3900 volume 2 - septembre 2013

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CLASSE DE MAÎTRE : GUY NADON

― Classe de maître : Guy Nadon Le goût du fromage

Le goût du fromage Entre deux entretiens avec Guy Nadon par Guillaume Corbeil Guy Nadon m’a donné rendez-vous chez lui. Au téléphone, le timbre de sa voix a sonné de façon familière, mais aussi étrange. Pour moi, il appartient davantage à la fiction qu’à la réalité, et j’entre chez lui avec l’impression de traverser l’écran. Je note pour une éventuelle introduction : je pénètre dans l’antre d’une créature mythologique, mais avant que j’arrive au bout de la phrase, il m’offre un café, me demande comment se passe mon déménagement… Je suis devant un homme en chair et en os. On passe au salon et la machine part : il me parle pendant deux heures, me raconte ses quarante ans de métier avec une impudeur et une générosité qui me donnent l’impression que nous nous connaissons depuis des années. J’enregistre tout ce qu’il me dit et, de retour chez moi, le retranscris et le mets en forme dans

une espèce de long monologue, un peu comme j'avais déjà fait avec la biographie d’André Brassard. Trois jours après que je lui ai envoyé le texte, il me téléphone : « Ça ne va pas du tout. Il faut tout recommencer. » Une phrase qui me rentre dedans comme un placage de son fils Arnaud, joueur de ligne, anciennement du Rouge et Or. Cet entretien devait paraître dans le premier numéro de 3900, il est remis au second. Un mois plus tard, je retourne chez lui, déçu et peut-être amer. « Veux-tu un autre café ? », me demande-t-il en éclatant de rire, conscient qu’il m’a mis au tapis. « Je veux traiter l’art avec tout le sérieux que ça demande, m’explique-t-il. Les gens avec qui je travaille me trouvent sans doute parfois difficile, mais c'est les exigences qu’on s’impose et qu’on essaie tant bien que mal de satisfaire, dans les conditions souvent pas idéales qui nous sont données, qui font en sorte que, au bout du compte, on est fier de ce qu’on présente. » J'avais imprimé mon texte, je pensais que nous le traverserions ensemble pour voir quelles parties il fallait changer, mais nous n’en parlons pas – nous continuons sur la piste des exigences : « Monter sur scène n’est pas un droit : c’est un privilège. Il faut que tu l’acceptes avec humilité, que tu t’en montres digne. Tu défends quelque chose de plus grand que toi. Quand un jeune acteur me souhaite de m’amuser au moment de monter sur scène, je me demande si nous faisons le même métier. Pour moi, un spectacle relève davantage du débarquement en Normandie : ils sont huit cents à nous attendre ! Baisse la tête, fonce et prie que tu n’y passes pas ! » Il éclate de rire et se blottit dans son fauteuil, l’œil qui brille. Je profite de ce petit silence pour lui rétorquer que le spectateur vient voir l’acteur, est-ce que les deux camps ne signent pas une sorte de pacte ? Je ne suis pas comédien, mais il me semble que j’ai souvent entendu parler d’un échange entre les deux, d’une complicité qui s’installerait durant la représentation. Lors de notre premier entretien, j'avais compris que Nadon aime répondre en passant par la bande, pour ne jamais éclairer ses idées de face ou les saisir bêtement avec le flash d’un Polaroïd – il maîtrise l’art du détour : « Vers la fin de ma vingtaine, je pensais connaître Duke Ellington, mais au fond je ne le connaissais pas. Parce qu’il fallait bien commencer quelque part, je suis allé voir un documentaire à son sujet au Festival de Jazz. À l’écran, le journaliste se croyait malin et lui a demandé combien de spectacles, sur les trois cents qu’il donnait par année, pouvaient être considérés comme du jazz. — Peut-être trois ou quatre. — Alors monsieur, qu'est-ce que vous faites le reste du temps ? — Well, my dear, we try to be elegant  !

Le magazine du théâtre d’aujourd’hui

Volume 2 septembre 2013


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