Cahiers de l'addictologie n°1

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Fronti è res et addictions Nouveaux enjeux, nouvel es significations


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OMMAIRE N°1 ANNÉE 2009

Actualités Le schéma régional d’addictologie 2008-2011 | Addictologie et formations dans le Nord - Pasde-Calais | Naissance, prévention précoce et addictologie

Dossier Frontières et addictions. nouveaux enjeux nouvelles significations

6 Frontières et questions historiques Par Claude Reynaert, historien | Un monde sans frontière ? Point de vue de Marc Anglaret

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Aux frontières des disciplines Par Thierry Danel, addictologue, président Eclat/Graa | Addi c ti o n, un mot di f fi c i l e à défi n i r ? Point de vue de Didier Playoust

10 Les addictions sans drogues. une

façon de repenser les addictions tout court ? Par Marc Valleur, chef de service du Centre médical Marmottan

12 L’addictologie de li aison Par Olivier

Cottencin, Ph. service addictologie CHRU Lille | De nouvelles pratiques en médecine générale. Point de vue de Claude Masquelier

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Les frontières de la répression Par Christine Guislain, chargée de cours Faculté universitaire St Louis Bruxelle (Belgique) | Comportements hors frontières Point de vue de Laurent Plancke | La méthadone transfrontalière : un paradoxe ? Point de vue d’Yves Ledoux 2 cahiers de l’addictologie

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INTERROGENT LES FRONTIÈRES

éditorial

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L e s q u a t r i è m e s a ss i se s d e l ’ a d d i c t o l o g i e

Thierry Danel, m édecin addictolo gue, président d ’Eclat/Graa Nord - Pas-de-Calais

Directeur de la publication Thierry Danel | Rédactrice en chef Francine Benattar | Edition Coordination des Associations Régionales en Addictologie | 235 avenue de la recherche | Parc Eurasanté | BP 86 | 59373 Loos cedex | Téléphone 03 20 21 06 05 | Photos www.fotolia.fr www.istockphoto.com | Impression CRAM Nord-Picardie | Cahiers financés par la Région Nord - Pas-de-Calais

our s’ériger, la construction de l’addictologie en est d’abord passée par l’effacement des frontières entre les produits : alcool, tabac, opiacés, stimulants, médicaments, aliments, jeu, travail, sexe, internet… Les acteurs qui, historiquement s’occupaient d’un produit, ont élargi leur champ de compétences spontanément, poussés par la clinique puis sommés de le faire par l’organisation des soins. Dès lors, il n’est plus question à l’hôpital de créer des services d’alcoologie ni de toxicomanie, ils seront désormais d’addictologie. Les Centres de Cure Ambulatoire en Alcoologie (CCAA) et les Centres Spécialisés de Soins aux Toxicomanes (CSST) disparaissent, vive les Centres de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) ! La construction de l’addictologie en est passée aussi par l’extension de l’intervention en dehors de la souffrance et de la demande des personnes. L’intervention en cas d’usage à risque a promu de manière exponentielle l’action de l’addictologue. Alors que le dispositif spécialisé dirigeait ses efforts vers les plus touchés (la plupart dépendants, souffrant de graves comorbidités ou de lourds désavantages sociaux), la naissance de l’addictologie a conduit à aller bien en deçà, vers l’usage nocif et encore plus en amont, vers l’usage à risque. L’objectif d’une telle démarche était peut-être louable mais quelque peu utopique. Elle prenait le risque de laisser de côté les personnes les plus dépendantes et obligeait l’addictologue à donner la priorité à la prévention du risque. Cette démarche suit en cela l’évolution de la société en général qui prône la mise en avant du principe de précaution. La construction de l’addictologie est passée enfin par le rapprochement des champs d’interventions : médical, psychologique, social et juridique. Historiquement, ce ne sont pas seulement les structures et leur financement mais les cultures différentes qui se rapprochent pour une optimisation de la prise en charge. Ce faisant, l’air de rien, l’addictologie bouleverse de manière considérable l’organisation des soins, de l’accompagnement, de la réhabilitation. Elle oblige à s’interroger sur le bien-fondé de l’utilisation exclusive des approches catégorielles. Les diagnostics catégoriels d’usage, d’usage à risque, d’usage nocif et de dépendance furent et sont encore pour beaucoup des repères cardinaux. NO US TEN ONS À RE MER CIER Cette classification traçe des frontières étanches. C HALEUREUSEMENT LE CONS EIL La confrontation des expériences et des savoirs RÉ GIO NAL NOR D - PAS -DE- issus des différentes disciplines remet en cause CA LAIS PO UR S O N SO UTIEN À cet ordonnancement et interroge sur la pertiLA C RÉATION ET LA RÉA LIS ATION nence d’une approche pluri-dimensionnelle qui DE C ES P REM IER S C AHIE RS DE par définition abolit les frontières pour privilégier les continuums… L’ ADDICTOLOG IE


Le schéma régional d’addictologie 2008-2011

SCHÉMA RÉGIONAL D’ADDICTOLOGIE 2008 – 2011

Rédéfinir sans cesse le bon périmètre de l’addictologie Plus qu’un schéma sanitaire,il aborde la dimension médicosociale et la prise en charge globale en réorganisant l’entrée et le suivi du patient dans son parcours de soins. Auparavant, les personnes consultaient dans une structure spécialisée. Mais l’évolution des pratiques de consommation (polyaddictions) a nécessité une approche plus globale du comportement addictif. Le schéma régional d’addictologie 2008-2011 officialise la mise en place de Centres de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) La création des centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie annoncée par la loi du 2 janvier 2002 et confirmée par 2 décrets (2007 et 2008), est le résultat d’un long processus de reconnaissance du concept d’addiction et du champ de l’addictologie. Elle signe la fusion réglementaire des statuts juridiques des ex-CCAA (problématiques liées à l’alcool) et des CSST (problématiques liées aux drogues illicites) et crée un noyau de missions communes obligatoires, telles que l'accueil quel que soit le produit à l’initiative de la demande des personnes. Des prises en charge spécialisées peuvent ensuite être proposées par les établissements. Ce nouveau statut est permis par un financement figurant dans l’Objectif National des Dépenses de l'Assurance Maladie (ONDAM). Ce secteur a été également consolidé dès 2006, suite à la loi d’août 2004 relative à la politique de santé, par la reconnaissance comme établissement médico-social, des Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des Risques (CAARUD), et par la création d’Appartements de Coordination Thérapeutique (ACT), accueillant des personnes malades présentant des addictions. Concrètement, les Csapa assurent, pour les personnes ayant une consommation à risque, un usage nocif ou dépendantes aux substances psychoactives : l’accueil, l’information, l’évaluation médicale, psychologique et sociale et l’orientation de la personne ou de son entourage, la réduction des risques associés à la consommation de substances psychoactives et la prise en charge médicale, psychologique, sociale et éducative. «Ils constituent la tête de réseaux médico-sociaux en partenariat avec les acteurs sanitaires de ville en matière d’addictologie. Ils participent également au recueil d’information et de veille permettant de mieux connaître les besoins des personnes en matière de prise en charge dans leur territoire pour mieux les adapter» explique Francine Vanhee, médecin inspecteur de santé publique, Drass 62. «Pour le patient, ce qui change c’est le fait de disposer d’un portail unique d’entrée (CSAPA) et de bénéficier d’un parcours de soins établi par une équipe pluridisciplinaire (médical, paramédical, social, psychologie, diététique, sport, etc.) et d’un référent» , précise t-elle. Sont prévues en NordPas-de-Calais 40 CSAPA, 5 nouveaux CAARUD, 7 appartements de coordination thérapeutique et 20 places de CSAPA avec hébergement. Cette transformation non négligeable du dispositif doit s’accompagner d’une planification de l’offre de soins. C’est chose faite dans la région Nord - Pas-

de-Calais par la validation du schéma social et médico-social en addictologie 2008-2011 dont l’objectif est d’optimiser l’offre de soins et son accessibilité sur le territoire. C’est donc une approche médico-sociale des addictions qui est ainsi reconnue et soutenue. Les enjeux restent cependant nombreux : - A la veille de leur intégration dans le champ de compétence des Agences Régionales de Santé, les spécificités de ces réponses médicosociales doivent être clairement réaffirmées afin de ne pas être absorbées et confondues avec des pratiques médicales. Elles doivent en effet se distinguer d’une part du pôle des soins de ville et d’autre part de l’organisation du dispositif addictologique hospitalier (sachant que certains Csapa sont rattachés à l’hôpital) en s’engageant résolument dans des actions spécifiques à partir de projets clairement énoncés et évaluables. Retenons parmi cette identité l’importance d’une offre de proximité, l’intervention d’une équipe transdisciplinaire, la diversité des modes d’accompagnement et de prise en charge, leur prise en compte dans la durée, la souplesse et l’adaptabilité des réponses aux capacités et besoins de chaque personne, une réelle pratique de travail en réseau… - Ce positionnement est sous-tendu par une compréhension sociale et culturelle des pratiques addictives et donc par une approche globale des personnes qui en souffrent. Les modalités organisationnelles seront donc bio-médicopsychosociales . Dans une société particulièrement addictogène, cette conviction détermine la place de la prévention dans une perspective où l’éducation, la responsabilisation, la réflexion sur la réduction des risques priment sur le seul rappel de l’interdit. - Il faudra à l’intérieur des Csapa poursuivre nos réflexions sur les spécificités et les éléments communs aux différentes addictions y compris les addictions sans substances, en particulier le jeu excessif, poursuivre la formation des professionnels qu,i à terme seront des spécialistes très généralistes ! Ceci nécessitera de redéfinir sans cesse le «bon» périmètre de l’addictologie. - Et puisque l’addiction n’est pas une maladie comme une autre, il ne faut pas lâcher prise sur la compréhension des causes et des conséquences sociales, psychologiques et sanitaires de ces comportements de consommation qui sont avant tout des conduites humaines. Par voie de conséquence l’interrogation sur la loi sociale appliquée aux conduites addictives, son application, son efficacité, ses contradictions est indispensable et fait l’objet d’un réel débat citoyen.

M ar ie Vi ll ez dir ectri ce C èdre B leu , admi nist rat ri c e de l ’ As s oc i at i o n Na t i on al e d es I n t e rve n an t s e n To xi co ma n i e e t e n Ad d i c t ol o gi e (A NI T EA ) e t d e l a F éd é ra t i o n Fra n ç a i s e d ’ Ad d i c t ol o gi e (F FA )

ACTUALITÉS

Il faudra à l’intérieur des Csapa poursuivre nos réflexions sur les spécificités et les éléments communs aux différentes addictions y compris les addictions sans substances. cahiers de l’addictologie 3


ACTUALITÉS

Addictologie et formations dans le Nord-Pas-de-Calais

P R A T I Q U E E T F O R M A T I O N DE S I N F I R M I E R S E N A D D I C T O L O G I E

Les résultats d’une vaste enquête prévus fin 2009

La préparation du schéma régional d’addictologie et les conclusions du Rapport Berland ont mis en exergue le manque de médecins en addictologie et posé la question de la délégation de tâches et du transfert de compétences pour les infirmier(e)s. Sous l’égide de la DRASS, un groupe de travail réunissant des infirmier(e)s du champ de l’addictologie s’est constitué pour étudier cette question. Il s’est donné pour mission, dans un premier temps, d’identifier l’existant des pratiques infirmières en addictologie, étape nécessaire de lisibilité des pratiques déjà à l’œuvre. Une journée d’étude est organisée afin de restituer les résultats de cette enquête effectuée auprès des professionnels du Nord - Pas-de-Calais. Elle sera aussi un temps de réflexion sur l’avenir de la profession et de son évolution. Celle-ci aura lieu le 24 Novembre 2009 à ;’ sur le thème “Profession infirmier en addictologie : entre autonomie et prescription vers quelle coopération pluridisciplinaire ?” . En addictologie, la formation initiale des infirmières est, en effet, peu étoffée. Elles peuvent néanmoins suivre des formations complémentaires dont la reconnaissance reste faible voire inexistante. «Quid de la responsabilité juridique et pénale des infirmières en addictologie ? Cette journée sera l’occasion de rassembler les professionnels afin de faire la lumière sur l’ensemble des pratiques, des compétences et des tâches ainsi que sur le besoin d’acter, comme le préconise la loi «Hôpital, patients, santé et territoires», la coopération entre tous les professionnels de santé» , ajoute Florence Crépy.

Journée d’étude “Profession infirmiers en addictologie. Entre autonomie et prescription vers quelle coopération pluridisciplinaire ?” Le 24 novembre 2009 à l’IFSI Gernez-Rieux Amphi A du CHRU de Lille. Renseignements : ANPAA 59 Tél. 03 28 36 47 00 www.alcoolinfo.com

2009-2010 Diplôme d’université

Soins infirmiers en addictologie Ce diplôme est organisé par la Faculté de Médecine de Lille 2 sous la direction du Pr Michel Goudemand, service de psychiatrie générale CHU de Lille et la responsabilité pédagogique du Dr Thierry Danel.

16 et 17 novembre 2009 Usage à risque, usage nocif, comorbidités somatiques 14 et 15 décembre 2009 Dépendance aux substances psycho actives 11 et 12 janvier 2010 Addictologie et populations spécifiques 8 et 9 mars 2010 Addictologie et psychiatrie 17 et 18 mai 2010 Le dispositif alcoologique Renseignements : Service d’addictologie CHRU Lille Tél. 03 20 44 41 78 ou 03 20 44 58 38 (Mme Chabeau) Inscriptions : Département de FMC Faculté de Médecine Lille Tél. 03 20 62 68 12 http://medecine.univ-lille2.fr

4 cahiers de l’addictologie

F O R M A T I O N S A NT É , T R A V A IL E T A D D I C T OL O GI E

Tirer vers le haut la professionnalisation médicale

À l’heure actuelle, la formation des professionnels médicaux en addictologie comme dans le domaine de la santé au travail s’acquiert durant l’internat avec des spécialités comme le diplôme d'études spécialisées en médecine du travail, ou le diplôme d'études spécialisées complémentaires d'addictologie. Pour la santé au travail, il est toutefois possible à des médecins généralistes ayant trois ans d’exercice minimum de passer un concours spécial leur permettant d’obtenir la spécialité. Mais la difficulté de reprendre des études avec un salaire inférieur pendant près de deux ans explique le manque actuel d’engouement (20 candidats pour 50 postes). A contrario, pour les médecins et spécialistes de santé au travail en exercice qui désireraient changer de discipline et/ou pratiquer l’addictologie, des formations permettant l’obtention d’unités de valeur nécessaires à l’acquisition du diplôme d'études spécialisées adéquat vont se mettre en place dans le cadre universitaire (mise en place de passerelles). Enfin, depuis près de quatre ans, dans le cadre du plan quadriennal des universités, les assistants, infirmiers et techniciens et l’ensemble des professionnels non-médicaux peuvent se qualifier en santé-travail grâce à l’obtention d’une licence en santé travail. A Lille, cette formation s’adresse surtout aux infirmièr(e)s. «Pour le prochain plan quadriennal de 2010, le projet de licence des métiers de l’addictologie a été accepté. Cette licence est une véritable qualification universitaire des métiers de l’addictologie. Elle permet de tirer vers le haut l’ensemble des métiers de ce secteur. Il n’est pas impossible d’ailleurs que cette formation puisse s’articuler autour d’un tronc commun comprenant des ramifications selon les parcours et les profils de chacun (personnel infirmier, travailleur social, etc.) car l’enjeu premier de cette formation est de répondre à un besoin» , explique le Professeur Paul Frimat, chef du service de médecine du travail et de pathologie professionnelle au CHRU de Lille.


Naissance, prévention précoce et addictologie

ACTUALITÉS

R E P É R A G E S P R É C O C ES E T I N T E R V E N T I O N S B R È V E S

Cinq questions, cinq minutes

GROSSESSE ET CANNABIS

Un joint produit 4 fois plus de monoxyde de carbone (CO) qu’une cigarette. La consommation de cannabis est associée à celle du tabac. Si la France est le pays d’Europe où la proportion de fumeurs réguliers de cannabis est la plus importante avec 1 million de consommateurs dont 7 à 8 % de jeunes de 17 ans, c’est aussi le pays où le taux de femmes enceintes fumeuses de tabac est le plus élevé (22%). Un joint produit du THC (tétrahydrocannabinol) et 4 fois plus de monoxyde de carbone (CO) qu’une cigarette. «Les conséquences d’une consommation mixte pour le fœtus sont très graves. Le THC est un poison mortel pour les cellules nerveuses fœtales. Or, le CO diminue considérablement les apports en oxygène et augmente la fixation du THC au niveau du tissu nerveux central. La prévalence pour la schizophrénie et les troubles cognitifs s’en trouvent ainsi multipliée», explique Michel Delcroix, professeur de gynécologie obstétrique, président APPRI (www.appri.asso.fr). «Plus généralement, un fœ tus de mère fumeuse va présenter une diminution de sa masse cérébrale d’un tiers et aura 60 fois plus de risques de développer des problèmes neurologiques», poursuit-il. Au centre hospitalier d’Arras, toutes les femmes enceintes se voient proposer une mesure du taux de CO dans l’air expiré et d’hémoglobine carboxylée. Cette action favorise une meilleure prise de conscience des dangers encourus par le fœtus et par la femme elle-même. «Aujourd’hui, le nombre de femm es enceintes qui fum ent du cannabis, occasionnellem ent ou non, ne cesse d’augm enter, notam ment au cours du second trimestre. Ce test rem et clairement les choses au point», explique Conchita Gomez, sagefemme, CH Arras. L’objectif c’est l’arrêt du tabac et du joint. «La consultation de m ate rnité est donc doub lée d’une consultation tabac pou r expli qu er les conséquences de te lles consom mations. Générale ment pour les femm es peu dépendante s, l’arrêt est im médiat. Pou r les autres d é p e n d a n c e s, i l f a u d r a p a r f o i s r e c o u r i r à l a s u b st i t u ti on program mé e. G lobalem ent le taux d’ arrê t est de 60%», ajoute-t-elle.

Au-delà de la dépendance, les risques pour la santé liés à l’alcoolisation excessive sont souvent sous-estimés. Les seuils à risque pour l’OMS existent à partir d’une consommation quotidienne de 4ui par jour pour un homme (unité internationale = à 40 grs d’alcool par/jour = 4 verres standard de bar) et de 3ui pour les femmes. De nombreuses études ont montré qu’en agissant précocément auprès des consommateurs excessifs, une proportion notable des personnes bénéficiant d’une intervention de leur médecin présentait une diminution de 20 à 40 % de leur consommation initiale. En moyenne, un médecin généraliste voit 600 patients (+16 ans) dont 47 à usage à risque, 36 à usage nocif et 22 dépendants à l’alcool. L’intervention brève concerne les 47 personnes potentiellement concernées par l’usage à risque. Pour faire connaître et diffuser la démarche et les outils de repérage précoce et d’intervention brève (connus sous le nom de RPIB), l’anpaa 59 et 62 ont mis en place un programme de formation destinée initialement aux médecins, ouverte depuis 2009 aux infirmières et aux sages femmes. Ces formations ont pour objectif d’acquérir de nouvelles attitudes pour diagnostiquer une consommation à risque et intervenir de façon brève et adaptée. «Il ne s’agit pas de prôner l’arrêt brutal de toute consommation mais de faire évoluer le comportement du patient» , explique Liliane Dupont, directrice départementale de l’ANPAA 59 (www.alcoolinfo.com). Le RPIB, ce sont cinq questions sur le mode de consommation d’alcool (fréquence, volume, habitudes, entourage, comportement de la personne). L’intervention consiste à commenter au patient les résultats du test de repérage, de lui donner les informations nécessaires sur le risque alcool et de lui montrer l’intérêt de la réduction de consommation et les moyens d’y parvenir. «Il est clair que nous demandons déjà beaucoup aux médecins mais le RPIB une fois bien maitrisé ne prend que cinq minutes. Notre objectif est donc aujourd’hui de toucher également l’ensemble des professionnels de santé dès leur formation initiale» , explique Anne-Françoise Hirsch-Vanhoenacker, médecin coordinateur des centres d’alcoologie de Roubaix-Tourcoing.

MauriceTitran nous a quittés

Le dr Maurice Titran a voué une grande partie de sa vie à la prise en charge médico-sociale des enfants et des familles. Il est à l’origine de la création du Centre d’action médico-social précoce (CAMPS) de Roubaix, qu’il dirigera jusqu’en 2008. Il a pris une part prépondérante à la mise en garde des professionnels et du grand public sur les dangers pour l'enfant à naître, de la consommation de boissons alcooliques durant la grossesse. Il a délivré son message sans jamais culpabiliser ni les professionnels ni les mamans, répétant inlassablement que la situation était évitable et l'évolution des choses à portée de main. Pédiatre internationalement reconnu, directeur emblématique du CAMSP, c’est un homme exceptionnel qui nous quitte. Thierry Danel, médecin addictologue, président Eclat/Graa

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DOSSIER

Frontières et questions historiques

Fr on t iè r e s e t

QU ES T I ON S HI S T OR I QU ES Frontière, terme français est d'emploi militaire assez ancien (début XIVème). C'est le féminin de frontier, adjectif dérivé du substantif front. La frontière est le lieu par lequel survient l'ennemi. Le néologisme de délimitation des frontières intervient en 1773 alors que dans l'usage courant on continue à utiliser indifféremment limites ou frontières.

CLAUDE REYNAERT HISTORIEN

L

a conception française de la frontière rationnelle, réelle est assez originale en Europe même si le citoyen français a toujours eu ce besoin de repères temporels (des dates, pour les hommes le mariage, le service militaire...) mais aussi de repères spatiaux. Repérer le dedans qui contient la communauté politique et le dehors, le dehors n'étant pas forcément l'ennemi mais l'autre. La limite a quant à elle une fonction symbolique donc structurante. Les sociétés ne peuvent être ouvertes que si elles se sentent sûres d'elles-mêmes, délimitées. Au Royaume-Uni, on utilise le terme de boundary qui est plutôt la limite cadastrale (ancienneté du domesday book saxon) et de border, qui vient du français bordure connotant ainsi les notions de limite, lisière, la région frontière et la garnison. En Europe centrale et germanique, la notion de grenze porte aussi la signification de limite sans la notion militaire. Mais la conception allemande de Mitteleuropa, de Drang nach Osten exalte l'idée d'expansion, de pangermanisme (XIXèmesiècle).

6 cahiers de l’addictologie

Les russes ont une conception tsariste de la sécurité par la conquête continue, avec des cercles de protection, des glacis de pays-satellites à souveraineté limitée. L'exemple de l'Europe centrale et de la Géorgie illustre mon propos. Donc pas de frontières fixes ! Aux États Unis, pendant leur formation territoriale du XIXèmesiècle, le terme de frontier signifie l'idée d'un front pionnier d'expansion, la conquête de l'ouest, le far west. L'expansion vers le pacifique succède à la conquête terrestre. L'idée de nouvelle frontière est un mobile politique, Kennedy pour lutter contre la pauvreté et l'intégration noire... Enfin, quant à la notion contemporaine, c'est une limite politique qui en droit international marque le lieu où expire une souveraineté politique et où commence une autre, où se termine l'aire d'application d'un droit et où s'impose un autre. C'est la conception la plus universelle. La fixation des frontières En Europe, la fixation est très ancienne. Ainsi aux XIIème et XIIIème siècles entre le Portugal et l'Espagne, ceci est lié à la Reconquista, la reconquête des territoires tenus par les princes musulmans. Mais il faut attendre le XVIIème siècle pour que des traités posent des délimitations claires. Par exemple, les traités de Wesphalie de 1648, concluant la guerre de 30 ans sont fondamentaux car ils fondent le principe de reconnaissance mutuelle entre des États-nations souverains. Le traité d'Utrecht fixe nos frontières du Nord en 1713. Désormais en face de chaque tentative hégémonique se nouent des alliances, des contre-alliances afin de redéfinir les équilibres politiques et territoriaux. Le congrès de Vienne de 1815 tourne la page de l'aventure napoléonienne et voit s'affronter les anciens alliés, l'Autriche cherchant à juguler l'influence prussienne, le Royaume-Uni vis-àvis de la Russie pour le contrôle des voies maritimes (la Mer noire, les détroits des Dardanelles). La France retrouve ses frontières grosso modo sauf la Savoie. On ne tient pas compte des aspirations des peuples, les grands décident, dessinent les contours des Etats. Il faut attendre le printemps des peuples en 1848 pour modifier cet équilibre des empereurs. En 1919, les frontières sont définies sans surprise sur la base du rapport de forces entre les vainqueurs et les vaincus, tempéré de quelques principes wilsoniens comme l'autodétermination des peuples. Les empires vaincus sont amputés (renaissance de la Pologne) ou disparaissent comme l'empire austro-hongrois. Le redécoupage est laborieux, cartographes et géographes s'ingénient à trouver des états viables et stables. Ce charcutage laisse des minorités déçues (Sudètes) qui feront les délices des propagandistes nationalistes comme Hitler. En 1945, le rapport de forces entre Washington, Londres et Moscou est fixé (Potsdam,Yalta). Staline reprend l'héritage de Pierre le Grand (Ukraine, pays baltes) et les protège par des Etats-satellites (démocraties populaires) et des Etats neutres (Autriche, Finlande). 1991 achève un processus puisque la souveraineté des nations d'Europe centrale est rétablie... Les frontières du Nord L'appartenance à une nation est, au XVIIIème siècle une notion très vague. Les habitants des provinces du Nord se sont retrouvés espagnols, hollandais, autrichiens puis français sans que cela change le quotidien du peuple. L'affrontement à la fin du XVème siècle entre Louis XI et Charles le téméraire provoque de part et d'autre une lutte sans merci.


Louis XI détruit quelques places fortes (Avesnes, Landrecies, Le Quesnoy, Maubeuge, Chimay, Bavay). François I au XVIème fortifie sa frontière picarde. C'est surtout le talent de Vauban qui va assurer une réelle stabilité au Nord. Les guerres successives de Louis XIV vont montrer que la frontière tient globalement. Le territoire du Nord est devenu mais aussi resté français, ceci est confirmé par le traité d'Utrecht. Le voyageur Jacobs d'Hailly qui visite la Flandre et le Hainaut ne manque pas de le noter dans son journal en 1697. Les eaux qui environnent la ville et les fortifications rendent la ville forte. Forteresse imprenable. Notons que les français construisent deux citadelles pour Lille, l'une pour se défendre et l'autre pour surveiller la ville contre les émeutes antifrançaises. La nationalité et l'appartenance d'un bourg à un royaume ou à un empire ne dépendaient que de la ratification d'un traité de paix. En 1713, le traité d'Utrecht met fin à la guerre de succession d'Espagne. Il établit la paix entre la France de Louis XIV et une coalition regroupant les Pays-Bas espagnols, les Provinces-Unies et l'Angleterre en dessinant les contours de la nouvelle frontière entre le Nord et les Pays-Bas autrichiens à ce moment là. La France perd quelques places fortes (Tournai, Menin, Ypres, Furnes...) tandis que la frontière suit l'axe Dunkerque-Maubeuge via Lille et Condé sur l’Escaut. Des impératifs stratégiques et militaires ont présidé à l'établissement de la frontière de 1713. Quitte à créer de nombreuses enclaves autrichiennes comme Estaires ou Lezennes par exemple. Avec le rétablissement de meilleures relations entre Louis XV et l'impératrice Marie-Louise d'Autriche, une commission est mandatée pour régler ces problèmes frontaliers. Les tractations vont durer 50 ans ! Le 16 mai 1769, la France et l'Autriche signent le traité dit des limites. Il fixe presque définitivement les frontières entre le Nord et la future Belgique ce qui pose problème à quelques communes coupées en deux : Leers ouWarneton, Comines... Le traité de Courtrai en 1820 fixe les derniers ajustements entre le Nord et les Pays-Bas (Belgique en 1830). On procède alors à l'abornement en jalonnant la frontière de hautes bornes en pierre (près de 3 mètres) qui portent d'un côté le F de France et le N pour Nederland. (il en subsiste dans l'Avesnois). Une frontière entre obstacle et lien Pour créer les départements français s'opposent deux conceptions, l'une s'appuyant sur les traditions (anciennes provinces) ou sur l'égalité (projet Thouret du quadrillage géométrique). Le problème du Nord est un compromis, car d'une part on préserve l'histoire (Flandre et Hainaut) mais on opte pour un département frontière étiré. L'industrialisation du Nord-Pas-de-Calais pose les bases d'un véritable échange entre Nord et Belgique. La population passe de 1800 à 1850 de 1,2 millions à 1,8 millions dont de nombreux belges (7 à 10%!). Roubaix avec 125 000 habitants compte 50 000 belges. Le chemin de fer ouvre des horizons vers Calais-Dunkerque puis Bruxelles. La métallurgie bénéficie des apports financiers du baron Empain... La région devient l'un des bastions de l'industrie textile et charbonnière de France. Les échanges culturels sont importants, je citerai le belge Émile Verhaeren, poète symboliste qui dénonce les villes tentaculaires alors que le lillois Albert Samain exhale sa mélancolie. La guerre 14-18 offre d'autres aspects de la solidarité entre le Nord et les Pays-Bas. La région de Lille occupée pendant 4 ans crève de faim et de maladie. Les populations ont été sau-

vées par des comités hispano américain (Hoover) et la commission for relief in Belgium néerlandaise. Des populations civiles sont transférées en zone neutre. La crise économique de 1930 crée de nouvelles tensions, le chacun pour soi domine. La montée vers la guerre pousse même la Belgique à protester contre les fortifications du Nord de la France, la ligne Maginot est donc inachevée. La barrière de fer ne résistera pas. La Belgique se déclare neutre afin de ne pas être entraînée dans le conflit.

LA LIMITE A UNE FONCTION SYMBOLIQUE DONC STRUCTURANTE. LES SOCIÉTÉS NE PEUVENT ÊTRE OUVERTES QUE SI ELLES SE SENTENT SÛRES D'ELLES-MÊMES, LIMITÉES.

La seconde guerre mondiale va rapprocher les frères séparés. Le Nord est déclaré zone interdite et rattaché à l'oberkommandantur de Bruxelles. L'entrée du Nord dans le giron du Reich est préparée. Les nazis subventionnent le vlaamsverband qui a pignon sur rue à Lille. La deuxième moitié du XXème siècle va se construire sur les bases d'une coopération européenne, imposée dans un premier temps par les Américains puis reprise par les partis politiques attachés à la démocratie de part et d'autre de la frontière. 1992 signe la suppression effective des frontières. La question des frontières est le sujet géopolitique par excellence puisqu'une frontière est du temps inscrit dans l'espace. Par la négociation, par la guerre, par la paix, par le contrôle, le politique s'inscrit dans l'espace et marque cette inscription par des délimitations qui doivent faire sens. Pays-Bas du Sud et du Nord sont à nouveau reliés dans un espace géographique ouvert, les mêmes paysages ruraux, les mêmes grandplaces des villes, les mêmes paysages industriels ou en en friches, dans un même horizon avec la mer du Nord pour dernier terrain vague.

MARC ANGLARET professeur de philosophie

UN MONDE SANS FRONTIÈRE ?

Un monde humain sans frontière est-il possible ? Est-il souhaitable ? Derrière ce généreux principe, on devine aisément le projet — certains diraient l’utopie — d’une humanité «unifiée». Ce projet lui-même repose sur l’idée, difficilement contestable en elle-même, selon laquelle ce sont toujours les différences culturelles, religieuses, nationales, régionales, et autres, dont les frontières ne sont que les symboles, qui sont à l’origine des conflits entre les hommes. Les frontières, quelles que soient leurs natures, alimenteraient donc les guerres et les racismes en tous genres. La légitimité du dessein d’un monde humain sans frontière ne poserait dès lors plus de difficulté. On peut en effet penser que l’institution d’un État mondial, même si elle était réalisée de fait, ne supprimerait pas les frontières les plus inébranlables : celles qui sont présentes dans les esprits des hommes. En outre, certains — les plus «réactionnaires» peut-être — estimeront que si les frontières peuvent effectivement être considérées comme les causes principales des conflits humains, elles ont en revanche l’avantage d’assurer à chaque communauté, politique, religieuse ou autre, son identité. Autrement dit, à l’idée d’une humanité sans frontière, on peut objecter celle du droit à la différence. Qui décidera laquelle de ces deux idées doit correspondre à l’idéal de l’homme ?

cahiers de l’addictologie 7


DOSSIER

Aux frontières des disciplines

Aux frontières

DES DIS CIP LIN ES L’addictologie dans l’acceptation sanitaire du terme a deux aspects aux frontières bien tracées. Un aspect santé publique et un aspect santé mentale.

THIERRY DANEL

MÉDECIN ADDICTOLOGUE, PRÉSIDENT D’ECLAT/GRAA

L

a santé publique est incontestablement le grand gagnant du développement des préoccupations concernant les pratiques addictives tant de la part des pouvoirs publics, des associations, des travailleurs sociaux que des personnels de santé. Son succès puise dans un consensus social de réduction des risques, de principe de précaution très en vogue aujourd’hui et installé durablement. La société dans son ensemble accepte la restriction des libertés publiques et individuelles pour privilégier l’assurance d’une vie plus longue, plus sécure et plus confortable pour soi et pour les autres. Les notions de prise de risques notamment en santé sont devenus aujourd’hui inacceptables. Les conduites addictives, emblématiques de la notion de risque et identifiées comme telles le deviennent aussi. Les politiques menées depuis 20 ans en addictologie, dans le grand courant du principe de précaution ont indéniablement concouru à la baisse très sensible de la morbidité et de la mortalité secondaire. Les traitements de substitution évitent les morts par overdose et font barrage à la transmission des maladies virales. Les malades dépendants de l’alcool sont toujours là, mais eu égard à la baisse générale de la consommation d’alcool chez les non-dépendants, la mortalité par cirrhose alcoolique et cancers des voies aérodigestives diminue sensiblement. La multiplication des contrôles des taux d’alcoolémie des automobilistes, et probablement dans un futur très proche, ceux de cannabis et autres psychotropes, devraient concourrir à la baisse drastique de l’accidentalité et de la mortalité routière. Tout le monde s’en réjouit et surtout tout le monde en bénéficie. Une question de formes Parallèlement l’addictologie a promu un langage aisément compréhensible par les professionnels ayant de près ou de loin affaire aux conduites addictives. Les quatre types d’usage que sont l’usage simple, l’usage à risque, l’usage nocif, et l’usage avec dépendance sont

8 cahiers de l’addictologie

LA SOCIÉTÉ DANS SON ENSEMBLE ACCEPTE LA RESTRICTION DES LIBERTÉS PUBLIQUES ET INDIVIDUELLES POUR PRIVILÉGIER L’ASSURANCE D’UNE VIE PLUS LONGUE, PLUS SÉCURE ET PLUS CONFORTABLE POUR SOI ET POUR LES AUTRES.

aujourd’hui les points cardinaux qui permettent d’orientater la personne dans le circuit addictologique. Après la précaution, c’est la simplification qui marque l’évolution de l’univers de l’addictologie. Simplification pour être compris du plus grand nombre, simplification pour être plus efficace. Puis, l’aspect catégoriel a été efficacement complété par une approche dimensionnelle telle que l’évaluation de l’intensité du trouble addictif (cf. les questionnaires Audit, Falgeström) ou la détermination du moment dans un parcours addictif (modèle de Prochaska et DiClemente).


DIDIER PLAYOUST Graa/Eclat, service d’addictologie Centre Hospitalier de Tourcoing

UN MOT DIFFICILE À DÉFINIR ?

Le mot, addiction, apparaît dans les années 1930 chez un psychanalyste anglais Edward Glover parlant de «drog-addiction» en référence à la toxicomanie. C’est Joyce McDougall, autre psychanalyste de culture anglo-saxone et hexagonale qui l’introduit dans la langue française dans les années 1960 pour ne pas avoir à le traduire par toxicomanie. L’utilisation du mot addiction s’est banalisée en France depuis les années 2000, depuis le fameux rapport de Michel Reynaud, Parquet P.J., Lagrue G. sur «les pratiques addictives1».

LES CHEMINS DE L’ADDICTOLOGIE CÔTÉ SANTÉ MENTALE SONT BEAUCOUP PLUS ARDUS QUE CEUX DE L’ADDICTOLOGIE CÔTÉ SANTÉ PUBLIQUE.

Précaution, simplification, efficacité. L’addictologie se veut désormais pragmatique. Le grand chantier de demain Mais il est un autre aspect qui reste problématique, celui de la santé mentale. Il concerne les conduites addictives des plus vulnérables, des plus fragiles et là nous n’avançons guère depuis vingt ans. C’est l’addictologie des dépendants, des grands addicts pour lesquels les messages de prévention habituels sont inopérants. Ces grands addicts présentent souvent des troubles psychopathologiques associés et leurs troubles mentaux, leurs troubles de personnalités, leurs troubles de l’adaptation nous conduisent à envisager des modalités thérapeutiques plus complexes et pour beaucoup encore à inventer. Les chemins de l’addictologie côté santé mentale sont beaucoup plus ardus que ceux de l’addictologie côté santé publique. Là où l’information et la législation pouvaient peser et changer les choses, elles semblent tout à coup inefficaces. On ne légifère pas pour prévenir les troubles mentaux. C’est le grand chantier de l’addictologie de demain.

Dans le langage courant, on entend de plus en plus souvent l’adjectif addict pour désigner une personne simplement passionnée de quelque chose et par extension, le moindre de ses passe-temps ou habitude favorite. Les publicitaires le préférant aux synonymes français d’accro, de mordu ou encore de fana, du fait de sa consonnance britannique, s’en sont largement emparés souvent à seuls fins de mieux vendre leurs rouges à lèvres, leurs voitures ou leurs téléphones… Dans le langage médical, la définition du mot addiction qui fait encore référence est celle de Goodman qui dès 1990 propose de s’accorder sur le fait que l’addiction est un «processus dans lequel est réalisé un comportement qui peut avoir pour fonction de procurer du plaisir et de soulager un malaise intérieur, et qui se caractérise par l’échec répété de son contrôle et sa persistance en dépit des conséquences négatives». Cette définition, en associant sans les distinguer la recherche du plaisir et le soulagement d’un mal-être, caractérise plus le comportement en lui-même que son sens qui s’inscrit dans l’histoire individuelle. En effet, si les conséquences toxiques d’un comportement addictif sont les mêmes pour chaque individu, il n’en est pas de même de la recherche du plaisir et du soulagement d’une souffrance qui peuvent elles diffère. Par conséquent, soit le terme addiction désigne ce qu’en français nous avions coutume de nommer dépendance, soit il vient remplir un vide qu’il s’agit dès lors de définir. Si l’on accepte cette idée que le concept d’addiction n’est pas la simple transcription anglaise de ce que nous nommions auparavant dépendance, une première analyse pourrait nous laisser supposer que l’addiction serait une forme de dépendance pathologique qui n'est pas nécessairement liée à une drogue. On peut trouver des comportements addictifs plus ou moins prononcés dans toutes les sphères d'activité : dépendance au travail, au jeu, au sexe, à l'alimentation (boulimie), à la consommation (achat compulsif), au sport (surentrainement), à l'Internet (cyberdépendance), etc. Ces comportements, pour certains, ont un caractère irrépressible, répétitif et nuisible à la santé. L’addict serait donc ce dépendant psychologique (l’autre versant est le dépendant physique) qui ne peut lâcher de lui-même ce qu’il saisit «comme si» ses mains étaient couvertes de colle ! 1. Reynaud M. , Par quet P. J., L ag rue G .: «Les pratiques addictives. U sag e, usage nocif et dépe ndance aux subst a nces p s ychoa c ti v es» E d i t i ons Od i l e Ja co b , 20 0 0.

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DOSSIER

Frontières entre addictions

Le s a dd i c t io ns sa n s d r ogu e s

UNE FAÇ ON DE R EP ENS ER LES ADD ICTION S TOUT COUR T ?

L'existence même de la notion d'addictions sans drogue est, de façon presque obligée, une source de polémiques, dont nous voyons régulièrement des exemples, tant parmi les spécialistes que dans le grand public.

MARC VALLEUR

CHEF DE SERVICE DUCENTRE MEDICAL MARMOTTAN

L

a première raison de ces polémiques est qu’elles peuvent être abordées sous l’angle de la subjectivité, chacun pouvant trouver dans son vécu propre des expériences de passions ou d’habitudes envahissantes qui lui permettent de «comprendre» l’addiction, ou sous l’angle scientifique, notamment quant aux mécanismes cérébraux, qui, eux, «expliqueraient» l’ensemble des phénomènes de dépendance. A travers cette opposition de regards, ces addictions sont de nature à poser des questions qui touchent à notre épistémologie la plus profonde, à raviver les plus anciens débats sur l'âme et le corps, sur la nature et la culture... A ces questions de nature épistémologique s'ajoute un autre axe d'interrogations : les addictions relèvent-elles en priorité de la médecine et de services spécialisés, ou ne sont-elles que le symptôme d'une évolution sociétale ? «Les addictions sans drogues existent-elles?» «Behavioral addictions do they exist ?» Est le titre d'un article de la revue Science, publié en 2001 . Pour nombre de cliniciens, il est évident que le jeu excessif, compulsif, ou pathologique, mérite d'être considéré comme une dépendance ou une addiction, au même titre que l'alcoolisme ou les toxicomanies. Pourtant dans la littérature internationale, le statut du jeu pathologique – qui est pourtant parmi les addictions sans drogues la plus universellement reconnue - n'est pas actuellement fixé de façon consensuelle, et l'idée de l'inclure dans la catégorie des troubles addictifs aux côtés de la dépendance aux substances psychoactives ne fait pas l'unanimité. Il existe par ailleurs des polémiques très actives sur l'existence ou non d'une addiction aux jeux en réseau sur Internet, la «cyberaddiction», les usages problématiques d'Internet, ne faisant pas pour le moment l'objet de définitions précises. De façon générale, nombre de spécialistes participent à un élargissement de la notion d'addiction, incluant par exemple certaines formes de troubles des conduites alimentaires, certains types de relations affectives et sexuelles, etc..., mais

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dans un contexte où cet élargissement, assez admis par le public et les médias, est discuté dans les milieux scientifiques. Ces débats me paraissent de nature à raviver une interrogation non seulement sur la consistance des entités regroupées sous le terme d'addictions sans drogues, mais sur la définition même des addictions en général: soutenir que le jeu pathologique n'est pas une addiction (ou une dépendance) au sens plein du terme, que «la cyberaddiction n'existe pas» suppose que l'on dispose de définitions claires de l'addiction, et de critères permettant de trancher entre ce qui en relève ou non. Or il me paraît évident que, à ce niveau aussi, il n'existe toujours pas d'évidence absolue, susceptible de s'imposer à tous sans discussions. Le coeur de ces questions tient donc avant tout à la difficulté à concevoir de la même façon, sur un même plan, les dépendances, selon qu'elles concernent ou non une substance psychoactive. L'addiction: une réalité biologique ? Les chercheurs ont, envers les évidences cliniques ou les intuitions des praticiens une défiance légitime: il est en effet très possible pour un soignant de se construire, de façon opératoire, des catégories fondées sur des similitudes de surface, ne correspondant pas forcément à des entités solides. Ainsi dans «Rationality and addiction», les auteurs mettent-ils en garde contre le risque, en matière d'addictions, de confondre de simples analogies avec de vraies homologies. Ils illustrent leur propos par une comparaison mettant en jeu les ailes de chauves-souris, les ailes d'oiseaux, les ailerons de baleines, et les ailerons de requins. Superficiellement, on est tenté d'assimiler – sur la base d'une analogie - les ailes de chauvessouris et les ailes d'oiseaux, comme les ailerons des baleines avec ceux des requins. Or, dans une classification scientifique, la «vraie homologie», et non la simple analogie, est entre baleines et chauves souris, qui sont deux groupes de mammifères, et ne sont ni des poissons, ni des oiseaux. (Et le praticien a souvent raison de rester prisonnier de la simple analogie : le savoir d'un pêcheur peut concerner baleines


et requins, et ce n'est pas dramatique pour lui de tout ignorer des chauves-souris.). Et c'est dans des modifications d'ordre biologique, durables et objectivables, que devrait être trouvé le marqueur absolu de l'addiction, l'équivalent des mamelles des mammifères. Nombre d’auteurs se placent donc dans une position d’attente, partant du principe que ces «nouvelles pathologies» ne mériteront un réel droit de cité que lorsque des marqueurs biologiques en démontreront l’existence au plus profond des mécanismes vitaux. Donc, parmi les tenants d'une équivalence entre les diverses addictions, beaucoup pensent que le jeu, comme l'usage de drogues, doit induire des modifications cérébrales, mais les éléments de preuve, ici, ne peuvent être qu'indirects. La dépendance à une substance psychoactive est en effet évaluée expérimentalement assez facilement, notamment par des épreuves d’auto-administration chez l’animal, alors qu’en matière de jeu, comme pour toutes les addictions sans drogues, il n’existe guère de dispositif expérimental permettant les mêmes mesures. L’éthologie doit encore progresser pour nous proposer des équivalents, chez le rat, de la dépendance aux machines à sous, au sport, au travail, ou aux relations amoureuses passionnelles et destructrices. Ne doutons pas que les recherches vont se multiplier, qui finiront par prouver que l’intensité des sensations éprouvées dans les séquences de jeux de casino, mais aussi de jeux vidéo, sans parler des transports amoureux, se traduisent par des modifications tangibles, et possiblement durables, des circuits de récompense. Reste que le jeu excessif ou pathologique, comme d'autres addictions sans drogues, a été décrit bien longtemps avant que ces preuves existent, et que la clinique ne pouvait attendre les résultats de la science pour aider des sujets en souffrance. Surtout, il faut souligner que l'assimilation entre addiction et troubles durables ou irréversibles des circuits cérébraux n'est pas un fait indiscuté et indiscutable. Le critère de l'addiction, la frontière entre le normal et le pathologique, peut être posé en clinique de façon assez simple : c'est le fait, pour un sujet, de vouloir réduire ou cesser sa conduite, sans y parvenir. Ainsi se trouve justifiée l'intervention thérapeutique, dans la mesure où il existe une demande, au moins potentielle... Cette définition ne nécessite pas d'être justifiée par des éléments biologiques, qui ne sont d’ailleurs guère disponibles en pratique. La cocaïne, le jeu pathologique, et le sucre Le statut légal des différentes drogues, tolérées comme l'alcool, prescrites et contrôlées comme les médicaments, ou totalement interdites comme l'héroïne ou la cocaïne, est le résultat de l'histoire et de l'évolution des sociétés, et non de pures décisions sanitaires. La prohibition du jeu a des racines dans des considérations religieuses et morales. La vague actuelle de légalisations présente l'intérêt – au moins théorique – de permettre aux diverses parties prenantes d'exprimer leurs positions, et de prendre en compte des données de santé publique et de coûts sociaux. C’est une occasion peut-être unique de reposer la question fondamentale des responsabilités en matière d'addictions, entre les individus, les opérateurs, et les régulateurs. Une recherche récente en neurophysiologie a conduit à une découverte importante : des rats deviennent dépendants du sucre, qui a un potentiel addictif extrêmement élevé, au point

qu'il parvient à remplacer une dépendance préalablement instaurée à la cocaïne. Cette nouvelle «drogue» est mise en évidence non parce qu'on essaierait de banaliser la cocaïne, mais parce que l'obésité devient un problème majeur de santé publique. On ne cherche ainsi jamais au hasard, mais là où notre regard est attiré par des questions de société. Parmi les recherches issues de champs extérieurs à la clinique, des travaux de sociologie, d'anthropologie, de philosophie, se penchent non plus seulement sur la place du jeu dans la société, mais sur l'addiction comme emblème d'une société «d'hyperconsommation». Ces travaux sont extrêmement utiles car ils peuvent nous éviter de ne voir le jeu excessif et tous les problèmes humains qui en découlent que comme un simple problème de technique médicale.

LE CRITÈRE DE L'ADDICTION, LA FRONTIÈRE ENTRE LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE, PEUT ÊTRE POSÉ EN CLINIQUE DE FAÇON ASSEZ SIMPLE : C'EST LE FAIT, POUR UN SUJET, DE VOULOIR RÉDUIRE OU CESSER SA CONDUITE, SANS Y PARVENIR.

Il existe en effet un risque important, pour toutes les addictions, de focalisation sur un aspect partiel de la question, qui éviterait la dimension proprement politique du problème. Ne s'intéresser qu'à la partie la plus pathologique des joueurs peut, paradoxalement, être une façon d'éviter de poser la question de la dangerosité des produits, jeux ou drogues, et celle de la responsabilité des opérateurs et des états. Sans douter de la bonne volonté issue des stratégies de type «développement durable», ni de la bonne foi des chercheurs de toutes disciplines, il faut souligner le risque de cette situation: qu'une alliance se forme de facto entre cliniciens et opérateurs, pour mettre l'accent sur les facteurs individuels, biologiques ou psychologiques, et ne pas aborder les question sociétales. Il serait dommage qu'un clivage oppose «problèmes de société» et «problèmes de santé publique», les deux étant souvent les deux faces d'un même objet.

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DOSSIER

L’addictologie de liaison

L ’a d d i ct o l o g ie D E LIAISON OLIVIER COTTENCIN

PRATICIEN HOSPITALIER, SERVICE ADDICTOLOGIE, CHRU LILLE

L’addictologie de liaison prend sa source dans le rapport Reynaud-Parquet1 qui proposait dès 1999 la mise en place d’équipes hospitalières d’alcoologie de liaison pour faire face aux diagnostics de conduites d’alcoolisation trop tardifs, à une sous-estimation de leur gravité, à un dispositif de soins globalement peu efficace et à un pourcentage important de patients présentant un problème avec l’alcool au sein de l’hôpital général (18% en unités de soins de courte durée et 25% en psychiatrie). Cette mise en place conditionne aujourd’hui l’abandon de l’approche par produit au profit d’un concept plus large, celui d’addiction qui se définit comme «le mouvement d’un sujet vers une substance ou un comportement sous-tendu par une perte de contrôle entraînant sa répétition malgré des conséquences néfastes (physiques, psychiques, familiales, professionnelles, sociales…)». Très clairement inspiré du fonctionnement de la psychiatrie de liaison, l’addictologie de liaison repose sur une double mission qui consiste à dépister, diagnostiquer et traiter les troubles liés à un comportement addictif (de l’abus à la dépendance) et conjointement aider le personnel soignant à mieux comprendre ce qui caractérise les patients en souffrance. Un tel dispositif d’intervention mobile, disponible, efficace et souple nécessite que tous les acteurs qui le compose aient non seulement des compétences en addictologie et en psychiatrie mais puissent comprendre les priorités des équipes soignantes

CLAUDE MASQUELIER médecin généraliste, G&T 59/62 DE NOUVELLES PRATIQUES EN MÉDECINE GÉNÉRALE Trois problèmes alimentent notre réflexion sur le rôle des frontières dans l'accompagnement thérapeutique des patients addictifs. 1) L'utilisation du questionnaire FACE (utilisé lors d'interventions alcoologiques brèves) pour dépister les buveurs excessifs se heurte au fait qu'une proportion non négligeable de médecins se trouve eux-même en excès. 2) Le tabagisme de la femme enceinte, malgré les effets néfastes reconnus, semble très peu pris en considération. 3) La prescription de méthadone sous forme de gélule médicalement justifiée nécessite souvent de transgresser la réglementation. On pressent qu'à travers ces trois situations, ce qui est en jeu a un rapport direct avec les limites identitaires, les zones de pouvoirs et la confrontation. La volonté actuelle de tout contrôler amène des contraintes et des tensions nouvelles ; comment a-t-on pu arriver à une réglementation aussi peu congruente au sujet de la méthadone gélule ? Il est vrai que la notion de contrôle est au cœur de la définition actuelle de l'addiction : comportement dont on a perdu le contrôle malgré..., obscur conflit intérieur entre celui qui veut consommer et celui qui veut ne pas consommer, et où l’on ne sait plus qui est «je» et qui est «il» , frontière pathologique, affrontement à soi-même nécessitant souvent pour être apaisé de remonter le fil du temps et souvent des générations, de ré-agencer les frontières et libérer de l'espace psychologique, géographique et temporel.

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et sans se substituer à elles accompagner les patients (et leur entourage) dans leurs démarches de soins à quoi s’ajoute la nécessité de faire le lien avec tous les acteurs extra-hospitaliers concernés. L’addictologie de liaison se doit donc de favoriser les coopérations, les échanges de savoir-faire et la mutualisation des moyens et des outils thérapeutiques. Pour ce faire, ces unités proposent des séances de sensibilisation, d’information et même d’apprentissage des techniques d’intervention utiles à l’égard d’un consommateur excessif ou d’un patient en mésusage ou dépendant. Elles ont également en charge d’élaborer des protocoles et d’aider à leur mise en œuvre en s’appuyant sur les recommandations de l’HAS : accueil aux urgences, prise en charge des personnes dépendantes hospitalisées, repérage des mésusages etc… Les urgences générales (médicales, chirurgicales et obstétricales) reçoivent de très nombreux patients en difficulté avec les addictions. Comme dans le cas de la santé mentale, les patients et leur famille ont depuis longtemps repéré les urgences générales comme le lieu d’accueil de la souffrance psychosociale à toute heure du jour ou de la nuit. Ils les utilisent de fait comme premier recours pour accéder au système de soins en addictologie plutôt que de recourir à leur médecin généraliste habituel. Il est donc indispensable que l’équipe d’addictologie de liaison puisse élaborer des protocoles pour chacune de ces situations. Des procédures écrites d’accueil, de soins aux personnes dépendantes en demande de soins, de soins aux personnes en état d’intoxication aigue, en état de sevrage inopiné (ou non) devront être discutées et construites avec les équipes des urgences en tenant compte des réalités locales. Les procédures de recours de soins, d’orientation, de liaison devront être également formalisées afin d’orienter dans les meilleures conditions (à distance de l’intoxication ou du risque vital) les patients en souffrance vers les systèmes de soins en addictologie. Loin de se limiter aux soins des personnes dépendantes, le champ d’action de ces unités de choc s’est désormais élargi aux personnes à risque et au-delà de l’aspect thérapeutique, une attention particulière est portée aux actions de prévention à l’endroit de tout patient hospitalisé pour ivresse ou intoxication aigue. Pour conclure, nous pouvons dire qu’aujourd’hui les missions de l’addictologie ne se limitent plus à l’étude et au traitement des patients dépendants, mais doivent être élargies au dépistage et à la prévention d’une population d’usagers de toxiques (usage et mésusage). L’addictologie de liaison s’avère être une discipline de choix pour étudier et soigner des populations dont la dépendance à un produit ou un comportement a des conséquences sur leur santé mais également des populations d’usagers qui peuvent bénéficier d’interventions brèves et centrées sur le problème, bien en amont des conséquences somatiques et psychiatriques de leurs conduites. 1. Reynaud M, Parquet PJ. Les personnes en difficulté avec l’alcool. Paris : CFES, 1999.


L’histoire pénale des drogues est pour le moins mouvementée, oscillant entre pénalisation et dépénalisation, criminalisation et décriminalisation1. Si de nombreux débats appellent à la sortie du champ pénal, force est de constater, au final, la stérilité de ceux-ci et le maintien d’un regard pénal sur la gestion des drogues. Certaines opérations de dépénalisation ou de décriminalisation des drogues pourraient bien, en outre, cacher des velléités de répression accrue.

Le s fr on t i èr e s

DE LA R ÉP RE SS I O N

CHRISTINE GUISLAIN

CHARGÉE DE COURS AUX FACULTÉS UNIVERSITAIRES SAINT-LOUIS (BRUXELLES-BELGIQUE)

L

’histoire des drogues n’a pas toujours été marquée du sceau pénal. Outre leur utilisation à des fins médicales et récréatives depuis la nuit des temps, sans objection majeure, d’autres modèles de réglementation des drogues ont été privilégiés à des fins politiques ou économiques 2. Sous le couvert d’une croisade morale largement portée par les Etats-Unis, les drogues seront cependant progressivement disqualifiées et diabolisées, justifiant, dès le début du 20ème siècle, leur réglementation au plan international et l’adoption des premières lois répressives au plan européen3. Prenant conscience des limites que comporte l’action répressive envers les usagers de drogues et de la nécessité d’inscrire la problématique dans une perspective multidisciplinaire, les premières réflexions sur les alternatives à la répression pénale apparaîtront dans les années 1970, dans un contexte marqué par les luttes sociales et politiques. Ces interrogations n’auront toutefois que peu d’impact sur le processus législatif : si les Etats européens autorisent parfois à substituer aux sanctions pénales, des mesures de traitement et de réhabilitation, ces mesures restent marginales par rapport à l’option largement répressive adoptée face à un contentieux qui concentre les peurs montantes de l’époque. Cette double tension entre le souci de lutter plus efficacement contre le trafic des drogues, responsable de l’épidémie des drogues, et

celui d’aider les usagers de drogues, tout à la fois malades et victimes de cette épidémie, ne cessera d’influer sur les politiques publiques, débouchant sur une logique hybride néanmoins dominée par le regard pénal4. Après une hausse spectaculaire des poursuites et des condamnations à l’égard des usagers de drogues, les années 1990 furent à nouveau le théâtre d’une vague de protestations quant à la politique pénale menée à l’encontre des usagers de drogues. Le modèle répressif, mis en place au plan mondial, est ainsi remis en cause en ce qu’il n’a pu endiguer ni la demande, ni l’offre en matière de drogues. Les critiques fusent, jusque dans certains milieux judiciaires, pour dénoncer l’inadéquation de la réponse pénale et l’incarcération des usagers de drogues, le caractère «exorbitant» du droit pénal de la drogue, la disqualification et la stigmatisation à outrance des usagers de drogues et l’engorgement des appareils judiciaire et pénitentiaire. Un peu partout en Europe, l’on entend désormais mettre l’accent sur la prévention, l’assistance, la réduction des risques et la réinsertion des usagers de drogues et l’on s’interroge sur la «normalisation» de l’usager de drogues, «citoyen comme un autre»5. Les commissions d’études, les groupes de travail parlementaires, les propositions se multiplient et plaident pour la décriminalisation des comportements entourant l’usage de drogues. Mais, malgré les messages de tolérance véhiculés à l’en-

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DOSSIER

Les frontières de la répression

LAURENT PLANCKE chargé détudes au Cèdre Bleu

COMPORTEMENTS HORS FRONTIÈRES

Les motivations des jeunes pour franchir les frontières franco-belges et hollandaises sont en fait de trois ordres : économiques, festives et sanitaires Les pays du Benelux et le Nord de la France connaissent des flux importants de substances psycho-actives illicites. Les produits issus des continents du Sud entrent en Europe par l’Espagne et les ports des Pays-Bas, véritables plaques tournantes européennes. A contrario, les consommateurs se rendent au Benelux pour y acheter ou consommer des drogues. «Les Pays-Bas constituent un narco-état : le flux de produits y est très important, les consommateurs et les dealers s’y approvisionnent facilement ; c’est un pays de culture du cannabis et de production de stimulants (amphétamines, ecstasy…). D’autre part, il y existe une tolérance pour la détention de cannabis (5 grammes), disponible en coffee-shop» , rapporte Laurent Plancke, chargé d’études au Cèdre Bleu dans un rapport de l’OFDT (www.ofdt.fr). Les motivations des jeunes pour franchir les frontières francobelges et hollandaises sont en fait de trois ordres : économiques, festives et sanitaires. Sur le plan économique, la disponibilité des drogues favorise un véritable trafic de fourmis (petit usager, revendeur). Sur le plan festif, chaque week-end des milliers de jeunes français traversent la frontière franco-belge en direction des méga dancings et des festivals. «A proximité de ces établissements devenus tendance avec la déferlante techno, on observe une grande disponibilité de produits stimulants utilisés pour danser jusqu’à l’aube. La fête est le principal moment de consommation de drogues, d’alcool et de tabac chez les jeunes» , ajoute Laurent Plancke. Sur le plan sanitaire, plus de 2 000 Français, se rendraient régulièrement en Belgique pour bénéficier d’un traitement à la méthadone dans des cabinets médicaux ordinaires. «En France, la mise en œuvre d’un traitement de substitution se réalise le plus souvent dans des centres spécialisés où le simple fait de s’y rendre stigmatise le consommateur, ce que ne souhaite pas un certain nombre d’usagers, surtout quand ils occupent une catégorie socioprofessionnelle élevée. Ce n’est pas le cas en Belgique où ces lieux ne sont pas marqués».

contre de l’usage de drogues, les recommandations ne seront que peu suivies sur le plan politique. Le «compromis pénal» se maintient et, si sa légitimité est questionnée à différentes reprises, cela ne suffit pas à le faire vaciller. Force est en effet de constater la timidité des réformes engrangées et l’incapacité à sortir cette problématique du champ pénal. Si l’on aménage, c’est toujours à l’intérieur du cadre pénal, via notamment un assouplissement de la politique des poursuites qui peut, dans certains cas, tendre à une dépénalisation de fait de la détention de certaines drogues, mais jamais plus. Sur le plan législatif, l’interdit pénal semble indépassable et semble même justifier, ça et là, des formes de répression accrue. Ainsi, sous l’influence prépondérante des politiques internationales et européennes, les Etats renforcent leur dispositif de lutte contre le trafic illicite en adoptant des mesures destinées à lutter contre le blanchiment d’argent, en met-

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UN PEU PARTOUT EN EUROPE, L’ON ENTEND DÉSORMAIS METTRE L’ACCENT SUR LA PRÉVENTION, L’ASSISTANCE, LA RÉDUCTION DES RISQUES ET LA RÉINSERTION DES USAGERS DE DROGUES ET L’ON S’INTERROGE SUR LA «NORMALISATION» DE L’USAGER DE DROGUES, «CITOYEN COMME UN AUTRE».

tant en place des dispositifs pour améliorer la coopération internationale, l’extradition et l’assistance judiciaires ou en permettant l’utilisation de techniques particulières de recherche. Censés s’appliquer marginalement à des contentieux d’exception (grande criminalité, criminalité organisée…), ces dispositifs n’en seront pas moins largement mobilisés à l’encontre des usagers de drogues. L’aménagement de la politique des poursuites comme alternative à la décriminalisation de l’usage de drogues, octroie également de larges pouvoirs discrétionnaires aux acteurs de terrain que sont les policiers et parquetiers qui, dans un univers marqué par la lutte contre l’insécurité et la délinquance, continuent, au gré de leurs attentes professionnelles et organisationnelles, à jouer de l’instrument pénal à l’égard des usagers de drogues afin de contrôler l’espace public. Enfin, dans un contexte ambiant qui marque le retour à un certain rigorisme moralisateur et hygiéniste, dans une vision


paternaliste et protectionniste où les drogues continuent à charrier des imaginaires de déchéance physique et morale6, on semble assister à une remédicalisation de l’usage de drogues, comme en témoignent les nombreuses initiatives de réduction de risques sanitaires qui n’en continuent pas moins à se déployer à l’intérieur ou à l’ombre du système pénal. L’influence prépondérante d’un contexte sécuritaire associé à l’usage de drogues et le maintien d’un imaginaire autour de la consommation de drogues semblent ainsi peser de tous leurs poids sur le maintien de l’interdit pénal et s’ériger en obstacle majeur de la décriminalisation des comportements entourant l’usage de drogues7.

L’INFLUENCE PRÉPONDÉRANTE D’UN CONTEXTE SÉCURITAIRE ASSOCIÉ À L’USAGE DE DROGUES ET LE MAINTIEN D’UN IMAGINAIRE AUTOUR DE LA CONSOMMATION DE DROGUES SEMBLENT AINSI PESER DE TOUS LEURS POIDS SUR LE MAINTIEN DE L’INTERDIT PÉNAL ET S’ÉRIGER EN OBSTACLE MAJEUR DE LA DÉCRIMINALISATION DES COMPORTEMENTS ENTOURANT L’USAGE DE DROGUES.

1 La dépénalisation consiste en la désescalade dans l’échelle des peines (de plus fort à moins fort), préservant l’interdit pénal de toute mise en question. La décriminalisation consiste en la suppression de l’incrimination, c’està-dire la sortie du domaine d’application de la loi pénale. 2 Ainsi, au début du 19ème siècle, protestant contre le monopole de l’Angleterre dans la production et la vente d’opium, de grands débats se sont tenus à la Cour impériale chinoise pour légaliser le commerce de l’opium et rapatrier dans les caisses de l’Etat, les taxes considérées comme indûment perçues par les Anglais. De même, afin de préserver les intérêts économiques qu’ils détenaient dans leurs colonies respectives, la France et l’Angleterre ont connu, pendant plusieurs siècles, de monopoles étatiques sur le commerce du cannabis ou de l’opium. 3 Voy. notamment, pour la France, la loi du 12 juillet 1916 et, pour la Belgique, la loi du 24 février 1921. 4 À titre d’exemple, la loi française du 31 décembre 1970, tout en instaurant le dispositif d’injonction thérapeutique, réprime dorénavant l’usage personnel illicite de substances stupéfiantes. 5 Voy. I. Stengers, O. Ralet, Drogues, le défi hollandais, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 1991. 6 Voy. A. Ehrenberg, «Un monde funambules », in A. Ehrenberg (dir.), Individus sous influence. Drogues, alcools, médicaments, psychotropes, Paris, Esprit, 1991. 7 Pour plus de développements, voy. C. Guillain, Les facteurs de criminalisation et les résistances à la décriminalisation de l’usage de drogues en Belgique. Du contrôle international aux préoccupations sécuritaires, Thèse défendue aux Facultés universitaires Saint-Louis pour l’obtention du grade de docteur en droit, juin 2009 (en voie de publication).

YVES LEDOUX chef de projet Enregistrement National duTraitement de Substitution (ENTS), Institut pharmaco-épidémiologique belge (IPhEB) Bruxelles

LA MÉTHADONE TRANSFRONTALIÈRE : UN PARADOXE ? La quête de méthadone en Belgique qui attire au moins 2500 français chaque année, fait surgir de façon abrupte les divergences des champs toxico-thérapeutiques belges et français dans l’accessibilité de ce médicament désormais reconnu comme «essentiel» par l’OMS. Les frontières, ces fils tendus entre deux visions du monde, fonctionnent de façon paradoxale sur ceux qui les traversent. La quête de méthadone en Belgique qui attire au moins 2500 français chaque année, fait surgir de façon abrupte les divergences des champs toxico-thérapeutiques belges et français dans l’accessibilité de ce médicament désormais reconnu comme «essentiel» par l’OMS. La charge symbolique et donc politique de la prescription et délivrance de ce médicament va peser sur les interactions entre notamment décideurs publics, médecins, pharmaciens et, donc sur les stratégies des usagers d’héroïne ou patients en traitement de substitution. Qui devrait s’étonner que l’inaccessible se fasse désirer et entraîne les demandeurs de soins vers le modèle belge régi par un accès facilité par le médecin de ville ? En Belgique tout médecin en cabinet médical privé, généraliste le plus souvent, a une possibilité de prescrire la méthadone, sans limitation préliminaire, et tout pharmacien peut la préparer de façon magistrale en sirop ou en gélules et la délivrer avec une fréquence de plusieurs jours ou semaines (en moyenne sur l’ensemble des prescriptions remboursées par la sécurité sociale, la fréquence est d’un peu moins d’une délivrance par 2 semaines). Les patients emportent leur consommation et la gèrent. Ce système est modulable selon l’ancienneté du patient. Ceux-ci se montrent satisfaits d’un tel aménagement qui facilite aussi la relation de confiance envers les praticiens. Bien entendu, un tel modèle est issu d’une déjà longue histoire faite de soubresauts du champ avec des tensions originelles au début des années quatre-vingt pour aboutir à un «consensus» en 1994, qui a progressivement permis d’augmenter le nombre de patients: annuellement l’Enregistrement national des traitements de substitution (ENTSIPhEB*) rassemble plus de 25 000 ordonnances de méthadone pour 16 650 patients mutualisés résidant en Belgique et y compris 1.500 patients avec buprénorphine (Subutex et Suboxone), grâce à l’implication actuelle de plus de 2 200 médecins et 3 000 pharmacies. Le modèle de la «dilution» de la méthadone en médecine de ville fonctionne : deux tiers des patients en région wallonne ont une prise en charge non institutionnalisée, contre 40% en région flamande dont l’accent spécifique ressemble plus au modèle français avec une position forte des

centres spécialisés. Ceci ne signifie pas que tous les problèmes se soient évanouis pour faire face de façon efficace et humaine à une poursuite de l’usage d’héroïne dans la population. Si ceci présente l’accès des résidents en Belgique (auxquels on peut ajouter 500 patients non couverts par la sécurité sociale), le nombre important de patients en provenance de France (2500 en 2008) ne se produit pas sans perturber le champ. Les français se répartissent de façon inégale entre demandeurs momentanés (un tiers – près de 1 000 personnes- ne viennent qu’une fois sur l’année : les touristes de la méthadone) et patients réguliers, mais aussi selon les zones frontalières, avec parfois une forte concentration chez quelques médecins. Ainsi, 4 médecins de ville dans le même arrondissement prescrivent à 1 000 patients de France. Situation d’exception, alors qu’il est constaté dans des conditions usuelles en Belgique une répartition des médecins entre ceux qui ont des patientèles réduites (40% des médecins qui prescrivent la méthadone n’ont qu’un ou deux patients en traitement de substitution) et à l’autre extrême seuls quelques médecins de centres qui prescrivent à plus de 100 patients, ce qu’un médecin de ville atteint rarement. Une évaluation** réalisée en 2004 avec une comparaison des situations des patients de France avec celle des belges a produit des résultats en apparence paradoxaux sur de nettes améliorations des français (plus de diminution de la poursuite de l’usage d’héroïne, plus forte alliance thérapeutique, moins de problèmes de santé mentale) avec au départ une meilleure insertion professionnelle de ces patients. N’excluons donc pas l’effet positif sur le patient de cette quête de méthadone satisfaite, malgré les perturbations du champ thérapeutique qu’elle suscite. Les autorités belges reconnaissent que cette situation, bien que protégée par les accords européens, est susceptible d’aménagements et un décret (arrêté royal) propose de favoriser le relais vers des équipes de soins françaises. Des coopérations existent sur le terrain, sans toutefois de soutien concret au niveau des subventions nationales ou européennes. * * L e d o u x Y . e t a l . , E v a l ua t i on d e l a d él i v r a nce d e m ét ha d o ne en B el g iq ue. P ol i t i q ue sci e nt i f i q ue f éd é r a l e. A ca d e m i a P r e ss . G e nt. 2 00 5. 29 2p.

cahiers de l’addictologie 15


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La Coordination des Associations Régionales d'Addictologie Nord-Pas-de-Calais rassemble sept associations régionales (ANPAA59 et 62, DATIS, ECLAT, GT59/62, GRAA, GRANITéA,VISA) qui souhaitent collectivement apporter un éclairage nouveau et une dimension pluridisciplinaire aux conduites addictives. Elle entend également donner des avis sur les priorités, perspectives et programmes transversaux élaborés dans le domaine addictologique ou répondre à des demandes spécifiques formulées par les partenaires institutionnels.

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