a toujours été poète et il sera toujours poète. Je ne sais pas comment un poète devient poète. Et je pense que personne ne le sait. C’est quelque chose de profond et de mystérieux à l’intérieur de quelqu’un qui ne s’explique pas. C’est quelque chose que personne ne comprend. C’est quelque chose que personne ne comprendra jamais. J’ai un jour demandé à Ron Padgett comment il se faisait qu’il était poète, et il m’a dit « Je ne sais pas. C’est quelque chose de profond et de mystérieux à l’intérieur de moi qui ne s’explique pas ».

20


Pat Je peux imaginer Pat Padgett mettre les doigts dans le nez et ensuite tout avaler. Je peux l’imaginer pousser de petits cris grinçants quand elle est toute seule, se curer les orteils, se gaver de chocolat, comme un petit animal. Peut-être accroupie dans un coin. Je ne l’ai toutefois jamais rien vue faire de tel, sauf manger du chocolat. Ça je l’ai vue faire. Elle aurait belle allure rangée dans une boîte. Quand elle rit, c’est parfois perturbant, et parfois pas. Elle n’est pas barbante. Elle est extraordinaire. Il me semble que ce qu’elle est tient strictement à elle-même et rien d’autre. S’il est possible de naître tel qu’on est, Pat l’est. Pat n’aime pas se lever le matin. Elle est belle et intelligente. Je l’adore. Quand elle était petite les bonnes sœurs à l’école l’appelaient « La Petite Fleur ». Elles avaient presque raison.

21


29 août 1967 Je bronze dehors sur la pelouse de Kenward Elmslie à Calais, dans le Vermont. Je dirais qu’il est à peu près dix heures du matin. Je suis couvert de crème solaire. Le soleil ne brille pas. Le ciel est tout de nuages gris. Mais on ne sait jamais dans le Vermont. Ça peut s’éclaircir à tout moment. Wayne pleure. Maintenant il rit. Wayne est le nouveau bébé de Pat et Ron Padgett. Ils sont ici aussi. Ainsi que Jimmy Schuyler. Il dort encore dans la chambre à coucher de devant. Kenward, dans sa cabane de travail, travaille (je crois) à coller des publicités des années 20 et 30 sur une table pour en faire un collage. Ron (en maillot de gym blanc) vient de se lever et de dire « Bon ». Il me sourit, pour signifier « pas de soleil » et rentre à l’intérieur. Pour prendre un Pepsi, je parie. J’avais raison. Il ressort à présent avec un Pepsi. Il y a un colibri là-bas sur les fleurs jaunes près du poteau « Emslie Road ». J’oublie toujours comme ils sont petits. « Emslie » c’est Elmslie écorché. Ron est à nouveau parti dans la maison. Déjà je considère ceci comme un « travail d’écriture » et je me demande si je peux vraiment m’en sortir sans rien dire du tout. Et, si oui, comment je ferai pour le finir. Ron est ressorti avec une boîte de noix de macadamia. « Tu en veux ? » me demande-t-il. « Non, mais comment est-ce que ça s’écrit ? » « M-A-C-A-D-A-M-I-A ». C’est ce que j’ai donc écrit après « Ron est ressorti avec une boîte de… » Mon orthographe est lamentable. J’ai regardé autour de moi la verdure sombre et décidé de ne pas me forcer. Je vais simplement me détendre et attendre que quelque chose se passe ou qu’il me vienne quelque chose que j’aie vraiment envie de dire… 22


Je viens d’entendre quelqu’un monter les escaliers et fermer la porte de la salle de bain. Sans doute Jimmy. Je vais tendre l’oreille pour essayer d’entendre tous les bruits que je peux entendre. – J’entends pépier les oiseaux. La cascade. Les mouches qui bourdonnent. – La main de Ron dans la boîte de noix de macadamia. La mastication. Une scie électrique au loin. Le vent dans les arbres. Ron lisant Shelley. Une voiture. – La chaudière qui s’active. Wayne fait de petits bruits dans sa chambre. Il y a des coups dans la cuisine. Je parie que Jimmy est en train de faire du café. Une autre voiture. Vous pensez sans doute que c’est très bruyant ici, mais ce n’est vraiment pas le cas. La plupart des bruits dont je vous parle ne s’entendent qu’en tendant l’oreille. Pat vient de sortir avec Wayne sous le bras et un biberon dans la main. (Du lait.) Wayne s’approche à quatre pattes de la boîte de noix de macadamia. Ron vient de dire à Pat que Shelley ne mesurait qu’un mètre quatre-vingt-deux. Wayne a du mal avec les noix de macadamia. Il n’arrive pas à enlever le couvercle. Petits grognements. Je vais aller me chercher un autre Pepsi à l’intérieur. – – J’avais raison : Jimmy est debout. Il vient de faire du café alors je me sers une tasse plutôt qu’un Pepsi. Il y a une fine éclaircie dans le ciel. – C’est déjà fini. J’entends un avion. Jimmy vient de sortir et s’est assis sur les marches avec une tasse de café. Il annonce qu’il en reste et Pat entre en chercher. Wayne vient dans ma direction. Je n’ai pas de complexe d’infériorité, mais pour je ne sais quelle raison j’ai toujours quelque chose à prouver. J’aime faire plaisir. Une chose qu’on peut dire de moi, c’est que je suis vraiment quelqu’un de sympa. Du moins je le crois. Je pense que pour beaucoup, « être 23


quelqu’un de sympa » n’est qu’une couverture. Je ne crois pas. Ou alors, c’est une meilleure couverture que les autres. En tout cas, j’aime être quelqu’un de sympa. J’ai aussi beaucoup de défauts. Une chose qui me manque, c’est les principes. Je n’en ai presque aucun. En tant que peintre il me manque une chose qu’ont de Kooning et Alex Katz. J’aimerais l’avoir. Je vous dirais ce que c’est mais je ne le sais pas. Je me vois bien comme un Cornell ou comme un Man Ray, mais je doute que je serai jamais un de Kooning ou un Alex Katz. Évidemment, on ne sait jamais. Je travaille dur et je suis malin. Il y a un frelon qui bourdonne autour de moi. – J’aime beaucoup les gens. Il est bon de le savoir. Mais je suppose que c’est le cas de tout le monde. Je vais tomber dans le mièvre si je ne fais pas attention. – Vous savez ce qui me ferait plaisir ? Avoir une queue géante. Une très grosse queue. Pas monstrueuse, mais bien grosse. Je dirais que la mienne est à peu près normale, mais j’aimerais en avoir une grosse. Une chose que j’espère c’est que tout le monde est à peu près pareil. Je ne suis pas quelqu’un d’extraordinaire, et j’aimerais penser que nous pensons tous cela de nous-mêmes. Du moins la plupart d’entre nous. Je veux dire, si j’en viens à penser que j’aimerais avoir une queue géante, j’aimerais penser que les autres aussi ont parfois envie d’avoir des queues géantes. Bref – Ron vient de rentrer avec sa couverture, en disant qu’il va pleuvoir. Et il pleut. Je sens déjà les gouttes. Je vais rentrer aussi.

24


Jamaïque 1968 2 mars Eh bien, nous voilà en Jamaïque. Kenward Elmslie, Jane, Joe et Elizabeth Hazan, et moi. Ce que je sens maintenant c’est que peutêtre je ne devrais pas être là. Que peut-être je n’ai aucun droit à être là. J’ai senti la même chose dans l’avion. (BOAC.) J’ai pensé que peut-être je n’avais aucun droit à être dans le ciel comme ça. 3 mars Notre maison est une petite maison tout en haut d’une grande colline. Toute blanche et moderne avec de tout petits meubles. Excepté les chaises. Il y a des chaises partout. Il y a treize chaises rien que dans le salon. Nous avons une piscine et deux domestiques. Je n’aime pas avoir deux domestiques. Je n’arrive pas à les ignorer. J’ai l’impression de tout le temps leur dire bonjour. Il y a des buses qui volent très bas. Et des oies. Elles viennent boire dans la piscine, cancanent, et laissent d’énormes tas de merde verte. Et il y a des chèvres brunes et des paons magnifiques. Je dirais une centaine. Je n’ai jamais rien vu de plus beau. 4 mars Je prends le soleil dehors. Il y a une oie près de la piscine. Jane pense que les tas de merde verte viennent d’ailleurs mais je suis sûr que les oies sont responsables. Juste au-delà de la piscine, il y a un point de déchargement plein de poinsettias sauvages. Au-delà 25


des poinsettias il y a des collines vertes qui deviennent lentement des collines bleues. Au-delà des collines bleues il y a Montego Bay : la baie. Au-delà de la baie il y a Montego Bay : la ville. Au-delà de la ville il y a l’océan. Et le ciel sans fin. Nous avons vraiment une vue formidable ici.

5 mars Les paons nous ont réveillés ce matin avec leur pagaille. Ils ont des cris incroyablement bruyants. Comme un klaxon aigu. Et ils sautent sur le toit avec leurs griffes. Mais le pire ce sont leurs longues queues qui bruissent contre les fenêtres. Joe Hazan s’est levé pour les chasser et nous nous sommes tous rendormis. 6 mars Les paons nous ont à nouveau réveillés ce matin. Aux environs de six heures. Mais ils sont vraiment magnifiques. Aujourd’hui j’ai essayé de travailler à la couverture du nouveau livre de Ted Berrigan, Many Happy Returns. Sans succès. J’ai du mal à m’y mettre sérieusement ici parce que je n’ai pas vraiment l’impression d’être là. J’ai l’impression d’être nulle part. Ce qui est drôle avec la Jamaïque c’est qu’on a du mal à croire à cet endroit. Je n’arrive pas à lui imaginer un passé ou un avenir. (Et à peine un présent.) 7 mars Ce matin nous sommes allés au salon de l’agriculture de Lucea. Morris Golde nous a dit de bien veiller à y aller. Ce n’est qu’à une trentaine de kilomètres et un très beau trajet. Le salon 26


lui-même, par contre, n’était pas terrible. Vide surtout. Il y avait de jolis gâteaux pastel. Des filles du 4-H1 tout en vert. D’autres filles en carreaux rouges et blancs. De la musique méthodiste bruyante venue d’un stand méthodiste. De grands oreillers en velours orange et roses. Et des paniers et poches murales faites de cartes de vœux. Les hommes pissent souvent dans la rue. Les jeunes hommes ici ont de belles fesses. Il devrait vraiment y avoir un meilleur mot que « fesses » pour les fesses. Derrière. Je n’aime pas derrière non plus. Ni fessier. Ni séant. En tout cas, ils ont vraiment de belles fesses ; hautes, fermes et pleines. Il y a quelque chose de très supérieur chez elles et, bien sûr, de sexy. Je viens de penser cul. Je n’aime pas cul non plus. Les femmes ici, je dois l’avouer, ne me semblent pas si belles. Elles portent vraiment de gros paquets sur la tête.

8 mars Si la Jamaïque n’est pas aussi belle que je pensais, je ne suis pas déçu pour autant. Je ne m’attendais pas vraiment à ce que la Jamaïque soit telle que je l’imaginais. Et, pour être honnête, je n’en ai vu qu’une petite partie. Il y a beaucoup de ce qu’on appelle des « arbres à quatreépices » par ici. J’avais toujours pensé que « quatre-épices » désignait

1. « 4-H » : association éducative fondée en 1902 à partir d’un réseau de clubs de jeunesse visant, à l’origine, à promouvoir les nouvelles technologies agricoles et à faire le lien entre le monde rural et le système éducatif. Les quatre H. inscrits sur chaque feuille du trèfle, symbole de l’association, signifient head (la tête), heart (le cœur), hands (les mains) et health (la santé). Au cours du XXe siècle, l’association, partenaire du ministère de l’Agriculture des États-Unis, a diversifié ses missions au-delà du seul monde rural, tout en continuant à fonder savoir et éducation sur le rapport à l’expérience directe et personnelle.

27


un mélange mais ce n’est pas le cas. C’est une épice unique qui porte ce nom. Il y a aussi les piments. Pas les piments rouges qu’on achète en bocal mais une épice. Si j’ai bien compris, ces arbres ne poussent qu’en Jamaïque. Il y a une sorte d’arbre fruitier qui pousse ici qui vous tue si vous mangez le fruit avant qu’il soit bien mûr. Les fleurs du coin ne sont pas géniales, en réalité. Ce n’est peut-être pas la bonne saison. Certaines feuilles, en revanche, sont vraiment fantastiques. Il y a un buisson que j’aime particulièrement qui a de grandes feuilles rouge vif et noires émaillées.

9 mars Les paons ne sont pas venus nous réveiller ce matin. J’ai travaillé à un scénario pour un film de Rudy Burckhardt sur l’argent, avec Edwin Denby dans le rôle du gentil riche. Ça n’avance pas très bien. Parfois l’après-midi nous partons nous promener. À pied ou, comme hier, en voiture. À Montpelier. Nous n’avons rien trouvé à Montpelier à part le bureau de poste, aussi nous avons envoyé des cartes postales avant de repartir. Le chemin était vraiment magnifique. Il y avait de grands troncs d’arbres : larges et irréguliers. J’ai particulièrement aimé les grands massifs de bambous qui s’affinent à mesure qu’ils s’élèvent. 10 mars Demain c’est mon anniversaire. J’aurai vingt-six ans. Je n’ai rien de particulier contre le fait de vieillir sinon que je n’en ai pas envie. Pas de paons ce matin. Elizabeth va mieux. Jane et Kenward 28


ont du mal à dormir la nuit. Je prends le soleil dehors. Je voudrais revenir avec un beau bronzage. Parfois j’ai le sentiment de ne pas être un très bon artiste. La plupart du temps, j’avoue, je peins pour m’occuper. J’espère à l’avenir pouvoir plus compter sur l’inspiration. J’ai peut-être forcé.

11 mars Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Demain je serai de retour à New York. La Jamaïque ? J’aime bien, mais je n’en suis pas fou. La prochaine fois que je fais un grand voyage j’aimerais que ce soit en Angleterre. Pour le moment j’ai hâte de revenir à New York et à mes amis. Si vous êtes de mes amis je dois vous dire dès maintenant que vous êtes absolument formidables. Je sais que j’ai de la chance.

29


Postface de Vincent Broqua


Joe Brainard, Enquêtes dans la vie courante 1. Essayer

La seule chose qu’on puisse faire, c’est essayer Joe Brainard (1942-1994) était artiste, Joe Brainard était écrivain, poète, et peintre de lui-même. À sa mort du SIDA en 1994, il avait alors abandonné la peinture et l’art depuis plus de dix ans après deux décennies passées à produire furieusement des collages, des assemblages, des appropriations de signes du quotidien, comme les artistes du Pop art, ses contemporains, dont il était proche sans que son art ne recouvre complètement le leur1. Brainard aura passé sa vie à inventer des styles, à expérimenter divers genres d’écriture, de vie, de drogues, de formes artistiques, sans avoir le sentiment d’avoir réussi vraiment. Dans ses textes fragmentaires, le mot « essayer » revient avec une fréquence révélatrice, comme dans ces quelques exemples : « Ce que je veux surtout, c’est m’ouvrir. Je ne cesse d’essayer » [43], « Essayer c’est formidable » [61], « Mais au moins j’aurai vraiment essayé » [67], « La seule chose qu’on puisse faire, c’est essayer » [71]. Essayer, cela signifie tenter, prendre un risque, voire mettre en péril ; c’est aussi se soumettre à la recherche des formes de la tentative, pratiquer l’essai en tant qu’écriture de la mise à l’épreuve de soi.

1. Pour un premier catalogue rétrospectif, voir Constance Lewallen (dir.), Joe Brainard : A Retrospective, Berkeley, University of California et New York, Granary Books, 2001. 251


Dans l’avis au lecteur de ses Essais, Michel de Montaigne disait : Je veus qu’on my voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contantion et artifice : car c’est moy que je peins […]. Que si j’eusse esté entre ces nations qu’on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud.2 Par leur langage ouvertement simple et direct, les textes de Brainard déploient eux aussi des questions similaires : une rhétorique de la simplicité, une thématisation de l’ordinaire tout autant qu’une peinture de soi à nu, littéralement. En mettant en scène la simplicité, Brainard s’essayait aussi, sans qu’il n’opère de lien à l’écrivain français créateur de l’identité faite mouvement d’écriture. Bien entendu, Brainard n’est pas Montaigne, il ne faut pas chercher chez Joe Brainard l’équivalent du traité sur les cannibales, des propositions sur l’amitié, et de l’édifice précaire d’une philosophie qui se trame chez l’auteur français. Même si on trouve chez Brainard ce qu’il nomme des « mini-essais » [215], c’est-à-dire des maximes, si on trouve des considérations sur la vie, l’argent, le voyage et l’écriture, Montaigne et Brainard sont séparés par des siècles et des traditions, un océan même. Mais en revanche, l’écriture mise à nu est belle et bien au cœur du travail de Brainard et si, en vertu de l’importance de l’essai dans son œuvre, Brainard devait être un Montaigne, il serait un Montaigne Pop – un écrivain qui, s’essayant, se soumettrait constamment à la fluidité de l’écriture, son moi cerné par les mots dans l’environnement de sa banalité même. Dans les œuvres de Brainard se déploie un

2. Michel de Montaigne, Œuvres complètes, Maurice Rat (éd.), Paris, Gallimard, 1962, p. 9. 252


moi répliqué, un moi s’affichant dans toutes les contradictions de l’artifice et de la recherche de la vérité, dans sa surface, d’abord, en ne laissant pas apparaître sa profondeur. Brainard ne se livre jamais autant à l’expérimentation de soi que dans ses écrits. Cet essai comme mise à l’épreuve de soi même dans l’écriture du banal est aussi totalement nord-américaine. On la retrouve dans les textes de Frank O’Hara, ou encore chez Ron Padgett, ainsi que dans l’œuvre de nombreux praticiens du journal écrit ou filmé, tels que Jonas Mekas qui, par ses jaillissements et ses bégaiements filmiques, met à l’épreuve non seulement le spectateur, mais aussi, plus fondamentalement, les paramètres de ce qu’on appelle film3. Il y a dans ces essais, des mises à l’épreuve de l’expérience du réel, thème là encore extrêmement nord-américain. 2. Trésors mineurs majeurs

9 août – Aujourd’hui j’ai décidé que les trésors mineurs n’étaient peut-être pas si mineurs que ça après tout. Artiste et poète des États-Unis, Joe Brainard est principalement connu en France pour I Remember4, fragments autobiographiques et anecdotes, assemblés sous la forme d’une liste dont la puissance générative est si grande qu’elle a conduit Georges Perec à reprendre cette forme répétitive dans une version plus impersonnelle pour ses propres Je me souviens5. Indice de sa troublante efficacité,

3. Voir notamment l’analyse de Romain Duval dans son livre Walden : un film expérienciel de Jonas Mekas, Etude d’un fragment de paradis brisé, Bruxelles, La lettre volée, 2013. 4. Joe Brainard, I Remember (Je me souviens), Préface et traduction de Marie Chaix, Arles, Actes Sud, 2002. 5. Georges Perec, Je me souviens, Paris, P.O.L, 1978. 253


aux États-Unis, des psychanalystes ont recours – avec succès ou non – à cette forme pour faire surgir le souvenir chez leurs patients amnésiques. Si Joe Brainard affirme lui-même, dans un entretien publié dans les pages qui précèdent [229], que I Remember est « [sa] seule œuvre majeure »6, il ne faut pas en conclure que le reste de l’œuvre n’est rien, bien au contraire. Car, en définitive, I Remember, cette œuvre qualifiée de majeure, se présente aussi délibérément comme une œuvre mineure : I Remember ne rentre dans aucune forme classique et canonique, ce livre n’est ni véritablement un poème, ni un récit, ni un journal, ni une autobiographie, ni même une suite d’anecdotes mais tout ceci à la fois. Du reste, dans les textes de journaux, dans ses fragments, ses fictions et autres portraits d’amis célèbres ou non que l’on retrouve publiés ici, Brainard réfléchit souvent à ce qu’on appelle le mineur et à la forme du fragment sans système organique, pour surprendre les hiérarchies dans ce qu’elles ont de plus figé, cherchant ainsi à renverser et à réinventer les rapports, comme il le faisait souvent dans ses collages :

7 août – Aujourd’hui je suis allé au Metropolitan Museum voir les véritables trésors d’autrefois. Les trésors majeurs sont très excitants. J’ai trouvé les trésors mineurs assez peu excitants. 8 août – Aujourd’hui j’ai pensé sérieusement à Excalibur et décidé que ç’aurait tout aussi facilement pu être l’épée de Prince Vaillant ou même de Flash Gordon. J’ai fermement décidé qu’il s’agissait d’un trésor mineur.

6. «  TD : Comment as-tu décidé de faire Je me souviens ? C’est pour Je me souviens qu’on se souvient de toi… (Rires de part et d’autre.) JB : Ma seule œuvre majeure. Comment j’ai fait ? » [229] 254


9 août – Aujourd’hui j’ai décidé que les trésors mineurs n’étaient peut-être pas si mineurs que ça après tout. Au-delà du comique de la contradiction, typique de la jovialité de l’écriture de Brainard, un tel retournement de l’intérêt pour ces trésors mineurs témoigne de la nécessité d’une auscultation de ce qui échappait à l’attention première, entièrement requise par le lien du trésor au secret et, dès lors, par la valorisation absolue de l’exception suprême conférée à ceux-ci. Dans son écriture, on ne trouve aucune tentative totalisante, Brainard mène au contraire des enquêtes dans la vie courante. Et si Perec percevait une parentée entre l’écriture de Brainard et la sienne, si on trouve souvent chez Brainard des tentatives d’épuisement des lieux, telles que Perec les mènera pour la place Saint Sulpice7, si chez Brainard il y a un certain systématisme perecien et si celui-ci se livre également à des exercices, Brainard ne s’installe jamais dans des protocoles d’écriture, il introduit toujours une torsion plus souple, qui provient certainement de la volonté de sonder l’affect de la vie courante et de construire petit à petit une poétique des jours où l’anecdote a un rôle de rappel fulgurant du réel8.

7. Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), Paris, Christian Bourgois, 2008. 8. Walter Benjamin parlait de l’anecdote comme « [d’]une révolte dans la rue. Elle nous rend les choses spatialement proches, elles les fait entrer dans notre vie. Elle représente l’opposée exact de l’histoire qui requiert l’identification, l’‘intropathie’ sous l’effet de laquelle tout devient abstrait. Il faut conserver cette technique de la proximité pour toutes les époques de l’histoire, au niveau du calendrier » (Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Editions du Cerf, 1989, p. 561). Voir le commentaire qu’en fait JeanChristophe Bailly dans « Accident dans la méthode (Sur l’anecdote) », L’élargissement du poème, Paris, Christian Bourgois, 2015, p. 21-26. 255


Que l’on pense aux extraordinaires journaux de Brecht, aux petites formes « foirées » de Beckett, aux notes de Duchamp, aux microgrammes de Walser, ou encore aux journaux-collages de Brainard, les genres du journal, du fragment, de l’infra-écriture ont eu une fortune qui les fait s’inscrire, à des titres divers, dans le champ d’une écriture de la vie courante tout autant que d’une fantasmatique du réel. L’auscultation du travail effectué dans le champ de l’écriture par des formes réputées mineures (journal, lettres, petits portraits, listes de citations, mini-essais…) ouvre à une enquête des limites entre l’écriture du réel et la fiction. Brainard joue constamment de cela, notamment lorsqu’il s’approprie le personnage de Nancy, la petite fille un peu replète créée par l’illustrateur de bande dessinée Ernie Bushmiller. Il s’agit pour lui de détourner cette figure iconique de la culture dite populaire afin de réinterpréter l’histoire de l’art dans des collages drôles où la tête de célébrités de l’art et des chefs d’œuvres voient leur tête remplacée par celle de Nancy (La blouse romaine, le Nu descendant l’escalier, l’Olympia de Manet et d’autres encore se retrouvent tous affublés de la tête de Nancy dans une couverture que Brainard réalisa pour ARTnews9). Dans son écriture, Brainard joue constamment avec ce personnage, soit qu’il l’insère sous forme dessinée, dans le Journal de Bolinas, par exemple, soit qu’il écrive des textes intitulés « Nancy » [11, 15]. Dans ces détournements de Nancy, il s’invente une sorte d’alter-ego féminin et forme des fictions illustrées [84]10. La fiction ne se limite pas aux textes où Nancy apparaît, elle s’immisce aussi au cœur de ses journaux intimes, dans lesquels on pourrait penser que l’auteur recherche la sincérité, synonyme de vérité, alors qu’il ne cesse de complexifier cette notion. En effet, s’il peut parfois s’illusionner au 9. Voir Constance Lewallen, op. cit., p. 16. 10. Il faut remarquer que « Nancy » est un terme péjoratif utilisé pour désigner les hommes efféminés et les homosexuels aux États-Unis et en Grande-Bretagne. 256


leurre de la sincérité (« la sincérité devrait toujours avoir raison » [59], il saisit toute l’ambiguïté de cette proposition dès qu’il réfléchit à ce qui constitue l’écriture de soi : Vous savez, c’est drôle vraiment ce genre d’écriture. Ce genre d’écriture « qui essaye d’être honnête ». Je la pratique depuis plusieurs années maintenant, et j’y arrive de mieux en mieux. J’approche de plus en plus d’un point (d’un lieu) dans ma tête que j’appelle la vérité. [93] On remarquera qu’il lui est impossible de dire que l’honnêteté est impossible sans fiction et sans la torsion de figures poétiques – liste, disjonction, onomatopées, répétitions insistantes, contradictions et tautologies… La citation précédente se poursuit en effet par ces mots, qui tempèrent toute innocente illusion de transparence : Mais je commence maintenant à douter de ce point même. (De ce lieu même.) Ce que je veux dire, c’est que ce vers quoi je travaillais n’est tout simplement plus là. (Vlan.) Vous voyez ce que je veux dire ? Ce que je veux dire c’est que plus j’approche de la vérité moins je sais ce qu’elle est. J’aimerais pouvoir être plus clair, mais… pour le moment je ne peux pas. [93] Dans toute écriture de la vie courante, il y a quelque chose qui se met en travers et qui fait échapper ce qui était pourtant le plus proche, le plus apparemment saisissable. Cet essai se termine donc dans l’onomatopée (« Vlan ! ») et dans le ressaisissement réflexif de l’onomatopée (« ce que je veux dire »). Alors que la vérité était 257


proche, elle est rompue par le bruit à la limite du langage articulé et se termine dans son impossible. Dès qu’il construit un moi qui se narre, il se fictionnalise. L’exemple le plus éclatant est le suivant : Je suis né à Tulsa, Oklahoma en 1942. Non. Je suis né à Salem, Arkansas, en 1942. [43] Cette origine troublée dans la juxtaposition de phrases contradictoires qui effectuent une double naissance, se complexifie dans un texte de fiction intitulé « Nancy », où le narrateur énonce à nouveau : « Je suis né à Tulsa, en Oklahoma, en 1942. Je me souviens mal de mon enfance à part d’un vieux monsieur qui passait de temps en temps pour me photographier sur son poney avec un chapeau de cowboy » [18]. Ce déplacement de l’origine renforce le flou autobiographique de ce texte où, si on ne sait rien de la biographie de Brainard, on peut s’imaginer qu’il se fictionnalise dans le pays de Nancy, le personnage de bande dessinée de Bushmiller. D’ailleurs, dans ce texte les interjections et dialogues, qui peuvent évoquer ceux qu’Ernie Bushmiller créait pour Nancy, ont tout pour corroborer cette hypothèse d’un brouillage entre le monde réel et le monde de l’illustration de bande dessinée. En dépit d’un effet de transparence et de surface lisse sur lesquels je vais revenir, la lecture des œuvres écrites de Joe Brainard produit la sensation d’un trouble constant : la « fiction-Nancy » affecte le statut des textes les plus descriptifs de la quotidienneté de Brainard, comme si dans cet agencement de textes, de dessins, et de matériau autobiographique, il s’inventait des miroirs déformants, afin d’échapper aux autres, à ce que Barthes appelait les intimidations – y compris les intimidations qu’on se donne à soi-même : « Depuis plusieurs années, je joue au ‘jeu de la vérité’ (dans mon écriture) mais il y a plusieurs sujets que j’évite d’aborder » [132].

258


3. Contexte poétique / miroir

Ron Padgett est poète. Il a toujours été poète et il sera toujours poète. Je ne sais pas comment un poète devient poète. Et je pense que personne ne le sait. [20] Joe Brainard est un peintre, un peintre qui écrit, qui écrit des textes qu’on pourrait appeler de la poésie, littérale. Littéralement, on ne sait pas comment cela devient, un poème. Un poème, son origine, est impossible à expliquer véritablement, mais, véritablement, l’écriture de Joe Brainard s’explique en partie dans le contexte d’un renouveau poétique et artistique des années 1960. Le renouveau poétique et artistique des années 1960 est un miroir, dans son écriture, pour son écriture. Miroir des années 1950-1960. Parmi les événements déterminants pour l’écriture de Joe Brainard figure sa rencontre, adolescent, avec Ron Padgett. Ron Padgett, ce poète américain, et Joe Brainard fréquentaient la même école à Tulsa dans l’Oklahoma. Dans l’Oklahoma, avec Ted Berrigan, Ron Padgett et Joe Brainard formaient un groupe, sans être un mouvement ; Padgett avait élaboré une revue, The White Dove Review, à laquelle Berrigan collaborait. Collaborateur, Brainard fournissait des illustrations et c’est ensemble que Padgett et Brainard partent à New York et c’est ensemble, quoique ne partageant pas le même appartement, qu’ils vécurent à New York, New York où Ron Padgett vit encore au moment où ces pages sont écrites. À ce moment-là, la fin des années 1950, Brainard n’écrivait pas, mais il avait commencé à élaborer son art avec et au contact des poètes, qui étaient ses amis proches. Avec ses amis les plus proches, les rapports texte-image ne vont cesser de s’apronfondir au long de sa vie, pour finalement, presque s’inverser : au moment où il décidera de ne plus peindre, 259


il restera toujours l’écriture. Restera toujours l’écriture, comme dans les « 10 natures mortes imaginaires » qu’il écrit en fermant les yeux, comme une relecture amusée de l’histoire de l’art : NATURE MORTE IMAGINAIRE N° 1 Je ferme les yeux. Je vois un vase vert clair. Un vase d’un vert très pâle. Juste à côté de lui siège quelque chose de noir. Quelque chose de petit. C’est un petit cendrier noir. Qui rapetisse à chaque instant. Jusqu’à – vraiment – n’être guère plus que – maintenant – un point minuscule. NATURE MORTE IMAGINAIRE N° 3 Je ferme les yeux. Je vois un orange vif. Presque rouge. Un doigt de mauve. Un point noir. Et une épaisse tige bleuâtre. Une sorte de fleur exotique. Du bois flotté. Un bambou. Une figurine. Chartreuse. (1953 !) C’est une nature morte polynésienne.

NATURE MORTE IMAGINAIRE N° 6 Je ferme les yeux. Je vois de vieux fruits. Des poêles et casseroles. Et divers ustensiles éparpillés. De l’art. Marron. Néerlandais. Par personne en particulier. (De musée.) Et, de là, le Frans Hals. [208] De là, l’écriture gagne sur la peinture, comme dans le Journal de Bolinas, un exemple saisissant des entrelacs du texte, de l’image, des matériaux trouvés, où l’écriture finit par l’emporter sur les surfaces dessinées : le texte est devenu image, mais finit par envahir l’espace du dessin, les images forment un corps hybride 260


avec l’écriture. Avec l’écriture se chronique un voyage, un séjour prolongé dans la petite ville de Bolinas, sur la côte californienne, l’un des hauts lieux de la poésie expérimentale américaine à cette époque, les années 1970. En 1971, Le poète Bill Berkson publia ce journal dans sa maison d’édition Big Sky, venant ainsi marquer d’autant plus le lien de Brainard à la poésie. On pourrait avancer que si Frank O’Hara, John Ashbery, James Schuyler, Kenneth Koch, les poètes que l’on dit de l’école de New York – poètes qui ont été comme des guides pour Brainard, Padgett, Berrigan, Berkson et d’autres encore – ont été marqués par le contexte de la peinture des années 1950, c’est l’inverse qui se produit pour Brainard. Il a vécu dans un contexte surdéterminé par la poésie, en particulier la poésie dite de l’école de New York, cette poésie qui est souvent liée à l’humour loufoque aux échos dadaïstes, à l’écriture de la vie courante, et à la vie citadine. La rencontre avec le poète Frank O’Hara, son compagnonnage avec Kenward Elmslie, ses collaborations avec des poètes comme John Ashbery11 et Bill Berkson, son amitié avec James Schuyler et Anne Waldman, ses participations à des lectures de poésie au célèbre Poetry Project à Saint Mark’s Church dans le Bowery à New York ont fait de ce peintre un écrivain, un poète, dont l’œuvre continue de hanter les lettres américaines, les lettres françaises aussi. Il faut s’imaginer le contexte bouillonnant de la production de cette poésie new-yorkaise des années 60 et 70 : la poésie et les arts newyorkais étaient faits de rencontres incessantes, de publications

11. Voir sa collaboration en 1975 avec le poète John Ashbery pour le Carnet du Vermont. Brainard fournit des dessins en noir et blanc. Cette collaboration est la plus réussie des nombreux travaux effectués avec des poètes. John Ashbery et Joe Brainard, Le carnet du Vermont, traduction et postface d’Olivier Brossard, Nantes, joca seria, 2013. 261


frénétiques notamment dans les mythiques revues ronéotypées12, et les lectures publiques étaient elles aussi nombreuses sans être aussi institutionnalisées qu’aujourd’hui. À cette époque, tout ce qui compte de plus vivant dans le monde de la poésie, de l’art, de la musique expérimentale se retrouvait par exemple chez Andy Warhol, dont Brainard était proche non seulement personnellement mais artistiquement, comme en témoignent ses dessins au trait qui rappellent les dessins souvent inachevés de Warhol. Aussi, quand bien même Brainard possède une écriture bien à lui, faite d’une apparente transparence, lire Brainard c’est aussi lire John Ashbery, Frank O’Hara, Ron Padgett, Bill Berkson, Anne Waldman13. Ce sont tous ces noms qui peuplent les textes et les journaux de Brainard, mieux, ce sont à eux et d’autres amis encore que certains écrits sont adressés. Ses journaux, en effet, possèdent la particularité souvent d’être souvent destinés à être lus par quelqu’un en particulier, ils sont parfois écrit comme une lettre, et peuvent aussi être écrits à l’instigation d’un ou une amie, comme tel passage de journal dicté par Anne Waldman. Dans ce New York où poètes et artistes se rencontrent, l’écriture et la peinture entretiennent chez Brainard des relations riches, non seulement thématiquement mais dans la pratique même de son art : par ses autoportraits, avec les éléments trouvés dans le quotidien et réagencés dans ses collages, ou encore dans ses exercices d’écriture, tout est influencé à la fois par les restes à l’état de traces d’un surréalisme bien fini, mais aussi par un engouement pour les surfaces apparemment lisses, sans profondeur et nonchalantes du 12. Steve Clay et Rodney Phillips, A Secret Location on the Lower East Side, New York, Granary Books, 1998. 13. Tous ces poètes sont publiés en traduction dans la collection américaine des éditions joca seria. 262


Pop art d’Andy Warhol. Il faut voir, notamment, la proximité et la différence entre le Nancy (1960) d’Andy Warhol14 et les différentes Nancy de Brainard. On pourra également se tourner vers le 7 Up (1962) de Brainard, comme façon de répondre aux appropriations des objets de consommation tels que les soupes Campbell et des boîtes de savon Brillo de Warhol15. « Andy Warhol : Andy Do It », l’un des portraits en écriture de Joe Brainard dédié à Warhol (non inclus dans ce livre) est à cet égard non seulement révélateur de l’art de Warhol, mais aussi de celui de Brainard. Brainard y parle de surfaces profondes paradoxales : « Andy Warhol ‘creusa profond’ (peut-être sans creuser du tout) »16. Ce qui semblait de pure surface, voire extrêmement superficiel chez Warhol a bien souvent une profondeur et un poids d’une importance considérable, comme en témoignent les répétitions des images produites par les médias que Warhol voulait comme des vidages et qui fonctionnent aussi chez lui comme des intensifications du réel, de la tragédie, et du trauma, puisque pour reprendre l’analyse d’Hal Foster, Warhol trouble véritablement les images lisses en inquiétant les mécanismes de reproduction technologique17. Dans ses Death and Disaster Series Warhol joue avec les imperfections de l’impression sérigraphique, comme dans Ambulance Disaster où une tache vient obstruer l’image hyper-violente déjà reproduite une première fois.

14. Pour une reproduction de ce tableau voir Andy Warhol, A Retrospective, Kynaston McShine (dir.), New York, The Museum of Modern Art, 1989, p. 153. 15. Pour une reproduction de 7 Up, voir Constance Lewellen (dir.), Joe Brainard : A Retrospective, Berkeley, University of California et New York, Granary Books, 2001, p. 9. On remarquera que bien que faisant apparaître coulures et autres imperfections dans ses appropriations de 1960 telles que TV$199, Campbell’s Soup Can (Tomato Rice), 199 Television, Cooking Pot ou encore Drill 7.88, Warhol tend à rendre la surface plus lisse que Brainard. 16. « Andy Warhol ‘dug deep’ (perhaps without digging at all) », Joe Brainard, The Collected Writings of Joe Brainard, Ron Padgett (éd.), Library of America, 2012, p. 178 (ma traduction). 17. Hal Foster, The First Pop Age, Princeton, Princeton University Press, 2012. 263


Il pourrait être fait une analyse similaire de l’écriture de Joe Brainard : bien que semblant faites de surfaces-miroir où se reflètent les doutes de l’artiste, les amitiés de l’écrivain et la vie quotidienne des New-yorkais, les œuvres de Brainard se jouent aussi de leur propre surface et offrent des taches, des aspérités qui font partie intégrante de la poétique de la nudité intégrale que Brainard met en œuvre.

4. Nudité intégrale : vaincre l’ancien bégaiement ?

peint tout entier, et tout nud Montaigne En lisant l’écriture de Brainard, on pourrait avoir l’impression que ses travaux sont émaillés d’anecdotes et, par une fausse appréhension, trouver que l’art de l’anecdote confine l’œuvre de Brainard à la trivialité. C’est ainsi que Maurice Blanchot lit les journaux d’écrivains. La force nonchalante du journal intime lui semble dérisoire et si la sincérité demande du courage, elle est aussi pour lui un étouffoir de l’expérience limite qu’est l’écriture : Personne ne doit être plus sincère que le journalier, et la sincérité est cette transparence qui lui permet de ne pas jeter d’ombre sur l’existence limitée de chaque jour à laquelle il borne le souci d’écrire. Il faut être superficiel pour ne pas manquer d’être sincère.18

18. Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 252. 264


Ainsi, il était intrigué que V. Woolf se soit laissé piéger au journal (« le journal apparaît bien ici comme un garde-fou contre le danger de l’écriture […], le journal est l’ancre qui racle contre le fond du quotidien et s’accroche aux aspérités de la vanité »19). Pour Blanchot, en effet, le journal fait passer l’écrivain à côté de son œuvre, car le journal contient trop l’écrivain dans la réflexivité même qui empêche la plongée « dans cette épreuve qu’est l’art »20. Mais l’écriture du journal n’est pas seulement ce mentir-vrai anecdotique et légèrement méprisable qui piège l’écrivain ; il n’y a pas seulement dans le journal les effets d’une rhétorique de la sincérité, ce n’est pas uniquement un art mineur, il peut aussi avoir une puissance timide. Il est d’ailleurs troublant qu’à l’époque où Blanchot écrit ces pages, le journal filmé ou écrit se développe comme forme troublante de l’écriture à part entière. Bien entendu, le journal d’artiste fournit des détails précieux sur la réflexion de l’artiste – depuis les journaux très complets et très pensés (Delacroix), jusqu’aux journaux plus factuels (Pontormo21, Warhol), ou obliques (On Kawara), mais ils sont souvent bien plus que de simples outils pour comprendre le cheminement de l’œuvre picturale. Loin d’être seulement des discours ancillaires au travail majeur du peintre, ils sont aussi la mise en place d’une poétique des jours22. Dans le cas de Joe Brainard, le journal atteint la désinvolture d’une écriture qui expose le sujet à lui-même et aux autres, le journal 19. Ibid., p. 255. 20. Ibid., p. 256. 21. Une entrée telle que « samedi 31 mars 1973 Aujourd’hui j’ai sorti un poivron rouge avec une aisance si étonnante que je l’ai déchiré » [197] est étonnamment proche de notations du journal de Pontormo. 22. Voir Vincent Broqua, À partir de rien : esthétique, poétique et politique de l’infime, Paris, Michel Houdiard, 2013, p. 48-53. 265


a ainsi partie liée à ces courtes fictions et ces essais d’une ligne dispersés dans l’œuvre de Brainard. Ils sont tous le document du quotidien intime d’une époque, l’autoportrait volontairement exhibitionniste, ainsi que des enquêtes sur la vie courante, érigées en écriture d’une littéralité qui, à force d’être rejouée, fait entrer dans la fiction. Par exemple, le texte qu’il intitule « Qu’est-ce que l’argent ? » se présente comme un faux documentaire et une histoire bien particulière des origines, sans qu’on en sache rien de plus : Qu’est-ce que l’argent ? L’argent est une drôle de chose. Qui signifie des choses bien différentes pour des gens bien différents. Certains l’aiment, d’autres non. La plupart des gens aiment l’argent. Qu’est-ce que l’argent ? L’argent est ce qui sert aux achats. Un vieux dicton dit que l’argent est la source de tous les maux. Chaque pièce a deux faces. Mme R.P., de Salem, Arkansas, dit « L’argent est très important ». Mme N.S., de Hollywood, Californie, dit « Je ne sais pas ce que je ferais sans ». M. J.H., de New York, New York, dit « L’argent est la source de tous les maux ». Mlle P.S. de Tulsa, Oklahoma, dit « L’argent n’est pas la source de tous les maux ». 266


Mme E.R., de Dayton, Ohio, dit « J’aime l’argent ». M. J.B. de Watermill, Long Island, dit « Chaque pièce a deux faces ». Mme T.C. de Calais, Vermont, dit « L’argent est une drôle de chose. Qui signifie des choses bien différentes pour des gens bien différents ». [30] Ces enquêtes où la fiction joue avec les stratégies documentaires prennent souvent pour prétexte le voyage, tant les voyages, même les plus simples, sont des postes privilégiés d’observation et des moments idoines au déplacement de l’écriture et à la mise en place d’une poétique de la vie courante par une scansion des titres, des tirets, des majuscules, des anaphores, des traits horizontaux qui matérialisent le passage d’une phrase à l’autre et d’un stade du voyage à l’autre. Finalement, ils constituent des laboratoires de l’écriture, comme dans le « Trajet en Greyhound » (125) ou encore le début du journal du « Vendredi 16 juin 1972 » (178), dans lequel un voyage en bus est décrit en commençant par le terminal new-yorkais de Port Authority, où le chaos du lieu s’entend et se voit sur la page, un lieu que l’autorité, justement, semble avoir un peu déserté : Vendredi 16 juin 1972 Au Port Authority Bus Terminal avec une demi-heure d’avance, comme d’habitude. (J’ai horreur de courir quand je voyage.) En route vers le Vermont. Le car part à 10 h 30 et arrive à Montpelier à 19 h 00. Un garçon trapu (sexy) en t-shirt bleu marine passe et je me dis « J’en voudrais deux ». 267


Dans la queue maintenant je flirte avec l’idée de flirter avec un jeune blond juste devant moi mais, bien sûr, je ne le ferai pas. J’aime être « seul » en car. Une dame enceinte à l’air très propret en robe turquoise distribue des sortes de prospectus. Nom de dieu ! Vous êtes prêt ? Bonjour, je m’appelle Gloria. J’ai un très beau message à vous donner et j’aimerais votre attention. J’ai été bénie de voir Dieu ici sur Terre à l’Église Catholique sur l’Autel pendant la Messe sous la forme humaine de prêtres. Je l’ai vu aussi à l’Église Protestante en Angleterre. [179] Toutes ces enquêtes dans la vie quotidienne s’accompagnent d’une écriture de l’aplanissement volontaire des formes tout en cherchant à conserver un mouvement : So now I’m leveling a bit, and now I’m wondering if maybe leveling, for you, isn’t maybe a total bore. Dans la traduction de Martin Richet : Je mets tout à plat maintenant, et je me demande un peu maintenant si tout mettre à plat n’est pas, pour vous, totalement barbant. 268


Si dans ce contexte ‘leveling’ signifie « être franc », on peut raisonnablement penser que Brainard joue aussi avec le premier sens de ce mot anglais dans son acception transitive, qui signifie « aplanir, égaliser, araser, niveler ». Ainsi, la franchise serait une forme de mise à plat des relations, au risque de l’aplatissement de l’intensité de celles-ci, qui résulterait dans un ennui relatif. Là encore, Brainard n’est pas seul à choisir ce parti pris d’une érosion et d’un aplatissement paradoxaux. Dans ses Notes sur le cinématographe, Robert Bresson disait bien de ses images filmiques qu’il cherchait à les aplatir au fer à repasser sans les atténuer23. Même s’il faut bien reconnaître qu’aplanir et aplatir ne recouvrent pas tout à fait les mêmes gestes esthétiques, la recherche de Brainard s’élabore dans le même domaine. Elle est mue par ce qu’à propos d’écrivains français Jean-Marie Gleize appelle « le principe de nudité intégrale »24. Autrement dit, tout pousse à lire le travail de Brainard comme une littérature littérale. Cette littérature cherche dans un premier temps à se garder des effusions et de la mièvrerie (« Je devrais essayer de compenser la ‘platitude’ de toute cette année. (Manœuvre délibérée de ma part, moi qui commençais à soupçonner mes effusions.) » [184], une fois l’écriture débarrassée de ses réflexes grandiloquents, l’écrivain peut alors réinterroger à neuf l’acte d’écriture dans le quotidien, sans pour autant se priver de penser la force troublante de l’affect : « Je voudrais simplement être net et direct. Pourquoi ça s’avère si difficile me dépasse. Mais il se passe quelque chose… il se passe quelque chose quelque part entre ma tête et le papier : un grand gouffre qui devient tout orné et tordu, et je tombe en plein dedans » [192].

23. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 (1975), p. 23. 24. Jean-Marie Gleize, Le principe de nudité intégrale, Paris, Seuil, 1995. 269


Mais dans le cas de Brainard, un autre élément joue, qui complexifie considérablement la matière de cette écriture. S’il y a une réticence à l’emballement que produit souvent le langage de sentiments – ce qu’il nomme « les effusions » –, c’est aussi qu’il se méfie de sa propre langue qu’il avait dû vaincre et réinventer tout entière. S’il cherche, comme il le dit, à échapper à une chose dans cette écriture, c’est peut-être au bégaiement qui le hante. Dans son entretien avec Tim Dlugos, il affirme : « Eh bien, le bégaiement était un traumatisme important », et dans le compte rendu d’une lecture avec Bill Berkson, Brainard insiste sur sa nervosité « j’ai failli me reconvertir au bégaiement », dit-il [86]. Il y a ici un lien avec le choix d’une écriture transparente, d’où les aspérités sont en surface supprimées, comme une façon d’aller contre les obstacles produits par la répétition du bégaiement. La littéralité serait donc dans son cas une réticence à bégayer littéralement, une transparence qui insiste pour parvenir à se cacher dans une surexposition de soi. 5. Paradoxes de la surexposition L’écriture de Brainard est celle de nombreux paradoxes qui lui procurent ses tensions, et peut-être que le paradoxe ultime est celui de vouloir se cacher par ses pratiques de la surexposition. Il existe une photographie bien connue de Joe Brainard, reproduite dans le mémoire que Ron Padgett consacre à son ami25. Joe Brainard est assis sur un drap de bain blanc, au milieu de la pelouse, presque entièrement nu, il fait bronzer un corps déjà considérablement ambré, et se soumet à une pratique consciencieuse de la 25. 5e reproduction dans le cahier photographie non paginé de Ron Padgett, Joe, A Memoir of Joe Brainard, Minneapolis, Coffee House Press, 2004. 270


surexposition au soleil ainsi qu’à la captation photographique. La photographie pourrait presque être légendée d’un texte de journal de Brainard : Je bronze dehors sur la pelouse de Kenward Elmslie à Calais, dans le Vermont. Je dirais qu’il est à peu près dix heures du matin. Je suis couvert de crème solaire. Le soleil ne brille pas. Le ciel est tout de nuages gris. Mais on ne sait jamais dans le Vermont. Ça peut s’éclaircir à tout moment. [22] Ces scènes sont à mettre en relation avec la quantité de représentations de nus, avec l’évocation dans l’écriture de relations sexuelles, de la masturbation, de ses préférences pour les hommes. La pratique de la surexposition de l’intime dans l’œuvre écrite et picturale de Brainard est peut-être un effet d’époque pour la nudité intégrale du corps masculin et féminin montré frontalement (on pense à des artistes ayant œuvré entre les années 1960 et 1990 tels que Peter Hujar, Mapplethorpe, Warhol, ou plus tard Larry Clark et Nan Goldin), mais chez Brainard cette nudité intégrale ne présente pas seulement les traits de l’affirmation de la liberté du corps, de la subversion ou de l’épate-bourgeois, elle est érigée en principe total : ses écrits tendent non seulement à la représentation nue de soi, à la mise en scène d’une écriture de la mise à nu, mais aussi à une surexposition où tout semble devoir être dit en percevant toutes les limites de ce dire. Car la surexposition dans son cas est un geste paradoxal : faire mine de tout donner pour ne plus offrir de prise aux autres, et tenter, peutêtre vainement, d’échapper aux intimations et aux intimidations. Brainard et ses amis ayant écrit sur lui répètent qu’il avait un désir éperdu de plaire, de vouloir séduire. Et son écriture est ce discours amoureux adressé au moyen de la surexposition (discours 271


amoureux à ses amants potentiels, discours amoureux à ses amis, mais aussi, tout simplement, discours amoureux au monde, en se livrant tout entier devant nous). Pourtant, la séduction cache, la sincérité dissimule aussi. Une fois que tout est dit, l’essentiel manque encore et peut-être est-ce cela qui permet d’échapper aux assignations que les autres, amis ou ennemis, connus ou inconnus, ne cessent d’imposer sur le sujet. Toutes ces révélations éclatantes sur sa vie quotidienne, sa vie sexuelle, sa vie fantasmée en fiction de bande dessinée cachent Joe Brainard en révélant Joe Brainard. Comme Andy Warhol dans ses nombreux autoportraits et journaux, Brainard reste à peu près insaisissable dans cette mise en scène de l’écriture de soi, parce que cette mise en scène procède du doute et de l’essai. Paul Auster, qui a préfacé ses œuvres complètes, ne sait pas qui est Joe Brainard ; de même, après une vie à ses côtés et après l’expérience de l’avoir accompagné dans la mort puis après avoir narré sa vie, Ron Padgett, son ami proche, ne sait toujours pas qui est Joe Brainard ; et Joe Brainard, bien entendu, ne le sait pas lui-même, tous ses exercices le révèlent caché et comme ces trésors exposés au MET dans lesquels se brouillaient le mineur et le majeur, Brainard et son œuvre gardent leur secret en raison même de cette surexposition de soi aux autres.


Table et dates de composition

Journal, 4-15 août. Août 1962..........................................................................  7 Nancy. Décembre 1963...................................................................................  11 Nancy. Décembre 1963...................................................................................  15 Ron Padgett. Novembre 1966 ?......................................................................  20 Pat. 1967.........................................................................................................  21 29 août 1967. Août 1967..................................................................................  22 Jamaïque 1968. Mars 1968.............................................................................  25 Qu’est-ce que l’argent ? Hiver 1968-1969......................................................  30 Quelques faits peu connus sur quelques personnes. Novembre 1968...........   34 Le sexe. 1969..................................................................................................  39 La mort. 1969-1970 ?......................................................................................  40 Autobiographie. 1969-1970 ?..........................................................................  43 Quelques notes de train. Mars ou avril 1970 ?...............................................  44 Les bars gays. 1971........................................................................................  48 L’art. 1971.......................................................................................................  49 Journal de Bolinas. Mai – juillet 1971............................................................  50 Mercredi 7 juillet 1971. Juillet 1971.............................................................  125 Journal du Vermont : 1971 (extraits). Été 1971............................................  150 La peur. 1971 ?.............................................................................................  154


Mes citations préférées. 1971 ?...................................................................  155 Autoportrait : 1971 (extraits). 1971...............................................................  157 Journaux de NY : 1971-1972 (extraits). Décembre 1971 – juin 1972...........  162 Vendredi 16 juin 1972. Juin 1972..................................................................  178 Ce que j’ai fait cet été. Septembre 1972 ?....................................................  186 La nuque. 1972 ?...........................................................................................  188 Fumer plus. 1963..........................................................................................  189 Poème. 1972 ?...............................................................................................  190 Pas d’histoire. 1972 ?....................................................................................  191 Journaux. Février-avril 1973........................................................................  192 La vie. Octobre 1973.....................................................................................  204 Dix natures mortes imaginaires. 1973-1978 ?.............................................  207 29 mini-essais (extraits). 1973-1978 ?.........................................................  210 Vers une vie meilleure. 1978 ?.....................................................................  214 Jimmy Schuyler : un portait. Août 1991.......................................................  218 13 janvier. Janvier 1978................................................................................  219

Entretien avec Tim Dlugos (extraits). 26 septembre 1977...........................  220

Glossaire....................................................................................................... 237

Postface de Vincent Broqua......................................................................... 251




Collection américaine dirigée par Olivier Brossard John Ashbery et Joe Brainard, Le Carnet du Vermont traduction d’Olivier Brossard John Ashbery, Vague traduction de Marc Chénetier Bill Berkson, Parties du corps traductions d’Omar Berrada, Vincent Broqua, Olivier Brossard, Vincent Dussol, Abigail Lang, Clément Oudart, Martin Richet et Béatrice Trotignon Charles Bernstein, Pied bot traduction de Martin Richet, postface de Jean-Marie Gleize Ted Berrigan, Les Sonnets traduction de Martin Richet, postface de Jacques Roubaud Frank O’Hara, Poèmes déjeuner traduction d’Olivier Brossard et Ron Padgett Frank O’Hara, Méditations dans l’urgence traduction d’Olivier Brossard et Ron Padgett Ron Padgett, Le Grand Quelque chose traduction d’Olivier Brossard Ron Padgett, On ne sait jamais traduction de Claire Guillot James Schuyler, Il est douze heures plus tard traduction de Stéphane Bouquet Anne Waldman, Archives, pour un monde menacé traduction de Vincent Broqua



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.