TROISCOULEURS #193 - novembre 2022

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ALICE DIOP Avec le sidérant Saint Omer, elle s’impose comme l’une des cinéastes les plus visionnaires de notre époque > no 193 / novembre 2022 / GRATUIT

Journal cinéphile, défricheur et engagé, par

BENOÎT MAGIMEL

« On m’appelait “le prince du silence”, j’étais le cauchemar des journalistes » p. 26

JAMES GRAY

Le maître américain se confie sur l’intense Armageddon Time p. 4

VALERIA BRUNI TEDESCHI

« Faire un film est un antidote à la nostalgie » p. 30

MK2 INSTITUT

L’amour au temps du numérique avec la sociologue Marie Bergström p. 78


NICOLAS BREVIÈRE ET CHARLOTTE VINCENT PRÉSENTENT

L’HISTOIRE D’UN COMBAT QUI A CHANGÉ LA SOCIÉTÉ LAURE CALAMY

UN FILM DE

BLANDINE LENOIR

ZITA HANROT

INDIA HAIR

ROSEMARY STANDLEY

DAMIEN CHAPELLE YANNICK CHOIRAT AVEC LA PARTICIPATION DE PASCALE ARBILLOT ET ÉRIC CARAVACA

AU CINÉMA LE 30 NOVEMBRE


Sommaire

EN BREF

P. 4 P. 12 P. 14

L’ENTRETIEN DU MOIS – JAMES GRAY SCÈNE CULTE – LOST HIGHWAY LES NOUVEAUX – KAYIJE KAGAME ET THÉO LAGLISSE

CINÉMA P. 18 P. 26 P. 30 P. 38 P. 48

TROISCOULEURS éditeur MK2 + — 55, rue Traversière, Paris XII e — tél. 01 44 67 30 00 — gratuit directeur de la publication : elisha.karmitz@mk2.com | rédactrice en chef : juliette.reitzer@mk2.com | rédactrice en chef adjointe : time.zoppe@mk2.com | rédacteurs : quentin. grosset@mk2.com, josephine.leroy@mk2.com | directrice artistique : Anna Parraguette | graphiste : Ines Ferhat | secrétaire de rédaction : Vincent Tarrière | renfort correction : Claire Breton | stagiaire : Margot Pannequin | ont collaboré à ce numéro : Léa André-Sarreau, Margaux Baralon, Julien Bécourt, Lily Bloom, Tristan Brossat, Renan Cros, Marilou Duponchel, Julien Dupuy, David Ezan, Éléonore Houée, Anaëlle Imbert, Corentin Lê, Damien Leblanc, Belinda Mathieu, Stéphane Méjanès, Jérôme Momcilovic, Wilfried Paris, Raphaëlle Pireyre, Perrine Quennesson, Bernard Quiriny, Cécile Rosevaigue, Paul Rothé, Hanneli Victoire & Célestin et Alexandre, Anaïs, Anselmo et Margot | photographes : Ines Ferhat, Julien Liénard, Marie Rouge | illustratrice : Sun Bai | publicité | directrice commerciale : stephanie.laroque@ mk2.com | cheffe de publicité cinéma et marques : manon. lefeuvre@mk2.com | responsable culture, médias et partenariats : alison.pouzergues@mk2.com | cheffe de projet culture et médias : claire.defrance@mk2.com Photographie de couverture : Julien Liénard pour TROISCOULEURS Imprimé en France par SIB imprimerie — 47, bd de la Liane — 62200 Boulogne-sur-Mer TROISCOULEURS est distribué dans le réseau ProPress Conseil ac@propress.fr © 2018 TROISCOULEURS — ISSN 1633-2083 / dépôt légal quatrième trimestre 2006 Toute reproduction, même partielle, de textes, photos et illustrations publiés par mk2 + est interdite sans l’accord de l’auteur et de l’éditeur — Magazine gratuit. Ne pas jeter sur la voie publique.

EN COUVERTURE – ALICE DIOP, FACE À LA MÈRE ENTRETIEN FACE CAMÉRA – BENOÎT MAGIMEL INTERVIEW TRANSMISSION – VALERIA BRUNI TEDESCHI L’ADOLESCENCE PAR… CHRISTOPHE HONORÉ CINEMASCOPE : LES SORTIES DU 9 NOVEMBRE AU 7 DÉCEMBRE

CULTURE P. 68 P. 68

SPECTACLE – BOUDOIR DE STEVEN COHEN EXPO – SHÉHÉRAZADE LA NUIT

P. 72

PAGE JEUX + UN CAHIER MK2 INSTITUT DE 14 PAGES EN FIN DE MAGAZINE

ÉDITO

Des garçons qui tapent dans un sac de boxe. C’est par cette image pleine de rage qu’on a découvert le cinéma d’Alice Diop, en 2016, avec Vers la tendresse, fiévreux documentaire dans lequel quatre jeunes hommes originaires de Seine-Saint-Denis se confiaient sur l’amour. Le film nous avait conquis pour sa manière visionnaire de déconstruire les clichés sur la masculinité, mais aussi pour sa forme, poétique, envoûtante, évoluant vers des séquences nocturnes hallucinées et s’achevant sur un jeune homme alangui dans un lit après l’amour. Sous le charme, on avait avidement remonté le fil de sa filmographie, se demandant si le titre de ce film pouvait

servir de clé de lecture pour l’ensemble de l’œuvre. Son premier docu, La Tour du monde (2006), explorait par l’intime une tour de la cité des 3 000, à Aulnay-sous-Bois, où ellemême a grandi dans une famille originaire du Sénégal. À rebours des stéréotypes, elle y montrait l’entraide, la diversité des vécus. En 2006, dans Clichy pour l’exemple, elle cherchait à « comprendre les raisons de la colère » des habitants de Clichy-sous-Bois après les émeutes déclenchées par la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, alors qu’ils fuyaient un contrôle de police, achevant le film sur une fresque colorée peinte par des enfants. La Mort de Danton, en 2011, suivait le parcours de Steve Tientcheu, originaire de la cité des 3 000, pour trouver sa place de comédien dans le prestigieux cours Simon. En 2016, pour La Permanence, Alice Diop s’installait dans une unité de soins pour migrants de l’hôpital Avicenne, à Bobigny,

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filmant femmes et hommes venus y confier leurs souffrances dans l’espoir de les apaiser. Nous, en 2021, s’avançait comme une exploration sociologique et humaniste de la France contemporaine, le long de la ligne B du RER. Il est peu dire que l’on attendait son passage à la fiction avec Saint Omer. Le film reconstitue le procès d’une femme accusée d’infanticide pour ouvrir, patiemment, par le prisme de l’intime, de la parole et du doute, des questionnements vertigineux et universels absolument bouleversants. « Je ne sais pas si c’est volontaire chez moi d’aller vers la tendresse, nous a confié la cinéaste, mais il y a l’idée de chercher une forme d’apaisement, de trouver en nous-mêmes le chemin pour continuer, qui soit moins douloureux. » JULIETTE REITZER

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Cinéma -----> L’Entretien du mois

Exit les grandes odyssées dans la jungle ou dans l’espace. Avec le fulgurant Armageddon Time, James Gray nous cloue à nos sièges. Inspiré par son enfance new-yorkaise au tout début des années 1980, le film suit les trajectoires de deux amis, Paul et Johnny, du début de leur relation à leur cruelle séparation. Un scénario ultrasensible porté à l’écran par une mise en scène qui balance entre douceur et intensité. On a discuté avec le brillant cinéaste des ramifications de ce film aussi intime que politique.

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Après The Lost City of Z (2017) puis Ad astra (2019), vous revenez à un cinéma beaucoup plus intimiste. Pourquoi ? J’ai eu deux tournages qui, pour des raisons différentes, ont été très difficiles. Pour The Lost City of Z, dont le tournage s’est déroulé en Irlande du Nord, en Angleterre et en Amazonie, c’était physiquement très dur. Et pour Ad astra, j’ai eu le sentiment d’avoir perdu le contrôle. La version finale n’est pas celle que je voulais, et le film est trop narratif. À un moment donné, j’ai commencé à me demander ce que je voulais faire, ce qui me poussait à être réalisateur et quel était l’intérêt de sortir un film qui ne me ressemble pas. J’avais 50 ans au moment de la sortie d’Ad Astra et je ne reconnaissais pas ce film comme le mien. Là, je me suis dit « tant pis si ça ne marche pas, mais je veux faire quelque chose que je peux contrôler, qui vienne vraiment de moi ». Pas pour mon ego, mais pour revenir à l’essentiel, pour faire un film aussi personnel que possible. C’est cette recherche qui vous a poussé à filmer de nouveau New York ? Certainement, parce que cette ville explique tellement la personne que je suis [James Gray vit à Los Angeles depuis ses études à l’université de Californie du Sud, mais New York, où il est né en 1969, est resté le décor central de beaucoup de ses films, comme The Yards, Two Lovers ou The Immigrant, ndlr]. Le lieu où vous grandissez influence forcément la manière dont vous voyez le

monde. Vous ne pouvez pas y échapper. La ville de New York concentre la férocité capitaliste des États-Unis : soit on est au sommet, soit on est au plus bas. Il y a cette volonté de produire des tonnes d’argent, de réussir, de faire des choses qui, à bien des égards, abîment l’âme. Et, en même temps, la ville a quand même une âme, l’influence de l’Europe, une vie artistique, une mélancolie, ce ciel gris… Ceci dit, elle change beaucoup. Manhattan a cessé d’être accessible à la classe moyenne, seuls les gens très riches peuvent y vivre. La classe moyenne qui y vivait a dû s’installer à Brooklyn, les classes plus pauvres de Brooklyn sont parties vivre dans le Queens, voire dans d’autres villes plus éloignées. Vous créez aussi des micro-espaces. Par exemple cette cabane dans le jardin de Paul, qui l’isole du monde des adultes. Enfant, aviez-vous ce type de refuge ? Oui, j’avais un cabanon à l’arrière de la maison, et j’y allais pour dessiner, écouter de la musique… Je m’y cachais. J’imagine que c’était une façon pour moi de commencer à quitter la maison de mes parents [incarnés dans le film par Anne Hathaway et Jeremy Strong, ndlr]. Mais j’ai aussi beaucoup voyagé dans Manhattan. Vers l’âge de 11-12 ans, je prenais le métro tout seul – c’était très dangereux, beaucoup plus qu’aujourd’hui. Je séchais les cours pour découvrir de vieux films dans des petites salles de cinéma. J’avais des tas d’opportunités pour m’échapper.

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On n’avait jamais vu un film relier de manière aussi forte l’histoire des communautés juive et afro-américaine. Que partagent-elles d’après vous ? C’est vrai, ça n’a pas trop été traité au cinéma, à ma connaissance… Ce que ces deux communautés ont en commun, c’est le statut d’opprimé. Mais j’avais aussi envie de montrer qu’on peut être opprimé et oppresseur en même temps. On a trop tendance à se juger comme bons ou mauvais, mais le monde est complexe. On peut subir le racisme, comme Johnny, l’antisémitisme, comme Paul, et reproduire la violence. C’est pour ça aussi que j’ai insisté pour que, dans une scène, Johnny parle d’« attardés ». C’est un terme très insultant. Mais je voulais dire que même lui peut aller jusque-là. Le film aborde l’exclusion sociale, mais sans misérabilisme. Trouvez-vous que le cinéma va parfois trop loin dans la moralisation ? Je pense que, à partir du moment où on se croit meilleur que les autres, on ne progresse pas. L’une des grandes caractéristiques du film noir [en anglais, le genre « noir » peut renvoyer plus largement que dans le sens français aux œuvres pessimistes, fatalistes, ndlr], le cinéma de Luis Buñuel par exemple, c’est de démocratiser la stupidité. L’idée, c’est de dire « on fait tous partie de cette comédie ridicule ». Je n’aime pas les films qui, pour nous faire nous sentir mieux, disent « mais regardez à quel point ils sont bêtes ».


L’Entretien du mois <----- Cinéma

JAMES GRAY Vous montrez aussi comment l’école publique, censée être un espace d’émancipation pour les couches les plus défavorisées de la population, a failli. Comment analysez-vous cet échec ? À New York, comme dans beaucoup d’États américains, l’école où vous allez dépend de l’endroit où vous vivez. [New York compte plus d’un million d’élèves, répartis dans environ 1 500 établissements publics. Chaque district qui quadrille la ville a un budget plus ou moins conséquent, selon qu’il récolte plus ou moins d’impôts locaux, ndlr.] C’est l’une des idées les plus antidémocratiques que les États-Unis aient pu avoir. Et c’est ce qui contribue peut-être le plus à l’inégalité de ce pays. D’autant que la croissance économique des États-Unis, qui a explosé dès 1983 [sous Ronald Reagan, ndlr], n’a profité qu’à très peu de gens. C’est l’une des plus grandes escroqueries de toute l’histoire de l’humanité. Le film retisse la généalogie de Paul, dont la famille a immigré aux ÉtatsUnis dans les années 1920 après avoir fui les pogroms antisémites en Ukraine, comme la vôtre. Vous avez écrit et tourné Armageddon Time avant l’invasion russe. Qu’est-ce que ça vous fait

ressentiments. C’est dramatique parce qu’on a l’impression qu’elle répète ses folies encore et encore. Comme si le passage du temps ne changeait rien. Je lis tous les jours ce qui se passe en Ukraine, en me demandant ce qui se passe dans la tête de Vladimir Poutine et en suivant les déclarations de Sergueï Lavrov [le ministre des Affaires étrangères russe, ndlr]. Mais je devrais peut-être arrêter, je suis impuissant face à ces événements… Je suis partagé. Je suis triste, mais étrangement pas surpris. Le film se passe dans les années 1980, mais mis à part la bande-son et quelques clins d’œil, il y a peu de marqueurs temporels, ce qui le rend très contemporain. Parce que je ne voulais pas faire un film d’époque. J’ai essayé de filmer l’expérience d’un garçon de 12 ans, qui est forcément limité dans ce qu’il peut faire dans la vie, comme tous ceux de son âge, à moins de vivre comme Huckleberry Finn [jeune héros vagabond du roman Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, paru en 1884, ndlr]. En me donnant ces limites, et en tissant le film à partir d’elles, je voulais atteindre quelque chose de plus grand qu’un récit simplement historique ou autobiographique.

On peut subir le racisme ou l’antisémitisme et reproduire la violence. de voir que votre fiction trouve autant d’écho dans l’actualité ? C’est très étrange. Ça m’a fait comprendre que, cinquante ans ou un siècle, c’est rien au regard de l’histoire tout entière [dans le film, c’est à travers le personnage du grand-père de Paul, incarné par Anthony Hopkins, que l’on revit l’histoire de l’immigration ukrainienne, ndlr]. On peut penser que la Première ou la Seconde Guerre mondiale c’est de l’histoire ancienne, mais l’espèce humaine est si têtue, elle a du mal à passer outre ses

Vous avez toujours navigué hors du système hollywoodien et revendiqué votre indépendance. Récemment, il semble y avoir une embellie du côté du box-­office américain, grâce à des films comme Nope de Jordan Peele ou Everything Everywhere All at Once des Daniels. Vous croyez en une revitalisation du cinéma ? Je n’ai malheureusement pas encore vu ces films, faute de temps, mais je vais le faire. Dans l’absolu, oui, le cinéma américain peut être revitalisé. Les œuvres

EXPOSITION 21.10.22> 21.05.23

audacieuses peuvent surgir n’importe quand. Personne n’aurait pu prédire l’avènement des Beatles en 1962. Mais mon premier instinct – parce que je suis de nature pessimiste – me pousse à envisager l’avenir de manière plutôt négative. J’ai l’impression que les films ressemblent de plus en plus à des jeux vidéo, et inversement. Ça donnera sûrement des choses géniales, mais pas du cinéma en tant qu’expérience entièrement passive, ce moment où vous êtes assis pendant deux heures, sans pouvoir dicter la fin du film. Aux États-Unis, l’éducation aux arts n’est pas terrible, on apprend à observer la peinture, l’architecture, la sculpture. Pas à observer le cinéma. Il y a un manque d’intérêt, d’infrastructures, d’investissement. Par conséquent, vous avez le film expérimental, qui suit ses propres règles, le blockbuster, qui suit les siennes… Mais le cinéma, pour moi, doit dépasser ça. Il doit être de l’ordre du rêve. Du rêve, ou de la religion, comme vous l’avez souvent dit en interview ? Quelle différence – je viens d’insulter tous les religieux… Non mais ce que je veux dire, c’est que la religion, je pense, repose sur la métaphore. J’aime particulièrement Twin Peaks. Fire Walk With Me de David Lynch, qui a été très mal reçu à sa sortie [préquel de la série, le film est sorti en 1992, ndlr]. Je l’ai tout de suite considéré comme un chef-d’œuvre, parce qu’il possède un langage qui lui est propre. Ça le rend intensément beau et extrêmement émouvant. Il est rempli de compassion pour son héroïne, Laura Palmer. C’est la même chose avec Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman [sorti en France en 1976, ndlr]. Ce sont des films très différents, mais il y a quelque chose qui crée une cohésion, et qui pour moi définit la fonction d’un artiste – cette tentative d’étendre notre empathie pour les autres.

CINÉMA ET ESPIONNAGE BILLETS CINEMATHEQUE.FR et

Armageddon Time de James Gray, Universal Pictures (1 h 55), sortie le 9 novembre

PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE LEROY Photographie : Philippe Quaisse / Pasco & Co

novembre 2022 – no 193

Conception graphique : La Cinémathèque française / Mélanie Roero - OSS 117 : Le Caire, nid d’espions, Michel Hazanavicius © 2005 – Gaumont/SND/M6 Films / La Mort aux Trousses, Alfred Hitchcock ©1959 Turner Entertainment Co., a Time Warner Company.

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En bref

A

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Une jeune étudiante végétarienne vire cannibale lors de sa première année d’école vétérinaire… Premier film, premier tour de force pour la désormais palmée Julia Ducournau (pour Titane, en 2021). En 2017, son récit d’émancipation, de découverte du désir et de quête d’identité au féminin était servi bien saignant. Grave est une quête de la jouissance entre extase, pulsion et chair bien fraîche, autour d’un agneau qui apprend à devenir prédateur parmi les requins.

Dans un Londres seventies aux allures victoriennes, une jeune infirmière est de garde de nuit dans un immense hôpital délabré en pleine coupure de courant. Ça fait beaucoup, même pour ceux qui n’auraient pas peur du noir. Sorte de « Quand Carrie rencontre L’Exorciste » façon film de fantôme gothique et à grand renfort de jump scares, The Power de Corinna Faith raconte la puissance malveillante d’une masculinité si toxique qu’elle contamine tout. Aussi bien les murs que les âmes.

PERRINE QUENNESSON

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E REV

E

En 2018, la cinéaste Coralie Fargeat entraînait son héroïne dans un road trip vengeur après avoir été laissée pour morte par son ordure d’amant et ses amis violeurs… Avec Matilda Lutz (que l’on a revue ensanglantée mais de manière plus légère dans Coupez ! de Michel Hazanavicius), le jouissif, violent et impitoyable Revenge transforme avec délectation les prédateurs en proie. Et en profite pour défoncer une société bien trop permissive vis-à-vis des violences sexistes.

She Will de Charlotte Colbert, Alba Films (1 h 35), sortie le 30 novembre

CANDYMAN

E POWER H T

Dans She Will de Charlotte Colbert, une actrice vieillissante, en pleine convalescence dans les Highlands écossais après une double mastectomie, trouve la force d’affronter d’anciens traumatismes, souvent résultats d’un sexisme bien trop ordinaire. Bienvenue dans l’horreur ! Les réalisatrices se réapproprient le genre pour conter d’autres versions de l’histoire. Une horreur cathartique pour ne plus seulement dénoncer, mais faire éprouver.

NG

GR

EN BREF

Infos graphiques

Une mère ne parvient plus à contrôler son fils de 7 ans depuis la mort brutale de son mari, alors qu’il l’emmenait à l’hôpital pour accoucher. L’apparition d’un mystérieux livre de contes, Mister Babadook, et d’un sinistre croquemitaine ajoute du chaos et de la terreur à leur quotidien déjà pas jojo… Pour son premier film en 2014, Jennifer Kent n’hésitait pas à mettre les deux pieds dans le plat de la maternité contrariée et livrait une œuvre bouleversante sur l’inévitabilité du deuil.

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En replongeant dans la mythologie de Candyman en 2021, la réalisatrice afroaméricaine Nia DaCosta ne se contentait pas d’une mise à jour du tueur-dont-il-nefaut-pas-prononcer-le-nom-cinq-fois. Elle proposait une réflexion ultra contemporaine sur l’oppression toujours bien vivace des communautés noires, la gentrification à toute berzingue et l’engagement opportuniste d’une néo-bourgeoisie en quête de légitimation. Avec cette suite-reboot produite par Jordan Peele, elle remettait la politique au cœur de l’horreur.


En bref

Ça tourne DARIO ARGENTO

Noodles Production et JHR Films présentent

“UNE ENQUÊTE FOUILLÉE QUI SONNE COMME UN CRI D’ALARME” CAUSETTE

Des lames, un style baroque bien chargé, du sadisme, de l’érotisme… Avec de telles obsessions, le maître du giallo nous en aura fait voir de toutes les couleurs. À 82 ans, et alors que son dernier film, Occhiali neri, n’est même pas encore sorti, le cinéaste italien n’est pas prêt à ranger son couteau. Comme il l’a confié lors d’une conférence au festival de Sitges, en Espagne, il prépare le remake d’un film mexicain des années 1940 avec… Isabelle Huppert. C’est leur première collaboration, mais, vu leur goût commun pour l’extrême, ça sonne comme une évidence. LYNNE RAMSAY Absente des radars depuis son magnétique A Beautiful Day (2017), la cinéaste écossaise, qui s’apprête à sortir prochainement Stone Mattress, planche sur deux projets : d’abord Polaris, avec Joaquin Phoenix et Rooney Mara ; mais aussi l’adaptation de La Petite Fille qui aimait Tom Gordon, roman d’horreur de Stephen King qui suit une petite fille perdue dans les bois. Début octobre, au London Film Festival, Jennifer Lawrence, qui s’est dite « obsédée par Lynne Ramsay », a confié travailler sur un projet avec la réalisatrice. Allieront-elles leurs forces sur ce film d’horreur qu’on imagine épique ? On espère bien. THIERRY DE PERETTI Pour son quatrième film, le réalisateur d’Une vie violente (2017) adapte À son image de Jérôme Ferrari. Un récit qui reconstitue des instants de la vie d’une photographe, victime d’un accident de la route, « et de celle de ses amis les plus proches », des années 1980 jusqu’au début du xxie siècle. On connaît la fascination contagieuse du cinéaste pour sa terre natale corse et ce qu’elle recouvre d’histoires sombres et entêtantes. Il nous tarde de découvrir ce nouvel opus. CAROLINE VIGNAL Déjà réunies dans le jouissif Antoinette dans les Cévennes (qui racontait la crise existentielle d’une femme qui poursuit son amant marié, avant de le délaisser pour un âne bougon nommé Patrick), Laure Calamy et Caroline Vignal se sont dit oui pour une nouvelle collaboration. Dans Iris et les hommes, c’est une visite chez un ostéo qui bouleverse l’héroïne – mariée cette fois, mais visiblement frustrée. Tellement que cette femme de 50 ans va prendre un, deux, trois voire plus encore d’amants. De l’hédonisme, de la fougue et de la fraîcheur en perspective. LES FRÈRES SAFDIE Invité par Vanity Fair dans le podcast Little Gold Men, Adam Sandler a lâché l’info : l’acteur va collaborer avec les Safdie pour la troisième fois, trois ans après le génial et clinquant Uncut Gems – on a beaucoup trop aimé son look de beauf blingbling, serti d’un diam à l’oreille, pour ne pas en redemander. Et on est aussi super fans de la manière dont Benny et Josh Safdie arrivent à nous embarquer dans de grands délires bizarres et captivants. Le trio commencera à tourner l’année prochaine.

PLUS D’INFORMATIONS

AU CINÉMA LE 30 NOVEMBRE

JOSÉPHINE LEROY

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En bref

Devant le documentaire Brad Pitt. La revanche d’un blond, diffusé en octobre sur Arte, je songeais aux longues heures passées, adolescente, à rêver de l’acteur.

La sextape LA REVANCHE D’UN COW-BOY ARMÉ D’UN SÈCHE-CHEVEUX

LILY BLOOM

Émopitch

© Arte

C’est idiot. Comme l’héroïne de Légendes d’automne d’Edward Zwick, j’étais incapable de détacher mon regard de la perfection aliénante de ce demi-dieu formaté, inconsciente de l’imaginaire de western dentifrice qu’il trimballait. J’en étais dingue. J’usais mes VHS à force de rewinds, mais ne voyais pas que Hollywood l’avait façonné pour affoler les adolescentes comme moi. Il était né dans Thelma et Louise, torse nu, sèche-cheveux brandi et chapeau de cow-boy vissé sur la tête. Et cela a été un règne quasi sans partage pendant plus de vingt ans, comme s’il avait signé un pacte faustien. « Sa perfection pèse sur lui comme une malédiction », dit le documentaire

cette scène mythique, c’est le hors-champ, pendant les trois jours qu’il a fallu pour la tourner, entre une actrice confirmée et un jeune acteur de soap terrifié qui se demande peut-être ce qu’il fait là, lui le bon garçon blond de la Bible Belt. Ce qu’il donnera de lui, on lui réclamera sans cesse ensuite. On le déshabillera, on le scrutera jusqu’à l’absurde, comme dans L’Étrange Histoire de Benjamin Button de David Fincher. L’ironie fera qu’il aura son premier Oscar en tant qu’acteur pour Once Upon a Time… in Hollywood de Quentin Tarantino, dans lequel il fait un clin d’œil à la scène de Thelma et Louise, torse nu sur un toit. Brad Pitt est le dernier sex-symbol hollywoodien à l’ancienne, un objet sexuel dévoré par la machine hollywoodienne, comme Marilyn avant lui. Mais il a survécu et fume torse nu une clope, splendide et serein, sur le toit de Hollywood.

de Thibaut Sève et Adrien Dénouette. Sa carrière entière peut être lue comme une fuite en avant pour échapper à cette prison dévorante, mutilant son corps de cinéma, malmenant son image, se lançant finalement dans la production – mais l’aura de sex-symbol restera intacte. Un détail, dans le docu­mentaire, m’a donné envie de me repencher sur la scène de sexe de Thelma et Louise. Le réalisateur Ridley Scott en personne avait pulvérisé de l’eau sur le ventre de l’acteur pour une prise. Brad devient le centre du désir et de toutes les attentions, disputant la place habituellement occupée par l’actrice. C’est lui qui est torse nu tandis qu’elle est habillée. Lorsqu’on revoit cette séquence, elle semble presque brouillonne, décou­sue. Bien sûr il y a ce plan avec le torse humi­difié de Brad Pitt et le glissement des jambes de Geena Davis sur le lit qui a cristallisé toutes les passions, mais le mystère est ailleurs, dans les plans coupés au montage, esthétisants, presque expérimentaux, dont on entraperçoit des bribes dans le documentaire. Le secret de

PACIFICTION. TOURMENT SUR LES ÎLES D’ALBERT SERRA (SORTIE LE 9 NOVEMBRE) : UN HAUT-COMMISSAIRE DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE EN POSTE À TAHITI EST CONFRONTÉ À UNE RUMEUR DE REPRISE DES ESSAIS NUCLÉAIRES SUR L’ÎLE QUI LUI FAIT PERDRE PIED.

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À offrir

À chaque jour ou presque, sa bonne action cinéphile. Grâce à nos conseils, enjolivez le quotidien de ces personnes qui font de votre vie un vrai film (à sketchs).

Une femme fantastique (2017) de S. Lelio

Pour tout ce qui touche à la géopolitique, vous êtes à l’ouest. Heureusement, votre tante est là pour vous remettre à niveau lors des repas de famille dominicaux. Parce que vous admirez sa force et sa carrière, emmenez-la à la 13e édition d’« Un état du monde ». Entre projections (cette année, entre autres, focus sur le Chili) et rencontres avec des invités prestigieux (le documentariste Adam Curtis est invité d’honneur), l’événement s’intéresse à la façon dont le cinéma se saisit des enjeux contemporains. « Un état du monde », du 11 au 17 novembre au Forum des images

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Vous aimez regarder un film en silence, il aime brailler les paroles de « Sous le vent ». Vous supportez, sauf quand vous devez bosser sur un dossier important. Dans ces moments, mettez-lui entre les mains le dernier livre de l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma Thierry Jousse. Une anthologie richement illustrée sur les B.O. (du son hollywoodien des années 1930 aux blockbusters actuels), qui redonne à la musique de film la place centrale qu’elle mérite. Bandes originales. B.O. ! Une histoire illustrée de la musique au cinéma de Thierry Jousse (EPA, 288 p., 45 €)

no 193 – novembre 2022

Après une période fastueuse (il s’est occupé pendant des années de la maison d’Amanda Lear), sa touche kitsch ne fait plus mouche. Ravivez la flamme créative qui sommeille en lui avec ce beau livre d’entretiens (préfacé par Wes Anderson et rempli d’époustouflantes images) avec le chef déco américain Dean Tavoularis, grand collaborateur de Francis Ford Coppola, qui a travaillé notamment sur Mary Poppins (misez sur cette dernière réf pour attirer l’attention de votre tonton). Conversations avec Dean Tavoularis par Jordan Mintzer (Synecdoche, 352 p., 69 €)


En bref

Petit écran

SÉRIE

UN FILM BOULEVERSANT. TROIS COULEURS

THE WHITE LOTUS

La deuxième saison de la série créée par Mike White tient ses piquantes promesses en disséquant, toujours avec un humour acide, les rapports de genre et de couple. On ne prend pas tout à fait les mêmes et on recommence. Plus d’un an après la première saison, venue titiller une production sérielle estivale mollassonne, The White Lotus revient sur OCS. La création de Mike White a entretemps chipé l’Emmy de la meilleure minisérie. Pour cette deuxième fournée, l’hôtel de luxe qui abrite les pérégrinations et les crises existentielles de touristes richissimes n’est plus à Hawaï mais en Sicile. En revanche, le principe est le même : dès le début, un mort est annoncé. Reste à savoir qui, comment et pourquoi. L’intérêt principal de la série n’étant toujours pas la réponse à ces questions, mais le portrait d’un microcosme. Celui-ci n’a rien perdu de son acidité. On découvre deux couples venus passer des vacances ensemble alors que les hommes ne sont pas vraiment amis et que les femmes n’ont rien à se dire. S’y ajoutent un grand-père, un père et un fils partis à la recher­che de leurs racines italiennes. À la place, ils contemplent la fracture béante entre le vingtenaire élevé avec #MeToo et ses ancêtres bloqués dans le monde d’avant. Seule rescapée de la première saison, la fantasque Tanya ­McQuoid (merveilleuse Jennifer Coolidge) trimballe toujours son spleen aristocrate et un goût sûr pour les hommes douteux. Après la discrimination raciale à Hawaï, cette semaine sicilienne se concentre surtout sur les rapports de genre et de couple. Un jeu de massacre dans lequel deux jeunes prostituées jouent le rôle de détonateur. Utilisées, désirées, jalousées, les voilà qui révèlent le caractère de chaque personnage. Une nouvelle saison toujours diablement efficace. sur OCS

MARGAUX BARALON

PAUL KIRCHER - MEILLEUR ACTEUR - FESTIVAL DE SAN SEBASTIAN AU CINÉMA LE 30 NOVEMBRE novembre 2022 – no 193

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En bref

Règle de trois

Flash-back

ALIEN, LA RÉSURRECTION

Il y a vingt-cinq ans, le quatrième volet d’Alien était réalisé par le Français Jean-Pierre Jeunet. Fidèle du cinéaste, l’acteur Dominique Pinon nous raconte cette aventure hollywoodienne. Le 12 novembre 1997, Alien, la résurrection sortait en France, et ce quatrième volet de la célèbre saga avait la particularité d’être réalisé par un cinéaste hexagonal et de compter au casting un comédien français, Dominique Pinon. L’acteur se remémore cette épopée. « J’allais entamer les répétitions d’une pièce lorsque j’ai reçu un coup de fil de Jean-Pierre Jeunet : “Devine où je suis ? À Los Angeles, je prépare le nouvel Alien.” Il ajoute : “Tu sais qui j’ai à côté de moi ? Sigourney Weaver. Elle voudrait que tu sois dans le film.” J’étais face à un vrai dilemme, car je m’étais engagé pour le théâtre, mais je n’ai pas su résister à l’appel de Hollywood. » Dans ce récit, situé deux cents ans après les événements d’Alien 3, des scientifiques ressuscitent Ellen Ripley (Sigourney Weaver) en croisant son ADN avec celui d’un alien et lui enlèvent la créature monstrueuse qu’elle a enfantée.

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La situation dégénère quand des aliens surpuissants attaquent un équipage d’humains parmi lesquels figure le mercenaire Vriess, joué par Pinon, un personnage en fauteuil roulant qui demanda une forte implication. « On a commencé dès le premier jour de tournage par la grosse scène d’action qui se passe sous l’eau, quand les cuisines du vaisseau sont inondées. C’était surréaliste, je me suis retrouvé à nager en apnée avec Sigourney Weaver, Winona Ryder et un homme-grenouille qui lâchait dans l’eau des faux ustensiles de cuisine. » Si l’acteur avait déjà joué dans Delicatessen et dans La Cité des enfants perdus de Jeunet (et qu’il figura dans tous ses films suivants, dont Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain), ce blockbuster reste un souvenir unique. « Il y avait un côté artisanal malgré les soixante-dix millions de dollars. Pour la scène dans laquelle je me fais courser par l’alien sur mon fauteuil, j’avais une arme en plastique qui se cassait sans cesse. C’était un mélange très curieux. » *

© Ilan Zerrouki

LA FEMME

Depuis plus de dix ans, La Femme réveille la pop francophone avec ses grooves juvéniles et ses influences inattendues. Teatro lúcido, sorti début novembre, est leur premier album entièrement en espagnol. Sacha Got, moitié du groupe avec Marlon Magnée, s’est livré au jeu de notre questionnaire cinéphile.

DAMIEN LEBLANC

Décris-toi en 3 personnages de fiction. Dewey Cox dans Walk Hard. The Dewey Cox Story de Jake Kasdan (2007). C’est l’histoire d’une rock star jouée par John C. Reilly, qui traverse toutes les époques, des années 1950 dominées par Johnny Cash et Elvis Presley, jusqu’à Brian Wilson et les Beach Boys dans les années 1970. Je me souviens de cette séquence hallucinante où Brian Wilson est sous acide, il commence à avoir des idées délirantes, il veut faire venir des lamas dans son studio, des tribus débarquent avec des didjeridoos… Je m’identifie à Dewey Cox parce qu’avec notre groupe on navigue aussi entre toutes les époques, en brassant des influences de différentes décennies. Et j’adore l’idée que le film caricature et compile tous les clichés du rock. Jimmy (Phil Daniels) dans Quadrophenia de Franc Roddam (1980), dont la bande originale a été composée par le groupe The Who. Ça se passe dans le Londres des années 1960, le personnage principal, qui est un grand révolté, fait une virée en scooter jusqu’à Brighton. Ado, j’adorais le style des mods [bande de rockeurs, ennemie jurée du héros principal, ndlr], la soul, le rythm ’n’ blues qu’ils écoutaient, la liberté qu’ils incarnaient dans l’Angleterre de cette époque. Enfin, le personnage de Johnny Depp dans Las Vegas Parano de Terry Gilliam (1998) parce que je porte des chemises à fleurs et des bobs. Et aussi à cause de mon côté psychédélique.

L’acteur ou l’actrice qui te faisait fantasmer à 13 ans ?

Illustration : Sun Bai pour TROISCOULEURS * Version longue de l’interview à retrouver sur troiscouleurs.fr

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Uma Thurman, pour Kill Bill (2003) et Pulp Fiction (1994), et surtout son rôle de Poison Ivy dans Batman & Robin de Joel Schumacher (1997). Elle détient un philtre aphrodisiaque, tout le monde tombe amoureux d’elle et l’embrasse – c’est un de mes premiers souvenirs érotiques, avec Milla Jovovich dans Le Cinquième Élément de Luc Besson (1997). J’adore cette figure androgyne, garçonne.


En bref

UN SOUFFLE DE JEUNESSE

3 B.O. planantes ?

ÉLAN IRRÉSISTIBLE ! UN

LE FIGARO

TÉLÉRAMA

Celle d’Ennio Morricone dans Le Bon, la Brute et le Truand (1968) de Sergio Leone. Lorsqu’il y a des gros plans sur des fronts en sueur, des regards, la musique vient vraiment apporter une autre dimension au film, avec les bruits d’harmonica, de guimbardes. C’était très novateur, à l’époque, de faire surgir des sons de nulle part, de les associer à des personnages. Orange mécanique de Stanley Kubrick (1972), dont la B.O. est signée Wendy Carlos. C’était la première fois que l’on utilisait des synthétiseurs analogiques pour jouer de la musique classique. En dernier, je dirais la partition de Dernier domicile connu de José Giovanni (1970). François de Roubaix, c’est un peu l’Ennio Morricone français. D’ailleurs, ses B.O. ont été samplées par beaucoup de rappeurs, même s’il est tombé dans l’oubli. C’était un des pionniers du home-studio, multi-­instrumentiste. Il enregistrait tout, tout seul, dans un son studio du XVIIe arrondissement, piste par piste. Il était aussi explorateur, et faisait de la plongée sous-marine. À chaque voyage, il rapportait un instrument.

3 scènes de film que tu aurais aimé vivre ? La scène du duel au banjo dans Délivrance de John Boorman (1972) [on y voit un citadin et un enfant s’affronter symboliquement à la guitare et au banjo, ndlr]. Bon, après ça part en cauchemar, donc je n’aurais pas aimé le vivre. La scène surréaliste du surf dans Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola – sans la guerre au Viêt Nam autour, bien sûr. Dans le film, c’est un bol d’air, car ils sont sous les bombes et le napalm, et ce lieutenant débarque pour leur proposer une parenthèse. Enfin, la scène de fête dans Fritz le chat de Ralph Bakshi (1972), film d’animation pornographique qui parodie les beatniks à New York dans les années 1960. Il y a ce chat fou, dépravé, qui participe à une partouze, complètement défoncé, avant que des flics déguisés en cochon débarquent.

NADIA

LOUIS

MICHA

TERESZKIEWICZ BENNACER GARREL LESCOT CLARA

SARAH

BRETHEAU

HENOCHSBERG ALEXIA

CHARDARD

EVA

DANINO

LENA

GARREL

NOHAM

EDJE

VASSILI

LIV

SCHNEIDER BAPTISTE

HENNEGUIER

LES

CARRION-WEISS OSCAR

LESAGE

SUZANNE

LINDON

AMANDIERS

Teatro lúcido (Disque Pointu/Born Bad)

UN FILM DE

Design : Benjamin Seznec / TROÏKA

PROPOS RECUEILLIS PAR LÉA ANDRÉ-SARREAU

SOFIANE

VALERIA BRUNI TEDESCHI

AU CINÉMA LE 16 NOVEMBRE #LESAMANDIERS

novembre 2022 – no 193

ADVITAMDISTRIBUTION

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En bref

Scène culte

LOST HIGHWAY Immersion cauchemardesque dans la psyché du schizophrène Fred Madison (Bill Pullman), l’inoubliable polar néo-noir de David Lynch fête ses 25 ans cette année et ressort en salles le 7 décembre. Dans cette scène d’amour glaçante, le réalisateur préfigure, grâce à une troublante leçon de mise en scène, la mort de Renée (Patricia Arquette), femme fatale assassinée par son mari.

© D. R.

DE DAVID LYNCH (1997)

LA SCÈNE

© D. R.

© D. R.

Revenu d’une soirée mondaine durant laquelle Renée a flirté avec un ami, le couple rejoint le lit conjugal. Fred commence à embrasser Renée, se renverse au-dessus d’elle. Alors qu’ils font l’amour, la musique lugubre d’Angelo Badalamenti prend de l’ampleur. L’étreinte s’achève par l’orgasme de Fred – Renée, qui n’a pas joui, pose sa main sur l’épaule de Fred et lui dit : « That’s OK. » Quelques jours plus tard, le couple recevra une cassette vidéo qui suggère que Fred aurait assassiné Renée dans cette même chambre.

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En bref

Chez David Lynch, la chair est triste, désincarnée, à l’image du noir profond des draps qui sert de décor à cette scène de (dés)amour. Ici, le découpage morcelé semble incapable de réunir deux personnages dont les corps n’ont plus rien à se dire, et la caméra, d’abord distante et fixe, transforme ce qui aurait dû être un grand moment érotique en tableau clinique. Mais le réalisateur ne se contente pas de cet état des lieux morbide d’un amour qui s’éteint, piégé dans la toile de la jalousie. Dans son vertige formel, où se confondent pulsions de plaisir et de mort, il organise la progression de son personnage masculin vers la folie, dissémine des indices sur son dédoublement à venir. Tandis que le couple fait l’amour, la caméra, placée au sol, se désaxe et saisit Bill en contre-­plongée, comme hors de lui, visage absent. Contaminée par l’inquiétante étrangeté qui gagne le personnage, la scène bascule dans l’irréalité. Jusqu’à cet insert flou sur le visage de Patricia Arquette, les yeux mi-clos, qui s’évanouit au ralenti dans un flash de lumière. Impossible de ne pas voir, dans cette image de strangulation déguisée, une réminiscence de Laura Palmer, héroïne de Twin Peaks aux traits angéliques, figés par la mort. Et, par ricochet, d’anticiper celle de Renée, dont la vénéneuse beauté lui aura été fatale – code du film noir oblige. Rien n’est plus effrayant que l’indifférence qui cannibalise doucement le quotidien, nous dit Lynch, et l’idée que l’on ne connaît jamais vraiment ceux qui dorment à côté de nous. Lost Highway de David Lynch, Potemkine Films (2 h 15), ressortie le 7 décembre

LÉA ANDRÉ-SARREAU

©CARACTÈRES - CREDITS NON CONTRACTUELS

L’ANALYSE DE SCÈNE

UN FILM DE

JAFAR PANAHI

23 NOVEMBRE novembre 2022 – no 193

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LES NOUVEAUX

En bref

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Elle fait ses débuts au cinéma dans Saint Omer d’Alice Diop. Mais Kayije Kagame n’a rien d’une débutante ; la trentenaire genevoise a déjà un prestigieux parcours sur les planches derrière elle. Dans Saint Omer (lire p. 18), elle incarne Rama, romancière enceinte saisie d’une obsession pour un infanticide. « Pour la première fois, je rencontrais un personnage qui me parlait intimement et me dépassait en même temps », nous confie-t-elle d’un sourire impérial, lovée dans le coquet studio pari­sien où elle loge. Depuis ses études théâtrales à la prestigieuse ENSATT de Lyon, Kayije Kagame cultive sa pluridisciplinarité. Liberté qu’elle attribue au metteur en scène améri­cain Robert Wilson, avec qui elle a étudié à New York avant qu’il ne la dirige en 2014 dans une adaptation des Nègres de Jean Genet à l’Odéon. « Il m’a appris à ouvrir le champ des possibles, sans m’as-

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signer à la fonction d’actrice », affirme l’artiste, qui est aussi dramaturge. Elle présentera en mars prochain au Théâtre de Gennevilliers le diptyque Intérieur vie/ Intérieur nuit, composé d’une pièce de théâtre, qu’elle a conçue et dans laquelle elle joue, et d’un court métrage, qu’elle a coréalisé. Elle qui a collaboré avec de grands artistes contemporains (Jérôme Bel, Jon Fosse…) évoque son admiration pour Tilda Swinton et sa capacité à établir « un dialogue à égalité » avec les cinéastes. Une approche qui éblouit dans Saint Omer : « On a tissé ce rôle ensemble, avec Alice, qui a créé un dispositif où chacun était traversé par la fiction sans discontinuer. » Une chose est sûre : Kayije Kagame, elle, est traversée par une intense inspiration. Saint Omer d’Alice Diop, Les Films du Losange (2 h 02), sortie le 23 novembre Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

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DAVID EZAN

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Au festival international du film indépendant de Bordeaux (FIFIB), il présentait son court métrage Virée sèche, qui porte toutes ses angoisses sur l’urgence climatique à travers un trip virtuose dans un after de rave où l’eau vient à manquer. Né en 1995 en Haute-Savoie, Théo Laglisse a capté à 8 ans qu’il se passait quelque chose autour du dérèglement climatique. En 2003-2004, il a été percuté par la canicule record, la sortie du film catastrophe Le Jour d’après de Roland Emmerich, et des docu-fictions alarmants sur le réchauffement de nos écosystèmes. Cette inquiétude, il la transcende à travers Virée sèche. Un cri d’alerte à travers la fuite frénétique en after techno de Jordane et de sa petite sœur qui, perdues entre des raveurs intoxiqués, cherchent à s’hydrater tandis qu’une coupure d’eau touche Mar-


En bref

“L’une des plus belles découvertes de cette année”

© Kate Freed

CAHI ERS D U CI NÉM A

TO N I S E RVI L LO

S ILV IO O R L A N D O

A RI A F E R M A UN FILM DE

L E O N A R DO DI COSTA N ZO TONI S ERV I L LO, S I LV I O OR L AND O, FAB R I Z I O F ER R ACANE, SALVATOR E STR I A N O, R O B E R TO D E F R A N C E SCO, P I E TR O G I ULI A N O RÉA LISAT IO N L EONAR D O D I CONSTANZO SCENARIO L EONAR D O D I COSTANZO, B R U NO OL I V I E R O, VA LI A SA N TE LLA IMAG E LUC A B I G A ZZ I DÉCO R LUC A SE RV I N O CAR LOT TA CR I ST I ANI SON XAV I ER L AVOR EL MUSIQUE PAS QUAL E S CIA LÒ P RO DU C T EU R C A R LO C R E STO -D I N A CO -P RO DU C T EU RS M I C HE LA P I N I , AM EL S OU DANI PRODUCTION T EM PESTA, R AI CI NEM A CO-PRODUCTION AM KA F I LM S P R O D UC TI O N S, R SI R A D I OTE LE V I SI O N E SV I ZZ E R A VENTES INTERNATIONALES V I S I ON D I ST R I B UTI O N DIST RIB U T IO N SURV I VA N C E

AVEC

MONTAGE

AU CINÉMA LE 16 NOV. MA RCOLOV ISATTI .IT

seille – ville où habite Théo, passé par l’ENSAV, à Toulouse, et la School of Visual Arts de New York. « Je m’intéresse à la question du déni, on a une responsabilité, et en même temps on danse, on se dit qu’on verra », explique le cinéaste. Avec son air de doux raveur, il nous transporte au cœur de la transe des corps et de leur descente, faisant convulser l’image dans un déchaînement de couleurs sursaturées, de flashs aveuglants et de gabber furieux. « J’ai voulu montrer Marseille brute, vivante, colorée. C’est une ville où il y a tout un réseau souterrain de raves, on s’approprie l’espace. » Auteur de plusieurs courts (le tendre et très psyché Wash Me Tender, ou le documenteur-road movie acid Leave No Trace…), il prépare un nouveau film, Laser Love Tornado, un « teen movie gothique pour adultes égarés », qu’il aimerait peut-être filmer dans les montagnes de Haute-Savoie, qu’il voit fondre et s’ébouler.

A R T WOR K

QUENTIN GROSSET

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En bref -----> La page des enfants

L’interview

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Tout doux liste

VIVE LE VENT D’HIVER [FILM] Cinq contes enchanteurs en provenance d’Allemagne, de Lettonie, de France ou de Russie. Dans la douceur blanche de l’hiver, avec les enfants dès 3 ans, partez à la rencontre de lièvres curieux de l’Arctique, de bonshommes de neige loufoques ou d’un ours polaire grincheux. • MARGOT PANNEQUIN Vive le vent d’hiver, collectif (Les Films du Préau, 35 min), sortie le 23 novembre, dès 3 ans

ENZO LE CROCO [FILM] Dans ce film en prises de vue réelles, un crocodile chanteur vient semer la zizanie dans le quotidien de Josh et de ses parents, fraîchement installés à New York… L’occasion d’une fable drôle et foutraque sur l’art et la manière de se créer une famille à soi. • Ma. P. Enzo le croco de Will Speck et Josh Gordon (Sony Pictures, 1 h 47), sortie le 30 novembre, dès 6 ans

L’humoriste Marine Baousson propose un podcast instructif et très drôle pour les enfants dès 7 ans, Petit vulgaire, dans lequel elle explore moult sujets avec une bonne dose de pédagogie et d’humour. Margot, Anaïs et Anselmo (9 ans) l’ont écouté attentivement. Alexandre (14 ans) est allé voir son spectacle Vulgaire, réservé aux ados et aux adultes. Ils ont retrouvé Marine Baousson juste après l’école pour un « goûter interview ». Anselmo : J’adore tes podcasts. Comment as-tu eu l’idée ? C’était pendant le confinement. Je me suis demandé ce que je pourrais faire pour continuer à parler aux gens autrement que sur scène, puisque les théâtres étaient fermés. Et puis j’avais cette idée de vulgariser, c’est-à-dire d’expliquer simplement des trucs. Au début, le podcast était pour les adultes, mais très vite j’ai eu envie de réaliser une version pour les enfants, avec encore plus de blagues de prouts ! Anaïs : Comment choisis-tu les sujets ? Pour être sûre de partir de zéro et de tout bien expliquer, je privilégie des sujets sur lesquels je ne connais rien ou très peu de choses. Ans. : Pourquoi as-tu fait un épisode sur comment on fait les bébés ? C’est dégoûtant et aussi très rigolo. Les adultes sont parfois un peu embêtés quand un enfant leur pose cette question, alors qu’ils savent très bien comment on

LE CHAT POTTÉ 2. LA DERNIÈRE QUÊTE [FILM] Assoiffé d’aventures, le chat le plus badass du cinéma a épuisé huit de ses neuf vies. De quoi lui mettre un peu de plomb dans la cervelle ? Pas sûr. Le matou cassecou se lance dans une nouvelle quête, aidé par sa partenaire Kitty. • Ma. P.

de

andre x e l A r pa mo & Ansel

Ans. : Oui, comme l’épisode sur la mort. J’aime bien, mais c’est lugubre. C’est un sujet difficile, très mystérieux, mais qui fait partie de la vie. Beaucoup d’enfants se trouvent désemparés quand un proche meurt. Je trouve ça bien d’en parler sans tabou, même si je conseille d’écouter l’épisode avec un adulte. Ana. : Qu’est-ce que tu as fait comme études pour tout savoir ? Justement, je ne sais pas tout, et je fais beaucoup de recherches pour écrire un épisode. Quand j’étais petite, j’étais très forte à l’école, il me suffisait de bien écouter en classe pour avoir de bonnes notes. Ça a marché comme ça jusqu’à la fac. Et puis, je me suis rendu compte que les autres élèves avaient travaillé, alors que moi je m’étais reposée sur mes acquis. Je n’avais pas été très curieuse. C’est pour combler ce manque que j’ai créé ce podcast. Alexandre : Sur scène, ce sont les spectateurs qui choisissent les thèmes – par exemple, tu donnes le choix entre Raspoutine, Sissi l’impératrice et la Commune –, et tu fais ton sketch en

LE ROYAUME DES ÉTOILES SORTIE LE 7 DÉCEMBRE

Le Chat Potté 2. La dernière quête de Joel Crawford et Januel P. Mercado (Universal Pictures), sortie le 7 décembre, dès 6 ans

Et toujours chez mk2 SÉANCES BOUT’CHOU ET JUNIOR [CINÉMA] Des séances d’une durée adaptée, avec un volume sonore faible et sans pub, pour les enfants de 2 à 4 ans (Bout’Chou) et à partir de 5 ans (Junior). samedis et dimanches matin dans les salles mk2, toute la programmation sur mk2.com

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Bao

fait. J’avais envie d’expliquer concrètement et de répondre à cette fameuse question qui embarrasse tant les grands.

La critique de Célestin, 8 ans

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M ar i n e

u ss on

Margo t & Ana ïs

fonction des applaudissements. Comment fais-tu pour te souvenir de tout ? C’est un sacré boulot ! J’ai un répétiteur qui me fait travailler les textes et m’aide à mémoriser les dates. J’apprends à peu près une page en une heure, et le spectacle fait une centaine de pages. Je dois sans cesse répéter pour faire travailler ma mémoire et ne rien oublier. Margot : Tu es bretonne et tu as fait un épisode sur les crêpes. Tu as déjà goûté les crêpes tomate, avocat, crème fraîche ? Non. C’est bon ? Qui fait ça ? L’avocat est chaud ? M. : Ma grand-mère. Non, elle le met au dernier moment. Je retourne en Bretagne demain, je vais demander s’ils veulent bien tester cette recette dans ma crêperie ! Petit vulgaire, dès 7 ans • Vulgaire, tous les mercredis à 19 h jusqu’au 21 décembre à la Comédie de Paris (1 h 20), dès 10 ans PROPOS RECUEILLIS PAR MARGOT, ANAÏS, ANSELMO ET ALEXANDRE (AVEC CÉCILE ROSEVAIGUE) Photographie : Ines Ferhat pour TROISCOULEURS

« C’est l’histoire d’une petite sœur et de son grand frère qui suivent un scarabée vers les étoiles pour stopper le méchant homme de la Lune. Les héros rencontrent les esprits de la nature – et je trouve ça vraiment réel. Parce que, bon, qui dirige toute la nature ? C’est une bonne question, non ? Eh bien dans ce film ils y répondent : ce sont des personnes avec des pouvoirs. Je pense d’ailleurs que beaucoup de choses dans ce film pourraient être possibles. Par exemple, quand le scarabée arrive sur la Lune, il est aussi grand que la petite fille. Eh bien, s’il était né sur la Lune, et grâce à la gravité qui est moins forte que sur Terre,

le scarabée deviendrait aussi grand qu’un humain ! Et puis j’aime bien la petite sœur, qui est très sympa, alors que le grand frère est un ado– et les ados c’est énervant parce qu’ils croient plus aux mondes fantastiques. Moi je suis encore un enfant, mais quand je serai un ado, je pense que je serai comme lui. C’est peut-être à cause de la puberté… Mais c’est plutôt triste. » Le Royaume des étoiles d’Ali Samadi Ahadi, KMBO (1 h 24), sortie le 7 décembre PROPOS RECUEILLIS PAR JULIEN DUPUY


LE 9 NOVEMBRE AU CINÉMA



En couverture <----- Cinéma

ALICE DIOP

FACE À LA MÈRE Depuis près de vingt ans, ses documentaires recueillent les récits de personnes considérées à la marge – habitants de banlieues parisiennes, réfugiés, descendants d’immigrés – pour mieux éclairer le centre et réfléchir notre société. Sa première fiction reconstitue le procès d’une jeune femme sénégalaise jugée pour infanticide en 2016 à la cour d’assises de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais, et le trajet intime fracassant d’une romancière enceinte venue y assister. Une œuvre puissante et vertigineuse, couronnée à la Mostra de Venise et choisie pour représenter la France aux Oscar. Alice Diop nous livre les ressorts intimes et politiques de ce magistral Saint Omer. PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE REITZER

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

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Vous avez d’abord étudié les sciences humaines. Comment êtes-vous venue au cinéma ? Assez tardivement, au cours de mes études universitaires où j’étudiais l’histoire coloniale [elle est titulaire d’un master en histoire et d’un D.E.S.S. en sociologie visuelle, ndlr]. J’avais le sentiment que ce que je découvrais éclairait mon présent, mon histoire personnelle et familiale, et pouvait éclairer la connaissance plus globale qu’une société a d’elle-même. Le cinéma documentaire, dans un premier temps, m’est apparu comme l’outil le plus fin, le plus efficace, pour propager ces découvertes que je faisais. Je me souviens que La Permanence [lire p. 25, ndlr], par exemple, est né de ma saturation d’un discours sur l’exil et la migration qui me paraissait complètement froid, objectiviste et désincarné. Quand on est confronté au corps, au visage d’un homme qui nous raconte pourquoi il a quitté son pays, dans quelles circonstances, ça met au défi quiconque de ne pas avoir d’empathie, et les discours politiques un peu populistes peuvent vaciller très vite. Le fait divers qui a inspiré Saint Omer date de novembre 2013. Comment vous avait-il affectée à l’époque ? Tout est parti d’une photographie, publiée dans le journal Le Monde, tirée d’un avis de recherche de la gendarmerie nationale. On y voyait une femme noire avec une poussette dans laquelle était assis un enfant métis, visiblement d’une quinzaine de mois, emmitouflé dans une combinaison. Cette photo avait été prise par les caméras de surveillance de la gare du Nord.

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Cinéma -----> En couverture Quelques jours avant, un bébé avait été découvert mort, charrié par les vagues sur la plage de Berck-sur-Mer. La police nationale avait remonté la piste de cette femme et avait lancé un avis de recherche pour la retrouver. Quand j’ai vu la photo de cette femme, j’ai eu un sentiment très étrange de familiarité. J’étais sûre qu’elle était d’origine sénégalaise, comme moi, j’étais sûre qu’elle avait le même âge que moi, j’avais l’impression de la connaître. Quelques jours après, cette femme a été retrouvée. Elle s’appelait Fabienne Kabou, elle était effectivement sénégalaise, et elle venait d’avouer avoir tué sa fille. Je crois que les premiers mots qu’elle a prononcés étaient : « J’ai déposé ma fille à la mer. » En tout cas, c’est ce que la journaliste du Monde écrivait. Cette phrase, pour moi, a ouvert tout un champ de récit. Un champ presque poétique, lyri­ que, mythologique, sacrificiel, religieux et quasi psychanalytique aussi. Je me suis imaginé qu’elle avait offert sa fille à une mère plus puissante qu’elle. A commencé à se mettre en place une espèce de fascination dont j’ai tu longtemps la teneur, parce que

je n’arrivais pas à m’expliquer ce qui pouvait me fasciner dans une histoire pareille. Une fascination très intime, très obscure, très inavouable. Vous-même, vous étiez déjà mère à ce moment-là ? Oui, bien sûr. Vous avez ensuite assisté au procès de Fabienne Kabou, au tribunal de Saint-Omer, en 2016. C’était déjà dans l’idée d’en faire un film ? Quand son procès a lieu, je décide d’y aller, sans en parler à personne. Je sens bien qu’il y a quelque chose qui a à voir, peut-être, avec mon activité de cinéaste, et je décide de suivre cette intuition. Je dois dire que, dans les premiers récits de la presse, il y a aussi tout un tas de choses qui m’apparaissent comme contradictoires ou alors trop superficielles, notamment la question de la sorcellerie [durant l’instruction, Fabienne Kabou a expliqué son geste par le fait qu’elle aurait été maraboutée, envoûtée, ndlr]. On apprend que c’est une

femme qui est doctorante, qui travaille sur le philosophe Ludwig Wittgenstein. Ça indique une femme d’une grande puissance intellectuelle. Comment réduire son acte à la question de la sorcellerie ? Je sens que les journalistes sont attirés par le côté sul-

Qu’est-ce qui se révèle, durant ce procès ? Je dois aussi parler de mes propres projections. Je suis allée vers cette femme avec

« Tout s’effondre au procès, en voyant cette femme d’une complexité absolument sidérante. » fureux. Je perçois quelque chose d’une projection un peu fantasmée, une manière un peu facile d’enfermer cette femme dans un récit exotique. Je me dis qu’il y a une

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contradiction, quelque chose qui ne me paraît pas tout à fait au bon endroit.

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des projections qui n’étaient pas les mêmes que celles des journalistes, mais qui étaient des projections quand même. Elle était en couple avec un homme blanc qui avait trente


En couverture <----- Cinéma ans de plus qu’elle, qui ne la légitimait pas comme sa compagne officielle. Personne n’était au courant de leur histoire, personne n’était au courant de l’existence de sa fille. J’avais le sentiment que cette femme était une incarnation contemporaine du mythe de Médée [personnage mythologique, Médée tue ses enfants par vengeance envers son mari, Jason, ndlr]. Que, d’une certaine manière, son acte était déterminé par la violence raciste de son invisibilisation par son compagnon. En tant que femme noire, je me fais mon récit à partir de projections qui sont tout autant situées que celles des journalistes. Et tout s’effondre en arrivant au procès, en voyant cette femme d’une complexité absolument sidérante, d’un mystère totalement insondable. J’ai traversé ce procès dans un dialogue constant entre une accusée qui m’échappait totalement et moi qui étais contrainte par ce mystère à aller interroger des choses obscures, douloureuses, dans ma relation avec ma propre mère par exemple, et dans ma manière de me penser en tant que mère. Comme si j’étais tombée dans mes propres abîmes. Bien entendu, je n’ai jamais eu la pulsion ni le fantasme de tuer mon enfant, mais voir la part la plus obscure de la maternité me présentait un miroir qui m’obligeait à interroger mes propres ambiguïtés.

Comment comprenez-vous cette émotion, qui vient aussi nous percuter, nous spectateurs du film ? Je pense qu’il est question de faire le deuil de la mère qu’on a eue, de réparer, d’éclairer aussi toute la complexité de ce lien qui nous unit. Qu’elle soit vivante ou morte, qu’on ait un rapport apaisé ou complexe avec elle, ce qui est magnifique et bouleversant, c’est de se rendre compte de ça. J’ai l’impression que c’est le sujet principal du film, comme l’incarne magnifiquement la métaphore des chimères [utilisée par l’avocate de l’accusée dans sa plaidoirie, ndlr] : le lien qu’on a toutes et tous avec notre mère est inextricable. Cette petite fille face à sa mère qui est presque un totem qui peut dévorer, c’est nous toutes et tous.

CERTAINS SECRETS SONT TROP LOURDS À PORTER

UN FILM DE

ANNE LE NY

AU CINÉMA LE 30 NOVEMBRE

J’ai l’impression que tout le film essaie de donner un visage, un nom, une identité à cette enfant. C’est une petite fille qui n’a pas été déclarée à l’état civil, personne n’était au courant de

Photo : Emmanuelle Jacobson-Roques • Design : Laurent Pons & Benjamin Seznec / TROÏKA. Crédits non contractuels

À quel moment le désir de faire un film s’est-il formulé ? Au moment de la plaidoirie de l’avocate [de l’accusée, reproduite fidèlement dans le film, ndlr], je me suis effondrée en larmes, j’avais honte de pleurer comme ça toute seule dans cette cour d’assises. Et je me suis retournée. Il y avait une journaliste qui avait suivi tout le procès, qui était enceinte de six mois, qui pleurait aussi. Puis je me suis rendu compte que nous étions toutes – car ce sont principalement des femmes qui assistaient à ce procès – dans le même état. J’avais l’impression d’assister à un gynécée de mères et de femmes et de filles venues écouter cette femme qui révélait dans le caractère tabou de ce qu’elle avait fait quelque chose qui venait rencontrer une histoire personnelle. Le désir du film est né quand j’ai compris à quel point cette histoire était universelle.

SND

PRÉSENTE

TOUS DROITS D’EXPLOITATION SND © 2020 MOVE MOVIE - SND - C8 FILMS

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Cinéma -----> En couverture

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son existence. Elle était dans les limbes… C’est le tribunal qui lui a donné naissance, c’est-à-dire lui a donné un statut. Et ça, c’est quelque chose qui m’a profondément bouleversée pendant le procès. Quand je tournais, j’avais l’impression que tout le projet du film était de la nommer, de la dire, de la choyer, de la chérir. Et de lui rendre justice. Dans le film, elle existe comme un fantôme, on a construit sa présence en hors-champ, en soustrayant les objets, les photos, les reconstitutions qui ont été présentés au procès, parce que ça aurait été très dur. Mais elle est présente partout, dans des choses très précises qui me bouleversent personnellement. Quand la présidente demande à Laurence [Laurence Colly, pendant fictionnel de Fabienne Kabou, ndlr] si elle l’a allaitée, si la petite avait déjà vu un médecin, si elle avait eu la varicelle. Elle existe dans l’absence de soins, l’absence de lien qu’elle avait avec sa propre mère. Le premier plan de Saint Omer suit une femme qui marche sur la plage, la nuit. On devine qu’elle porte un enfant. Comment est née cette image ? Tout de suite, je me suis dit que je n’allais pas reconstituer le crime, pour des raisons évidentes de morale. Cette première image, elle n’est possible pour moi que parce c’est une image mentale que se fabrique Rama. Dans le plan d’après, Rama se réveille, et son compagnon lui dit : « Tu parlais de ta mère. » Toute la confusion qu’elle peut faire entre l’accusée, l’enfant tuée, l’enfant qu’elle

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porte, sa propre mère, est signifiée dans ce plan quasiment abstrait d’une femme qui marche dans la nuit. Rama, cette écrivaine qui assiste au procès dans le film, c’est vous ? Pas du tout. Ou en tout cas pas que. Rama, c’est un personnage de fiction. Le film se base sur la retranscription documentaire du véritable procès qu’on a réaménagée, mais de façon très cosmétique, pour pouvoir justement interagir avec l’histoire du personnage fictif qu’est Rama. C’est un acte de mise en scène de construire un personnage comme Rama, parce que c’est elle qui nous permet d’assister au procès. Je n’aurais jamais fait un film sur ce fait divers sans avoir un point de vue très clair sur ce qui m’intéresse dans cette histoire. Je ne suis pas du tout une spectatrice avide des faits divers, ça ne m’intéresse pas de susciter la curiosité malsaine. C’est une histoire qui est très dure. Comme le dit l’avocate générale à la fin, si on ne peut pas se poser la question de qui est l’accusée, on reste sur la plage, sidérés par l’horreur du crime. Et, l’idée, ce n’était pas de laisser le spectateur sidéré par l’horreur de ce crime, mais de lui permettre d’entrevoir pour luimême des questions sur la maternité. Et la seule manière de les entrevoir, c’est d’avoir recours à la fiction et donc à la création de ce personnage de Rama. Saint Omer est un film de procès, très centré sur la parole, notamment celle de

l’accusée. Vous la filmez en longs plans fixes, comme pour nous obliger à l’écouter. Comment avez-vous abordé la mise en scène de cette première fiction ? Je n’avais pas d’idées préconçues sur ce que pourrait être la mise en scène d’une fiction. Elle s’est inventée au fil de l’écriture, dans ce dialogue avec la matière docu­ mentaire, et surtout avec cette manière si particulière de s’exprimer qu’avait Fabienne Kabou, une langue extrêmement

pas, il n’y a pas de verdict dans le film. On sait qu’elle est coupable. Mais, ce qu’on ne sait pas, c’est qui elle est. Ce que le film prend en charge, c’est de nous permettre d’écouter le récit de vie d’une femme noire dans toute sa complexité, dans toute son ambivalence. C’est là où peut-être la réparation a lieu. Il y a aussi une place énorme laissée au spectateur. Le film lui permet de changer d’avis, de douter, de passer d’un sentiment à un autre. Je n’ai pas du

« Le désir du film est né quand j’ai compris à quel point cette histoire était universelle. » châtiée, livresque, presque durassienne. J’avais envie de donner à entendre la puissance de cette langue et la complexité de cette femme. Les cadres, le plan fixe, le plan-séquence avaient cette fonction. Et j’avais aussi envie de susciter une intensité d’écoute et de regard. Le film n’est pas là pour poser un jugement moral ou judiciaire. D’ailleurs, le verdict ne m’intéresse

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tout envie, par des choix de montage par exemple, d’enfermer les spectateurs dans ma propre vision. On peut avoir de l’empathie pour elle car elle est vulnérable, la trouver complètement froide, être à distance et la voir comme un monstre. Mais je ne pense pas qu’on sorte de Saint Omer avec une réponse toute faite sur ce qu’est cette femme.


En couverture <----- Cinéma

Dans votre documentaire La Permanence, une scène semblait annoncer Saint Omer : une jeune réfugiée s’effondrait psychiquement dans le cabinet d’un médecin, sous le regard sidéré de son bébé. Quel lien faitesvous entre ces femmes ? C’est vrai. Ces figures de femmes abîmées, mélancoliques, traversent beaucoup mes films. Je n’avais jamais fait le lien… (Elle réfléchit.) C’est aussi parce que le film est traversé de façon suggestive et non dite par la question de la douleur de l’exil. S’il y a quelque chose de moi dans Rama, et de beaucoup d’amis à moi, c’est qu’on est les filles et les fils de ces femmes déplacées. On est les enfants de l’exil, et du silence. Nos mères ne nous ont pas dit, pour la plupart, la souffrance de ce déplacement dans un pays qui n’était pas le leur. Quelles sont les causes de la mélancolie d’une femme qui reste mutique, qui n’arrive pas à créer un lien avec son enfant ? Quand tu ouvres les portes de l’intimité de nos familles, c’est ça qui ressort. Mais cette intimité, elle est politique, ce n’est pas juste que nos mères dépressives nous ont niqué nos vies, c’est l’histoire de l’immigration, cette façon dont on a confiné les corps, qui a des conséquences intimes et qui façonne les êtres humains qu’on devient. Ça façonne les compagnons et les compagnes qu’on peut être, les mères et les pères qu’on peut devenir. C’est aussi une manière d’aborder l’exil d’une autre façon que comme un rapport de bénéfices et de pertes économiques. Il y a aussi un coût émotionnel, il y a un coût psychologique. Et, tout ça, je n’ai pas besoin de l’énoncer. C’est présent dans les relations entre Rama et sa mère. Rama, qui va dire les mots de Marguerite Duras, dans sa toute-puissance intellectuelle, sur l’estrade de Sciences Po, mais qui, dans le salon de sa mère, semble si vulnérable et si peu à sa place. Comment avez-vous appréhendé la ville de Saint-Omer, où s’est déroulé le procès et où vous avez tourné, jusqu’à la choisir comme titre du film ? Quand je suis arrivée pour la première fois à Saint-Omer pour assister au procès, je me souviens d’avoir été très inquiétée par cette ville étrange, à la fois splendide, parce que c’est une ville qui porte un passé glorieux, et qui est dévastée économiquement. Je crois que c’est une ville qui

VENDÔME FILMS présente

YVAN ATTAL

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MAESTRO (S) UN FILM DE

BRUNO CHICHE MIOU-MIOU CAROLINE ANGLADE PASCALE ARBILLOT NILS OTHENIN-GIRARD

AU CINÉMA LE 7 DÉCEMBRE Photo : Julien PANIÉ

Vous parlez souvent, à propos de vos films, de réparation. Vous, quels films vous ont réparée ? Je dirais que les films qui me réparent, ce sont les films que je fais. Je les fais dans un soin à moi-même et dans une volonté de donner une forme à ma colère, à ma révolte. Mais il y a aussi des films qui m’ont bouleversée. La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche, notamment. Je me souviens de la scène où Hafsia Herzi arrive avec son père à la banque. Elle va demander pour lui un crédit qu’il ne peut pas avoir, et elle devient le garant, le protecteur du corps de son père, qui est socialement vulnérable parce qu’immigré. Ce sont des choses que j’ai tellement vécues avec mon propre père. Je me souviens très bien d’être sortie d’une projection au mk2 Bastille, de m’être assise par terre sur le trottoir et d’avoir pleuré sur mon père. Ce film réparait quelque chose de sa souffrance, lui rendait justice.

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Cinéma -----> En couverture a massivement voté pour le Front national, et ça se ressent dans la manière dont les gens vous regardent. Je me souviens de moi traversant les rues de la gare vers l’hôtel, très inquiétée par la présence de mon corps noir dans cet espace-­là, où je me sentais seule et menacée, parce qu’il n’y a pas beaucoup de Noirs à Saint-Omer. Les seules personnes noires que je croisais, c’étaient des migrants, qui apparaissaient la nuit comme des fantômes pour aller vers Calais. Ce sont des sensations qui étaient très présentes au scénario. Mais j’ai passé beaucoup de temps à Saint-Omer, et mes impressions premières, finalement, se sont adoucies. J’avais l’impression que mettre la ville en scène telle que je l’avais vécue la première fois était une manière d’aller à la facilité, de balancer des clichés comme je n’aimerais pas qu’on en accole aux quartiers de banlieue, que j’ai beaucoup filmés d’ailleurs. Finalement, ce qui reste de la ville, c’est à la fois un lieu réel, mais en même temps un décor, une idée abstraite. Et donc, j’en viens à la question du titre : Saint Omer, sans le tiret, c’est un lieu qui n’existe pas, qui est inventé. J’ai l’impression que ce tiret en moins raconte toute la façon dont le film s’est fabriqué à partir d’un ancrage dans le réel, pour atteindre presque l’abstraction par moments. Ça ressemble à ce qui se passe dans le tribunal : on va de plus en plus vers l’abstraction, de telle manière qu’on peut se demander si on n’est pas en train d’écouter un récit halluciné. Le

cadre se rapproche de plus en plus de Laurence et fait abstraction du lieu. Donc c’est tout le mouvement du film qui est contenu dans ce tiret en moins. Et il y a bien sûr une consonance dans ce nom de « Saint Omer » qui m’évoque quelque chose qui a à voir avec ce qui se passe dans le film. Le fait divers a souvent intéressé les sciences humaines. Roland Barthes a écrit : « Voici un assassinat. S’il est politique, c’est une information. S’il ne l’est pas, c’est un fait divers. » Ça vous évoque quoi ? Je suis d’accord. Une de mes références pour ce film était le roman De sang-froid de Truman Capote [paru en 1966, ndlr]. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il raconte la marge et que, au-delà de la fascination pour un meurtre terrible de fermiers, il révèle toute une histoire de l’Amérique des années 1960. L’histoire de Fabienne Kabou révélait des enjeux pour moi absolument universels et très politiques. Ce qui est politique, c’est d’abord que c’est une femme noire qui convoque l’universel à travers son histoire. Le personnage de Rama aussi. Ce qu’elle traverse avec sa mère permet à toutes et à tous, qu’on soit blanc ou noir, ou autre, de s’identifier à elle. Le fait que le corps noir puisse porter l’universel, c’est quelque chose que je défends de film en film et qui est presque un mantra politique. Mais c’est aussi politique dans le sens où la question raciale est au cœur de l’histoire de Fabienne Kabou/Laurence Colly. On n’a pas voulu la voir, on a projeté

sur elle des stéréotypes et des fantasmes, elle a tenté de résister, et, à un moment, elle s’est effondrée. Mais c’est aussi quelque chose qu’elle dépasse, ce qui fait toute la complexité de ce personnage. Donner à voir deux femmes noires avec un tel niveau de complexité, qui m’ont tant manquées dans mon imaginaire personnel, c’est un vrai bonheur pour moi. Je pense qu’elles permettent de dessiller notre vision d’un certain nombre de stéréotypes, de fantasmes, et qu’elles font vaciller les imaginaires. Votre cinéma, engagé, agit comme un îlot de résistance. Quels artistes partagent votre îlot ? Un îlot de résistance oui, mais qui a vocation à rencontrer les autres. C’est-à-dire que tous les artistes dont je vais parler font des œuvres qui ont beaucoup de succès. On est dans une période de la création française qui renouvelle les imaginaires, c’est toute une génération qui arrive à maturation. Il y a beaucoup de trentenaires et de quadragénaires autour de moi qui m’aident à préciser mon discours, à penser. Je pense au livre Comme nous existons de Kaoutar Harchi [publié en 2021, ndlr], qui m’a beaucoup touchée parce que je reconnaissais quelque chose de moi, ou à La Plus Secrète Mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr [prix Goncourt 2021, ndlr]. À Faïza Guène, qui dessine quelque chose de très important dans le paysage littéraire français. Il y a le travail de Penda Diouf au

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théâtre, d’Éva Doumbia aussi, du plasticien Julien Creuzet. Ou celui de Bintou Dembélé, qui a chorégraphié notamment Les Indes galantes à l’Opéra de Paris. Son travail m’inspire énormément. Je peux parler aussi de Maboula Soumahoro dont le livre Le Triangle et l’Hexagone [paru en 2020, ndlr] a inscrit dans la littérature française quelque chose que j’allais chercher avant chez des Américains comme Maya Angelou, James Baldwin, ou même Nina Simone. Aujour­ d’hui, j’ai l’impression qu’on peut trouver ici en France des œuvres qui révèlent des choses qui n’ont pas été dites à l’endroit de la société française, des œuvres qui articulent la violence politique à l’intimité. Saint Omer d’Alice Diop, Les Films du Losange (2 h 02), sortie le 23 novembre

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Guslagie Malanda dans Saint Omer d’Alice Diop © SRAB Films – ARTE France Cinéma – 2022

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Kayije Kagame dans Saint Omer d’Alice Diop © SRAB Films – ARTE France Cinéma – 2022

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Kayije Kagame et Thomas de Pourquery dans Saint Omer d’Alice Diop © SRAB Films – ARTE France Cinéma – 2022


En couverture <----- Cinéma

Filmo ALICE DIOP EN 5 DOCUS Avant Saint Omer, sa première et foudroyante incursion dans la fiction, la cinéaste avait signé de puissants documentaires, radiographiant chacun l’état de la France.

· 2006 CLICHY POUR L’EXEMPLE

· 2011 LA MORT DE DANTON

· 2016 LA PERMANENCE

· 2016 VERS LA TENDRESSE

· 2021 NOUS

Avec ce court métrage, Alice Diop pose les jalons d’une filmographie engagée. Après la mort en 2005 de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés alors qu’ils fuyaient la police à Clichy-sous-Bois, la cinéaste est retournée sur les lieux pour recueillir les mots d’habitants en colère. La cinéaste questionne les privilèges en suivant Steve Tientcheu, qui a grandi comme elle dans la cité des 3 000, à Aulnaysous-Bois. Le comédien, Français d’origine camerounaise, tente de se faire une place parmi les élèves, plutôt bourgeois, du cours Simon.

Cinéfrance Studio, Metafilms et Onzecinq

présentent

«Une tragique histoire d’amour et de fantômes» KO N B I N I

un film de Charlotte Le Bon «Un premier film épatant»

«Un teen movie libertaire et mélancolique»

L IBÉ R AT IO N

LE MONDE

Entre 2014 et 2015, Alice Diop a posé sa caméra à l’hôpital Avicenne, à Bobigny, dans un service spécialisé dans les soins aux réfugiés. Elle y suit les patients et le personnel hospitalier absorbé par la tâche délicate de réparer les corps et les âmes de ces exilés aux parcours cabossés. Poursuivant sa quête sociologique, la cinéaste va en Seine-Saint-Denis à la rencontre de jeunes hommes a priori peu loquaces sur leurs sentiments. Dans ce film, sacré meilleur court métrage aux César 2017, elle libère cette parole rare. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, Alice Diop parcourt la ligne du RER B auprès d’une population oubliée et plurielle, tout en rassemblant les traces disparates de son enfance et l’héritage de ses parents sénégalais. Fascinant. • J. L.

JOSEPH ENGEL SARA MONTPETIT

MONIA CHOKRI ARTHUR IGUAL KARINE GONTHIER-HYNDMAN ANTHONY THERRIEN PIERRE-LUC LAFONTAINE THOMAS LAPERRIÈRE SCÉNARIO, ADAPTATION, DIALOGUES CHARLOTTE LE BON AVEC LA COLLABORATION DE FRANCOIS CHOQUET LIBREMENT ADAPTÉ DU ROMAN GRAPHIQUE DE BASTIEN VIVÈS « UNE SŒUR » PUBLIÉ AUX ÉDITIONS CASTERMAN IMAGE KRISTOF BRANDL DÉCORS ALEX HERCULE DESJARDINS MONTAGE JULIE LÉNA COSTUMES GABRIELLE LAUZIER SCRIPTE ANNE-LAURE HUET SON STEPHEN DE OLIVEIRA SÉVERIN FAVRIAU STÉPHANE THIÉBAUT MUSIQUE ORIGINALE SHIDA SHAHABI MUSIQUE ADDITIONNELLE WILHELM BRANDL UNE COPRODUCTION FRANCO-CANADIENNE CINÉFRANCE STUDIOS METAFILMS ET ONZECINQ EN COPRODUCTION AVEC LES PRODUCTIONS DU CH’TIMI AVEC LA PARTICIPATION DE CANAL+ TÉLÉFILM CANADA SODEC EURIMAGES-CONSEIL DE L’EUROPE LE CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE AVEC

EN ASSOCIATION AVEC

COFINOVA CINÉMAGE DISTRIBUTION FRANCE TANDEM VENTES INTERNATIONALES MEMENTO INTERNATIONAL PRODUIT PAR DAVID GAUQUIÉ JULIEN DERIS SYLVAIN CORBEIL NANCY GRANT JALIL LESPERT DANY BOON JEAN-LUC ORMIÈRES

Le 7 décembre au cinéma novembre 2022 – no 193

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Cinéma -----> L’entretien face caméra

PACIFIÉ

BENOÎT MAGIMEL Dans Pacifiction. Tourment sur les îles d’Albert Serra, un Benoît Magimel comme on ne l’a jamais vu incarne De Roller, un haut-commissaire de la République française à Tahiti, complètement déphasé alors que la rumeur d’une reprise des essais nucléaires se propage. Dans ce film fou et

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désorientant, l’acteur brille en baratineur de première. Celui que les journalistes ont longtemps appelé « le prince du silence » nous reçoit dans sa maison du XVIe arrondissement et se livre à nous – entre deux caresses à sa chienne, Nova – sur sa jeunesse d’enfant-acteur ébouriffé, sa quarantaine apaisée et sa liberté retrouvée.

On ne sait jamais trop quoi penser du personnage de De Roller. Au départ, on le soupçonne de cacher une éventuelle reprise des essais nucléaires aux habitants de l’île. Puis on découvre que lui-même n’est au courant de rien. Avec Albert Serra, on a bossé sur les contradictions. Je lui disais : « Il faut toujours semer plus le doute. » Je lui ai proposé que le personnage porte des lunettes fumées : c’est le mystère, mais on entrevoit toujours son regard. Pour moi, De Roller, sans son costume croisé, sans ses lunettes de soleil, c’est un plouc. Il met tous ses accessoires et ça devient un acteur, toujours en train de se pavaner. Les gens de pouvoir, quelquefois, ils peuvent être sympas. C’est là où tu te fais

no 193 – novembre 2022

piéger, parce qu’eux sont aguerris à ça. Il y a plein de gens qui les haïssent, et eux vont les voir en disant : « Ça va ? » Il y a une violence sexuelle générée par le pouvoir. Je me souviens d’une phrase qui m’avait choquée, que Dominique de Villepin aurait prononcée à propos de Nicolas Sarkozy : « Je vais le baiser avec du gravier ! » Mais De Roller, c’est au-dessus, il baise même plus. Il n’a plus besoin. Il est ailleurs. Le personnage de De Roller est complètement désorienté, perdu sur l’île. Est-ce que vous l’étiez aussi au tournage ? Je travaillais avec une oreillette, comme ça Serra me soufflait des phrases. C’est un outil fabuleux, parce que ça permet de rester dans


L’entretien face caméra <----- Cinéma l’instant. Albert, il installe l’ambiance, puis moi je m’amuse avec ce que j’entends, ce que je vois. Si j’ai l’inspiration à un moment donné, je fais un petit pas de danse. Je vais provoquer mes partenaires, sans que personne ne s’y attende. J’essaye d’être toujours en mouvement, avec la caméra qui couvre trois axes. Trois caméras, c’est génial, c’est ça la liberté ! On n’est jamais emmerdé par une scène à reprendre depuis le début, et on peut passer quatre heures sur la même prise. Dans une interview donnée à Télérama lors du dernier Festival de Cannes, vous avez confié que le fait de prendre du poids vous avait donné une assurance. Ça a joué pour ce personnage ? Cette lourdeur, cette lenteur, ça marche bien quand tu incarnes des gens puissants. Moi, j’ai longtemps complexé d’être trop mince. J’essayais de devenir plus costaud mais, jusqu’à 30 ans, je n’y arrivais pas. Je n’avais pas la masse pour pouvoir endosser certains personnages. On m’a proposé de jouer Jacques Mesrine [rôle finalement tenu par Vincent Cassel dans L’Instinct de mort et L’Ennemi public no 1 de Jean-François Richet, sortis en 2008, ndlr]. Mais j’étais pas assez dense, j’avais pas l’âge. Tu peux le voir dans Les Voleurs d’André Téchiné [sorti en 1996, ndlr], où je jouais un jeune malfrat. J’étais fluet, alors je forçais – dans le film, si tu regardes bien, j’ai toujours les yeux froncés. Comment rester sur le fil, frôler le too much tout en étant convaincant ? Avec l’expérience, c’est ça que tu comprends mieux. Quand tu joues une situation tragique, tu n’as pas besoin d’être tragique. Sinon tu alourdis le propos, tu es redondant. Pour le spectateur, tout à coup c’est difficile d’avoir accès à une émotion, parce que tu lui en balances trop dans la tronche. Pour moi, les films d’action, de genre, sont parmi les

trucs les plus durs à jouer : tu es toujours à la limite du ridicule. Parce que, dans la vie, tu ne sais pas ce que c’est que de recevoir un projectile, un coup de couteau [il crie de manière outrancière, comme s’il en recevait un, ndlr]. Je suis toujours en train de me demander comment je vais jouer ça. En général les acteurs font soit comme s’ils s’asphyxiaient, soit comme s’ils s’évanouissaient. Il faudrait essayer de réinventer ça. Vous vous voyez comme un acteur réinventé ? Je suis dans la quarantaine, que j’attendais patiemment. Quand j’avais 15 ans, tous les acteurs que j’aimais avaient une quarantaine d’années. C’était Jean Gabin, période Jean Renoir, Marcel Carné ou Jules Berry, son éloquence, son naturel – un joueur invétéré qui m’avait bluffé dans Le jour se lève [sorti en 1939, ndlr] de Carné. J’essayais de trouver des modèles parce que j’avais des complexes. Je n’avais pas les mêmes raisonnements que les acteurs de mon âge, je ne savais pas avec quels cinéastes je voulais travailler. Je détestais qu’on me dise que j’étais un jeune premier. Pour moi ça voulait dire « lisse », « premier de la classe. » J’avais du mal à m’intégrer avec les gens du cinéma [il est né à Paris d’une mère infirmière et d’un père employé de banque, ndlr]. Parfois, j’oubliais de découdre mes poches quand je mettais un costard. Quand je mettais un costume pour une cérémonie, je mettais toutes les pièces. Les jeunes qui étaient dans le cinéma depuis toujours mettaient un tee-shirt sous leur veste, ils étaient plus dépareillés. Puis j’ai étudié, j’ai regardé. J’ai su évoluer dans plusieurs milieux. Je savais comment faire effet, avec mes yeux bleus, ma petite tête blonde. D’ailleurs, quand gamin on allait tirer des trucs avec les copains, je partais en première ligne, parce que je rassurais tout le monde. J’allais voir le mec à la caisse, et les copains derrière allaient voler

des bombes de peinture pour qu’on puisse aller graffer. Très vite, j’ai compris que l’habit fait le moine… Mais je reste en colère contre des gens. Après la sortie de La vie est un long fleuve tranquille [film réalisé par Étienne Chatiliez, sorti en 1988, et premier rôle au cinéma de Benoît Magimel, ndlr], Jacques Doillon m’a plusieurs fois invité à dîner à l’hôtel Pullman, dans un resto chinois très bon. Il préparait un film. J’adorais raconter ma vie

Puis j’ai mis des fausses lunettes de vue, je me suis laissé pousser les cheveux, pour qu’on projette autre chose sur moi. Vous avez croisé beaucoup de baratineurs comme De Roller à cette période ? Oui. Au début, tu ne comprends pas pourquoi les gens sont aussi sympas. Tu es gamin, tu n’as jamais vu ça, tu te dis qu’il y a anguille sous roche. Tu vois le contrat de La vie est un

« On m’appelait “le prince du silence”, j’étais le cauchemar des journalistes. » quand j’étais gamin, parce que je voulais surprendre, qu’on s’intéresse à moi. Alors je lui ai parlé, j’ai raconté. Et puis je n’ai plus jamais eu de nouvelles. Des années après, une fois adulte, je me suis rappelé ça. Heureusement, tu n’y penses plus. Mais ce n’est pas bien. Vous vous êtes dit qu’il valait mieux garder une sorte de mystère alors ? C’est ce qui s’est passé après ça. J’ai compris que, pour rester intéressant, il ne faut pas se livrer, ne pas parler de soi. Je ne voulais plus que les gens me connaissent, sachent d’où je viens, ce que j’aime. On m’appelait « le prince du silence », on disait que j’étais le cauchemar des journalistes. J’ai aussi commencé à penser à comment je présentais, à mon physique. Avant je me rasais la tête.

long fleuve tranquille ? Le directeur de production me dit : « Viens dans mon bureau. Alors, combien tu veux ? » Que répondre à ça à 13 ans ? Il me dit : « Trente mille, ça te va ? » Donc il sait très bien ce qu’il va me donner, mais il la joue quand même avec moi. J’ai 13 piges ! C’est quoi ce mec ? Je suis rentré à la maison, j’ai dit à ma mère : « C’est fou ! Y’a un zéro de trop. » Je n’avais pas de notion de l’argent. C’est pour ça que, les enfants, ça me touche toujours. Dans ce milieu, on a une responsabilité quand on travaille avec eux. Il faut faire un suivi, c’est essentiel. Bon, je vais balancer, mais… des années après, j’ai revu Chatiliez. Je l’aime beaucoup, hein. Mais il me dit : « Tu sais, on s’inquiétait pour toi à la sortie du film. Tu étais si jeune… » Je lui ai répondu : « Ah, tu t’es inquiété pour moi ? Mais qu’est-ce

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Cinéma -----> L’entretien face caméra que t’as fait, en fait ? Tu m’as rappelé chaque année ? Tu as contacté ma mère pour savoir si j’allais bien ? Tu t’es intéressé à ce que je devenais ? » Ben non, c’est ça la déception. Tu vois Le Petit Criminel de Jacques Doillon ? C’est pareil. Gérald Thomassin, ils l’ont sorti de banlieue dure, il n’avait pas d’argent, et il s’est retrouvé avec un César [celui du meilleur espoir masculin, en 1991, ndlr]. Il a été balancé dans un monde qu’il ne connaissait pas et après il a fini en taule… [Soupçonné d’un féminicide survenu en 2008, il a bénéficié d’un non-lieu en 2020, mais il est porté disparu depuis 2019, ndlr.] Ce qui m’a aussi marqué avec ces gens du cinéma, c’est qu’ils ne parlent que de bouffe. Du style : « On a fait un petit resto la semaine dernière. » Toi, tu grandis, et tu te retrouves à ne parler que de bouffe aussi. C’est un apprentissage. Vous vous êtes déjà confronté à des peurs par le biais de vos rôles ? Ça arrive souvent qu’on me propose des rôles qui ont des résonances avec ce que je suis en train de vivre. J’ai vécu des trucs un peu difficiles, un peu lourds, je n’ai pas envie d’aller au cinéma pour jouer la même chose. De son vivant d’Emmanuelle Bercot, ça m’a fait peur [pour ce film où il incarne un malade du cancer, il a reçu le César du meilleur acteur en 2022, ndlr]. Je ne pouvais pas refuser parce que c’est ma pote, et puis le rôle est magnifique. Mais je n’avais pas envie de passer un an à maigrir et à jouer un mec mourant. Parce que ça me fait flipper, parce que j’arrive à un âge où je me dis : « Tiens, je devrais faire un check-up ». C’est ça, ma peur, parler de la mort, précisément au moment où je m’interroge dessus. Tu te dis : « C’est annonciateur d’un truc, ils vont me détecter quelque chose. » Et puis tu somatises. J’ai commencé à entrer dans le personnage et à avoir des douleurs dans le dos. Je me disais : « C’est chaud ». Je

suis fumeur, j’aurais dû faire un test. Le film, on l’a fait quasiment en deux fois, il s’est arrêté, il a repris [après l’AVC qui a touché Catherine Deneuve, sa partenaire à l’écran, ndlr]. La première partie de tournage, j’étais renfermé sur moi-même, j’étais totalement extérieur aux autres. Après cette première partie, Bercot me dit : « T’as pas l’air heureux. T’as pas l’air avec nous. » Je lui avoue : « Je n’arrive pas à le vivre autrement. Ça me stresse. » Mais on reprend le tournage, et là, d’un coup, j’ai accepté. Il y a eu six mois

Chabrol m’a dit cette phrase qui me fait encore marrer : « J’ai fait Macbeth avec Roger Hanin et son accent pied-noir, alors, tu vois, on en fait des conneries ! » On dit souvent qu’il s’en foutait, que c’était juste un mec qui bouffait, un routier du cinéma. C’est pas vrai. On m’avait dit : « Il ne fera même pas attention si tu joues bien ou pas. » Le premier jour sur le tournage de La Fleur du mal, j’ai fait exprès de mal jouer, pour voir s’il allait dire quelque chose. Et il l’a compris tout de suite !

« Les gens du cinéma, ils ne parlent que de bouffe. » qui ont permis de capituler. Je faisais des vannes en permanence, j’avais trouvé de la distance avec cette maladie, je l’incarnais, j’étais à l’aise avec. J’ai mis le même temps que celui de mon personnage à appréhender sa maladie. Mais j’avais tendance à être plus sensible que lui. Vous avez tourné trois fois (La Fleur du mal, La Demoiselle d’honneur, La Fille coupée en deux) avec un grand cinéaste qui, comme Albert Serra, montrait la déliquescence des puissants : Claude Chabrol. Quel souvenir vous gardez de lui ? Il m’a appris à ne pas m’en faire, à me détendre. Quand tu commences, tu ne veux pas faire de connerie, de mauvais choix. J’avais un film que je regrettais d’avoir fait, je savais que ça n’allait pas être bien. Et

Et avec Michael Haneke, avec lequel vous avez fait La Pianiste en 2001, et qui a l’image d’un cinéaste assez froid, comment ça s’est passé ? Très bien, parce que je crois que Haneke est très sensible au travail. Aux essais pour La Pianiste, j’avais vraiment bossé mes scènes. Je sais qu’il avait aussi casté deux acteurs qui jouaient parfaitement du piano. Haneke m’a choisi alors que je n’en jouais pas, j’étais super fier ! Je m’étais blondi un peu les cheveux, j’étais arrivé comme un mec que, dans un lointain souvenir, j’avais vu dans un conservatoire. Quand j’ai commencé le cinéma, j’avais eu un sentiment de frustration quand André Téchiné m’avait dit : « Surtout, ne répète pas. » Il avait peur que je m’use. Mais, moi, j’aimais explorer. Là, j’ai pu le faire. Haneke, c’était une construction.

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La fameuse séquence d’humiliation sexuelle que fait subir la pianiste jouée par Isabelle Huppert à mon personnage dans des toilettes, on a fait soixante-huit prises. Cette recherche, c’est ça que Haneke s’autorise. Il m’a montré comment marcher. C’était drôle, très terre à terre. Hors champ, il m’a dit : « Tu as le pantalon baissé et tu dois bander. » Et il m’a beaucoup repris sur ma façon d’avancer vers Isabelle Huppert. « Non, on n’a pas l’impression que ton sexe est en érection là ! » [Il se lève et mime de nouveau la scène, comme s’il avait le jean baissé et avançait difficilement, ndlr.] Il va chercher le moindre détail, comme montrer à l’actrice comment masturber. C’est tellement précis ! Vous disiez tout à l’heure que vous faisiez du graff dans votre jeunesse ? Et je continue de peindre [il nous montre du doigt un tableau tout en éclats de couleurs pop qui trône dans son salon, ndlr]. C’est très abstrait, de la couleur et de la calligraphie. J’ai peut-être quatre cinq toiles dont je suis fier. Après, je n’aime pas trop ce truc de double casquette, comme ces acteurs qui chantent, ou alors il faut que ce soit très bon. Mais la peinture me fait du bien. Et ça m’apprend aussi sur le travail d’acteur : à un moment, il faut savoir lever le pinceau. Il ne faut pas insister sinon, à vouloir toujours faire mieux, tu passes à côté de quelque chose. Vous avez commencé comment ? Vers 12-13 ans, en 1986-1987. Paris était plongé dans une effervescence dingue, avec l’arrivée du hip-hop et du graffiti. J’en ai fait jusqu’à 16 ans, puis j’ai arrêté, j’ai fait du cinéma. On venait graffer sur le terrain vague de Stalingrad, sur celui de MoutonDuvernet. C’était un microcosme. Le langage de rue commençait. Le rap, personne ne savait encore ce que c’était. Quand j’ai ren-


L’entretien face caméra <----- Cinéma contré le posse de JoeyStarr, il ne faisait pas encore de rap. Il trainait avec Myles « Meo » Carter, le fils du jazzman Ron Carter, qui venait d’arriver de New York. Lui venait tout juste de recouvrir Paname avec sa peinture. Tout le monde ne parlait que de ça, on voyait inscrit « Meo » partout ! Et Joey m’a reconnu, « Hé, mais t’es le petit de Chatiliez ! » Pour moi, c’était des grands. Et hop il m’emmène chez lui, et là je vois Mode 2, je vois Colt, je suis fan de ces graffeurs, je suis un gamin ! On allait en sound-systems aux Frigos, quai de la gare ; on allait en boîte à La Confusion, à La Main Jaune, à La Scala… Pour moi, cette partie de mon enfance, c’est vraiment le terrain de jeu. On allait dans les catacombes, il ne fallait pas rencontrer les skins parce que, putain, y avait des histoires qui traînaient ! On contournait Châtelet-les-Halles et place Monge aussi pour ne pas se trouver face à ces golgoths avec leurs docs. Puis tout à coup, avec le hip-hop, on a dit stop à ces fachos, on va les combattre.

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Dans Lola vers la mer de Laurent Micheli, vous jouez le père d’une jeune fille trans. Dans Pacifiction, De Roller a une histoire avec une femme trans. Vous sentez-vous allié des causes LGBTQI+ ? La transidentité, j’ai l’impression que ce n’est pas encore assez accepté dans notre société. Il faut une éducation plus en profondeur sur ces sujets. Ça passe aussi par des représentations. Je trouve qu’on régresse. À une époque, on représentait plus de minorités au cinéma, à la télé. Ce que j’aime aux États-Unis, c’est qu’ils arrivent à faire changer les choses à travers la discrimination positive. Moi, j’ai adoré le personnage d’Omar dans The Wire. C’est un gangster, un tueur, il dépouille tous les mecs, il est gay et il a plein de petits copains. Et tous les mecs dans les quartiers, ils disent : « Omar, il est chanmé. » Tu enfermes les gamins en leur disant : « Faut être comme ci, faut être comme ça. » Moi, j’aimerais faire un film sur les idées reçues. Dans ma vie, à chaque fois je pensais qu’une chose était telle, je m’apercevais que c’était tout le contraire. C’est agréable de découvrir une réalité qui n’est pas celle qu’on t’a décrite. Pacifiction. Tourment sur les îles d’Albert Serra, Les Films du Losange (2 h 45), sortie le 9 novembre PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

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Quel regard portez-vous sur la jeunesse d’aujourd’hui ? Des fois je me sens déconnecté, décalé. L’autre jour, j’entendais un minot qui disait : « Un mec qui n’a pas de compte Instagram, c’est bizarre. » Il trouvait ça suspicieux.

Benoît Magimel dans Pacifiction. Tourment sur les îles d’Albert Serra

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Cinéma -----> L’interview transmission

© D. R.

© Marie Rouge

ESPRIT DE TROUPE

VALERIA BRUNI TEDESCHI Avec Les Amandiers, la cinéaste replonge dans ses souvenirs de jeunesse à la mythique école de théâtre menée par Patrice Chéreau (Louis Garrel) et Pierre Romans (Micha Lescot). Un film de bande incandescent où virevoltent les affects et les plaisirs, mais aussi l’addiction et la mort, autour d’une jeune comédienne enfiévrée (Nadia Tereszkiewicz). Entretien transmission. Ça a été difficile de vous replonger dans vos souvenirs ? Avez-vous eu besoin de consulter des journaux intimes, des photo­ graphies ? Je n’ai pas utilisé d’images d’archives, je n’ai pas regardé à nouveau le documen-

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taire de François Manceaux Il était une fois 19 acteurs [collection de trois films documentaires tournés entre 1986 et 1987 dans les coulisses des Amandiers, ndlr]. Je n’ai pas eu besoin de regarder des photos, des films. J’ai utilisé les souvenirs qui me venaient de façon naturelle, je ne les ai pas forcés. Par contre, j’ai fait des entretiens avec tous les anciens élèves de l’école, pour avoir leurs souvenirs. Ils ont été très précieux pour le scénario parce qu’ils nous ont donné des détails. Les mêmes événements revenaient comme des obsessions et ont été racontés par plusieurs élèves, de façon différente. Dans votre film Un château en Italie (2013), le personnage du frère dit que, si le château de la famille est vendu, la mémoire du père s’en ira avec. Avez-vous ce rapport mélancolique aux objets, aux lieux ? Je suis mélancolique, et donc oui les objets me parlent de la vie passée, les maisons me parlent de la mort. Il y avait un très beau monologue dans une pièce de Jon Fosse que Patrice Chéreau a montée et dans laquelle je jouais qui disait qu’on regarde les maisons, les villes, qu’on regarde tous les gens qui passent et qui meurent, et que les maisons restent, les villes restent. Il y a quelque chose qui parle de notre passage

sur Terre quand on regarde les objets, les lieux. Faire un film pour moi est un antidote à la nostalgie, un antidote à la mélancolie. Faire un film, c’est transformer les souvenirs en vie présente, faire en sorte que les morts puissent venir parler avec nous, effacer un peu la frontière entre la vie et la mort. Avec le cinéma, c’est comme si on arrivait à avoir une communication, à les faire revenir avec de la poésie, pas de façon rationnelle. Avec Louis Garrel et Micha Lescot, nous n’avons pas essayé de faire un biopic sur Patrice Chéreau et sur Pierre Romans. Ils ont essayé de les convoquer à l’intérieur d’eux de façon émotionnelle, de convoquer leur énergie de façon plus métaphysique que réaliste. Par contre, parfois, convoquer ça veut dire utiliser des détails. Un jour, pendant une répétition, j’ai dit à Louis : « C’est super, mais tu ne fumes pas les petits cigares ? » Les petits cigares, c’est une madeleine de Proust pour les gens qui ont rencontré Chéreau. À l’époque, dans les années 1990, il fumait ces petits cigares de façon compulsive. Louis me dit : « Non, j’ai arrêté de fumer, on ne va pas copier, on s’en fout. » Le lendemain, comme beaucoup de comédiens qui râlent et qui sont de grands acteurs, il est arrivé avec des petits cigares et il s’est mis à les fumer à sa façon – et un peu à la façon dont il imaginait que Chéreau les fumait.

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Un château en Italie était un hommage à votre frère disparu. Quelle relation aviezvous avec lui ? A-t-il été aussi important dans votre rapport à la culture, à l’art ? Ce n’est pas qu’il a compté, c’est qu’il fait partie de moi. C’est ma vie, mon frère. Je ne sais même pas comment le dire. Physiquement, on se ressemblait, mais il avait un caractère très différent du mien. Il se moquait de moi avec amour, il était critique, il avait une ironie. Il n’était pas indulgent mais à chaque avant-première il était là. Avec sa présence il me montrait la tendresse et l’admiration qu’il avait pour moi. Il ne le montrait pas avec les mots. Il avait une exigence qui m’a formée – je suis robuste face aux critiques, je veux bien les entendre. De toute façon on est fait de ses frères et de ses sœurs : on est eux, ils sont nous. On est fait de nos parents. On le sait moins, on arrive moins à le détecter, mais on est profondément fait de nos ancêtres, et ça c’est une chose dont je trouve que la psychanalyse classique ne tient pas assez compte. C’est une chose qui m’intéresse beaucoup. Quelles valeurs vous ont été transmises par votre famille ? Vos parents ont-ils été importants dans votre rapport à l’art ? Mes parents sont des artistes. Mon père était un industriel de la haute bourgeoisie de


L’interview transmission <----- Cinéma Turin et un artiste. Il souffrait de cette dualité, d’avoir une vie qui n’était pas exactement la vie qu’il aurait voulue. Il se réveillait tôt le matin, il écrivait de la musique de 5 heures à 8 heures, et ensuite il allait au bureau dans son usine de câbles électriques. Le soir, comme il était aussi directeur artistique du Teatro Regio de Turin, il travaillait avec des chanteurs, des danseurs. Le samedi et le dimanche, il était collectionneur d’objets d’art. Il avait une personnalité très complexe. C’était profondément un artiste, dans le sens où il avait une folie et la laissait exister alors que la grande bourgeoisie met un couvercle sur la folie. Ma mère a aussi une folie. Quand je lui ai demandé de jouer dans mes films [Marisa Borini joue dans Il est plus facile pour un chameau…, dans Actrices, dans Un château en Italie et dans Les Estivants, ndlr], j’ai vu à quel point, à 70 ans, elle a commencé à être une actrice. Le fait que mes parents soient deux artistes, au fond, ça m’a donné la permission. Je me suis senti le droit à la folie.

PAR LA RÉALISATRICE DE F I S H TA N K ET A M E R I C A N H O N E Y

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Ça a été compliqué de convaincre votre mère de jouer ? Pas du tout. C’est Noémie Lvovsky, au moment du casting d’Il est plus facile pour un chameau…, qui m’a dit : « Mais pourquoi t’essayes pas ta mère ? » [Noémie Lvovsky était coscénariste du film, ndlr.] J’ai fait des essais avec elle. Elle s’est allumé une cigarette et c’était une actrice. Elle a un énorme plaisir à jouer. Là, elle est folle de joie parce qu’elle va tourner avec Josée Dayan dans sa série [Capitaine Marleau, ndlr], elle est totalement excitée. Elle a quand même 92 ans. Savoir qu’elle va tourner lui redonne de la vitalité. Après j’ai eu un moment où je lui ai dit : « Non maman, je vais prendre une actrice, c’est trop d’émotion. » Elle m’a dit : « Oui, il n’y a pas de soucis, de toute façon c’est toi qui décides, mais je croyais que le cinéma était une affaire de passion… » Elle m’avait convaincue en une phrase. Même si ce n’est pas commode, même si c’est un peu dangereux, douloureux, même si on ne sait pas où l’on va, c’est quand même mieux de filmer la passion que de filmer la tranquillité.

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Petite, votre père vous amenait avec lui au théâtre ? Oui, j’ai un souvenir merveilleux : quand on s’ennuyait au théâtre, on s’en allait et on allait manger des saucisses, des würstel, puis on revenait. Il allait dans les loges et il mentait, il félicitait tout le monde. C’était une espèce de petit crime qu’on commettait ensemble. C’est un très bon souvenir de liberté, d’une hypocrisie ludique, d’un petit jeu parce qu’il ne supportait pas de s’ennuyer. Alors je repense à ce titre de Peter Brook, Le diable c’est l’ennui, et je trouve vraiment, au théâtre surtout, que le diable c’est l’ennui. Je n’ai pas l’insolence de m’en aller quand je m’ennuie, parce que mon père n’est plus là et que j’ai besoin d’être accompagnée pour l’avoir. Si je fais quelque chose au théâtre – quoi que je fasse d’ailleurs, théâtre, cinéma, jouer ou mettre en scène –, j’ai cette idée-là que ça ne doit pas être ennuyeux. Mon père m’a transmis ça. Je me souviens aussi que, quand on regardait un concert à la télé, il parlait à l’orchestre, il disait « Allez, allez ! », il donnait le rythme. Je me souviens de cette phrase qu’il disait toujours, qui est de je ne sais plus quel compositeur : « Musica tagliata, musica non fischiata », « musique coupée, musique

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Cinéma -----> L’interview transmission pas sifflée. Ça m’est resté. Au montage, il vaut mieux couper qu’être sifflé. Qu’est-ce qui a véritablement déclenché votre envie de faire du théâtre ? Il y a eu plusieurs étapes, plusieurs moments. Au début, c’était plus une idée théorique, j’étudiais, et puis, un jour, je jouais un personnage de Tennessee Williams, Baby Doll, et j’ai eu la sensation qu’à la fin de la scène je n’étais pas la même qu’au début, je me dévoilais. Le personnage était une jeune fille qui avait du plaisir alors qu’elle ne voulait pas en avoir avec cet homme, elle s’en défendait, et moi sur scène j’avais eu un plaisir physique et je m’en défendais. J’avais montré quelque chose de très intime de moi, que je ne soupçonnais pas. Je ressentais aussi un peu de honte, mais je me souviens que quelque chose s’était passé. Là, c’est devenu intéressant. Je crois que c’est la première fois que j’ai compris que, le théâtre, ce n’était pas simplement réciter, mais vivre. Les cours de Blanche Salant [l’Atelier Blanche Salant & Paul Weaver, à Paris, est inspiré des travaux du dramaturge et professeur d’art dramatique russe Constantin Stanislavski, dont l’enseignement est fondé sur le vécu et le jeu physique des interprètes, ndlr] et la méthode Strasberg [méthode de jeu proche de celle de Stanislavski, imaginée par Lee Strasberg à l’Actors Studio à New York, ndlr] ont été décisifs pour moi.

Dans une interview à Libération en 2003, vous disiez : « Chéreau est resté le repère,

le père, et chaque fois que je travaille, je me demande ce qu’il va en penser. » C’est un fantôme bienveillant ? Ce n’est pas un fantôme, il est très vivant. J’ai rencontré Marthe Keller [actrice et metteuse en scène suisse, ndlr] l’autre jour chez le coiffeur, elle a dit une chose avec laquelle je suis complètement d’accord : « C’est le mort le plus vivant de ma vie. » Pour moi aussi. Thierry [Ravel, comédien de la troupe des Amandiers mort prématurément et ancien amoureux de Valéria Bruni Tedeschi, ndlr] aussi est très vivant. Mon père et mon frère aussi, mais je dois dire que, Chéreau, il est vivant au quotidien. Je ne le ressens pas comme un fantôme et je ne le ressens pas

toujours bienveillant. Il est parfois critique, mais moi j’aime bien les critiques. Noémie [Lvovsky, ndlr], par exemple, est critique vis-à-vis de mon travail. C’est une façon de se positionner qui est exigeante. Il y a une bienveillance de fond mais il y a aussi quelque chose d’un peu dur. Qu’est-ce que Chéreau vous a légué ? Une exigence, le sens de l’acharnement au travail, il était très acharné. Comment sortiez-vous d’une pièce montée avec lui ? D’une répétition je sortais soit pleine, excitée et joyeuse – il avait ri, je le voyais

© Atelier Blanche Salant

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content et donc j’étais contente, soit avec un grand découragement et une grande angoisse de son mécontentement, une anxiété, une peur. Il faisait monter en moi des émotions très fortes, et j’avais très envie qu’il m’aime. Il demandait aux acteurs et aux actrices de parler d’eux-mêmes. Il n’y a que quand on parle de soi que c’est intéressant. Ça, c’est une autre chose qu’il m’a communiquée très fortement. Noémie Lvovsky fait partie de votre famille de cinéma, vous avez tourné dans ses films, elle coécrit vos scénarios… Noémie, je l’ai rencontrée en sortant de l’école. J’ai commencé à travailler avec elle

« Pour mon père, Chéreau, c’était un mythe ; pour moi, c’était personne. »

© Collection Christophel

Pouvez-vous me raconter votre arrivée aux Amandiers, avec Patrice Chéreau, Pierre Romans ? Vous saviez qui ils étaient avant d’intégrer l’école ? Non, je ne les connaissais pas. J’avais raté deux fois le Conservatoire et je m’étais inscrite là parce que c’était une école nationale. Je n’avais pas vu la tétralogie de Chéreau [en 1976, Pierre Boulez et Patrice Chéreau montent L’Anneau du Nibelung, cycle de quatre opéras de Richard Wagner, ndlr], qui

était à l’époque très importante et que mon père connaissait très bien : pour mon père, Chéreau, c’était un mythe ; pour moi, c’était personne. Pierre Romans, je l’ai vu la première fois pendant le concours, il était magnétique, il y avait quelque chose de totalement hypnotique dans ses yeux. Chéreau, je me souviens d’un moment où quelqu’un passait dans les salles, comme ça. Je pensais que c’était le gardien du théâtre. Un jour j’étais sortie d’une salle en lui faisant une grimace, pour lui montrer que je m’ennuyais, et après on m’a dit : « C’est Chéreau ». J’ai pleuré, je pensais que jamais il ne m’accepterait dans son école. Pendant ce concours, j’ai senti l’importance de ces gens, l’importance de ce lieu. Comme le dit le personnage de Suzanne Lindon dans le film, c’était le centre de l’Europe. On ressentait ça, on ressentait une énergie très puissante, une électricité. À un moment, j’ai même pensé faire un film uniquement sur le concours et faire ensuite un deuxième film sur l’école. Il y avait deux mille cinq cents candidats, puis soixante pendant le stage qui durait dix jours. Ces soixante personnes ont vécu ce stage comme un moment très important de leur vie, et j’ai voulu filmer ça. Cette école a été fondatrice. C’était le climax et l’apothéose de notre jeunesse, et quelque chose à la fin de la scolarité était fini, était un peu mort. Dans les entretiens des anciens élèves, il y a toujours une première partie où ils racontent quelque chose de très joyeux et une deuxième partie beaucoup plus sombre. Dans le film aussi il y a une première partie très joyeuse, pleine de vitalité, puis la difficulté, la cruauté de la vie, le danger de la mort, du sida, de la drogue. La vie d’adulte assombrit la jeunesse, l’entrave. Dans le film, il y a vraiment quelque chose d’Éros et Thanatos, comme si le désir de vie allait contre une pulsion de mort.

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comme actrice [en 1990 dans Dis-moi oui, dis-moi non, ndlr], puis on est devenues amies. Mimmo Calopresti [acteur, réalisateur et producteur italien, ancien compagnon, avec qui elle a tourné, entre autres, La Seconde Fois et Mots d’amour, ndlr] aussi a été très important pour moi, il m’a permis d’écrire, d’abord pour lui, puis mes propres petites scènes. Noémie m’a poussée à réaliser. Elle a travaillé avec moi sur mon premier scénario et ensuite sur tous les autres. Puis j’ai rejoué pour elle, puis elle pour moi. Ce sont comme des pions que l’on bouge de place, notre rapport amical reste, mais notre rapport de travail se déplace. Ce qui est important, c’est qu’il continue, que la


L’interview transmission <----- Cinéma vie fasse qu’on reste ensemble, ça, c’est la chose qui me semble vraiment faire sens. C’est pareil avec Louis [Garrel, ndlr], ce qui m’importe, c’est que les amours puissent se transformer en amitié et qu’on puisse travailler toujours ensemble. On se sépare, mais on continue à faire notre vie ensemble d’une certaine façon. Bon après nous avons une fille ensemble. Ce qui m’importe, c’est que les choses ne s’arrêtent pas. Les grandes rencontres de travail, d’amour ou d’amitié, c’est bien qu’elles se modifient, parce que la vie bouge. Mais j’ai du mal avec les ruptures. Vous avez filmé votre fille, Oumy Bruni Garrel, dans Les Estivants en 2019. Comment avez-vous vécu cette expérience ? J’avais un personnage de petite fille dans le film. J’étais embêtée parce que je ne me voyais pas faire le film sans elle, mais je ne savais pas si elle savait jouer ; ça, c’est quelque chose de mystérieux. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment savoir jouer… C’est comme quand ma mère s’allume une cigarette : c’est une actrice. J’avais très peur ce jour-là, on a fait une petite scène, avec ma mère justement, au piano, et immédiatement c’était une actrice. Dieu merci, je n’aurais pas su la filmer si ça n’était pas allé, et je n’aurais pas pu prendre une autre petite fille. C’est pour moi une grande actrice. J’aurais très envie de la filmer à nouveau.

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Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi, Ad Vitam (2 h 06), sortie le 16 novembre PROPOS RECUEILLIS PAR MARILOU DUPONCHEL

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Photographie : Marie Rouge pour TROISCOULEURS

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Cinéma -----> Entretien

CRISES D’ADO

BERTRAND BONELLO L’iconoclaste Bertrand Bonello revient hanter les écrans avec Coma, grand film sur la jeunesse à l’ère Covid, adressé à sa fille. Il y ausculte les rêves et les cauchemars d’une ado recluse chez elle, entre poupées Barbie qui prennent vie, youtubeuse ésotérique et fascination pour les limbes. Un film sublime, lynchien, étrange et fascinant. Le confinement est explicitement cité dans Coma. À quel point a-t-il nourri le film ? Tout s’est arrêté au mois de mars 2020, et la Fondation Prada a demandé à quelques

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cinéastes de créer des images sans en tourner ; il s’agissait d’un travail autour de l’archive. J’ai choisi mon propre film Nocturama (2016), j’en ai extrait des images et j’en ai fait une lettre adressée à ma fille, Anna, qui venait d’avoir 18 ans. J’ai eu des retours émus, puis je suis retombé sur cette archive du philosophe Gilles Deleuze dans laquelle il avertit : « Méfiez-vous du rêve de l’autre… » J’ai eu envie de lui désobéir et d’entrer dans celui d’une jeune fille de 18 ans, ce qui m’a tout de suite ouvert un large espace d’expression formelle. Vous aviez dédié votre film Nocturama à votre fille. Que signifie-t-il pour vous ? Nocturama est sorti deux ans trop tôt. Les gens l’ont associé aux attentats islamistes qu’on venait de vivre, quand bien même il était déjà prêt avant ces événements. Je n’ai pas pu m’en dépêtrer… Je souhaitais parler d’une jeunesse en perdition, et le film a été beaucoup mieux reçu lorsqu’on l’a associé aux mouvements d’insurrection qui ont agité la France depuis. Malgré son échec en salles, c’est désormais celui dont on me parle le plus ! Je reçois énormément

de lettres de vingtenaires qui m’expliquent à quel point Nocturama leur parle intimement. Il a été acheté par Netflix deux ans après sa sortie, c’est par ce biais qu’ils le découvrent aujourd’hui. Vous vous adressez directement à votre fille dans Coma. Comment vit-elle les troubles de l’époque ? Elle n’a pas attendu la pandémie pour se soucier de l’écologie. Elle fait partie d’une jeunesse qui se sent profondément concernée, et à qui on n’a jamais annoncé une

terrorisme, la pandémie… En y réfléchissant, Nocturama, Zombi Child et Coma forment une trilogie sur cette jeunesse-là. Mais je ne m’inscris pas dans des problématiques romantiques ; je cherche plutôt à comprendre comment, consciemment ou non, cette génération s’inscrit politiquement dans le monde. Coma questionne la virtualité dans laquelle baigne cette jeunesse. Qu’est-ce qui vous fascine ou vous terrifie là-dedans ? Je n’ai pas un discours réactionnaire là-dessus, mais en effet cela me fascine et me terrifie

« La virtualité me fascine et me terrifie. » seule bonne nouvelle en vingt ans. Patricia Coma [l’étrange youtubeuse qui hante le film, ndlr] dit bien à l’héroïne qu’elle est née avec les crises économique et écologique, le

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en même temps. Cela me terrifie d’être suivi en permanence comme l’héroïne [entourée de caméras de vidéosurveillance, ndlr], et d’ailleurs je n’ai pas de smartphone. Pareille-


Entretien <----- Cinéma ment, je suis frappé par l’accès immédiat à l’information que permet Internet : ma fille sait cent cinquante fois plus de choses que moi au même âge ! Et puis c’est comme un univers en extension, avec Facebook et le métavers à venir… D’un point de vue formel, c’est fascinant, car j’ai pu expérimenter différents univers dans Coma. Vous parliez de la conscience écologique de la jeunesse, mais l’héroïne est très comateuse. En opposition au militantisme, une partie de cette génération se dit aussi : « À quoi bon ? » Disons qu’elle peut soit tomber dans un sentiment de résignation, où ses rêves sont tués dans l’œuf, soit cultiver un seul rêve matérialiste lié à l’argent. Ce rêve-là est très présent sur les réseaux sociaux… Lorsque j’avais 18 ans, je me souviens que j’étais plein de rêves différents ! Certains se sont réalisés, d’autres se sont effondrés, mais j’avais soif de grandes choses. Aujourd’hui, on dit systématiquement aux jeunes : « C’est impossible. » Cela peut provoquer un désespoir, un basculement. Coma et Nocturama parlent d’un basculement possible. Votre héroïne, seule dans son appartement, cultive une fascination pour le morbide et les tueurs en série. Vous aviez la même à son âge ? Entre 13 et 18 ans, je n’ai vu que des films d’horreur. J’adorais le cinéma de genre,

mais là c’est différent puisqu’il s’agit de documentaires. C’est comme s’il fallait désormais en passer par le réel pour se faire peur. Je me suis beaucoup renseigné sur les serial killers, notamment car je cite des phrases prononcées par des tueurs [lors d’une scène où un tueur apparaît à l’héroïne, ndlr], et j’étais étonné de leur succès auprès des jeunes femmes. Je le

de fluidité générale. D’un point de vue cinématographique, je trouve cette frontière passionnante. Patricia Coma, la youtubeuse, est l’incarnation de cette fluidité. Comment la définiriez-vous ? C’est vrai qu’on ne sait pas comment elle s’incarne dans le réel, ni même si elle

« J’ai eu envie d’entrer dans le rêve d’une jeune fille de 18 ans. » constate aussi dans l’entourage de ma fille : ses copines ont toutes vu l’intégralité des documentaires sur les tueurs en série ! Le fait qu’il s’agisse de documentaires trahit la confusion entre fiction et réel, omniprésente dans Coma. Avec Internet, il faut dire que nos vies sont de plus en plus confuses à ce niveau. On ne sait plus ce qui tient de la vérité ou du mensonge, il y a une espèce

dit la vérité. Je trouve que Julia Faure [la comédienne qui incarne Patricia Coma, ndlr] lui offre une vraie complexité : elle a ce glamour des actrices des années 1940, mélangé à une forme de légèreté comique, puis à un discours et à une intonation presque flippants. Je lui ai simplement dit : « Tu es le guide. » La question reste à savoir s’il s’agit d’un guide positif ou négatif, bien qu’elle proclame faire du bien… J’aimais beaucoup cette ambiguïté. Vous vous amusez à transformer des poupées Barbie en stars de sitcom : peu à peu, la fascination opère et l’on se prend presque d’empathie pour elles. N’est-ce pas un procédé similaire à celui de la téléréalité ? Au début, on trouve l’émission un peu naze, et puis il y a du sentiment. Au montage, j’étais vachement attaché à Sharon… C’est sans doute parce que Laetitia Casta, qui lui prête sa voix, joue au premier degré des dialogues que je ne me serais jamais autorisé à écrire pour de « vrais » acteurs. Le segment des Barbie débute comme de la sitcom pure, puis dérape : il y a une scène où la poupée cite uniquement des tweets de Donald Trump ! C’est comme si ces mondes parallèles, très distincts au début, finissaient par se contaminer les uns les autres. Jusqu’à atteindre une forme de chaos, qui rappelle celui qu’on vit actuellement. Coma est une autoproduction. Cela a-t-il contribué à une telle liberté de ton ? Le vrai changement, c’est qu’on ne demande pas d’autorisation pour filmer. On n’a pas à s’excuser de vouloir créer quelque chose. Il y a comme une espèce d’énergie ; on tourne juste après avoir écrit, on ne parle du projet qu’aux collaborateurs… Le tout sans intrusion du marché. Quel regard critique posez-vous sur le financement des films aujourd’hui ? Nous sommes dans une période de mutation, y compris au niveau du spectateur. L’arrivée des plateformes de streaming a changé les choses, puisque la série touche jusqu’aux cinéphiles et

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Cinéma -----> Entretien modifie le regard. C’est-à-dire que la mise en scène n’est plus un enjeu aujourd’hui ; seule compte la narration, et c’est lié à la série. Les salles sont désertées, les financements baissent, mais les devis, eux, ne font qu’augmenter. Moi, j’adore les grands écarts au cinéma : j’ai réalisé Coma et je prépare actuellement un film beaucoup plus ambitieux financièrement. Qu’on ne se raconte pas d’histoires : je suis conscient que ce film-là est un dinosaure, qu’il n’a plus aucun sens dans l’économie actuelle. Et c’est probablement le dernier de ce type que je pourrais réaliser. Vraiment ? Entre professionnels, c’est un gros sujet. Je sais qu’il y a déjà eu plusieurs crises, mais celle-ci est profonde ; lorsque la VHS ou Canal+ sont arrivés, on a prophétisé la mort du cinéma. Or ces différents supports ont communiqué. Ma propre cinéphilie vient de la VHS, qui m’a ensuite amené à la salle. Je ne suis pas sûr que celle des nouvelles générations les y amènera… À quel point la France est-elle encore protégée d’un système à l’américaine, basé sur des fonds privés ? C’est ce qu’il y a de plus triste : notre système vertueux est mis à mal, alors même que le CNC a été créé par André Malraux afin de soutenir des films qui n’auraient jamais pu se faire sans ça. Le CNC emprunte désormais la voie de la rentabilité, or on a bien vu des cinématographies entières s’effondrer à cause de choix politiques – ce fut le cas du Royaume-Uni et de l’Italie. Regardez aujourd’hui celle de la Corée du Sud, qui est l’une des plus vivantes. Que s’est-il passé ? Ils ont observé notre système français et ils l’ont copié. Résultat : leur cinéma va très bien, quand le nôtre est en train d’être sacrifié. Cette fragilisation vous permet aussi de réaliser un objet aussi radical que Coma. Certainement. Mais je pense aussi que cette crise nous oblige à être les plus « sexy » possible. C’est un problème de désir ; le spectateur n’a plus de désir. Notre but est de le rallumer, de le provoquer en créant des objets excitants. Je pense sincèrement que notre responsabilité doit grandir à cet endroit.

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Coma de Bertrand Bonello, New Story (1 h 20), sortie le 16 novembre PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID EZAN

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Bertrand Bonello © Carole Bethuel Louise Labèque dans Coma Julia Faure dans Coma 3

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XXX <----- Cinéma

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AU CINÉMA LE 7 DÉCEMBRE 37


Cinéma -----> Entretien

L’ADOLESCENCE PAR…

CHRISTOPHE HONORÉ Dans le bouleversant Le Lycéen, Christophe Honoré saisit le vertige du deuil d’un ado gay, Lucas (extraordinaire Paul Kircher), qui perd son père dans un accident de voiture, puis va passer quelques jours chez son frère (Vincent Lacoste) à Paris. Avec cette autofiction fiévreuse, le cinéaste retraverse les sentiments intenses de sa propre adolescence, où se logent peut-être les prémisses de sa vocation d’artiste. Entretien.

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Paul Kircher dans Le Lycéen © Jean-Louis Fernandez

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Paul Kircher, Vincent Lacoste et Erwan Kepoa Falé dans Le Lycéen © Jean-Louis Fernandez

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Avant Le Lycéen, l’accident de voiture de votre père, survenu alors que vous étiez ado, est apparu dans beaucoup de vos livres – Scarborough, Le livre pour enfants, Ton père… À quoi correspond cette recherche sur cet événement ? L’accident en lui-même, c’est une scène impossible à raconter pour moi. Pour ma mère, ce serait offensant, il y a une morale qui m’interdit ça. Et puis, je n’en ai pas été témoin. En revanche, l’accident raté [rejoué dans le film, la voiture sort de la route sans que cela ne blesse Lucas et son père, ndlr] que j’ai vécu juste avant avec mon père, je suis souvent revenu dessus, parce que je lui accorde un statut de prémonition. Dans mon esprit, c’est le dernier moment fort vécu avec lui. En plus, c’était un moment clandestin – je le réentends me dire « Tu n’en parles pas », comme s’il était honteux de ce qui s’était passé. Le rejouer, en plus en interprétant mon père, c’était particulier. Et puis, c’était le tout premier jour de tournage. Ça nous a beaucoup liés avec Paul, qui était tremblant, mais j’étais plus vulnérable que lui. Je n’étais pas à ma place de contrôle. Je me délestais de ce souvenir. On se sépare des choses quand on les filme. À un souvenir, on substitue une fabrication, qui finit par cacher la mémoire. Pour moi, c’était évident qu’il fallait que je sois au volant dans le rôle du père. J’aurais trouvé indécent de demander à un comédien de faire ça. Je l’ai un peu fait pourtant, dans mon tout premier film, 17 fois Cécile Cassard [sorti en 2002, le portrait d’une femme en dix-sept moments, ndlr]. Il démarre avec un accident,

très stylisé, où le fantôme de mon père vient parler à Béatrice Dalle. Et, ce qui est fou, c’est que l’acteur qui joue ce fantôme, c’est Jérôme Kircher, le père de Paul – je ne savais pas qu’il était son fils quand je l’ai choisi. Jouer le père, c’était une façon de donner absolument le rôle du fils à Paul, de lui dire qu’à aucun moment ce rôle-là c’était le mien. Ensuite, un père qui ne sait pas conduire, je trouve que c’est une bonne image du metteur en scène. Vous avez écrit dans votre roman autofictionnel Le Livre pour enfants (2005) que vous élisiez l’adolescence comme territoire de fiction, au même titre que l’homosexualité et la Bretagne. C’était comme un serment que vous vous faisiez ? Le Livre pour enfants a été écrit avant la naissance de ma fille [elle a aujourd’hui 17 ans, ndlr]. J’essayais de comprendre où j’étais, d’admettre que j’étais capable de faire ce que je voulais. Depuis, plus de quinze ans sont passés, je ne me suis pas beaucoup déplacé, mais un petit peu quand même. Déjà, ma fille est ado, dans un sens elle me chasse un peu de mon adolescence. En tout cas, je n’ai pas envie que ça vienne lutter avec la sienne. D’ailleurs, je ne lui ai pas encore montré ce film. Ce n’est pas un hasard. Je crois que c’est la première fois que ça m’embarrasse un peu. Pourquoi ? Quand on est parent, on n’a pas tellement envie d’imaginer la vie de nos enfants. On a un rapport à eux qui a tendance à vouloir les figer dans l’enfance, à être dans une anxiété de leur passage au monde adulte. C’est quand même un des sujets du film, alors je voudrais qu’elle ne le prenne ni comme une façon de la pousser dans le monde adulte, ni comme une comparaison, et qu’elle ne se demande pas non plus systématiquement ce qui est vrai et ce qui est faux. En même temps, si je me suis dit que c’était maintenant qu’il fallait faire Le Lycéen, c’est aussi lié à l’âge de ma fille. J’avais l’impression que c’était la dernière limite, qu’après je n’avais plus le droit. Parfois, je me demande pourquoi j’ai attendu aussi longtemps pour me confronter frontalement à ce projet. Je pense que son âge a participé à une urgence. Votre cinéma travaille beaucoup le motif de la chambre. En quoi vous semble-t-il intéressant ? Quand il y a un lit, je ne me pose jamais la question de là où je dois poser la caméra. Par exemple, quand il y a une table, ça m’angoisse, je ne sais pas filmer les gens

autour. Mes scènes de table sont souvent filmées avec une multiplicité de points de vue, comme si je ne savais pas choisir. Alors que mes scènes de chambre, il y a souvent très peu de points de vue. Là, la scène dans la chambre de Lucas, où il fait sa crise de nerfs et où toute la famille arrive autour de son lit, elle ne ressemble en rien à la chambre que j’habitais chez mes parents à Rostrenen [commune des Côtes-d’Armor, ndlr]. Mais elle rejoue quelque chose dont j’ai une mémoire très vive, de ce moment où j’ai compris que mon père était mort, de l’incapacité de le gérer physiquement, de l’émotion et du caractère insensé qui surgit, et de l’envahissement de son espace par les adultes de la famille. Et de l’impossibilité de leur dire qu’ils n’ont pas le droit d’être là. En 1985, il y avait une autre chambre dont j’ai beaucoup parlé dans mes livres, ma chambre d’interne à Saint-Brieuc. On était très peu d’internes en seconde, donc on avait des chambres de pion et on était très libres. Pour moi, c’est la première chambre…

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C’est là que la fiction est arrivée dans votre vie ? Oui, parce que c’était la chambre que je pouvais quitter sans avoir à demander l’autorisation. Moi, j’étais un peu plus jeune que le héros du film, j’avais 15 ans. C’était la chambre que je quittais pour aller au cinéma, et puis c’est aussi la chambre de la première aventure sexuelle. Tout ça s’est passé dans une période courte : septembre, octobre ; mon père est mort début novembre. J’ai l’impression que je ne suis jamais tellement sorti de cette chambre d’adolescent. Lorsque vous étiez ado, vous vous faisiez beaucoup de promesses par rapport à ce que vous alliez devenir ? Je me méfie de ce que je pourrais dire. Mais, non, je crois que c’est vrai. Après la mort de mon père, je me disais : « Plus personne ne m’empêchera de faire du cinéma » ; puis, après, « Tout va m’en empêcher ». J’avais déjà émis mon désir de faire du cinéma, et j’avais


Entretien <----- Cinéma

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déjà entendu mon père ricaner à cette idée. Moi, je n’ai pas une nature de Rastignac, ce désir ce n’était pas « À nous Paris ! ». J’étais convaincu que ça n’allait pas arriver, mais que je ne ferais rien d’autre, et donc que ma vie était foutue. Je me rappelle qu’un des premiers textes que j’ai écrits, c’était une lettre parue dans le courrier des lecteurs des Cahiers du cinéma. Ça devait être deux trois mois après la mort de mon père. Ces cinq lignes… je n’ai pas compris pourquoi tout le lycée ne s’est pas arrêté. Pour moi, c’était essentiel, une première marche. La deuxième marche, c’était créer un ciné-club dans ce nouveau lycée, photographier sans cesse mes amis, commencer à écrire de très mauvais scénarios, et abandonner ce statut de bon élève en passant mes cours à faire

pour moi le premier moment de solitude : ça ne peut naître que de la solitude, d’affirmer un désir de cinéma. Je me souviens d’avoir eu l’impression que je ne devais plus rien à personne. Puisqu’on m’avait trahi, je pouvais trahir mon milieu, ce qu’on attendait de moi. Je croyais à l’époque que c’était de continuer à faire maths sup, maths spé, de continuer à avoir des copines, de finir par me marier… Cette impression, quand on a 14-15 ans, que notre vie est déjà tracée. Juste avant l’accrochage en voiture que vous avez interprété comme une prémonition, votre père, qui était prothésiste dentaire, vous a parlé de l’éventualité de mener une autre vie. Qu’est-ce que ce récit a représenté pour vous ?

« l’adolescence, c’est le moment de s’admettre seul au monde.» autre chose qu’étudier. Et évidemment que c’est un peu dégueulasse de dire et de penser que, dans un sens, j’ai profité de la mort de mon père.

Christophe Honoré nous a confié cette photo de lui, prise l’été de ses 16 ans, avec son grand frère, Laurent, à l’arrière-plan et son petit frère, Julien, sur les genoux.

Mais, pour autant, vous ne cédez pas à cette idée un peu trop évidente, celle qui dirait que c’est cette mort qui a fait de vous un artiste. Ça me paraîtrait trop facile, en fait. Surtout, je trouverais ça, ouais, obscène. Ce qui est sûr, c’est que j’étais terrifié par mon père. C’est le moment où le mot « homosexuel » est devenu plus incarné pour moi. Et le passage à l’acte se joue vraiment autour de la mort de mon père. Donc, oui, il y avait l’idée de libération. C’est très dur pour moi d’imaginer comment les choses auraient été vécues sans cet événement-là. J’aurais certainement mis plus de temps à admettre des choses. Le film essaye d’exprimer ces émotions qui sont très proches de la mort, quinze jours, trois semaines, un mois après. Oui, j’ai l’impression que les choses se sont jouées là, dans la permission, l’idée d’assumer. C’est

Bon, ce n’est pas tellement dans le film, parce que c’est venu plus tard. Mais j’ai demandé à mon père de m’aider après sa mort. Je fréquentais beaucoup le cimetière, j’étais assez addict à cette place, la tombe, c’était même trop. J’y allais souvent, j’y allais la nuit. Assez naïvement, je lui disais : « Maintenant, tu sais tout. » Je lui lançais un défi, qu’il m’aide malgré l’homosexualité. J’ai passé mon enfance à me dire qu’on n’était pas assez bien pour mon père. Il écrivait des chansons pour un copain à lui chanteur dans les cabarets, et ça me suffisait à lui fantasmer une vocation de poète raté – peut-être aussi parce que c’était lui qui était garant des quelques livres qu’on avait à la maison. Cette conversation dans la voiture, juste avant la sortie de route, je m’en suis toujours souvenu. Qu’à un moment il ait pu me dire que cette vie ce n’est pas celle qu’il aurait aimée, ou en tout cas que j’aie pu penser qu’il baissait les armes, c’est quelque chose qui m’a donné l’énergie de me dire que je ne me résignerai pas à une vie qui ne conviendrait pas à mes désirs. Je pense que ça m’a peut-être donné un peu

En transit

un spectacle d’Amir Reza Koohestani d’après le roman d’Anna Seghers 8 novembre – 1er décembre

Depois do silêncio [Après le silence]

texte et mise en scène Christiane Jatahy d’après le roman d’Itamar Vieira Junior 23 novembre – 16 décembre au Centquatre-Paris

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Cinéma -----> Entretien d’avance sur mes copains et mes copines de lycée. J’étais armé de cette certitude. Je refusais que mon homosexualité me pose un problème, je refusais que de ne pas envisager d’études me pose un problème. Et puis, le souci après, c’est que ça n’arrive pas. Tu as beau lire, écrire, voir des films, tu comprends qu’il va falloir aller au champ de bataille. Et que donc il faut aller à Paris. Ça m’a pris du temps, d’arriver à Paris, j’avais 24 ans. J’aurais adoré y passer quatre jours avant, comme le fait Lucas après la mort de son père. Je me serais mis encore plus en péril que lui, je pense. Mais cette respiration-là, elle est romanesque. Dans le film, Lucas semble très intéressé par les dessins homoérotiques de Lilio, le coloc de son frère. Vous, quelles images ont formé votre imaginaire gay à cet âge-là ? Elles n’existaient pas. Mes premières projections, ce sont les photos de mannequins en sous-vêtements dans les catalogues 3 Suisses. J’étais censé regarder les jouets, mais je remontais vers cette partie du catalogue… Après, en tant que jeune cinéphile, oui, à un moment, cette focalisation sur Jacques Demy, c’était parce que je voyais qu’il filmait les hommes différemment des autres. Je me souviens aussi d’avoir vu Les

Damnés de Luchino Visconti [1970, ndlr] chez mes grands-parents. Ils étaient effarés par ce qui était mis en scène, en pensant plus à la violence, et moi je trouvais ça insensé d’être aussi ému sensuellement par le film. Ce sont des images qu’à l’époque je n’aurais pas pu énoncer, car je ne connaissais personne qui était homosexuel. C’est pour ça que, quand je suis arrivé dans ce lycée à Saint-Brieuc, à soixante kilomètres de ma famille, je ne sais pas comment c’est venu, de savoir que dans ce parc d’une petite ville il allait se passer quelque chose, de savoir qu’avec tel garçon au lycée il y avait une possibilité de rapprochement. Ce qui différencie ce moment de notre époque, c’est qu’il n’y avait pas de noms. C’est étrange comment on construit une sensualité sans références. Je vois aujourd’hui ma fille qui a des copains déjà affirmés, qu’elle désigne comme ses copains pédés – enfin, elle dirait « Papa, tu peux pas dire pédé », mais si j’ai un peu le droit, moi, de le dire. Lucas affirme sa jeunesse très fort, et ça passe par son apprentissage du désir, l’expression de sa sexualité. C’était important que le film ait cet élan vitaliste ? En 1985-1986, cet élan était très contrarié par un bloc menaçant, le sida. Ce sujet, ce

n’était pas un enjeu pour moi dans ce film. Donc j’ai essayé de donner au personnage une fougue plus contemporaine – ce qui ne veut pas dire que c’est partagé par tous les jeunes homosexuels. En tout cas, je ne voulais pas que ce soit un sujet de honte, je voulais qu’il soit assumé et assuré. Il y a beaucoup de récits d’adolescence où l’homosexualité devient un enjeu de dramaturgie, d’oppositions, de conflits. Moi, dans mes films, au contraire j’ai essayé d’être plus attentif à la manière dont s’exprime cette sensualité à cet âge-là. La sensualité du personnage, ça le sauve, ça le définit beaucoup. Ça entraîne des enjeux en tant que cinéaste, sur le regard qui est porté à ce moment-là sur l’acteur. Pour moi, c’était important d’être dans une grande confiance avec les jeunes acteurs, Paul Kircher et Adrien Casse [qui joue l’amant de Lucas à Chambéry, ndlr]. Il ne fallait pas que ce soient des enjeux périlleux pour eux. J’adore les teen movies américains. Tous les scénarios de ces films-là tournent autour du dépucelage. La rencontre sexuelle suffirait à donner le sésame pour le passage à l’âge adulte. C’est tellement con, comme idée ! Non, il faut montrer que, le problème, c’est la solitude. Pour moi, l’adolescence, c’est le moment de s’affirmer seul, de s’admettre seul au monde.

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Comment avez-vous abouti à cette forme indisciplinée du Lycéen, qui a peut-être aussi à voir avec l’adolescence ? Je ne voulais pas organiser le récit avec ma mémoire d’homme adulte, qui a forcément réinterrogé cette période. Quand Lucas raconte son histoire à la caméra, il essaye juste d’ordonner un peu les choses, il n’est pas en maîtrise de son récit. Pour moi, c’était essentiel que ce garçon ne sache pas raconter son histoire. L’immaturité, ce n’est pas qu’un évitement, c’est une espèce de survie. C’est une discipline d’essayer de conserver un caractère tremblant et inachevé. Je peux être tenté de faire des films avec une forme stable comme tout le monde, mais je vois bien que j’ai cette obstination à vouloir toujours chahuter. Le Lycéen de Christophe Honoré, Memento (2 h 02), sortie le 30 novembre PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET


UN FILM POIGNANT

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LE PARISIEN RACHID BOUCHAREB PRÉSENTE

KAOUTHER ADIMI RACHID BOUCHAREB

SCÉNARIO DE & AVEC LAIS SALAMEH ADAM AMARA WABINLE NABIE AURÉLIEN CAEYMAN FANNY POUGET AVEC LA PARTICIPATION DE GÉRARD WATKINS

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Cinéma -----> Histoires du cinéma

S D E ’ I M N M F LUE E F NC E

Georges Sadoul en France, Roger Ebert aux États-Unis : deux hommes au panthéon des critiques de cinéma. Pourtant, au sein de ce cercle fermé, des femmes ont contribué à faire briller le septième art. Alors que sortent les Mémoires de Lotte H. Eisner (J’avais jadis une belle patrie) et un documentaire sur Pauline Kael (Qui a peur de Pauline Kael ? de Rob Garver), retour sur l’histoire de ces deux plumes sauvages. En 1974, Werner Her­zog quitte Munich pour se rendre à pied à Paris. Il ne filme pas ce périple. Alors, quel intérêt de parcourir ces neuf cents kilomètres avec sa pauvre boussole ? À cette période, il sent qu’une femme, plus toute jeune, est au bord de la mort, et il veut la sauver. Il s’agit de Lotte H. Eisner, immense figure de la critique cinématographique européenne, qui a écrit des ouvrages majeurs sur le cinéma allemand (L’Écran démoniaque, F. W. Murnau et Fritz Lang). Eisner, plus robuste que ce que les photos d’elle, aux côtés de Herzog, ne laissent paraître, n’était pas encore prête à casser sa pipe (elle disparaitra en 1983, à l’âge de 87 ans) – cette aventure mystique est relatée dans le livre Sur le chemin des glaces de Herzog. La même année, aux États-Unis, une plume du New Yorker écrit un article prémonitoire sur l’influence

grandissante de la télé et la propagation d’un star-système au détriment de nouvelles productions audacieuses comme Mean Streets (1973), signé par un jeune cinéaste alors inconnu, Martin Scorsese. Elle pointe l’émergence d’auteurs s’émancipant des circuits de producteurs surpuissants. Le rayonnement du Nouvel Hollywood, c’est aussi un peu aux critiques de Pauline Kael, qui a forgé dans les sixties l’expression « kiss kiss bang bang » pour définir un cinéma américain plein de vigueur, que ces jeunes cinéastes tout feu tout flamme le doivent. Tant de noms masculins gravitent autour de ces deux femmes qui, avant d’être reconnues comme des figures essentielles de l’histoire du cinéma, ont dû retrousser virilement leurs manches. Lotte H. Eisner et Pauline Kael ont eu des vies bien différentes. Née à Berlin en 1896

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dans une famille de la grande bourgeoisie juive, la première, qui se destinait à l’archéologie, s’est prise de passion pour le théâtre, puis pour le septième art. Très vite, elle est devenue la redoutable spécialiste du cinéma des années 1920 dans le quotidien allemand Film-Kurier. En 1933, coup d’arrêt : elle doit quitter l’Allemagne nazie. C’est à Paris qu’elle se réfugie (elle y vivra quasiment tout le reste de sa vie) et qu’elle rencontre les jeunes et pimpants Henri Langlois et Georges Franju, qui décident de monter la Cinémathèque française en 1936 – étrangement, alors qu’elle a joué un rôle prépondérant dans le développement de l’institution, l’histoire n’a pas retenu son nom.

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BOYS CLUB Dans ses passionnants et irrévérencieux Mémoires intitulés J’avais jadis une belle patrie, elle relate comment, après avoir subi la rafle du Vél’d’Hiv et fui les camps, elle s’est cachée au début des années 1940 au château de Béduer, dans le Lot, où elle veillait sur des bobines que Langlois y avait transférées par sécurité : « Je passais les deux ou trois mois suivants dans le château avec les rats, et un tas de boîtes de films rouillées que je devais toutes ouvrir afin de voir ce qu’elles contenaient. Je m’y cassais les ongles. » Lui incombait la tâche de les classer, d’en faire l’inventaire, de les protéger. Malgré son ami-

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tié indéfectible avec « le monstre » Langlois (qu’elle décrit avec humour et tendresse), Eisner ne peut que constater : « Je me suis souvent faite toute petite pour qu’Henri puisse briller. » Pour Kael, qui est née en Cali­ fornie en 1919 et a grandi dans une famille d’origine juive polonaise élevant des poules dans une ferme, la vie a été plus clémente, mais pas facile pour autant. Après avoir vécu la bohème estudiantine à la fac de Berkeley à la fin des années 1930, elle rencontre le cinéaste James Broughton, avec lequel elle a une fille, qu’elle élève seule. C’est en l’entendant balancer dans un café sur Charlie Chaplin que Peter D. Martin, rédacteur en chef du magazine City Lights, la teste sur des critiques de films. Elle deviendra une célèbre voix du New Yorker. Malgré les années et les continents qui les séparent, Eisner et Kael ont raconté l’une comme l’autre la misogynie qui régnait dans les rédactions et ce statut d’infériorité rappelé par les maigres salaires qu’elles tiraient de leurs articles. Ce qui les a fait survivre, c’est leur faculté à tenir tête. Dans le documentaire Qui a peur de Pauline Kael ? (sorti en 2018 aux États-Unis, il ne nous parvient que maintenant), qui entrecroise dans un montage très bien conçu entretiens, archives et images de films, on sent la fébrilité de certains hommes au contact de l’intelligence vive de la critique. Sur les plateaux télé, le ton chauffe. William Peter Blatty, scénariste de L’Exorciste, la traite de « cas sérieux pour les psychiatres ». L’écrivain


Histoires du cinéma <----- Cinéma

Inoubliable. Norman Mailer la surnomme « la plus frigide des critiques de films ». Kael est pourtant tout le contraire : dans ses critiques, celle qui portait toujours une cigarette à ses lèvres et affichait en interview un calme olympien a souvent analysé à travers un prisme sensuel les films qu’elle aimait, sans fausse pudeur. Son obsession : « ne pas couper les couilles à un article » – une expression qu’elle aurait utilisée plus d’une fois en rédaction. Elle a aussi suscité le courroux d’Orson Welles pour avoir révélé le rôle crucial du scénariste de Citizen Kane, Herman J. Mankiewicz, dans la réussite du film. Enfin, l’avalanche de courriers assassins dont elle a été la cible prouve bien qu’elle a semé un vent de panique.

VICKY KRIEPS

ELLE

gaspard ulliel

REGARD TRANCHANT Ce qui déplaît aux lecteurs, aux artistes qui critiquent Pauline Kael – et qui définit son style –, c’est sa non-sentimentalité – ce qui ne freine aucunement son espièglerie et sa sensibilité. Un trait d’écriture et un talent de visionnaire qu’elle partage avec Lotte H. Eisner et qui, dans les deux cas, a suscité l’admiration de réalisateurs renommés. Du côté de Eisner : F. W. Murnau, Fritz Lang, Erich von Stroheim, Werner Herzog, François Truffaut (son « poulet »), Jean-Luc Godard… De l’autre : Paul Schrader, Steven Spielberg (qui dit que Pauline Kael est la seule à avoir compris Les Dents de la mer), Louis Malle, Quentin Tarantino (qui raconte que ses critiques ont été sa « seule école de cinéma »)… Ce partiel tableau de chasse des deux critiques dit la puissance qu’elles ont acquise au fil de leurs libres cinéphilies. Des décennies après leurs morts (Pauline Kael disparaît en 2001), où en est-on ? En 2019, une étude du Collectif 50/50 sur les critiques de films en Europe a montré que la sphère de la critique était encore largement masculine. Seules 28,5 % des critiques publiées dans les sept pays européens étudiés (France, Allemagne, Italie, Espagne, Danemark, Pologne, Suède) étaient signées par des femmes entre 2018 et 2019. Sous le haut patronage de Lotte H. Eisner et de Pauline Kael, on a bon espoir de faire grimper ce pourcentage.

un film de

emily atef

JOSÉPHINE LEROY 1

Lotte H. Eisner © D. R.

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Pauline Kael chez elle avec des amis (1964) © 29Pictures LLC

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Lotte H. Eisner (au centre) sur le tournage de Nosferatu (1979) de Werner Herzog (en bas à droite) © Ilona Grundmann Filmproduktion / Cinémathèque française / ZDF

Crédits non contractuels • Design : Benjamin Seznec / TROÏKA

J’avais jadis une belle patrie de Lotte H. Eisner (Marest Éditeur, 440 p., 27 €) • Qui a peur de Pauline Kael ? de Rob Garver, Dean Medias (1 h 35), sortie le 16 novembre

au cinéma le 16 novembre

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Cinéma -----> L’archéologue du ciné

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ON S’EST TROMPÉ D’HISTOIRE D’AMOUR

Interdit aux moins de 18 ans à sa sortie en 1974 pour avoir osé parler d’avortement, le très beau film de Jean-Louis Bertuccelli est aujourd’hui totalement invisible. Trop en avance sur son temps, cette charge puissante et subtile contre la société patriarcale demeure une œuvre essentielle qu’il est urgent de sortir de l’oubli. En 2007, le réalisateur roumain Cristian Mun­g iu reçoit la Palme d’Or à Cannes pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours. En 2021, L’Événement, adaptation du livre d’Annie Ernaux par Audrey Diwan, remporte le Lion d’or à Venise. Deux œuvres fortes sur l’avortement, marquées par des scènes difficiles où cet acte médical est pratiqué clandestinement dans des conditions déplorables. À leur sortie en France, ces films ont été classés « tout public », prévenant les spectateurs les plus sensibles d’un simple avertissement. Mais, dans la France du début des années 1970, l’interruption volontaire de grossesse n’a pas encore été dépénalisée. Et le simple fait d’aborder ce sujet dans un film, c’est s’exposer à une forme ou une autre de censure. À sa sor-

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tie, en avril 1974, On s’est trompé d’histoire d’amour est ainsi frappé d’une interdiction aux moins de 18 ans. Une décision qui prive le film d’une partie du public, pourtant direc­tement concernée par l’histoire de ce jeune couple incarné par Coline Serreau et Francis Perrin. Cette scène prégénérique, dans laquelle l’avortement est filmé pudiquement, à peine quelques secondes, paraît si peu choquante que le réalisateur est obligé, le 26 avril 1974, d’expliquer à un journaliste de France Inter circonspect que c’est bien ce passage qui a fait les frais de la censure, et non la scène d’amour entre les deux personnages qui intervient un peu plus tard dans le film – une séquence qui s’attaque au tabou du plaisir féminin en filmant des ébats maladroits au son d’une Marseillaise. Il faudra attendre quelques mois après la sortie d’On s’est trompé d’histoire d’amour pour que l’IVG soit enfin dépénalisée par la loi du 17 janvier 1975 – dite loi Veil. Une avancée obtenue après des années de lutte, dont les plus marquantes furent les mobilisations féministes autour du procès de Bobi­gny en 1972 – un procès pour avortement au cours duquel furent jugées cinq femmes, dont une mineure qui avait avorté après un viol – et du « manifeste des 343 » – une pétition signée par 343 femmes ayant eu recours à l’IVG, pour appeler à sa légalisation, et publiée dans les colonnes du Nouvel Observateur en avril 1971. C’est cette même année que Coline Serreau se met à l’écriture du scénario d’On s’est trompé d’histoire d’amour,

tout en participant à différentes luttes sociales, notamment celle pour le droit à l’avortement. « Je militais au MLAC [Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, créé en avril 1973, ndlr]. Nous allions dans les hôpitaux bousculer les médecins pour soutenir les femmes qui voulaient se faire avorter », nous a raconté la réalisatrice de 3 hommes et un couffin (1985), La Crise (1992) ou encore La Belle Verte (1996). « C’était un monde très violent, avec des chefs de service considérant que les corps [des femmes] leur appartenaient. Ils avaient une haine profonde de l’avortement », poursuit-elle.

UNE SOCIÉTÉ ÉTOUFFANTE C’est à cette époque qu’elle rencontre le réalisateur Jean-Louis Bertuccelli, très remarqué pour son premier long métrage, l’ascétique Remparts d’argile (1970), sur la révolte des habitants d’un village du désert tunisien et l’émancipation d’une jeune femme. Prix Jean Vigo, Remparts d’argile est choisi pour représenter la France aux Oscars, sous le regard admiratif de Bertrand Tavernier, attaché de presse du film. Fort de ce succès, Jean-Louis Bertuccelli réalise en 1972 le très viscontien Paulina 1880, centré sur un personnage féminin qui évolue au sein de la bourgeoisie milanaise du xix e siècle. « Dans Paulina, comme dans

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Remparts d’argile, c’est la même protestation contre une société injuste, étouffante, opprimante… », insiste le réalisateur dans Le Monde du 10 juin 1972. Né d’un père italien coiffeur épris d’opéra et d’une mère française, le jeune homme est poussé par ses parents à apprendre le piano, qu’il pratique assidûment, avant d’intégrer l’école de cinéma parisienne de la rue Vaugirard (devenue l’E.N.S. Louis-Lumière). Il s’y forme au métier d’ingénieur du son, travaille pour la télévision sur différentes émissions avant de réaliser plusieurs courts métrages dans lesquels les femmes et la musique occupent une place centrale. « Mon père était très sensible aux questions sociales, notamment aux combats féministes, même s’il était moins engagé sur le terrain que Coline Serreau », nous raconte Julie Bertuccelli, la fille de Jean-Louis. Réalisatrice de plusieurs fictions (dont Depuis qu’Otar est parti…, César de la meilleure première œuvre de fiction en 2004) et documentaires (notamment Jane Campion, la femme cinéma en 2022), elle est membre du collectif 50/50, qui œuvre pour davantage d’égalité entre les femmes et les hommes dans le cinéma. « La mère de Jean-Louis était une femme très forte, indépendante, tout comme ma mère [la galeriste Caroline Corre, ndlr]. Ça a sûrement joué sur les engagements et la sensibilité artistique de mon père », poursuit celle qui est aussi la première femme à avoir dirigé la Société civile des auteurs multimédia (SCAM). Leurs engagements communs, doublés d’une sensibilité artistique au dia-


L’archéologue du ciné <----- Cinéma

DOULOUREUX ACCOUCHEMENTS Refusant le parti pris du cinéma politique en vogue à cette époque, Coline Serreau et Jean-Louis Bertuccelli jugent que leur charge contre cette société pourrie par le système patriarcal aura davantage de force en misant sur la subtilité. « Il est plus difficile de réaliser un film sur la vie de tous les jours qu’un film politique sur un pays d’Amérique latine », résume le réalisateur dans L’Humanité en mai 1974. L’objectif est d’offrir aux spectateurs, à travers le portrait de ce couple banal, un miroir de leur vie quotidienne, afin

qu’ils se disent « tiens, quelque chose ne va pas… », poursuit-il. Le film bouleverse par la tendresse du regard porté sur ses personnages. Des individus aliénés, persuadés que le mariage et la maternité leur apporteront le bonheur, avant de

la télévision, après minuit. De l’œuvre de Jean-Louis Bertuccelli, décédé en 2014, le grand public retiendra surtout Docteur Françoise Gailland, incarnée par Annie Girardot en 1976, et Remparts d’argile, qui vient d’être restauré et doit bientôt

À sa sortie, en avril 1974, le film est frappé d’une interdiction aux moins de 18 ans. déchanter. Entre autres scènes savoureuses, celle des cours « d’accouchement sans douleur », dans lesquels on apprend aux femmes à ne pas oublier d’apporter du maquillage à la maternité, à laisser des conserves à la maison pour le mari et à souffrir en silence, fait sourire autant qu’elle bouleverse. « C’était vraiment cela qu’on enseignait aux femmes », se souvient Coline Serreau. Encensé par la critique, ce film sans doute trop en avance sur son époque sera comme effacé d’une partie des mémoires, boudé par la télévision encore très conservatrice des années 1970. Les frictions entre le réalisateur et l’actrice-­scénariste, se reprochant mutuellement de s’être approprié le travail de l’autre, n’ont pas aidé à la postérité de ce très beau long métrage : sa dernière trace est une VHS désormais introuvable sortie par Gaumont en 1984, la même année que l’unique diffusion du film à

ressortir chez Tamasa. On s’est trompé d’histoire d’amour n’a jamais été édité en DVD ou V.o.D. « Il est toujours très compliqué, notamment au niveau des coûts que cela engendre, de faire restaurer un film comme celui-ci », nous a indiqué Juliette Pham, directrice de la distribution au sein des Éditions Montparnasse, société qui exploite aujourd’hui les films produits par Mag Bodard. « Le marché actuel nécessite de la prudence, mais nous nous battrons pour lui donner une seconde vie méritée. » On espère pouvoir redécouvrir cette œuvre qui nous parle toujours avec autant de force. TRISTAN BROSSAT

"Drôle, terrible et poignant." Le Polyester

"Comédie italienne à l’autrichienne." Transfuge un film de

ULRICH SEIDL 2 3 N OV EM B RE AU C I N ÉM A @damnedfilms © D. R.

pason, poussent Coline Serreau et JeanLouis Bertuccelli à travailler ensemble. Avec déjà plusieurs films à son actif, celui qui avait un temps rêvé de devenir chef d’orchestre se charge de réaliser On s’est trompé d’histoire d’amour, tandis que Coline Serreau s’occupe de l’écriture proprement dite et des dialogues, aidée par son expérience théâtrale. La productrice Mag Bodard, l’une des rares femmes à occuper cette fonction à l’époque, veut imposer Marlène Jobert dans le rôle principal. Mais Coline Serreau, moins connue, ne cède pas, convaincue qu’elle est plus à même d’incarner le personnage d’Anne, jeune femme tout ce qu’il y a de plus « normale ». « Je me disais aussi que, en étant tous les jours sur le plateau, j’allais apprendre le métier et garder un contrôle sur la réalisation », explique la scénariste et actrice du film.

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Cinéma -----> Microscope

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L’ORIGINE DU MONDE

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : un rayon de soleil dans Je vous salue, Marie de Jean-Luc Godard (1985). Ce n’est pas rien, comme détail. D’abord ce n’est pas rien comme film : l’un des plus beaux de Jean-Luc Godard, qui est mort le 13 septembre et en a réalisé plus de cent. Et si l’on considère qu’un détail ne vaut que par l’effet inversement proportionnel qu’il produit, alors celui-ci est le plus beau de Godard, et sûrement l’un des plus beaux du cinéma. Le

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film s’appelle Je vous salue, Marie. Il s’agit de faire une Nativité, laïque (?), dans une petite ville anonyme et grise où Marie est fille de pompiste, Joseph chauffeur de taxi, et où Gabriel prend l’avion. Le récit n’en reste pas moins fidèle à l’Évangile. Marie tombe enceinte sans que Joseph n’y soit pour rien, un enfant naît. Et, quitte à filmer pareil miracle (la naissance de Jésus, celle de l’image), Godard remonte au miracle plus ancien et tout aussi biblique de l’origine des choses. Comme il ne s’agit que de formuler des hypothèses, cela commence par un exposé scientifique : « … le soleil, enfin, se mit à briller sur les océans primitifs. Alors la vie apparut, dit-on, tout à fait par hasard. » À l’image, une jeune femme aux cheveux blonds et courts manipule un Rubik’s Cube, son épaule appuyée contre la large fenêtre d’un appartement de grand ensemble qui pourrait être, avec vingt ans de plus, celui de Deux ou trois choses que je sais d’elle. Au moment où le savant dit que la vie apparaît, à l’extérieur du champ un nuage se retire : le visage dont on n’avait pas remarqué qu’il était dans l’ombre est soudain douché de lumière. L’extraordinaire symbiose entre les mots off et ce déferlement de lumière sur un visage, souligné par un oratorio de Bach, produit une bouleversante image de la Création – si forte

qu’elle valide toutes les hypothèses : celle d’un Dieu, celle du hasard ou des extraterrestres. Ce n’est pas rien, donc : réussir avec cette simplicité apparente à donner le frisson de l’origine du monde. Un frisson tout ce qu’il y a de plus charnel : le rayon de lumière est une caresse, le soleil comme une main qui se pose sur la joue de l’actrice. Le film entier, de toute façon, est fasciné par la rondeur.

adorait filmer les mains. Ici, ce sont d’abord celles de l’actrice, qui font tourner le Rubik’s Cube entre leurs longs doigts fins comme s’il était la synthèse de tous les mystères. Puis juste au-dessus cette main de lumière et de chaleur venue bénir le visage. Quand on fit remarquer à Godard, quelques années avant Je vous salue, Marie, qu’il aimait filmer les mains, il avait répondu qu’entre un cinéaste

Le soleil est comme une main qui se pose sur la joue de l’actrice. Rondeur d’un ballon de basket, du soleil, de la lune, d’une ampoule électrique ou d’un réverbère. Et bien sûr celle du ventre de Marie, arrondi par son miracle, et qui attire lui aussi les mains, celle de la Vierge elle-même, puis celle de Joseph qui ne comprend rien et qui s’énerve avec ce ventre au creux de sa main à qui il crie « Je t’aime ! ». Godard

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aveugle et un autre privé de mains il préférerait le sort de l’aveugle. « Les yeux et les mains, concluait-il, c’est comme du piano à quatre mains : on est deux. » JÉRÔME MOMCILOVIC


LIBRE, PUISSANT, IRRÉSISTIBLE PREMI ÈRE WHY NOT PRODUCTIONS

ET HOLE PRÉSENTENT

SAM I B O UAJIL A

IN ONE FILMS

ROS CH DY Z EM

MAÏ W E NN

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PHOTO © SHANNA BESSON

UN FILM DE

ROS CH DY Z EM

NOV


Cinéma -----> Sorties du 9 novembre au 7 décembre

A P A M É N I C S IE

T R O S ES

D E D I U G E L

FUMER FAIT TOUSSER SORTIE LE 30 NOVEMBRE

C’est le film le plus fou de l’année. Le plus bizarre aussi. Mais aussi peut-être l’un des plus justes sur l’état flippé du monde. Improbable ? Non, car il est signé Quentin Dupieux. Pour son deuxième opus de 2022, le réalisateur nous raconte des histoires. Et on en redemande. Après les affres du temps et du couple dans Incroyable mais vrai, improbable fable fan-

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tastique profondément mélancolique sortie en juin, Quentin Dupieux revient déjà, toujours armé d’un casting de luxe et d’un pitch déroutant. Dans Fumer fait tousser, Gilles Lellouche, Anaïs Demoustier, Vincent Lacoste, Jean-Pascal Zadi et Oulaya Amamra sont les Tabac Force, des super-héros façon Bioman qui combattent des monstres et font de la prévention antitabac. Absurde ? Ce n’est que le début. Fausse série Z, ce Dupieux nouveau est un précipité tordu et tordant de l’époque qui part dans tous les sens – surtout celui que l’on n’attend pas. Un film plein d’autres films, comme un livre de contes pour adultes, une soirée au coin du feu, où l’on se raconterait des histoires qui font peur. On y croise ainsi ces fameux super­

héros super déprimés – obligés par leur mentor, un rat interprété par Alain Chabat, de faire une retraite pour muscler leur esprit d’équipe –, mais aussi des vacances entre amis qui dégénèrent en film d’horreur (hila­rant et cinglant pastiche avec Grégoire Ludig, Adèle Exarchopoulos, Doria Tillier et Jérôme Niel), une petite fille inquiétante, un frigo d’un nouveau genre, un méchant bien décidé à faire sauter la planète (Benoît Poelvoorde), Blanche Gardin face à une déchiqueteuse (sommet d’absurde rigolo dégueu), tout un tas de personnages et d’histoires qui commencent, s’arrêtent, repartent, calent, dérapent en prenant constamment le spectateur à contre-pied. Anti-film algorithmique, Fumer fait tousser n’est jamais

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sur des rails et offre la jubilation – comme souvent avec Dupieux – de voir un film inattendu, iconoclaste et généreux. Un faux n’importe quoi brillamment orchestré qui saisit, dans ses virages soudains, ses abîmes de solitude et ses sursauts de gore quelque chose d’un d’épuisement à vivre dans un monde où plus rien n’a de sens. Un drôle de cinéma inquiet pour apprivoiser le chaos. Fumer fait tousser de Quentin Dupieux, Gaumont (1 h 20), sortie le 30 novembre

RENAN CROS


présente

AR

D ay s

UN FILM DE

TSAI MING-LIANG LEE KANG-SHENG

ANONG HOUNGHEUANGSY AU CINÉMA LE 30 NOVEMBRE


Cinéma -----> Sorties du 9 novembre au 7 décembre

TROIS NUITS PAR SEMAINE SORTIE LE 9 NOVEMBRE

Avec ce premier long métrage, feel-good movie prometteur, Florent Gouëlou noue une jolie histoire d’amour et de découverte de soi dans l’univers du drag parisien. « Trois nuits par semaine, c’est sa peau contre ma peau, et je suis avec elle. » Les paroles du tube d’Indochine, auquel le long métrage emprunte son titre, se prêtent parfaitement à la trame de cette romance pop, joyeuse et très sensible. L’excellent Pablo Pauly y incarne Baptiste, en couple avec Samia (Hafsia Herzi, sobre et lumineuse), infirmière au CeGIDD, centre de prévention et de dépistage. Vendeur le jour et photographe la nuit, il accompagne Samia dans les maraudes de nuit et croise le chemin de Cookie Kunty (Romain Eck, très juste pour son premier rôle), drag-queen parisienne flamboyante et ambitieuse qui place son art au cœur de sa vie. Immédiatement sous le charme, Baptiste voit sa vie chamboulée par celle qu’il désigne comme « une

comète »… Si la structure narrative répond au classique rythme du feel-good movie, avec moments d’amour et d’euphorie puis d’embrouilles et finalement de réconciliation, le sujet mis sur la table est essentiel. Plongée au cœur battant de l’univers drag entre Paris et Marseille, le film refuse tout ton moraliste et pédagogie trop artificielle pour se concentrer sur l’essentiel : une histoire d’amour. On suit en douceur le chemin d’acceptation de Baptiste vers son désir pour la drag-queen – Cookie sur scène, Quentin à la ville –, tout en découvrant le monde queer. Les comédiens, pros comme amateurs, brillent d’authenticité et semblent heureux de porter ce film aussi sympathique qu’engagé. Trois nuits par semaine de Florent Gouëlou, Pyramide (1 h 43), sortie le 9 novembre

HANNELI VICTOIRE

Baptiste voit sa vie chamboulée par celle qu’il désigne comme « une comète ».

CHARLOTTE SORTIE LE 9 NOVEMBRE

Ce biopic d’animation déchirant raconte comment, pendant la Seconde Guerre mondiale, la jeune peintre Charlotte Salomon a dessiné ce qui sera plus tard considéré comme le premier roman graphique, recherchant la beauté pour s’extraire de multiples souffrances. Dans le Berlin des années 1930, la jeune Charlotte Salomon intègre les Beaux-Arts. Mais, issue d’une famille juive, elle est forcée de fuir son pays avec la montée du nazisme, et finit par rejoindre ses grands-­parents sur la Côte d’Azur en 1939. Elle découvre que

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les femmes de sa famille ont des pulsions suicidaires et comprend, quand elle en devient elle-même victime, que tout est lié à son grand-père. Pour surmonter ces terribles épreuves, elle se met à représenter sa vie en peignant plus d’un millier de gouaches en dix-huit mois, se limitant aux couleurs primaires et bannissant le noir, pour former une œuvre qu’elle intitule Vie ? Ou Théâtre ? Éric Warin et Tahir Rana reprennent cette palette pour raconter son destin tragique et son émancipation par l’art, insufflant une poésie et une douceur indispensables pour appréhender de si lourds sujets. Presque quatre-vingts ans après sa mort dans le camp d’Auschwitz, où elle a été déportée à 26 ans après avoir été dénoncée à la Gestapo, les cinéastes lui rendent un hommage vibrant, fidèle à son œuvre unique, léguée au musée historique juif d’Amsterdam et publiée en France par Le Tripode il y a sept ans.

Charlotte d’Éric Warin et Tahir Rana, Nour Films (1 h 32), sortie le 9 novembre

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MARGOT PANNEQUIN


Les Films Pelléas présente

un film de

Annie Ernaux & David Ernaux-Briot

production David Thion Philippe Martin réalisation David Ernaux-Briot récit écrit et dit par Annie Ernaux image Philippe Ernaux montage Clément Pinteaux musique Florencia di Concilio montage son Rym Debbarh Mounir mixage Mélissa Petitjean direction de postproduction Juliette Mallon étalonnage Alexandre Pocquet en association avec Arte France-La Lucarne avec la participation du CNC avec le soutien de la Sacem distribution France New Story ventes internationales Totem Films

AU CINÉMA LE 14 DÉCEMBRE Texte et voix de Annie Ernaux Prix Nobel De Littérature 2022


Cinéma -----> Sorties du 9 novembre au 7 décembre

PLUS QUE JAMAIS SORTIE LE 16 NOVEMBRE

Porté par les interprétations sensibles de Vicky Krieps et de Gaspard Ulliel, ce mélodrame raconte l’exil en Norvège d’une trentenaire, gravement malade, loin des siens et des soins. Un film digne sur la réconciliation avec son propre corps. Hélène (Vicky Krieps), la trentaine, est atteinte d’une maladie pulmonaire quasi incu­ rable. Lorsque son médecin lui annonce qu’une greffe de poumons est possible, elle décline la proposition et décide de partir seule en Norvège, contre l’avis de son mari, interprété par le regretté Gaspard Ulliel, ici

juste et doux dans cet ultime rôle. Là-bas, elle est accueillie par un blogueur local rencontré sur Internet… La talentueuse Emily Atef (L’Étranger en moi, 3 jours à Quiberon), qui confronte souvent ses personnages à des situations extrêmes, saisit avec beaucoup de tendresse la réappropriation de son corps malade par Hélène, qui prend alors son destin en main. Celle-ci ne cherche pas à éviter les crises d’asphyxie, de plus en plus nombreuses, mais tient à renouer avec son organisme, à se ressouder, aussi, avec l’homme qu’elle aime – qui finit par la rejoindre dans les fjords norvégiens. Leur nouvelle union se matérialise par une scène d’amour filmée en gros plans, à fleur de peau, dans laquelle Hélène parvient enfin à maîtriser sa respiration. Toujours à bonne distance et sachant accorder du temps aux deux personnages, la réalisatrice franco-iranienne s’adapte à leur souffle amoureux invaincu.

Plus que jamais d’Emily Atef, Jour2fête (2 h 03), sortie le 16 novembre

ÉLÉONORE HOUÉE

RIPOSTE FÉMINISTE SORTIE LE 9 NOVEMBRE

Paris, Lyon, Marseille, mais aussi Gignac, Montbrison ou Compiègne : les collectifs de collage contre les féminicides ont essaimé dans toute la France depuis 2019. Ce documentaire retrace leurs actions dans les rues et leurs discussions, entre colère, détermination et espoir. La marche à suivre est désormais bien rodée pour préparer la colle : mettre de l’eau, ajouter la colle, bien mélanger, rajouter encore de l’eau. Dans les chambres, les squats, les jardins, on peint à la peinture noire des slogans sur des feuilles A4 et on les colle le soir sur les murs. « Anonyme avait 86 ans et était atteinte d’Alzheimer, son mari l’a tuée », « Même mon chien comprend quand je lui dis non », ou encore « Mon corps, mon choix et ferme ta gueule » : simple, efficace. Ces phrases sont autant de messages qui recouvrent inlassablement les petites et grosses villes de France depuis trois ans. En baladant

une caméra discrète entre une dizaine de collectifs, Marie Perennès et Simon Depardon s’invitent dans les sessions de collage mais aussi dans les discussions entre les militantes et les militants. En captant sobrement et efficacement les récits douloureux d’agressions, de plaintes non abouties, de deuil même, mais aussi les moments de joie puissante que confère cette activité de groupe, l’empathie est immense. On comprend ce qui pousse celles et ceux qui s’acharnent plusieurs fois par semaine à coller le soir des affiches qui seront parfois déchirées dans l’heure, en prenant le risque de se faire insulter ou agresser par les passants et riverains, voire arrêter par la police : la colère. Souligné par les somptueux beats de la compositrice Uèle Lamore, Riposte féministe est un documentaire qui, à l’instar des collages, laisse une trace et contribue à détruire le patriarcat. Riposte féministe de Marie Perennès et Simon Depardon, Wild Bunch (1 h 27), sortie le 9 novembre

HANNELI VICTOIRE

« Même mon chien comprend quand je lui dis non. » 52

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Gaumont présente

Vincent

Anaïs

Lacoste

Demoustier

Un film de

David

Marsais

Adèle

Jean-Pascal

Zadi

Quentin Dupieux

Grégoire

Doria

Exarchopoulos Ludig Tillier Avec la participation exceptionnelle Alain Chabat & Benoît Poelvoorde et amicale de AVEC RAPHAËL QUENARD

Oulaya

Amamra

Jérôme

Niel Hugo Sélignac

ANTHONY SONIGO JULIA FAURE UN FILM DE QUENTIN DUPIEUX SCÉNARIO QUENTIN DUPIEUX PRODUIT PAR HUGO SÉLIGNAC PRODUCTEURS ASSOCIÉS NICOLAS DUMONT ANTOINE LAFON

LE 30 NOVEMBRE AU CINÉMA

Blanche

Gardin

Photo Quentin Dupieux – Artwork Check Morris © 2022 – CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - GAUMONT - CRÉDITS NON CONTRACTUELS

Gilles

Lellouche


Cinéma -----> Sorties du 9 novembre au 7 décembre

FALCON LAKE SORTIE LE 7 DÉCEMBRE

Librement inspiré de la bande dessinée Une sœur de Bastien Vivès, Falcon Lake, premier long métrage de la touche-à-tout québécoise Charlotte Le Bon, présenté à la Quinzaine des réalisateurs au dernier Festival de Cannes, est une belle réussite. « Une histoire d’amour et de fantômes. » Ingéniosité d’un synopsis qui ne révèle que ce qu’il y a à révéler. Falcon Lake est en effet un film d’amour et de fantômes. Mais d’abord, et avant tout, c’est un coming-ofage comme on en voit souvent, c’est-à-dire qui appelle sa part horrifique, son fantastique très nineties, son héritage états-unien. Mais c’est aussi un coming-of-age d’une élégance précieuse et singulière, celle de sa mise en scène, de la sublime photographie en pellicule ou encore de ses deux

petits interprètes, brillants et délicats, Joseph Engel et Sara Montpetit. Quelque part au bord d’un lac où se raconte la légende d’un garçon mort noyé, dans la région des Laurentides, au nord-ouest de Montréal, Bastien et Chloé vont s’apprivoiser l’un l’autre, jouer aux jeux de l’adolescence, aux confidences secrètes, à toutes ces choses qui se murmurent dans la pénombre d’une chambre d’ado, et éprouver les petites joies et douleurs qu’appelle ce flottement entre deux âges dans lequel se situe le plus jeune, Bastien. Avec une mélancolie crescendo, Falcon Lake finit par se regarder et s’éprouver comme le souvenir de ce qui a été, et revêt une part mortifère toute aussi profonde qu’envoûtante. Falcon Lake de Charlotte Le Bon, Tandem (1 h 40), sortie le 7 décembre

MARILOU DUPONCHEL

Bastien et Chloé vont éprouver les petites joies et douleurs qu’appelle ce flottement entre deux âges.

NOS FRANGINS SORTIE LE 7 DÉCEMBRE

En mettant en miroir les assassinats des jeunes Malik Oussekine et Abdel Benyahia survenus fin 1986, Rachid Bouchareb nous plonge délicatement dans une nuit sans fin qui hante encore la France d’aujourd’hui. La mort de Malik Oussekine a tant marqué la France des années 1980 que l’on pensait tout connaître de cet effroyable crime policier. Rachid Bouchareb (Indigènes, Hors-la-loi) trouve un nouvel éclairage bouleversant en mettant en parallèle une autre tragédie survenue dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986 : en même temps que la brigade des voltigeurs à moto tuait Malik Oussekine au cœur

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d’un Quartier latin marqué par des manifestations étudiantes, un autre jeune homme, Abdel Benyahia, était tué à Pantin par un policier ivre hors service. Une narration labyrinthique décrit patiemment le processus de découverte de la vérité, puis le deuil des deux familles (Reda Kateb et Lyna Khoudri incarnent le frère et la sœur de Malik Oussekine, tandis que Samir Guesmi et Laïs Salameh interprètent le père et le frère d’Abdel Benyaha). La sidération atteint jusqu’au policier de l’inspection générale des services (Raphaël Personnaz), qui suit les affaires de près. En s’immergeant dans l’énergie de 1986, avec des images d’archives et une bandeson d’époque (Rita Mitsouko, Renaud, Mano Negra), tout en lui opposant une atmosphère de requiem, Rachid Bouchareb signe un film à la colère froide qui prolonge la douleur de cette nuit sans fin dont le pays semble ne jamais être totalement sorti.

Nos frangins de Rachid Bouchareb, Le Pacte (1 h 32), sortie le 7 décembre

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DAMIEN LEBLANC


"UN ÉMOUVANT ROAD MOVIE" "BOULEVERSANT D’HUMANITÉ" JDD

LE POINT

"KORE-EDA À SON SUMMUM" PARIS MATCH

"UNE LEÇON D’AMITIÉ" LE FIGARO

"LES MOMENTS DE GRÂCE SE SUCCÈDENT" CINEMATEASER

U N FILM D E

KOR E-EDA HI R OKAZU LE RÉA LIS ATEU R DE

A D A P TAT I O N :

CRÉDITS NON CONTRACTUELS

UNE AFFAIRE DE FAMILLE

SO NG K ANG H O

GAN G D O N G WO N

D O O N A B AE

LE E J I E UN

A U CI NÉM A L E 7 D ÉCEM B R E © 2022 ZIP CINEMA & CJ ENM CO., LTD., TOUS DROITS RÉSERVÉS

L E E J OO YOUN G


Cinéma -----> Sorties du 9 novembre au 7 décembre

BONES AND ALL SORTIE LE 23 NOVEMBRE

Luca Guadagnino retrouve son poulain Timothée Chalamet pour un road trip sanglant dans l’Amérique déshéritée. Résultat : un authentique teen movie aux allures de poème romantique, où l’amour se consomme avec les crocs. Depuis le succès de Call Me by Your Name (2017), Luca Guadagnino est la coqueluche d’une nouvelle génération assoiffée de roman­tisme. Preuve en est avec cette adaptation d’un roman pour ados qui suit l’errance de Maren (Taylor Russell McKenzie), une jeune fille bannie de son foyer pour ses penchants cannibales. Seule, démunie, elle va faire la rencontre de Lee (Timothée

Chalamet), un garçon qui souffre du même mal. Si le film a tout d’une bluette sur fond de quelques giclées de sang, il actualise pourtant singulièrement les grands mythes américains : il y a du Bonnie et Clyde (Arthur Penn, 1968) dans ce couple mal assorti en quête d’absolu, du Martin (George A. Romero, 1978) dans la marginalité afférente à leurs pulsions vampiriques. Et puis il y a le road movie, un continent exploré dans son envers par Guadagnino. À peine prend-on la route que résonne la musique de Joy Division, sombre résurgence du no future. À peine s’embrasse-t-on que l’on s’empresse de disqualifier les sentiments – « On est juste amis », entend-on régulièrement. C’est que la jeunesse américaine de Bones and All ne fait pas – plus – confiance, ne fait plus rêver. Au point d’être condamnée à l’exil social pour sa différence, à manger ceux qu’elle aime à défaut de leur faire l’amour.

Bones and All de Luca Guadagnino, Warner Bros. (2 h 10), sortie le 23 novembre

DAVID EZAN

AUCUN OURS SORTIE LE 23 NOVEMBRE

Alors que Jafar Panahi est incarcéré depuis juillet dernier pour avoir participé à une manifestation contre la répression des artistes en Iran, son nouveau film de fiction résonne fort avec les mouvements de contestation qui agitent le pays, en montrant à quel point les images y sont cernées. C’est en mettant en jeu son propre corps à l’écran que Jafar Panahi fait sentir toute la pression à laquelle le pouvoir iranien l’a soumis en tant que créateur, et jusqu’à son arrestation. Il incarne un cinéaste qui s’est réfugié dans un village iranien et qui pilote à distance, par Internet, le tournage de son film en Turquie, dont la frontière est proche. Entre problèmes de connexion et interruptions incessantes, parfois malveillantes, des

villageois, Panahi nous fait éprouver le travail dans la clandestinité, lui qui est interdit de tourner et de voyager depuis 2010 – il avait alors été arrêté pour « propagande contre le régime ». Le film, bien que tourné avant celle-ci, se connecte aussi avec la mobilisation actuelle des mouvements féministes et de la jeunesse, déclenchée par l’arrestation puis l’assassinat de Mahsa Amini par la police des mœurs en septembre. Dans Aucun ours, le héros est sommé par ses voisins de dénoncer deux jeunes gens qu’il a photographiés et qui ont pris la fuite car ils étaient promis en mariage à d’autres. Une seule image, une photo des amoureux, est utilisée par les traditionnalistes pour surveiller, compromettre et détruire. La force du film de Panahi est de coûte que coûte la protéger. Aucun ours de Jafar Panahi, ARP Sélection (1 h 47), sortie le 23 novembre

QUENTIN GROSSET

La force du film de Jafar Panahi est de coûte que coûte protéger l’image des amoureux en fuite. 56

no 193 – novembre 2022


Sorties du 9 novembre au 7 décembre <---- Cinéma

LES MIENS SORTIE LE 23 NOVEMBRE

À l’opposé des personnages taiseux qui peuplent sa filmographie d’acteur, Roschdy Zem réalisateur livre un film lumineux, vivant et très personnel sur une fratrie qui, après le choc d’un accident, passe à l’inventaire. Roschdy Zem est présent sur tous les fronts depuis la rentrée. Et, coup du hasard, dans des films qui auscultent, chacun à leur façon mais avec une même modernité, les dynamiques intrafamiliales. Chez Rebecca Zlotowski, dans Les Enfants des autres, il est papa d’une petite fille et tombe amoureux d’une prof de français (Virginie Efira), sans savoir quelle place lui accorder. Chez

Louis Garrel, dans L’Innocent, il est le beau-père dont on se méfie car il sort de prison, et qui doit prouver sa légitimité. Enfin dans Les Miens, qu’il réalise et dans lequel il joue Ryad, il est l’un des cinq membres d’une fratrie issue d’une famille d’origine marocaine, dont la réussite (il présente un talk-show populaire sur le foot) suscite autant la fierté qu’une certaine frustration chez ses frères et sa sœur, fusionnels et comme amputés par ses absences. C’est l’accident du sage et discret Moussa (génial Sami Bouajila), victime d’un traumatisme crânien après une soirée arrosée, qui libère quantité de non-dits… Coécrit par Maïwenn, qui joue la compagne de Ryad et dont le cinéma s’inscrit dans cette veine intimiste, le film interroge le rôle que chacun joue dans le script familial, avec au centre de l’échiquier la relation complexe entre Moussa et Ryad. Il y a là-dessous un grand potentiel dramatique qui a pour pendant un gros risque d’épuisement, mais le récit nous laisse interpréter les

mécanismes psy, socio ou historiques, en entourant cette thérapie de groupe d’humour et d’énergie fiévreuse. Les scènes de repas sont les plus parlantes : on y bouffe allègrement, alors que les langues se délient. Il y a aussi cette façon de construire naturellement des ponts entre les générations, sans occulter les incompréhensions (par exemple devant les délires complotistes du fils de Moussa), ou encore de rendre hommage aux anciens (présents en arrière-fond) tout en écoutant la jeune génération. Quand Roschdy Zem se pose sur le divan, ça n’est définitivement pas chiant. Les Miens de Roschdy Zem, Le Pacte (1 h 25), sortie le 23 novembre

JOSÉPHINE LEROY

Trois questions À ROSCHDY ZEM D’où vous est venue cette envie de réaliser un long métrage aussi personnel ? Mon frère a eu un accident. J’ai cru que ça allait être le thème de mon film, mais c’est devenu un prétexte pour raconter l’histoire de cette première génération d’enfants issus de l’immigration, sans pour autant passer par le prisme de la culture ou de la religion. Et pour dire ce qui fait de nous des êtres imparfaits, avec des dysfonctionnements, des conflits, de l’amour.

Le scénario a été écrit à quatre mains, avec Maïwenn. Comment vous êtes-vous accordés ? Ça s’est fait naturellement. Par le passé, j’ai beaucoup travaillé avec des auteurs qui pensaient les choses de manière très intellectuelle. A contrario, ce que j’aime chez Maïwenn, c’est son écriture très organique, cette faculté de ne pas trop théoriser les personnages ou les séquences.

Les scènes à table sont intenses. Comment les avez-vous mises en scène ? J’avais tout le temps deux caméras qui tournaient. Je voulais que le off n’existe pas, que les acteurs comprennent qu’ils pouvaient être à tout moment dans le champ. Parfois, je ne les prévenais pas. Et puis souvent, au cinéma, on sert des plats, mais, si vous regardez bien, les acteurs mangent seulement des petites michettes de pain. Là, j’avais prévenu mon accessoiriste, je lui ai dit : « Je veux un vrai gigot qui a mijoté pendant sept heures. »

novembre 2022 – no 193

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Cinéma -----> Sorties du 9 novembre au 7 décembre

LES PIRES SORTIE LE 7 DÉCEMBRE

Lise Akoka et Romane Gueret signent un premier long puissant, reparti de Cannes avec le prix Un certain regard. Une réflexion sur les rouages du cinéma, portée par d’impressionnants comédiens et comédiennes. Les deux cinéastes racontent le tournage d’un drame social dans la cité Picasso, à Boulogne-sur-Mer. Elles se focalisent sur le ressenti de trois jeunes, Lily (impressionnante Mallory Wanecque), Jessy et Maylis, et d’un enfant, Ryan, sélectionnés lors d’un casting sauvage (ils n’ont aucune expérience de jeu) par un réalisateur belge voulant faire un film social. Dans la cité, personne ne comprend pourquoi ces « cas sociaux » ont été choisis… Art vampirique par excellence, le cinéma a souvent capitalisé sur l’aura supposée de jeunes cassés. En France, on se souvient du cas de Gérald Thomassin, ancien gosse de la DDASS pêché pour jouer

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Le Petit Criminel de Jacques Doillon en 1990, avant de connaître une descente aux enfers (toxicomane, accusé de féminicide, celui-ci est porté disparu depuis 2019). Ou bien celui de Dylan Robert, acteur principal de Shéhérazade de Jean-Baptiste Merlin, sensation du Festival de Cannes en 2018 – le comédien a été incarcéré en début d’année après avoir reconnu deux vols avec violence. Avec cette mythologie du cinéma en toile de fond, le film observe finement chaque personnage, opposant leur réputation dans la cité – en fait, le rôle que chacun y joue (la fille facile, le rejeton d’une mère folle, la gamine androgyne et solitaire, la grande gueule) – à leur vraie personnalité. Il interroge la manière dont le cinéma se nourrit de ces clichés pour les recracher, analyse sa fascination pour la misère, sa quête de sensationnalisme jusqu’à parfois tordre la réalité (comme dans cette scène où le réalisateur choisit de filmer son jeune héros devant un HLM délabré plutôt que devant l’un des nombreux immeubles en bon état). La critique de ces penchants malsains est frontale. Mais il y a aussi un contrechamp plus glorieux, amené

par deux personnages : l’assistante du réalisateur et un régisseur, qui accompagnent ces jeunes plantés devant une caméra qui génère peur et stress parce qu’elle touche à ce qu’il y a de plus intime. Le personnage du réalisateur est lui aussi contrasté : d’abord prêt à tout pour obtenir des séquences larmoyantes ou sexy, il se complexifie. Nuancée, bouleversante par moments, cette étude méta s’inscrit dans un désir collectif et très actuel : celui d’une (r)évolution des pratiques, au ciné­­ma et en dehors.

no 193 – novembre 2022

Les Pires de Lise Akoka et Romane Gueret, Pyramide (1 h 39), sortie le 7 décembre

JOSÉPHINE LEROY

Art vampirique, le cinéma a souvent capitalisé sur l’aura supposée de jeunes cassés.


★★★★

“ UN BIOPIC SOMPTUEUX ” MARIE CLAIRE

VICKY KRIEPS EST

© 2022 Film Ag - Samsa Film - Komplizen Film - Kazak Productions - Orf Film/Fernseh-Abkommen - Zdf/Arte - Arte France Cinema

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AU CINÉMA LE #CORSAGE

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14 DÉCEMBRE ADVITAMDISTRIBUTION


Cinéma -----> Sorties du 9 novembre au 7 décembre

COW SORTIE LE 30 NOVEMBRE

On avait laissé Andrea Arnold sur les routes américaines avec son sublime American Honey en 2017. Elle nous revient avec un projet déroutant : un documentaire sur deux vaches laitières. Comme tous ses portraits de figures féminines, c’est une grande réussite. Ça commence par un accouchement en gros plan. Ou plutôt un vêlage : la vache laitière Luma donne naissance à sa petite, un veau à la magnifique tête blanche. Mais, déjà, la main de l’homme s’immisce dans le processus naturel : des fermiers ont encordé les pattes du nouveau-né pour le sortir plus aisément, et le procédé de tractation a quelque chose de violent, voire de barbare. Après des scènes d’à peine quelques minutes où la mère et sa petite font connaissance, leurs routes se séparent

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– déchirants meuglements de désespoir de Luma, qui semble comprendre tout ce qui se joue. La caméra de l’audacieuse cinéaste britannique suivra ensuite les destins parallèles des deux belles bêtes, avec l’empathie et le sens de la narration admirables qu’on lui connaît. Sans voix off, quasiment sans jamais montrer les fermiers – mais sans non plus en faire de diaboliques figures de l’ombre –, Cow nous donne à voir le quotidien bien peu désirable de ces êtres occupants une place fondamentale dans la vie des humains. Alors que la mère subit indéfiniment le rituel de la traite, plusieurs fois par jour, par un robot dans une ambiance improbable (dans le hangar où les vaches sont traites en cercle résonnent des tubes de pop mélancolique, sans doute pour les détendre – pour nous autres humains, c’est archi glauque), sa petite apprend la vie tout sauf sauvage. Il faut le dire, certaines images sont dures à voir. Mais la cinéaste ne retourne pas nos cœurs par plaisir sadique, plutôt pour chambouler nos représentations, voire carrément la hiérarchie entre les êtres vivants. Ni un documentaire animalier ni une vidéo de l’association L214 pour lancer l’alerte sur les conditions d’éle-

vage bovin, Cow ne ressemble qu’à une chose : un film d’Andrea Arnold. On se surprend à songer aux scènes d’amour romantiques et planantes d’American Honey en voyant celle où Luma et un taureau se lancent des œillades et se séduisent (une rencontre fomentée par les fermiers, évidemment) au son de « After the Storm » de Kali Uchis, un feu d’artifice perçant la nuit en arrière-plan. Et on pense à la liberté gagnée de haute lutte par les héroïnes de tous ses films (Red Road, Fish Tank, Les Hauts de Hurlevent) devant un interlude paradisiaque où les deux vaches vont, chacune de leur côté, paître dans un véritable champ. C’est là que, le museau enfin dans l’herbe fraîche ou contemplant les nuées d’oiseaux dans le ciel et non plus les tristes avions, elles semblent enfin voir le jour. Cow d’Andrea Arnold, Ad Vitam (1 h 34), sortie le 30 novembre

TIMÉ ZOPPÉ

* Version longue de l’entretien à retrouver sur troiscouleurs.fr

no 193 – novembre 2022

Trois questions Pourquoi avez-vous choisi une exploitation de vaches laitières et non un abattoir ? Dans une exploitation laitière, les vaches travaillent dur, et leur existence a quelque chose de très propre à la condition féminine : elles sont pleines, donnent la vie, et toute la leur est basée sur ces fonctions. J’ai compris qu’il pourrait y avoir pas mal de couches d’interprétation, que ça donnerait matière à réflexion. Comment avez-vous casté Luma ? Quand on voit des vaches dans un pré, elles sont en troupeau, on a du mal à les distinguer. Je voulais me concentrer sur un seul individu, il fallait qu’on puisse facilement le reconnaître. Luma a une belle

À ANDREA ARNOLD * tête blanche avec des marques noires bien nettes. Ce qui me plaisait aussi, c’est qu’elle avait du tempérament. Les fermiers m’ont dit qu’elle était fougueuse, qu’elle avait de l’attitude. J’aimais ça, qu’elle ait du caractère. Comment avez-vous pensé la question de l’anthropomorphisme ? Mon intention n’était pas d’essayer de pénétrer l’esprit de la vache, juste d’observer. Parfois, la caméra panote pour montrer ce que la vache regarde, comme si c’était elle qui dirigeait la caméra. Mais j’ai toujours été claire sur le fait qu’on n’allait pas essayer de comprendre comment elle réfléchissait, c’est impossible d’entrer dans son esprit. L’idée, c’était que chacun puisse projeter ce qu’elle peut bien ressentir.


Sorties du 9 novembre au 7 décembre <---- Cinéma

ANNIE COLÈRE SORTIE LE 30 NOVEMBRE

Alors que de préoccupants mouvements dans le monde cherchent à interdire et à criminaliser l’avortement, Blandine Lenoir offre avec Annie Colère un portrait du militantisme joyeux à l’œuvre en France en 1973, un an avant la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse. C’est pour sa muse Laure Calamy (qui jouait dans son premier long métrage, Zouzou) que Blandine Lenoir a écrit le rôle d’Annie, femme docile qui se politise à la faveur d’un événement personnel et intime, une grossesse non désirée. La gigantesque aiguille que manie cette ouvrière d’une usine de matelas dans le prologue du film la caractérise socialement, tout en évoquant les aiguilles dont des générations de femmes se sont servies pour s’avorter seules, s’exposant à tous les dangers. L’intervention qu’Annie

va vivre est toute différente. La méthode Karman vient alors de faire son apparition en France : sans risque, bien moins douloureuse, elle est pratiquée par les groupes du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), qui exercent des avortements illégaux mais non clandestins. Blandine Lenoir a préféré s’intéresser à ce mouvement méconnu de médecins, d’infirmières et de femmes militantes qui fit pression pour légaliser les fins de grossesses volontaires plutôt que de rendre hommage à la « grande femme » à l’origine de la loi et dont l’histoire a retenu le nom. Documenté avec une immense précision, le troisième long métrage de la cinéaste filme en temps réel l’avortement d’Annie. La douceur des voix qui l’entourent sert d’anesthésiant naturel, et l’explication des gestes prodigués agit comme un remède à la peur. Si la tendresse de cette scène évoque un accouchement, c’est qu’Annie naît alors à elle-même. Cette épiphanie suscite son désir de participer à l’action menée par des militantes de milieux sociaux très différents (Pascale Arbillot, India Hair, Zita Hanrot ou encore la chanteuse Rosemary Standley entourent Laure Calamy) qui for-

ment une « classe de femmes », comme se constitua la classe ouvrière. Dans ce climat de généreuse désobéissance, l’heure de la légalisation ne sonnera pas l’euphorie de la victoire, mais alimentera une foule de doutes exprimés dans la très belle scène du pique-nique final. Questionnements sur la place du patient dans la médecine, sur la méconnaissance des femmes de leur propre corps qui trouvent un écho douloureux aujourd’hui encore.

novembre 2022 – no 193

Annie Colère de Blandine Lenoir, Diaphana (1 h 50), sortie le 30 novembre

RAPHAËLLE PIREYRE

Dans ce climat de désobéissance, l’heure de la légalisation alimente une foule de doutes.

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Cinéma -----> Sorties du 9 novembre au 7 décembre

DAYS

SORTIE LE 30 NOVEMBRE

Lent et énigmatique, le onzième long métrage du cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang (The Hole, La Saveur de la pastèque) esquisse l’étreinte charnelle et secrète de deux hommes, engloutis par les bruits de la ville. Une expérience esthétique radicale, d’où s’échappe une tendresse infinie. Avant de devenir des personnages, les héros de Days nous parviennent d’abord comme deux corps que tout oppose, hormis leur solitude enracinée. L’un est un quadra abîmé (Kang, joué par Lee Kang-sheng, acteur fétiche de Tsai Ming-liang), qui cherche à soulager une mystérieuse douleur du dos par l’acupuncture ; l’autre (Non, interprété par Anong Houngheuangsy) a la vigueur de la jeunesse, silhouette volubile et ro-

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buste. Tsai Ming-liang déroule le fil de leur quotidien. Dans une première partie hypnotique, Kang écoute la pluie, observe les arbres aux abords de sa grande maison, Non épluche des légumes pour préparer le ragoût traditionnel de son village. Puis, soudain, au hasard d’un massage thaï tarifé que Non prodigue à Kang dans une chambre d’hôtel à Bangkok, et comme si la mise en scène minutieuse de Tsai Mingliang avait provoqué la rencontre, les lignes parallèles de leur existence se croisent. Le temps d’une longue séquence à huis clos, dans la moiteur d’une lumière déclinante, Non soulage de ses doigts de magicien les muscles meurtris de Kang, et la palpation vire à la caresse. Prémices d’une histoire d’amour, instant capturé d’une relation au long cours, simple rendez-vous monnayé ? On ne saura pas ce qui unit ces deux êtres, véritables pages blanches d’un récit énigmatique dont il faut accepter les creux narratifs pour mieux s’abandonner à sa puissance sensorielle. Seul compte ce corpsà-corps étonnement doux malgré sa crudité, où les bruits glissants de l’huile de massage, les gémissements de Kang remplacent la parole – dénué de dialogues, le film dé-

ploie d’ailleurs une partition hypnotique de sons du quotidien – et où le hors-champ pudique est toujours utilisé à bon escient. Une acmé d’émotions et d’érotisme, sorte de parenthèse en forme de renaissance pour Kang, où les épidermes se frôlent et se consolent enfin, comme une récompense pour les héros et les spectateurs après une première partie au dispositif radical. Véritable marathon des sens, Days est aussi une troublante et viscérale méditation sur les maux du corps et ses remèdes.

no 193 – novembre 2022

Days de Tsai Ming-liang, Capricci Films (2 h 06), sortie le 30 novembre

LÉA ANDRÉ-SARREAU

Non soulage de ses doigts de magicien les muscles de Kang, et la palpation vire à la caresse.


Sorties du 9 novembre au 7 décembre <---- Cinéma

INU-OH SORTIE LE 23 NOVEMBRE

Un jeune garçon difforme et un musicien aveugle se lancent dans une série de concerts jusqu’à tenir tête au shogunat… Adaptant un roman inspiré d’une épopée médiévale, Masaaki Yuasa revisite le folklore japonais avec un film enivrant sous forme de virevoltant freak show. Créature semi-humaine née dans un corps monstrueux, avec un bras exagérément allongé et les yeux au mauvais endroit, Inu-Oh vit en marge de la société, rejeté par les siens. Tomona, un jeune musicien aveugle, croise un jour sa route, avant que les deux marginaux ne décident ensuite de faire équipe en lançant un ambitieux spectacle musical qui fera vaciller le pouvoir en place sur l’archipel nippon… L’un des maîtres de l’animation japonaise, Masaaki Yuasa, signe une épopée détonante où l’on reconnaît le

style tranchant et incisif qui a déjà fait tout le succès du film culte Mind Game (2004) ou, plus récemment, de l’extra­vagante série Devilman Crybaby (2018) : vélocité du montage, corps enragés et inarrêtables, trait aiguisé des formes confinant parfois à l’abstraction… Sorte de Fantôme de l’opéra version rock ’n’ katanas, Inu-Oh présente assez de décrochages et de montées en puissance pour emporter l’adhésion, à grand renfort de changements de registre parfois brutaux (de la comédie burlesque à la tragédie trash) et d’une animation ultra dynamique où la silhouette élastique de la créature apparaît, scène après scène, comme le héros d’une revanche jubilatoire des freaks sur l’industrie du spectacle. Inu-Oh de Masaaki Yuasa, Star Invest Films (1 h 38), sortie le 23 novembre

CORENTIN LÊ

Silhouette élastique, Inu-Oh apparaît comme le héros d’une revanche des freaks sur l’industrie du spectacle. MOURIR À IBIZA (UN FILM EN TROIS ÉTÉS) SORTIE LE 7 DÉCEMBRE

Trois réalisateurs captent le sentiment spleenétique de l’été en filmant des amis de vacances trois années durant. Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon réalisent une fiction fougueuse et touchante sur un groupe qui se compose et se recompose. Tournant sur trois étés, de 2019 à 2021, à Arles, à Étretat, puis à Ibiza, les cinéastes ont observé un groupe d’amis dans tous ses tremblements. Léna arrive à Arles, où elle doit retrouver un garçon rencontré un été passé, Marius. Mais elle passe plus du temps avec Maurice, boulanger saisonnier, et

son ami Ali, qui joue au gladiateur pour les touristes. Avant que Marius revienne dans le jeu… Ensuite, c’est un peu le tourbillon de la vie à la Jules et Jim : l’amour vogue, de nouvelles personnes entrent dans la ronde. Les cinéastes filment la bande comme un espace toujours mouvant, un cocon aussi bien qu’un lieu de crispation – à Étretat, un personnage s’exclut de lui-même et ne reviendra pas ensuite à Ibiza, et ce départ apparaît aussi juste que déchirant. Au fil des étés, on voit les membres du petit cercle changer physiquement, avancer. La forme suit ces évolutions avec une grande sensibilité : la netteté et la qualité de l’image s’intensifie à mesure que les liens d’amitié se renforcent et que les émotions deviennent plus vives. Le film émeut alors par sa liberté, ses flottements, lorsque le naturalisme glisse vers un lyrisme enflammé, laissant les sentiments s’emporter sans retenue en chansons.

Mourir à Ibiza (Un film en trois étés) d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon, Shellac (1 h 47), sortie le 7 décembre

novembre 2022 – no 193

QUENTIN GROSSET

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Cinéma -----> du 9 novembre au 7 décembre

CALENDRIER DES SORTIES NOVEMBRE Armageddon Time

lire p. 4

New Story (1 h 20)

La nuit, armées de feuilles blanches et de peinture noire, elles collent des messages de soutien aux victimes et des slogans contre les féminicides. Le sexisme est partout, elles aussi !

Le destin d’une adolescente qui a la faculté de vous inviter dans ses rêves et dans ses cauchemars. Vivant recluse, son seul rapport au monde extérieur est virtuel.

Trois nuits par semaine

Les Engagés

Universal Pictures (1 h 55)

Pyramide (1 h 43)

de Ryan Coogler Walt Disney (2 h 41)

La reine Ramonda, Shuri, M’Baku, Okoye et les Dora Milaje luttent pour protéger leur nation des ingérences d’autres puissances mondiales après la mort du roi T’Challa.

Charlotte d’Éric Warin et Tahir Rana

lire p. 50

lire p. 50

Tandem (1 h 38)

Baptiste est en couple avec Samia quand il fait la rencontre de Cookie Kunty, une jeune drag-queen de la nuit parisienne. Il s’immerge dans un univers dont il découvre tout.

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lire p. 58

d’Émilie Frèche Sur la route de Briançon, la voiture de David percute un jeune exilé poursuivi par la police. David le cache dans son coffre et le ramène chez sa compagne qui vit avec ses deux enfants.

Juste une nuit d’Ali Asgari

NOVEMBRE Les Amandiers

Bodega Films (1 h 26)

Fereshteh doit cacher son bébé illégitime pendant une nuit à ses parents qui lui rendent une visite surprise. Son amie Atefeh l’aide. Elles doivent soigneusement choisir leurs alliés.

Plus que jamais

lire p. 30

de Valeria Bruni Tedeschi

lire p. 52

d’Emily Atef

Nour Films (1 h 32)

Ad Vitam (2 h 06)

Jour2fête (2 h 03)

Charlotte Salomon est une jeune peintre juive allemande, dont le destin bascule à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Elle entame alors l’œuvre de sa vie…

Fin des années 1980, ils ont 20 ans et passent le concours d’entrée de la célèbre école créée par Patrice Chéreau et Pierre Romans au Théâtre des Amandiers de Nanterre.

Hélène (Vicky Krieps) et Mathieu (Gaspard Ulliel) sont heureux ensemble depuis de nombreuses années. Confrontée à une décision existentielle, Hélène part seule en Norvège.

Pacifiction. Tourment sur les îles

Ariaferma

d’Albert Serra

DEAN MEDIAS PRÉSENTE

“ Si vous ne comprenez rien à un film, c’est qu’il est mauvais ”

de Leonardo Di Costanzo lire p. 26

Survivance (1 h 57)

Sur l’île de Tahiti, le haut-commissaire de la République est un homme de calcul aux manières parfaites. Il prend le pouls d’une population locale d’où la colère peut émerger à tout moment.

Accrochée aux montagnes sardes, une prison vétuste est en cours de démantèlement. Dans un temps suspendu, prisonniers et officiers inventent une fragile communauté.

Pétaouchnok

Black is Beltza II. Ainhoa

d’Édouard Deluc Apollo Films (1 h 36)

Fin fond des Pyrénées, deux précaires ont l’idée du siècle pour se sortir de la mouise : lancer une chevauchée fantastique, à travers la montagne, pour touristes en mal de nature.

de Fermin Muguruza Urban (1 h 20)

Le film raconte, sous la forme du voyage initiatique de son héroïne, Ainhoa, la fin de la guerre froide et la répression policière espagnole face à une nouvelle génération d’activistes basques.

no 193 – novembre 2022

“ Les bons films sont rarement des films parfaits et ne font pas appel à la vertu ”

“ La critique est la seule source indépendante d’information, le reste n’est que de la publicité ”

Qui a peur de Pauline Kael ? de Rob Garver Dean Medias (1 h 35)

©PHOTO : DEBORAH FEINGOLD

Les Films du Losange (2 h 45)

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Wild Bunch (1 h 27)

de Florent Gouëlou

Black Panther. Wakanda Forever

lire p. 34

de Bertrand Bonello

de James Gray L’histoire très personnelle du passage à l’âge adulte d’un garçon du Queens dans les années 1980, de la force de la famille et de la quête générationnelle du rêve américain.

Coma

lire p. 52

de Marie Perennès et Simon Depardon

UN FILM DE ROB GARVER ©ADAPTATION AFFICHE : EDOUARD CHASTENET

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Riposte féministe

lire p. 42

Pauline Kael, longtemps critique de films au New Yorker, s’est battue toute sa carrière pour imposer son empreinte. Une personnalité tout en éclats.

JUNO FILMS présente UNE PRODUCTION 29 PICTURES producteur exécutif BOBBY CAMPBELL, ERKEN LALGASHEV producteur GLENN ZIPPER coproducteur superviseur du montage DOUGLAS BLUSH, ACE directeur de la photographie VINCENT C . ELLIS producteur archives RICH REMSBERG musique originale composé par RICK BAITZ voix de PAULINE SARAH JESSICA PARKER avec QUENTIN TARANTINO CAMILLE PAGLIA MOLLY HASKELL PAUL SCHADER produit, réalisé et monté par ROB GARVER paulinekaelmovie.com

Une comédie romantique de Thibault Segouin Alba Films (1 h 38)

Après avoir disparu du jour au lendemain, César réapparaît dans la vie de Salomé et découvre qu’il est le père d’une petite fille de 3 ans. Cette fois, il va tout faire pour être à la hauteur.


du 9 novembre au 7 décembre <---- Cinéma

23

Rimini d’Ulrich Seidl

NOVEMBRE Aucun ours

Damned (1 h 56)

Richie Bravo survit en poussant la chansonnette pour des retraités dans des hôtels miteux de Rimini, sur la côte Adriatique. Tessa, sa fille, désormais adulte, fait irruption dans sa vie.

Saint Omer

lire p. 56

lire p. 14 et 18

de Jafar Panahi

d’Alice Diop

ARP Sélection (1 h 47)

Les Films du Losange (2 h 02)

Dans un village iranien, un metteur en scène est témoin d’une histoire d’amour tandis qu’il en filme une autre. La tradition et la politique auront-elles raison des deux ?

Rama, jeune romancière, assiste au procès de Laurence Coly, qui est accusée d’avoir tué sa fille en l’abandonnant à la marée montante, à la cour d’assises de Saint-Omer.

Bones and All

She Said

lire p. 56

de Luca Guadagnino

de Maria Schrader

Warner Bros. (2 h 10)

Universal Pictures (2 h 09)

Maren part à la recherche de sa mère et rencontre Lee, un adolescent à la dérive qui va l’embarquer dans un road trip enflammé sur les routes de l’Amérique profonde.

À l’origine du mouvement #MeToo, l’investigation de deux journalistes du New York Times a brisé le silence autour des agressions sexuelles dans le milieu du cinéma hollywoodien.

La Générale

Vive le vent d’hiver

de Valentine Varela

Collectif

Nour Films (1 h 31)

Les Films du Préau (35 minutes)

Christine est prof principale d’une classe de seconde. Pour ses élèves, un seul objectif : passer en « générale ». Christine va se battre pour arracher ces « gosses » au déterminisme social.

Le vent souffle, les premières neiges font leur apparition et chacun se prépare à accueillir l’hiver. Dès 3 ans.

Inu-Oh

lire p. 63

de Masaaki Yuasa Star Invest Films (1 h 38)

lnu-oh, créature maudite, est né avec une particularité physique l’obligeant à cacher chaque parcelle de son corps. Sa vie de paria change lorsqu’il rencontre un joueur de biwa aveugle.

lire p. 61

de Blandine Lenoir

d’Émérance Dubas

Diaphana (1 h 50)

Arizona (1 h 11)

Ado, Édith, Michèle, Éveline et Fabienne ont été placées en maison de correction. Elles révèlent le sort bouleversant réservé à ces « mauvaises filles » jusqu’à la fin des années 1970 en France.

de Roschdy Zem

NOVEMBRE Annie Colère

Mauvaises filles

Les Miens

30

lire p. 16

lire p. 57

Le Pacte (1 h 25)

Moussa a toujours été doux, altruiste et présent pour sa famille. À l’opposé de son frère Ryad, présentateur télé à la grande notoriété qui se voit reprocher son égoïsme par son entourage.

Février 1974. Enceinte accidentellement, Annie, ouvrière et mère de deux enfants, rencontre le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), qui pratique les avortements illégaux.

Cow

lire p. 60

d’Andrea Arnold Ad Vitam (1 h 34)

Un portrait du quotidien de deux vaches.

novembre 2022 – no 193

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Cinéma -----> du 9 novembre au 7 décembre Days de Tsai Ming-liang

d’Anton Balekdjian, Mattéo Eustachon et Léo Couture

d’Anne Le Ny

Capricci Films (2 h 06)

SND (1 h 41)

Accablé par la maladie et les traitements, Kang erre dans les rues de Bangkok pour conjurer sa solitude. Il rencontre Non qui, contre de l’argent, lui prodigue massages et réconfort.

Lorsque Alexandre découvre que sa jeune épouse, Juliette, le trompe, une violente dispute éclate. Elle s’enfuit et fait une chute mortelle. La gendarmerie entame une enquête et le père de Juliette débarque.

Enzo le croco de Will Speck et Josh Gordon

lire p. 16

Sony Pictures (1 h 47)

Quand la famille Primm déménage à New York, leur jeune fils, Josh, peine à s’adapter à sa nouvelle école. Il découvre Enzo, un crocodile chanteur qui vit dans le grenier de sa nouvelle maison. Dès 6 ans.

07

lire p. 63

Shellac (1 h 47)

À la fin du mois d’août, Léna débarque à Arles pour rejoindre Marius, un ancien amour de vacances. Mais le garçon tarde à arriver et elle rencontre un gladiateur et un boulanger.

Nos frangins de Rachid Bouchareb

DÉCEMBRE

Le Pacte (1 h 32)

lire p. 54

La nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine est mort à la suite d’une intervention de la police, alors que Paris était secoué par des manifestations estudiantines.

Faces cachées

Les Bonnes Étoiles

Les Pires

de Joe Lawlor et Christine Molloy

de Hirokazu Kore-eda

de Lise Akoka et Romane Gueret

Destiny Films (1 h 40)

Metropolitan FilmExport (2 h 09)

Pyramide (1 h 39)

Rose, étudiante en médecine vétérinaire, décide de contacter Ellen, sa mère biologique qu’elle n’a pas connue. C’est une actrice à succès qui ne veut pas développer de relation avec Rose.

Par une nuit pluvieuse, une jeune femme abandonne son bébé. Il est récupéré illégalement par deux hommes, bien décidés à lui trouver une nouvelle famille.

Un tournage va avoir lieu dans une cité de Boulogne-sur-Mer, dans le nord de la France. Quatre ados sont choisis au casting. Dans le quartier, on s’étonne : pourquoi avoir pris « les pires » ?

Fumer fait tousser

Le Chat Potté 2. La dernière quête

Le Royaume des étoiles

de Joel Crawford et Januel P. Mercado

d’Ali Samadi Ahadi

Gaumont (1 h 20)

Universal Pictures (1 h 42)

KMBO (1 h 24)

Après un combat acharné contre une tortue démoniaque, cinq justiciers, les Tabac Force, reçoivent l’ordre de partir en retraite pour renforcer la cohésion de leur groupe qui se dégrade.

Le Chat Potté découvre que sa passion pour l’aventure a fini par lui coûter cher : il a épuisé huit de ses neuf vies. Afin de retomber sur ses pattes, notre héros velu se lance dans la quête de sa vie. Dès 6 ans.

Et si votre petite sœur disparaissait soudainement au beau milieu de la nuit ? Et si vous deviez partir sur la Lune et la rechercher dans le royaume des étoiles ? C’est ce qui arrive à Peter… Dès 6 ans.

Le Lycéen

Falcon Lake

La (Très) Grande Évasion

de Quentin Dupieux

de Christophe Honoré

lire p. 48

lire p. 38

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lire p. 54

lire p. 58

lire p. 16

de Charlotte Le Bon

de Yannick Kergoat

Memento (2 h 02)

Tandem (1 h 40)

Wild Bunch (1 h 54)

Lucas a 17 ans quand soudain son adolescence vole en éclats. Avec l’aide de son frère, monté à Paris, et de sa mère, il va devoir lutter pour apprendre à espérer et aimer de nouveau.

Une histoire d’amour et de fantômes.

De révélations en scandales successifs, l’évasion fiscale est devenue un marronnier médiatique et l’objet d’un concours de déclarations vertueuses pour les politiques.

Révolution sida

Lost Highway

Sous les figues

de Frédéric Chaudier

de David Lynch

d’Erige Sehiri

JHR Films (1 h 52)

Potemkine Films (2 h 15)

Jour2fête (1 h 32)

Que veut dire sida aujourd’hui ? Pour les jeunes générations, plus grand-chose, alors que cette maladie révélée à la fin des années 1970 a décimé près de 30 millions de personnes en à peine trente ans.

Fred Madison, saxophoniste, soupçonne sa femme, Renée, de le tromper. Il la tue et est condamné à la peine capitale. L’histoire de cet assassinat est racontée de différents points de vue.

Au milieu des figuiers, pendant la récolte estivale, de jeunes femmes et hommes cultivent de nouveaux sentiments, se courtisent, nouent – et fuient – des relations plus profondes.

She Will

Il nous reste la colère

lire p. 6

de Charlotte Colbert

de Jamila Jendari et Nicolas Beirnaert

Alba Films (1 h 35)

Urban (1 h 36)

Veronica part en convalescence dans la campagne écossaise avec sa jeune infirmière, Desi, après avoir subi une double mastectomie. Des forces mystérieuses l’amènent à s’interroger sur ses traumatismes.

En 2011, les ouvriers de Ford à Blanquefort sauvent leur usine et ses mille emplois. La joie laisse rapidement place à de nouvelles craintes de fermeture. Le film retrace leur dernière année de combat.

Synopsis officiels

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Mourir à Ibiza (Un film en trois étés)

Le Torrent

lire p. 62

no 193 – novembre 2022

Pourquoi pas ! de Coline Serreau Nitrate Films / Le Chat qui fume (1 h 33)

Une femme et deux hommes vivant librement une idylle bisexuelle et polyamoureuse. Un film majeur, quasi invisible depuis sa sortie en 1977, dont on avait retracé l’histoire dans un précédent numéro de Trois Couleurs – flashez le QR Code pour la lire !


aucinémale16novembre

Affiche © Pierre Collier, 2022. Réalisation Pierre Dimech d’après une photographie de Carole Bellaiche • ©2021 RADAR FILMS / REZO PRODUCTIONS / UMEDIA / CARL HIRSCHMANN / STELLA MARIS PICTURES.


Expos SHÉHÉRAZADE LA NUIT

CLAIRE FONTAINE

Restos © Marc Domage

CHEZ MAGDA

La fiction peut-elle contribuer à transformer le réel ? À défaut d’offrir une réponse, cette exposition collective ouvre de nouvelles perspectives narratives. « Comment peut-on faire un film d’intervention sociale quand on veut filmer des histoires merveilleuses ? » s’interroge le cinéaste Miguel Gomes dans son adaptation contemporaine des Mille et Une Nuits. Six artistes internationaux – Pedro Neves Marques, Minia Biabiany, Ho Tzu Nyen, Lieko Shiga, Ana Vaz et Miguel Gomes, donc – offrent ici un semblant de réponse, preuve que le besoin de fantasmagorie est propre à toute culture et à tout contexte sociopolitique. Dans ces œuvres filmiques et plastiques, bien résolues à casser les normes, « une androïde activiste discute sexualité avec des plants de soja transgénique, une île vierge de toute empreinte humaine émerge de l’océan face à un ter-

ritoire contaminé, des tigres-garous bondissent sur la domination coloniale, des femmes et des hommes politiques sont dotés d’empathie… ». Opposer les puissances de la fiction aux fictions du pouvoir, sans tomber dans les mailles des fake news et autres théories conspirationnistes, tel est le défi lancé aujourd’hui par ces artistes aussi enragés qu’engagés. Les récits mythiques se confondent avec les faits historiques, tandis que la fable intemporelle s’ancre inva­riablement dans le temps présent. Chacune de ces œuvres démontre à quel point le recours aux mythes est le meilleur moyen de faire face à la réalité contemporaine, de la dédoubler et de la déconstruire, mais certainement pas de la fuir. Avec la volonté de changer le cours de l’histoire, et de faire in fine rimer fiction avec transformation et émancipation. • Julien Bécourt

> « Mostly Sunny » de Claire Fontaine, jusqu’au 17 décembre à la galerie Air de Paris (Romainville)

Outer-kimono for a Woman (Uchikake), probablement Kyoto, 1860-1880

Au fil d’un parcours regroupant près de deux cents pièces somptueuses, le musée du quai Branly retrace l’histoire millénaire du kimono. Sobre à l’origine, le vêtement a traversé le temps et les continents pour inspirer l’artiste peintre Kunihiko Moriguchi, certains costumes de Star Wars ou encore le styliste John Galliano. • Margot Pannequin > du 22 novembre au 28 mai au musée du quai Branly – Jacques Chirac

Sans titre (Margarethe von Sievers), vers 1937

Son HIDING IN PLAIN SIGHT Gagnez des places en suivant TROISCOULEURS sur Facebook et Instagram

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> 6-8, place de la Bataille-deStalingrad, Paris XIXe

AUX LYONNAIS

© Stéphane Méjanès

LES TRIBULATIONS D’ERWIN BLUMENFELD, 1930-1950

> « Les tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950 », jusqu’au 5 mars au musée d’art et d’histoire du Judaïsme

En Géorgie, Magda Gegenava était dentiste. Réfugiée politique en France depuis 2013, elle soigne nos palais dans sa cabane de la rotonde Stalingrad. Il faut goûter son khachapuri (pain au fromage), ses khinkalis (raviolis fourrés) et sa mjauna (soupe épinard, oseille, poireau). Carte : environ 20 €. • Stéphane Méjanès

KIMONO

> jusqu’au 8 janvier au Palais de Tokyo

Disciple du dadaïsme, puis photographe de mode dont la carrière fut brutalement interrompue par la guerre, Erwin Blumenfeld connut sous l’Occupation une vie d’errance entre la France et le Maroc, avant de trouver refuge à New York. Les quelque cent quatre-vingts photographies exposées retracent son parcours personnel et artistique au service d’une « nouvelle vision ». • J. B.

© Stéphane Méjanès

GHOST RIDERS

Sur le troisième album de Drugdealer, Michael Collins conte sa quête de l’amour dans les clubs de Los Angeles, au son aérien d’une pop californienne sophistiquée, gonflée au groove soul-funk et aux guitares country. Son entourage chevronné donne toute latitude à sa belle voix – à la Van Morrison – pour s’épancher. • Wilfried Paris

Le label australien Efficient Space, qui a notamment publié, en 2016, la superbe compilation Sky Girl de Julien Dechery et DJ Sundae, présente une collection de ballades soul-­ garage et psyché-folk enregistrées entre 1965 et 1974 ; une sublime ode adolescente à un été qui s’achève, comme si c’était le dernier sur Terre. Pépites, mélancolie, frissons. • W. P.

> (Mexican Summer)

> (Efficient Space)

no 193 – novembre 2022

Aux fourneaux du bouchon ducassien, Marie-Victorine Manoa ambiance le gâteau de foie blond à la moelle, l’écrevisse à la nage, le cochon Mangalica aux cocos de Paimpol, et ose en dessert la couenne de cochon soufflée au chocolat. Génie ! Menus : 28 € (midi), 55 € (mâchon du dimanche). Carte : à partir de 55 €. • S. M. > 32, rue Saint-Marc, Paris IIe

LA MACHINE À COUDES © Stéphane Méjanès

Lieko Shiga, Empty Coffin de la série Human Spring, 2019

« Terroriste existentielle en quête d’émancipation », Claire Fontaine s’est auto­ proclamée « ready-made » en 2004, appliquant le concept de Marcel Duchamp à elle-même. Derrière ce nom d’emprunt bien connu des écoliers se cache en réalité un duo italo-britannique d’artistes conceptuels. Sa pratique englobe divers médiums (néon, vidéo, sculpture, peinture, écriture) et conjugue le détournement poétique avec la réflexion politique, avec humour et irrévérence. Et si l’on faisait avec le duo la « grève humaine » ? • J. B.

© Victoria and Albert Museum, London

© Courtesy de l’artiste

Vue de l’exposition

© The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

SÉLECTION CULTURE

Culture

Depuis plus de dix ans, Marlène Alexandre-Buisson défend les beaux produits et les vins naturels. Elle persiste avec l’ancien second du Sur Mesure, Piotr Korzeń, jonglant avec les œufs, parfait (fenouil, câpres, roquette) ou mayo (cresson, agrumes), le cochon au céleri, le chinchard mariné ou le potimarron en dessert. Menus : 35 et 58 €. • S. M. > 35, rue Nationale (Boulogne-Billancourt)


Culture

Spectacles BOUDOIR DE STEVEN COHEN

© John Hogg

© Tamara Seilman

LA CHALEUR DE MADELEINE FOURNIER

À Beaubourg, le performeur iconoclaste Steven Cohen nous invite dans son Boudoir. Un refuge à l’esthétique bourgeoise bizarre, constellé de mémoires, qui nous lie de manière troublante avec cet espace et son hôte. Drag-queen baroque, floutant la frontière entre les genres, l’humain et le non-humain, Steven Cohen est volontiers provocateur, s’amusant à transgresser les tabous en assumant son identité d’homme blanc, queer, juif et sud­-africain. Repéré par la chorégraphe Régine Chopinot, le performeur de 56 ans est installé en France depuis plus de vingt ans. En 2014, il déambulait sur la place du Trocadéro avec un coq en laisse attaché à son sexe, qui lui a valu un passage devant le tribunal correctionnel de Paris pour exhibition sexuelle. En 2017, il déployait le bouleversant Put Your Heart Under Your Feet… and Walk!, un rituel cathartique dédié à son com-

pagnon Elu Kieser, disparu en 2016, dans lequel il avalait une cuillerée de ses cendres. Souvent habitué à se produire dans l’espace public, il crée avec Boudoir un écrin intime, qui ne déroge pas à sa patte rococo à l’étrangeté perturbante. Cette installation performative est à la fois un refuge et un lieu de réception, habité par Steven Cohen, notre hôte. Chaque élément du décor souvent métamorphique – meubles devenus animaux, statues de bêtes habillées en humain – apparaît comme un fragment de mémoire à la fois personnelle et collective, renvoyant aux codes de la bourgeoisie ou à la domination de l’homme occidental sur le vivant. Dans cet espace de transformations qui tisse une intimité troublante avec le public, il ouvre des portes vers l’introspection et la fiction. • Belinda Mathieu > du 24 au 26 novembre au Centre Pompidou (1 h)

SUR BALLYGLASS HOUSE Livres NEIGE DE JOHN BANVILLE « Le corps est dans la bibliothèque, dit le colonel Osborne. » Ceci n’est pas le début d’une partie de Cluedo, mais l’incipit du nouveau roman de John Banville, un polar à la Agatha Christie qui dérive peu à peu vers un sujet de

société, les crimes sexuels commis par le clergé en Irlande. Un roman qui joue sur les codes du genre, cossu et bien mené. • Bernard Quiriny

Les cinq muses de l’art lyrique évoluent sur la scène, traversent le cycle des saisons, gracieuses et parfois cocasses, en chantant en chœur le répertoire de Henry Purcell. L’esthétique psyché rencontre la mythologie grecque pour construire un espace irréel hors du temps, où se déploie la danse subtile de Madeleine Fournier. • B. M. > du 17 au 19 novembre au Centre national de la danse (Pantin) (1 h)

LA VIE EST UNE FÊTE DE JEANCHRISTOPHE MEURISSE & LES CHIENS DE NAVARRE La troupe délurée menée par Jean-­ Christophe ­M eurisse installe sa nouvelle pièce dans un service d’urgence psychiatrique délabré. Les patients constituent une galerie de personnages bouffons, négligés par un personnel soignant aussi fou qu’eux. • B. M. > du 29 novembre au 3 décembre à La Villette (1 h 45)

Concerts MICHAEL ROTHER

> (Robert Laffont, 416 p., 22 €)

LE TEMPS DES LOUPS D’OLIVIER MAULIN païens et répliques à la Michel Audiard, Olivier Maulin retrouve ses recettes féti­ ches dans cette comédie loufoque et provoc. • B. Q. > (Le Cherche Midi, 340 p., 15 €)

CATALOGUE DES VAISSEAUX IMAGINAIRES DE STÉPHANE MAHIEU Il y a quelques années, Stéphane ­M ahieu avait inventorié des livres qui n’existent pas, cités dans des romans ou des pièces. Il continue aujourd’hui ses explorations imaginaires en recensant les grands navires de la littérature, du

© Rick Burger

Trois frères un peu benêts se mettent en tête de kidnapper une starlette américaine au Salon du livre d’Épinal. Évidemment, l’opération foire en beauté… Marginaux sympathiques, anarchistes tonitruants, sociétés secrètes, mythes

Péquod de Herman Melville à la Marie-­ Galante de Georges Simenon. Un beau livre érudit pour passer de « l’autre côté des vagues ». • B. Q. > (Éditions du Sandre, 224 p., 25 €)

Michael Rother, guitariste atmosphérique et cofondateur du groupe de krautrock Neu!, fête le cinquantenaire de ce groupe légendaire (qui a inspiré Radiohead, Stereolab ou la trilogie berlinoise de David Bowie, notamment) avec un coffret des albums de Neu! et un concert de prestige à l’épatant festival BBmix. • W. P. > le 26 novembre au Carré Belle-Feuille (Boulogne-Billancourt)

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Les actus mk2

CINÉMAS

Avant-premières, cycles, jeune public

© Dublin Films

FESTIVAL CHÉRIES-CHÉRIS

Pornomelancolia de Manuel Abramovich (2022)

La 28e édition du festival LGBTQI&+++ se tient du 19 au 29 novembre au mk2 Quai de Seine, au mk2 Bibliothèque et au mk2 Beaubourg. La programmation annonce de folles escapades hors des sentiers straight. Aux chemins tout tracés, Chéries-Chéris préfèrera toujours ceux de traverse. Fuir les normes de genre et de sexualité écrasantes, les obscurantismes, ou les modes de vie un peu trop bien rangés, c’est ce que promet cette nouvelle programmation. Le festival s’ouvre fiévreusement avec le déchirant Le Lycéen de Christophe Honoré, fuite parisienne d’un ado gay endeuillé (lire p. 38).

En compétition longs métrages de fiction, Loup & chien de la Portugaise Cláudia Varejão suit l’odyssée lesbienne émancipatrice d’Ana, qui quitte son île imprégnée de pesantes traditions, et rencontre Cloé et une communauté queer où elle s’épanouit. Dans la même compétition, Pornomelancolia de l’Argentin Manuel Abramovich (Grand Prix de la compétition internationale au FIFIB cette année) interroge l’évasion mélancolique d’un sex-influenceur dans le virtuel. Une réflexion aussi abordée dans le programme de courts trans : le film Diva pose la possibilité d’une rencontre à des milliers de kilomètres par l’intermédiaire du web, celle

du réalisateur Nicolas Cilins avec les vidéos YouTube d’une influenceuse trans vietnamienne qui le fascinent et qui lui inspirent un film. Enfin, on sera très attentifs aux courts L’Attente d’Alice Douard (mention du jury compétition courts métrages au FIFIB) et Léo la nuit de Nans Laborde-Jourdàa, car elle et lui inventent leurs propres passages pour faire famille hors de l’hétéro­ patriarcat. • Quentin Grosset Retrouvez toute la programmation de mk2 Institut ici :

Conférences, débats et cinéma clubs

PENSER LA VIOLENCE AVEC MARYLIN MAESO La philosophe Marylin Maeso inaugure son cycle de conférences sur la violence – sociale, économique, politique, idéologique – qui traverse nos existences. > le 15 novembre à 20 h au mk2 Nation

Retrouvez toute la programmation de mk2 Institut ici :

Pornomelancholia de Manuel Abramovich

FAKE NEWS ET THÉORIES UNE PHILOSOPHIE DU COMPLOT AVEC POLITIQUE MÉCONNUE : GÉRALD BRONNER LE LIBÉRALISME Le sociologue Gérald Bronner donne une série de conférences sur les croyances collectives et leur impact dans nos sociétés démocratiques.

Le philosophe Gaspard Koenig poursuit son cycle de conférences sur l’histoire de la liberté en explorant les différents visages du libéralisme à travers les âges.

> le 17 novembre à 20 h au mk2 Odéon (côté St Michel)

> jusqu’au 12 décembre au mk2 Bibliothèque

Chaque semaine, une sélection de films en streaming gratuit sur mk2curiosity.com

CONTE DE CINÉMA, SALVATOR MUNDI OU LES DESSOUS DU MARCHÉ DE L’ART PAR LE PLUS ROHMÉRIEN Dans le cadre de son partenariat avec le festival de la SCAM, Vrai DES CORÉENS de vrai, mk2 Curiosity met en avant le documentaire Salvator Mundi. La stupéfiante affaire du dernier Vinci réalisé par Antoine Vitkine. Ce film, construit comme une enquête, offre une plongée passionnante dans les coulisses du marché de l’art et propose un éclairage plus qu’intéressant sur les excès de notre époque. • Paul Rothé > du 7 au 21 novembre sur mk2curiosity.com, gratuit

Retrouvez toute la programmation de mk2 Curiosity ici :

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On dit de Hong Sang-soo qu’il est le plus rohmérien des cinéastes coréens. Avec Conte de cinéma, clin d’œil au cycle des « contes des quatre saisons », il reprend plusieurs thèmes chers au maître de la Nouvelle Vague : la rencontre, le hasard, ou encore la difficulté à se délester du poids du doute. Pour cette œuvre à la narration brillante et louvoyante, l’auteur était en Compétition officielle à Cannes en 2005. • P. R. > du 17 au 24 novembre sur mk2curiosity.com, gratuit

no 193 – novembre 2022

WILLIAM FORSYTHE, LA RÉVOLUTION D’UN DANSEUR Certaines œuvres révolutionnent leur art. One Flat Thing, Reproduced est l’une d’entre elles. Dans cette brillante captation d’un spectacle de danse, Thierry De Mey capte l’essence du projet de William Forsythe : le réalisateur souligne les ruptures, les cassures, les angles qui se brisent et la puissance d’un mouvement puissant et saccadé. One Flat Thing, Reproduced, ou quand un cinéaste regarde un chorégraphe. • P. R. > du 17 au 24 novembre sur mk2curiosity.com, gratuit


Kimono ensemble, HIROCOLEDGE by Hiroko Takahashi, Japan, 2009 © Image courtesy of Hiroko Takahashi. DA : g6 design.

Exposition 22 novembre 2022 — 28 mai 2023


PAGE JEUX

Les solutions ici :

Le king Benoît Magimel et sa filmographie sont au cœur de cette grille à l’occasion de la sortie de Pacifiction. Tourment les îles d’AlbertPAR Serra (au cinéma le 9 novembre). MOTSsurCROISÉS ANAËLLE IMBERT – © LES MOTS, • PAR ANAËLLE IMBERT – © LES MOTS, LADE MUSE FILMOGRAPHIE BENOÎT MAGIMEL

les mots croisés ciné A

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Produit mis en rayon par les travailleuses. Lit démonté. Dans HORIZONTALEMENT ces mots croisés, plusieurs1.définitions (en gras) mettent à l’honneur le genre slasher 2. Mandatées. Se répand sur la solutions berge. 3. !Unités romaines. Empereur russe. Fallacieuses. au cinéma : à vous d’en trouver les 4. Policier populaire. Il a tendance à se replier sur lui-même. Bien dodus. 5. La sienne. Sifflée. Ce n’est pas grand-chose. C’est 6. Cocotta. Pronom. Il est possessif ! Croisé HORIZONTALEMENT 1. Produit mis un enchampion rayon par! les travailleuses. Lit démonté. 2. Mandaen duel. 7. On Refusai d’avouer. 8. russe. Elle fait progresser 4. unePolicier carrière. tées. Se répand sur yla range berge.ses3. lunettes. Unités romaines. Empereur Fallacieuses. populaire. Il acetendance à seMagimel replier sur lui-même. Bien dodus. 5. La Deneuve sienne. Sifflée. Ce 9. Dans film, Benoît donne la réplique à Catherine et à Daniel n’est pas grand-chose. C’est un champion ! 6. Cocotta. est possessif ! Croisé Auteuil. 10. Réaliser ses plans. Fais un enlèvement. 11.Pronom. Voyelles.Il Implicite. Par conséquent. en duel. 7. On y range ses lunettes. RefusaiRat d’avouer. 8. Elle progresser une carrière. 12. Un célèbre magicien. Feront usage. des champs. 13.fait Deux cents à Rome. Lettres de 9. Dans ce film, Benoît 14. Magimel la réplique à Catherine et à Daniel serment. Excessive. État dudonne nord-ouest des États-Unis. CantonDeneuve suisse. Article contracté. Auteuil. Réaliser plans.du Faismeilleur un enlèvement. Voyelles. Implicite. Parson conséquent. 15. 10. Début 2022,ses le César acteur est11.remis à Magimel pour rôle dans ce 12. Un célèbre magicien. Feront usage. Rat des champs. 13. Deux cents à Rome. Lettres de film.Excessive. 16. Index14. glycémique. Berceau dedes Zeus. Ça pourCanton une surprise ! Et le reste. 17. Crier serment. État du nord-ouest États-Unis. suisse. Article contracté. dans les bois.leIlCésar a dirigé Magimel Nathalie sur Magimel le tournage de La Fleur 15. Début 2022, duBenoît meilleur acteuretest remis àBaye Benoît pour son rôledu 18. Apporte Puni.Berceau Capturée la caméra. A perdu son!chah. Elles dans mal. ce film. 16. Indexl’addition. glycémique. depar Zeus. Ça pour19.une surprise Et le 20. reste. aident à bien La meilleure marraines. collectives. 22. Poussede près 17. Crier dans lesdormir. bois. Il21. a dirigé Benoîtdes Magimel et Conventions Nathalie Baye sur le tournage La Fleur 18.niApporte Puni.Gagné Capturée par24. la Dans caméra. 19. A perduappareil. son des du iris.mal. Ni lui moi. 23. l’addition. Rangé en épis. au loto. le plus simple chah.Artère 20. Elles aident à bien dormir. 21. La meilleure des marraines. Conventions collecmenant droit au chœur. tives. 22. Pousse près des iris. Ni lui ni moi. 23. Rangé en épis. Gagné au loto. 24. Dans VERTICALEMENT A. Arbres à fruits B. Arrive juste avant l’action. C. Entrée le plus simple appareil. Artère menant droitrouges. au chœur. au Mexique. Union des Vingt-Sept. Bruit de la rumeur. Ingurgité. D. Présent avant nous. En VERTICALEMENT A. premier Arbres àrôle fruits rouges. B. Arrive juste avant l’action. C. Entrée au 1988, il offre son à Benoît Magimel dans La vie est un long fleuve tranquille. Mexique. UnionElle desouvre Vingt-Sept. Bruit de la Ingurgité. D. Présent avant nous. Dommage. des portes. E. Fait un rumeur. avoir. Sacrément préféré ! Situation particulière. En 1988, offre son(se). premier rôle à Benoît Magimel dans La est un long tranFaitilconfiance F. Magimel fait partie du casting devie haute volée defleuve cette comédie quille.dramatique Dommage.de ElleGuillaume ouvre desCanet. portes.Devant E. Fait le un père avoir.etSacrément préféré ! Situation le fils. G. Très chère. Cale de particulière. Fait confiance (se). F. Benoît Magimel fait partie duArtères castingprincipales. de haute volée mécanicien. Brève précipitation. C’est-à-dire. H. Façon de rire. Avance. de cette comédie dramatique de Guillaume Canet. Devant le père et le fils. G. Très Elle a la tête qui tourne pour rentrer. I. Millilitre. Pris les armes. Fit briller. J. Réalisatrice chère. Cale de mécanicien. Brève précipitation. C’est-à-dire. H. Façon de rire. Artères du filmAvance. La Tête Elle haute Magimel joue le rôle éducateur. principales. a ladans têtelequel qui tourne pour rentrer. I. d’un Millilitre. Pris les Commune armes. Fit de Un La jour fêtéhaute la nuit. K.lequel Brome.Benoît Au milieu de lajoue pliure. À lad’un mode. briller.Nouvelle-Calédonie. J. Réalisatrice du film Tête dans Magimel le rôle ŒuvreCommune culte de Kassovitz où l’on retrouve aunuit. cœur la citéAudes Muguets. éducateur. de Nouvelle-Calédonie. UnMagimel jour fêté la K.de Brome. milieu de L. Prétentieux. au trot. mondiale. Connût.oùM. Pour son jeu d’acteur dans ce la pliure. À la mode.Alla Œuvre culteBanque de Mathieu Kassovitz l’on retrouve Benoît Magimel au cœur cité des Muguets. L. Prétentieux. Alla au letrot. mondiale.masculine Connût. à filmde de la Michael Haneke, Benoît Magimel remporte PrixBanque d’interprétation M. Pour son jeu d’acteur dans ce film Michael Haneke, Transformée Benoît Magimel remporte le Cannes en 2001. Trébuchera. Il estde à terre. N. Problème. en génisse par Zeus. Prix d’interprétation masculine à Cannes en 2001. Trébuchera. Il est à terre. N. Problème. C’est une façade. Partie du Togo. Peut être positif comme négatif. O. Magimel y interprète Transformée enMusset génisse parcôtés Zeus. uneBinoche façade. dans Partieledu Togo. Peut être positif Alfred de aux deC’est Juliette rôle de George Sand. Il est comme négatif. O. Benoît Magimel y interprète Alfred de Musset aux côtés de Juliette personnel et réfléchi. P. Fait naître une liaison. Deux ôtées de seize. Membre du groupe Bigflo Binoche dans le rôle de George Sand. Il est personnel et réfléchi. P. Fait naître une liaison. Oli. de Q. Récompense impériale ! Étoile montante mise en lumière. R. Reste bon même Deuxetôtées seize. Membre du groupe Bigflo et Oli. Q. Récompense impériale ! Étoile aprèsmise avoiren tourné. montante lumière. R. Reste bon même après avoir tourné.

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À gauche, une image du film Fumer fait tousser (au cinéma le 30 novembre). À droite, la même, à sept différences près.

© Gaumont

les différences

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LA MUSE

no 193 – novembre 2022


Samouraï Acade... Kiki la petite so...

Le Pharaon, le S...

Porco Rosso

de Rob Minkoff, M... de Hayao Miyazaki

de Michel Ocelot

de Hayao Miyazaki


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Découvrez dans les salles mk2 nos conférences, débats et cinéma clubs

« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. » Albert Camus, L’Homme révolté, 1951 magazine Resterons-nous humains si plus rien ne nous touche ? Après le best-seller L’Homme nu, le nouveau livre prophétique de Marc DUGAIN et Christophe LABBÉ.

Marie Bergström

> no 03 / novembre 2022 / gratuit

Gaspard Koenig

Autoportrait du philosophe en deux images et un objet

Regard d’une sociologue SÉLECTION LIVRES sur l’amour au temps Les meilleurs essais du numérique du mois de novembre


mk2 Institut

Thierry Hoquet Passionné de cinéma, le philosophe, qui anime deux conférences pour mk2 Institut cet automne, interroge ce que la science-fiction dit de nos sociétés.

« Deux films sous le regard d’un philosophe », rencontre avec Thierry Hoquet, le 24 novembre (pour Avant que nous disparaissions de Kiyoshi Kurosawa) et le 8 décembre (pour World War Z de Marc Forster) au mk2 Nation, à 20 h tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 4,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € • NICOLAS CELNIK

« Pour une femme, grandir, c’est faire l’expérience d’un rétrécissement. » Lola Lafon, octobre 2022, mk2 Bibliothèque

Lettre miroir

Marylin Maeso Spécialiste de la pensée d’Albert Camus, la philosophe Marylin Maeso donne à mk2 Institut une série de conférences sur la violence – sociale, politique, économique, idéologique – qui traverse nos existences. À cette occasion, elle propose ici trois mots, trois définitions personnelles permettant de découvrir son travail, sa pensée et son univers singulier.

II

toujours en gardant à l’esprit que « les films sont une source de concepts inépuisable : pour s’aider à penser, un philosophe gagne toujours à aller au cinéma ».

C COMME CAMUS Ma première, ma seule leçon de vie, je la dois à Albert Camus, qui m’a appris que ne rien espérer, loin de sceller le destin du cynique, pave la route du jouisseur : « L’espoir, au contraire de ce qu’on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c’est ne pas se résigner. » Aimer le monde pour ce qu’il est, embrasser jusqu’à la fugacité de cette vie comme son plus précieux atour, dessine la seule éthique d’existence qui soit à la mesure de ceux qui vivent sans Dieu. De ce renoncement à l’absolu découlent toutes les idées qui irriguent la pensée de Camus et dont j’ai fait mes repères indéboulonnables : la nuance pour résister aux sirènes des extrêmes, la lucidité contre la tentation confortable de se trouver des excuses, et un sens de la révolte qui « ne peut se passer d’un étrange amour ».

P COMME POURQUOI ? Petite, comme tous les enfants, je n’avais que ce mot à la bouche. L’art de maintenir toujours vivace la flamme de l’étonnement, loué par Aristote, se perd parfois, en vieillissant, avec les illusions et la révolte. Cette capacité à percer les surfaces les plus dures en quête de sens est pour moi à la fois un aiguillon et un garde-fou. Ne jamais se contenter des apparences

ou des premières impressions est évidemment une échappatoire à l’esprit borné et la promesse enivrante d’habiter ce monde en perpétuel aventurier. Mais c’est aussi un remède contre les préjugés, à commencer par les siens. Demander « pourquoi ? », c’est glisser un caillou indélogeable dans la cristallisation dangereuse des certitudes dogmatiques. La meilleure arme dans ce combat contre soi-même qu’on nomme « philosophie ».

V COMME VIOLENCE L’ensemble de mes recherches est hanté par le problème de la violence. Éric Weil disait que le philosophe est animé par ce désir, aussi impérieux que vain, de faire disparaître la violence. J’estimerai mon travail accompli si je parviens déjà à la faire voir pour ce qu’elle est, quels que soient ses masques. L’ironie d’un monde où la violence est omniprésente, des guerres aux famines dont les images se succèdent sans interruption sur nos écrans de télévision, est qu’elle finit par faire partie du décor, au point de passer inaperçue dans ses premiers balbutiements. Mon attention se focalise sur ces manifestations non spectaculaires de la violence, celles qui incubent dans les coulisses et qui, noyées sous les éclats des horreurs dont est tissée l’histoire, préparent le pire sous notre nez, l’air de rien.

no 03 – novembre 2022

© Hannah Assouline

La citation

C’est l’histoire d’extraterrestres qui débarquent sur Terre, croisent des humains et se retrouvent sans le savoir examinés sous toutes les coutures par un philosophe. C’est que Thierry Hoquet, qui enseigne

depuis plus de vingt ans la philosophie à l’université, ne peut réfréner sa fascination pour ces « premiers contacts entre peuples différents, qui explorent le risque de la rencontre : ce qu’elle peut nous apporter, et comment on peut la rater ». S’il délaisse parfois le monde académique pour s’intéresser aux objets de culture populaire que sont les blockbusters et autres films d’anticipation, c’est parce qu’il admire « la capacité du cinéma à donner chair à des personnages qui symbolisent des formes de vie ». Peut-on vraiment philosopher à partir du cinéma ? Depuis Matrix (1999), vertigineuse exploration de la différence entre simulation et réalité, la réponse est un oui unanime. Pour Thierry Hoquet, la force du cinéma est peut-être de « se passer de l’armature théorique de la philo : il fait ressentir un concept plutôt qu’il ne le démontre ». Et s’il faut tout de même, parfois, en repasser par le texte – raison pour laquelle il a écrit par exemple Cyborg philosophie (2011) –, c’est

© Bénédicte Roscot

Portrait

« La violence en face », une série de conférences de Marylin Maeso, à suivre du 15 novembre au 7 février au mk2 Nation, à 20 h. tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 4,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € • PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE DUMOULIN


novembre 2022 – no 03


mk2 Institut

L’ENTRETIEN

Marie Bergström est sociologue. En 2019, son livre Les Nouvelles Lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, consacré aux applications de rencontres, bousculait la vision que nous nous faisions du sexe, du couple, des coups d’un soir… Invitée par mk2 Institut – en compagnie de la romancière Emma Becker et du philosophe Guillaume Le Blanc – pour discuter du modèle de l’amour hétérosexuel dans notre société, elle revient ici sur les mécaniques de la rencontre, ses enjeux, ses conditions et ses illusions.

Tinder, Meetic, OkCupid… Qu’est-ce que ces sites et applications ont véritablement changé dans les rencontres amoureuses et sexuelles ? On s’est beaucoup focalisés sur les aspects numériques de ce bouleversement, mais l’évolution majeure me semble ailleurs. Il y a, chez les hétérosexuels, un phénomène de privatisation de la rencontre : les appli­ cations et les sites sont dissociés de notre vie sociale et spécifiquement destinés à la rencontre. Jusqu’ici, cela n’existait pas, ou de façon marginale, avec les petites annonces ou les agences matrimoniales. Avant, les partenaires se rencontraient dans la vie ordi­ naire : au xixe siècle, grâce à l’entourage, à l’Église… ; au milieu du xxe siècle, davantage sur le lieu de travail ou d’études. Aujourd’hui, on découvre des gens qu’on ne connaît pas, qu’on peut ne jamais revoir, et l’entourage n’est pas forcément au courant. Cette discré­ tion, cette insularité expliquent notamment le succès de ces espaces. Y a-t-il d’autres raisons à ce succès ? Il y a des changements sociétaux, structurels, plus larges, qui dépassent la focale juvénile que l’on a tendance à avoir en pensant ces applications ou ces sites. Certes, chez les

« Nous sommes mal à l’aise avec l’idée que la rencontre amoureuse se base sur un système de sélection et d’élimination relativement cru et inégalitaire. » IV

© D. R.

Marie Bergström jeunes, la mise en couple a lieu plus tard. De nouvelles relations se créent : plans cul, sex friends… La norme est de profiter de sa jeunesse, de ne pas se caser tôt. Les appli­ cations s’y prêtent très bien. Mais il y a aussi, chez les plus âgés, une augmentation du nombre de séparations et d’individus qui veulent se remettre en couple. Les applica­ tions permettent alors d’aller au-delà de son cercle, dans une période où la sociabilité est différente. Avec un travail et des enfants prenants, les applications deviennent éga­ lement idéales pour eux. Ces espaces permettent-ils réellement de dépasser son cercle de sociabilité ? Ils le peuvent, mais ne garantissent pas for­ cément d’aller au-delà de son milieu social. Même lorsqu’on enlève les obstacles les plus évidents à la mixité sociale, on s’aperçoit que les gens continuent à rencontrer des per­ sonnes qui se ressemblent. Ce qui nous attire, nous intrigue, nous fait tomber amoureux, ce sont finalement des choses très socialement situées. Cette homogamie [la tendance à chercher un conjoint ou une conjointe dans le même groupe social, ndlr] repose beau­ coup sur le corps, porteur d’énormément d’informations sur la personne. Et, sur les ap­ plications ou les sites, nous situons les autres par leurs vêtements, leurs postures, mais aussi leurs pratiques photographiques. Les selfies

no 03 – novembre 2022

par exemple, les portraits sans mise en scène, mal cadrés, sont plus courants dans les mi­ lieux défavorisés. Ceux qui sont favorisés pri­ vilégient, quant à eux, les photos de vacances ou esthétiquement plus sophistiquées. Certains sites ou applications, comme Bumble ou AdopteUnMec, revendiquent, dans un système relationnel inégalitaire, de donner davantage de pouvoir aux femmes. Est-ce une réalité ? Dans les pratiques, il y a peu de traces d’une telle subversion. Ce sont souvent les hommes qui envoient le premier message, et les femmes qui répondent. La norme fémi­ nine reste celle de la réserve, une manière de ne pas être trop disponible, de se protéger. Cette norme, ancienne, se retrouve sur Inter­ net, voire y est accentuée. Certes, des sites et applications ont essayé d’inverser les rôles, mais cela pallie surtout l’effet pervers du dé­ versement de messages, envoyés par des hommes, auquel sont soumis des femmes. Les femmes jeunes sont les plus contactées, à la fois par les hommes de leur âge, mais aussi par ceux qui sont plus âgés. La tendance s’inverse par la suite : les femmes de plus de 50 ans sont majoritairement contactées par des hommes de leur âge. Une autre idée reçue sur ces sites et applications est l’influence des algorithmes dans


Les sites et applications viennent également à l’encontre de nos imaginaires amoureux, du romantisme prétendument attendu de la rencontre. Pourquoi ? On voudrait une rencontre fortuite, avec toujours l’idée que l’amour devrait nous tomber dessus ou relever du destin. Certaines applications récentes vendent par exemple des rencontres par ADN ou par phéromones. La compatibilité serait alors biologique, avec toujours cette idée que l’amour, dans un monde sans Dieu ou sans destin, n’est pas le fruit de notre propre volonté. Or, avec les applications et les sites, on provoque une rencontre lorsque l’amour est censé venir à nous. Dans le même temps, il y a un autre idéal, qui colle en revanche assez bien à ces nouveaux espaces : l’idée de l’âme sœur, de la singularité, que quelqu’un est fait pour nous et qu’il nous faut juste le trouver. Cette démarche volontariste va dans le sens de la responsabilité de soi, plutôt valorisée aujourd’hui. Mais, au fond, il reste toujours assez difficile d’expliquer l’amour ou de dire pourquoi nous tombons amoureux.

« L’amour hétéro, le grand gâchis ? », rencontre avec Marie Bergström, Emma Becker et Guillaume Le Blanc, le 10 novembre au mk2 Bibliothèque, à 20 h • Les Nouvelles Lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique de Marie Bergström (La Découverte, 228 p., 21 €) • PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE DUMOULIN

No Form, de Tsai Ming-Liang, dans la série des Walker Films, 2012 © Homegreen Films © Centre Pompidou, Conception graphique : Direction de la communication et du numérique

le processus de sélection. Ont-ils vraiment un rôle à jouer dans les rencontres ? Leur rôle est très exagéré. Quand on regarde les données, les pratiques des utilisateurs restent plus fortes que les logiques algorithmiques. En réalité, nous sommes mal à l’aise avec l’idée que la rencontre amoureuse se base sur un système de sélection et d’élimination relativement cru et inégalitaire. Les critères sont sexistes, racistes, classistes, âgistes. Cela nous choque beaucoup, et l’algorithme devient un peu un bouc émissaire.

Centre Pompidou

mk2 Institut

Cinéma | Exposition | Performances | Rétrospective | Masterclasse 25 novembre 2022 – 2 janvier 2023

Tsai Ming-Liang Une quête

Dans le cadre du

Avec le soutien de

En partenariat média avec

Entrée libre Plus d’informations sur centrepompidou.fr

novembre 2022 – no 03

V


mk2 Institut

Claire Alet & Benjamin Adam Sacré défi : adapter en bande dessinée Capital et idéologie de Thomas Piketty, somme d’économie de plus d’un millier de pages, sans trahir le propos, mais en restant accessible. Claire Alet, rédactrice en chef adjointe d’Alternatives économiques, et Benjamin Adam, auteur de bandes dessinées, s’y sont risqués. Entretien. Comment s’y prend-on pour adapter un traité d’économie en bande dessinée ? Claire Alet : Il faut commencer par s’approprier l’analyse pour trouver le cœur du propos. Dans Capital et idéologie, Thomas Piketty retrace le fondement des inégalités, la manière dont elles se reproduisent et comment l’on passe d’un système inégalitaire à un autre. Et, en étudiant successivement l’Ancien Régime, les sociétés esclavagistes, celles

graphique. Se pose alors une question : comment le raconter ? Nous avons choisi d’utiliser la fiction, en créant deux personnages principaux. D’un côté, Jules, né à la fin du xixe siècle, un rentier qui incarne la figure du gagnant de la Belle Époque. De l’autre, Léa, son arrière-petite-fille, une contemporaine qui va découvrir le secret de famille à l’origine de son patrimoine et interroger les ressorts des inégalités aujourd’hui. Benjamin Adam : La question principale, pour adapter un ouvrage comme Capital et idéologie, c’était de trouver un moyen de porter les thèses du livre sans le transformer en un résumé rapide et simplifié. Si l’on s’était contentés de cela, utiliser la bande dessinée n’aurait eu aucun intérêt. Il fallait donc trouver un moteur narratif pertinent et original. La solution la plus évidente aurait été d’utiliser Thomas Piketty lui-même, à la manière d’une mascotte, qui exposerait lui-même ses propres théories. Mais cela ne nous semblait pas très intéressant. Il y avait le risque de tomber dans un exposé de professeur d’économie, ce qui manquait de dynamisme. Créer une fresque familiale qui s’étend sur deux cent cinquante ans nous a semblé être une solution plus porteuse.

« Porter les thèses de Thomas Piketty sans le transformer en un résumé simplifié. » de la colonisation et du début du xxe siècle, et la société actuelle, il montre que les inégalités ne sont ni techniques ni économiques, mais plutôt politiques et idéologiques. Il fallait donc résumer ces mille trois cents pages de théorie en cent cinquante pages de récit

VI

Il fallait donc raconter une histoire, sans pour autant négliger l’économie. Comment amener ces théories aux lecteurs ? C. A. : Lorsqu’une nouvelle notion économique apparaît, nous faisons un petit pas de côté pour la décrypter. Dans les pre-

mières pages, on évoque une notion fondamentale : la différence entre l’impôt proportionnel (qui redistribue plus faiblement les richesses et donc perpétue les inégalités) et l’impôt progressif (qui demande une contribution plus importante aux plus riches et réduit davantage les inégalités). Il nous semblait important de marquer une pause dans le récit et de l’expliquer, avec des images. B. A. : Se posait alors la question des images que l’on souhaitait utiliser. La bande dessinée est intéressante pour faire de la vulgarisation quand on prend la peine de sortir du mode de représentation traditionnellement associé à l’image : le graphique, le camembert ou la courbe, qui tiennent plus de la présentation PowerPoint que de la BD. Il fallait plutôt trouver une métaphore visuelle pour souligner une idée. Pour décrire l’inflation, nous prenons l’exemple d’une baguette de pain : si le prix d’une baguette double à cause de l’inflation, on peut montrer que la même pièce d’un euro, qui permettait d’acheter une baguette, ne permet plus que d’en acheter la moitié. Mais, pour ne pas noyer la narration sous les explications, il faut intégrer ces éléments didactiques au fil de l’histoire : la baguette de pain est à la fois le support de l’explication et un élément du récit. Vous faites également beaucoup de traits d’humour. Quelle est la fonction du comique dans votre récit ? B. A. : C’est d’abord une histoire de rythme, pour laisser le temps d’assimiler ce qui vient d’être exposé. Mais c’est aussi une manière de créer une relation plus entière avec les personnages, et de les différencier. Si tous nos personnages parlent de la même manière et sont entièrement consacrés à l’exposé économique, le lecteur aura du mal à croire à son existence. Leur laisser faire quelques blagues les rend plus vivants. C. A. : C’est aussi une manière de montrer que ces analyses économiques ne sont pas

no 03 – novembre 2022

© Virginie Perocheau

ENTRETIEN CROISÉ

hors sol, mais que ces inégalités concernent de vraies personnes, qui vivent dans la vraie vie. À travers l’humour, on va chercher la part de sensibilité et d’humanité dans ce grand voyage historique. La bande dessinée est-elle une porte d’entrée vers le livre d’économie, ou bien un ouvrage autonome ? C. A. : L’objectif de cette BD était précisément de s’adresser à un public plus large que ceux qui ont lu le livre de Thomas Piketty. Cela concerne aussi bien celles et ceux qui l’ont acheté mais ne l’ont pas terminé – ou commencé ! –, que ceux qui n’osent pas se frotter à ce copieux traité d’économie mais aimeraient avoir des outils pour décrypter le monde économique et social qui nous entoure. Beaucoup de personnes qui ont découvert notre travail nous ont dit : « Je vais enfin pouvoir lire Piketty ! » Pourquoi la bande dessinée vous semblait-elle un support de vulgarisation pertinent, plutôt qu’un film documentaire, qu’un podcast, qu’une exposition… ? B. A. : Une des forces de l’écrit en général, c’est qu’en tant que lecteur on maîtrise le rythme auquel on avance. On peut s’arrêter sur un point, revenir en arrière ou relire plusieurs fois un raisonnement qui nous échappe. Un second aspect, c’est que le support visuel qui accompagne le propos peut prendre plusieurs formes : on peut à la fois être dans la métaphore visuelle (comme pour la baguette de pain), faire intervenir toutes sortes de narrateurs (des personnages historiques comme le sieur Lacoste, l’un des premiers à parler d’impôt progressif), utiliser les décors et les costumes pour reconstituer une époque, mais aussi, quand on le souhaite, être assez proches des codes du cinéma documentaire. Toute cette variété de possibilités permet de multiplier considérablement les approches ! C’est ça qui rend le récit vivant et fait qu’on peut s’y accrocher.


mk2 Institut

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Quels sont les écueils à éviter quand on fait de la vulgarisation en bande dessinée ? C. A. : Ce serait de n’utiliser le dessin que pour illustrer le propos. Il faut se montrer assez économe en texte et faire en sorte que le dessin dise le plus de choses possibles par lui-même. Et, pour ce faire, le plus important est d’emprunter les codes de la fiction et de s’y tenir. B. A. : Une BD d’économie de cent cinquante pages, ce n’est pas un objet anodin. Sur un récit de trente-cinq pages, on peut se permettre d’être très théorique et très dense. Sur un objet aussi long, nous avons dû veiller à aménager des changements de rythme, des temps qui ne sont pas uniquement utilitaires, de sorte à rendre l’ensemble plus digeste. Mais, au fond, on s’est posé les mêmes questions que pour n’importe quel récit : ce qui prime, c’est le plaisir de la lecture ! « Quand la bande dessinée dialogue avec… l’économie », rencontre avec Thomas Piketty, Claire Alet et Benjamin Adam, le 22 novembre au mk2 Bibliothèque, à 20 h tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 4,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € | tarif séance avec livre : 22,90 € • Capital & idéologie. D’après le livre de Thomas Piketty de Benjamin Adam et Claire Alet (Seuil, en partenariat avec La Revue dessinée, 176 p., 22,90 €)

cinéma en débat(s) 11 → 17 novembre 2022 13e édition forumdesimages.fr

• PROPOS RECUEILLIS

PAR NICOLAS CELNIK

novembre 2022 – no 03

Design graphique : ABM Studio – Visuel : Saint Omer © Srab Films – Arte France Cinéma 2022 / Mala Junta © Bodega Films / Désobéissance © Collection Christophel

© Cécile Gabriel

festival Un état du monde

15€

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mk2 Institut

AUTOPORTRAIT

Gaspard Koenig Philosophe, romancier, Gaspard Koenig est invité ce mois-ci par mk2 Institut pour une série de six conférences sur la liberté, ses origines, ses implications métaphysiques et ses développements politiques. À cette occasion, cette figure libérale et engagée se livre en mots et en images sur son parcours et sur les objets qui ont composé son existence.

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« La liberté aujourd’hui », un cycle de six conférences de Gaspard Koenig, du 7 novembre au 12 décembre au mk2 Bibliothèque, à 20 h tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 4,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € • PROPOS RECUEILLIS

PAR JOSÉPHINE DUMOULIN Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

no 03 – novembre 2022

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LE MONASTÈRE DE VĂRATEC « Le monastère de Văratec, dans les Carpates roumaines. Je m’y rends chaque année depuis plus de quinze ans, car ma femme est originaire de ce village. Nous nous y sommes mariés, dans une chapelle proche de la forêt, et nous venons d’y planter un verger. Même si je ne suis pas du tout croyant, c’est une source de paix profonde. On trouve encore des loups

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LA SELLE DE VOYAGE « La selle de voyage sur laquelle j’ai parcouru deux mille cinq cents kilomètres à cheval à travers l’Europe, en suivant les traces de Michel Eyquem de Montaigne. Elle a été fabriquée par un artisan du Lot, avec qui nous avons pensé le moindre détail. À cette occasion, j’ai appris des rudiments de bourrellerie, qui m’ont été très utiles pour réparer une lanière ou bricoler une sacoche… Et j’ai découvert combien le travail manuel était une source d’inspiration intellectuelle et de réalisation de soi, comme l’a bien analysé le philosophe américain Matthew B. Crawford qui a, lui, quitté l’enseignement pour ouvrir un garage de réparation de motos ! En tout cas, le cuir s’est assoupli et patiné au fil des mois : voilà un objet qui est devenu totalement “mien”. Il garde toutes les traces de mon aventure. Je reconnais chacune de ses déchirures et chacun de ses dégradés. Et je continue à le faire vivre, “le cul sur la selle”, comme disait Montaigne ! »


mk2 Institut

© RMN-Grand Palais (château de Versailles)/Franck Raux

dans la forêt et des charrettes à cheval sur les routes… J’y ai d’ailleurs placé l’action d’un de mes romans, Kidnapping, l’histoire d’un banquier chargé de construire une autoroute en Roumanie avec les fonds de l’Union euro­péenne… au prix d’expropriations catastrophiques. Qu’est-ce qui doit triompher ? Le développement économique du pays ou la préservation des communautés locales ? Ce n’est pas une question évidente. Au-delà de Văratec, j’ai toujours cultivé un lien fort avec la ruralité. Je suis un progressiste qui aime la nature et les traditions ! »

© Gaspard Koenig

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De Norma Jeane à Marilyn, un beau livre intime et bouleversant

Théodore Chassériau,

© Gaspard Koenig

ALEXIS-CHARLESHENRI CLÉRAL DE TOCQUEVILLE (1805-1859), HISTORIEN, 1850 « Alexis de Tocqueville, mon maître à penser. À chacun de mes livres ou de mes projets, je retombe sur ses écrits : pour son analyse du système pénal, quand je visitais les “prisons ouvertes” finlandaises ; pour sa mise en garde contre le “despotisme démocratique”, quand je réfléchissais sur les origines du libéralisme français ; pour sa critique de la bureaucratie et de la “tutelle administrative”, quand je faisais campagne pour la simplification ; pour son refus de l’élection présidentielle au suffrage universel, l’objet de mon prochain essai. Et même pour son amour des forêts sauvages : Quinze jours dans le désert, son récit méconnu de la traversée des forêts du Michigan (à cheval !), me rappelle ma propre épopée… Et enfin pour son style ! Un bon philosophe est avant tout un écrivain, qui met sa plume à la portée de tous. »

L’inoubliable rencontre du cinéma français

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novembre 2022 – no 03

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mk2 Institut

SÉLECTION LIVRES Tous les mois, mk2 Institut sélectionne des essais faisant l’actualité du monde des idées. Des recommandations de lecture sur des questions essentielles, qui animent nos sociétés et parfois les divisent.

de Lionel Naccache (Odile Jacob, 336 p., 23,90 €)

d’Alice Zeniter (Flammarion, 240 p., 21 €)

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APOLOGIE DE LA DISCRÉTION

LA VALEUR DES PERSONNES

Chacun d’entre nous fait partie du monde, certes. Mais, au-delà de son évidence, quelle est la signification d’une telle formule ? Comment faisons-nous partie du monde ? Comment sommes-nous reliés à tout ce qui n’est pas nous : les autres, le reste de la nature, le cosmos ? Lionel Naccache répond à cette énigme intemporelle à partir d’une approche mathématique fondée sur la distinction entre ensembles discrets et ensembles continus. La question devient alors : sommes-nous reliés au reste du monde par des liens continus ou par des liens discrets ? Muni de cette boussole, le neurologue nous propose une odyssée passionnante et éclectique qui nous entraîne de la psychologie de la subjectivité aux sciences du cerveau, en passant par les origines des idées mathématiques et l’évolution de la philosophie politique.

Attribuer de la valeur aux personnes est une activité familière, sur laquelle on ne s’interroge pas. Elle obéit pourtant à des règles implicites. Prolongeant une méthode d’analyse commencée avec Des valeurs, une approche sociologique (2017), Nathalie Heinich aborde dans cet ouvrage les « preuves de qualité » (liées à l’apparence physique comme aux actes), le rôle décisif des « épreuves d’évaluation » (examens, concours, prestations publiques) et enfin « l’épreuve de la grandeur » qui fabrique, dans les représentations, des hiérarchies. Et donc des inégalités, au cœur de cet ouvrage. Un sujet particulièrement sensible aujourd’hui, abordé ici en toute neutralité, dans le seul but d’analyser, de décrire, de comprendre, selon cette méthode pragmatique et compréhensive mise en œuvre par l’autrice.

de Nathalie Heinich (Gallimard, 416 p., 25 €)

TOUTE UNE MOITIÉ DU MONDE

PHILOSOPHIE DE L’OCÉAN

« Ce que je cherche, sans doute, depuis le début, en tant que lectrice et en tant qu’écrivaine, ce sont des récits qui me permettent d’entrer en relation avec des êtres qui me sont inconnus et me deviendront proches… » S’il ne s’agit plus d’expliquer le monde – qui le pourrait ? –, il semble urgent de le multiplier. C’est-à-dire de faire entrer dans le roman, aux côtés des héroïnes et des héros bien connus, tous ceux qui n’ont pas encore été suffisamment racontés. Renouveler les formes, habiter de nouveaux personnages pour, in fine, lire et écrire autrement. Dans ce livre, Alice Zeniter propose une entrée nouvelle et aventureuse en territoire de fiction.

Quelles pistes de réflexions philosophiques peut-on tirer d’une traversée à bord d’un voilier ? La mer fait partie de notre environnement et pourtant elle est un ailleurs qui attire autant qu’il effraie. Cet autre monde est ce qui a inspiré l’œuvre de Roberto Casati : réfléchir l’océan et ce qu’il révèle de ce que nous sommes et de ce que nous sommes appelés à devenir. C’est alors en vrai marin-philosophe que l’auteur embarque son lecteur pour ce voyage initiatique : une navigation dans un espace de liberté qui semble sans limite et qui change radicalement notre rapport à l’environnement, aux personnes, aux objets et, enfin, à soi-même. Le bateau se transformant alors en école de vie, qui donne lieu à une autre forme de savoir : une philosophie de l’océan.

de Roberto Casati (Puf, 192 p., 17 €)

no 03 – novembre 2022


mk2 Institut

• UNE SÉLECTION

DE JOSÉPHINE DUMOULIN ET GUY WALTER

MON NOM EST SANS MÉMOIRE

de Michela Marzano (Stock, 300 p., 22 €)

Lorsque son frère devient père, Michela Marzano cherche à comprendre pourquoi elle n’a jamais eu le courage de mettre au monde un enfant. De quoi a-t-elle eu toujours si peur ? Lorsqu’elle découvre que son père porte pour deuxième prénom Benito, elle se heurte à une indifférence qui hésite entre l’esquive et l’hostilité. Pourquoi le prénom de Mussolini ? L’autrice entreprend alors d’y voir plus clair : son grand-père pater­ nel, que la transmission familiale racontait royaliste et patriote, fut en réalité l’un des tout premiers soutiens du Duce. Après le choc intime de ces révélations viennent les questionnements : et si l’origine de sa honte résidait dans le passé refoulé de sa famille ? Mon nom est sans mémoire est l’histoire d’une famille dans laquelle se révèle en écho le destin de tout un pays, l’Italie fasciste des années 1930, et dont l’actualité ravive malheureusement la réminiscence.

ENFIN LIBRE

de Lea Ypi (Seuil, 336 p., 23,50 €)

TECHNO-LUTTES

LANGAGES DE VÉRITÉ

de Salman Rushdie (Actes Sud, 400 p., 25 €)

Naître en Albanie, pays le plus pauvre, le plus fermé et le plus stalinien de l’Europe communiste, et finir à 40 ans par enseigner le marxisme à la London School of Economics : c’est ce parcours complètement inattendu que raconte Lea Ypi dans une autobiographie politique passionnante. À hauteur d’enfant, elle décrit le quotidien de sa famille jusqu’à l’année 1990, où tout bascule : la chute du régime et les espoirs renaissants, mais aussi la fermeture des usines, les départs en masse vers l’Italie, l’ébranlement de tout un pays sous le choc néolibéral. Tourbillon politique que la jeune fille vit comme un vacillement intime : « Les miens assimilaient le socialisme au déni : le socialisme les avait empêchés d’être qui ils voulaient […]. De mon côté, j’assimilais le libéralisme aux promesses non tenues, à la destruction de la solidarité, au droit à hériter des privilèges, à l’indifférence face à l’injustice. » De bout en bout, le récit de Lea Ypi est une interrogation, jamais résolue, sur la liberté… et sur le prix de la liberté.

Dans Langages de vérité, Salman Rushdie remonte le fil de l’histoire de la littérature jusqu’aux premières formes orales – les contes, ancêtres de la fiction – et évoque, à travers ce voyage, tous les plus grands noms de la littérature internationale. L’écrivain anglo-­ américain partage ainsi des anecdotes fascinantes sur l’origine des contes les plus célèbres et met au jour des liens inattendus entre certains textes et auteurs – tels que Shakespeare et Cervantès. À travers les étonnantes associations qu’il propose, Salman Rushdie nous invite à une réflexion philosophique sur nos sociétés que ces textes fondateurs ont façonnées. Mais aussi à explorer avec lui le pouvoir intemporel de la création. Une œuvre où se décèle, en filigrane, une louange manifeste mais subtile pour la liberté, trop souvent mise à mal.

de Fabien Benoît et Nicolas Celnik (Seuil, 240 p., 12 €)

novembre 2022 – no 03

Alors que la numérisation du monde semble inéluctable, accélérée par la pandémie de Covid-19, les oppositions au tout numérique se multiplient. Résistances à la 5G, à l’informatisation de l’école et à l’agriculture connectée, refus de voir s’installer des centres Amazon près de chez soi… Mais qui sont celles et ceux qui s’opposent à la numérisation du monde ? Quels sont leurs raisons, leurs moyens de lutte ? Peut-on contester la technologisation du monde sans remettre en cause le capitalisme et le productivisme ? L’horizon du sabotage est-il le dernier recours ? Cette enquête, menée par notre collaborateur Nicolas Celnik et le journaliste Fabien Benoît, interroge tout en apportant des éléments de réponse à ces questions. Un livre informé et offensif qui dessine les contours des luttes de demain.

XI


mk2 Institut

CE MOIS-CI CHEZ MK2 INSTITUT ---> JEUDI 10 NOV. LES NOUVELLES PUISSANCES DU FÉMINISME « L’amour hétéro, le grand gâchis ? » Avec le philosophe Guillaume Le Blanc et la sociologue Marie Bergström, en collaboration avec la journaliste Cécile Daumas. > mk2 Bibliothèque, à 20 h

---> DIMANCHE 13 NOV. VOTRE CERVEAU VOUS JOUE DES TOURS AVEC ALBERT MOUKHEIBER « Soigner par les drogues ? » Avec Zoë Dubus. > mk2 Bibliothèque, à 11 h

---> LUNDI 14 NOV. LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « Qu’est-ce qui distingue une œuvre d’art d’un objet décoratif ? Quand y a-t-il art ? » > mk2 Odéon (côté St Germain), à 18 h 30 SCIENCES SOCIALES ET CINÉMA « Le Chant de la forêt de João Salaviza et Renée Nader Messora. » > mk2 Bibliothèque, à 19 h 45 LA LIBERTÉ AUJOURD’HUI AVEC GASPARD KOENIG « La liberté comme moyen d’action. » > mk2 Bibliothèque, à 20 h

---> MARDI 15 NOV. LA VIOLENCE EN FACE AVEC MARYLIN MAESO « Le débat a-t-il vocation à domestiquer la violence ? » > mk2 Nation, à 20 h

---> JEUDI 17 NOV. LES CROYANCES COLLECTIVES : AU CROISEMENT DU MONDE CONTEMPORAIN ET DE LA NATURE HUMAINE « Pourquoi les croyances n’ont-elles pas disparu et ne disparaîtront-elles pas ? »

MK2 INSTITUT MAGAZINE éditeur MK2 + — 55, rue Traversière, Paris XIIe — tél. 01 44 67 30 00 — gratuit directeur de la publication : elisha.karmitz@ mk2.com | directeur de mk2 Institut : guy. walter@mk2.com | rédactrice en chef :

XII

Avec le sociologue Gérald Bronner. > mk2 Odéon (côté St Michel), à 20 h

---> SAMEDI 19 NOV. CULTURE POP ET PSYCHIATRIE « Les soins en psychiatrie : En thérapie ou Vol au-dessus d’un nid de coucou ? » Avec le docteur Jean-Victor Blanc. > mk2 Beaubourg, à 11 h

---> LUNDI 21 NOV. LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « Le bonheur n’est-il qu’un idéal de l’imagination ? » > mk2 Odéon (côté St Germain), à 18 h 30 LA LIBERTÉ AUJOURD’HUI AVEC GASPARD KOENIG « Le libre arbitre à l’heure de l’intelligence artificielle. » > mk2 Bibliothèque, à 20 h

---> MARDI 22 NOV. THOMAS PIKETTY, BENJAMIN ADAM ET CLAIRE ALET : QUAND LA BANDE DESSINÉE DIALOGUE AVEC… L’ÉCONOMIE Une rencontre pour comprendre les inégalités d’un point de vue économique et historique par le prisme de la bande dessinée, modérée par Thibaut Sardier (Libération) et suivie d’une signature. > mk2 Bibliothèque, à 20 h

---> JEUDI 24 NOV. DEUX FILMS SOUS LE REGARD D’UN PHILOSOPHE : THIERRY HOQUET « Avant que nous disparaissions de Kiyoshi Kurosawa. » > mk2 Nation, à 20 h

---> DIMANCHE 27 NOV. DERNIÈRES NOUVELLES DU COSMOS AVEC CHRISTOPHE GALFARD « Plongeon dans le monde quantique. » > mk2 Odéon (côté St Germain), à 11 h

---> LUNDI 28 NOV. LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « Peut-on vraiment “passer à côté” de quelqu’un ? » > mk2 Odéon (côté St Germain), à 18 h 30

---> JEUDI 8 DÉC. DEUX FILMS SOUS LE REGARD D’UN PHILOSOPHE : THIERRY HOQUET « World War Z de Marc Forster. » > mk2 Nation, à 20 h

---> SAMEDI 10 DÉC.

LA LIBERTÉ AUJOURD’HUI AVEC GASPARD KOENIG « Le stoïcisme au xxie siècle. » > mk2 Bibliothèque, à 20 h

DERNIÈRES NOUVELLES DU COSMOS AVEC CHRISTOPHE GALFARD « Dernières nouvelles des trous noirs. » > mk2 Bibliothèque, à 11 h

---> MARDI 29 NOV.

---> DIMANCHE 11 DÉC.

LA VIOLENCE EN FACE AVEC MARYLIN MAESO « L’abstraction est-elle l’antichambre du meurtre ? » > mk2 Nation, à 20 h

DERNIÈRES NOUVELLES DU COSMOS AVEC CHRISTOPHE GALFARD « Dernières nouvelles des trous noirs. » > mk2 Odéon (côté St Germain), à 11 h

---> LUNDI 5 DÉC. LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « Suis-je mon cerveau ou mon corps ? » Avec Albert Moukheiber. > mk2 Odéon (côté St Germain), à 18 h 30 LA BIOLOGIE : DES QUESTIONS POSÉES À LA VIE « Bienvenue à Gattaca, d’Andrew Niccol : déterminisme génétique, le tout génétique a-t-il un avenir ? » Avec Hervé Chneiweiss. > mk2 Nation, à 20 h

DERNIÈRES NOUVELLES DU COSMOS AVEC CHRISTOPHE GALFARD « Plongeon dans le monde quantique. » > mk2 Bibliothèque, à 11 h

LES CROYANCES COLLECTIVES : AU CROISEMENT DU MONDE CONTEMPORAIN ET DE LA NATURE HUMAINE « Pourquoi croit-on ? Les conditions de la croyance. » Avec le sociologue Gérald Bronner. > mk2 Odéon (côté St Michel), à 20 h

joséphine.dumoulin@mk2.com | directrice artistique : Anna Parraguette | graphiste : Ines Ferhat | coordination éditoriale : juliette.reitzer@mk2.com, etienne.rouillon@ mk2.com | secrétaire de rédaction : Vincent Tarrière | renfort correction : Claire Breton | stagiaire mk2 Institut : Marguerite Patoir-

Théry | ont collaboré à ce numéro : Nicolas Celnik, Gaspard Koenig, Marylin Maeso | photographe : Julien Liénard | publicité | d i re c t r i ce co m m e rc i a l e : ste p h a n i e. laroque@mk2.com | cheffe de publicité cinéma et marques : manon.lefeuvre@ mk2.com | responsable culture, médias

---> SAMEDI 26 NOV.

LA LIBERTÉ AUJOURD’HUI AVEC GASPARD KOENIG « Briser la cage d’acier. » > mk2 Bibliothèque, à 20 h

no 03 – novembre 2022

---> LUNDI 12 DÉC. LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « De quoi le burn-out est-il le nom ? » > mk2 Odéon (côté St Germain), à 18 h 30 LA LIBERTÉ AUJOURD’HUI AVEC GASPARD KOENIG « Pour la liberté réelle. » > mk2 Bibliothèque, à 20 h

---> MARDI 13 DÉC. LA VIOLENCE EN FACE AVEC MARYLIN MAESO « Vivons-nous au temps de la violence dématérialisée ? » > mk2 Nation, à 20 h

et partenariats : alison.pouzergues@mk2. com | cheffe de projet culture et médias : claire.defrance@mk2.com Imprimé en France par SIB imprimerie — 47, bd de la Liane — 62200 Boulognesur-Mer


LA COMÉDIE MUSICALE AU

42ND STREET 7 DÉC. 2022 → 15 JAN. 2023

Musique

Lyrics

Harry Warren

Al Dubin

Mise en scène & chorégraphie

Stephen Mear

Livret

Décors & costumes

Michael Stewart & Mark Bramble

Peter McKintosh

d’après le roman de Bradford Ropes et le film 42nd Street, propriété de Turner Entertainment Co et distribué par Warner Bros

Direction musicale

En accord avec Concord Theatricals Ltd. pour Tams-Witmark LLC www.concordtheatricals.co.uk et l’Agence Drama – Paris www.dramaparis.com

LES ÉCHOS

Ça dépote et ça fait du bien [...] Un spectacle pétillant de vie

Une joie et une énergie communicatives

FRANCE CULTURE

LE PARISIEN

© Photo 42nd Street, novembre 2016, Marie-Noëlle Robert – Licences N° L-R-21-4095 / L-R-21-4060 / L-R-21-4059

Le spectacle est un feu d’artifice !

Gareth Valentine

chatelet.com


UNE CRÉATION ORIGINALE 

M A R I E-A N T OI N ET T E Premiers pas à la cour

EN CE MOMENT SEULEMENT SUR


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