Démons de l'analogie

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Paul Louis Rossi

Démons de l’analogie

Le lecteur se demandera certainement quel est ce Démon de l’analogie qui surgit en couverture d’un livre. Le titre se réfère à un poème de Louis Aragon, avec cette expression : Écartez-vous de moi Démons Analogies… C’est une allusion à l’ouvrage de Chateaubriand intitulé : La Vie de Rancé. Il est inutile de trouver une logique à cette romance. Longue histoire liée aux drames de Victor Hugo dans Les Misérables et Claude Gueux. Et surtout à la fin tragique de Marie de Montbazon, retrouvée décapitée dans la nuit à son hôtel, près de la Seine, par le même Rancé, en 1667. La couverture du livre montre un autoportrait d’Artemisia Gentileschi que l’on trouve à Rome et à Londres. Femme peintre, Artemisia n’était connue en France que grâce à la publication par les Éditions des Femmes des actes de son procès pour viol en 1612. Elle est à présent célèbre car l’on vient de réaliser un film de sa vie aventureuse, et il s’est tenu à Paris, au musée Maillol, une importante exposition de ses œuvres. Les lectrices et les lecteurs auront la surprise de dévider l’écheveau et de se confier à la résolution musicale de cette œuvre. P. L. R.

Paul Louis Rossi

Démons de l’analogie

Paul Louis Rossi Démons de l’analogie

En couverture : Artemisia Gentileschi, Autoportrait en Allégorie de la peinture,1638-1939, Royal Collection, Windsor

16 € ISBN 978-2-84809-204-1

www.jocaseria.fr

9 782848 092041

joca seria


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DÊmons de l’analogie


Du même auteur aux éditions joca seria

La rivière des Cassis, dessins de Marie-Claude Bugeaud, 2004. Paysage intérieur, inscape, avec la Bibliothèque municipale de Nantes, 2004. Visiteurs du Clair et de l'Obscur, avec le musée des Beaux-Arts de Nantes, 2004. Les Buisson de Datura, récits, 2005. Un monde analogique, mise en espace d’Éric Fonteneau, avec la Bibliothèque municipale de Nantes, 2012

© Éditions joca seria, 2012 72, rue de La Bourdonnais 44100 Nantes ISBN 978-2-84809-204-1 www.jocaseria.fr


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Démons de l’analogie

Éditions joca seria



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Artemisia Gentileschi Si vous franchissez les ponts sur le Tibre, pour gagner la rive droite du fleuve et la colline du Trastevere, à Rome, vous trouverez sur votre chemin le palais Corsini, auprès du jardin botanique de la ville. Ce palais abrite des collections de peintures, et vous aurez peut-être la chance comme autrefois de découvrir en entrant, juste à votre gauche, une peinture d’Artemisia Gentileschi. C’est le portrait d’une jeune femme, debout, en grande robe verte très décolletée, face à son tableau, avec un pinceau qu’elle tient par l’extrémité, dans la main droite, près de la toile. La peinture est sans doute une copie, œuvre d’Artemisia elle-même. L’original se trouve à Londres : this beautiful woman so intent on painting is Artemisia.

Elle était la fille d’orazio Gentileschi, peintre italien célèbre d’origine Toscane, qui résidait à Rome. Plus tard il va travailler à Gêne et Turin, puis il s’exile à Paris où il est protégé par Marie de Médicis et donné comme le rival de Rubens. Dans le cours de sa carrière, il peint de nombreuses scènes mythologiques ou bibliques, comme Loth et ses

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deux filles, et s’approche de l’esthétique du Caravage avec cette technique d’une lumière révélée par le clair-obscur. Il a aussi composé un tableau qui représente une jeune femme, joueuse de luth, avec une robe jaune safranée, lacée sur le côté, qui se trouve au musée de Washington. La musicienne ne regarde pas la partition, placée de biais, elle colle son oreille sur la courbure bombée de l’instrument, luisant, avec son cheviller à angle droit. Charles 1er, en visite à Paris, est séduit par les Œuvres d’orazio. Son favori Buckingham, malgré la résistance d’orazio, réussit d’entraîner le peintre à Londres, où il finira sa carrière. Artemisia devint plus célèbre que son père à la suite d’un scandale extraordinaire dont elle demanda justice. Peintre elle même de grande qualité, elle entretenait avec ce père une relation conflictuelle d’amour et de rivalité. Vers 1626, elle peint une Madeleine pénitente qui se trouve à la cathédrale de Séville. Marie Magdalena est assise, en grande robe orange, le corsage blanc aux manches transparentes, l’épaule dénudée. Elle semble dormir ou sommeiller légèrement, avec sa grande chevelure rousse qui pend en désordre comme la robe et le linge, avec un beau visage rêveur, voluptueux et doux, reposant sur le dos de la main droite, recourbée. une boucle d’oreille blanche contre la joue, les lèvres très rouges, l’autre main posée entre les cuisses, appuyée sur la jambe gauche. Elle rejoindra orazio à Londres, en 1638, juste avant qu’il ne meure. La peste ravage la grande cité. La reine d’Angleterre, Henriette de France, était la propre fille de Marie de Médicis, elle tentait de restaurer en Angleterre, auprès de Charles 1er, l’influence de la religion catholique et romaine, très impopulaire. orazio et Artemisia peindront ensemble le plafond du palais de la reine, que l’on appelait La Maison des Délices, à Greenwich.

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L’œuvre est intitulée Allégorie de la Paix et des Arts autour de la couronne d’Angleterre. Les peintures se trouvent maintenant à Malborough House, et l’on comprend bien qu’orazio est déjà fatigué et qu’Artemisia a effectué l’essentiel du terrible travail de préparation et de composition, dans les échafaudages, les gravats, l’humidité et le froid du palais, au bord de la Tamise. La paix était assise sur un nuage, à l’origine, dans le cercle du plafond, au-dessus de la Rhétorique et de la Musique, entourée de toutes les entités de la création et du modèle des vertus : la Concorde, la Méditation, la Géométrie, l’Arithmétique, la Gloire et la Force… Sur les flancs étaient disposées les représentations les plus éloquentes des sciences et des arts : la muse Euterpe, et Polymnie muse des hymnes sacrés ; uranie muse de l’Astronomie qui tendait un globe à Calliope ; Thalia – muse de la Comédie – tenait un masque, en face de la muse Clio. Enfin sur le flanc droit, Erato, celle qui préside à la poésie érotique, faisait face à Terpsichore – Tersikhorê – la muse de la danse et de la poésie lyrique. L’ensemble, aux quatre coins, était encadré par des caissons où se trouvaient représenté la Sculpture, la Poésie avec Apollon, l’Architecture, la Peinture. on a dit souvent qu’Artemisia avait dessiné la muse Polyhmnia et la muse Clio, alors que l’on donnait Euterpe et Thalia à orazio. Mais comment savoir exactement. Ce qui semble évident, c’est la complicité tardive des deux artistes, le père et la fille, dans cette ultime représentation de leur art. Après des années de séparation et de vindicte, ce travail en commun et les derniers adieux seront décrits par les commentateurs comme un modèle des sentiments élevés qui doivent unir une fille à son père. En effet, l’année suivante orazio meurt à Londres. La cour lui organise de grandioses funérailles, dans un climat glacial. Déjà le trône de Charles 1er chancelle

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et l’hostilité est visible dans la foule qui observe en silence le cortège funèbre et somptueux. C’est Artemisia qui achève le travail et qui signe pour les deux artistes avant de s’éloigner pour retrouver l’Italie. Je dois exaspérer mes amis par une méthode de travail et de raisonnement appuyée sur le doute, la fragilité, et même le malentendu. Il semble que je choisisse toujours le point le plus éloigné de mon propos, ou le plus obscur, pour commencer mon ouvrage. Si l’on me donne un avis, une indication, si l’on me confie une pensée, une réflexion, je n’acquiesce jamais tout à fait. Je dis : C’est probable, ce qui étonne mon interlocuteur. Il ne voit pas que de ma part, c’est déjà une concession. Pour moi le probable est proche du possible, et même de l’inéluctable. C’est pourquoi il faut s’en méfier, et je dois m’assurer moi-même de son exactitude. Il en est de même pour les questions que je pose. Sont-elles si obscures que nul ne paraît devoir y répondre précisément où je l’attends ? Par exemple, si vous posez précisément la question du Démon Analogie, on vous renvoie le plus souvent à Mallarmé – au mieux – ou à André Breton – au pire. Pourtant, il existe un personnage : c’est Claude Adelen, qui me donne toujours quelques précieuses indications. Lorsque je lui parlai pour la première fois de Romainville – petite bourgade à l’origine, du nord de Paris, que l’on trouve après la Porte des Lilas, et que je connaissais mal – il me répondit spontanément : « Romainville… Romainville, pourquoi Romainville… » Comme s’il s’agissait d’une chanson, d’un son de cloches et d’une réminiscence conduisant aux Misérables. En vérité dans le récit, la parenthèse est de la main de Jean Valjean. Le chapitre est intitulé Tempête sous un crâne : Le nom de Romainville lui revenait sans cesse à l’esprit avec deux vers d’une chanson qu’il avait entendue autrefois. Il songeait que Romainville est

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un petit bois près de Paris où les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas au mois d’avril. Il chancelait au dehors comme au dedans. Il marchait comme un petit enfant qu’on laisse aller seul. À de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière fois, et définitivement, le problème sur lequel il était en quelque sorte tombé d’épuisement. Faut-il se dénoncer ? Faut-il se taire ?

Plus tard, je découvris que l’histoire des Misérables trouvait un écho dans la tragédie de Claude Gueux, le second livre de Hugo dirigé contre la peine de mort. Je puis la reprendre ici. Dans sa prison, Claude Gueux rencontre un jeune homme fragile nommé Albin. Celui-ci donne au géant affamé la moitié de son repas, et devient ainsi son cher compagnon. C’est alors qu’un directeur des ateliers, pervers, et qui a remarqué leur amitié, sépare les deux hommes. Claude Gueux, qui meurt de faim et du manque de tendresse supplie le fonctionnaire, il revendique, réclame, menace, puis un beau jour, devant les autres détenus, abat le directeur de trois coups de hache dans le crâne, puis il tente de se donner la mort, se frappant la poitrine avec des ciseaux de travail. Voilà pourquoi l’on entend cette phrase énigmatique, dans ce chapitre des Misérables, à l’instant où Monsieur Madeleine, en réalité Jean Valjean – ancien forçat repenti du bagne de Toulon – écoute dans la nuit sonner les heures : Ses artères battaient violemment dans ses tempes. Il allait et venait toujours. Minuit sonna d’abord à la paroisse, puis à la maison de ville. Il compta les douze coups aux deux horloges, et il compara le son des deux cloches. Il se rappela à cette occasion que, quelques jours auparavant, il avait vu, chez un marchand de ferrailles, une vieille cloche à vendre sur laquelle ce nom était

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écrit : Antoine Albin de Romainville. Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il ne songea pas à fermer la fenêtre.

L’ogre de la littérature serait-il moins innocent qu’il ne paraît ? Il faut lire entièrement Victor Hugo pour comprendre les allusions et les tourments de cette description analogique. Mais aujourd’hui, mon propos n’est pas de vous entraîner dans cet abîme. Pour le Démon Analogie, lorsque j’en parlai à Claude Adelen, il me désigna immédiatement Baudelaire. on pourrait construire un livre entier à partir de cette indication. Donc Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal, publie un poème intitulé Une Martyre, particulièrement atroce. En voici quelques strophes : un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, Sur l’oreiller désaltéré un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuve Avec l’avidité d’un pré. Semblable aux visions pâles qu’enfante l’ombre Et qui nous enchaînent les yeux, La tête, avec l’amas de sa crinière sombre Et de ses bijoux précieux, Sur la table de nuit, comme une renoncule, Repose ; et, vide de pensers, un regard vague et blanc comme le crépuscule S’échappe des yeux révulsés… un bas rosâtre, orné de coins d’or à la jambe, Comme un souvenir est resté ; La jarretière, ainsi qu’un œil secret qui flambe Darde un regard aimanté…

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Que vient faire ce texte épouvanté dans notre histoire ? C’est ce que nous allons voir, du moins je l’espère. Mais à présent je voudrais retourner à Stéphane Mallarmé, car il existe de lui un poème en prose intitulé Le Démon de l’Analogie, qui commence ainsi : Des paroles inconnues chantèrent-elles sur vos lèvres, lambeaux maudits d’une phrase absurde ?

Pour nous, ce texte demeure tout à fait énigmatique. D’abord le poème introduit à une sorte de vertige, avec cette phrase : La pénultième est morte…

suivie d’une autre version ainsi présentée afin de souligner la césure: La pénultième Est morte…

L’auteur essaie pourtant de se calmer, de renoncer à ce labeur linguistique pour lequel il sanglote : Harcelé, je résolus de laisser les mots de triste nature errer eux même sur ma bouche, et j’allais murmurant avec l’intonation susceptible de condoléance : « La Pénultième est morte, elle est morte, bien morte, la désespérée Pénultième. »

Après cette assez longue digression sur la fin présumée dramatique de la Pénultième – avant dernière syllabe du vers – Mallarmé, sans raisons apparentes, termine le poème par un collage qui ne cesse de surprendre son honnête lecteur. Il se demande, le lecteur : - Mais où me conduit-il ?

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En effet, l’écrivain, tout au deuil de sa chère Pénultième, s’arrête soudain devant la boutique d’un luthier qui exhibe des instruments anciens de musique, avec des oiseaux empaillés qui traînent sur le sol du magasin. Cette vision : où s’installe l’irrécusable intervention du surnaturel, et le commencement de l’angoisse…, jette l’auteur dans une fuite irraisonnée à travers les rues. Que faut-il entendre à l’énoncé de cette page incohérente, et surtout que signifie exactement le Démon de l’Analogie ? J’hésite à livrer de suite mes hypothèses car l’exégèse des œuvres de Mallarmé et l’analyse de ce texte, en particulier, couvre des rayons entiers de bibliothèques. C’est pourquoi il semble que je doive au préalable montrer le panorama imaginatif et présenter une relation complète des assonances et des surprises du langage que cette histoire m’a inspiré avant d’en chercher et peut-être d’en découvrir le mystère.

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II

Vie de Rancé L’aventure commence dans les années précédentes. Je cherchais une description de cette bataille confuse relatée par François de Bassompierre, qui oppose le roi Louis XIII à sa mère Marie de Médicis en 1620, et qui se déroule autour des Ponts de Cé. Je suis attaché à cette région, juste avant le confluent de la Maine, de la Loire et de l’Authion, alors que le fleuve et les rivières viennent se rejoindre et buter contre le Massif Armoricain pour se frayer un passage. C’est un lieu, avant l’île Béhuard, où il est encore possible d’entretenir une rêverie, entre Savenière et le Château de Saint-offange : La Loire emporte mes pensées…

C’était un vocable que je recherchais, entendu autrefois dans une chanson, avec une musique de Francis Poulenc, qui devait se trouver dans le livre des Yeux d’Elsa, de Louis Aragon. Le poème commençait ainsi : J’ai traversé les Ponts de Cé C’est là que tout a commencé

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une chanson du temps passé Parle d’un chevalier blessé D’une rose sur la chaussée Et d’un corsage délacé Du château d’un duc insensé Et des cygnes dans les fossés De la prairie où vient danser une éternelle fiancée…

Feuilletant par hasard une édition du livre, que je venais d’acquérir, j’aperçus tout à coup un peu plus loin une page intitulée Le regard de Rancé, où dans une strophe fort étrange on pouvait noter cette formule Démons Analogies…, qui mobilise notre imagination : Tu vivras Nous voici de retour de la chasse C’est assez de sanglots emplir notre logis Ils ont voulu pourtant que nos mains te touchassent o Sainte déjà dans ta châsse Ecartez vous de moi Démons Analogies

J’ai le culte de Chateaubriand, mais je connaissais à peine son livre de la Vie de Rancé, qui est pourtant donné comme un chef d’œuvre par les modernes. Je ne sais pourquoi la magie de l’écrivain, pour moi, n’opérait pas dans ce texte brouillon et mondain. Cependant, ayant repris la lecture de l’histoire, à mesure que je progressais, ma curiosité s’aiguisait. Dans la vie d’Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, que signifiait le Démon Analogie. Pour se mouvoir dans la vie de Rancé, il faut nous familiariser avec l’intrigue. En ce début du règne du règne de Louis XIII, l’intrigue est

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partout. Le jeune Rancé est le fils d’une ancienne famille du royaume : qui tirait son origine de Bretagne. Né en 1626, baptisé le 30 mai 1627, il eut comme parrain le cardinal de Richelieu, dont il porte les deux prénoms Armand et Jean. Il traduit le latin et le grec à peine après avoir commencé de marcher. Protégé par Bossuet, il donne son Anacréon à l’âge de douze ans. Le poète de la Grèce antique venait d’être publié à Genève, en 1554, par Henri Estienne. Il était fort estimé de le traduire. Ce qui laisse supposer, avant d’entrer dans la vie mondaine, qu’il fallait donner son Anacréon. La reine mère Marie de Médicis chérissait le petit Rancé, elle avait pour lui une tendresse d’aïeule. on ne saurait désirer plus brillante compagnie pour une si grande destinée. L’enfant Rancé, second fils de la famille Le Bouthillier, voit mourir son frère Denis-François, chanoine de Notre-Dame de Paris. Il hérite de sa charge de comandataire de la Trappe. Il est admis à l’ordre de Malte. Chateaubriand énumère la liste des bénéfices et privilèges dont il jouit, parmi lesquels : le prieuré de Boulogne, de l’abbaye Notre Dame du Val, de Saint Sypmphorien de Beauvais. Il est prieur de SaintClémentin de Poitou, archidiacre d’outre Mayenne à Angers, chanoine de Tours…, tout cela sans avoir rien accompli, ou presque. Néanmoins passent les années, c’est un jeune homme à présent, bien que fragile, qui possède une allure, une aisance naturelle. Il n’aime rien tant que la chasse, et l’escrime. Il se réjouit de faire sauter le fleuret de son prévôt d’armes. Très courageux, et même téméraire, il se bat en duel. Il affronte seul et sans armes des chasseurs hostiles qui envahissent l’allée de son château. Il semble qu’une faveur du ciel le protège de la mort. on le décrit de la sorte : il porte une épée sur le côté, deux pistolets à l’arçon de sa selle, un habit couleur de biche, et surtout une cravate de taffetas noir où pend une broderie d’or. Dans le même temps, il

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prêche à Paris dans les églises, il soutient des thèses en Sorbonne et des disputes philosophiques. Il est tonsuré le 21 décembre 1635 et bachelier en théologie. Nous devons imaginer que l’intrigue n’est pas seulement politique, elle est aussi littéraire et romanesque. Elle s’organise dans les hôtels et les salons, soutenue par un monde intellectuel disparate et turbulent où se mélangent les classes aristocratiques et bourgeoises. Il existe alors dans Paris et dans les provinces une véritable guerre des cercles littéraires, des coteries poétiques, et des troupes théâtrales. Cette agitation se poursuit dans les rues et sur les places, dans les jardins et les promenades, le couloir des palais, et jusque dans les ruelles. C’est ainsi que l’on désignait l’espace entre l’alcôve et le mur de la chambre où les gens de qualité – les femmes surtout – recevaient leurs amis et confidents. on peut prendre en exemple le salon de Mademoiselle de Scudéry, que l’on appelait le Salon des Précieuses. Elle est décrite comme reine du Tendre, surnommée Sappho, auteur d’Artamène ou le Grand Cyrus : qui doit être le Grand Condé. Elle était venue à Paris en 1630 rejoindre son frère Georges de Scudéry, né au Havre d’une vieille famille sicilienne, anoblie en France par la carrière militaire. Il est l’éditeur de Théophile de Viau, et l’auteur discuté d’un théâtre : Le Fils supposé, la Mort de César, l’Amant libéral, qui veut rivaliser avec celui de Pierre Corneille. Nous pouvons ajouter que depuis le roi François 1er il existait au Havre une place des Cannibales, et que Montaigne, voyageant avec son ami Pierre de Brach dans la ville de Rouen en 1588, dispute avec trois sauvages du Canada, de quoi il tire un éloge appuyé dans un chapitre des Essais. Il leur avait parlé, il leur trouvait du bon sens, ils étaient devenus à la mode. Cette Madeleine de Scudéry – la sœur de Georges – fort curieuse, élevait des singes et des caméléons, elle s’opposait à Descartes et récu-

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sait sa théorie de l’automatisme des bêtes, qui n’avaient pas d’âmes, selon le philosophe. Comme Leibniz elle croyait à la structure admirable de l’univers. Elle avait dédié Le Grand Cyrus à la duchesse de Longueville. De plus il existait une autre Marie-Magdeleine Scudéry – au vrai MarieMagdeleine du Montel de Martin-Vast – femme de Georges Scudéry, que l’on donnait comme l’une des plus grande hâbleuse de France. Elle reste célèbre par sa correspondance avec Bussy-Rabutin auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules. À cet instant, l’auteur note sur sa copie : une telle abondance de noms frise le ridicule. Il ajoute : ne pas se laisser rebuter par Bussy-Rabutin, et il s’aperçoit avec stupéfaction qu’il ignore souvent l’âge et les exploits des protagonistes de l’intelligentzia du siècle, parfois exilés – comme Bussy-Rabutin –, renvoyés dans les provinces, quelquefois emprisonnés, et quelquefois exécutés. Comme Étienne Dolet brûlé vif pour hérésie et athéisme. Giulio Cesare Vanini, jeune prêtre napolitain, un temps aumônier de Bassompierre, horriblement supplicié et brûlé à Toulouse. Le cas d’Estienne Durand est pire. C’est un très beau poète : il dansait et touchait le luth à merveille. Il est accusé de complot contre le roi, et condamné à être rompu et brûlé en place de Grève le jeudi 19 juillet 1618. Il faut aussi compter avec les libertins. Théophile de Viau et son ami de débauche Guez de Balzac – qui le trahira honteusement lors de sa persécution –, avec Cyrano de Bergerac qui fait profession d’athéisme, et Charles Dassoucy, poète et musicien. Il faudrait nous intéresser aux baroques, Scarron, Racan, SaintAmand. À Boisrobert : au vrai François Le Métel, avocat. Il se convertit au catholicisme et s’attache à Richelieu, qu’il aide à fonder l’Académie Française. on l’appelait l’Abbé Boisrobert, et même le Plaisant Boisrobert. Il était célèbre pour sa bonne humeur et par l’aide qu’il apportait à ses amis écrivains, qui pourtant trouvaient le moyen de le critiquer.

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Les Lionnes, comme on les appelle, avaient toutes des admirateurs et des admiratrices. Ninon de Lenclos avait Coligny, d’Albret, SaintÉvremond… La liste est interminable. Anne d’Autriche la fit enfermer aux Madelonnettes, la prison des filles repenties. Elle avait connu Gassendi, étudié les théories d’Epicure, et frôlé le matérialisme. Mme de Longueville protégeait le fidèle Jean-François Sarasin qui chantait les plaisirs de Chantilly. Anne de Longueville avait les cheveux clairs, des yeux couleur de turquoise, un visage angélique et d’illustres amants. on la prenait pour Galathée, reine du Forez dans le roman de l’Astrée. Marie de Montbazon était l’amie de Mme de Villedieu – MarieCatherine Hortense comtesse de La Suze – éprise de Villedieu dont elle prendra le nom pour signer ses Œuvres littéraires. Elle écrit pour se plaindre de son amant infidèle : Vous qui fûtent souvent témoin de mon bonheur Soyez-le maintenant de ma juste douleur Pour demander l’objet de ma juste tendresse, Et du bruit de son nom incessamment troubler Les palais résonnant de la fille de l’air…

Les réformes de l’orthographe préconisées par Robert Poisson, Louis Meigret, et Jacques Peletier du Mans – excellent poète et mathématicien – sont disputées dans les salons. Robert Poisson pensait que le latin n’était qu’un dérivé du gaulois : « une rapide dissertation historique montre en effet que les Druides donnèrent leur langue et leur culture à Rome, dont le parler n’est qu’une adaptation médiocre du gaulois. » Il ajoute : « notre ortografie éxélera infiniment et l’Ebraique et la Latine et la Grege q’on vante tant. » Louis Meigret et Peletier voulaient supprimer le e muet, inutile à leurs yeux. Les Précieuses soutenaient la révolution de l’orthographe. Elles s’attaquent vaillamment à la réforme dans le Dictionnaire des Pretieuses :

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« Roxalie et Silenie se préparent à décider ce qu’il fallait adjouster ou diminuer dans les mots pour en rendre l’usage plus facile… » Elles proposent auteur à la place d’autheur, trionfans pour triomphans, parètre pour paroistre. L’accent circonflexe était le champion des Précieuses. Elles donnent avec raison flute pour fluste, aîné pour aisné, âpre pour aspre. Les littérateurs masculins s’en indigneront longtemps : « on peut remarquer la profonde stupidité, le défaut absolu de logique et de discernement qui présidèrent à cette mutilation, opérée par un trio de pimbêches… » Julie Lucinia d’Angennes était la duchesse de Montausier, on la donnait comme la Philonide du Grand Cyrus. Elle avait fait attendre son mari pendant quatorze ans comme mourant, c’est-à-dire amoureux transi en langage précieux. Pourtant, une fois marié, il lui fit tresser une couronne de poèmes : La Couronne de Julie, par toutes les célébrités du moment. Pierre Corneille lui-même y participa. Le salon le plus célèbre était celui de l’hôtel de Rambouillet conduit par la duchesse Catherine, de son nom Catherine Vivonne Pisani, où l’on trouve la chambre bleue d’Arthenice, anagramme de son nom forgé par Racan. on y croise Voiture, le prince de Condé, Guez de Balzac, et Armand Jean du Plessis duc de Richelieu, Bossuet et Scarron, et même Antoine Arnauld surnommé le Grand Arnauld, auteur futur de La Grammaire et de La Logique de Port-Royal. C’est à l’hôtel de Rambouillet que s’était constitué l’énorme ouvrage de l’Astrée œuvre immortelle du sieur Honoré d’urfé. Les personnages et les agitateurs de la Fronde se comportaient comme les héros et les héroïnes des romans d’Honoré d’urfé et de Madeleine de Scudéry. Ils vivaient cette histoire sur le mode aventureux et sentimental devant Richelieu et Mazarin qui les confondaient par la stratégie, la ruse, et le calcul politique. La postérité les jugera sévèrement, comme d’ailleurs elle a jugé sévèrement les libertins et les

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baroques, les beaux esprits, et surtout les Précieuses qui seront honteusement ridiculisées. Pourtant, il nous faut reconnaître aujourd’hui qu’il existe à cette époque qui précède la monarchie absolue une énergie, une invention et même une liberté que la société française mettra longtemps à retrouver.

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III

Marie de Montbazon Rancé fréquente évidemment les ruelles. Cet enfant du beau monde n’est pas seulement caressé par la reine Marie de Médicis, il est familier de la maison des Montbazon. Hercule de Rohan, duc de Montbazon, devait aller vers les quatre-vingts ans quand il épousa Marie de Bretagne, fille aînée du comte des Vertus. Elle n’avait que seize ans, et l’on dut d’abord l’arracher au couvent où elle demeurait. Le vieux duc l’appelait sa religieuse. Marie de Montbazon était moins âgée que sa belle fille, Mme de Chevreuse, qui avait plus de beauté que d’agrément, dit Retz : elle était sotte jusqu’au ridicule par son naturel. La duchesse de Montbazon eut à son tour la réputation de se lancer dans la galanterie. Il est vrai que son mari se conduisait comme un débauché et qu’il en faisait confidence à sa jeune femme. Elle même Marie de Montbazon était d’une grande beauté, on disait à l’époque : qu’elle défaisait toutes les autres au bal… Elle se pose presque de suite comme rivale de la duchesse de Longueville. Parmi ses amants il faut compter le Grand Condé, et surtout le duc de Beaufort, durant La Fronde, qu’elle fera évader du Château de Vincennes. Chateaubriand écrit qu’Armand de Rancé avait été élevé sous les

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yeux de la jeune duchesse de Montbazon, il prétend que leur liaison amoureuse date de la mort du duc. Rancé avait dix-huit ans. Mais comme il anticipe cette date de dix ans, on peut suggérer que cette liaison est antérieure à la disparition d’Hercule de Rohan, en 1654. Marie de Montbazon est une Lionne de son temps, elle dispute à Mme de Longueville la direction des importants, n’hésitant pas à l’offenser publiquement. La plupart du temps, elle est accablée par les commentateurs. Perdue de réputation selon Retz, à qui elle réplique vertement. À l’instant où il faut fuir Paris au moment de la Fronde, et qu’il ne veut pas s’éloigner, elle lui déclare : « Avouez le vrai, ce n’est pas ce qui vous tient ; vous ne sauriez quitter vos nymphes. Emmenons l’innocence avec nous : je crois que vous ne vous souciez plus guère de l’autre. » Et Retz d’ajouter : Elle ne concevait pas comme je m’amusais à une vieille, qui était plus méchante que le diable, et à une jeune qui était encore plus sotte à proportion.

Il faut savoir que l’innocence était Mme de Chevreuse – propre bellefille de Mme de Montbazon – et que la vieille devait être Mme de Guéméné, dite Anne de Rohan. Retz disait assez vulgairement de Madame la Palatine, par exemple : « qu’elle estimait autant la galanterie qu’elle en aimait le solide. » Il prétend que Beaufort n’embrassait que le bout des doigts de Marie de Montbazon, et qu’il paraissait désespéré quand elle mangeait de la viande le vendredi. on voit ainsi que tous les hommes, débauchés ou puritains, s’entendent à calomnier et dénigrer impunément toutes les femmes qui les entourent. Ce sont les années où l’on voit se dessiner et s’organiser la Fronde parlementaire. En fait, Mazarin avait fait arrêter deux conseiller du parlement : Broussel et Blanmesnil, en 1648. Le peuple de Paris se soulève. Les princes de Condé et de Conti participent à l’intrigue, ainsi

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que le duc de Beaufort. Mais le personnage le plus agité est certainement celui que nous avons nommé Jean François Paul de Gondi, devenu ensuite Cardinal de Retz. Il écrira plus tard que la faction des importants se composait de quatre ou cinq mélancoliques qui avaient l’air de penser creux. Il faudrait nous attarder au cardinal de Retz. Les Jésuites l’avaient enseigné, ce qui le révoltait, car il ne voulait pas d’un métier ecclésiastique. Il voulait être militaire. Il est tonsuré en 1623 pour devenir archevêque, à dix ans : « Je haïssait ma profession, dit-il, j’y avais été jeté par l’entêtement de mes proches. » À quinze ans, il commence une vie de duels et de galanteries. Après la mort de Louis XIII, Anne d’Autriche le nomma enfin coadjuteur de l’archevêque de Paris avec le titre d’archevêque de Corinthe in partibus. on devait dire in partibus infidelium, ce qui signifie archevêque sans fonction parmi les infidèles et les libertins. Mais à Paris on disait le plus souvent coadjuteur. Le véritable archevêque – qui était son oncle – le détestait. Retz organisa la journée des barricades, le 27 août 1648, au début de la Fronde parlementaire. Le peuple de Paris avait barré pour la seconde fois les rues de la capitale avec des barriques remplies de terre. Il écrit dans ses Mémoires : Le mouvement fut comme un incendie subit et violent, qui se prit du Pont Neuf à toute la ville. Tout le monde, sans exception, prit les armes. L’on voyait les enfants de cinq à six ans avec les poignards à la main ; on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes.

Il ajoute ce curieux commentaire : Ce maudit esprit de classe dont je vous ai parlé les saisit ; et ces mêmes gens qui deux jours devant tremblaient de frayeurs, et que j’avais eu tant de peine à rassurer, passèrent tout à coup, et sans savoir pourquoi, de la peur

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même bien fondée à l’aveugle fureur…

Dans les rues de la Capitale le peuple le chansonnait ainsi : Monsieur notre coadjuteur Vendrait sa crosse pour une fronde

Mazarin fit d’abord enfermer Retz dans la prison du Château de Vincennes. on disait que les cachots de Vincennes avaient leur pesant d’arsenic, à cause du salpêtre, mais surtout parce que les prisonniers s’empoisonnaient eux même avec trop de facilités. Il habite au second étage, dans la chambre du roi Charles V. Il y fait un froid glacial et le chanoine Bragelonne, que l’on finit par lui donner comme compagnon, se coupe la gorge au bout de quatre mois avec un rasoir. Après bien des supplications et une renonciation à sa charge d’archevêque, il est envoyé au château fort de Nantes. Je garde quelques pages d’une Vie du Cardinal de Retz, avec un frontispice : portrait de 1675 donné par le Cardinal à Mme de Sévigné, appartenant à Mlle de Luçay. Il semble petit, échevelé, en habit de prêtre, avec une fine moustache, et une mouche apparente sur le menton. Il paraît un peu louche d’allure, d’ailleurs à cause de son teint olivâtre et de ses cheveux très bruns on l’appelle l’Africain, et dans l’album de La Muse Historique : Dom Moricaud de Corinthe. Mais bien que contrefait il possédait probablement un charme d’histrion, avec des yeux d’Italien, et une sorte de témérité inconsciente qui le distinguait auprès des puissants et des femmes. À Nantes, Retz n’était point maltraité, bien nourri, il recevait la meilleure société de la ville. Il pouvait se promener sur les remparts, le long de la Loire. on voulait seulement qu’il donne sa démission de l’archevêché de Paris, en échange, on lui accordait sept abbayes du royaume, et parmi les plus considérables : Saint-Martin de Pontoise,

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Saint-Aubin d’Angers, Saint-Germain d’Auxerre… Mais le pape Innocent X n’entendait pas céder à Mazarin. Tout simplement, il refusa la démission de Retz. L’archevêque devait venir en toute liberté à Rome, sinon il préférait le voir mourir en prison. Le pape déclara à l’évêque de Lodève : « C’est une chose étrange et d’un exemple dangereux pour vous autres évêques qu’il soit au pouvoir d’un prince de vous faire quitter vos archevêchés en vous mettant en prison ! » Les autorités royales menaçaient à présent de l’envoyer à Brest dans un cul de basse fosse. Retz décide alors de s’évader. on fit venir de Paris le médecin Vacherot et l’abbé Rousseau, forts et vigoureux comme des crocheteurs. Le samedi 18 août à 17 heures, il monte sur le rempart du château, retire sa soutane et sa simarre, les pend au créneau pour faire croire qu’il est encore là et tombe au bout d’une corde dans le fossé. Il y avait bien le fils du geôlier, voyant la scène au bord du fleuve qui voulait alerter les gardiens, mais au même instant un homme se noyait dans le courant de la Loire et l’on crut depuis le rempart de la citadelle que les grands gestes du bras appelaient au secours pour le noyé. La petite troupe s’engage par la rue Richebourg sur le chemin de l’étier de Mauves – désigné comme mauvaise voye – en amont du fleuve. Mais on a donné à Retz un cheval ombrageux et c’est un médiocre cavalier, il tombe avec son cheval et se brise une épaule. Finalement on traverse la Loire à oudon jusqu’au rocher de Champtoceaux où neuf cavaliers l’attendent. À Beaupréau douze cavaliers entourent le fugitif, il révoque formellement sa démission. A Paris, l’église décide de faire chanter un Te Deum d’action de grâces, ainsi que le Domine salvum fac regem, puis de sonner les cloches de Notre-Dame et d’allumer un feu de joie sur le parvis.

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Dans son état, il lui est impossible de gagner Paris. Il erre dans la province et le Pays de Retz, puis décide de gagner Belle-Isle-en-Mer avec son chirurgien et une trentaine de gentilshommes. La chaloupe cingle de l’embouchure de la Loire vers Le Croisic assiégé par les Espagnols qui ouvrent le feu au canon sur l’embarcation. Finalement Retz débarque à Belle-Isle où la population est loin de le soutenir. Il finira par reprendre la mer et gagner par l’Espagne l’Italie et la cour de Rome. Rancé n’entre pas vraiment dans l’intrigue de la Fronde, mais il la côtoie. Il chasse avec le duc de Beaufort, et surtout il est l’ami et le confident de cet archevêque de Retz – in partibus – qui le conseille et le protège. D’ailleurs il soutiendra Retz lors des Assemblées du Clergé, et se verra pour cette intervention en disgrâce à la cour au point de craindre d’être la victime de Mazarin, pourtant qui n’assassinait personne, c’est Chateaubriand qui l’assure. La suite est fatale. Après la mort d’Hercule de Rohan, l’abbé de Rancé poursuit cette liaison confidentielle – que tout le monde connaît – avec Marie de Montbazon. Ils étaient bien dissimulés, on ne les voyait jamais ensemble, sauf parfois dans un carrosse, et dans le cours de la nuit aux spectacles ou aux jeux. Marie avait dit qu’à l’âge de trente ans : on n’était plus bonne à rien et qu’il fallait à cet âge qu’on la jette à la rivière. C’est presque ce qui arriva car le premier signe du destin se manifeste au bord d’un cours d’eau. Et voici que le Démon analogie revient au bord de la scène annoncer le dénouement. En 1657, Marie de Montbazon, qui côtoyait une rivière, faillit se noyer en traversant un pont qui se rompit à son passage. on fit de l’accident une cruelle épitaphe : Ci-gît olympe, à ce qu’on dit : S’il n’est pas vrai, comme on souhaite, Son épitaphe est toujours faite :

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on ne sait qui meurt, ni qui vit.

Quelques mois après, Rancé était à la campagne, et peut-être à la chasse dans les terres de sa propriété de Véretz. Revenant à l’improviste dans Paris, il s’en va à cheval après le Louvre et les rives de la Seine vers la rue Saint-Germain l’Auxerrois, et dans l’Hôtel de Montbazon s’introduit comme à l’habitude par un escalier dérobé chez Marie de Bretagne. A peine entré dans la chambre il se heurte à sa tête tombée d’une chaise et qui a roulé sur le sol. Le corps gît sur le lit, décapité. Apparemment, on ne possède aucune relation exacte de la scène. Chateaubriand en parle à peine et à travers tant de circonvolutions que le lecteur s’y égare. on suppose que Marie de Montbazon était brusquement morte de la rougeole et que les corbeaux – enterreurs de morts – chargés de la déposer dans le cercueil l’avaient trouvée trop longue, et donc, lui avait coupé la tête pour faire entrer le corps dans son dernier habitacle. La glose prétend que Rancé s’empara de la tête chérie pour s’enfuir et l’emporter dans son ermitage, qui allait se révéler définitif. Après quelques années de superstitions et d’errances, durant lesquelles il s’adonne à la magie blanche et noire, il rejoint la Trappe de Soligny, où il se révèle comme un organisateur rigoureux. Rancé est donc devenu le réformateur de la Trappe, particulièrement sévère et intransigeant, au point que ses comparses du désert parfois se révoltent et menacent de le tuer. Le duc de Saint-Simon avait très bien connu l’abbé de Rancé car son père l’emmenait chaque semaine à la Trappe qui se trouvait à cinq lieues de La Ferté-Vidame. Il soutient dans ses Mémoires que Monsieur de Rancé devint ensuite pour lui un père sans complaisance : « L’abbé m’aima comme son propre enfant », écrit-il.

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Bien des années après, Saint-Simon parla longuement avec Rancé de Marie de Montbazon. Il usa de sa passion et de la séduction auprès de l’abbé de La Trappe afin qu’il rencontre Hyacinthe Rigaud, peintre officiel de la cour, et qu’il accepte de poser pour lui. Saint-Simon arrache un consentement à l’ermite qui se laisse dessiner. Il naîtra de ce complot un portrait de Monsieur de Rancé méditant dans sa cellule avec un crâne posé près de lui sur la table. Plus tard, sur les gravures issues du tableau, on s’apercevra que le crâne a souvent disparu, et les langues perfides ont affirmé que ce crâne était celui de Madame de Montbazon que Rancé avait emporté avec lui durant la nuit fatale. Le duc de Saint-Simon, lui, dans ses Mémoires, explique que c’est une légende et qu’il ne peut s’agir du crâne de Marie de Montbazon. Pourtant, maints esprits éclairés – comme Bossuet – ont suggéré le contraire. Cette version romanesque est donc tour à tour confirmée ou farouchement niée. Par cette fable exemplaire, nous devons comprendre que le portrait de Rancé en méditation devant la mort et la vanité du monde n’a pas fini de nous intriguer, et que sa conduite ne peut manquer de surprendre les philosophes et les observateurs de la société des vivants.

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IV

Les Gloses L’histoire a retenu l’attention de Sainte Beuve et de Julien Benda. André Gide en parle et Schopenhauer en tire une réflexion amère. Parmi nos contemporains, il faut citer Marie-Jeanne Dury, Roland Barthes, et Julien Gracq. Mais à cet instant, c’est à Louis Aragon qu’il faut nous confier, puisqu’il nous a donné les premiers indices de notre romance. Il écrit dans ce poème du Regard de Rancé : Saoulé par le grand air il quitte ses domaines Ayant fait bonne chasse et plus heureux qu’un roi Son cheval et l’amour comme un fou le ramènent Après une longue semaine A la rue des Fossés Saint-Germain l’Auxerrois Il voit déjà les longs cheveux et les yeux tendres De Madame la Duchesse de Montbazon Il la voit il l’entend ou du moins croit l’entendre Qui se plaint de toujours attendre Et lui tend ses bras nus plus beaux que de raison L’escalier dérobé la porte et c’est l’alcôve

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Les rideaux mal tirés par des doigts négligents Il reconnaît ces yeux que souffrir a fait mauves Cette bouche et ces boucles fauves Cette tête coupée au bord d’un plat d’argent…

Démons Analogies écartez-vous de moi. Nous devons nous méfier de cet homme, Louis Aragon, étonnant provocateur. Quelle est la métaphore de sa propre existence qui se cache sous l’agencement des mots et des images ? Avait-il aussi la mémoire de la femme décapitée de la Martyre, gisant dans son lit parfumé. Et Baudelaire, quand il publie Les Fleurs du mal, en 1861, connaissait-il Rancé et la duchesse de Montbazon ? Roland Barthes s’est à son tour penché sur l’œuvre de Chateaubriand et la Vie de Rancé. L’analyse est assez remarquable malgré l’abus des termes linguistiques, et l’usage exagéré des figures de tropes : anamnèse, anacoluthe, aphérèse, qui sont les scories du raisonnement structuraliste. Il écrit : Chateaubriand ne double pas Rancé, il l’interrompt, préfigurant ainsi une littérature du fragment, selon laquelle les consciences inexorablement séparées (de l’auteur et du personnage) n’empruntent plus hypocritement une même voix composite.

Il utilise pour son essai l’expression magnifique de Chateaubriand : La Voyageuse de Nuit, et décrit à son tour la fin tragique des amours de Rancé et de Marie de Montbazon : …amoureux, lettré, bref mondain, Rancé rentre un soir de la chasse, aperçoit la tête de son amante à côté de son cercueil et passe aussitôt sans un mot à la religion la plus farouche : il accomplit ainsi l’opération même de la contrariété, dans sa forme et son abstraction.

Aujourd’hui, c’est le début de l’automne, j’ai vu pour la première

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fois la grande dune, plantée d’oyats d’euphorbes et de panicauts, sur la côte atlantique des Landes. J’ai cueilli dans la forêt de pins une branche d’arbousier dont on aperçoit le fruit, picoré par les oiseaux, dans Le Jardin des Délices de Jérôme Bosch. Je garde sur moi la vision du grand océan écumeux blanc sans borne à l’horizon et de la forêt à l’odeur de térébinthe. J’ai parlé du dire et de la musique dans la poésie, de Mallarmé et de la pénultième, devant un parterre de professeurs, de bibliothécaires et d’inspecteurs d’académie. Nous sommes loin d’avoir épuisé l’énigme de la pénultième. Il est d’ailleurs possible que Mallarmé se moque puisque de son vivant le débat de la pénultième encombrait les conversations de la rive gauche. Dans le mot tempête, la pénultième est longue, et Villiers de l’IsleAdam écrit à Mallarmé le 27 septembre 1867 : Celle-là est vraiment sans pitié ! Jamais on n’a vu ni entendu sa pareille, et il faut être au diapason du « violon démantibulé » de Louis Bertrand, pour saisir la profondeur de votre idée…

C’est donc à cette avant dernière syllabe que Mallarmé accorde son attention, à la presque dernière, presque ultime, qui vient de l’inusité ulter. Il écrit dans le poème : Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue de l’instrument de musique, qui était oublié et que le glorieux Souvenir certainement venait de visiter de son aile ou d’une palme et, le doigt sur l’artifice du mystère, je souris et implorai de vœux intellectuels une spéculation différente. La phrase revint, virtuelle, dégagée d’une chute antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seule, vivant de sa personnalité.

on sait que dans la poésie, l’accentuation de la pénultième entraîne la disparition ultime du e muet à la fin du vers, ce que les occitanistes

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récusent. Certains originaux n’admettent pas non plus cette amputation pour les autres lettres de l’alphabet. Ils prononcent voixe pour voix – refusant toute diminution – ouagnon pour oignon, moutonses pour moutons. Ce qui ajoute un e au lieu de le supprimer. Raymond Queneau s’est préoccupé de cette manie, et l’on connaît l’ouvrage de Georges Perec qui fait disparaître le e muet de La Disparition. Cette technique d’écriture s’appelle un lipogramme, elle consiste à supprimer une ou plusieurs lettres d’un ouvrage littéraire. L’Odyssée de Tryphiodore n’avait pas de a dans le premier chant, point de b dans le second, ainsi de suite. orazio Fidele avait écrit un poème dont était bannie la lettre r : l’R banni par la puissance de l’amour, et Salomon Certon avait publié en 1620 un sonnet où déjà la lettre e était écartée : Pour ravir la toison quand Jason courut tant, Il y parvint pour vray, l’arrachant hors son sort Aux dragons flamboyans : mais non par son bras fort, Non par son bac fatal à Colchos loing flottant…

Georges Perec ajoute, dans son histoire du lipogramme : La troisième tradition du lipogramme est la tradition vocalique, celle qui bannit les voyelles. Elle est nécessairement la plus difficile ; écrire sans a est badin en français, périlleux en espagnol…

Dans l’une des salles du musée des Beaux-Arts de Nantes, on peut apercevoir un petit tableau de Greuze, après un Arlequin empereur de la lune attribué à Watteau. C’est le portrait d’un musicien, assis sur un tabouret, qui tient une guitare. un jour que je me trouvais dans la ville, en compagnie de Jean-Yves Bosseur, nous allâmes visiter les salles du musée avec le conservateur. Il n’y avait personne à l’étage, et nous arrêtant devant le personnage de Greuze mes amis se mirent à disserter : Que faisait-il exactement dans cette position ?

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Jean-Yves Bosseur est un musicien contemporain qui aime la peinture classique, il pensait que l’artiste cherchait à s’accorder et qu’il n’y parvenait point, il le voyait à la position des doigts. Je connais assez bien cette peinture, et je proposai une autre version. Si l’on regarde attentivement, on observe le désordre de l’atelier, la profusion des outils et des instruments de mesures, tournevis, cages, couteaux, poignards, et surtout quelques oiseaux morts suspendus à l’établi, ou gisants sur le sol. un grand manteau bleu encombre le bras droit du musicien, la jambe gauche est revêtue d’une culotte rayée multicolore tenue par des bas blancs mal ajustés. La jambe droite paraît suspendue en l’air pour maintenir l’instrument, les doigts sont écartés sur les cordes, la main droite accrochée au manche de la guitare. Ma version de la scène était beaucoup plus dramatique, à mon sens, le musicien était fou, il ne parvenait pas à s’accorder, et il avait probablement étranglé les oiseaux qui traînaient lamentablement autour de lui. Cette version me semblait corroborée par l’existence tourmentée du peintre Greuze, que l’on range un peu vite parmi les illustrateurs naturalistes et moralisateurs de la vie des campagnes. C’est ainsi que Diderot le présente comme un modèle des vertus. En vérité l’auteur de La Cruche cassée est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît. Le tableau nous fait songer à la pièce de Heinrich Von Kleist, où le juge Adam veut faire condamner au tribunal pour concupiscence la jeune fille Eve, alors qu’il est le véritable auteur du crime de cruche brisée. Lui-même, Greuze va travailler en Italie, et l’on sait que sa vie sentimentale est loin d’être rangée. on a dit que son Guitariste était le portrait d’un Italien de Naples qui se servait de la musique pour séduire ses proies. La comparaison du peintre avec son modèle n’est pas forcément excessive. on aura remarqué, à la fin du Démon Analogie de Stéphane Mallarmé, la présence du luthier vendeur de vieux instruments et la pré-

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sence d’oiseaux empaillés qui traînent par terre. L’écrivain ajoute : « Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter le deuil de l’inexplicable Pénultième. » Toute spéculation est hasardeuse, mais on doit convenir que Mallarmé porte sur lui comme une nostalgie de ce e muet que l’on ne compte plus au bout de la phrase, amputée de sa voyelle finale, comme lui même, sans doute, qui se voit privé dans les faits de sa part de nature féminine. Le poème suivant du Petit homme, dans le livre des proses, exagère cette sensation. Il commence ainsi : Pauvre enfant pâle, pourquoi crier à tue-tête dans la rue ta chanson aiguë et insolente, qui se perd parmi les chats, seigneurs des toits ?

Par la suite du texte interroge : « As-tu jamais eu un père ? Tu n’as pas même une vieille qui te fasse oublier la faim en te battant, quand tu rentres sans un sou. » Et la voix du Pauvre enfant pâle, que va devenir la voix : Petit homme, qui sait si elle ne s’en ira pas un jour, quand, après avoir crié longtemps dans les villes, tu auras fait un crime ? un crime n’est pas bien difficile à faire, va, il suffit d’avoir du courage après le désir… »

Cette voix perdue me fait songer à la petite fille autoritaire qui fredonne une comptine de Grieg dans M. le Maudit, de Fritz Lang : Warte, warte, nur ein Weilchen bald kommt der schwarze Mann zu dir ; mit dem kleinen Hackbeilchen macht er Schabefleisch aus dir Du bist raus !

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Attends encore un peu le méchant homme noir viendra avec sa petite hache il fera un hachis de toi

Et l’on peut deviner l’ambivalence des sentiments du narrateur, qui termine ainsi le récit : Elle te dira adieu quand tu paieras pour moi, pour ceux qui valent moins que moi. Tu vins probablement au monde vers cela et tu jeûnes dès maintenant, nous te verrons dans les journaux. oh ! pauvre petite tête !

La critique a lourdement souligné l’obsession de la chevelure et de la tête tranchée dans l’œuvre de Mallarmé. Je me garderai bien d’insister et je crois, plutôt que de sombrer dans l’explication de texte, ou dans les errements d’une psychanalyse assez vulgaire, que nous devons énoncer autre chose, dans cette poursuite des Démons Analogies. En vérité, lisant les deux poèmes en prose de Mallarmé, j’ai pensé immédiatement à ceux du Spleen de Paris de Baudelaire. J’ai pensé au Galant tireur maladroit qui dit à sa femme : observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c’est vous. Et il ferma les yeux et lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.

J’ai pensé à ce texte intitulé : Assommons les pauvres ! et surtout à celui qui est nommé Le Mauvais Vitrier. Le narrateur fait monter le vitrier dans son logis du sixième étage, il lui reproche de ne pas avoir de verre de couleur : « Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez même pas de vitres

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qui fassent voir la vie en beau ! » Il le repousse brusquement dans l’escalier, et le voyant passer la porte en bas dans la rue il lâche sur la tête de l’homme un pot de fleurs qui fait se briser toute la pauvre fortune du vitrier. Puis il lui crie de sa haute fenêtre : La vie en beau ! la vie en beau !

Il est aisé de deviner l’influence du Spleen de Paris dans les poèmes en prose de Mallarmé. Il est moins habituel d’y découvrir les mêmes pulsions agressives dirigées contre la silhouette des misérables, des pauvres, des femmes, des orphelins, des mendiants, des enfants, avec les mêmes visions récurrentes du meurtre, du sang, de la misère, de la décapitation et de la pendaison. Cette pulsion criminelle ne lui ressemble pas. Mallarmé, prisonnier de la légende du symbolisme, doit traîner une réputation d’angélisme, de transparence, de chasteté, et même de naïveté. Pourtant il serait plus juste, devant certains écrits, de nous référer au Marquis de Sade pour justifier l’inspiration et l’intrusion de la prose dans la poésie. Baudelaire écrit dans l’épilogue du Spleen de Paris : Je t’aime, ô capitale infâme ! Courtisanes Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.

La position sadiste, face au malheur, s’empare de l’agressivité dans le style et les sentiments. Elle doit être considérée comme le mode de protection et le moyen de défense de l’écrivain. Comme dans la lecture de Jonathan Swift, la référence à l’Humour noir s’impose. Il est assez satisfaisant de voir cette forme d’umour se développer chez le diaphane Stéphane Mallarmé. Nous retrouvons d’ailleurs quelques pages plus loin le poème en

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prose de Réminiscence, dont les accents, manifestement, annoncent Rimbaud : « Petit poucet rêveur… », celui des Illuminations – Painted Plates – celui qui écrit dans Une Saison en enfer : « Encore tout enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu’il aurait sacré de son séjour… » Comme en ce début du texte de Stéphane Mallarmé : orphelin, j’errais en noir et l’œil vacant de famille : au quinconce se déplièrent des tentes de fête, éprouvai-je le futur et que je serais ainsi, j’aimais le parfum des vagabonds, vers eux à oublier mes camarades.

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V

La Peinture Lorsqu’on est égaré sur le chemin de l’herbe qui tourne, au pays de l’Analogie, il faut se poser une question suprême, revenir à la source, et tenter de sortir du bois enchanté où l’on risque de perdre la tête. C’est pourquoi j’ai commencé Les Démons de l’Analogie par la vie d’Artemisia Gentileschi. Nous sommes en cette année 1611, dans la ville de Rome. Artemisia doit avoir quinze ou seize ans. C’est une fille énergique, déjà, qui travaille avec son père orazio Gentileschi. Cependant, elle ne sort guère dans les rues de Rome que pour se rendre à l’église car orazio lui impose une surveillance ombrageuse. Elle est pourtant convoitée par les hommes, par le petit apprenti Scalpellino, par un certain Cosimo Quorli, et surtout par un élève de son père, Agostino Tassi, assez bon peintre, mais joueur, débauché, hâbleur et corrompu. D’ailleurs il est marié, bien qu’il se vante d’avoir tué sa femme, par jalousie, de vingt et un coups de couteau, et qu’il vive avec sa belle sœur Costanza, en une situation incestueuse. un jour qu’Artemisia se trouve seule dans la maison de son père, elle est violée par cet Agostino qui lui met le genou entre les cuisses, lui pose la main sur la bouche, et tente de pénétrer son intimité. Elle

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le griffe au visage, lui arrache la peau de son membre, mais l’homme la déflore, elle saigne. Se relevant elle le poursuit et tente de lui porter un coup de poignard dans la poitrine. Agostino lui promet alors de l’épouser, mais Artemisia découvre que sa femme vit encore en Toscane avec un autre homme, elle décide de porter plainte devant le tribunal de Rome. Le prévenu risque cinq ans de galère, s’il ne l’épouse pas. Mais si elle révèle qu’il est déjà marié et qu’il vit maritalement avec sa belle sœur Costanza, c’est la potence qui le guette. Artemisia est confrontée à Agostino dans la prison de la Tor di Nona. Elle se dit prête à confirmer sa déposition sous la torture. Le bourreau lui entoure les doigts de la main avec une corde et serre à l’aide d’un garrot jusqu’à écraser les phalanges et les jointures. Artemisia maintient son accusation de viol. L’extraordinaire est que les actes du procès ont été sauvegardés. Ils sont parvenus jusqu’à nous si bien que l’on peut suivre d’un bout à l’autre cette histoire dramatique. En France, les archives du procès ont été publiées une première fois par les Éditions des Femmes. L’histoire d’Artemisia est donc assez connue et je transportais ce livre avec moi durant mes voyages en Italie. J’avais aussi l’intelligence des Œuvres d’orazio Gentileschi, mais je n’imaginais pas que dans l’art de la peinture Artemisia rivalisait avec son père, comme avec tous les autres peintres, qu’elle pouvait les égaler et même les dépasser. Cela, je ne le savais pas. Après des années de procédure Artemisia a donc gagné son procès, avec l’aide du notaire Gianbattista Stiattesi. Son honneur est restauré, mais le verdict de bannissement est ambigu. Agostino Tassi contraint à l’exil doit gagner les portes de la ville, mais il peut néanmoins résider à Rome dans le palais et les propriétés de ses mécènes et protecteurs. À dix sept ans, Artemisia est une belle et grande fille, avec des cheveux blonds cuivrés. Très habile en peinture, elle a déjà composé un tableau qui représente Suzanne et les vieillards. Suzanne est entièrement nue,

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éplorée, les vieillards – de forts gaillards chevelus – accoudés à la balustrade de la fontaine ricanent et semblent lui parler à l’oreille, tant ils se trouvent auprès d’elle, presque à la toucher. Il existe aussi une curieuse peinture, beaucoup plus tardive, intitulée Corisca et le Satyre, qui évoque ce que l’on nomme parfois le manque éloquent de la chevelure. C’est l’histoire obscure d’une nymphe assaillie par un satyre, qui s’enfuit en laissant dans les mains du faune une partie de sa toison. Grande robe orange, grande enjambée de la nymphe Corisca, la main droite dans les cheveux noirs. En réparation de son aventure avec Tassi, elle est dotée par le chanoine Lelio Guidicciono, amateur de peinture, ami et conseiller de Scipion Borghèse. Elle peut alors épouser Pierantonio Stiattesi, frère de Gianbattista, bel homme, mais peintre médiocre, joueur et vaniteux. Elle quitte alors Rome pour Florence où elle rencontre Galilée – Galileo Galilei –, Michel-Angelo Buonarroti le Jeune – poète et petit neveu de Michel Ange –, le peintre Christoforo Alfori, et le grand duc Cosme II de Médicis qui la protège et lui achète ses tableaux. C’est à Florence qu’elle expose les grandes peintures de Judith et Holopherne. Le général assiégeait la ville de Béthulie. Judith était une jeune veuve de grande beauté, elle sort de la ville au début du jour avec une servante, elle séduit le général et durant la nuit, profitant de son ivresse, elle s’empare de son épée et coupe la tête du géant. Dans le tableau, on voit la servante à genoux sur le soldat et qui le maintient cloué sur le dos, tandis que Judith tranche sa tête. Le sang gicle sur la toile. La duchesse Marie-Madeleine de Habsbourg était horrifiée par le spectacle. Plus tard, dans l’ombre, à la lueur d’une simple bougie, on voit Judith, forte femme en robe jaune, qui guette le bruit tandis que la servante pose la tête du général dans un sac blanc, au pied des deux femmes.

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En 1621, elle revient à Rome, elle a vingt huit ans. Elle écarte son mari et reprend le nom de Gentileschi, bien décidée à construire ellemême sa carrière de peintre célèbre. Par la suite, elle aura des amants, et probablement d’autres maris et protecteurs. on écrit sur elle des quatrains perfides : Co’l dipinger la faccia a questo, e a quello Nel mundo m’acquistai merito infinito Nell intagliar le corna al mio marito Lasciai penello e presi lo scalpello. En peignant le visage des uns et des autres Je me suis acquis au monde une gloire infinie Pour ciseler les cornes de mon mari J’ai lâché le pinceau et pris le burin.

Il est vrai qu’elle montre dans un tableau une femme : Jael, plantant un clou dans la tempe d’un autre soldat, le général Sisera, endormi aux pieds de l’héroïne. Certains historiens soupçonnent Artemisia de quelques crimes, comme d’avoir fait assassiner son ancien mari Pierantonio Stiattesi par le mécène Cassiano dal Pozzo. Mais comme presque toujours, la rumeur accable les femmes indépendantes, et nous n’avons aucune preuve de ces exactions. Il faut aller très loin dans l’Europe trouver des œuvres d’Artemisia. Par exemple, auprès de Berlin, je me suis aperçu par hasard, au Neues Palais de Potsdam, que l’on trouve deux tableaux du peintre. une Bethsabée au bain – Bathsheba – convoitée par le roi David d’une terrasse. La femme est nue, David est à peine visible sur la terrasse au loin. Le second tableau décrit cette scène du viol de Lucrèce par l’infâme Sextus. Sextus sortait en colère du temple de Jupiter, il se rendait à Rome, il trahissait les habitants de Gabies pour les livrer aux soldats de son père, enfin il violait honteusement Lucrèce, la femme de son ami Tarquin Collatin. Lucrèce est assise

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sur le lit, nue, Tarquin tout habillé la menace d’un poignard, un serviteur nègre soulève le rideau de l’alcôve, comme au théâtre. Devant tant de violences, de meurtres, décapitations, de viols et de suicides, on pourrait penser que nous sommes devant la peinture d’une femme meurtrie. Il n’en est rien. Les peintres français, plus mesurés : Simon Vouet et Jérôme David, admirent l’œuvre d’Artemisia Gentileschi, tout simplement, pour eux, dans les allégories qu’ils exécutent, son portrait personnifie la Peinture. Aujourd’hui, avec le temps, elle nous apparaît plutôt conquérante, sûre d’elle même et de son art, très organisée dans son travail et sa renommée. Nous devons plutôt interroger le destin de la peinture. Quand Artemisia Gentileschi commence son œuvre nous sommes à la charnière, à l’instant de passage d’un siècle à l’autre, dans cet intervalle qui fixe à sa naissance le siècle d’or espagnol, la montée de l’absolutisme en France, la révolution bourgeoise anglaise, et pour l’Allemagne le début de la guerre de Trente Ans. En Italie la peinture brillait avec les Vénitiens, Giovanni Bellini, Giorgione, Titien, Palma, il semblait qu’une ère de bonheur et de volupté allait s’étendre sur toute la péninsule. C’est alors, au commencement de ce siècle : le XVIIe pour nous Français – Seicento pour le Italiens – qu’un personnage nommé Rembrandt Harmenszoon Van Rijn, inaugure en Hollande cette technique du clair-obscur qui va conquérir l’art de la peinture, en Europe. Il serait séduisant de croire que le ténébrisme vient du Nord, avec Isaach Van ostade, Carel Fabritius, élève de Rembrandt, Valentin de Boulogne, Gerard Van Honthort, que les Français appellent Gérard des Nuits, à cause de sa science de l’obscur, et les Italiens Gerhardo dalle Notti. Mais il faut aussi compter avec les Espagnols, Zurbaràn et surtout Ribera – Jusepe de Ribera : lo Spagnoletto – qui vit à Naples où il

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croise Artemisia Gentileschi. on aperçoit très vite que le mouvement de la peinture touche tous les pays de l’Europe. C’est pourquoi il faut admettre que les scènes de meurtres, de boucheries, d’enlèvements, de tortures et décapitations ne sont pas le privilège d’Artemisia, mais bien plutôt le symptômes d’un vertige, d’un désordre dans les consciences, d’une angoisse qui touche la société à l’orée du nouveau siècle, comme si l’ordre du monde allait se trouver bouleversé dans son organisation et de ses croyances, malgré la conquête de l’Amérique, la brillance aristocratique, la préciosité, le théâtre classique, la progression des sciences et l’affirmation de la puissance de la religion et de l’État. Évidemment le maître, l’initiateur de cette révolution dans l’art, de cette violence obscure, et même de cette sauvagerie, nous l’avons déjà évoqué puisqu’il s’agit de Michelangelo Merisi : detto il Carravaggio. Le Caravage est ce personnage tourmenté qui commence sa carrière à Rome, vers 1590, par un scandale. En effet, il a peint avant Valentin de Boulogne et Artemisia une Judith debout, qui s’est emparée de l’épée du général Hollopherne, et qui lui coupe la tête, comme avec une scie, lui tenant les cheveux tirés en arrière. À Rome, il faut aller voir La Vocation de saint Matthieu en l’église Saint-Louis-des-Français. Le Christ est sur le seuil de la maison, dans l’ombre, en robe verte, les yeux aussi verts et comme phosphorescents, il est presque entièrement caché par le corps massif de Pierre que le peintre, probablement, ajoute ensuite pour des raisons inconnues. Jésus, avec son disciple, d’un geste las, désigne Matthieu pour devenir son apôtre et l’emmener avec lui sur les routes comme un vagabond. Et Matthieu qui doute de ce qui lui arrive montre sa poitrine d’un doigt hésitant, l’air de dire : « Pourquoi moi… » hésitant dans la direction de la main entre lui et l’autre homme à son côté debout avec des lunettes qui compte les pièces de monnaies.

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L’étrange est d’apercevoir, si l’on regarde bien le tableau, que le Christ après cette désignation, fait déjà demi-tour, comme impatient de poursuivre son chemin. on ne le voit pas car il est dissimulé par saint Pierre. Pour le constater, il faut regarder les pieds, qui entament cette volte face. L’Évangile de Matthieu évoque la scène, comme si cela était arrivé à quelqu’un d’autre. Jésus se trouvait dans cette ville, par hasard, en passant, il voit cet homme – Matthieu – assis dans le bureau des impôts, il entre et lui dit : « Suis moi, et lui se levant le suivit. » Matthieu était publicain – ma bible protestante dit un péager – collecteur d’impôt. Ils étaient fort impopulaires et considérés en Israël, sous la domination des Romains, comme des parias. C’est pourquoi un peu plus tard, Jésus déclare à ses disciples incrédules : En vérité vous serez étonnés de trouver au ciel des publicains et des filles de joie qui vous auront devancés…

Saint Matthieu avait dicté son évangile en Éthiopie, vers l’an 40, dans sa langue maternelle, c’est-à-dire en syro-chaldaïque ou en araméen. on y trouve la parabole des deux fils et de la vigne. Jésus est interrogé sur son autorité par les prêtres et les sacrificateurs : « Le baptême de Jean, demande Jésus, d’où vient-il, du ciel ou des hommes ? » Les sacrificateurs et les prêtres pensent en eux-mêmes… - Si nous disons du ciel, il répondra, pourquoi n’y avez-vous pas cru ? - Si nous disons des hommes, nous avons à craindre le peuple, car ils regardent tous Jean-Baptiste pour un prophète. Ils répondirent alors à Jésus : - Nous n’en savons rien. Et Jésus : - Et moi, je vous ne vous dirai pas non plus d’où me vient l’autorité…

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Dans l’Évangile de Matthieu, c’est ensuite que vient la parabole… un homme qui avait deux fils, s’adressant au premier, lui dit : - Mon fils, va, et travaille aujourd’hui dans ma vigne. Il répond : - Je ne veux point, mais par la suite, se repentant de sa désobéissance, il y va… Au second il dit la même chose : celui-ci répond J’y vais, mais il n’y alla pas… Lequel des deux fait la volonté du père interroge Jésus. Et c’est ainsi qu’il ajoute : - Je vous le dis en vérité que les péagers et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu. une seconde peinture du Caravage relate le martyre de saint Matthieu en Éthiopie. L’arrestation est effectuée durant le baptême, au bord de la piscine probatique, dans l’église, juste devant l’autel. Le meurtre est accompli dans un tumulte d’une violence extrême, que les peintres contemporains – André Masson, Picasso – ont probablement répercutée dans leurs œuvres. Matthieu est couché sur le sol, il se défend de la main droite d’un homme presque nu, un éphèbe, avec un bandeau dans les cheveux noirs, qui menace de le tuer avec une épée. L’homme qui enjambe Matthieu tord sa bouche rouge, le visage défiguré par la haine. En vérité le meurtrier a déjà porté un coup d’épée à Matthieu, si l’on regarde bien le flanc gauche, on voit un filet de sang qui coule sur la robe blanche du vieillard. Tout autour de l’apôtre blessé s’agite une foule de soldats, de bourgeois et de cavaliers en armes, avec des hommes nus qui contemplent la scène, et tout au fond le visage d’un homme égaré, avec une barbe, qui est donné comme le portrait du Caravage lui-même. Mais surtout vers la droite du tableau, on voit un enfant qui cherche à s’enfuir, les cheveux ras, la bouche ouverte, le poing serré, un bras levé et la paume de la main retournée vers le haut, contre le ciel, dans un geste de refus, de terreur et de répulsion.

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VI

Disparition Artemisia avait rencontré Nicholas Lanier à Rome. C’était un gentilhomme et un artiste. Peintre à ses heures, et musicien. Il est le maître de musique de Charles 1er. Et surtout, pour ce roi d’Angleterre et Buckingham, il achète dans toute l’Europe et dans l’Italie des objets d’art et des tableaux. C’est la saison de l’automne, il croise Artemisia dans les salons, et dès cet instant, on le soupçonne d’avoir une liaison avec la fille de Gentileschi. Nicholas Lanier jouait du luth. L’instrument obsède les contemporains. Charles Dassoucy en possède un, et de la ville de Marseille, sur la route qui le conduit à Rome, il écrit dans ses mémoires : J’y vis encore mon ancienne maîtresse qui campait de son luth…

C’est-à-dire que cette femme âgée tirait encore sa subsistance de son instrument, comme lui-même d’ailleurs, Dassoucy, compagnon de Cyrano de Bergerac, autrefois musicien de Louis XIII qui devait à présent courir les routes en compagnie de son page Pierrotin que le duc de Mantoue, Charles III, charmé par sa voix, fit enlever et châtrer. Le Caravage avait peint une magnifique Joueuse de luth que l’on

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trouvait à la galerie Lichtenstein, à Vaduz. Mais d’une façon péremptoire, elle a été restituée à Gentileschi. S’agit-il d’orazio ou d’Artemisia ? Et le tableau de la Galery of Art à Washington, que nous avons cité en introduction, doit-on le considérer comme l’original, ou comme une copie. Il est temps de nous apercevoir que la vie des tableaux est encore plus tourmentée que celle des artistes qui les ont composés. La chronique affirme qu’en 1627, Artemisia Gentileschi retrouve Lanier à Venise. on peut aujourd’hui reconstituer son voyage et son séjour au alentours de la lagune, à Murano et Pàdova. Mais on sait moins qu’il existe une autre femme peintre, qui se trouve à cette époque à Venise. Elle se nomme Giovanna Garzoni. Je la connais assez bien car elle est l’auteur de nombreuses Cose Naturali : Natures inanimées, que j’ai étudiées dans mes voyages. Elle a peint des gousses de fèves dans une assiette, avec un œillet – une grenade ouverte, avec un escargot – une assiette de nèfles avec une rose et des amandes – des figues mûres butinées par des guêpes. C’est une peinture à la fois savante et quelquefois inquiétante, dans sa précision, très moderne de facture. Elle a peint des artichauts – la plante préférée de Sigmund Freud – et pour le pape Rospigliosi des Natures mortes avec des cerises, des bouteilles cubistes, et des crânes posés au coin des tables. on a dit que Giovanna Garzoni était née à Lucca, en Toscane, audessus de Pize. Pour moi, c’est l’une des plus belle ville de l’Italie. Mais plus précisément ces dernières années, on désigne plutôt la localité d’Ascoli Piceno, dans les Marches, comme lieu de sa naissance. Plus tard à Venise, Giovanna était l’élève de Palma le Jeune. on l’avait mariée en 1622 avec un portraitiste vénitien, Tiberio Tinelli. Cependant le mariage ne fut pas consommé car elle avait auparavant fait vœux de virginité. Le mari déçu intente un procès et le mariage sera annulé au bout d’une année par les autorités. Certes la situation est moins dramatique que dans l’histoire d’Artemisia avec Agostino Tassi,

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mais on imagine le scandale, malgré tout, et la perfidie des commentaires, au bord de la lagune. Et voilà le piquant de l’affaire, à Venise en 1626, Giovanna Garzoni rencontre Artemisia. Non seulement les deux femmes se fréquentent, mais en réalité, elles nouent ensemble une intrigue, puisque Artemisia intervient auprès de ses protecteurs, Viceroy et l’érudit Cassiano del Pozzo afin qu’il favorise la carrière de Giovanna. Tandis qu’Arlemisia s’affiche avec Nicholas Lanier, à Venise, orazio Gentileschi erre dans l’Italie à la recherche d’un mécène digne de son art. on le rencontre à Gêne, puis à Turin à la cour de la Maison de Savoie. Enfin la chance arrive, pour lui. Il est engagé comme grand peintre italien auprès de Marie de Médicis. Il rejoint la cour de France, au Louvre, où il côtoie la reine et l’aristocratie en 1624. Il n’a pu connaître Rancé, qui vient juste de naître en 1626, mais il a certainement aperçu la belle Marie de Montbazon, qui vient d’épouser Hercule de Rohan. À cette époque, on lui donne dix huit ans, et justement, le duc de Montbazon a une aventure avec une joueuse de luth, c’est Chateaubriand qui le raconte. À son âge, il avait quatrevingts ans, il était amoureux de cette musicienne, il se prend de querelle avec elle et menace de la jeter par la fenêtre. Hélas ! la force lui manque et il retombe sur le lit de la belle joueuse de luth. Malgré l’absence de témoignages, il est possible d’avoir quelques certitudes. Par exemple, orazio connaissait François de Bassompierre. D’ailleurs il part à Londres en 1626, avec le maréchal. Il supporte mal la suprématie de Rubens arrivé après lui à la cour de France et nouveau favori de la reine Marie de Médicis. Il embarque pour Londres, et l’on apprend par les Mémoires du maréchal de Bassompierre qu’il dîne dans sa demeure en compagnie de Buckingham, du comte de Montaigu et du comte Carlyle.

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Il serait séduisant d’accorder à François de Bassompierre une place identique, dans notre rêverie, à celle du cardinal de Retz. Leurs destinées et leurs aventures se ressemblent. Bassompierre est emprisonné par Richelieu. Il avait autrefois voulu épouser Charlotte-Marguerite, la fille du connétable de Montmorency. Mais le roi Henri IV était amoureux de Charlotte-Marguerite, et la poursuivait. Il obtint le désistement de François : bon soldat, brave, fidèle en politique, diplomate, habile ambassadeur. C’est un homme qui a des aventures avec les femmes. Il récidive en 1631 car il épouse secrètement la princesse de Conti. Il est envoyé à la Bastille par Richelieu. Il y restera jusqu’en 1643 à la mort du cardinal. Ce séjour dans la forteresse lui permet de rédiger ses Mémoires qui sont écrites allègrement, dans un style énergique et concret. Le lecteur va penser que nous nous trouvons loin de notre histoire du Démon Analogie. Il existe un épisode des Mémoires du maréchal de Bassompierre que je n’ai pas relaté et qui pourtant lui assure une partie de sa notoriété. Le Pont Neuf n’est pas encore achevé et Bassompierre l’appelle le Petit Pont. Il vient de Fontainebleau et doit passer ce pont pour rejoindre le Louvre. Le Petit Pont traversait les deux bras de la Seine, du côté ouest de l’île de la Cité. Il s’y trouvait une statue de Henri IV où l’on se donnait rendez-vous, en se moquant, car le peuple disait, dans cette statue du roi, qu’on ne voyait que le cheval. Par la suite, lorsque le nouveau pont fut achevé, il continua d’être le rendez-vous des aventuriers, des comédiens – Tabarin y tient ses tréteaux –, des arracheurs de dents et des charlatans – marchands d’orviétan –, des voyous et des bandits que l’on appelle Officiers du Pont Neuf, et des femmes de mauvaises vies qui sont aussi nommées Dames du Pont Neuf. Il y avait une fontaine au milieu du pont. une Samaritaine avec une horloge qui délivrait des heures musicales. une année d’hiver que la Seine était entièrement prise dans le gel, Boisrobert écrivit :

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Cette froidure est bien étrange Tout se ressent de son effort : Les bateaux sont cloués au port, La Samaritaine enrhumée N’a plus sa voix accoutumée ; Sa cruche, sèche jusqu’au fond, Ne verse plus d’eau sur le pont…

Dans un Petit guide pédestre de la littérature au XVIIe siècle, Michel Chaillou décrit ainsi la machine hydraulique construite par le maître fontainier Jean Lintlaër pour amener les eaux de la Seine au Louvre et aux Tuileries. Elle se présentait, dit-il : sous l’aspect d’un joli pavillon, façade décorée d’un bas-relief figurant la jeune Samaritaine du Nouveau Testament versant de l’eau au Christ… une horloge avec défilé mécanique de personnages, de scènes enthousiasmait les badauds, un jacquemart frappait la cloche des heures…

Donc passant sur le Petit Pont vers 1606, François de Bassompierre était chaque fois salué par une lingère qui se tenait devant sa boutique à l’enseigne des Deux Anges, qui lui faisait une grande révérence, qui le regardait s’éloigner jusque très loin, et qui lui déclare un jour : - Monsieur, je suis votre servante… Cette jeune femme accepte un rendez-vous avec Bassompierre : - Pourvu, dit-elle, que ce fût à condition de coucher entre deux draps avec moi. Bassompierre avait un laquais qui connaissait une maquerelle nommée La Noiret. Il fait apporter dans cette maison un matelas – on écrivait materat – et des draps blancs. Le soir venu la lingère apparaît à Bassompierre: coiffée de nuit, n’ayant qu’une fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, avec des mules aux pieds…

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Les deux amants dorment ensemble toute la nuit. Mais au matin, lorsque Bassompierre demande un autre rendez vous, la lingère lui répond : Monsieur, je sais que je suis dans un bordel infâme, où je suis venue de bon cœur pour vous voir, de qui je suis si amoureuse que pour jouir de vous, je crois bien que je l’eusse permis au milieu de la rue, plutôt que de m’en passer. or une fois n’est pas coutume, et forcée d’une passion on peut venir une fois dans le bordel, mais ce serait être garce publique d’y retourner une seconde fois…

La suite de l’histoire est encore plus étrange. Elle dit à Bassompierre : « Je n’ai jamais connu que mon mari et vous, où que je meure misérable je n’ai pas dessein d’en connaître d’autre… » La lingère demande alors à Bassompiere de venir chez une tante à elle, rue du Bourg-l’Abbé, auprès de la rue aux ours, entre dix heures et minuit. Il arrive dans le soir avec son laquais. Il frappe à la porte, personne ne répond, il entre, et trouve au second étage la paille d’un lit que l’on fait brûler dans la pièce, et deux corps nus allongés sur une table. Dans l’escalier il croise les croquemorts et met la main à l’épée pour se dégager. Rentré chez lui il boit trois ou quatre verres de vin pur et s’asperge de parfums car il y avait la peste dans Paris. Il part ensuite en mission vers la Lorraine. Bassompierre, une fois revenu de cette mission, retourne à la boutique du Petit Pont. La boutique est fermée, il n’y a plus trace de la lingère ni aucun moyen de la retrouver. Personne ne semble se souvenir de la jeune femme ni de son mari, ni de rien qui puisse donner à François la moindre preuve et le moindre indice de son existence. Cette histoire a de suite captivé les écrivains, le texte est imprimé à Cologne en 1663 et Goethe en parle. Chateaubriand lui consacre un

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long passage dans le premier tome des Mémoires d’Outre Tombe. Il va même deux siècles plus tard dans la rue du Bourg l’Abbé, à l’angle de la rue Saint-Martin, auprès de la rue de Montmorency et de l’église Saint-Nicolas-des-Champs, où l’on célébra le service funèbre de Théophile de Viau en 1626. Il trouve la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, mais l’ancienne maison est remplacée par une boutique de coiffeur qui vend une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres. Il entre dans ce musée des Éponines, et demande à un merlan qui filait une perruque sur un peigne de fer : Monsieur, n’auriez-vous pas acheté les cheveux d’une jeune lingère, qui demeurait à l’enseigne des Deux Anges, près du Petit Pont.

Il ajoute : Vous admirerez la chasteté et la retenue de ma jeunesse à Paris : je n’avais de commerce qu’avec une courtisane âgée de deux cent seize ans, jadis éprise d’un maréchal de France, rival du Béarnais auprès de Mlle de Montmorency, et amant de Mlle d’Entragues, sœur de la marquise de Verneuil…

Je me demande ce qui captive les lecteurs de cette histoire. A mon sens c’est la description si fine et si amoureuse de François de Bassompierre : la coiffe de nuit et la fine chemise, les mules aux pieds, et surtout cette jupe de revesche verte qui doit donner sa couleur au conte. La revesche ou reverse était une étoffe de laine anglaise, espèce de ratine bouclée. on peut lui trouver un sens érotique, et comme une revanche de la lingère sur le grand seigneur qu’elle a charmé et qu’elle s’est permise d’égarer, d’abandonner, ou même de mystifier. Jacques Roubaud fait en deux lignes référence à l’anecdote dans Le Grand incendie de Londres, citant Hugo von Hofmannsthal qui en a tiré

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une nouvelle. Je suis allé lire le récit ces jours derniers. Il semble qu’Hofmannsthal donne à cette relation énergique et colorée de Bassompierre une tonalité romantique. La lingère a un très beau mari. Elle craint de le perdre dans l’aventure, elle exprime sa souffrance dans un lamento qui ressemble à celui de La Femme sans ombre. Voilà sans doute le plus bel élément de notre découverte, à la recherche du Démon Analogie. Dans la prose héroïque de François de Bassompierre, au milieu des guerres, des intrigues, des ambassades, des amours et des querelles, ce qui a séduit les lecteurs, c’est l’histoire d’une femme tenue en une seule nuit entre ses bras, au bord de la Seine. on peut faire confiance à Bassompierre, même en prison, il n’a pas besoin de se vanter ou d’imaginer cette bonne fortune. Mais au milieu des tumultes et des aventures, malgré le style du Grand Siècle, il laisse entendre dans l’écriture toute la nostalgie de l’homme qui conserve ce fantôme dans sa mémoire comme la seule chose, au fond de lui-même, qui nourrisse encore son désir de l’amour et de l’inconnu.

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VII

La Musique Buckingham avait été poignardé en 1628 par un officier puritain nommé Felton. Le roi Charles 1er est décapité à son tour devant le peuple, en 1649 à Whitehall. Il est légitime de se demander si cette profusion de meurtres et de crimes dans la peinture, au début de l’âge classique, ne préfigure pas la situation historique. Nous devrions nous souvenir du feuilleton d’Alexandre Dumas : Vingt ans après. Mordaunt, le fils maudit de Milady Winter, s’est emparé du costume et de la hache du bourreau, et c’est lui qui coupe la tête au roi, alors que le mousquetaire Athos, caché sous le plancher de l’échafaud, recueille sur un mouchoir le sang du monarque pour le donner à la reine Henriette de France, réfugiée à Paris. Voilà pourquoi, sans doute, l’abbé de Rancé désigne l’Angleterre comme l’État de Satan, dans ses écrits. Il ajoute : il y a un article sur lequel les hérétiques sont irréversibles, c’est celui de la pénitence. Ils ne veulent que celle que l’on trouve dans le mariage. En cela ils n’avaient pas tant tort, si c’était l’esprit de pénitence qui les faisait épouser une femme, ses mauvaises humeurs et les inconvénients qui sont attachés à cet état.

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on ne peut être plus gracieux. Je ne dirai pas que je suis absolument conquis par le destin de Armand Jean Le Bouthillier. Ces jours derniers, j’ai relu page à page La vie de Rancé. J’avais décidé de terminer avant la fin de l’année le livre des Démons de l’Analogie. Sa condamnation de Port-Royal me semble une lâcheté. Et son jugement au moment de la Révocation de l’Édit de Nantes, le 18 octobre 1685, me glace : C’est un prodige que ce que le roi a fait pour l’extirpation de l’hérésie. Il fallait pour cela une puissance de zèle qui ne fût pas moins grand que le sien. Le temple de Charenton détruit, et nul exercice de la religion dans le royaume, c’est une espèce de miracle que nous n’eussions pas cru voir de nos jours.

Prononcé du fond d’un ermitage de la Trappe, on peut lire dans ces phrases l’aveuglement d’une aristocratie qui ne s’aperçoit pas, instituant contre la Fronde parlementaire cette monarchie absolue de l’intolérance et des privilèges. Consommant par fanatisme la fuite de milliers de protestants hors de France, en particulier vers La Hollande et la Prusse, qu’elle creuse son propre tombeau. Même Chateaubriand, qui prétend être de cette classe, issu d’une petite noblesse d’origine bourgeoise, exprime quelques réserves envers ce qu’il appelle : une haine passionnée de la vie…

Nous pourrions même dire qu’elle lui inspire une sorte d’effroi. Il semble que le magicien des lettres, malgré sa mélancolie, n’est pas tout à fait décidé à suivre l’abbé de Rancé dans cette marche sans espoir vers le néant. Mais plus précisément, feuilletant le livre, je cherchais cette expression magnifique de François René de Chateaubriand, dissimulée dans le brouillon du texte, reprise par Roland Barthes, qui est écrite exactement ainsi : La vieillesse est une voyageuse de Nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus le ciel.

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Sans doute, il a fallu cette coupure du chef de Marie de Montbazon, fille du comte des Vertus, pour que Armand de Rancé découvre le chemin de sa vocation, qui est celui du pessimisme et du désespoir. Chateaubriand le sait bien qui, malgré ses lamentations et ses gémissements, a toujours accumulé dans la vie les succès, les amours, la gloire, avec en lui cette mélancolie héritée des premières années à Combourg, en compagnie de sa sœur bien aimée Lucile, plus tard qui deviendra folle. Je m’étais promis à mon tour, avant de terminer, de vérifier cette autre formule usitée par le protestant Laurent Drelincourt, qui évoque le Christ : Étoile du matin, et son apparition sur la terre pour finir : La Nuit des cérémonies légales. Cette expression me trouble autant que celle de la Voyageuse de Nuit, de Chateaubriand. Laurent Drelincourt était le fils de Charles Drelincourt qui desservait justement cette église réformée de Charenton, seul lieu de culte permis aux protestants parisiens, que Rancé espère voir détruire. Charles Drelincourt était lié au protestant Conrart, premier secrétaire de l’Académie Française. Il fréquente la coterie des Précieuses, et fut chapelain des rivales d’Arthénice, la maîtresse de l’hôtel de Rambouillet. Quant à Laurent Drelincourt, je viens de m’en apercevoir, il était né à Paris le 14 janvier 1626, dans la même année que Rancé Armand Jean Le Bouthillier. C’est M. Albert-Marie Schmidt qui le cite dans sa préface aux Sonnets chrétiens de Drelincourt. Laurent avait étudié à l’université protestante de Saumur auprès de son maître Moyse Amyrault, théologien et remarquable poète. J’aurais dû, pour mes Démons – en manière d’exorcisme – faire appel à ce Laurent Drelincourt : Craindrons-nous, fier Démon, tes Assauts et tes Coups ?

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N’és-tu pas terrassé par le Sauveur du Monde ? Et, si tu l’és par Luy, ne l’és-tu pas par Nous ?

En ces jours proches du solstice d’hiver, dans notre hémisphère, j’ai repris la lecture de Laurent Drelincourt, alors qu’il prêche en 1677 sur le thème de l’Apocalypse de Jean : Voici ce que dit celui qui tient les sept étoiles dans sa main droite, et qui marche au milieu de sept chandeliers d’or.

Il serait séduisant de reconnaître dans la peinture du siècle la prémonition d’une fin des dynasties qui règnent sur l’Europe et qui vont périr dans la tragédie de l’histoire, la tête coupée, comme celles des rois mérovingiens et des généraux barbares sacrifiés sur le front des troupes en cas de défaite. La tête du roi Charles 1er est présentée au peuple, tenue par les cheveux, comme la tête du général Holopherne par Judith. Cette figure de la décapitation est prégnante dans la peinture du siècle, jusqu’à l’obsession. Il n’est que de songer à la Judith de Giovanni Battista Spinelli, en robe verte, la main comme une ombre devant le visage, à Nantes, qui jouxte la superbe Diane Chasseresse d’orazio Gentileschi. Voilà qui doit nous conduire à l’obsession de la chevelure dans la poésie de Stéphane Mallarmé. Faut-il saisir la métaphore par les cheveux pour résoudre l’histoire fameuse de la pénultième : La pénultième Est Morte…

Faut-il apercevoir le symptôme d’une angoisse de mort dans cette poésie de Mallarmé, avec l’idée si profonde de Sigmund Freud, qui affirme que l’angoisse de mort n’est qu’un analogon de l’angoisse de castration. Cette paraphrase ne me donne aucune satisfaction, non

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plus que celle réputée imparable qui désigne la pénultième comme figure d’une disparition de la mère de Mallarmé, précédant celle de sa sœur Maria dans son jeune âge, en 1857. Je crois sincèrement que ce genre d’explication tue la poésie, en ce sens qu’elle exténue toutes les incidences du récit en prose, alors que d’évidence l’auteur affirme son désir de l’errance, du secret, et de l’ambiguïté. on ne saura donc pas quelle est la signification exacte de cette pénultième, sauf à nous réfugier dans le système analogique et tenter ce glissement de la mystérieuse absente vers une suite de variations : une peine ultième à peine ultime

Jusqu’au bout de ma péroraison, j’aurai cherché à dénouer la boucle de la Pénultième. C’est pourtant le hasard qui décide pour nous. Ce matin, j’ai relu l’histoire si compliquée des Misérables, alors que Jean Valjean – alias Monsieur Madeleine – avec Cosette, poursuivi par Javert, se réfugie dans le couvent des Visitandines, à Paris, au 62 de la rue Picpus. Donc il se présente à la supérieure du couvent qui le nomme jardinier aux côtés d’ultime Fauchelevent. Ce quartier de la rue Picpus est rempli de mystère. on y trouvait autrefois la clinique de Mme Marcel Saint-Colombe où Gérard de Nerval est soigné au moment de sa première crise de folie. La rue Picpus conduisait à la Barrière du Trône Renversé – aujourd’hui place de la Nation – où furent décapités de nombreuses religieuses, des révolutionnaires et des conventionnels, et surtout André Chénier. Ils étaient enterrés dans cet espace vacant du couvent des religieuses. Nous voici très proche de la peine capitale, et l’on peut saisir en un instant ce que signifie exactement le rêve relaté dans Les Misérables par Victor Hugo :

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Je me promenais avec mon frère, le frère de mes années d’enfance, ce frère auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me souviens plus… J’entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait être là Romainville (pourquoi Romainville ?)... il y avait un homme debout contre un mur. Je dis à cet homme : - Quel est ce pays ? Alors le premier que j’avais vu et questionné en entrant dans la ville me dit : - où allez-vous ? Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ?

Il est assez simple d’apercevoir dans le rêve de Valjean le rapport inconscient et probablement douloureux de Hugo avec ses deux frères aînés Abel et Eugêne, qui avaient fondé avec lui dans leur jeune âge ce journal du Conservatoire littéraire. Il est nécessaire d’ajouter que Eugène et Victor convoitaient la même jeune fille Adèle Foucher, que Victor l’emporta sur son frère. C’est ainsi que le jour des noces Eugène Hugo avait sombré dans la folie et la démence, en 1822. Voilà pourquoi, dans l’imaginaire – sans doute – l’auteur de Claude Gueux et des Derniers jours d’un condamné, d’évidence et définitivement se perçoit dans le rôle obscur de Caïn. Il est évident que je ne crois pas à l’explication de texte, et que j’ai le plus grand doute à propos de l’interprétation psychanalytique de la littérature. Par contre, je crois que la littérature exprime un manque, une absence, et même une coupure. Je suis certain qu’elle dissimule en son organisation une souffrance et même une blessure. on pourrait penser que cette blessure est invisible dans le texte, pourtant je dirai qu’elle doit s’entrevoir et se dessiner entre les images et les termes du lexique. En regard du secret littéraire, la peinture du siècle classique paraît infiniment brutale. Elle exprime un sorte de sauvagerie, elle ne cache ni les plaies, ni les violences, elle exhibe avec une sorte de frénésie les

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meurtres, les crimes, les viols, les extases, elle se livre sans aucune retenue à la luxure et aux passions les plus extravagantes. Pourtant cette sauvagerie comporte au moins une remarquable exception. Je suis attaché, en cette saison d’automne, à la figure de sainte Cécile, vierge et martyre, morte à Rome vers 232, sous l’empereur Alexandre Sévère. Son histoire issue de La Légende dorée, est mythique. Fille d’une grande famille romaine – les Cecilii – elle devait épouser un prince romain, le païen Valerien. Mais contre toute attente elle le convainc dans la chambre nuptiale de se convertir et de renoncer à la consommation du mariage en observant une complète chasteté. Le préfet de Rome fit tuer Valerien. Puis il essaya inutilement d’étouffer Cécile dans un bain bouillant. Ensuite il la fit frapper par le bourreau de trois coups de hache, elle expira au bout de trois jours d’agonie. Ce qui est étrange, dans la peinture, c’est qu’il ne reste pratiquement rien de cette barbarie. Il y a quelques exceptions, comme une peinture de orazio Riminaldi, qui montre le meurtre de Cécile. Mais la plupart du temps, les peintres ont dressé un portrait harmonieux et paisible de la jeune femme. on ne sait pas très bien pourquoi elle fut choisie comme patronne des musiciens. Mais ce que l’on peut constater, c’est la tranquillité de son maintien, la sérénité, et même la paix absolue de son visage et de ses gestes. Cette comparaison est particulièrement éloquente en regard de la composition du musicien raté de Greuze, accroché aux clefs de sa guitare, avec son regard fou. Elle, sainte Cécile, est souvent figurée dans la peinture avec un orgue, souriante, dominée par un ange qui montre la mesure ou qui lui dévoile la partition. ou bien jouant du violon, avec un si beau visage en extase. La destinée n’est pas fatalement sombre. Il existe un éclat de lumière en cette année 1627 où Artemisia rencontre Nicolas Lanier à Venise. Elle est déjà célèbre et fréquente cette autre femme remar-

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quable nommée Giovanna Garzoni. Giovanna ne fut ni violée, ni ébouillantée, ni torturée, ni martyrisée comme sainte Cécile. Comme elle pourtant, Giovanna résiste énergiquement à son époux afin de se consacrer à la peinture. Elle peint des oiseaux vivants qui picorent la graine des figues, des hannetons, des jattes bleues remplies de pêches et de cerises – ciliege – et des horloges, avec des livres écornés, des crânes couchés, quelques noix et des pièces de monnaies à l’effigie de Paolo V et du prince Francesco dei Medici. Durant ce temps de bonheur dans la peinture, en Italie, orazio Gentileschi, vers 1621, peint justement une admirable Sainte Cécile avec l’Ange. L’ange montre une partition à Cécile, devant les tuyaux brillants de l’orgue. on devrait dire un organon. C’est la figure d’une jeune personne – femme ou fille – les paupières mi-closes, les cheveux tressés en arrière, avec quelques mèches qui flottent autour du visage. Robe orange pour le buste, avec une jupe d’un rouge très vif, depuis la taille, chemise brodée fine de baptiste blanche. Cécile se donne l’air d’une paysanne aisée de la Toscane ou de l’ombrie, à la fois modeste et totalement concentrée sur le clavier de l’instrument. Les doigts longs, déjà disposés exactement en direction des touches de la musique. Indifférente, en apparence, à la séduction du bel ange amoureux qui la contemple. orazio peindra ensuite pour le couvent des Franciscains de Todi une autre sainte Cécile qui joue cette fois de l’épinette, couronnée de fleurs avec la trace dorée de son auréole, presque absente et les lèvres pincée, plus fragile que la précédente. Le succès iconographique de sainte Cécile n’est pas fortuit. Il démontre simplement ceci, pour parvenir à la musique, il faut qu’il existe du manque. Ce n’est pas une histoire de sentiments. Il faut parvenir à l’expression de la musique hors la mesure. Nous voici à la fin de notre récit des Démons de l’Analogie, avec si peu de choses au creux de la main, quelques noix fermées, de la souf-

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france, une absence, le regard baissé de la jeune musicienne devant son orgue, l’Allégorie de d’Inclination d’Artemisia, à la Casa Buanarroti de Florence. La Pénultième vient de mourir, l’histoire gît dans ce rien qui nous échappe et qui demeurera dans le secret des mots et des images, qui établit une passerelle fragile entre l’écrivain et le lecteur. Cela tient dans une respiration. un souffle. un geste parfois. Comme cette paume renversée de la petite personne qui proteste au ciel contre le meurtre de Matthieu en Éthiopie, dans la si belle peinture de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage.



Œuvres de Paul Louis Rossi RoMANS Régine, Julliard, 1990 La Montagne de Kaolin, Julliard, 1992 La Palanchina, Julliard, 1993 Le Fauteuil rouge, Julliard 1994 Le Vieil homme et la nuit, Julliard, 1997 Le Buisson de Datura, joca seria, 2006 La Villa des Chimères, Flammarion, 2002 RÉCITS Le Potlatch, P.o.L /Hachette, 1980 La Traversée du Rhin, P.o.L. /Hachette, 1981 Inscapes, dessins de François Dilasser, Le temps qu’il fait, 1994 Les Nuits de Romainville, Le temps qu’il fait, 1998 La Vie secrète de Fra Angelico, Bayard, 1997 Paysage intérieur, joca seria/Bibliothèque municipale de Nantes, 2004 Vies d’Albrecht Altdorfer, peintre mystérieux du Danube, Bayard, 2009 Les Chemins de Radegonde, Tarabuste, 2011 La Porteuse d’eau de Laguna, Le temps qu’il fait, 2011 La route du sel, carnet recomposé, éditions Herscher, 2012 PoÉSIES Le Voyage de Sainte Ursule, Gallimard, 1973 Les États Provisoires, P.o.L, 1984 Cose Naturali, unes, 1991 Faïences, Prix Mallarmé, Flammarion, 1995 Quand Anna Murmurait, anthologie des poésies, Flammarion, 1999 Les Gémissements du siècle, Flammarion, 2001 Visage des Nuits, Flammarion, 2005


ESSAIS L’Ouest surnaturel, Hatier, 1993 Vocabulaire de la Modernité Littéraire, Minerve, 1996 La Rivière des Cassis, avec Marie-Claude Bugeaud, joca seria, 2003 Hans Arp, éd. Virgile, 2006 Visiteur du Clair et de l’Obscur, Musée des Beaux Arts de Nantes/joca seria, 2007 Les Ardoises du Ciel, avec François Dilasser, Le temps qu’il fait, 2008 L’élément temporel avec Jacques Clauzel, Art inprogress, 2008 Un monde analogique avec Éric Fonteneau, joca seria/Bibliothèque municipale de Nantes, 2012 PEINTRES Gaston Planet : Elévation Enclume, Le temps qu’il fait, 1997 André Lambotte : Fuscelli, Editions Tandem, Belgique, 2000 Gérard Titus-Carmel : L’arbre rouge, Le temps qu’il fait, 2002 Jean-Michel Meurice ; Couleur pure, Le temps qu’il fait, 2006 Jacques Clauzel : Les Quatre Eléments, Rencontres, 2007 Jacky Essirard : Le Fleuve, 2009 Renaud Allirand : des mirages et des ombres, gravures, éd. Tandem, 2010 CRÉATIoNS RADIoPHoNIQuES Gavr'inis ou L'Esprit du Lieu, Atelier de Création Radiophonique, en collaboration avec Christian Rosset, 1983 Feuilles détachées des Prisons, Nuits Magnétiques, 1994 FILMS Voyage sur la Loire sur les pas de Turner, 1998 D'une écriture l'autre, avec odile Duboc et Jean-Yves Bosseur, 2005 Passé Composé : Histoire d’une vie, film de Patrice Alain, musique de Jean-Yves Bosseur, Biblothèque municipale de Nantes, 2007 Le temps et la Mémoire film de Dominique Rabourdin, La Villa des Chimères, Métroplis, octobre 2002


MuSIQuES Jean-Yves Bosseur : Faïences, 1992 Grégoire Lorieux : Stèle des mots et des morts, Salamanque le 29 novembre 2008





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Paul Louis Rossi

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Le lecteur se demandera certainement quel est ce Démon de l’analogie qui surgit en couverture d’un livre. Le titre se réfère à un poème de Louis Aragon, avec cette expression : Écartez-vous de moi Démons Analogies… C’est une allusion à l’ouvrage de Chateaubriand intitulé : La Vie de Rancé. Il est inutile de trouver une logique à cette romance. Longue histoire liée aux drames de Victor Hugo dans Les Misérables et Claude Gueux. Et surtout à la fin tragique de Marie de Montbazon, retrouvée décapitée dans la nuit à son hôtel, près de la Seine, par le même Rancé, en 1667. La couverture du livre montre un autoportrait d’Artemisia Gentileschi que l’on trouve à Rome et à Londres. Femme peintre, Artemisia n’était connue en France que grâce à la publication par les Éditions des Femmes des actes de son procès pour viol en 1612. Elle est à présent célèbre car l’on vient de réaliser un film de sa vie aventureuse, et il s’est tenu à Paris, au musée Maillol, une importante exposition de ses œuvres. Les lectrices et les lecteurs auront la surprise de dévider l’écheveau et de se confier à la résolution musicale de cette œuvre. P. L. R.

Paul Louis Rossi

Démons de l’analogie

Paul Louis Rossi Démons de l’analogie

En couverture : Artemisia Gentileschi, Autoportrait en Allégorie de la peinture,1638-1939, Royal Collection, Windsor

16 € ISBN 978-2-84809-204-1

www.jocaseria.fr

9 782848 092041

joca seria


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