Cahiers de l'Addictologie n°4

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Financé par le Conseil Régional du Nord - Pas-de-Calais

N°4 - 2012

Addictions Le travail sous influences

PSYCHOLOGIE

STRESS

PRÉVENTION

ÉTHIQUE

DROIT

ENSEMBLE


Damien Duquesne

TRIBUNES

Praticien hospitalier en addictologie au CH d’Arras, médecin du travail à Lille -----------------Depuis que les produits psychoactifs existent, la question de leur interaction avec les milieux professionnels crée de larges débats parfois passionnés… L’évolution de notre société et ses exigences dans le domaine de la sécurité a favorisé l’émergence d’une « problématique » tant du côté des employeurs que des professionnels de la santé au travail. C’est en effet au carrefour du droit du travail et du droit à la santé que se confrontent les points de vue qui érigent parfois en conflit des situations qui relèvent, à mon avis, de l’éthique. L’une de ces situations concerne l’évaluation des risques liés aux « addictions » et leur prévention, avec comme composante unique et discutable, l’existence du Document unique d’évaluation des risques. Cette évaluation, qui a pour objet la prise en compte des risques, devrait à la fois s’interroger sur les éléments, en particulier liés au travail, qui favorisent ces consommations de substances psychoactives…et à la fois sur les conséquences de ces consommations chez les salariés « sous influence de substances psychoactives », tout spécialement ceux qui ont un poste de sécurité ou de sureté. Cette évaluation dans ces deux directions favorisera des actions de prévention individuelle et collective. Toutefois, en 2012, on peut se réjouir des évolutions de la « santé au travail » qui, par la mise en place de réelles équipes, développe des réponses plus adaptées que celle du seul médecin du travail. La pratique de terrain et l’écoute des équipes en place m’indiquent au quotidien la marge de progrès qui se trouve devant nous, l’urgence étant encore la prise en compte des « protocoles » à mettre en place pour gérer humainement les situations aigues de consommations de substances psychoactives. On peut regretter, dans ce contexte, certaines attitudes davantage orientées vers la recherche de sanctions, ouvrant souvent sur l’exclusion, plutôt que sur une attitude empreinte d’attention à l’autre, « autre » qui nous montre ainsi son « mal-être ». Il ne s’agit pas ici de nier les dangers auxquels ces comportements exposent les personnes et les biens. 2013 verra se poursuivre un large débat sur ces questions grâce à la publication en mars prochain des Recommandations pour la pratique clinique « addictions et travail ».

Paul Frimat Professeur des Universités, praticien hospitalier, Université Lille 2 / CHRU Lille Président de l’Institut de santé au travail du Nord de la France (ISTNF) -----------------Depuis la loi de modernisation sociale de 2002, la médecine du travail a évolué vers la santé au travail. En 2011, fruit de la concertation des partenaires sociaux, une loi de réforme est de nouveau venue moderniser l’organisation et la gouvernance des services de santé au travail. Le législateur a également confié à ces derniers de nouvelles missions, parmi lesquelles on retrouve la prévention de la consommation d’alcool et de drogue sur le lieu de travail. Les médecins du travail, au cœur d’équipes pluridisciplinaires, n’ont bien sûr pas attendu ces évolutions réglementaires pour se saisir de problématiques complexes et singulières, qui articulent santé individuelle et collective, insertion sociale, conditions de travail, enjeux de sécurité et de responsabilité au sein des entreprises. La réforme est ainsi venue réaffirmer l’action des équipes de santé au travail qui s’investissent aussi bien dans la sensibilisation des entreprises, que dans l’orientation des salariés en difficulté ou l’accompagnement des projets de prévention des risques professionnels liés à la consommation de substances psychoactives ; le tout, en veillant scrupuleusement au respect du secret médical. De manière générale, les nouvelles missions des services de santé au travail doivent participer à l’amélioration de la santé physique et mentale des salariés. Dans le Nord - Pas-de-Calais, porté par l’Institut de santé au travail du Nord de la France (ISTNF), le groupe régional « addictions et entreprise » (collectif de professionnels de santé au travail, d’hospitalo-universitaires, d’institutionnels, d’intervenants en addictologie et de représentants d’Eclat-Graa), travaille depuis de nombreuses années sur différents sujets qui ont par exemple pu faire l’objet de brochures d’information sur l’alcool, le tabac, le cannabis ou encore les conduites addictives en milieu de travail.

QUELLES SONT LES COOPÉRATIONS QU’IL SERAIT UTILE DE DÉVELOPPER ENTRE LE MONDE DU TRAVAIL, DES ENTREPRISES ET CELUI DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ ?


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Cécile Bourdon Vice-présidente santé, plan anti-cancer du Conseil régional Nord - Pas-de-Calais -----------------Depuis plusieurs années, le Nord - Pas-de-Calais paie un lourd tribut aux addictions. Chacun connait les conséquences de ces usages excessifs, souvent illicites, qui ne cessent d’évoluer et nous obligent à une remise en question récurrente. L’ensemble des professionnels de santé, au contact des personnes en difficulté avec l’alcool, le tabac, les toxicomanies… ont organisé particulièrement dans notre région, une mobilisation en réseau, ont fait évoluer leurs pratiques, inventé des dispositifs originaux de prévention, élaboré de nouvelles formations, imaginé un accès original aux services et à la réduction des risques. Avec les cancers, les hépatites, une prise en charge transdisciplinaire et une adaptation des pratiques et des structures s’avèrent nécessaires. Sur ce terrain comme sur celui de la politique de prévention ou sur l’accès au traitement pour les populations les plus démunies, les choses doivent encore bouger. Oui, il reste encore beaucoup à faire, alors que les consommations à risque se banalisent. Si notre expérience a parfois été citée en exemple, c’est aujourd’hui qu’il faut agir autrement, mieux, ensemble. Le Pôle régional de compétences qui sera une plateforme offrant des services, des compétences et des ressources à tout acteur institutionnel ou associatif est attendu. Soyons prêts… La qualité de ce projet est un enjeu majeur pour une plus grande efficacité de notre Projet régional de santé. La population du Nord - Pas-de-Calais attend le meilleur de notre engagement collectif.

Daniel Lenoir Directeur de l’Agence régionale de santé du Nord - Pas-de-Calais (ARS) -----------------Élaboré dans le cadre de partenariats élargis entre les services de l’État et de l’Agence régionale de santé Nord - Pas-de-Calais, le Conseil régional Nord - Pas-de-Calais, les partenaires sociaux et les organismes de prévention, le Plan régional de santé au travail 2 (PRST2) s’adresse aux acteurs de l’entreprise et a pour objectif de faire diminuer les accidents du travail, prévenir les maladies professionnelles et travailler mieux à tous les âges de la vie dans le Nord Pas-de-Calais. Le PRST2 s’appuie sur un diagnostic régional de la santé au travail, met en relief le rôle, les missions et les principaux axes de travail des acteurs régionaux de prévention, et identifie six grandes priorités partagées et 18 actions principales à conduire sur la période 2011-2014. Les objectifs sont les suivants : encourager les entreprises à être actrices de la prévention et de la santé au travail, prévenir les principales pathologies liées au travail, prévenir les risques d’accident du travail et mener des actions ciblées dans les secteurs à risques, limiter l’impact des problèmes de santé sur l’emploi, améliorer l’efficacité du système de prévention en région, et développer la connaissance et les compétences en santé au travail. Les questions d'addiction, notamment sur les thèmes du tabac et de l'alimentation, sont largement inscrites dans le PRST 2. Il prévoit de mettre en place à la fois des actions d’information, de prévention, d’éducation pour la santé, de formation, d’accompagnement des entreprises à la mise en place d’actions de santé et d’accompagnement des salariés dans une démarche d’aide à l’arrêt du tabac ou d’aide à l’adoption de comportements alimentaires plus adaptés. L’Agence régionale de santé Nord – Pas-de-Calais apporte son soutien financier aux grands opérateurs régionaux œuvrant dans les domaines de l’addiction ainsi qu’en santé travail. En situant la santé au travail comme un enjeu d’avenir, ce plan donne un signal fort aux entreprises et aux salariés de la région : la prévention des risques et la préservation du « capital santé » des salariés doivent occuper une place centrale dans nos préoccupations et nos organisations.

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REPÉRAGE PRÉCOCE ET INTERVENTIONS BRÈVES PRATIQUES ET MISE EN OEUVRE PAR LES MÉDECINS GÉNÉRALISTES

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Pour aller plus loin

ACTUALITÉ

Médecins du travail médecins généralistes : regards croisés, Inpes, 2012

inq minutes peuvent suffire à un médecin pour influer sur le comportement de ses patients. Aussi, le dernier ouvrage de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) revient sur l’importance du repérage précoce et de l’intervention brève (RPIB) comme pratique de prévention des usages abusifs d’alcool. Six mois à un an après intervention, le RPIB permet en effet une diminution de 20 à 40 % de la consommation initiale des patients. « Less is better » Dans la lignée des directives de l’OMS, et suite aux initiatives déjà menées dans cinq régions de France (dès 1998 en Île-de-France, puis reprises en fonction des spécificités territoriales en Aquitaine, ChampagneArdenne, Bretagne et Bourgogne), le ministère de la Santé a souhaité en faire un cheval de bataille de la politique de santé publique nationale de lutte contre les dépendances professionnelles. Objectif de la circulaire du 12 octobre 2006 : former, dès 2007, 75 % des médecins généralistes au RPIB à l’aube 2010. Fin 2008, 920 médecins généralistes étaient formés sur le territoire (dont 152 en Nord – Pas-deCalais, ainsi que 41 médecins du travail). Quels résultats ? Un an après formation, les médecins sont presque

deux fois plus nombreux à aborder la question des consommations alcooliques avec leurs patients (66 contre 39 %). Ils présentent également de meilleures connaissances des seuils de consommations recommandées (52.5 contre 40 %) et à risques (86 contre 77 %)1. Sur ce point, les médecins généralistes du Nord semblent les mieux au fait des situations à risque. Ils n’étaient que 8 % à ne pas savoir les identifier en 2008, contre 16 à 20 % en Aquitaine, Bretagne, Centre, Île-de-France et Midi-Pyrénées. Enfin, la mise en place de formation au RPIB en entreprise semble également apporter un avantage non négligeable : en plus de toucher une population plus jeune que la patientèle des généralistes, l’OFDT estime que près d’un salarié sur trois ne voit pour seul médecin que son médecin du travail. D’après les dernières études en date, environ 25 % des hommes et 10 % des femmes feraient un mésusage de l’alcool sans pour autant être dépendants.

Références 1. Chiffres issus du rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, « Évaluation de la stratégie nationale de diffusion du RPIB auprès des médecins généralistes sur la période 2007-2008 ».

DÉPISTAGE DE SUBSTANCES PSYCHOACTIVES PETITES HISTOIRES (RÉCENTES) VÉCUES

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Damien Duquesne Praticien hospitalier en addictologie, médecin du travail

e thème du dépistage nécessite une approche qui dépasse de loin les seuls aspects de l’entretien clinique et des examens biologiques en santé au travail. La dimension collective de l’entreprise et de son « vivre ensemble » constitue un axe à questionner du point de vue de l’éthique comme des responsabilités. Comment être attentif et « prendre soin » de certaines personnes qui sont en recherche d’un « mieux-être » ou évitent un « mal-être » créant parfois, par leurs comportements, des situations à risques pour elles-mêmes et leur entourage ? Quelques anecdotes nous donnent l’occasion de réfléchir à ce dilemme. Première « petite histoire » Au cours d’un congrès national récent en addictologie, une infirmière de santé au travail prend la parole : « Les médecins du service nous interdisent de poser la question de la consommation de cannabis au cours des entretiens individuels avec les salariés. » Question dans la salle : « Pour quelles raisons ? » Réponse de l’infirmière de santé au travail : « C’est trop compliqué pour nous, médecins du travail de "gérer" les réponses positives ». Cet exemple récent montre le chemin à parcourir pour un réel travail d’équipe entre

médecins et infirmières en santé au travail au service de la prévention individuelle et collective ! D’un point de vue personnel, je pense que ce court récit nous montre une réalité de terrain en contradiction avec nos missions (surtout depuis la loi de juillet 2011). Seconde « petite histoire » Lors d’un stage que j’animais récemment, un médecin du travail m’indique : contrairement à ce que vous avez conseillé lors de la première partie de votre stage concernant la nécessité de mettre à disposition des éthylotests et des bandelettes de dépistage urinaire dans les cabinets médicaux, notre service, sur les conseils du président de l’entreprise, a décidé de ne surtout pas mettre à disposition ces moyens sous prétexte que, « soit le test est positif et cela constitue une difficulté, soit, vous ne faites pas le test et un "juge" pourrait vous reprocher de ne pas avoir utilisé les moyens pourtant mis à votre disposition… ». En tant que médecin du travail, je pense, que c’est une erreur pour ne pas dire une « faute » que de ne pas mettre à disposition des médecins et des équipes de santé au travail, les moyens qui permettent un dépistage biologique, complément indispensable et préalable à tout entretien clinique !


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L'AIDE AU SEVRAGE TABAGIQUE L’ IMPORTANCE DE LA PREMIÈRE RENCONTRE Joseph Osman, Directeur de l’Office français de prévention du tabagisme (OFT)

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près plusieurs années d’expérience sur le terrain de l’aide à l’arrêt du tabac au travail, nous nous sentons légitimes à l’Office français de prévention du tabagisme (OFT) pour affirmer que des trois phases successives mises en œuvre pour aider les fumeurs à arrêter de fumer, la plus délicate et la plus difficile est celle de la toute première fois, celle qui va inciter le fumeur à venir écouter le tabacologue. La venue d’un tabacologue dans l’entreprise provoque souvent un malaise et un effet anxiogène. Il est plus difficile de convaincre le fumeur au tout début du processus que de l’aider à vaincre son tabagisme, une fois qu’il a accepté de se laisser guider. Cela revient à dire que la qualité de la communication est tout à fait primordiale et que, sans succès à ce niveau, peu de possibilités nous seront offertes d’aller plus loin pour prodiguer conseils ou soins. Pas besoin d’une forte motivation pour s’engager À l’Office français de prévention du tabagisme, nous avons développé des « trucs et des astuces» pour inciter les fumeurs, les libérer de leur appréhension. La motivation du fumeur n’est plus requise aujourd’hui comme elle l’était autrefois ; nous lui présentons notre action de sensibilisation comme une sorte d’acte d’éducation thérapeutique et ne lui demandons que l’effort de venir écouter et

s’informer. Il est libre ensuite de décider s’il continue le parcours qui peut le mener à l’arrêt, s’il l’interrompt, ou encore s’il remet à plus tard sa tentative d’arrêt. Lorsque nous exigions un certain degré de motivation, nous n’avions guère plus de 5 à 10 % des fumeurs qui venaient nous écouter. Aujourd’hui, ils sont 50 à 80 % selon le travail de communication effectué en amont. L’entretien individuel d’orientation, une phase clé Une fois nos messages délivrés au cours de la conférence de sensibilisation qui dure environ deux heures, presque tous les fumeurs s’inscrivent à la seconde phase, à savoir l’entretien individuel d’orientation. Cet entretien est primordial, car le fumeur va être pris en charge dans sa globalité. Le tabacologue va aborder son tabagisme, mais aussi ses difficultés personnelles, car pour l’aider dans sa démarche d’arrêt du tabac, certaines autres contraintes qui pèsent lourd doivent aussi être surmontées. Le protocole de sevrage à la carte La troisième phase, le protocole de sevrage proposé à la fin de l’entretien précédent peut se faire de plusieurs manières, en groupe ou individuellement, en face à face ou au téléphone, en cinq à neuf séances selon les souhaits ou le budget de l’entreprise. Au moins un fumeur sur deux arrête de fumer durablement.

« L’INTERDICTION DE FUMER DANS LES LIEUx PUBLICS N’A PAS FAIT AUGMENTER LE TABAGISME À LA MAISON »

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Interview Romain Guignard Chargé d’études et de recherche, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES)

n s’en souvient, la loi interdisant le tabagisme dans les lieux publics avait fait grand bruit au moment de son introduction, en 2008. Les restaurants et les bars n’étaient pourtant pas les seuls concernés : tous les lieux à usage collectif devaient bannir la cigarette. Des interdictions qui ont été inégalement suivies selon Romain Guignard, chargé d’étude et statisticien qui a travaillé sur ces questions à l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) : « Malgré une augmentation du nombre de fumeurs entre 2005 et 2010 observée grâce au Baromètre santé de l'INPES, on note une baisse du nombre de cigarettes consommées quotidiennement par les fumeurs, qu’on estime à environ une et demie par jour. La loi a probablement joué. Environ 20 % des fumeurs interrogés en 2008 dans le volet français de l'enquête ITC (International Tobacco Control project) déclaraient que leur lieu de travail n'était pas totalement non-fumeur. Pourtant, la loi est très bien appliquée à l'intérieur des bars et restaurants ». On en parle peu, mais les effets de l’interdiction

dans le monde du travail peuvent être considérables dans le parcours d’un fumeur. L’enquête ITC, qui évalue les politiques publiques liées au tabac en France, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, montre que, contrairement à certaines idées reçues, il n’y a pas eu de hausse du tabagisme à domicile après l’interdiction. Certains pressentent même une baisse de la prévalence. Romain Guignard explique : « Il y a une diffusion de nouvelles normes sociales en matière de tabagisme. L’interdiction de fumer dans les lieux publics a permis une prise de conscience des risques liés au tabagisme passif, et ce particulièrement chez les jeunes et les parents d’enfants en bas âge qui sont plus sensibilisés. Désormais, un quart des fumeurs ne consomme pas à la maison ». Puisque la recherche bat en brèche toute hypothèse de compensation de la consommation entre sphère privée et publique, cela tendrait à valider l’idée qu’une bonne politique de santé publique produit de bons effets en dehors de sa propre sphère d’application.

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QUAND LE TRAVAIL

CONSTRUIT QUAND LE TRAVAIL

DÉTRUIT

DOSSIER

Le travail est une notion complexe dont le sens a considérablement évolué au cours de l’histoire.

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ongtemps méprisé et réservé aux esclaves, il lui faudra des siècles en effet pour devenir, à la faveur du progrès technique, de la structuration des métiers, du développement du commerce et des échanges puis du capitalisme, la valeur morale qu’il est aujourd’hui. L’histoire du travail est pourtant plutôt sombre : esclavage, exploitation forcenée des hommes, des femmes, des enfants, luttes sanglantes, travail à la chaîne, organisation inhumaine… Mais dans le même temps, au travail, se révèle toujours un peu de la grandeur de l’homme, de sa capacité à créer, à transformer son environnement, à coopérer. Le travail où s’exercent la camaraderie, la solidarité et où se conquièrent progressivement des droits, parfois très chèrement acquis. Le travail au cours du XXe siècle se confond bientôt avec une condition salariale plus protectrice et enviable. La notion gagne en densité (travail, emploi, statut, lien social…) dans une société de plus en plus individualisée, au sein de laquelle chacun se doit de réussir. Nécessité économique, le travail permet de se « placer » socialement. Il donne un statut, une identité, oblige à la coopération, à l’utilité, socialise et intègre, s’articule à la citoyenneté. Sur le plan psychique, le travail opère des régulations fondamentales, oblige

à se confronter au réel, intervient dans l’image de soi et peut permettre le plaisir, la réalisation. Et pourtant, dans le même temps, le travail conserve des aspects plus négatifs… En gagnant cet immense pouvoir de construction économique, sociale, psychique, le travail a également gagné en capacité de destruction alors même que l’emploi se fait plus rare et que le rapport salarial n’est pas globalement favorable aux salariés.

Frédérique Barnier Sociologue du travail Maître de conférences, Université d’Orléans, IUT de Bourges

Le monde peut être rude et maltraitant Maltraitance en premier lieu de tous ceux, chômeurs, précaires de toutes sortes, qui n’accèdent pas ou mal au travail dans une société qui le glorifie... sous certains aspects. Maltraitance quand le travail abime les corps, menace l’intégrité physique et mentale de ceux qui y sont exposés. Le travail tue encore aujourd’hui. Accidents, maladies professionnelles ne frappent pas au hasard : le travail reste au cœur des inégalités sociales de santé. Une santé au travail que l’on peine encore à définir, connaître et évaluer entre anciennes et nouvelles pénibilités, entre altérations physiques et mentales. Bien des salariés doivent ainsi composer sans visibilité dans des organisations changeantes, engagées dans des logiques de compétition et de performance.

salariés vivent dans une culture permanente du résultat, sous le contrôle de systèmes d’évaluation sources de vexation et de compétition. Beaucoup de


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CANNABIS, ALCOOL ET BURN-OUT,

CHRONIQUES DE DÉFONCE AU TRAVAIL

L’intensification du travail provoque surcharge, pressions et contraintes sur les corps et les esprits. Les salariés courent après le temps, travaillent dans l’urgence, obligés parfois à mal travailler, contre leur conscience professionnelle, contre leur morale. Des salariés toujours invités d’ailleurs à se mobiliser et s’impliquer davantage et qui ne peuvent se mettre en retrait, se protéger puisqu’ils doivent intégrer les objectifs de l’entreprise et en porter le poids. Cette « invitation » passe par des méthodes de management qui « sollicitent » l’adhésion des salariés, mais n’oublie pas des indicateurs de performance plus musclés. Elles utilisent et se nourrissent également des nouvelles technologies : systèmes informatiques, courriels, SMS contrôlent et relient en permanence les salariés à leur travail et rendent de plus en plus floue la frontière entre travail et hors travail. Beaucoup de salariés vivent ainsi dans une culture permanente du résultat, sous le contrôle de systèmes d’évaluation sources de vexation et de compétition, fragilisant les collectifs et dégradant encore l’ambiance au travail. Les nouvelles formes d’emploi et d’organisation isolent ainsi des salariés, parfois ainsi dramatiquement démunis quand les problèmes surgissent. Manque de reconnaissance, travail ignoré ou nié, à l’instar du salarié qui l’a produit, qui s’est engagé, mobilisé puisque le travail, tout travail contient un peu de celui qui l’a fait, de son intelligence, de son énergie. Or, s’il n’y a pas de retour, de juste rétribution, de reconnaissance du travail fait, le sentiment d’injustice ressenti peut dériver vers un ébranlement plus général. Dans ce système de contraintes sans contrepartie, de don sans retour, le risque d’altération de la santé est alors bien réel.

Si l’alcool reste toujours présent au tableau des addictions au travail, ces dernières années ont marqué l’émergence de nouvelles tendances. Alexandra Salembier-Trichard médecin du travail, revient sur les nouveaux mécanismes à l’œuvre dans ce domaine. Résister coûte que coûte Pour Alexandra Salembier-Trichard, « l’entreprise reflète la société. » Aussi, alors que la prise de cannabis concernait 38.1 % des 15-24 ans sur la dernière décennie1, l’augmentation de la consommation du produit au travail pour cette population semble somme toute logique. Mais plus que les chiffres, c’est la dédramatisation opérée qui est inquiétante. « On remarque clairement que les jeunes ne prennent pas conscience du danger. Un joint à la pause, ça ne leur paraît pas bien grave. C’est pour se détendre. Et pourtant, plus un produit va vous aider à tenir le rythme, plus il révèle son caractère dangereux. » À l’instar du cannabis, la prise de produits médicamenteux contribue également à la notion de résistance au travail, physique ou mentale, et à la pression qu’il engendre. « Dans le contexte de crise actuel, reprend Alexandra Salembier-Trichard, les moyens sont réduits, on en demande plus, pour plus de productivité. » Un stress accru par la précarité de l’emploi, qui mène à des consommations à but auto-thérapeutique et à l’explosion des syndromes de burn-out. Tabler sur la proximité « En tant que médecin du travail, notre objectif est à la fois de faire le ‘gendarme’, d’orienter vers le soin, de l’imposer même, si nécessaire. Mais au-delà de la question de l’aptitude au travail, nous sommes aussi là pour la prévention, par la parole, la formation à l’encadrement, et par la mise en garde au regard de résultats toxicologiques notamment. » C’est d’ailleurs grâce à ces outils de repérage et de dépistage que le problème d’alcoolisation au travail a pu reculer : « c’est un sujet moins tabou que par le passé », note le praticien. Et cela se reporte sur les chiffres : entre 1960 et 2009, la consommation d’alcool a été amputée de moitié2. L’avenir de la prévention et de la réduction des risques au travail passe donc, selon le médecin, par le management de proximité. Et de rappeler qu’au regard des conduites addictives et de la dépression, le travail reste avant tout facteur de protection. Références 1. Chiffres issus du rapport de l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (OEDT), « European school survey project on alcohol and other drugs », mai 2012, p.46. 2. Naassila, M., « Alcool et santé : bilan et perspectives », Inserm, janvier 2012.

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SUBSTANCES PSYCHOACTIVES

ET TRAVAIL

DOSSIER

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Arnaud Muyssen Médecin addictologue CHRU de Lille

ous observons des modifications dans les consommations de susbstances psychoactives au travail. L’alcool semble moins présent au profit du cannabis, de l’ectasy, de la cocaïne ou des amphétamines. Comment expliquer ces glissements ? Les consommations temporaires massives, communément désignées « binge drinking » ou « biture express » sont devenues beaucoup plus fréquentes et présentent une dangerosité spécifique. L’explosion des drogues de synthèse – 50 nouveaux produits ont été saisis par la douane depuis début 2012, plus de 165 depuis 2011 – atteste également de l’émergence de nouveaux comportements addictifs. Ce phénomène récent repose sur des capacités de synthèse et de production de ces nouvelles molécules, mais aussi sur des mécanismes sociologiques à l’œuvre au sein d’une société de plus en plus individualiste, que l’on retrouve nécessairement dans le monde du travail : pour rester intégré, il faut être performant, jeune et dynamique. Il semble donc logique que ce glissement culturel se répercute sur les modes de consommation des salariés. Avant, l’alcool entrait dans une logique de cohésion sociale au travail. Maintenant que chaque salarié est mis en concurrence avec ses collègues, les produits recherchés doivent répondre au besoin de performance. L’alcool servira alors plutôt à gérer une anxiété anticipatoire (réunion importante, performance scénique...). Le café, le tabac, les amphétamines ou encore la cocaïne seront quant à eux choisis pour leurs vertus « dopantes », là où le cannabis et les somnifères contribueront à renverser ces effets et à activer le sommeil plus rapidement, toujours dans le but d’atteindre la performance. Les attentes productivistes inhérentes au monde du travail telles que nous les connaissons aujourd’hui entraînent-elles d’autres mécanismes d’addiction ? À une époque, les chefs des grandes entreprises

étaient également les techniciens les plus performants. Entrepreneur et salarié parlaient la même langue et partageaient le même objectif. En mettant à leur tête des gestionnaires et des commerciaux, les entreprises assurent leur recherche de productivité. Les travailleurs doivent composer avec des supérieurs hiérarchiques pour qui qualité ne signifie plus la même chose. Le langage et les valeurs des uns et des autres ne sont plus les mêmes. Le choix se limite donc à faire vite (et ne plus être fier de son travail) ou faire bien (et ne pas répondre aux aspirations de ses supérieurs). Dans ce contexte, celui qui travaille se retrouve tenaillé entre la mission qu’il doit remplir et son éthique professionnelle. L’estime de soi et la fierté induites par un travail bien fait en sont nécessairement amoindries. On observe alors des prises de produits non pas liées au besoin de tenir, mais à la nécessité d’oublier et de se remettre de son travail. Si la notion de souffrance psychologique au travail entraîne l’addiction, l’addiction au travail peut-elle, à l’inverse, entraîner la souffrance psychologique ? Comme le sport, le travail fait partie des valeurs mises en avant par notre société. Aussi, un individu avec une faible estime de soi va trouver dans le travail un moyen de se distinguer. En enchaînant les heures supplémentaires, en se surchargeant, le salarié ergomane, le workaholic, va donc chercher à réduire une forme de souffrance psychologique. Si le regard social désapprobateur réservé aux addicts tarde, les reproches de la famille vont quant à eux alimenter l’addiction au travail. Le mal-être s’intensifiant dans la vie privée, le travail devient refuge. Plusieurs cas de figure peuvent alors émerger : un burn-out, ou, suite à un désaveu, un clash. Dans tous les cas, les risques de perdre son travail, de dépression majeure ou le risque suicidaire sont nettement supérieurs chez les addicts au travail.

L’alcool sert à gérer une anxiété anticipatoire. Le café, le tabac, les amphétamines ou la cocaïne sont choisis pour leurs vertus « dopantes », là où le cannabis et les somnifères contribuent à activer le sommeil.


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ADDICTIONS SANS PRODUIT

ET TRAVAIL

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Laurene Collard Chargée de projet Fédération Addiction

e quoi parle-t-on précisément lorsque l'on parle des addictions sans produit ? Est-ce une problématique émergente liée à nos nouveaux modes de vie ? Littéralement, une addiction sans produit, c'est l’incapacité à maîtriser, contrôler et/ou réduire une pratique néfaste pour la santé. À ce jour, aucune liste ne fait état de manière exhaustive des addictions sans produit existantes ; certaines sont assez anciennes (comme l’addiction au jeu de hasard et d’argent) d’autres sont discutées notamment sur leur réelle dimension addictive (cyberdépendances, addictions aux jeux vidéo ou abus d'écran), certaines enfin commencent à être identifiées comme de véritables problématiques addictives (addictions au sexe, au travail, troubles du comportement alimentaire). Dans les cas des addictions aux écrans, au travail ou même aux jeux de hasard et d’argent, on peut peut-être faire un lien entre les problématiques d’addictions dites « sans substance » et la « société addictogène »1 dans laquelle nous évoluons. Depuis quelques années, le dictat du plaisir qui régit les rapports et les ambitions humaines dans nos sociétés modernes occidentales peut favoriser les pratiques excessives, l’individualisme encourageant dans le même temps le culte de la performance. L’addiction au travail ou aux écrans touche-t-elle tous les salariés de façon indifférenciée ? L’addiction au travail (ou « workaholisme ») peut toucher tous les profils. Elle est assez peu rencontrée dans les centres de soins mais les demandes de prise en charge commencent à arriver. Il ressort des propos des professionnels qui ont accueillis voire pris en charge ce type de problématique, que le phénomène s’est accru avec l’émergence des nouvelles technologies, qui induisent la notion de « sans-limite », jouant de la permanence de la stimulation, permettant par exemple de consulter ses e-mails à tout moment et en tous endroits. L’appropriation de ces technologies nouvelles constitue donc un indice du type de public qui peut être dans une pratique à risque, mais elle n’en est pas le seul facteur. Les passionnés de travail ou les

personnes ayant du mal à « décrocher », qui ramènent du travail dans leur foyer, font des semaines de 70 heures aux dépens de leur vie sociale et/ou familiale, existent depuis longtemps. Ils répondent donc aussi à des dimensions plus individuelles et psychodynamiques. L’addiction aux écrans et/ou la « cyberdépendance » sont deux concepts qui font débat. Les professionnels constatent que la plupart des personnes qui présentent ce type de problématiques ont souvent des pratiques excessives qu’elles ont du mal à contrôler, plutôt qu’une véritable impossibilité de cesser cette pratique. Comment prévenir et soigner ce type de dépendance encore mal connu ? Prévenir les addictions, sans substance ou avec, revient à agir de manière globale, sans catégoriser. Dans le soin, les professionnels constatent de nombreuses similitudes entre les problématiques addictives, qu’elles soient avec ou sans consommation de produit (entre jeu pathologique et alcoolodépendance notamment). Être dépendant de son travail, de l’alcool ou d’un jeu d’argent, c’est toujours aussi chercher une solution d’apaisement à un mal-être premier, perdre le contrôle d'un plaisir et/ou être aspiré par la course à la performance. Ainsi, prévenir l’exagération d’une pratique (travail, écrans, jeu…) nécessite d'abord d'agir en amont des enjeux de cette pratique, par l’éducation préventive. Elle initie aux nouvelles technologies, progressivement, développe les capacités de maîtrise, aide à la mise à distance du travail (apprendre à « décrocher »). La prise en compte le plus tôt possible des pratiques à risques et des raisons qui la fondent, est le mécanisme d’une prévention efficace. Lorsque la dépendance s’est installée, une prise en charge de type addictologique et donc transdisciplinaire paraît tout à fait appropriée aux addictions sans substance, pour être au plus près des besoins spécifiques de la personne. Références 1. Sur ce thème, je vous laisse vous référer à l’ouvrage de Jean Pierre Couteron et Alain Morel, Les conduites addictives, paru en 2008 chez Dunod.

Être dépendant de son travail, de l’alcool ou d’un jeu d’argent, c’est toujours chercher une solution d’apaisement à un mal-être premier, perdre le contrôle d'un plaisir et/ou être aspiré par la course à la performance.

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jEUNES ADULTES. LE PROBLÈME EST LIÉ À LA PRÉCARITÉ SOCIALE ET AFFECTIVE l'adolescence. Plus on vieillit plus l'on abandonne facilement l'usage du hashish, surtout chez les personnes ayant commencé l'usage du hashish à partir de l’âge de 16-17 ans. C'est par contre beaucoup plus problématique chez ceux qui ont commencé vers 11-12 ans. De la même façon, plus on vieillit plus on abandonne facilement l'usage du tabac, mais on consommera au contraire davantage d’alcool ». Une surexposition des jeunes apprentis Mais dans quelle mesure les métiers manuels sont-ils plus touchés par les problèmes des addictions ? Une étude réalisée par Elssevier Masson avait mis en évidence la forte prévalence du tabagisme dans les centres de formation des jeunes apprentis. Parmi les élèves interrogés, 52 % se déclaraient fumeurs dont 89,4 % de fumeurs quotidiens. Cette surexposition peut s’expliquer selon Bernard Fontaine : « Le problème n'est pas lié au travail manuel il y est lié à la précarité sociale et affective. En ce qui concerne le questionnement du travail, tout dépend de savoir si le travail à du sens pour celui qui va l'accomplir, s'il l’a choisi ou si c'est uniquement un gagne-pain. Sans oublier l'importance très structurante d'un bon collectif de travail ». Pour les jeunes comme pour les autres, les addictions restent une problématique complexe à saisir et à mettre en perspective.

DOSSIER

Les addictions gagnent du terrain souvent bien avant l’insertion dans le monde du travail. Le parcours d’un jeune, ses affinités avec une substance particulière, sa situation d’étudiant ou de salarié déterminent souvent le rapport qu’il entretiendra plus tard avec les dépendances. Pour le médecin du travail, l’enjeu est relativement aisé à identifier : il s’agit d’empêcher à tout prix le passage d’un usage récréatif à l’abus, ou pire encore, à la dépendance. L’étude ESCAPAD en 2003, pour l’OFDT, mettait en évidence des consommations de plus en plus juvéniles, qui ne sont pas sans incidence : 58 % des jeunes qui ont consommé du cannabis à l’âge de 11 ans en feront ensuite un usage quotidien, contre seulement 3 % de ceux qui essaient à l’âge de 16 ans. Autre âge, autres maux : le binge-drinking, c’est-à-dire l’ingestion très rapide d’alcool en vue d’atteindre l’ivresse, gagne du terrain. Selon le Baromètre santé, 53,2 % des 18-25 ans l’avaient expérimenté en 2010 contre « seulement » 44 % en 2005. Comment ces mauvaises habitudes se répercutent-elles ensuite lors de l’entrée dans la vie professionnelle ? Le médecin du travail Bernard Fontaine précise : « Tout dépend du produit, davantage que l'âge de la personne, tout au moins dans le monde du travail, car nous voyons les personnes au-delà du stade de

AGIR POUR BRISER LA LOI DU SILENCE Christine Dessenne Intervenante spécialisée en entreprise, Anpaa 56-62 Selon vos observations, quelle est la situation du Nord Pas-de-Calais en termes d'addictions professionnelles chez les plus de 40 ans ? Il n’existe malheureusement aucune donnée récente concernant les prises de produits psychoactifs en général et sur les consommations en milieu de travail en particulier, des chiffres précis et récents nous font vraiment défaut. Néanmoins, j’interviens depuis 29 ans sur ce sujet en entreprise et depuis 12 ans dans la région Nord. Le produit posant le plus de problèmes, et bien que sa consommation ait énormément baissé, reste, de très loin l’alcool (chez les hommes principalement), suivi, pour cette catégorie d’âge, de la prise de médicaments psychotropes (en plus grande majorité chez les femmes). Ces derniers entrent souvent dans le cadre d’une automédication. Enfin vient le tabac, qui pose des problèmes de temps liés aux pauses « cigarettes » et, moins fréquemment le jeu : jeux en ligne, PMU, poker, qui peuvent poser des problèmes de fatigue ou de pratique pendant les heures de travail. Par opposition aux jeunes générations, plutôt concernées par la prise de cannabis, l’addiction au travail chez les 40-60 ans se retrouve principalement dans le duo alcool/médicament. Pourquoi ce modèle de consommation diffère-t-il de celui du reste de la population active ? La consommation d’alcool a longtemps été favorisée dans le

milieu professionnel, avec notamment les distributions de bière ou de vin par l’employeur, les « passages obligés dans les cafés » avant ou après le travail, les déjeuners arrosés ou encore les « pots ». Ces habitudes se sont perdues petit à petit pour en arriver à des règlements de plus en plus clairs et de moins en moins laxistes sur la relation alcool et travail. Les jeunes générations arrivant dans les entreprises et n’ayant pas connu ces habitudes ont donc moins de difficultés à rester dans une consommation « zéro alcool » pendant la journée de travail, cas isolés de pathologies exceptés. Pour ce qui est de la consommation médicamenteuse au travail, cela reste plus délicat à expliquer. On sait que les tâches difficiles, répétitives, et la souffrance au travail enclenchent la consommation, mais tout dépend ensuite des structures biologiques et psychologiques de chacun. Quelles sont les conséquences de ces comportements ? La première conséquence des addictions professionnelles reste la hausse des accidents (15 et 20 % des accidents du travail et 40 % des accidents mortels de la route sur le trajet domicile-travail seraient imputés à l’alcool). Au-delà, les consommations psychoactives nuisent à la productivité et à la qualité du travail rendu, induisent une hausse de l’absentéisme et sont responsables de maladies graves (pathologies cardio-vasculaires et cancers principalement) chez le consommateur excessif.


Cahiers de l'addictologie n°4 Addictions. Le travail sous influences

VÉRITÉS

bonnes à dire

PREMIÈRE VÉRITÉ Les conduites alcooliques en entreprise se sont réduites. D’après le Baromètre Santé 2010 (Inpes), le taux de consommation quotidienne d’alcool chez la population active des 18-64 ans est passé de 16.6 en 2000 à 7.9 % dix ans plus tard. Cependant, ces observations ne sont pas vraies pour le reste des consommations addictives. + 3 % pour le tabac, + 21.5 % pour le cannabis (sur une base annuelle), + 76 % pour l’ecstasy et les amphétamines et enfin +109.5 % pour la cocaïne (sur une vie).

SECONDE VÉRITÉ Les usages de produits psychoactifs varient selon les catégories socioprofessionnelles. Toujours d’après le Baromètre santé 2010, la consommation de drogues licites ou illicites au sein de la population active se concentre principalement dans les secteurs de l’agriculture (16.6 % de consommation quotidienne d’alcool), de la construction (13.4 % de consommation quotidienne d’alcool, 13 % de consommation annuelle de cannabis), avec notamment une plus grande prévalence de l’expérimentation de cocaïne, d’ecstasy, de poppers et de champignons hallucinogènes, à l’instar des secteurs de l’hébergement et la restauration (26,9 % consommations d’alcool ponctuelles importantes mensuelles, 12,9 % de consommation annuelle de cannabis) et des arts et spectacles (16,6 % de consommation annuelle de cannabis). Au contraire, l’administration publique, l’enseignement, le milieu de la santé humaine et de l’action sociale, et les activités de services des ménages semblent plutôt préservés.

TROISIÈME VÉRITÉ

Dans ce contexte, quelles pistes d'actions peut-on envisager ? L’élaboration d’un plan de prévention (par le biais d’un règlement intérieur ou d’un protocole de conduite par exemple) permettrait de se doter collectivement de moyens pour prévenir, réduire les risques, et réagir face aux situations aigües ou chroniques. Il ne s’agit donc pas de se focaliser sur les personnes dépendantes mais de sensibiliser chacun sur les risques (accidentels, routiers, juridiques, sanitaires) liés à sa propre consommation. Une telle approche permettrait à chaque instance et à chaque personne de sortir du silence et d’aborder un dysfonctionnement que trop choisissent d’ignorer. Se taire, c’est laisser croire à celui qui est dépendant que sa pratique n’engendre aucun problème. Pourtant, plus on attend, plus c’est dur de soigner et de réinsérer.

Les hommes sont plus concernés par le problème. Si 16.4 % des actifs occupés déclarent avoir consommé de l’alcool sur le lieu de travail, et 40 % en avoir consommé entre collègues à la sortie du travail, les hommes sont presque deux fois plus nombreux à s’adonner à ces comportements (18.9 contre 10.3 %). Ces observations apportent une perspective supplémentaire à l’analyse des conduites addictives par secteur d’activité puisque celui de la construction est constitué à 90 % d’hommes, contre seulement 17 % en santé/action sociale par exemple.

QUATRIÈME VÉRITÉ Le travail est à la fois un facteur de risque et un facteur de protection. Un facteur de risque dans la mesure où 36,2 % des fumeurs réguliers, 9,3 % des consommateurs d’alcool et 13,2 % des consommateurs de cannabis déclarent avoir augmenté leurs consommations du fait de problèmes liés à leur travail ou à leur situation professionnelle au cours des 12 derniers mois. Un facteur de protection parce que le renforcement des conduites addictives reste significativement plus important chez les chômeurs que chez les actifs occupés. D’après les données de l’Inpes, en 2005, les chômeurs étaient près de deux fois plus nombreux à présenter des signes d’abus d’alcool (44 % contre 25 % chez les actifs). En ce qui concerne le tabac, le taux de femmes fumant plus de 20 cigarettes par jour était de dix points supérieur quand ces dernières étaient sans activité (36 contre 26).

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L’ORGANISATION DU TRAVAIL UN REMÈDE PRÉVENTIF

DOSSIER

Et si, au lieu de s’en remettre au dépistage systématique et à la culpabilisation des salariés, on reprenait le problème à la source en repensant l’organigramme de l’entreprise ? Le Québécois Michel Vézina plaide pour une meilleure conception des rapports professionnels.

D

Michel Vézina Professeur titulaire. Département de médecine sociale et préventive. Faculté de médecine Université de Laval

u stress au travail à l’addiction, le parcours n’est parfois pas très long. Dans un monde professionnel toujours plus concurrentiel et propice aux troubles psychologiques, les drogues peuvent parvenir à se frayer un chemin. Si les consommations au travail inquiètent de plus en plus, les réponses apportées ne sont pas forcément idoines. Michel Vézina, chercheur rattaché à la Direction de recherche du Centre de Santé et des Services sociaux de la Vieille Capitale, à Québec, au Canada, explique ces enjeux très contemporains : « Aujourd’hui, les principaux facteurs de risque liés au monde du travail sont identifiés : il s’agit d’une trop grande charge de travail, en intensité ou complexité, de la non-reconnaissance, du non-soutien et de la nonautonomie ». Les antidotes sont donc clairs : pour être épanoui, le salarié doit avoir conscience de son contrôle sur les tâches à accomplir, il doit pouvoir exercer son influence et développer ses habiletés, dans un contexte de soutien social et de reconnaissance, qu’elle soit monétaire ou non. Pourtant, déplore Michel Vézina, les entreprises sont encore peu nombreuses à appréhender pleinement leurs responsabilités : « C’est une question d’attitude : il ne faut pas que la direction soit dans le déni sur l’origine professionnelle de certains problèmes de santé mentale. Or, l’entreprise se réfugie souvent derrière des mécanismes de stratégie défensive du type "Le travail, c’est la santé" ». Car il existe un lien direct entre les addictions et la surcharge du travail ou le mal-être : « Le risque est accru chez les femmes, chez qui pèse davantage la non-reconnaissance, par rapport aux hommes. L’alcool est un puissant anxiolytique

et son effet calmant, en cas de surcharge, peut conduire à la dépendance. C’est l’autorégulation du stress au travail » Des bénéfices pour tout le monde Des mécanismes de concertation et participation, pour que le collectif reprenne le dessus, sont alors bien souvent nécessaires. Mais ils doivent alors impliquer tous les travailleurs, y compris des informateurs-clés, qui sont parfois plus renseignés que les syndicats traditionnels sur les problèmes personnels rencontrés par les salariés. Mais, dans le cadre de la prévention, pourquoi Michel Vézina se montre-t-il si circonspect concernant le dépistage tel qu’il se pratique des deux côtés de l’Atlantique ? « Agir sur l’organisation du travail permet de toucher tout le monde, et tout le monde en bénéficiera. Le problème du dépistage, c’est qu’il est le centre d’une démarche individuelle basée sur ce que les anglo-saxons appellent le "victimblaming". On pense que c’est l’individu qui pose problème, et non le travail ! Il y a un effet loupe ». Au Québec, des formes d’organisation novatrices ont déjà fait leurs preuves dans les prisons et dans les centres hospitaliers. « Il ne faut pas que les programmes plus adaptés restent sur le papier. Certes, on peut rencontrer des résistances sur le terrain, mais les bénéfices ultérieurs sont nombreux, que ce soit au niveau des troubles mentaux, des postures et même des maladies cardio-vasculaires ! » explique Michel Vézina. Quand la précarisation et l’intensification des conditions de travail pèsent de plus en plus, la coopération et les interactions sont des remèdes encore sous-utilisés.

Quand la précarisation et l’intensification des conditions de travail pèsent de plus en plus, la coopération et les interactions sont des remèdes encore sous-utilisés.


Cahiers de l'addictologie n°4 Addictions. Le travail sous influences

DROIT TRAVAIL ET ADDICTIONS

Sophie Fantoni-Quinton Professeur de médecine du travail Docteur en droit, CHRU de Lille, Lille 2

Travail, santé et substances psychoactives. Une étude collaborative en milieu professionnel dans le Nord et le Pasde-Calais Une étude collaborative entreprise par le CHRU de Lille, deux grandes associations de santé au travail (Pôle santé travail Métropole Nord et Association santé travail 62-59) auprès de salariés est en cours. Elle vise à documenter leurs niveaux d’usages de ces substances et de rechercher, dans les facteurs extra-professionnels (antécédents, modes de vie, problèmes psychiques…) et dans le rapport au travail des personnes interrogées (volume de travail, stress ressenti, marge d’autonomie, position hiérarchique…) ceux qui sont reliés à des recours élevés ou problématiques d’alcool, de tabac, de drogues illicites ou de médicaments psychotropes. Rendez-vous est pris pour des résultats précis dans quelques mois

En quoi les obligations des entreprises en matière d’addictions au travail sont-elles plus complexes que celles qui concernent les autres risques professionnels ? Soumis à la responsabilité civile et pénale, l’employeur doit s’assurer de la sécurité et de la santé de ses salariés. Dans le contexte des addictions, et par opposition à la gestion des risques professionnels liés au travail même, l’entrepreneur se trouve confronté à une dimension supplémentaire : l’impact des consommations d’ordre privé sur le travail, que ce soit en termes de performance ou de risques encourus. L’entrepreneur doit donc repérer et gérer le risque, sans empiéter pour autant sur la vie privée de ses salariés. Quels outils sont à la disposition de l’entreprise pour répondre à ces obligations ? L’employeur dispose de deux moyens d’action : la prévention et la répression. Le premier est incontournable, le deuxième optionnel. Alors que le droit lui impose entre autres de préserver la vie privée de ses salariés, l’entrepreneur peut, dans certaines conditions limitatives, être autorisé à mener une politique de contrôle. L’accroissement du risque professionnel inhérent aux pratiques addictives, associé à la hausse de la prévalence des consommations de drogues (licites ou illicites) et à la difficulté de repérer à coup sûr de telles pratiques, incite donc parfois les entreprises à privilégier le répressif pour remplir leurs obligations. Si les textes interdisent à l’entrepreneur de réaliser directement ou par l’intermédiaire du médecin du travail des tests biologiques, ce dernier peut procéder, à son initiative, à des tests de dépistage dans un cadre bien défini (postes de sécurité et de sûreté). Quelles démarches pourraient être mises en place pour éviter toute dérive sécuritaire et s’assurer que toute action répond d’abord à la notion de protection de la santé des salariés ? Au nom de l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur, il ne faudrait pas que la dérive répressive prenne le pas sur les obligations premières de prévention. Les résultats dans d’autres champs d’action (sécurité routière notamment) ont su prouver l’efficacité du couple prévention-répression. Néanmoins, il s’agirait de mieux évaluer ces actions pour mettre en place celles qui fonctionnent le mieux. On pourrait ainsi renforcer le dépistage par le médecin du travail grâce à l’utilisation d’outils ad hoc. Aussi, il me paraît primordial que les tests de dépistage biologiques relèvent du seul ressort du médecin du travail. Enfin, la France pourrait prendre exemple sur la Belgique et l’Italie. Ces deux pays interdisent la mise en place de tests dans les entreprises sans vrai programme de prévention, et dans lesquelles la conduite à tenir en cas de résultat positif n’est pas clairement établie. Légiférer en ce sens relèverait d’une réelle avancée.

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« LE SECRET MÉDICAL DEVIENDRA UN SECRET MÉDICAL PARTAGÉ » Interview de François Lefebvre

DOSSIER

Responsable du service addictologie Centre hospitalier Duchenne. Directeur du CSAPA de Boulogne-sur-Mer. Administrateur d’Eclat-Graa Dans sa pratique, l’addictologue est amené à rencontrer des patients qui consomment en entreprise. Comment s’organise-t-il pour aider le salarié tout en préservant l’éthique imposée par sa profession ? Lorsqu’un patient fait appel à notre service, et sauf désaccord de ce dernier, nous contactons systématiquement le médecin généraliste. Il fait partie intégrante du plan de soins personnalisé et sa présence contribuera au bon suivi post sevrage. Cette collaboration n’est pas réalisée actuellement avec le médecin du travail, et c’est sûrement un manque. Alors que nous travaillons ensemble sans difficulté sur le champ de la prévention primaire, la relation avec le service de médecine du travail n’est pas aussi évidente une fois le problème avéré. D’une part, parce que le patient pense que son addiction n’a aucune incidence sur son travail, ou bien parce qu’il ne souhaite pas que cela se sache, d’autre part parce qu’en tant que professionnels, nous fonctionnons différemment. Malgré une culture médicale commune, notre culture de soins diffère : en analysant le produit plutôt que ses conséquences sur le comportement, ma représentation est que le médecin du travail pense aptitude plutôt que suivi individuel. Dans ce contexte, ce dernier est moins à même de solliciter nos services. Pour ce qui est du secret médical, une des bases éthiques du médecin étant l’amélioration de la santé et de la qualité de vie du patient, la collaboration entre addictologue et médecin du travail (sous condition de l’accord de l’usager) ne remet donc aucunement en cause la déontologie du praticien. Le secret médical deviendra simplement un secret médical partagé. Que devrait-on mettre en place pour améliorer l’aide et l’accompagnement du salarié addict ? Régulièrement, nous avons affaire à des patients qui souhaitent reprendre le travail immédiatement. L’accompagnement au sein même de l’entreprise devient d’autant plus important qu’en s’exposant au travail, le salarié s’expose au risque de rechute. Pour diminuer les cas de rechute, il faudrait eventuellement ouvrir la négociation avec les services de médecine du travail et les entreprises pour que les salariés concernés puissent être libérés de leur travail de manière à assister aux groupes de parole, ou, comme ce sera le cas dès 2013 au CSAPA de Boulogne-sur-Mer, à participer aux séances d’éducation thérapeutique consacrées à la gestion et la prévention des risques de rechute. Enfin, la réussite pourrait passer par un renforcement du travail social pour épauler le médecin d’entreprise. Eux comme nous sommes débordés. Aussi, l’implication d’assistantes et de travailleurs sociaux permettrait de créer un lien intermédiaire qui renforcerait la pluridisciplinarité, et donc l’efficacité de l’aide et de l’accompagnement des salariés addicts.

ADDICTOLOGUES, MÉDECINS DU

LES AVANTAGES D’UN Paul Depézeville, chargé d’études, ISTNF La consommation de substances psychoactives est devenue, ces dernières années, un enjeu de santé publique, comme en témoignent les dispositions prises par les pouvoirs publics et le législateur, à l’image de la nouvelle mission assignée aux services de santé au travail de prévention de la consommation d’alcool et de drogue sur le lieu de travail. Outre la santé des salariés, la consommation de drogues et d’alcool pose également un grand nombre de problèmes de sécurité dans l’entreprise, alors que se judiciarisent les obligations de l’employeur en matière de santé et sécurité au travail. Pourtant, si l’on commence à prendre conscience aujourd’hui de ces différents enjeux, il n’en fut pas toujours ainsi. Alors qu’aucune donnée statistique probante ne venait donner corps aux constats de terrain alarmants des médecins du travail, le Nord – Pas-de-Calais posait, avec son étude de prévalence de consommation des substances psychoactives menée auprès de 1978 salariés, les premières pierres d’une démarche pluridisciplinaire. Et avec, naissait le groupe « Toxicomanie et travail », devenu par la suite « Addictions et entreprise ». Le constat partagé d’un collectif pluridisciplinaire Dans une région où l’on favorise volontiers les échanges et la confrontation de points de vue entre acteurs aux champs d’intervention différents mais aux prérogatives complémentaires, l’association de praticiens de terrain, d’acteurs institutionnels et d’universitaires est alors rapidement apparue comme une nécessité et un atout. À la fois pour affronter les nombreuses réticences et tabous entourant la question, mais aussi pour mieux mesurer les enjeux d’une région marquée par les conséquences de l’alcool et du tabac. Dix-sept années durant, la structuration du travail en réseau s’est accompagnée d’un impératif : l’adhésion et l’implication de


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« LE DÉPISTAGE PEUT SE HEURTER à LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE » Interview de Jean-Philippe Cobbaut

Juriste, philosophe et docteur en santé publique Centre d'Éthique Médicale (CEM), Université Catholique de Lille

TRAVAIL, GÉNÉRALISTES,UNISSEZ VOUS !

TRAVAIL EN RÉSEAU chacun des membres devaient être organisées autour d’une méthodologie de projet et d’une animation de groupe à même de préserver une dynamique sur la durée. Structurer et gérer le travail en réseau Parmi les multiples avantages que présente le travail en réseau, on notera par exemple la meilleure capacité à pouvoir appréhender la problématique « complexe » des addictions en entreprise, en confrontant, reliant et organisant des points de vue, des positionnements et des expertises variés (perspectives de praticiens « de terrain », de chercheurs, d’institutionnels, etc.). Le travail collaboratif participe également à l’identification, à la compréhension mutuelle voire au rapprochement de partenaires potentiels, aux compétences, champs d’interventions et ressources spécifiques (services de santé au travail, Direccte, Carsat, Éclat-Graa, CHRU de Lille, etc.) En apportant une réponse globale, « pluri-institutionnelle », le groupe « Addictions et entreprise » a pu agir en véritable « caisse de résonnance », appuyant et relayant les initiatives développées en région. De fait, bien souvent, le travail en réseau participe au dépassement des corporatismes et des relations parfois perçues comme concurrentielles plutôt que comme complémentaires. La pérennité de ce fonctionnement collaboratif, au-delà d’imposer certaines contraintes temporelles et financières, se caractérise par une condition sine qua non : des projets permettant d’engager, d’associer et de mobiliser les membres du collectif. Puisque le réseau n’est pas un système pyramidal, construit autour d’un pouvoir hiérarchisé, il suppose le volontariat et l’engagement de chacun de ses membres. Si ce fonctionnement présente un certain nombre d’avantages, il apparaît aussi plus dépendant des personnes qui le composent. L’absence, le retrait, le départ de l’une d’entre elles peuvent ainsi rapidement affecter l’équilibre et la dynamique de groupe, voire remettre en question la légitimité du collectif.

Quels sont les enjeux actuels autour de la question du dépistage au travail ? Il y a en fait une double inquiétude : à la fois l’accroissement de la consommation de certains produits sur le lieu de travail, même si on note apparemment une diminution de la prise d’alcool, et une plus grande sensibilité à la question des risques et des responsabilités. La peur des problèmes de sécurité que peuvent engendrer les consommations au travail se heurte aux réticences au dépistage, au nom de la liberté individuelle et du respect de la vie privée. On se retrouve donc avec un dilemme éthique, où se confrontent l’autonomie et la sécurité. La société possède désormais une forte sensibilité au risque, nous sommes toujours plus tentés d’atteindre le risque zéro. Pourtant, les efforts en matière de prévention, surtout sur un plan collectif, sont lacunaires. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) soulignait que dans les deux versants, individuel et collectif de la médecine du travail, les efforts sont très disparates au sein des entreprises. Le milieu professionnel est de plus en plus difficile, les risques psychosociaux sont très répandus et participent à l’augmentation des consommations. Quels sont ces problèmes éthiques ? Il y a un dilemme éthique, car d’un côté, on veut par le dépistage protéger le travailleur et les tiers des risques que la consommation d’alcool ou d’autres produits peuvent entraîner et, de l’autre, le dépistage met en cause le prin-cipe de l’autonomie, de l’intégrité et du respect de la vie privée des travailleurs... Nous sommes bel et bien dans un conflit de valeurs et de normes. Le dépistage est peut-être nécessaire dans un certain nombre de cas, mais il risque aussi de créer un climat de suspicion au sein de l’entreprise. Dans le domaine de la santé publique, les mesures coercitives ne sont pas suffisantes et ne sont pas forcément efficaces. Elles créent souvent des stratégies de contournement et dégradent la confiance et la solidarité au sein des organisations. Il est très important de mener des actions de prévention collective et participative. Sur quel terrain doit se placer l’éthique pour freiner les éventuelles dérives ? La réflexion éthique doit organiser une forme de vigilance, même après le vote d’une loi. Il faut mettre en place des moyens d’évaluation, pour mieux comprendre les conséquences et mécanismes de tels choix législatifs. Par nature, la réflexion éthique est un peu dérangeante. Cela dit, si elle est menée avec respect, elle peut recréer des liens de solidarité et de confiance. Même si elle est plus chronophage et coûteuse que le simple dépistage, la médecine du travail doit être réhabilitée, car son action préventive garantit de meilleurs résultats.

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La

P2 Damien Duquesne, Paul Frimat, Cécile Bourdon, Daniel Lenoir

CARA La Coordination des Associations Régionales en Addictologie

P4 Damien Duquesne, joseph Osman, Romain Guignard

Nord - Pas-de-Calais rassemble six associations régionales (ANPAA 59 et 62, ADALIS, ECLAT/GRAA, GT59/62, GRANITéA, VISA) qui souhaitent collectivement

P6 Frédérique Barnier, Alexandra Salembier-Trichard

apporter un éclairage nouveau et une dimension pluridisciplinaire aux conduites addictives. Elle entend également donner des avis sur les priorités,

P8 Arnaud Muyssen, Laurene Collard

perspectives et programmes transversaux élaborés dans le domaine addictologique ou répondre à des demandes spécifiques formulées par les partenaires institutionnels.

P10 Bernard Fontaine, Christine Dessenne

Cahiers de

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l’addictologie n°

P12 Michel Vézina, Sophie Fantoni-Quinton

P14 François Lefebvre, Paul Depézeville, jean-Philippe Cobbaut

Directeur de publication : Thierry Danel Rédactrice en chef : Francine Benattar Maquettiste : Véronique Morrien Ont participé à ce numéro : Anne Laurence Gollion - Agathe Moret Édition : Coordination des Associations Régionales en Addictologie Nord - Pasde-Calais - 235, avenue de la Recherche Parc Eurasanté - CS 50086 - 59373 Loos Cedex - Tél. : 03 20 21 06 05 Crédits photos : istockphoto.com Impression : Tangheprinting.com Cahiers de l’addictologie financés par la Région Nord - Pas-de-Calais

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