Cahiers de l'Addictologie n°6 (2014)

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Parcours de vie Parcours de soins Financé par le Conseil régional Nord - Pas-de-Calais

N°6 - 2014


TRIBUNES

Comment améliorer les parcours de soin en addictologie ? Jean-Yves Grall

Directeur général de l’Agence Régionale de Santé Nord-Pas-de-Calais

----------------- La notion de parcours de soins, parcours de santé, parcours de vie, répond à la nécessaire

évolution de notre système de santé. Aujourd'hui, une grande diversité d'acteurs et de lieux interviennent dans la prise en charge de nombreuses pathologies, notamment dans le champ des addictions, à l'image des problématiques que l'on y rencontre : sanitaires, sociales, familiales, judiciaires. Spécificité de l’addictologie, le parcours doit intégrer la notion du temps lié au déni de la maladie, à la souffrance, à la solitude. Il commence par une longue phase de reconnaissance de cette maladie, par l’entourage et par la personne, laquelle doit surmonter les difficultés à s’engager dans une démarche de soin. L'efficience des parcours des patients et des usagers s'impose donc progressivement comme un axe transversal structurant. Elle participe d'une vision innovante du système de santé privilégiant une prise en charge globale des déterminants de santé, donnant toute sa place à la prévention, au sanitaire, au social et au médico-social. Autrement dit, pour le professionnel de santé c'est "faire en sorte qu'une population reçoive les bons soins par les bons professionnels dans les bonnes structures au bon moment, au meilleur coût". Les enjeux du parcours de soins sont multiples et rappelés dans la stratégie nationale de santé: permettre de résorber les inégalités sociales et géographiques de santé, préserver le niveau performant de notre système de santé et répondre aux besoins de nos concitoyens, notamment en levant les obstacles au recours et à l'accessibilité aux soins. L'ARS dispose de leviers pour optimiser le parcours de soin et la coordination des acteurs. Aujourd’hui l’objectif prioritaire est de renforcer la prise en charge de proximité (« de ville ») en développant l’articulation avec la médecine de premier recours (maisons de santé, pharmacies, médecins généralistes, centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie). Dans un second temps, il faudra travailler à parfaire les liens ville-hôpital. L’idéal reste de n’avoir pas besoin de ce dispositif en agissant très tôt avant que la consommation ne devienne problématique. Le repérage précoce, à l’école ou sur le lieu de travail par exemple, couplé à des interventions motivationnelles doivent permettre d’intervenir avant que la personne ne bascule du statut d’usager à celui de patient et n’entre dans ce parcours.


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Cécile Bourdon

Vice-présidente santé, plan anti-cancer du Conseil régional Nord - Pas-de-Calais

----------------Les addictions, comme toute autre maladie, transforment la vie, le quotidien de la personne. Celle-ci devient un patient, dépendant, bousculé, menacé. Le parcours de soins et de santé est alors un projet à partager, à porter, à vivre à plusieurs ; avec la famille comme avec l’équipe médico-sociale. Et si guérir est un objectif louable, il arrive aujourd’hui avec les malades chroniques, que l’on soit invité à vivre en paix, en restant autonome, avec sa maladie. C’est alors une nouvelle forme de prise en charge qui s’invente, élargissant le rapport soignant-soigné. Car il faut jouer avec le temps, respecter le milieu et l’environnement de la personne, prendre en compte ses conceptions de la maladie et ses contraintes sociales et financières. Notre système de santé doit ainsi continuellement s’adapter à de nouveaux modes d’intervention que nécessitent par exemple les personnes atteintes de plusieurs pathologies. Le futur projet de loi comme les dernières recommandations visant à améliorer la qualité des soins et l’efficience de notre système vont dans ce sens et commencent à être perçues comme des priorités en matière de formation initiale comme de formation continue ou dans l’évaluation des pratiques. Il reste peut-être à forfaitiser cette médecine de parcours, cette médecine à la fois clinique et humaine, qui coordonne et conjugue l’excellence de la culture du soin curatif avec le meilleur de l’accompagnement social. Certains réseaux ont été précurseurs, notamment dans le champ des addictions, maîtrisant cette méthode où l’efficacité de la technique se marie à l’humanité de la relation et du partenariat. Nous sommes fiers au Conseil régional d’avoir, depuis de longues années, modestement contribué à cela.

Didier Manier

Président du Conseil général du Nord

---------------- Depuis de nombreuses années, le Département s’est engagé volontairement dans la lutte contre la toxicomanie et plus particulièrement dans la prévention des conduites addictives et des conduites à risque. Cette politique se traduit essentiellement par l’action du service de Pprévention des addictions, Epicéa, sur les territoires. La prévention se veut à la fois durable et équitable : l’éducation préventive et précoce est incontestablement un investissement sur le long terme. Je considère aussi qu’elle est un droit universel pour tous, quels que soient les territoires, le niveau social et culturel de nos populations, en particulier les jeunes. Epicéa, à travers les accompagnateurs pédagogiques en prévention, apporte une aide méthodologique, une formation et un accompagnement dans la réalisation des projets locaux.

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ACTUALITES

LOI DE SANTÉ ET ADDICTIONS VÉRITABLE VOLONTÉ DE CHANGEMENT ? Marie Villez Déléguée régionale Nord-Pas-de-Calais de la Fédération Addiction Nathalie Latour Déléguée générale de la Fédération Addiction

La stratégie nationale de santé fait une place remarquée aux addictions qui opère un glissement significatif du curatif vers le préventif. Lors de l’annonce de la stratégie nationale de santé par la Ministre de la santé Marisol Touraine en juin dernier, la Fédération Addiction s’était félicitée de voir que les addictions y figuraient en tant que priorités de santé, notant un glissement du curatif vers le préventif et la prise en compte d’éléments sur la réduction des risques. Le projet de loi de santé présenté en conseil des ministres le 15 octobre dernier et qui va être discuté au Parlement au début de l’année 2015 présente trois axes d’intervention prioritaires : Axe 1 - Prévenir avant d’avoir à guérir Axe 2 - Faciliter la santé au quotidien Axe 3 - Innover pour consolider l'excellence de notre système de santé C’est dans l’axe 1 que nous retrouverons majoritairement les priorités qui concernent les addictions avec: - la mesure 3 : Prévenir l’ivresse des jeunes en sanctionnant l’incitation à la consommation excessive d’alcool - la mesure 4 : Lutter activement contre le tabagisme- la mesure 5 : Favoriser des stratégies de prévention innovantes qui concernent la réduction des risques. Dans ce cadre, il est prévu le prolongement des dispositifs à l’univers carcéral, la définition du cadre de l’expérimentation des salles de consommation à

moindre risque (SCMR) et également la généralisation du dépistage et des traitements rapides d’orientation diagnostique (TROD). Concernant le volet prévention, rien n’est inscrit pour sortir de la démarche des appels à projets ce qui permettrait enfin, et dans la durée, de développer des articulations entre les actions de promotion de la santé et les interventions précoces en addictologie. Dans ce sens, la Conférence nationale de santé et une récente mission de l’Igas soulignent l’importance de définir des priorités et des modalités de simplification en s’appuyant entre autres sur les Centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) : La mission estime toutefois nécessaire de prioriser l’action publique et de cibler le public jeune. Pour prendre en compte le continuum des actions et la nécessité d’intervenir très en amont, il est recommandé de rendre obligatoire une mission de de prévention collective auprès des jeunes pour les CSAPA assurant une consultation jeunes consommateurs ». Le récent vote du budget 2015 valide une baisse de 14% des crédits santé destinés à la prévention. Un amendement sera déposé en ce sens en lien avec l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (UNIOPSS).

UNE MOBILISATION GÉNÉRALE SUR LA RÉDUCTION DES RISQUES Sur la réduction des risques, la Fédération Addiction va se mobiliser dans le cadre d’une démarche partenariale avec Aides, SOS Hépatites, Safe, le réseau français de réduction des risques pour transmettre un argumentaire de sensibilisation aux parlementaires sur l’efficacité et l’efficience de la réduction des risques depuis 10 ans et essayer enfin d’obtenir la reconnaissance et la sécurisation du travail d’accompagnement des professionnels de santé auprès des usagers de drogue. Pour la prise en compte de la santé des personnes en situation de précarité ou de vulnérabilité sociale, la Fédération Addiction soutiendra aussi avec la Fnars (Fédération nationale d’accueil et de réinsertion

sociale) des amendements et notamment la réintroduction du plan régional d’accès à la prévention et aux soins des personnes démunies (PRAPS) Références bibliographiques 1- Avis de la Conférence nationale de santé du 9 septembre (p.10) « La mise en cohérence des financements fléchés pour la prévention (notamment ce qui concerne les addictions) au niveau des territoires. Ceci devrait se faire en particulier au travers du service territorial de santé au public. Il est par ailleurs essentiel que les pouvoirs publics mettent en cohérence les priorités retenues avec les modalités de soutien aux dispositifs existants sur ces domaines prioritaires (CSAPA par exemple). » 2.- La mission de l’IGAS sur l'évaluation du dispositif médico-social de prise en charge des conduites addictives – Février 2014 (p. 5 + la page 28 à 37 et particulièrement la recommandation 7 inscrite page 3).


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PARENTS D’ADOS RÉPRESSIFS OU PERMISSIFS ?

ChARTE DE LA vIE NOCTURNE REMPART CONTRE LES ADDICTIONS ? De nombreuses villes se sont engagées dans la mise en place d’une charte qui régit les pratiques de la vie nocturne dans la ville. Le principe est simple: concilier la nécessaire tranquillité publique aux activités festives en associant de nombreux acteurs locaux. Concrètement, il s’agit d'inciter les professionnels du soir à s'associer à la démarche, de nouer un partenariat confiant avec les exploitants d'établissements ouverts tard le soir et les autorités publiques, les services de l'État, les forces de l'ordre, polices, gendarmerie. En échange, tous s'engagent à prendre des mesures de prévention : lutte contre les nuisances sonores, l'alcoolisme, la toxicomanie et la discrimination. Pour ce qui est de la prévention des addictions, la charte peut prévoir que chaque signataire concerné interdise l’entrée de leur établissement à toute personne en état d’ivresse manifeste, qu’il veille à l’application des dispositions du Code de la Santé publique, notamment celles relatives à l’accès des établissements aux personnes de moins de 18 ans, qu’il sensibilise la clientèle aux risques liés à la consommation d’alcool et de drogue et encourage les conducteurs à tester leur alcoolémie et à céder, en cas de positivité, leur clef à un proche dont le test est négatif. Par définition, ce document est variable d’une commune à l’autre et les différences pourront concerner le territoire d’application de la charte, les activités concernées, la liste des signataires, le degré de concertation avec les parties, l’étendue des engagements pris au-delà des exigences réglementaires. Il est donc impossible de concevoir une «charte-type» ayant vocation universelle. Le document le mieux adapté à la situation locale est donc le plus pertinent.

Véronique Vosgien Psychiatre, chef du service d'addictologie du CH de Lens Un adolescent va très probablement rencontrer d’une façon ou d’une autre, à un moment de son itinéraire d’adolescent, un produit à risque licite ou illicite. Il est susceptible de l’expérimenter. Ce désir d’expérimentation fait partie de son parcours. Ce sont les vulnérabilités et les résistances accumulées dans l’enfance qui vont modifier cette expérimentation occasionnelle en consommation problématique de substances psychoactives. Les vulnérabilités et les résistances affectives et sociales sont essentielles. Elles favorisent ou diminuent la capacité d’un individu à s’adapter et à traverser des expériences personnelles plus ou moins difficiles. La famille est le lieu premier, fondateur et emblématique de la mise en place de ces forces et de ces fragilités adolescentes. Si l’enfant, puis l’adolescent se sent soutenu, accompagné, protégé par un environnement familial cohérent et aimant, il sera moins enclin à utiliser les consommations comme une échappatoire…. À cela s’ajoute l’histoire de vie singulière, particulière, personnelle qui constitue un élément fort de la construction d’un bon rempart contre les consommations abusives de substances. Une reconnaissance au niveau scolaire, une capacité à s’affirmer, une bonne estime de soi aident aussi à résister aux prises de risque intempestives. Quelle doit être la position parentale vis à vis de ces consommations licites ou illicites ? Ce qui doit alerter les parents, ce sont les consommations non pas festives et occasionnelles mais régulières et solitaires. Les parents doivent s’interroger sur la capacité de l’adolescent à se mettre en danger du fait de ses consommations psycho-actives. Pour s’en rendre compte, les parents vont devoir agir pour ne jamais couper la communication avec leur adolescent. La capacité d’entendre, de ne pas juger, de respecter la parole de l’autre constitue le ferment de cette communication. Il ne s’agit pas d’éviter, de fuir le conflit mais bien de ne pas y donner prise. L’adulte, quelquesoit les provocations dont il fait l’objet, doit toujours garder son calme, verbalement et physiquement. Si, malgré tous ces efforts, la communication est rompue, il vaut mieux faire appel à un tiers. Il s’agira alors, pour le professionnel interpellé ( psychologue, pédopsychiatre, addictologue), de mettre en place une alliance thérapeutique avec l’adolescent sans pour autant en exclure les parents.

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DOSSIER

LES USAGES DE SUBSTANCES PSYChOACTIvES

À TRAVERS LES ÂGES François Beck Directeur de l’Office Français des Drogues et des Toxicomanies(OFDT) Les consommations de substances psychoactives apparaissent très différentes selon le sexe et l’âge. L’expérimentation et parfois l’entrée dans des consommations régulières pour les principaux produits psychoactifs (tabac, alcool et cannabis) ont souvent lieu à l’adolescence. Pour tous ces produits, les hommes se révèlent plus consommateurs que les femmes, mais les trajectoires suivant l’âge sont plus variables selon les produits. Les consommations régulières de tabac et de cannabis et l’expérimentation d’autres substances illicites évoluent à la baisse avec l’âge, à l’inverse de la consommation régulière d’alcool. L’alcoolisation, surtout lorsqu’elle est quotidienne, concerne plus souvent des personnes de 45 ans et au-delà.

des 65-75 ans. Plus d’un tiers des adultes (36 %) déclarent au moins un épisode de consommation en une même occasion d’au moins six verres de boissons alcoolisées (alcoolisation ponctuelle importante) au cours de l’année écoulée. Là aussi les hommes prédominent, 52 % déclarent un tel épisode au cours de l’année contre 21 % des femmes. Ce sont plutôt les hommes de moins de 35 ans qui apparaissent les plus concernés (64%), alors que chez les femmes la prévalence est maximale chez les 20-25 ans (40 %). Les jeunes générations ont par ailleurs des consommations moins différenciées selon le sexe.

Plus l’âge s’élève, plus les écarts de prévalence entre les hommes et les femmes augmentent.

Cannabis

Tabac Selon les dernières données disponibles, l’usage quotidien de tabac concerne 31 % des hommes et 24 % des femmes de 15 à 85 ans. La proportion de fumeurs est maximale entre 26 et 34 ans chez les hommes (48% de fumeurs quotidiens) et entre 20 et 25 ans chez les femmes (39%), puis diminue ensuite fortement avec l’âge, et en particulier au-delà de 50 ans. Alors qu’elle était en baisse depuis plusieurs décennies, la proportion des fumeurs quotidiens apparaît en augmentation par rapport à 2005 (de 27 % à 29 % parmi les 15-75 ans), en particulier chez les femmes âgées de 45 à 65 ans. Cette hausse s’explique largement par un glissement générationnel. En effet, les femmes nées après-guerre, entre 1945 et 1965, et qui étaient donc âgées de 45 à 65 ans en 2010, appartiennent à une génération marquée par l’essor du tabagisme féminin : elles fument davantage et sont moins enclines à s’arrêter que les femmes des générations précédentes.

Alcool La boisson alcoolisée la plus consommée en France reste le vin, ainsi 39 % des personnes interrogées déclarent en avoir une consommation hebdomadaire, suivi de la bière pour 19 % et des alcools forts pour 16 %. Les consommations de vin augmentent avec l’âge quel que soit le niveau d’usage. La consommation quotidienne de vin concerne ainsi à peine 1 % des 15-25 ans et 27,5 %

Le cannabis est quant à lui de loin le produit illicite le plus consommé en France. En 2010, parmi les adultes âgés de 18 à 64 ans, environ un tiers (33 %) déclare en avoir déjà consommé au cours de leur vie. Cette expérimentation est davantage le fait des hommes que des femmes (41 % contre 25 %). L’usage actuel (dans les 12 derniers mois) concerne 8 % des 15-64 ans, tandis que la proportion d’usagers au cours du mois (usagers récents) atteint globalement 5 %. Ces usages touchent particulièrement les jeunes générations : 12% des 15-25 ans ont fumé du cannabis au cours du dernier mois, 5% en sont usagers réguliers (i. e. au moins dix fois au cours des trente derniers jours) et 3% usagers quotidiens. La consommation actuelle de cannabis concerne surtout les plus jeunes (environ un quart des 15-25 ans), elle diminue ensuite avec l’âge et est quasiment nulle à 55-64 ans. Il en va de même de la consommation des autres drogues illicites dont il faut surtout rappeler qu’elle reste marginale sur l’ensemble de la population. Le niveau d’usage actuel de substances psychoactives illicites apparaît maximal parmi les 20-25 ans. À la différence du cannabis, produit pour lequel la France se situe en tête des pays européens pour la part des 15-34 ans l’ayant expérimenté, les niveaux d’expérimentation des drogues illicites autres que le cannabis situent la France à un niveau intermédiaire en Europe, proche de ses voisins mais loin derrière le Royaume-Uni. Références bibliographiques Beck F., Guignard R., Richard J.-B., 2014, Usages de drogues et pratiques addictives en France, La documentation française, Paris, 256 p. - Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT), 2013, Drogues et addictions, données essentielles, OFDT., disponible sur www.ofdt.fr


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Chacun son parcours, chacun son histoire Dr François Lefebvre Chef de service d’addictologie au centre hospitalier de Boulogne-sur-Mer, Président d’Eclat-Graa 1/ En quoi les articulations, les mises en réseau, les collaborations entre les professionnels de santé améliorent-ils les parcours de soins des usagers ? Historiquement, les addictions étaient prises en charge par des dispositifs médico-sociaux dédiés aux toxicomanes ou aux alcooliques. Il y a quinze ans, deux ou trois professionnels de santé intervenaient auprès d’un patient hospitalisé. IIs sont aujourd’hui une dizaine ou une quinzaine autour de lui. Cette évolution a nécessité la mise en place d’un véritable parcours de soins. La notion de parcours de soins est la concrétisation de la coordination de tous les professionnels pour rationaliser voire optimiser leurs collaborations. En fait, il va s’agir de fournir à un patient donné, à un moment donné de sa trajectoire, la meilleure réponse possible à l’ensemble de ses besoins, à la fois sur le plan économique, sanitaire, psychologique et social. Dans le Nord - Pas-de-Calais, l’approche transdisciplinaire de la dépendance s’est installée très tôt au travers notemment de la mise en place d’intervisions. La mobilisation des professionnels autour d’un patient est apparue comme un véritable gain de temps et d’effica-

cité. Les informations circulent mieux, les décisions sont prises plus rapidement, les patients mieux dirigés, les soignants confirmés dans leurs diagnostics. 2/ Quels sont les atouts et les faiblesses de ces articulations aujourd’hui ? Les aides et les soins face aux pathologies et aux problèmes psychosociaux que les conduites addictives peuvent générer se sont peu à peu intégrés dans un dispositif de santé publique avec un pôle hospitalier, un pôle médico-social et un pôle médecine de ville. Les insuffisances du système résident encore aujourd’hui dans la continuation et le suivi du patient, une fois qu’il réintègre la ville. Le lien entre les structures spécialisées et le monde de la ville reste encore trop tenu et ne permet pas suffisemment d’assurer l’accompagnement dont l’usager de produits psychoactifs aurait besoin pour éviter toute rechute. Enfin, il nous reste aussi à imaginer des ponts solides et durables entre les professionnels de santé libéraux et les structures de soins spécialisées.

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DOSSIER

LES PARCOURS DE SOINS ENTRE DÉTERMINATION ET SINGULARITÉ Caroline Desprès Médecin de santé publique, docteur en anthropologie sociale et ethnologie, chercheuse au Cermes3

Divers événements de santé émaillent l’existence des individus, qu’ils soient graves ou anodins. Ils engagent des attitudes allant de l’abstention (ne rien faire, attendre que ça passe) à l’engagement dans un parcours de soins qui peut prendre des formes multiples1dans un contexte de multiplication des acteurs de santé (importation de modèles médicaux alternatifs dans le cadre de la mondialisation, notamment) et d’une plus grande autonomie des patients parce qu’ils détiennent plus de connaissances qu’auparavant ce qui leur permet aussi paradoxalement de s’affranchir de la médecine. Ces parcours sont complexes (plusieurs types de thérapeutes ou de traitements peuvent être mobilisés conjointement ou successivement), parsemés de changements d’orientation au gré des opportunités, parfois d’abandons. Nous essaierons de montrer l’impact du parcours de vie sur les parcours de santé, mais il faut garder en mémoire que la maladie grave et/ou chronique affectent les existences, parfois durablement, générant des cassures dans un fil de vie, par exemple quand la maladie (ou ses traitements) interdit la poursuite d’un emploi ou empêche l’accomplissement des rôles sociaux fondateurs de l’identité sociale, génère aussi des questionnements sur le sens de l’existence, aboutissant parfois à des reconfigurations. Des parcours fortement contraints par l’accessibilité aux services de soins Les parcours de soins sont fortement contraints par des normes, des règles qui déterminent les conditions d’accès au système de soins. L’organisation du système de protection sociale qui est là pour corriger les inégalités économiques d’accès aux soins2 et le système de soins lui-même (organisation de la circulation entre les différents soignants, répartition territoriale, etc.) déterminent largement la forme, le contenu des parcours de soins : quand des individus ne peuvent accéder au type de soins qu’ils souhaiteraient et doivent trouver une alternative (aller chez son médecin généraliste faute d’être reçu chez un rhumatologue dont le coût de consultation est exorbitant ou les délais de consultation trop longs ou reprendre un ancien traitement dont il a des vestiges dans son armoire à pharmacie), parfois renoncer. Cependant, les problèmes d’accessibilité au système de soins (économiques ou territoriaux) masquent d’autres formes de déterminations.

Des parcours de soins socialement et culturellement déterminés Les individus héritent d’un ensemble de « balises » (explicites et implicites) qui leur dit de quelle manière appréhender le monde, l’expérimenter et s’y comporter. Il en est ainsi du repérage de ce qui doit être considéré comme anormal et des manières de se comporter face à des signes corporels. Ils sont spécifiques à une société et au système médical qui lui est rattaché. Certains signes font sens dans une culture (et un regroupement de signes constituant une maladie) et pas dans une autre3.. Les manières d’être et de faire propres au groupe d’appartenance, fondées sur des normes et des valeurs, s’ajustent à l’environnement matériel et symbolique ce dont rend compte la notion d’habitus (Bourdieu, 1981). Ainsi, Olivier Schwartz a décrit chez les ouvriers de la mine une culture de la privation, produisant une forme d’autocensure des besoins : on n’aspire pas à ce à quoi on ne peut accéder. En termes de soins, il s’agit de ne pas consulter, attendre que ça passe ou utiliser ses propres remèdes, attitudes reliées à des éléments culturels propres à ces milieux ouvriers (ou paysans) : - une résistance à la douleur, « ne pas se plaindre », inscrites dans un rapport au corps fondé sur le courage, dont les personnes sont fières et qui construit une image positive de soi, - une tendance à éviter d’appeler le médecin et à trouver des solutions par soi-même (remèdes domestiques), valorisant notamment le fait de ne pas dépendre d’autrui ni des institutions4. Ce type d’attitudes était dicté par un contexte de pénurie et de difficultés à accéder aux soins, à une époque où les soins ambulatoires n’étaient pas remboursés ou très peu mais il existe une inertie des conduites, qui continuent à être perpétrées même quand le contexte a changé. Des expériences singulières qui émaillent les parcours Ces événements de santé s’inscrivent dans une histoire et la manière dont ils vont être gérés en est indissociable. C’est ce qui explique aussi le caractère singulier, unique de chaque itinéraire de soins, même s’ils sont en partie « contraints ». Chaque nouvel événement de santé s’inscrit dans un


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contexte précis qui est pris en compte pour l’interpréter : en fonction du type de troubles, de la signification qui lui est accordée et qui dépend des circonstances de survenue, d’un moment particulier de l’existence, (notamment une maladie grave sera presque toujours interrogée au prisme des épreuves traversées, récentes ou anciennes qui lui donnent un sens). Par ailleurs, les démarches de quête diagnostique et thérapeutique dépendront des expériences antérieures. Comment l’individu a-t-il été pris en charge, écouté ? A t-il eu des réponses satisfaisantes, ces problèmes de santé ontils été résolus, quels bénéfices en a t-il tiré ou le cas échéant quelles solutions ont été trouvées, quelles stratégies élaborées ? Les expériences sont cumulatives, s’alimentent les unes les autres, parfois se contredisent, obligeant à une reconfiguration de leur signification. Nous donnerons deux exemples de l’impact des expériences vécues sur les conduites de soins. Les personnes dans des situations de précarité subissent fréquemment des violences symboliques, stigmatisation dans les rapports avec l’administration, perte d’emprise sur leur existence quand les services sociaux interfèrent sur leur vie privée, discrimination, etc. Elles vont chercher à éviter ces expériences notamment en se tenant à distance des institutions. Des expériences similaires à l’hôpital sont parfois relatées : sentiment d’être traité comme un objet, paternalisme, manque d’écoute et de compassion, qui font écho à leur expérience des institutions. De même, les bénéficiaires de la CMUc que certains soignants refusent de recevoir ou qui, quand ils consultent, entendent des discours qui remettent en cause la légitimité de leurs droits, ou se voient reprochés plus ou moins explicitement « de ne pas chercher de travail » vont éviter autant que possible de consulter pour se préserver (voir plus globalement les travaux de l’Odenore sur le non recours). Plus globalement, ces vécus qui ponctuent les trajectoires de vie renvoient à leur place symbolique dans la société, un statut dévalorisé parce qu’ils sont sans emploi, considérés comme « inutiles », désignés comme « assistés » et jugés responsables de leur situation.

Ces exemples montrent que les enjeux identitaires, d’estime de soi occupent une place importante dans les recours, sans que nous puissions établir une hiérarchie a priori. Celle-ci est reconfigurée à chaque nouvel épisode de santé, selon sa gravité, qui est malade (soi-même ou son enfant), l’impact possible sur la vie sociale, le travail, etc. Le sujet face aux structures sociales Si l’interprétation des signes, mais aussi les vécus, les ressentis face à la maladie dépendent des grilles de lecture fournies par la culture et la société, qu’elle oriente les attitudes, les individus restent cependant non dépourvus de ressources pour échapper à ces déterminations. L’analyse des conduites de soins révèle, dans bien des cas, un individu acteur de sa vie, qui ne subit pas passivement un système injuste, ni non plus prisonnier des normes médicales, sociétales, mais cherche des solutions, développe des stratégies, formule des choix alternatifs à ce qui lui est proposé (pour un exemple concret cf Desprès, 2013). C’est donc un sujet réflexif, en dialogue permanent avec la société qui négocie à travers ses conduites sa place symbolique dans la société mais aussi la place que la maladie doit occuper dans son existence. L’analyse anthropologique des conduites de soins fait émerger la tension permanente entre les déterminations diverses des parcours de soins et leur caractère propre à un individu puisque celui-ci, produit de son histoire, choisit de combiner les ressources dont il dispose, de tirer parti des expériences qui l’ont constitué et d’être acteur de sa propre existence. Il émerge comme sujet, singulier, face à ce qu’on exige de lui, face aux contradictions auxquelles il est confronté. Références bibliographiques 1.Mes réflexions s’appuient sur une recherche sur le renoncement aux soins s’appuyant sur une cinquantaine d’entretiens menés dans la région du Nord et dans la Nièvre.2. Ce qu’il ne réussit que partiellement 3.A la Réunion, les cheveux emmêlés d’un nourrisson est un signe d’élection par un ancêtre qui doit être traité rituellement sinon l’enfant risque des convulsions voire un décès. 4.Nous n’évoquons que quelques unes des dimensions par souci de synthèse

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DOSSIER

TOXICOMANIES ET ERRANCE PARTICULARITÉS ET ENJEUX Vianney Schlegel Vianney CLERSE Schlegel Doctorant en sociologie. - Université Lille 1

Peut-on, ou doit-on identifier des spécificités dans les usages de drogues de personnes sansabris ? Comment analyser la place des drogues dans des modes de vie d’une très grande précarité ? Jusqu’à présent, ces usages ont été peu documentés en France. Plus précisément, si les ravages de l’épidémie sidéenne et la banalisation de drogues telles que le crack ou l’héroïne en milieu urbain – et plus récemment, dans des espaces ruraux – ont contribué à la stigmatisation des usagers de drogues les plus précaires, peu d’études ont analysé les spécificités des usages de psychotropes de personnes sans-abris. Les pratiques quotidiennes des personnes en situation d’errance Une étude ethnographique menée à Lille en 2013 a permis de mettre en évidence la prégnance des drogues dans le quotidien de personnes en situation d’errance plus ou moins structurelle. L’héroïne devant l’alcool Contrairement aux évidences, l’alcool n’est pas le principal produit consommé par les personnes rencontrées dans le cadre de l’enquête. Si le cannabis, le skénan la kétamine ou la cocaïne plus rarement, sont identifiés comme des produits faisant l’objet d’un usage occasionnel ou fréquent, l’héroïne est sans conteste largement privilégiée. Sa disponibilité pratique et économique dans la métropole lilloise est systématiquement soulignée dans les entretiens réalisés avec des sans-abris, usagers comme non-usagers. Le prix très bas de l’héroine joue un rôle Fréquemment qualifiée de « drogue du pauvre », notamment par opposition à la cocaïne, l’héroïne a connu au cours des quinze dernières années une baisse considérable de son prix moyen de vente. Les rapports publiés par l’Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies suite à la création du dispositif Tendances Récentes Et Nouvelles Drogues (TREND) montrent en outre que Lille est avec Metz l’une des grandes villes françaises où le prix moyen du gramme d’héroïne – et des principales autres drogues – est le plus bas. Celui-ci est ainsi de 24,5 euros par gramme en moyenne en 2012 selon le rapport TREND lillois contre 37 à l’échelle nationale en 2013. La plupart des personnes interrogées s’accordaient pour identifier un prix de 20 euros le

« paquet », c'est-à-dire le gramme non-pesé. Certains d’entre eux ont également évoqué la possibilité d’acheter des demi-grammes pour une dizaine d’euros avec certains vendeurs. Les ressources stables ne sont pas nécessaires Cette disponibilité économique rend possible l’approvisionnement pour des personnes sans-abris et sans ressources stables. Tous pratiquent la mendicité, plus ou moins fréquemment et sur des durées plus ou moins longues. Les gains réalisés permettent le plus souvent d’acheter un ou deux grammes d’héroïne par jour – en plus des achats de première nécessité, notamment alimentaires –, parfois plus via la mise en commun des fruits de la manche. Les sans-abris consommant des quantités plus importantes ont pu, à un moment de leur carrière d’usager, entrer dans le trafic de stupéfiants. Dans ce cas, l’approvisionnement individuel n’est plus un problème en soi, mais peut mener à un accroissement considérable des quantités consommées. Les risques de surdoses sont alors élevés, mais en partie compensés par une plus grande accoutumance au produit. Plus grands sont les risques sanitaires, mais aussi sociaux, pris par les usagers précaires lorsqu’ils sont amenés à consommer dans la rue, dans les sanisettes les plus proches ou dans des squats. Et la réduction ds risques ? Si la plupart d’entre eux disaient avoir recours aux programmes d’échange de seringues et aux testings gratuits proposés par des associations d’aide aux usagers, des situations de manque aigu ou de « défonce » particulièrement poussée peuvent amener les usagers à laisser de côté ces bonnes pratiques. C’est dans ce contexte de prises de risques accrus auxquels sont confrontés les usagers de drogues les plus précaires que doit être posée la question de la mise en place de salles d’injection supervisée en France, alors que le débat est tronqué par une rhétorique sécuritaire dominante vis-à-vis de figures classiques de la déviance.


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Émilie Sendrane Juge d’application des peines à Lille 1/ Dans quels cas la justice intervient-elle en matière de consommation de produits illicites ? La consommation de produits stupéfiants étant illégale, la justice doit normalement intervenir dès que cette infraction est constatée. Je ne peux toutefois pas vous indiquer ce qui se passe concrètement sur le terrain. Nous sommes informés de ces infractions par les services d'enquête et donc tributaires de ces informations.

Une étude ethnographique menée à Lille en 2013 a permis de mettre en évidence la prégnance des drogues dans le quotidien de personnes en situation d’errance plus ou moins structurelle

2/ Quelles sont les mesures dont la justice dispose et comment opte-t-elle pour telle mesure plutôt que telle autre ? Plusieurs réponses peuvent être apportées à cette infraction. Elle peut faire l'objet d'une alternative aux poursuites, c’est-à-dire que la personne sera entendue en rappel à la loi ou orientée vers une structure de soins (dans le cadre d'un stage de sensibilisation aux usages de la droque, d'une injonction thérapeutique) et si elle se soumet à ces mesures, les poursuites s'arrêteront et l'affaire sera classée. Si ce n'est pas le cas, le Procureur de la République peut faire le choix de poursuivre la personne. Dans certains cas, le Procureur de la République décidera de la poursuite de l'usager devant le Tribunal correctionnel. L'usage est puni d'un an d'emprisonnement et de 3.750 euros d'amende. Le Tribunal pourra décider dans ces limites de condamner l'usager mais aussi de l'assortir de sursis, de sursis avec mise à l'épreuve ou d'un sursis avec obligation d'accomplir un travail d'intérêt général. Une mesure de contrainte pénale pourra également être prononcée. Les mesures pour lesquelles une obligation de soins est possible (SME/STIG/Contrainte pénale) apparaissent comme les plus adaptées à ce type d'infraction. 3/ Quelles sont les articulations entre la justice et le monde du soin en matière d'addiction? Sont-elles suffisantes ? Les articulations entre la justice et le monde du soin sont souvent complexes compte tenu du secret médical appliqué par ces derniers. Des communications sont toutefois possibles avec des acteurs du soin ayant à prendre en charge beaucoup de personnes sous main de justice. Se rencontrer et échanger permet souvent de lever ces barrières et d'établir des relations de confiance entre la justice et les différents partenaires. Quand ce n'est pas le cas, nous fonctionnons par le biais d'attestations délivrées par les organismes de soins et remises à la personne en charge du suivi de la mesure judiciaire. Celles-ci permettent de s'assurer de la présence de la personne au sein de l'organisme de soins mais pas du contenu, de la qualité et de l'adhésion au suivi mis en place.

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DOSSIER

RÉDUIRE LES DOMMAGES

QUI ? QUAND ? COMMENT ? POURQUOI ? Olivier Cottencin Professeur de psychiatrie et d'addictologie (Université Lille2), Praticien hospitalier responsable du service d'addictologie (CHRU de Lille) Aujourd'hui, la prévention des risques et la réduction des dommages doivent être une préoccupation des équipes de soin et de prévention. Toutefois, force est de constater qu'elles demeurent une option « bas seuil » dans l’imaginaire de certains (soignants ou non soignants). L'abstinence de tout produit est encore vue comme un accomplissement alors qu'il n'est en réalité ni un objectif en soi (car l'idéal en réalité serait - notamment pour l'alcool - de reconsommer de temps en temps « comme tout le monde »), ni une thérapie (puisque chaque consommation itérative devient un échec culpabilisant faisant fuir le soin). On peut même affirmer dans certains cas que le « dogme de l'abstinence » est contre-productif étant donné qu'il ne s'adresse qu'à un faible nombre d'usagers (et pas au plus grand nombre) et concerne souvent les sujets les plus en difficulté et pour qui l'abstinence est difficile à maintenir.

programmes thérapeutiques plutôt que des actions de prévention auxquelles (malgré les efforts récents des facultés), ils ne sont que peu formés ou peu sensibles. En France, la politique de réduction des dommages auprès des héroïnomanes développée dans les années 90 en fut l'un des moteurs. Mais elle est encore malheureusement trop connoté « aide aux marginaux » . En revanche, malgré un enseignement encore modeste, l'approche motivationnelle (et ses dérivés) fit faire de réels progrès dans le relationnel soignant-soigné … tant dans le domaine des addictions que de celui des soins aux personnes souffrant de maladies chroniques. Comme l'écrivait Sellman en 2010, « revenez quand vous serez motivé » n’est plus une réponse thérapeutique acceptable et le caractère personnalisé des soins ou de l'éducation ne doit plus faire débat.

À chacun sa notion du risque La réduction des dommages est en réalité un véritable acte thérapeutique en ce qu'elle demande à chacun de penser ses pratiques et modalités de consommation, de s'interroger sur les bienfaits de la substance, mais aussi sur les risques consentis et les dommages identifiés. Mais surtout elle doit être l'occasion de repérer les modifications envisageables en fonction des ressources et compétences de chacun. Car l'addiction ne concerne pas que la dépendance à une substance (avec tolérance et signes de manque à l'arrêt), elle concerne aussi l'usage nocif dont on sait qu'il est réversible vers une consommation dite contrôlée, pourvu qu'on l'aborde avec le sujet y compris dans un esprit très prosaïquement hygiéniste. ` La prévention utile aux seuls prévenus ? Les moyens à notre disposition en prévention grand public sont nombreux mais le risque demeure de ne convaincre que les convaincus. C'est l'effet Saint Matthieu : ce sont ceux qui en ont le moins besoin qui sont les plus touchés par le message de prévention. Mais aujourd'hui, en dehors de toute stigmatisation, des actions au sein de la promotion de la santé ou de l'éducation à la santé commencent à porter leurs fruits surtout auprès des publics les plus jeunes (et donc par un phénomène intéressant de « rétro-éducation » … auprès de leurs parents). Mais les outils de prévention au plus près de l'individu doivent encore être développés, notamment auprès des professionnels de santé plus habitués à mettre en place des

C’est un bon début... Que ce soit Rogers, Prochaska et Di Clemente ou encore Miller et Rollnick, ces auteurs ont mis l'accent sur le fait qu'il est indispensable de débuter le traitement là où en est le patient plutôt que là où le thérapeute voudrait qu’il soit. Ainsi, admettre que le bénéfice obtenu par la réduction de la consommation correspond à un objectif d’amélioration autant en termes de santé publique qu'à titre individuel (e.g. pour l'alcool diminuer de 3 verres sur une forte consommation réduit la mortalité de 10 fois), est déjà une démarche thérapeutique à l'efficacité considérable. La nécessité d’agir de concert Mais au-delà de l'abord direct des consommations, toute action de prévention (primaire ou non, ciblée ou non) doit être participative. En d'autres termes, pour qu'une action de prévention soit efficace, il faut rendre le sujet acteur de sa prévention et le soignant ne peut être que le conseiller du patient. Deux difficultés se présentent d'emblée au "préventologue", tout d'abord il n'y a pas de représentation sociale de l'usage nocif. La société est ainsi, soit l'image de la consommation de substance est festive, soit l'image est dégradante et moralisatrice. La seconde découle souvent de la première, puisque beaucoup, de ce fait, consultent sous la contrainte. Or, la contrainte a longtemps été désignée comme un frein à la motivation. Alors qu'elle peut être en réalité un moteur de changement considérable. En général, on ne change ses habitudes que pour deux raisons, soit parce qu'on y croit fermement, soit parce qu'on y


Cahiers de l'addictologie n°6 Parcours de vie,parcours de soins en addictologie

est contraint. Ainsi, face à la contrainte, il est indispensable de la reconnaître et de l'utiliser en cherchant la plainte sous-jacente derrière le comportement («dénoncé » par les autres) pour permettre au sujet d'accéder à un changement tout en gardant son libre arbitre. Trois possibilités s'offrent à lui : refuser de l'aide (on n'insiste pas, mais la porte reste ouverte), accepter de l'aide (on travaille ici et maintenant) ou négocier (à quoi est il motivé si ce n'est pas à modifier sa consommation ? C'est la vraie question du changement. Moins de 10% des « mésusagers » accèdent aux soins alors que l'efficacité de leur prise en charge est reconnue. Question d'image ? Très probablement. Question de communication? Certainement. Il est temps que nous apprenions à mieux communiquer dans nos actions de prévention qu'elles soient individuelles ou collectives. Les outils sont là, les vendeurs le savent bien … Pourquoi pas nous ?

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Anne-Françoise Hirsch-Vanhoenacker Addictologue, elle travaille au CSAPA (Centre de Soins d'Accompagnement et de Prévention en Addictologie) de l’ANPAA 59 Parler du mésusage d’alcool : un vrai défi pour les acteurs du champ médico psycho social ? Il existe en France une « tolérance collective » à la consommation excessive d’alcool qui a une incidence aussi bien sur le bien être individuel que sur le bien vivre ensemble. Attendre que les dommages interpellent le corps médical et demander aux usagers de ne plus toucher une goutte d’alcool a occasionné plus de rejet que d’adhésion à une réflexion voire à une curiosité sur ce phénomène d’alcoolisation qui nous concerne tous dans un territoire comme le Nord - Pas -de-Calais. L’enjeu est maintenant de transformer la culpabilité et la honte ou l’ignorance qui empêchent les consommateurs de tous âges d’objectiver les dommages liés à leurs modes de consommation aussi bien qu’aux quantités consommées. Tous les acteurs de proximité du champ médico-psycho-social ont un rôle à jouer dans cette nouvelle dynamique. Les conséquences financières ou sociales sont des opportunités aussi déterminantes pour étayer la motivation à changer que les dommages sanitaires. Il est donc indispensable

d’avoir une logique d’intervention intelligible par tous les acteurs quel que soit le moment de leurs actions. Une conjointe qui a mis des années à persuader son mari de se faire soigner ne comprend pas que le médecin l’autorise à continuer à boire… Elle ne sera pas aidante si elle n’a pas les explications permettant de donner du sens à ce parcours de soin négocié avec le patient. Les professionnels du champ médico-social mais aussi les enseignants confrontés aux jeunes qui prennent des risques doivent savoir que plus on interdit un comportement et plus on suscite une réaction inverse. De même, les personnes âgées qui ont toujours consommé ne sont pas prêtes à lâcher un des seuls plaisirs qui leur reste. Il faut néanmoins chercher avec elles les moyens de ne pas se mettre en danger en particulier par des chutes fréquentes. C’est en abordant nous-mêmes tous ces sujets sans tabou et sans réticence que des progrès seront possibles en santé publique.


DOSSIER

Des outils Interview de Jean-Paul Kornobis

Jean-Paul Kornobis est médecin généraliste à Lille. Il s’est formé à l’entretien motivationnel, une nouvelle façon d’entrer en contact avec le patient. Les médecins généralistes sont de plus en plus souvent amenés à recevoir en consultation des usagers dépendants aux opiacés, à l’alcool ou au tabac. Leur posture par rapport à ces dépendances déclarées ou non n’est pas simple. Depuis deux ans, des formations à l’entretien motivationnel leur sont offertes, ce qui change considérablement la qualité de l’échange entre le médecin et son patient. L’entretien motivationnel est une méthode de communication directive, centrée sur le patient et orienté vers un objectif déterminé, par exemple l’abandon ou la diminution du comportement à risque. Il m’a beaucoup aidé dans ma démarche de repérage précoce vis à vis des patients sujets à l’alcool. Depuis deux ans, 420 médecins généralistes ont été formés à ce type de relation empathique. En 2015, cette formation va se développer et concerner de nombreux autres professionnels de santé comme les pharmaciens, les kinésithérapeutes, les orthophonistes, les sages-femmes, les pédicures-podologues, les dentistes.

Le Baclofène, ce sont les patients qui le demandent L'addiction à l'alcool concerne environ 2 millions de personnes en France et causerait 45 000 décès par an. Le baclofène agit notamment sur le «craving», l'envie de boire. C'est le médecin Olivier Ameisen, qui a expérimenté sur lui-même le baclofène, qui l'a guéri.. Des alcooliques l'essayent, deviennent indifférents à l'alcool, et relatent sur internet leurs expériences. De plus en plus de médecins le prescrivent. D'autres restent sceptiques.

Interview d’Arnaud Muyssen

Médecin, addictologue au CSAPA du Centre hospitalier régional universitaire de Lille L’apparition de la cigarette électronique ou de la e-cigarette depuis quelques années est en train de modifier considérablement la vision et le comportement du fumeur d’antan. Les boutiques et autres revendeurs de ce type de produits et de matériels sont sortis de terre comme par enchantement. Il y avait 100 échoppes début 2013 dans notre pays. Elles étaient 2 000 un an plus tard… La e-cigarette compte un million d’adeptes en France sur les 13,5 millions de fumeurs (7,5 % du marché). La e-cigarette réduit-elle véritablement les risques ? La réponse est plutôt positive mais avec quelques nuances.C’est un outil certain de réduction des risques. Le grand public nous a forcés à l’adopter. Elle reste moins nocive que la « vraie cigarette ». Il n’y a pas de combustion, pas de goudrons, pas de monoxyde de carbone.


qui marchent

Cahiers de l'addictologie n°6 Parcours de vie,parcours de soins en addictologie

Interview de Cécile Labbé

Cécile Labbé travaille au sein d’Aides Nord - Pas-de-Calais.

Quel est le rôle du professionnel de santé face à l’e-cigarette ? Le professionnel de santé, l’addictologue, le médecin généraliste n’a pas pour fonction de prescrire l’e-cigarette mais d’alerter l’usager sur les possibles effets indésirables d’un usage détourné. Il existe déjà sur internet de multiples recettes pour substituer la cartouche contenant les arômes et la nicotine par du cannabis ou d’autres produits (e-joint). L’e-cigarette pourrait être un vecteur favorisant la prise d’autres produits licites ou illicites par voie respiratoire. Le délai entre le stimulus et la réponse cérébrale est a priori très rapide par ce mode d’administration, donc potentiellement addictif. Par aillleurs, l’e-liquide contenant de la nicotine (substance classee « veneneuse» 82), mis en contact avec la peau ou ingeré, peut provoquer des accidents graves. L’industrie du tabac se positionne Voilà qui n’arrête pas les industriels du tabac qui n’avaient pas vus le vent venir. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs s’ils rachètent des brevets à foison. Ils devraient concentrer près de 75 % des entreprises de e-cigarette d’ici 2017…

1/ Face aux usagers de drogues, il s’agit de chercher les solutions pour réduire les risques et les dommages plutôt que de vouloir les éliminer à tout prix. Quels sont les outils utilisés aujourd’hui par Aides pour ce faire ? Le besoin principal des personnes usagères de drogues que nous rencontrons, est l’accès aux matériels d’injection, de sniff ou de basage, ainsi que l’accès à une information valide et objective autour des produits consommés, leurs effets et les pratiques associées. Plus largement, les traitements de substitution sont des outils privilégiés pour l’inscription dans une démarche de soin. Ces outils permettent de rentrer en contact et de créer un lien. En partant de sa pratique dans son contexte de vie, la personne conscientise davantage ses prises de risques, renforçant ainsi sa capacité à adapter ses stratégies pour prendre soin. Partager avec d’autres personnes concernées autour de son parcours et de ses pratiques peut aussi amener à se sentir moins isolé et à prendre du recul. L’offre de dépistage avec les Tests Rapides à Orientation Diagnostic à VIH est aussi une avancée. Ces outils permettent d’aller vers les personnes et d’offrir un accompagnement et une écoute (counseling) adaptés aux stratégies individuelles de prévention. Dernièrement, la recherche-action «accompagnement et éducation aux risques liés à l’injection» a démontré sa plus-value pour la santé des participants : proposer des séances d’injection supervisées a un impact significatif sur les pratiques à risques de transmission du VHC/VIH et les complications au site d’injection. 2/ Y a-t-il des situations, des parcours qui nécessitent selon vous des outils et des solutions nouvelles ? Au-delà du renforcement des programmes existants et de la montée en synergie entre soignants et acteurs des dispositifs CAARUD, des outils sont nécessaires à ce jour pour répondre aux besoins de santé de personnes usagères de drogues : le développement de programmes innovants face à l’hépatite C et aux dommages liés aux pratiques d’injection (Espaces de consommation à moindre risques, programmes d’accompagnement et d’éducation aux risques liés à l’injection, prélèvement coopératif), la mise en place de programmes d’échange de seringues en milieux carcéral, l’obtention de la reconnaissance par décret du TROD VHC, l’élargissement de la palette thérapeutique avec des traitements de substitution injectables, le déploiement de l’accès au naloxone pour réduire les décès par overdose, le développement de l’analyse rapide de produits notamment en milieu festif. Ces différents outils ne constituent pas, pris séparément, une réponse suffisante: il est nécessaire de les articuler et plus largement de réformer la loi de 70 et le cadre légal et réglementaire de la politique des drogues.

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SOMMAIRE

La

CARA La Coordination des

Associations Régionales en

Addictologie

Nord - Pas-de-Calais

rassemble

six associations régionales

(ANPAA 59/62, ADALIS,

ECLAT-GRAA, GT59/62,

Fédération Addiction, vISA)

qui souhaitent collectivement

apporter un éclairage

nouveau et une

dimension pluridisciplinaire

aux conduites addictives. Elle

entend également donner des

avis sur les priorités,

perspectives et programmes

P.2/3 Tribunes de l’addictologie. Jean-Yves Grall ❚ Cécile Bourdon ❚ Didier Manier

P.4/5 Actualités.

Loi de santé et addictions. Véritable vélonté de changement ? ❚ Parents d’ados. Répressifs ou permissifs ? ❚ La charte de la vie nocturne, un rempart contre les addictions ?

P.6/7 Dossier. Les usages de substances psychoactives à travers les âges. François Beck ❚ Interview de François Lefebvre P.8/9 Les parcours de soins. Entre détermination et singularité.

Cécile Desprès ❚

P.10/11

Toxicomanies et errance. Vianney Schlegel ❚ Interview d’Emilie Sendrane

P.12/13

Réduire les dommages. Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Olivier Cottencin ❚ Parler du mésusage d’alcool : un vrai défi pour les acteurs du champ médico-psycho-social ? Anne-Françoise Hirsch-Vanhoenacker

P.14/15 Des outils qui marchent. Interviews de Jean-Paul Kornobis ❚ Arnaud Muyssen ❚ Cécile Labbé

Retrouvez toutes les parutions des cahiers de l’addictologie

sur www.eclat-graa.org

transversaux élaborés dans le

domaine addictologique ou

répondre à

des demandes spécifiques

formulées par les partenaires

institutionnels.

Cahiers de

6

l’addictologie n°

Directeur de publication :Dr François Lefebvre Rédactrice en chef : Francine Benattar Maquettiste : Francine Benattar Édition : Coordination des Associations Régionales en Addictologie Nord - Pasde-Calais - 235, avenue de la Recherche - 59120 Loos Tél. : 03 20 21 06 05 Crédits photos : istockphoto.com Impression : Tangheprinting.com Cahiers de l’addictologie financés par la Région Nord - Pas-de-Calais

2013


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