La Performance Arno Calleja

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Dans ma maison il y a une chambre au fond du couloir, et dans cette chambre il y a un placard, et là j’ai posé un sac qui contient des vêtements de poupées, quand on l’ouvre. Cette chambre ce n’est pas ma chambre mais c’est une soidisant chambre d’ami dans laquelle aucun ami ne dort jamais parce que c’est une chambre froide et noire et mal accueillante, sans lampe de chevet, et sans table de chevet d’ailleurs, un débarras plutôt, et pas un de ces débarras où l’on entrepose du linge à plier ou des papiers à trier, non, un débarras où l’on se débarrasse à proprement parler d’objets moches et cassés, encombrants et inutiles, et que l’on n’ose pas mettre aux ordures tout simplement. On ne jette pas, les gens n’osent pas jeter tout ce qui les encombre, les pèse, et qu’ils jugent inutile et laid parce que les gens ont peur de la séparation, de se séparer, je veux évidemment dire que les gens ont peur de la mort et que, pour se détourner de ce sentiment d’angoisse que suscite la mort, les gens entassent toute sorte d’objets et donc, moi-même,

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poussée par cette même peur de la séparation qui est immanquablement le signe de la peur de la mort, je gardais tout un tas d’objets dans cette chambre froide du fond du couloir, noire, qui est une chambre éminemment angoissante, et qui n’est plus depuis longtemps une chambre mais une pièce, une pièce d’objets remplie d’angoisse qui s’entassent, qui s’entasse d’objets porteurs d’une charge, de mort, dont ce sac. Ce sac de cuir dans le placard, rempli de vêtements de poupées, de poupées dont je ne garde aucun souvenir n’ayant jamais, enfant, joué avec ces poupées ni ne les ayant, jamais, habillées, je le tiens de ma mère qui, elle, enfant, donc, jouait de ces poupées aux habits de dentelle, de velours, cousus main, des petites poupées de petite-bourgeoise, de valeur. Ce sac de vêtement de poupées, dans le placard, l’autre jour je suis allée le chercher, je l’ai vidé, et j’ai déposé chaque robe sur le lit de la chambre du fond du couloir, de la pièce, le lit en était couvert, et le tapis au sol, aussi, et j’ai regardé. Et j’ai pensé à ma fille, à ma fille qui aurait trente ans cette année, et j’ai pleuré, je me suis effondrée, je crois je me suis effondrée un long moment sur le sol pathétique et glauque et moche de cette chambre, dix minutes, de cette pièce, et puis je me suis relevée, et j’étais très très lasse.

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Et j’ai pris tous ces vêtements, ces petits vêtements de vingt centimètres, et je les ai remis dans leur sac, et j’ai remis le sac dans son placard, et alors. Alors j’ai compris pourquoi je gardais ce sac de vêtements, et je me suis retournée et j’ai regardé tous les objets de la pièce et je me suis rendu compte que tous les objets de cette pièce étaient des objets morts, je veux dire des objets ayant appartenu à des morts, ma mère, ma fille, et c’est étrange, mais je ne le savais pas avant de m’en rendre compte ce jour-là. Leurs objets ils étaient tous là et je découvrais cette pièce dans laquelle je venais de m’effondrer. L’effondrement, quatre pattes sur le tapis, m’avait donné cette pièce, je veux dire, m’avait donné son identité, d’une manière. Alors je suis sortie de la pièce et dans le couloir j’ai pensé à quelque chose, qu’un jour aussi tous mes objets appartiendraient à une morte. À cet instant-là, j’ai vu tous mes objets sans moi, pour de vrai. J’avançais dans la maison, et je voyais les livres la bouilloire le lit, tout, mon attirail, soudain perçu sans moi. Là j’ai visualisé. Mes affaires tiendraient au fond du couloir, dans la pièce, empilées. Alors je me suis foudroyée. C’était le long de la colonne

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vertébrale, autour. D’un coup je me suis sentie violemment libre, de crever, aussi, et alors à voix haute, et là je ne sais pas du tout pourquoi, j’ai dit je ne passerai pas à travers les gouttes. Des fois on dit des trucs extraordinaires. Clairement je me suis entendue dire je ne passerai pas à travers les gouttes, dans le couloir. Alors je me suis sentie très libre par rapport à la mort, et en même temps cassée, j’ai commencé à boire. Rapidement j’ai vomi parce que l’alcool je ne suis jamais arrivée. J’ai dormi. Le lendemain mon appartement je l’ai mis en vente. J’ai pensé que même d’une morte, même d’une fille morte, j’étais toujours une mère. Je me suis dit tu peux te prendre en soin, dans cinq ans tu as la retraite. La nuit il y a l’angoisse mais je sais, de pratique, désormais, qu’elles ne durent pas plus d’un temps les angoisses. Trente minutes c’est le standard. J’apprends à attendre. Je fais tout sans médicament. Le plus souvent je pense que, une bite à disposition, ce serait le mieux, mais depuis hier je pense que tuer quelqu’un, dans sa vie au moins une fois, il n’y a rien de plus puissant. Aussi depuis quelques jours je commence à écrire, dans un cahier. Ce qui me sort c’est des lettres à ma mère, ce qui est complètement débile, parce que c’est complètement trop

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tard. J’écris des lettres à ma mère parce que je ne peux pas comprendre comment toute cette histoire vient du ventre, vient d’une bite tournée dans un ventre, dans l’humus. Est-ce que tu sais toi que les choses viennent parce qu’on les a fouillées dans l’humus. Non. Et est-ce que tu sais d’où vient cette histoire de fouillage d’humus, de ventre de bite. Et pourquoi dans les familles il y a des cagibis. Et pourquoi tu ne vois pas ça, ce trajet, de vie, ce trajet constant, vraiment ce trajet inéluctable qui fait que ta vie est prise dans une ligne qui va d’un ventre à un cagibi, d’un ventre fouillé jusqu’à un cagibi, à côté de ta chambre, tu as sept ans, hein. Non. Depuis que je t’écris, au moins, j’ai compris qu’on ne peut pas se fouiller soi-même le ventre, et que les cagibis sont remplis de babioles et de vieilleries, bonnes à jeter, sans indice. Que les poils c’est fait pour se caresser, et qu’il n’y a pas de tombeau à double fond. Aussi j’ai compris que tu ne peux pas appréhender, tu ne peux pas dessiner un être, de a à z, du ventre au cagibi, non, tu ne peux pas, et même quand tu écris, les lettres, tu ne peux pas tracer la genèse d’un être, ni même juste son action, ou d’un objet, la genèse et l’action d’un objet, non, même. Parce qu’on n’a pas accès à la complexité de l’humus et qu’on n’a pas accès au principe de distillation de l’humus,

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dans une ligne, de vie. Il y a une barrière, un interdit, qui est un interdit de lieu, et toi qui parles tu la sais cette barrière, cet impossible. Et cet impossible t’insupporte. On ne sait pas le principe qui fait durer un être, et qui l’arrête, on ne peut pas appréhender, dessiner la durée d’un être, dans sa plasticité, dans sa densité propre, on ne peut qu’imaginer. On ne peut que le touiller et le retouiller et lui singer une genèse, à l’aveuglette. Tout ça je le dis tel que ça me vient mais tu le sais toi combien de temps elle a mis ta mère pour te sortir et t’accoucher. Non. Tu ne sais pas combien de temps on met pour, hop, bonjour, c’est toi, sortie, d’un ventre, d’un désir, d’un désir d’enfant qui nous a copulé pour s’en trouver grossie, gonflée, d’un enfant, à sortir, hein, à se le devoir sortir pour le laisser galoper devant, en face de soi, il vit, regarde, c’est toi, tu es sortie et maintenant tu existes avec ton t-shirt, et tu manges les légumes et tu cherches un travail, tu as dix neuf ans. Non. Tu n’as jamais pu te représenter la scène de ta sortie, on ne peut pas, la voir, voir le temps, que ça dure, les gestes les cris le sang la fiente, on ne peut pas et surtout, que tout ça venait d’un désir, alors là on ne peut pas, le désir bizarre d’être grosse d’un coup, via la fouille, via un bon gros coup de fouille, dans l’humus, le père lui file la semence, et d’un

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coup le désir est comblé, et du coup il retombe, ça on ne peut pas. Et elle grossira tout du long, et le gros ce sera toi, la grosse, qui lui sortira, qui lui bouffera le sein, ça, c’est insupportable. Sa peau c’était ton horizon, ton monde, et sa peau c’est l’odeur de ta mort maintenant, l’odeur de la limite, de la limite de ton désir. L’horizon de ton désir et de ta mort, ta mort qui est ta mère, maintenant, non on ne peut pas. En général, les images qui nous montent sont irreprésentables, mais pour toi, insupportables. Alors aujourd’hui tu écris à ta mère, et d’abord c’est des lignes. Mais après tu lui parles à ta mère et ta mère te parle aussi mais bien sûr, rien ne passe par là, jamais jamais, parce qu’entre fille et mère il y a cette cloison des familles, la bonne vieille chape, la chape au travers de laquelle une fille et une mère jamais ne pourront se parler, s’entendre, parce que ça ne peut pas passer. La charge de ce que le mot doit dire ne passe pas dans le mot, à ta mère, ne peut pas se porter de la fille à la mère, par le mot. Et là c’est la bonne vieille atrocité des familles, et la bonne vieille atrocité des familles c’est la mère et la fille qui la portent, et elles la portent chacune pour elle, tanquée chacune en elle, d’où rien ne sort, rien ne passe. Moi à ma mère je lui ai parlé et je lui ai dit, toujours, je lui ai

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dit arrête de faire ce travail parce que ce travail il va te tuer, et ma mère m’écoutait mais bien sûr ma mère n’arrêtait pas son travail, jamais elle ne l’arrêtait elle continuait, et pendant des mois et des mois je lui ai dit tu arrêtes ce travail jusqu’au jour où j’ai arrêté de lui dire d’arrêter son travail et où je l’ai laissée, je l’ai laissé chercher sa mort, dans sa fatigue, par le travail, je l’ai laissé attendre sa mort et bien sûr sa mort est venue. Ma mère s’est crashée sur l’autoroute, c’est comme ça qu’elle l’a trouvée, la mort, pendant une dépression, pendant une dépression un peu plus longue et un peu plus tenace que les précédentes, ma mère s’est crashée sur l’autoroute dans un pont, de béton, dans un accident de la route, un accident de la route qui, bien sûr, un suicide. Un bon vieux suicide consciencieusement camouflé en petit accident de la route, par ma mère, mais, mais je sais que ma mère, et ma sœur aussi le savaient, je sais que ma mère s’est consciencieusement appliquée à s’amalgamer à ce pont, de béton, sur l’autoroute, le vingt-quatre juin deux mille, en rentrant le soir du travail, à dix-neuf heures, au moment où ma sœur et moi, ensemble au même moment, parlions de la défaite de la vie de ma mère, de la défaite qu’était la vie de notre mère qui se concluait, donc, c’est marrant, à cette heure. Ma sœur qui, pareil, jamais n’a réussi à parler à sa mère, notre mère, et qui jamais n’a réussi à toucher quelque chose

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chez ma mère ni jamais n’a réussi à se faire sentir, en retour, en tant que fille, fille de sa mère, notre mère. Et d’ailleurs jamais non plus ma sœur et moi n’avons pu nous parler, et encore moins au moment où notre mère s’était mise à mourir et où, en tant que grande sœur, je passais, par un tour plus ou moins trouble et pervers, par un tour propre aux familles, je passais au rang de mère de ma sœur, mère de ma propre sœur, en tant que grande sœur je me voyais habillée de la présence de ma mère, au travers de laquelle, bien sûr, je ne toucherai plus jamais ma sœur et me coupais d’elle, au motif de l’impossibilité de se parler, au motif de ne pouvoir faire passer d’elle à moi quelque chose, de dit, de fille à fille. D’autant plus que ma sœur, tu as commencé à t’enfermer au moment où notre mère s’est mise à mourir, tu t’es mise à ne plus sortir, à ne plus parler, alors écoute. Tu ne sors plus, depuis des mois et des mois tu t’enfermes mais je continue à te parler, à essayer, de te dire que tu ne peux pas rester enfermée comme ça, à buter chaque jour la tête dans le mur, chez toi, je veux dire, tu restes dans le mur tu restes dans le mental et tu ne sors plus, dans la rue, dans le parc, tu restes à la névrose tu restes à ta belle chape de névrose bien ressassée, sans sortir, ni marcher, sans marcher tu ne peux pas, la léthargie, et ressasser la belle névrose qui s’habille de la mort de la mère, de notre mère,

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ça, c’est la bonne occasion, la bien bonne occasion de la mort de la mère tu t’en fais une justification, de ta névrose, dans l’enfermement. Mais un jour, ma sœur, un jour ça ne va plus aller comme ça très bien, car ce n’est plus possible, dans l’enfermement uniquement, parce qu’un jour, parce qu’écoute, un jour la mort sort. Et la mort te sort en la présence d’un cancer, du sein, et dans ce cancer tu vois la mort, c’est normal, mais là d’un coup c’est la tienne, ma sœur, et qui t’attend, et du coup toi aussi tu sors, à la rencontre, rencontrer voir la mort. Au début non tu ne sors pas, parce que tu n’arrives plus à bouger, parce que le cancer dans le sein c’est atroce. Mais ça au début seulement, parce qu’ensuite tu sors tu fonces au devant, et tu fonces aussi sur ton téléphone, et tu appelles les coups de fil, et tu appelles tes amants, tous tes amis, les anciens gens. Et tu recommences à boire et tu forniques beaucoup, je veux dire tu reforniques, un peu avec n’importe qui d’ailleurs, hommes et femmes confondus. Ma sœur. Ton médecin t’appelle et ton médecin te dit que le cancer avance, il avance vraiment bien, l’opération il est trop tard pour y penser et toi tu fais les caves des Cotes du Rhône pour te recharger, en vin. Le soir il y a l’angoisse, c’est sûr, la nuit les réveils sont

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nombreux, la nuit il y a l’angoisse, mais le jeu prend, malgré l’effroi, malgré la fatigue et la gueule d’alcool qui t’englue le visage, le jeu prend. Le jeu prend dans une furie des choses du sexe et des nuits tenues, jusqu’aux derniers gestes le matin, à tenir la fatigue, pendant la nuit, à retenir l’amant, aussi. Aussi un humour nouveau te vient, qu’on ne te connaissait pas. Ma sœur. La mort la mort la mort, c’est débile hein cette carotte de trouille au bout du nez. L’humour il vient de là, de la carotte de trouille qui te pend au bout du nez. Et puis vient le jour où tu fais le voyage. Tu pars au Mexique. Et malgré le groupe d’amants et malgré la troupe d’amis tu pars seule, tu pars seule au Mexique faire le voyage. Tu baisses un peu le régime d’alcool et tu marches des jours et des jours, la frénésie. Tu achètes des chaussures bleues, des chaussures fortes pour aller aux cailloux, et tu marches. À ce moment venu tu ne parles plus. Tu remarques alors que la marche beaucoup, que l’alcool moins, et que la parole plus du tout, font tomber l’angoisse. Alors tu souris et les mollets pompent la route, et tu avances. Aussi tu poses la question. Comment, pourquoi l’angoisse tombe dans la solitude qui avance aux cailloux traversant les couleurs et la langue étrangère, espagnole, c’est la question

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