3900 volume 1 - mai 2013

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Le magazine du Théâtre d’Aujourd’hui Volume 1 Mai 2013 | 3900.ca

Akron, Ohio

par Emmanuel Schwartz

Michael Mackenzie, Jennifer Tremblay, Simon Boudreault par Maxime Leduc

La décadence économique par Serge Truffaut

Donner, certes, mais comment, et pour(quoi) par Jean-Francois Laniel

Le fleuve et le deuil par Nicolas Lévesque

Inspiration : Raphaëlle de Groot Classe de maître : Gérard Bouchard


table des matières

Rédacteur en chef Sylvain Bélanger Directeur de la publication Philippe U. Drago Comité éditorial Marion Barbier, Sylvain Bélanger, Alexia Bürger, Philippe U. Drago, Marc-André Daigneault et Émilie Fortin-Bélanger Éditrices Marion Barbier et Émilie Fortin-Bélanger Conception graphique Deux Huit Huit Correction Liz Fortin Impression Imprimerie Dumaine Contact info@3900.ca Partenariats et ventes publicitaires Louise Lussier 514 898-7543 — llussier@llcommunication.ca Relations de presse Karine Cousineau Communications 514 382-4844 — karinecousineau@bellnet.ca Tiré à 30 000 exemplaires

le Théâtre d’Aujourd’hui Codirection générale et direction artistique Sylvain Bélanger Codirection générale et direction administrative Jacques Vézina Direction de production Annie Lalande Direction des communications Philippe U. Drago Contrôleur et adjoint à la direction administrative Denis Simpson Adjointe à la direction artistique et artiste en résidence Alexia Bürger Adjointe aux communications et responsable du développement des publics Émilie Fortin-Bélanger Gérance André Morissette Direction technique Jean-Philippe Charbonneau Service aux abonnés Sophie Desrosiers Coordination aux communications Marion Barbier et Marc-André Daigneault Secrétariat et réception Béatrice Papatie Entretien du bâtiment Alain Thériault Le comité artistique Pierre Bernard, Alexia Bürger, François-Xavier Inchauspé, Olivier Kemeid Le conseil d’administration Harold M. White, Stella Leney, Claude Lavoie, Gladys Caron, Pierre Anctil, Jean Bard, Miguel A. Baz, Sylvain Bélanger, Olivier Kemeid, Nathalie Ladouceur, Lucie Leclerc, Marie-Claude Lortie, Gilles Renaud, Roger Renaud, Jacques Vézina

Partenaires de la saison 2013-2014 du Théâtre d’Aujourd’hui

Être d'aujourd'hui

par Sylvain Bélanger —p1

À l’œuvre

par Maxime Leduc —p4

La décadence économique par Serge Truffaut —p8

Inspiration :

Raphaëlle de Groot — p 10

Donner, certes, mais comment, et pour(quoi) ? par Jean-François Laniel — p 14

Résidences sur la terre par Olivier Kemeid — p 17

Le fleuve et le deuil

par Nicolas Lévesque — p 20

par Neil Mota — p 22

À découvert :

Dany Boudreault — p 25

Akron, Ohio

par Emmanuel Schwartz — p 28

Bien creusé, vieille taupe !

par François-Xavier Inchauspé — p 30

Résidents

par Ulysse del Drago — p 32

Classe de maître : Gérard Bouchard — p 37

Théâtre d'Aujourd'hui : cahier d'abonnement 13-14 — p 41 Merci aux grands partenaires de nos Soirées-bénéfice : Bell, SAQ et la Financière Sun Life, ainsi que la Banque Nationale du Canada, Bitumar Inc., l’Équipe Bardagi, le Fonds de solidarité FTQ, le Groupe Germain et ScotiaMcLeod.

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― être d’aujourd’hui Sylvain Bélanger Rédacteur en chef, Directeur artistique du Théâtre d'Aujourd'hui Depuis que je suis arrivé ici en septembre dernier, je suis animé du désir de faire du Théâtre d’Aujourd’hui un carrefour de réflexions sociales. Ce lieu, cette maison d’expression et de réflexion, je la désire de son temps. Et le plus grand défi de ce théâtre est de porter ce nom adéquatement et de l’incarner avec évidence. Je m’acharnerai dans les prochaines années à faire en sorte que cette maison soit d’actualité sociale et théâtrale et qu’elle porte son nom avec fierté. Le Théâtre d’Aujourd’hui est un lieu de création, de paroles libres. Et celui qui prend parole, au théâtre ou ailleurs, ne doit pas être seul. Il n’est pas là pour prêcher. Il est là pour dialoguer. C’est la même chose pour un directeur artistique. Mais comment faire en sorte que les pensées qui guident un directeur artistique échappent au discours, à la théorie ou à l’utopie ? Comment faire en sorte que ces pensées prennent forme avec authenticité et justesse ? Comment élaborer des choses « vraies » ? Je veux bien qu’on dise du théâtre que c’est le lieu des histoires, des métaphores, du faire semblant, du mensonge véritable ou de la vérité transposée. Mais en 2013, le théâtre qui me rentre au corps, qui me jette sur le mur, qui me renverse comme un gant, qui me noue la gorge de douleur et celui qui me rallume les yeux que j’avais à huit ans, c’est un théâtre des choses franches et vraies. « The theatre was created to tell people the truth about life and the social situation (Le théâtre a été créé pour dire aux gens la vérité à propos de la vie et de la situation sociale) » — Stella Adler Ce théâtre « en phase avec son époque » n’est possible qu’avec vous tous. Il n’est possible qu’avec l’ouverture évidente qui vous amène au théâtre. Il n’est possible qu’avec votre réponse, secrète ou manifestée, que les auteurs et leurs équipes provoquent en vous, en parlant en premier. Je me commets moi-même en premier dans ce magazine. Mais c’est uniquement pour réclamer la connexion avec tous.

Le magazine du théâtre d’aujourd’hui

« L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l'artiste à ne pas s'isoler; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. » — Albert Camus (Le discours de Suède)

Mais comment faire en sorte que mon travail soit de son temps ? Comment faire en sorte, ici, que les porteurs de parole puissent s’inscrire dans cette résonnance avec tous, qu’un théâtre soit un lieu de débats pertinents et une institution publique éclairante ? Pour répondre entre autres à ces questions, nous avons ressenti le besoin de fonder notre propre magazine. Il remplacera les programmes de soirée et les mots qui accompagnent les spectacles. Il inscrira nos spectacles dans la vie de la communauté et de ses gens. Il inscrira notre travail dans cette ville et dans ce territoire. Il fera intervenir la vie sociale et ses acteurs au sein d’une même envie : celle de faire le théâtre d’aujourd’hui. Plusieurs collaborateurs se grefferont à nous pour rédiger dans ce magazine des articles qui traitent des résonnances provoquées par les pièces de nos auteurs. Pour ma part, je n’écrirai donc pas les mots qui accompagnent traditionnellement les spectacles. Les spectacles sont pour moi des actes bien préparés qui n’attendent que ça, de toute façon : révéler leur secret, leur puissance. Et les mots sont pour l’auteur. Ils font leur chemin, en nous, et agissent. Moi, je me disciplinerai à écrire des éditoriaux. Risqués, imparfaits, intuitifs, honnêtes et à votre écoute. Non pas pour parler des spectacles, mais du monde dans lequel ils évoluent. Et comme je vis dans un monde qui va trop vite pour moi, trop vite pour que je puisse le circonscrire ou le comprendre, les éditoriaux me permettront de réfléchir et de partager sur-le-champ des pensées accablantes ou exaltées qui m’habiteront pendant la saison. Ils me permettront d’avancer sans prendre trop de retard sur le monde qui fuit et qu’on ne peut arrêter. Car dans le monde d’aujourd’hui, ce que nous écrivons au printemps est oublié à l’automne et pourrit l’hiver venu. Ce magazine me permet donc de prendre la parole plusieurs fois dans une saison. Il me permet de parler dans l’aujourd’hui, accompagné d’une variété de collaborateurs éclairants. Ceux dont nous avons besoin pour brancher, avec l’actualité, l’art théâtral québécois. Qu’ils viennent du monde politique, communautaire,

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scientifique, artistique, économique, des milieux journalistiques ou de l’éducation. Qu’ils soient ouvriers ou marchands, ils se mêleront de nos projets et nous de leur parcours. Ce magazine sera l’un des outils qui nous permettra de faire un théâtre de parole, avec tous. Car pour moi, le Théâtre d’Aujourd’hui, bien qu’il n’ait pas le monopole de la création québécoise, peut incarner de façon référentielle la parole et les préoccupations d’une nation et c’est avec des moyens de communication et des dialogues de contenu entre autres, qu’il inscrira ses artistes au cœur de la vie québécoise. Nos auteurs se mêleront de l’actualité et de la grande Histoire tout comme l’actualité et la grande Histoire sauront les influencer. L’art, la politique, l’économie, l’éducation, l’institution, ce n’est pas une affaire de spécialistes, c’est l’affaire de tous. On appelle ça se mêler de ses affaires. Et dans une société où le grand défi démographique qui nous attend exigera des jeunes qu’ils se mêlent de politique et des projets de nos institutions, dans cet Occident qui divise, qui se radicalise et qui spécialise, dans ce Québec d’accusateurs, de justiciers et de soi-disant profanateurs de nos valeurs sacrées, l’un de nos plus grands défis collectifs des prochaines années, me semble-t-il, sera de prendre le temps de penser sérieusement à la société que nous lèguerons à ces futures générations. Il nous faudra ralentir l’empressement des courants d’opinions et des sondages de toutes sortes pour prendre le temps de penser et de nuancer nos idées, nos élans, nos troppleins, nos révoltes, nos indignations et nos préjugés. Et j’espère de tout cœur qu’on puisse nuancer dans ce théâtre et hors de ce théâtre, cette influence du monde néolibéral triomphant, car il fragilise la solidarité. J’espère que ce sera possible. J’espère qu’il sera possible de nuancer les paroles triomphantes. De nuancer l’influence des chasseurs de têtes de la radio. De nuancer l’influence des véhicules de l’information. J’espère qu’il nous sera possible de nuancer cette idée que l’on se faisait du Québec d’il y a quarante ans. Nuancer cette idée de l’Amérique, nuancer ce rêve de la Scandinavie. Nuancer ce modèle québécois, celui des réussites et des bonnes intentions. Car ces gens qui font le Québec d’aujourd’hui, les jeunes en particulier, ne sont pas des figures sacrificielles sur lesquelles on doit se dépêcher de mettre des étiquettes pour ne pas les entendre. Ces gens-là ne sont pas brisés, endormis ou simplement cyniques. Il y a parmi ceux-ci autant de décideurs et de gens innovateurs, comme il y en a eu pour toutes les générations. Et si l’on fait trop rapidement le procès de toutes ces générations en éternisant l’échec des uns et l’adolescence des autres, disons-nous que c’est du

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Québec qui se veut vigoureux dont on tente de nous décourager et ça moi, je ne l’entendrai jamais. Tenons-nous droits dans le monde d’aujourd’hui. Avec ceux qui lègueront et ceux qui suivront. Restons droits, au milieu des crises de toutes sortes, qu’elles soient surfaites ou réelles : crise économique, crise des valeurs morales, crise du modèle familial, crise identitaire du francophone d’Amérique, crise de l’identité québécoise, crise du crédit, crise du pétrole, crise du logement, crise démographique, crise dans l’équilibre budgétaire de l’État, crise du financement de nos institutions, crise dans l’industrie locale et chez les petits producteurs, crise des mœurs sexuelles, crises dans les secteurs de la santé et de l’éducation, crise dans la foi de l’exercice démocratique, et autres virus du Nil et météorites au-dessus de la Russie, etc. Malgré cette myriade de crises qui tournent autour de nos têtes et qui supposément nous laisse errer dans un monde en perte de sens, je ne suis pas prêt à dire que nous sommes des êtres paniqués, ni indifférents. Je parlerais plutôt de notre apparence de stabilité. Nous paraissons stables et ce, malgré toutes ces menaces qui tentent de nous avertir d’un danger ou d’une fin imminente de cette stabilité. Mais comment le théâtre, aujourd’hui, peutil témoigner de ce que cache cette apparence de stabilité ? Comment dire vrai ? Ce magazine servira à révéler ce qui inspire les œuvres « hors » du théâtre. Car avant le théâtre, il y a une ville et ses maisons, un territoire et ses routes, de l’eau à perte de vue, et au bout… d’autres territoires. Avant d’entrer au théâtre ou en sortant du théâtre, on trouve des gens tout pleins de mémoire et de projets, des cultures voisines, et le murmure du mystère de l’humanité. Ils influencent le théâtre et seront influencés par lui, en retour. Ce magazine incarne et témoigne de notre volonté de faire un théâtre dans le monde et avec le monde. Ce magazine, tout comme ce théâtre, est un projet : celui de s’inclure et de s’indigner, celui de vouloir s’embarquer et de s’intéresser. Celui d’assumer que nous sommes les héritiers de grands projets sociaux qui ont besoin de nous pour se développer ou se relancer. Depuis que je suis arrivé ici en septembre dernier, je suis animé du désir de faire du Théâtre d’Aujourd’hui un carrefour. Le 3900, l’adresse, comme le magazine, est un carrefour de gens et d’idées. Ce chiffre est d’abord et avant tout, le repère de notre proximité. 3900

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à l'oeuvre Leurs prénoms : Michael, Jennifer, Simon Leurs familles : Mackenzie, Tremblay, Boudreault Le photographe Maxime Leduc est allé à la rencontre de ces trois créateurs. Michael Mackenzie. Jennifer Tremblay. Simon Boudreault. Immortalisés chez eux, dans leur quotidien et leur intimité par le photographe, ils laissent leur plume de côté, quittent leur posture de créateur et deviennent à leur tour des sujets de création. Ces lieux qui pour certains sont des lieux d’écriture et d’inspiration deviennent le cadre de cette séance d’exposition.

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Ils ont mis les heures qu’il faut pour observer la haute finance, la force des femmes, les revers de la charité et de l’institution de la bonté. Que ce soit avec la force de la documentation, du vécu, de la filiation ou de la mémoire, chacun nous livre sa parole. Tous trois ont leur propre écriture, personnelle, efficace d’authenticité, travaillée. Leurs langues sont également de cultures différentes, de la poésie à la langue brute, en passant par la langue technique de la finance. Pourtant, malgré ces différences, les trois créateurs donnent le jour à des langues d’aujourd’hui qui affinent le regard sur la nature des héritages qui nous composent et nous influencent.


― à l'oeuvre

Michael Mackenzie s’attaque à un sujet hautement d’actualité avec sa pièce Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël. Le texte sera mis en scène par Marc Beaupré et interprété par Luc Picard et Sophie Desmarais. Le magazine du théâtre d’aujourd’hui

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Après avoir conquis le public pendant ses années de résidence à la salle Jean-Claude-Germain, Simon Boudreault investira la salle principale du Théâtre d’Aujourd’hui avec sa pièce As is (tel quel) mettant en scène sept personnages hauts en couleur dans les sous-sols de l’Armée du Salut.

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― à l'oeuvre

Après l’immense succès de La liste en 2010, Jennifer Tremblay et la comédienne Sylvie Drapeau reviennent au Théâtre d’Aujourd’hui pour Le carrousel dans une mise en scène de Patrice Dubois.

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Le magazine du théâtre d’aujourd’hui

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la décadence économique — Article rédigé en collaboration avec Le Devoir

Serge Truffaut Journaliste au Devoir Le 6 mars dernier, le Financial Times consacrait sa manchette au sujet suivant : des détectives du FBI, versés en équations financières, avaient rejoint ceux de la Securities and Exchange Commission (SEC) afin de déterminer qui abusait de la quincaillerie informatique, et comment, dans le but, on l’aura deviné, d’empocher un bénéfice gonflé à l’EPO, et ce, sans lien avec l’économie réelle. De prime abord, cette manchette porte à croire que la nouvelle est donc cette association entre deux services rassemblant des limiers. Cela souligné, lorsqu’on s’attarde à tous les aspects inhérents à ce dossier, on peut avancer que la date est aussi importante sinon plus que l’alliance évoquée. Car celle-ci indique ou confirme qu’après la faillite en septembre 2008 de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers - qui symbolise l’éclatement de la crise financière la plus violente depuis celle de 1929 - on en est toujours là. Mais encore ? Les courtiers et autres acteurs de l’univers de l’argent ont été libres depuis lors de faire encore et toujours toutes les manigances possibles et imaginées par eux. On insiste : imaginées par eux. Ce laxisme ou plutôt cette prime à une débandade économique d’une brutalité inouïe a ceci de rageant qu’elle révèle en fait que la gestion du temps par les autorités relève du... (comment dire ?) du comique troupier. Oui, mille fois oui... Car cela dure en fait depuis trente ans.

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En effet, on a oublié ou on feint d’oublier que cette histoire - dont le rythme a été accéléré à vitesse grand V par la dématérialisation d’un grand nombre de véhicules financiers - a débuté au milieu des années 80, soit lorsque Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Brian Mulroney ont décrété le bing bang de l’industrie financière. Déclinons. Quasi simultanément, ces chefs d’État ont commandé la destruction des piliers séparant les banques des assurances, des fiducies et des valeurs mobilières. Au nom du laisser-faire érigé en veau d’or de l’activité économique, Reagan et consorts ont présidé à la mise en berne de lois et politiques dessinées par Franklin D. Roosevelt dans les années 30 afin que le monde ne soit plus confronté à une crise analogue à celle de cette époque. Toujours est-il que les assurances, les fiducies et les valeurs mobilières ne disposant pas des moyens dont les banques disposaient, on a assisté à une concentration sans précédent du capital, dans le sens le plus liquide du terme. En effet, chronologiquement parlant, ce sont les banques qui ont fait l’acquisition de valeurs mobilières, de fiducies et enfin de compagnies d’assurances. Tout logiquement, au laisser-faire introduit sur le front des institutions, les autorités ont décrété ensuite le laisser-aller sur le flanc des métiers. On a permis l’accumulation de licences de travail. Bref, on a orchestré la confusion des genres, des métiers, des fonctions. Une confusion qui a atteint des proportions imposantes grâce ou à cause de la dématérialisation évoquée et des multiples ressorts technologiques. Bien évidemment, ce laisser-aller a évolué au fur et à mesure que l’on déréglementait tous azimuts. Mieux ou pire, c’est selon, plus l’État sabrait dans les budgets des sentinelles chargées de la surveillance du secteur, plus le vent de l’autoréglementation soufflait avec force. Ce faisant, on a fait le lit du conflit d’intérêts, du cafouillage, des coups foireux, sans oublier le « circulez, il n’y a rien à voir. » Tout logiquement, le monde a été témoin d’une première catastrophe qui avait valeur d’avertissement que les autorités responsables du bien commun n’ont pas entendu.

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― La décadence économique

QUASI SIMULTANÉMENT, CES CHEFS D’ÉTAT ONT COMMANDÉ LA DESTRUCTION DES PILIERS SÉPARANT LES BANQUES DES ASSURANCES, DES FIDUCIES ET DES VALEURS MOBILIÈRES. AU NOM DU LAISSER-FAIRE ÉRIGÉ EN VEAU D’OR DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE, REAGAN ET CONSORTS ONT PRÉSIDÉ À LA MISE EN BERNE DE LOIS ET POLITIQUES DESSINÉES PAR FRANKLIN D. ROOSEVELT DANS LES ANNÉES 30 AFIN QUE LE MONDE NE SOIT PLUS CONFRONTÉ À UNE CRISE ANALOGUE À CELLE DE CETTE ÉPOQUE.

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De quoi s’agit-il ? Regardons du côté de la faillite de la banque Barings en 1995 à qui la famille royale britannique avait confié sa roupie de sansonnet. Ce chapitre dans l’histoire du cycle long de l’industrie financière est propre à aiguiser la fibre du dégoût ou de la révolte, c’est au choix. Car cette déchéance n’est pas attribuable à un maelstrom boursier, un choc pétrolier ou une récession, mais bien à une combinaison faite de laisser-aller et d’appât du gain. En effet, dans le rapport confectionné par les élus britanniques afin d’identifier les causes de la chute de la maison Barings on apprend que les dirigeants - formés dans les années 60 à Oxford, Cambridge ou encore au London School of Economics - ne comprenaient rien aux objets comme aux usages financiers avec lesquels jonglait Nick Leeson, soit le courtier reconnu comme seul (sic) responsable de la déconfiture de la plus vieille banque anglaise et qui avait été formé des années et des années après ses patrons. On insiste : ces derniers ne connaissaient rien aux singularités de tel produit dérivé, mais laissaient faire, car avant que le pot aux roses n’éclate, ils avaient bénéficié d’augmentations diverses grâce à Leeson. Bref, ils avaient cantonné leurs responsabilités à leurs portefeuilles.

Le plus terrible dans cette histoire, c’est que ce coup de semonce à la portée indéniablement spectaculaire n’a pas été entendu par les personnes censées entendre. Bien au contraire. La Barings sombre pour un vice de communication, de compréhension, entre le président et un courtier? Pas grave. On va déréglementer davantage. Certains patrons de banques d’affaires avancent qu’il faudrait s’assurer que les présidents comprennent bien ce que font les courtiers, mais bon... Il n’y a pas péril en la demeure. On va déconstruire davantage. C’est ce qui est arrivé. En 1999, pour être exact. Sous l’impulsion d’Alan Greenspan, grand chef de la Réserve fédérale américaine (FED), de Rick Rubin, alors secrétaire au Trésor, et de Larry Summers, conseiller économique de Bill Clinton, ce dernier a ordonné la mise en berne des dernières balises contenues dans le Glass-Steagall Act. En un mot, un démocrate a présidé à la mise à mort du programme dessiné par un autre démocrate afin que les désastres découlant de la crise boursière de 29 ne se reproduisent plus. Et depuis lors, depuis 1999, ils se sont reproduits. Ne pas admettre que la débandade de 2008 avec son cortège de Credit Default Swap, Subprimes et autres produits relevant du trou noir de la finance n’est pas conséquence d’une déréglementation fanatique relève de la fraude intellectuelle. Chose certaine, une fois encore on observe que l’histoire s’est répétée, mais autrement. 0 — En lien avec ce texte : Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël de Michael Mackenzie en page 46.

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inspiration : Raphaëlle de Groot

1 — 70 objets emportés avec moi, 2010, impression numérique

Lauréate du Prix artistique Sobey en 2012, l’artiste montréalaise Raphaëlle de Groot crée à partir d’objets de récupération, de rencontres avec autrui et de recherche de contraintes. Le fondement de sa démarche artistique est la récupération de données et la réorganisation de matières préexistantes. Pour récupérer ces données et ces matières, l’artiste fait appel à autrui, aux différentes personnes croisées au hasard des rencontres. Ses premiers projets mus par cette démarche portaient sur des communautés spécifiques :

des religieuses pour Dévoilements (1998-2001), des non-voyants pour Colin-maillard (1999-2001), les aides familiales pour Plus que parfaites (1999-2001) ou des ouvriers du textile pour 8x5x363+1 (20022006). Diplômée d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal en 2007, elle profite de ce cursus pour monter avec des étudiants les projets Drawing Session (2004) et En exercice (2006). C’est ensuite en 2009 qu’est né le projet Le poids des objets qui regroupe aujourd’hui quelque 1870 objets venus du Canada, du Mexique et d’Italie. Au cours d’expositions, de voyages et de résidences, l’artiste lance des appels au don et offre ainsi aux personnes qui le souhaitent la possibilité de se départir d’objets dépassés, périmés, remisés au fond d’un placard. Par son travail, l’artiste offre une seconde vie à ces traces du quotidien en leur donnant une place dans ses œuvres. Extraire ces objets de leur quotidien leur donne une nouvelle visibilité, une nouvelle fonction et permet

de restituer un monde dérobé à la vue. Ces objets, victimes de péremption, de désintérêt et de rejet sont paradoxalement porteurs de l’attachement et des affects de leur propriétaire. En devenant dépositaire de ces objets, l’artiste se nourrit de leur histoire et devient garante de leur conservation matérielle et de leur devenir symbolique. Au-delà de leur fonction physique originelle, les objets - ou les « traces », comme elle les nomme avec poésie - atteignent une dimension symbolique forte, tournée vers la seconde vie et la réaffectation. Attirer l’attention sur des éléments qui passent habituellement inaperçus, les réhabiliter dans un nouvel univers avec une nouvelle fonction, tel est le propos de Raphaëlle de Groot. Son œuvre de récupération et de travail de matières préexistantes est doublée d’un travail de performances liées à ses collections. Dans la vidéo Porter (2011), elle se met en scène portant des objets hétéroclites de sa collection réunis en un masque, une parure, un costume,

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― Inspiration : Raphaëlle de Groot

2 — Le manteau, 2012, impression numérique, photo Caroline Boileau

3 — Porter, 2010, impression numérique

une couverture, un sac à dos, en randonnée, en voiture, en train, en avion, dans toutes sortes de paysages - forêt, montagne, rivière, mer - et dans un village. Ces exercices performatifs sont un renversement du regard; après avoir porté un regard sur autrui, l’artiste retourne vers elle le regard de l’autre. Par le biais de consignes et de contraintes - aveuglement, accoutrements handicapants, suppression du visage -, elle se force à travailler hors de la vision et dans la « démaîtrise », de façon à provoquer un état de dépossession, de perte : perte des repères, perte de contrôle, perte d’une image de soi. Dans son œuvre Le manteau (2012) qui découle également du projet Le poids des objets, l’artiste met en scène un manteau dont les poches sont remplies d’artefacts. Cette œuvre a donné lieu à deux déclinaisons : une performance filmée où l’artiste porte ce manteau dont le poids équivaut au sien et une installation dans laquelle le manteau prend place dans un réduit, rappelant ainsi le remisage des objets tombés dans l’oubli. 2—

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― Le Manteau, 2012, installation : manteau, objets divers, fils, filet; Galerie d’art du Parc, Trois-Rivières, Biennale nationale de sculpture contemporaine

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― Inspiration : Raphaëlle de Groot

« ÊTRE ARTISTE, C’EST FAIRE L’EXPÉRIENCE DE SES LIMITES, ÉBRANLER L’IDÉE D’UNE RÉALITÉ STATIQUE, DÉFAIRE LES SCHÉMAS RIGIDES ET TRAVAILLER DANS UN MOUVEMENT QUI RECHERCHE LA DÉSORIENTATION ET ACCEPTE L’INCONFORT. » À surveiller : — Au mois de mai, Raphaëlle de Groot sera la première artiste à représenter le Québec par une performance à la Biennale de Venise de 2013 lors des journées d’ouverture, sous un commissariat de Louise Déry avec la Galerie de l’UQAM et le soutien financier du Conseil des arts et des lettres du Québec. — Raphaëlle de Groot participe également à la première Biennale en ligne (BiennaleOnline 2013) organisée par Artplus où elle présente entre autres la vidéo Porter : artplus.com

― Monographie : Déry, Louise et Yann Pocreau. — Raphaëlle de Groot. En exercice.- Montréal : Galerie de l’UQAM, 2006.- 144 p.

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Raphaëlle de Groot est représentée par la Galerie Graff à Montréal et par la Z2O Galleria – Sara Zanin à Rome. raphaelledegroot.net

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donner, certes, mais comment, et pour (quoi) ?

Jean-François Laniel Doctorant, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Il ne se passe pas une journée et rarement plus de quelques minutes sans que nous n’échangions quelque chose avec quelqu’un. Que ce soit un bien, une parole, un regard ou un désir, en personne ou par personnes (ou médias) interposées, la vie humaine ne semble pouvoir exister sans un incessant et frénétique bourdonnement d’interactions. Ne dit-on pas de l’humain qu’il est un animal social ? À première vue, nos sociétés contemporaines ont fait de nécessité vertu en pratiquant plus que toutes autres ce principe de l’échange comme fondement et nécessité du lien collectif. Notre modernité ne mesure-t-elle pas le succès et l’échec d’une activité économique en termes de volume de biens produits et transigés ? De flux d’échanges ? L’activité sociale elle-même n’est-elle pas décrite en termes de connexions et de réseaux formés ? De densité et d’intensité des communications ? Et pourtant, nos sociétés du réseau et de l’échange sont aussi celles de l’individualisme. Celles où s’est érigé avec le plus de force le modèle d’une individualité voulue autonome, indépendante et autarcique, valorisant et protégeant comme jamais auparavant l’intérêt, la subjectivité et les droits des individus. Ce qui peut paraître ici contradictoire l’est déjà moins si l’on se penche sur le type d’échanges que

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favorisent nos sociétés. Car, tous les échanges ne lient pas et n’engagent pas de la même manière ceux qui y prennent part. Tous ne sont pas entrepris avec les mêmes intentions ni ne mobilisent les mêmes valeurs. Tous n’ont pas existé à égales proportions dans les différentes sociétés et les différentes époques de l’histoire humaine. Et tous ne produisent pas la même société, ni la même variété d’individus. Deux types d’échanges incarnent ces pôles opposés de la sociabilité humaine : la logique marchande et contractuelle (modernité) et la logique du don (tradition). La logique marchande repose sur l’idée de réciprocité et de contrat : nous échangeons un bien pour un autre. Cet échange suppose d’emblée sa contrepartie, telle que fixée par le contrat volontairement contracté et préalablement calculé en fonction des coûts et des bénéfices encourus. Bien au contraire, la logique du don repose avant tout sur l’inconditionnalité du don; elle ne suppose, chez celui qui donne, aucun retour escompté. Elle n’implique aucun calcul coût-bénéfice ni ambition de maximisation. Ce qui ne veut pas dire pour autant que le don demeure sans retour. En raison même de son inconditionnalité, le don ne saurait rester sans réponse de la part de celui ou celle qui reçoit : il suscite une gratitude et une reconnaissance décuplées. En fait, il crée non pas le désir de rendre, de rembourser la dette, mais le désir, étrangement volontaire et obligatoire, de faire plaisir à son tour, de donner. La puissance du don est ainsi de nouer les êtres. De les souder dans une conversation infinie et silencieuse où les dons, toujours « inattendus », répondent les uns aux autres. Tous les participants y sont, éternellement, débiteurs et créanciers. Dans cet incessant ballet d’échanges, le don enrichit, en refusant l’enrichissement. Cet harmonieux cycle du don peut toutefois prendre des formes plus pathologiques, moins égalitaires, moins volontaires. Du fait même de son désintéressement et de la gratitude qu’il inspire, le don instille aussi une dose de crainte pouvant être exploitée : crainte de ne pouvoir montrer sa reconnaissance et sa gratitude, crainte de ne pouvoir (momentanément) s’acquitter de la dette instaurée. Crainte, autrement dit, d’être placé dans l’impossibilité de donner à son tour, et d’y perdre sa dignité. Si la valeur du contredon n’est pas monétaire et n’a pas à être identique au don, elle peut néanmoins apparaître insuffisante, ingrate, ou disproportionnée; elle peut alors instituer une forme d’aliénation. Les chefs des tribus anciennes établissaient leur puissance et leur supériorité en « écrasant » leurs rivaux et leurs subalternes sous plus de cadeaux que ceux-ci ne pouvaient leur rendre. De généreux, le don devient alors oppresseur.

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― Donner, certes, mais comment, et pour (quoi)?

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LA PUISSANCE DU DON EST AINSI DE NOUER LES ÊTRES. DE LES SOUDER DANS UNE CONVERSATION INFINIE ET SILENCIEUSE OÙ LES DONS, TOUJOURS « INATTENDUS », RÉPONDENT LES UNS AUX AUTRES. TOUS LES PARTICIPANTS Y SONT, ÉTERNELLEMENT, DÉBITEURS ET CRÉANCIERS. DANS CET INCESSANT BALLET D’ÉCHANGES, LE DON ENRICHIT, EN REFUSANT L’ENRICHISSEMENT. Ainsi, le désintéressement ne suffit pas au don « démocratique ». Pour que celui-ci soit, le plus possible, dénué de rapports de domination et d’aliénation, il se doit d’être soigneusement balancé et équilibré ; il doit en retour permettre le don; il doit, en quelque sorte, être fait tout en acceptant d’être à son tour ultérieurement débiteur, de pouvoir être tenu à la reconnaissance. Le don se fait alors créateur d’une disposition individuelle particulière à autrui : il enjoint ceux qui le pratiquent à l’empathie, à la sympathie. Il enjoint à se mettre à la place des autres, d’être à l’écoute de leurs besoins. Le don est dès lors la reconnaissance d’une commune vulnérabilité, et le choix d’y faire face collectivement, par un cycle infini « d’endettement mutuel positif ». C’est, tant bien que mal, ce principe qui est à la base des « États providentialistes », où la solidarité citoyenne appelle l’entraide, puis la collectivisation du risque. La Nation moderne ellemême est impensable sans l’idée d’une dette vis-à-vis d’ancêtres communs. Seulement voilà, « la liberté moderne est essentiellement l’absence de dette », nous rappelle le sociologue Jacques Godbout . La logique marchande et contractuelle est l’assurance de recevoir ce que l’on souhaite recevoir, et uniquement cela. L’assurance

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d’obtenir son dû. L’assurance, surtout, de pouvoir rembourser définitivement une dette, de circonscrire ainsi le temps et la nature d’une relation. De récupérer une liberté absente d’obligations. Si, à une certaine époque, le système du don couvrait l’essentiel des échanges sociaux, produisant cette solidarité qu’Émile Durkheim disait « mécanique », la liberté des modernes est allée de pair avec la réduction de la logique du don. Car, si les échanges n’ont jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui, on peut se demander jusqu’à quel point ils lient, nouent, soudent. Jusqu’à quel point ils reposent sur l’idée d’une commune vulnérabilité à affronter collectivement. Nombreux seront ceux à déplorer cet état de fait. Heureusement, dira-t-on. Mais il faudra alors se demander si l’on est encore prêt à donner sans gage de retour, si l’on est encore prêt à sacrifier une part de liberté pour une part de solidarité. 0 — En lien avec ce texte : As is (tel quel) de Simon Boudreault en page 27

― Références : François Athané, Pour une histoire naturelle du don, Paris, PUF, 2011. Philippe Chanial (dir.), La société vue du don. Manuel de sociologie antiutilitariste appliquée, Paris, Éditions La Découverte/M.A.U.S.S., 2008. Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1960, p. 145-279. 1 . Jacques Godbout, « Don, dette et réciprocité dans la parenté », dans Philippe Chanial (dir.), La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Paris, Éditions La Découverte/M.A.U.S.S., 2008, p. 181.

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résidences sur la terre

1 — Bellac, 2012

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Olivier Keimed Auteur, metteur en scène, directeur artistique de Trois Tristes Tigres, membre du comité artistique du Théâtre d'Aujourd'hui et responsable du Salon de la dramaturgie contemporaine À chaque fois que j’évoque la « résidence d’écriture », je pense à la Résidence sur la terre de Pablo Neruda, ce magnifique recueil de poèmes écrits au gré des pérégrinations du poète-consul, au-dessous des volcans comme au milieu des îles lointaines... Car avant tout, la résidence d’écriture est un séjour qu’on sait précisément circonscrit dans le temps. Elle a la terre comme horizon : peu importe l’obstacle de la langue, du choc frontal des cultures, des conditions parfois rudes (et parfois flamboyantes), car ce qui compte ici, c’est ce hors-temps qu’on se donne, qu’on se crée. L’écrivain s’affranchit de son univers habituel et se voit projeté en un ailleurs qui lui est totalement étranger. De là devrait naître une oeuvre, si ce n’est un projet, un espace défriché pour de nouvelles voies à venir... « Projeté », oui, en un ailleurs :

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n’est-ce pas là l’expérience même de la naissance ? Le philosophe allemand Heidegger ne le disait pas autrement : nous sommes des êtres jetés dans le monde. BELLAC Le village que vous voyez se nomme Bellac, il se situe dans le Limousin, en France (photo 1). Il n'est connu que pour un détail : il a été le lieu de naissance de Jean Giraudoux, écrivain français fameux de l’entre-deux-guerres, dont la complicité avec Louis Jouvet a donné de belles pièces : La folle de Chaillot, Électre, La guerre de Troie n’aura pas lieu... J’ai été invité en résidence d’écriture en mai 2008, donc, par le Théâtre du Cloître de Bellac, lequel participait à un événement de lectures francophones dont le titre ne passait pas inaperçu : « Les auteurs vivants ne sont pas tous morts ». Ce à quoi j’ajoutais : « Mais ça s’en vient », reclus dans ma petite tour de je ne sais plus quel siècle, où dit-on Henri IV très vert galant passa - lui !- de folles nuits. La manifestation des auteurs vivants nous emmenait en des endroits très reculés de la Creuse, laquelle est un département déjà très reculé, où on livrait nos écrits devant des assistances disons « disséminées », pour être poli... Envoyés, si ce n’est largués dans des prisons, des hôpitaux, des centres de réadaptation et pire, des mairies, nous répandions la bonne parole d’auteur. D’autres villages du Limousin aux noms poétiques recevaient nos lectures : Arnac-laPoste, parmi ceux-ci, remportait la palme des noms saugrenus. À noter que ce village fait partie, et je suis sérieux, de l’Association des communes de France aux noms burlesques et chantants, aux côtés des Andouillé, Latronche, Monteton, Poil, Sainte-Verge, Theminettes, Vatan (bienvenue) et autres Trécon. Sur une note plus sérieuse, j’y rencontrai l’auteur et metteur en scène Filip Forgeau, basé à Guéret (Limousin), dont je fis venir un spectacle à Espace Libre en 2010, Un atoll dans la tête. Car

au-delà des expériences d’écriture, la résidence est une expérience humaine : même isolé dans une tourelle de la Renaissance, nous y faisons des rencontres, de celles qui vous animent, vous habitent puis vous suivent toute votre vie.

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TROUPE À LA CHARTREUSE Juillet 2008, nous voici en résidence non pas d’écriture, mais de création (photo 2). De gauche à droite : Eugénie Gaillard, Johanne Haberlin, votre humble serviteur, Marie-Josée Bastien qu’on distingue à peine, mais qu’on entend beaucoup, Emmanuel Schwartz, Jacques Laroche, Olivier Aubin dont on ne voit pratiquement que la casquette et enfin Simon Boudreault; on ne sait pas s’il bâille ou s’il joue, peut-être les deux. Invités par la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, plus précisément par le Centre national des écritures du spectacle (CNES), à présenter un cabaret sur le thème de « l’Europe et les barbares », nous répétons nos scènes. Étaient inscrits également au programme une lecture de ma pièce L’Énéide, au sein du Festival d’Avignon, ainsi que la lecture du compterendu d’une « sonde » appelée « Le Scriptorium ». Le responsable des écritures du spectacle à la Chartreuse à cette époque, Franck Bauchard, réalisait une série de rencontres entre scientifiques (parfois même des spécialistes de la robotique) et auteurs dramatiques. Ces sondes permettaient l’exploration de nouvelles formes

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2 — Troupe à la Chartreuse, 2012 3 — Grand Cloître de la Chartreuse, 2012

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d’écriture, de nouvelles voies au sein d’un projet appelé « lever l’encre ». Livrer L’Énéide, inspirée de l’épopée romaine de Virgile, au milieu des pierres papales du XIVe siècle, tout en étant entouré de sondes robotiques, voilà qui ne manquait pas de charme... Il s’agissait de la deuxième invitation de la Chartreuse, après une première résidence d’écriture individuelle qui m’avait été offerte en 2006, où j’ai pu écrire justement mon Énéide. J’y passai 40 jours et 40 nuits seul, après le Festival d’Avignon et tout au long du mois d’août. Une sorte de traversée du désert, mais aussi une épiphanie de concentration, de recueillement, d’écriture. LE GRAND CLOÎTRE DE LA CHARTREUSE Le Grand Cloître de la Chartreuse du Val-de-Bénédiction (photo 3). On l’appelle ainsi (de Bénédiction), car ce fut le seul lieu qui échappa à la terrible épidémie de peste de 1361, que l’on dit encore plus funeste que la peste noire de 1348. Le pape Innocent VI se retira dans la Chartreuse (en face de son palais papal d’Avignon) et échappa au fléau. Bien des siècles plus tard, le gouvernement français décida de vouer une partie de cette Chartreuse aux écritures du spectacle. De nombreux auteurs dramatiques québécois y ont séjourné, dont Suzanne Lebeau, Carole Fréchette, Lise Vaillancourt, Suzie Bastien… C’est dans ce Grand Cloître que nous avons installé la scène du Cabaret « L’Europe et les barbares ». À noter que le public le plus nombreux fut celui sous terre : en effet, là sont ensevelis tous les moines chartreux qui vécurent à la Chartreuse depuis sa fondation. BUDAPEST Changement de décor : Budapest, novembre 2010 (photo 4). La photo présente un immeuble encore criblé des balles de l’insurrection de 1956, lorsque les chars soviétiques envahirent la

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capitale hongroise - une date qui correspond au premier soulèvement anticommuniste de l’Europe de l’Est. Je suis invité avec d’autres auteurs de la francophonie (dont Koffi Kwahulé, Pierre Notte, Carine Lacroix) à assister aux lectures en hongrois de nos pièces de théâtre, lectures organisées conjointement par l’Institut français et le Théâtre National de Budapest, dirigé alors par le très courageux Robert Alföldi. Ce grand artiste, metteur en scène reconnu en Europe de l’Est, venait de s’engager à accueillir un événement en l’honneur de la fête nationale de la Roumanie - l’ennemi désigné de l’extrême droite hongroise. Poussé par le parti Jobbik à annuler cet événement, Alföldi fut injurié en pleine Assemblée nationale, traité de juif, d’homosexuel déviant (pour railler le directeur, des députés l’appellent « Roberta »), etc. Lorsque nous le rencontrons en novembre 2010, son avenir est en péril; depuis il a été démis de ses fonctions et sera remplacé dès cet été par le metteur en scène tout aussi réputé Attila Vidnyanszki. Plus conforme aux idées véhiculées par le gouvernement en place, ou dans tous les cas moins opposé – ce qui n’ôte rien à son talent ! – Vidnyanszki défend l’idée d’une culture théâtrale dite « nationale ». À ceux qui lui demandent ce qu’est exactement une culture nationale, il répond « Vous verrez », ajoutant que ce n’était certes pas ce qui se faisait au Théâtre national avant, comme ces invitations faites à des lectures étrangères, tout juste bonnes à plaire à une élite hongroise… Là réside toute la complexité des positions politiques vis-à-vis d'un parcours artistique : Attila Vidnyanszki est un metteur en scène reconnu par ses pairs, et même au-delà des frontières, mais il évoque le ménage à faire dans le théâtre hongrois et affiche ouvertement sa proximité idéologique avec Viktor Orban, le premier ministre hongrois lui-même sympathique aux thèses

flirtant avec l’extrême droite. Que faire dans ce cas ? Le Théâtre national de Strasbourg (TNS), en la personne de sa directrice Julie Brochen, vient d’annuler des ateliers prévus entre Vidnyanszki et les élèves du TNS; en représailles le metteur en scène hongrois a décidé d’annuler sa venue au TNS, où deux de ses spectacles étaient programmés : Les trois sœurs d’Anton Tchekhov et Le fils devenu cerf de Ferenc Juhász. La polémique fait rage en ce moment en France, alignant en un face-à-face improbable les défenseurs d’une démarcation claire entre culture et politique (le dramaturge Valère Novarina, qui a écrit une lettre de soutien à Vidnyanszki) et ceux qui, comme devant l’écrivain allemand Peter Handke déposant sa gerbe de fleurs sur le cercueil de Slobodan Milosevic, se refusent à départager l’acte artistique de la posture idéologique. « Nous monterons Handke quand il sera mort » avait conclu Olivier Py, référant à Céline, Curzio Malaparte et autres pestiférés de la chemise brune, plus faciles à lire morts que vivants... Dans cette ville, ou plutôt ces deux villes, Buda et Pest séparées par le Danube, j’y ai humé pourtant la douceur infinie d’une Mitteleuropa encore vivante, les parfums nostalgiques de l’empire austro-hongrois et ai surtout rencontré des artistes inspirants - ai-je besoin de préciser qu’ils ne se sentaient pas en harmonie avec les dérives fascistes de leur pays, certains pensant sérieusement à l’exil ? J’y ai également croisé le Français Marc Martin, traducteur du magyar, ce qui n’est pas rien, car la langue hongroise est réputée être l’une des langues les plus ardues du globe, aux côtés du finnois, dont elle partage des racines communes. Marc Martin était en train de travailler à l’oeuvre de sa vie, c’est-à-dire à la traduction de ce qui est considéré comme l’un des plus grands romans modernes de la Hongrie, une sorte d’Ulysse de Joyce magyar : Histoires parallèles de Peter Nadas. 18 ans d’écriture et 5 ans

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4 — Budapest, 2012 5 — La Réunion, 2012

6 — École de Mafate à la Réunion, 2012

de traduction ont été nécessaires pour publier ce roman de 1 148 pages en français. Le critique Pierre Assouline, dont je ne saurais pas assez vous recommander l’excellent blogue La République des livres l’a qualifié de « grand roman européen », Susan Sontag décrit Nadas comme l’un des écrivains les plus marquants de ce siècle (entendre le défunt 20e...)

dont les sommets atteignent les 3 000 mètres. Si vous plissez les yeux, vous distinguerez de petites maisons, regroupées en un hameau. Les Réunionnais les nomment « îlets » (prononcez « îlette »), ils sont en effet comme des îles coupées de tout axe de communication. Ceux qui y habitent sont les descendants des « nègres marrons », des esclaves qui ont fui les plantations de canne à sucre au XIXe siècle.

LA RÉUNION Le 9 avril 2012, j’atterris à St-Denis sur l’île de la Réunion, en plein océan Indien, 700 km à l’est de Madagascar (photo 5). J’ai été invité en résidence d’écriture pour un mois par le Centre dramatique de l’Océan Indien - Théâtre du Grand Marché. La Réunion, anciennement île Bourbon, est un département français d’outre-mer qui porte bien son nom : y cohabite une pléiade de peuples issus des quatre coins du monde. On retrouve donc chez les Réunionnais des origines malgaches, malaises, chinoises, indiennes, européennes, africaines… Pour se retrouver dans ce métissage infini, ou plus justement pour sans doute se perdre avec élégance, les Réunionnais ont trouvé une belle solution : est créole celui qui est né sur l’île, quelle que soit l’origine de ses parents. La résidence d’écriture s’intitule Bat la lang, ce qui veut dire en créole « battre la langue », littéralement l’agiter, la frapper, la faire entendre sous toutes ses coutures… Y sont invités des auteurs de la francophonie, du Québec au Togo en passant par le Bénin, la Corse, la Bretagne, et bien sûr La Réunion. Parmi eux, l’écrivain français Éric Chevillard, chroniqueur au Monde des livres, auteur d’un blogue célèbre intitulé L’autofictif, que je vous invite à consulter : l’auteur y distille chaque jour (!) des aphorismes, des pensées, des poèmes, dans un style où la concision se mêle à l’ironie. Du grand art. Ce que vous voyez ici est le cirque de Mafate. C’est un affaissement d'un ancien volcan,

1 — Budapest, 2010, impression numérique

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ÉCOLE DE MAFATE À LA RÉUNION Les auteurs ont été « projetés » en résidence dans des écoles, des bibliothèques, des prisons, des marchés publics… et à Ilet à Bourse, un hameau du cirque de Mafate isolé à plus de cinq heures de marche du plus proche village. Nous allons y passer la nuit, y lire des extraits de nos textes, échanger avec les Mafatais (photo 6). La marche s’annonce rude et une certaine fébrilité se fait ressentir au sein d’une équipe plus apte à écrire sur clavier qu’enjamber des précipices. Le lendemain, un des auteurs sera même rapatrié par hélicoptère… Les pieds en sang, je me souviens l’avoir secrètement envié.

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N’y aurait-il eu que cet échange avec les enfants de Mafate que le voyage en eût valu la peine. Je n’ai pas de mots pour décrire l’émotion qui nous gagna ce soir-là, à entendre ces jeunes nous lire des poèmes, nous chanter une chanson qu’ils avaient composée sur le facteur de Mafate (l’homme qui a le plus marché sur cette terre), à nous demander des contes de nos pays respectifs. Et en écoutant le Béninois Hermas Gbaguidi ou le Togolais Gustave Akakpo narrer leurs histoires à des enfants dont les origines se confondent avec les leurs, en écoutant ce salut de l’Afrique à l’Afrique par-delà l’océan, je me suis dit qu’écrire, c’est aussi poser sa plume et marcher, marcher sans fin à la recherche d’un pays perdu, celui des origines bien sûr. 0

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le fleuve et le deuil

Nicolas Lévesque Psychologue et auteur

Le travail du deuil, comme un magicien, sait faire disparaître l'objet perdu derrière un rideau. Il nous joue des tours. Il a des trucs, des secrets qu'il a volés au travail du rêve. Déplacements... Condensations... Sublimations... Il opère de manière invisible, en coulisse, dans l'inconscient, l’arrière-scène, l'autre scène — lieu des costumes, des transformations. Nos morts reviennent et habitent notre vie incognito, sous de nouveaux habits. Ils mélangent tout. Les époques, les émotions, les identités. Ils sont perdus.

LE DEUIL TOURNE, S’EMBALLE, IL TOURNE SI VITE QUE LES MONTRES DEVIENNENT FOLLES, LE TEMPS SORT DE SES GONDS, LES CHEVAUX DE BOIS SE LIBÈRENT, REDEVIENNENT DES BÊTES FOUGUEUSES, PULSIONNELLES. Jennifer Tremblay nous montre ici, dans ce récit théâtral, que le deuil possède aussi la magie des carrousels. Le deuil tourne, s’emballe, il tourne si vite que les montres deviennent folles, le temps sort de ses gonds, les chevaux de bois se libèrent, redeviennent des bêtes fougueuses, pulsionnelles. Les contours s’effacent. Le passé, le présent et l’avenir se confondent. Les spectres apparaissent. Cette mère de famille est une femme, une petite fille, elle est aussi sa mère, sa grand-mère et toutes les femmes. Son mari est parfois son père et tous les hommes absents, qui partent et ne reviennent pas, depuis l’ancêtre quittant le quai de Saint-Malo. Devant l’expérience de la fin, la mémoire tourne à rebours, se rembobine. Les souvenirs se lèvent

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comme une tempête. Le fleuve est déchaîné. La mort de sa mère plonge cette femme dans une quête infinie des origines, un voyage épique vers le sol natal, sa baie rocheuse et même jusqu’en France, l’ancienne mère patrie. Mais ce qui l’attend, c’est l’énigme du retour. Elle entend une voix grave qui chante au fond des rires de son enfance. La route 138 incarne d’abord le large, la liberté, mais ensuite surtout le danger, la grande faucheuse. Le bonheur des retrouvailles avec le sublime du paysage, les bélugas et les aurores boréales se retire rapidement comme la marée. Et les rochers se révèlent. Durs et tranchants. Comme la misère. Une lignée de dépossession. Son histoire. Notre histoire. Dans la baie rocheuse, elle entend encore l’écho des tabarnak imbibés de gin de sa grand-mère, ravagée par la compagnie d’un homme, son mari, qui aimait trop les petites filles. Le fleuve est cassé. Les sapins sont noirs. On ne comprend ses propres blessures que lorsqu’elles dévoilent leurs origines sur plusieurs générations. Une lignée de disparition. Perdre de vue sa mère, c'est aussi ne plus être vue par elle, être en manque d'un regard, comme si sa vie était sans témoin. Elle revit ainsi à son tour (de carrousel) le drame de sa mère, placée par sa propre mère derrière la grille du pensionnat dès l’âge de cinq ans, loin des yeux, loin du cœur, à l’abri de son père qui aimait trop les petites filles. Elle a donc eu une mère abandonnée (pour son bien ?), petite fille effrayée sous la surface obsessionnelle de l’organisation des tâches domestiques. Une sécurité matérielle bien chancelante, qui cachait mal l’angoisse, l’absence de sécurité affective qui s’est transmise de génération en génération, comme une roue qui tourne machinalement, une répétition maléfique, un carrousel ensorcelé. Mais en tant que fille, aujourd’hui mère, elle a décidé de porter la haute responsabilité de ne pas transmettre la part maudite de la filiation. Elle protégera ses fils de la violence du legs. Elle enfermera le trauma derrière la grille du texte. Pour que se brise le cercle vicieux. C’est dans son rapport au paysage qu’elle découvre un lien d’attachement qui résiste à la disparition. On sent s’installer au-dehors une présence, en elle un sentiment de permanence. Mon corps s’est mêlé à la terre de la côte, dit le spectre de sa grand-mère. Le sol permet la consolation. Le fleuve ne casse plus. Les liens durent, malgré les absences et les infidélités. Une résilience s’installe. À chaque déchirure, une couture. Une communauté apparaît. Nous partageons le flot des blessures. Le flot des guérisons. Une responsabilité s’impose. Je suis la suite et l’origine. Saint-Exupéry a écrit dans Terre des hommes : « Être homme, c'est être responsable. C'est connaître la honte en face d'une misère qui ne semblait

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pas dépendre de soi. » À l’intérieur d’une société individualiste, capitaliste et désacralisée, la mort est l’événement ultime, la seule chose qui semble pouvoir venir déchirer le tissu des habitudes et des prévisions. Elle nous ramène à la vie, à notre humanité profonde, elle réveille en nous un sentiment de responsabilité, au sens fort, au sens large de l’inscription dans une communauté. Dans La liste, premier volet de ce que l'auteure annonce comme une trilogie, Jennifer Tremblay nous avait donné le récit d’une mère de famille dont le quotidien est littéralement traumatisé par le décès de sa voisine. La perte blesse, découpe, arrache, mais elle se met à l’œuvre, transforme les listes des choses à faire en flèches de poésie. Le

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LA PERTE BLESSE, DÉCOUPE, ARRACHE, MAIS ELLE SE MET À L’ŒUVRE, TRANSFORME LES LISTES DES CHOSES À FAIRE EN FLÈCHES DE POÉSIE. LE QUOTIDIEN S’OUVRE ALORS À LUI-MÊME, À CE QU’IL POSSÈDE, À SON INSU, DE MERVEILLEUX ET DE TRAGIQUE. quotidien s’ouvre alors à lui-même, à ce qu’il possède, à son insu, de merveilleux et de tragique. Ici, dans Le carrousel, c'est la mort de la mère qui bouleverse le cours normal du temps. On y découvre que le mal radical de l’absence est paradoxalement ce que nous avons de plus unique, intime, singulier et à la fois ce qui nous relie à une filiation. Après trente tours de carrousel, on ressort de cette pièce l’âme étourdie, pleine d’un vertige constructif, un peu comme on revient de la mort : transformé, réceptif au miracle ordinaire de l’instant, des enfants, du simple fait de vivre. L’extrême conscience de la finitude qui hante cette héroïne nouveau genre lui permet de défricher un chemin, un espoir pour nous tous : aimer ses fils d’un amour qui déjoue tous les calculs, ce qui devrait leur ouvrir un tracé en dehors des déterminismes de l’histoire (des femmes, du Québec, de la culture occidentale). Mes fils. Soyez ces hommes que les femmes espèrent connaître. Phrase forte. Phare. Qui donne envie de continuer. Encore un tour maman. 0 — En lien avec ce texte : Le carrousel de Jennifer Tremblay en page 3

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Quelques interprètes de la saison 13-14 au Stade olympique De gauche à droite : Denis Bernard, As is (tel quel). Sylvie Drapeau, Le Carrousel. Sophie Desmarais et Luc Picard, Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël. Jean-François Pronovost, As is (tel quel). Emmanuel Schwartz, Alfred.

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Photo : Neil Mota Maquillage / Coiffure : Janick Sabourin, Maïna Militza Côté — Merci au Parc olympique de nous avoir prêté ses locaux gracieusement. — Merci aux coureurs d’entre deux temps.

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Le magazine du théâtre d’aujourd’hui

Dany Boudreault Auteur, metteur en scène, comédien et codirecteur artistique de La Messe Basse

POUR EN FINIR AVEC L'ANDROGYNIE Rapidement, j’en suis venu à la conclusion que j’avais quelque chose de résolument androgyne, faits à l’appui. La plupart du temps, avant même la parole ou le geste. Pourquoi ? Peut-être parce que j’ai reçu maintes et maintes propositions de shooting où l’on affirmait vouloir mettre de l’avant mon « ambiguïté de genre ». On m’a dit ça une fois. Peut-être parce que je me suis fait appeler Madame plus souvent qu’à mon tour, alors que j’attendais dans une file au guichet et que j’avais les cheveux longs. Ou encore peut-être parce qu’une spectatrice s’est déjà exclamée : oh, je pense que c’est Janine Sutto, alors que j’entrais à peine sur la scène de Duceppe (deux pas), costumé avec une soutane, une canadienne rouge et une perruque blanche. Ou alors peut-être encore parce qu’une très pertinente journaliste qui n’avait manifestement pas lu son dossier de presse a cru que j’étais une femme qui jouait bien un homme dans The Dragonfly of Chicoutimi et qu’il s’agissait peut-être de l’énigme du spectacle. Sommes-nous entièrement responsables de ce qui nous traverse et de ce que les gens voient en nous ? Je ne pense pas. Honnêtement, je crois que les acteurs sont les moins bons juges. En tout cas, cette pensée m’évite beaucoup d’amertume et me procure de prodigieuses surprises. L’androgynie est une escale incontournable quand on parle d’identité sexuelle trouble, soit. Mais selon moi, l’androgynie a le dos large, et devient le no man’s land de tous les marginaux. Nous connaissons en fait très mal les racines du mot et son sens dans la Cité. Nous préférons en détourner le sens pour l’appliquer à tout écart à une pseudomasculinité, alors que nous en connaissons en fait à peine les racines. Et si, dans le renoncement à un clan sexuel défini, il y avait dans l’androgynie une sublimation du masculin, au lieu d’une annulation ? Ce qui compte, ce n’est pas tant de connaître sa nature unique que d’appartenir à des codes précis : le masculin et le féminin. Dans l’éducation, le cinéma et le lexique psychopop, on nous parle sans cesse des stratégies pour « devenir un homme », de tel ou tel quidam qui y est parvenu, et de comment il y est parvenu. « Devenir un homme »…

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Expression plus ontologique que littérale. Devenir un citoyen, devenir un être capable d’amour, surtout. Dans l’imaginaire populaire, le genre sexuel est si galvaudé qu’il est souvent confondu avec l’orientation sexuelle. Ça, c’est une autre histoire. C’est un autre sous-article. Si l’androgynie avait une fonction presque religieuse chez les Grecs antiques, il s’avère qu’au Lac-Saint-Jean il y a 15-20 ans, la chose n’était pas aussi… louable. Ce terme aujourd’hui plutôt cool et presque associé à un type de beauté dans un certain milieu n’avait pas toute sa « coolness ». C’est la raison principale pour laquelle je suis resté dans les Cadets de terre, Corps de cadet 7-52, pendant trois ans, à devenir légume à faire semblant d’aimer le tir de précision. Je repassais mes pantalons pour que le pli soit parfait, formais mon béret de cadet de terre dans la douche, des journées entières à cirer mes bottes. Et quand ma mère me demandait si j’aimais ça, je lui disais que j’adorais ça. J’ai même gagné la médaille de la meilleure recrue, même si j’exécrais chaque seconde à jouer au petit soldat. Un garçon dans les Cadets aimait : les armes, le bois, faire des nœuds, l’autorité (du moins, l’exercer), donner des coups de serviettes mouillées à quelqu’un qui dort à 3 h du matin dans un camp à Val-Cartier parce que c’est ça être dans la « gang de gars ». Mille dérivés du mot androgyne fusaient alors à chaque coup de serviette, ici sans noblesse. Ça coutait pas cher, les Cadets, pour les parents. C’était l’enfer et le début officiel de mes insomnies, mais j’imagine que c’était vraiment moins pire que l’Ouganda. C’est un peu glauque, mais ça me console. Heureusement, j’aimais un peu la drill, je trouvais ça chorégraphique. Une série de mouvements à se souvenir : un grand souci du détail m’habitait déjà. J’aurai aussi appris à manier une boussole, même si le chemin allait être par la suite plus d’une fois dévié. Plus tard au secondaire, j’ai descendu ma voix, j’ai agrandi mes pas, j’ai essayé de ne pas trop bouger la tête quand je riais, j’ai élargi l’espace entre mes jambes. Programme que je me suis imposé quotidiennement : les poignets dans le prolongement des bras, monter les escaliers avec les genoux parallèles ou vers l’extérieur, jamais de position 5 à 7 où une hanche sertirait dans la lumière, bouger le moins possible, parce que bouger trahit. Bagage qui m’a servi à l’École nationale. À devenir comédien. Drôle de destin pour un être terrassé par le regard de l’autre. C’est le cas de bien des comédiens, je le crains. En arrivant à Montréal, j’avais lâché mon programme. Fort heureusement. Sur un plan ostéopathique, ce programme m’a bousillé. À l’École nationale, alors que personne n’en faisait de cas, j’étais envahi par la peur de ne jamais parvenir à « jouer » un homme « comme il faut » à chaque évaluation. Pourtant, on ne me parlait pas de ça. Et

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quand une fois gradué et travaillant au professionnel la directrice m’a vu jouer et m’a dit que j’avais de l’ampleur, que j’occupais tout l’espace et que je tenais bien ma partenaire dans telle scène, j’ai été stupidement heureux. Quel accomplissement, je me suis dit ! Comme si mon adjudant dans les Cadets me disait : « Voici ta médaille, tu es la meilleure recrue. Je n’y ai vu que du feu. Malgré la supercherie. » J’ai eu honte de cette joie. Je me rendais compte que j’avais absolument tout mis en œuvre depuis toujours pour me faire dire de telles choses, mais que ça n’existait somme toute que dans le regard de l’autre. À dire vrai, je serai toujours heureux que l’on me dise pareille chose. Je me dirai à coup sûr : j’ai réussi. Réussi quoi ? À vous faire croire que je suis un homme comme les autres, sans doute. L’enfance m’a appris à transformer mon corps, l’École, à remplir ce corps de toute mon âme, et parfaire ainsi l’illusion, sauf pour cette drôle de journaliste… Mais d’où vient cette obsession à vouloir être vu comme un homme, alors que l’on se voit autrement ? Surtout : d’où vient cette impression constante de ne pas être un homme achevé et complet ? Longtemps, j’ai considéré la question exclusivement par le corps. Comment transformer ce corps, comme être autrement que ce que l’on se sent être ? Qu’est-ce qui est le mieux ? Le mieux moralement ? Le mieux pour sauver sa peau ? Aujourd’hui, j’admire ceux qui se donnent des permissions, et ils sont nombreux. Je les ai déjà jugés, parce qu’enviés. Aujourd’hui, j’écris et je joue pour me croire en toute circonstance dans mon corps et dans ma vie, complet et achevé. Si c’est ça l’androgynie, du moins la mienne, alors je préfère ne rien finir du tout. 0

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Akron, Ohio.

Emmanuel Schwartz Auteur et comédien

NOUS. Nous sommes partis à Akron à la recherche d’Alfred McMoore, un homme mort en 2009. Nous nous attendions à y trouver un stationnement gigantesque, attenant à une usine de pneus, un MacDo et quelques blocs appartements défraichis, soit le décor idéal d’une tragédie moderne, où souci de productivité et surconsommation auraient balayé l’humanité ancienne. La réalité était plus subtile. Nous y avons plutôt découvert une grande banlieue tranquille aux maisons

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détachées, aux petits commerces de quartier et aux habitants sympathiques, où planait toujours le spectre de cet artiste marginal dont nous cherchions la trace. La plupart des habitants d’Akron connaissaient le personnage : le vieux fou à vélo qui se tenait au salon funéraire à pleurer les morts ordinaires, qui fumait la pipe et qui dessinait d’immenses fresques à la mine et au crayon de cire dans lesquelles la plupart des professionnels de la ville pouvaient se reconnaître. We loved him, disaient-ils, he was a part of our lives. Il faisait partie de leur quotidien et ils l’aimaient comme on aime les petites particularités qui mettent un peu de piquant dans la vie. Nous avons rencontré un journaliste qui avait écrit sur lui, un garde de sécurité qui l’encadrait au centre de services sociaux, un peintre documentariste qui avait fait un film sur lui, des marchands de tabac, de matériel d’art plastique, un directeur de

salon funéraire, un thanatologue, un propriétaire de boîte de nuit, tous nous ont parlé de sa gentillesse, de son petit côté joueur, de sa lumière. Nous avons visité sa tombe, petite pierre rectangulaire parmi d’autres à ras le sol dans un cimetière bucolique. Nous avons pris des photos, enregistré des interviews et les sons ambiants des lieux qu’il fréquentait, tentant de cerner ce qui nous fascinait chez lui et comment le raconter. C’est apparu au détour d’une phrase prononcée par le journaliste qui nous avait invités chez lui pour voir une des impressionnantes fresques de 20 mètres qu’Alfred avait dessinée. We’re all this close to being him, nous sommes tous à ça d’être comme lui, a-t-il dit en désignant avec son index et son pouce, le mince espace qui nous sépare d’une vie marginale, de l’abîme de nos fantasmes perdus, d’une enfance perpétuelle.

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— Photo Ulysse del Drago, 2013

― Akron, Ohio.

JE. La suite est circonstancielle. Il y a eu de bons gros burgers américains, des miles et des miles de route, des chambres d’hôtels génériques, des activités de touristes. Akron, après tout, ce n’est pas l’Eldorado. Ce n’est pas non plus où je trouverais Alfred. L’Alfred que je cherche n’a jamais habité Akron, il habite depuis toujours sous le repli de ma rébellion, entre mon pardessus fantomatique d’être social et la peau fragile du monstre qui sommeille en moi. Il est le Méphisto de mon Faust, le Peter Pan de mon Capitaine Crochet, le cerbère de mes rêves. Il m’invite à passer de l’autre côté du miroir et à observer sous un jour nouveau, la somme de ce que je croyais avoir accompli et la façade d’Américain du Nord que je projette. Mais pour le découvrir, il fallait bien que je me mette dans un état proche de l’Ohio. 0

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— En lien avec ce texte : Alfred d'Emmanuel Schwartz en page 24

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bien creusé, vieille taupe ! François-Xavier Inchauspé Avocat de formation, consultant et enseignant en philosophie sociale et politique et membre du comité artistique du Théâtre d'Aujourd'hui « Quand on parle de théâtre, il faudrait commencer par en dire beaucoup de mal »1 . Mais à l’instar de Jean-Pierre Ronfard, à qui je vole ces mots, j’aime le théâtre. Pas tellement pour ce qu’il éveille ou bouleverse en nous. Pas tellement parce qu’il nous confronte ou questionne. Parfois le théâtre fait tout cela. Tant mieux. Mais je ne l’ai jamais aimé pour son utilité. Du théâtre, j’aime l’acte lui-même. Des gens qui mettent en mouvement des mots ou des silences devant moi qui ne suis pas seul. J’aime le théâtre parce que c’est une expérience partagée qui est brute. « Raw » dirait-on en anglais : cru. Après, chacun l’apprêtera bien à sa façon, mais elle aura été partagée. Pas partagée après coup, avec recul ou à distance, mais avec la brutalité ou la crudité du présent que seuls permettent les arts vivants. Chaque fois, on fait partie de l’évènement qui est en train de se produire. Alors, il faut bien l’avouer, difficile de trouver nom de théâtre plus redondant que le nôtre. C’est loin d’être un reproche. Mais voilà, « Théâtre d’Aujourd’hui », c’est un sacré pléonasme. Il n’y a pas de théâtre d’hier, pas plus d’ailleurs qu’il n’y a de théâtre de l’avenir. Le théâtre, c’est maintenant ou ce n’est déjà plus vraiment du théâtre. Au-delà de la singularité évidente et de l’univers propre à chacune des œuvres de cette saison, je vois un formidable fil rouge entre les pièces de Jennifer

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Tremblay, Simon Boudreault, Emmanuel Schwartz, Michael Mackenzie. Un fil rouge à la fois visible et invisible qui tient à cette figure emblématique du théâtre, peut-être même sa figure par excellence : le spectre, le fantôme, l’ombre. Des ombres de Sénèque à celles du Nô, du fantôme de Dom Juan à ceux des victimes d’Arturo Ui en passant par Les reines fantasmées par Chaurette, la figure du spectre n’aura cessé d’animer la dramaturgie d’ici et d’ailleurs. Et ce sont les échos de ces mêmes esprits qui viendront hanter le théâtre l’an prochain. Bien sûr, on y croisera les ombres de Tremblay et les fantômes de Schwartz qui partageront la scène avec l’actrice et l’acteur qui joueront leurs pièces. Mais on sentira également la présence angoissante des officiers fantomatiques de l’Armée du Salut de Boudreault marchant à pas feutrés au-dessus de nos têtes. Eh oui, il nous faudra bien affronter aussi l’esprit invoqué par Mackenzie, celui supposé régir nos sociétés : la main invisible du marché. « Well said, old mole! » s’écrit Hamlet en revoyant le spectre de son père. Quelle drôle de réplique! Appeler le fantôme de son pauvre père défunt, vieille taupe, c’est à la fois trop chaleureux et trop méchant. Or, malgré toute son étrangeté, j’ignore si cette réplique a eu un écho important en études littéraires. En philosophie, elle est devenue célèbre.

J’AIME LE THÉÂTRE PARCE QUE C’EST UNE EXPÉRIENCE PARTAGÉE QUI EST BRUTE. […] PAS PARTAGÉE APRÈS COUP, AVEC RECUL OU À DISTANCE, MAIS AVEC LA BRUTALITÉ OU LA CRUDITÉ DU PRÉSENT QUE SEULS PERMETTENT LES ARTS VIVANTS. Des penseurs comme Hegel, Marx ou Rosa Luxemburg ont résumé toute la tirade d’Hamlet qui suit par un simple : « Bien creusé, vieille taupe ! » Car voilà, le spectre ne plane qu’en apparence. En fait, il creuse, il travaille la terre et du même coup, il façonne le sol sur lequel nous marchons. Pour ces philosophes, cette image tirée d’Hamlet sert à résumer leur conception de l’Histoire. Qu’il évoque chez Hegel, le lent travail de l’Esprit du monde, ou chez Marx, la nécessité historique d’une révolution inévitable, le travail souterrain de la taupe détermine les chemins de la libération de l’Homme.

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― bien creusé, vieille taupe !

PERMANENT NE VEUT PAS DIRE CONSTANT OU CONTINU. PERMANENT VEUT SIMPLEMENT DIRE INFINI. PAS DE POINT D’ARRIVÉE CONNU. PAS DE GRAND SOIR ANNONCÉ OÙ TOUT SE JOUERA. PAS DE CHEMIN TRACÉ D’AVANCE.

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Or, il n’est pas besoin de suivre les traces de Hegel ou Marx pour voir toute la richesse de cette image du spectre-taupe. Elle peut autant renvoyer à nos peurs et nos espérances les plus secrètement enfouies qu’à l’image d’une histoire en marche. Elle évoque le plus souvent l’idée d’un présent traversé par le passé ou l’existence d’un arrière-monde. Dans tous les cas, elle nous ramène toujours à l’idée de ce qui s’agite sous la surface des choses, de tout ce qui gronde derrière les apparences. Elle nous force alors à revoir ce que l’on considère comme présent : la présence visible et la présence invisible. Bien creusé, vieille taupe! Ces mots font pour moi écho à celui qui plus près de nous affirmait avec toute l’éloquence et la fronde dont il était capable : « La pratique vivante du théâtre impose de croire à la révolution permanente »2 . Ronfard, encore. Cette phrase clôt un texte intitulé Qu’est-ce que le théâtre ? et ce n’est pas un hasard. C’est à cette question que je n’ai pas osé m’attaquer de front, mais c’est bien elle qui se cache derrière cette autre : pourquoi j’aime le théâtre ? Je l’aime pour ça. Parce que c’est une pratique vivante. Pas tellement pour ce qu’il peut révolutionner. J’aime le théâtre parce qu’il me rappelle toujours à cette grande idée qu’il faut croire à la révolution permanente. Vraiment ? À la révolution !?! Il suffit de prononcer le mot et une foule de fantômes (toujours eux) rappliquent, les plus effrayants comme les plus bienveillants. Alors, pour ceux à qui le mot fait peur ou même pour ceux qui l’aiment trop, il suffit de passer par-dessus. En fait, ce n’est pas tellement ce mot qui importe dans la définition de Ronfard. Celui qui compte vraiment, celui qui donne son sens au premier, c’est le suivant : permanent.

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Permanent ne veut pas dire constant ou continu. Permanent veut simplement dire infini. Pas de point d’arrivée connu. Pas de Grand Soir annoncé où tout se jouera. Pas de chemin tracé d’avance. Seulement du théâtre dans l’action : c’est-à-dire, dans son acte ou (et c’est la même chose) dans son actualité. En un mot, du théâtre d’aujourd’hui. Du théâtre pour nous rappeler que le monde est toujours en train de se faire. Toujours mouvant et toujours imparfait. Du théâtre pour refléter notre dynamisme et notre immobilisme. Eh oui, du théâtre qui évoque, car je ne lui demande pas de révéler ou même d’éclairer. Du théâtre qui évoque les forces qui agissent parfois en souterrain même si elles ne sont jamais extérieures à nous. Comme cette bonne vieille taupe qui ne se montre qu’à son fils. Comme tous nos spectres qui en remuant la terre finissent par modifier notre ligne d’horizon commune. 0

1 . RONFARD, Jean-Pierre, «Les mots de Ronfard», Jeu : Revue de théâtre, no 110 (1), 2004, p.99 2 . RONFARD, Jean-Pierre, «Qu’est-ce que le théâtre ?», Études littéraires, vol. 18, no 3, Hiver 1985, p.31

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résidents

― La salle Jean-ClaudeGermain, du nom du premier directeur artistique du Théâtre d’Aujourd’hui, accueille des compagnies en résidence et leur offre la possibilité d’être entourées et soutenues et d’être à l’affiche deux années de suite.

Ils ont opté pour la liberté de la petite salle Jean-Claude-Germain, le dialogue en proximité et les phares complices braqués sur eux. Ils sont le Théâtre du Futur, l’Homme allumette et la Messe Basse. Ils s’appellent Guillaume, Navet, Olivier, Philippe, Maxime et Dany. Occupés à habiter leurs projets comme nos murs, à rêver, occupés à entrevoir, occupés à aller voir dans cette petite salle s’ils y sont, s’ils se transformeront. Occupés à guetter les révélations et le choc des vérités sociales, politiques et poétiques. Occupés à se projeter dans les dix prochaines années, occupés à s’obstiner sur le théâtre de demain, occupés à prendre tous les chemins d’une pensée claire, mais qui doute, occupés à rire de leurs exploits et à se casser le sommeil avec la vivacité de leurs idées mouvantes. Très demandés, il est difficile d’arrêter ces jeunes artistes de talent. Quoi de mieux alors qu’une séance photo un dimanche matin pour saisir les quelques moments de répit de ces vies bien remplies ? Quoi de mieux pour découvrir la personne qui se cache derrière chaque artiste ? Entre lendemain de veille, bain relaxant ou visite spirituelle, chacun d’entre eux s’expose durant quelques minutes de ce temps précieux.

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Guillaume Tremblay, Navet Confit et Olivier Morin forment le trio inimitable du Théâtre du Futur. Après avoir monté Clotaire Rapaille, l’opéra rock en décembre 2012, ils investissent la salle JeanClaude-Germain avec L’assassinat du président qui met en scène le Québec en 2022. Se servir du futur comme prétexte à la clairvoyance est leur maître mot. Iconoclastes, crus, lubriques, visionnaires, ils sont occupés le plus sérieusement du monde à tenter de prédire les caricatures de nos déviances politiques et les satires nécessaires à notre survie nationale. Olivier Morin a joué dans près d’une trentaine de productions théâtrales depuis sa sortie du Conservatoire d’art dramatique de Montréal en 2002. Créateur de la compagnie le Théâtre du Futur, chanteur dans ses groupes Otarie et Frœurs, il est aussi artiste-peintre. Guillaume Tremblay est comédien, finissant en 2008 du Conservatoire d’art dramatique de Montréal et de Concordia University en « theatre performance » (2005). En musique, il a créé en 2008 un septuor barbershop qui ne reprend que des hits de Gerry Boulet et qui fait la tournée des églises du Québec (ce qui lui assure une place au paradis). Avec ses textes subversifs et imagés, Navet Confit crée des odes à l’insignifiance en donnant une importance démesurée au futile sur des musiques oscillant entre la lourdeur légère et la légèreté lourde. Le parolier et multi-instrumentiste réalise ses propres albums en plus de ceux d’autres artistes. Un quatrième album de Navet Confit est en chantier (La vérité sur Noël).

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L ’Homme allumette, nouvelle compagnie résidente et atelier de recherche du jeune metteur en scène Philippe Cyr investit la salle Jean-Claude Germain pour une mise en scène des Cendres bleues, poème poignant en une strophe du poète Jean-Paul Daoust sur la beauté et la noirceur d’un sentiment amoureux à priori immoral. Philippe Cyr est diplômé en interprétation de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM en 2003. Il vient tout juste de terminer des études à la maîtrise en théâtre à l’UQAM où il a monté une adaptation de Mère Courage et ses enfants. Sa compagnie, rebaptisé récemment L’Homme allumette se consacre à la poursuite du travail entamé sur ce texte de Brecht.

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Photos Ulysse del Drago

Les créateurs Dany Boudreault et Maxime Carbonneau mènent une étude profonde et contemporaine sur l’errance de l’identité. Avec Descendance, seconde pièce montée dans le cadre de la résidence de leur compagnie La Messe Basse, ils s’intéressent à un Jour de l’An dans une famille désunie où seul le passé alimente les conversations.

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Comédien et auteur, Dany Boudreault complète sa formation à l’École nationale de théâtre en 2008. Acteur surtout dédié à la création, il est très actif sur la scène montréalaise, ainsi que sur grand et petit écran. Sur le plan littéraire, Dany Boudreault a publié deux recueils de poésie aux éditions Les Herbes Rouges. Maxime Carbonneau a terminé sa formation en 2009 au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Depuis, il a notamment écrit une pièce, Winnebago, qui a remporté le prix du CEAD dans le cadre de l’événement Zone Homa. Il est également codirecteur artistique de la compagnie la Messe Basse et un des membres des Gerry’s, un septuor vocal a cappella qui ne reprend que des hits de Gerry Boulet. 0

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classe de maître : la culture québécoise est-elle en crise ?

― Classe de maître : Gérard Bouchard La culture québécoise est-elle en crise ?

Gérard Bouchard Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l'étude comparée des imaginaires collectifs, Université du Québec à Chicoutimi — Édition remaniée de l'article L’avenir de la culture québécoise : quels sont les rêves collectifs ? La culture québécoise est-elle en crise ?, publié dans un cahier spécial de l’Institut du Nouveau Monde inséré dans le journal Le Devoir, Montréal, samedi 20 janvier 2007. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er mai 2013]

Depuis quelques décennies, de nombreux intellectuels européens, notamment français, ont affirmé que la civilisation occidentale était en crise : fin des « grands récits », des grandes idéologies et utopies qui ont soutenu le développement de l’Ouest au cours des deux ou trois derniers siècles; rupture avec les traditions gréco-romaine et judéo-chrétienne; mémoire douloureuse des horreurs du XXe siècle; déception, désarroi même devant une histoire qui n’a pas tenu ses promesses et qui semble maintenant se défaire, annonçant peut-être un nouveau cycle de

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violence et de guerres; perte des repères, des croyances, des idéaux; aggravation des signes d’anomie sociale (suicide, criminalité, désaffection institutionnelle, etc.). Il se serait ainsi créé un vide que met à profit une commercialisation à outrance, accélérant ainsi le déclin de l’ancien humanisme et accentuant les symptômes de crise. Tel est, sommairement résumé, le diagnostic qui semble rallier la majorité des esprits. À ce propos, deux questions se posent. Dans quelle mesure ce diagnostic très sombre résiste-t-il à un examen critique ? Et qu’en est-il, plus précisément, de la culture québécoise ? UN PROBLÈME DE DÉFINITION Par la notion de culture, on entendra ici un ensemble de représentations largement partagées (valeurs, croyances, idéaux, identités) qui constitue les fondements symboliques d’une collectivité. Nous voilà dans le domaine de l’imaginaire collectif, à savoir le capital symbolique qui, dans toute société, fournit une définition de Soi et de l’Autre, propose une vision du passé, une mémoire, de même qu’une vision de l’avenir (notamment par le biais d’utopies) et, finalement, opère une appropriation de l’espace qui se trouve ainsi transformé en un territoire, c’est-à-dire un espace parcouru, nommé, raconté, etc. Il s’agit, en d’autres mots, d’un ensemble de repères qui permettent aux individus et aux collectivités de se situer par rapport aux autres, de s’insérer dans le temps et dans l’espace et de se gouverner. Ce qu’il faut retenir, c’est que tout imaginaire collectif — comme aussi toute culture — est soutenu par des mythes. Ce mot est souvent galvaudé, assimilé soit à de pures affabulations, soit à des distorsions délibérées et malicieuses de la réalité, soit encore à des délires collectifs pouvant conduire à des actes monstrueux. Il arrive en effet au mythe de se présenter sous ces traits; l’observation de la vie quotidienne, tout comme l’histoire, en fournit bien des exemples. Mais le mythe ne se réduit pas à cela, on aurait tort de l’associer uniquement à ses dérapages. Le mythe est un rouage de toute vie collective où il remplit des fonctions vitales : il offre des directions à la pensée et à l’action, il dissipe l’angoisse qui, dans toute société, naît de l’inconnu ou du chaos, il crée des liens entre les groupes, les cultures, les classes, les genres, les races; il permet de négocier des compromis; il atténue les tensions, les lignes de conflit; il maintient une société unie en temps de crise. Il n’est guère exagéré de dire qu’une société finit toujours par ressembler aux mythes qu’elle se donne. Ce commentaire ne se veut pas une apologie naïve du mythe, mais un simple constat sociologique à partir duquel on peut dégager un critère de définition de la crise. Il est tout aussi vrai de dire que le mythe peut aussi engendrer des divisions, des conflits et diverses pathologies.

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On pourrait dire qu’il y a crise de la culture lorsque ses mythes fondateurs se défont sans être remplacés. C’est toute la structure de la société qui menace alors de s’effondrer, livrant les individus à eux-mêmes, sans horizon, sans direction et sans guide. Vivons-nous une situation de ce genre ? DES DONNÉES CONTRADICTOIRES Que les cultures et les sociétés occidentales soient aux prises avec d’importants problèmes structurels, nul ne songera à le contester. Mais il est non moins évident que le XXe siècle a coïncidé avec des avancées spectaculaires dont nous bénéficions présentement. Le nombre d’États associés au régime démocratique a doublé depuis 25 ans, nous avons vu le déclin de l’eurocentrisme et des formes les plus brutales d’impérialisme et de despotisme, c’est au XXe siècle qu’ont été mises en place les politiques sociales, nous avons également assisté à une expansion spectaculaire de l’alphabétisation et de l’instruction, à une nette amélioration de la condition féminine, à l’abolition de la peine de mort dans de nombreux pays, à l’essor du pluralisme (respect et promotion de la diversité ethnoculturelle), à la mise en place de mesures de protection des droits civiques, à une reconnaissance des minorités, au recul et souvent à la fin des censures, etc. Ces remarques invitent à relativiser le discours de la crise. Elles veulent aussi suggérer que des mythes puissants, porteurs de progrès, sont demeurés actifs jusqu’à très récemment. ET LE QUÉBEC ? S’agissant de notre société, on note d’abord que, eu égard à la question examinée ici, elle diffère peu des autres sociétés d’Occident. Structurellement, on y relève à peu près les mêmes traits, les mêmes carences, les mêmes inquiétudes, les mêmes espoirs aussi. Mais qu’en est-il en particulier des mythes ? À ce propos, de nombreux Québécois sont victimes d’une illusion : celle d’un déclin brutal au cours des 20 dernières années, suivi d’un grand vide symbolique qui nous caractériserait présentement et qui serait à l’origine de bien des maux. À cette perception, il faut opposer la représentation suivante. À l’époque de la Révolution tranquille, le Québec a procédé à un renouvellement de ses mythes fondateurs, donnant congé notamment aux saints martyrs canadiens, à Dollard-des-Ormeaux, à la survivance et aux Canadiens français « nés pour un petit pain ». Il s’est donné aussi des mythes projecteurs : la modernité, l’américanité, la laïcité, le développement collectif (le « rattrapage »), l’ascension des Canadiens français dans le monde des affaires, l’autonomie ou la souveraineté politique, la « québécitude », etc. Au cours des décennies 1980 et 1990, il est vrai que la plupart de ces mythes ont perdu de leur mordant, mais c’est tout simplement parce que, pour la plupart d’entre eux,

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parce qu’ils avaient en quelque sorte réalisé une grande partie de leur programme; ils avaient livré le potentiel d’accélération dont ils étaient porteurs. Est-ce à dire qu’ils n’ont pas été remplacés ? Bien sûr que non. Sans qu’on y porte assez attention, de nombreux idéaux ou mythes (ou esquisses de mythes) ont émergé depuis. Mentionnons à titre d’exemple : le pluralisme en matière de diversité ethnoculturelle, l’ouverture au monde, la citoyenneté, les droits de la personne, le transculturel, la culture publique commune, l’écologie (le développement durable), l’éthique publique comme substitut du religieux et de la morale traditionnelle, l’idéal individualiste de l’« excellence »… Il serait, comme on le voit, abusif de parler de vide. Dès lors, où loge la différence par rapport à l’époque antérieure ? La culture québécoise des années 1960 et 1970 était porteuse de ce qu’on pourrait appeler un archémythe, c’est-à-dire une vaste configuration symbolique qui commande et fédère un ensemble de mythes convergents et complémentaires. Or, c’est ce phénomène qui s’est effrité et dont on vit l’absence dans la conjoncture présente. La majorité des mythes en vigueur se présentent désormais à l’état non pas conjugué, mais fragmenté. Avec le recul du temps, il est aisé de caractériser l’archémythe de la Révolution tranquille : l’affirmation nationale des francophones québécois dans l’environnement nord-américain et atlantique. On chercherait vainement une architecture de ce genre aujourd’hui dans notre paysage culturel. On aurait tort de voir là quoi que ce soit d’anormal ou d’inquiétant. En fait, les mythes se présentent le plus souvent sous une forme fragmentée; c’est plutôt l’archémythe qui est exceptionnel. Il survient parfois dans l’histoire d’une nation ou même d’un continent sans qu’on s’y attende. Il est très difficile d’expliquer son apparition et plus encore de la prévoir ou de la provoquer. DES CONSTATS ALARMISTES La thématique de la crise s’accompagne de constats empiriques apparemment très assurés et pourtant mal fondés. L’identité nationale québécoise est dite en crise alors qu’elle fait l’envie de bien des observateurs étrangers qui la trouvent remplie de dynamisme, capable d’une remarquable flexibilité et en train d’accommoder d’une façon originale la diversité ethnoculturelle. En se référant à un supposé âge d’or de l’époque de la survivance, plusieurs parlent aujourd’hui d’une crise de la mémoire collective même si de nombreux indices appuieraient plutôt la thèse contraire (vigueur de l’histoire savante, forte demande dans la culture de masse, floraison de musées, sites, reconstitutions, etc.). Des études sérieuses, crédibles, montrent que la culture des jeunes reste très attachée aux valeurs fondamentales de liberté, de justice, de

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― Classe de maître : Gérard Bouchard La culture québécoise est-elle en crise ?

démocratie, de travail. On sait aussi que le discours donnant les taux de suicide chez les jeunes Québécois comme étant le plus élevé au monde s’est avéré sans fondement. La criminalité au Québec (mesurée par le taux d’homicide, par exemple) est l’une des plus basses que l’on connaisse en Occident et dans le monde, etc.

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UNE NOUVELLE VISION DE SOI ET DU MONDE Que retenir de tout cela ? Cinq points, en ce qui me concerne. D’abord, et de nouveau, les diagnostics de crise doivent être accueillis avec méfiance, même si la gravité des problèmes ne fait pas de doute. Ensuite, toutes les évaluations et études, statistiques ou autres, doivent être interprétées avec une grande vigilance critique; la confusion que sèment les nombreuses informations tronquées ou contradictoires accroît la difficulté d’une connaissance exacte de soi, d’où la tentation de s’en remettre à des stéréotypes. Troisièmement, il faut s’employer à cerner des problèmes spécifiques, bien déterminés et documentés, afin d’agir efficacement sans se laisser distraire par les bilans à l’emporte-pièce qui noircissent ou blanchissent à outrance. Quatrièmement, la culture savante québécoise s’imprègne peut-être trop aisément de la morosité intellectuelle venue de France (et dont de nombreux Français — nous ne le savons peut-être pas assez — se moquent eux-mêmes). Peut-être devrionsnous nous montrer plus attentifs à d’autres voix venues d’autres parties du monde et porteuses de points de vue, de visions, de sensibilités différentes. Enfin, n’estil pas paradoxal que les deux premières générations de Québécois à avoir enfin accédé massivement à l’enseignement supérieur manifestent à ce point une tendance à la morosité, au dépit, à la fatigue ? Après tout, la mondialisation, à laquelle on impute avec raison tant de maux, ouvre également des perspectives sans précédent d’innovation et d’affirmation. Les temps de rupture, comme toujours, sont aussi des temps de recommencement. DU TRAVAIL POUR LES INTELLECTUELS Ce texte avait pour but de critiquer le diagnostic de crise, mais sans verser dans un optimisme facile. On a bien raison de s’inquiéter de plusieurs tendances ou glissements en cours dans la société québécoise. On pense aux inégalités sociales et au déficit démocratique croissant, à la commercialisation et à l’utilitarisme qui menacent d’investir toutes les sphères de la société, à l’expansion des jeux de hasard, à l’infantilisation et à l’appauvrissement associés à la nouvelle culture de masse, à l’avenir général de l’éthique dans les institutions (publiques et privées), et enfin à l’esprit de démission, au cynisme qui menacent de s’étendre, apportant ainsi une caution bien involontaire aux éléments de dérive qu’il faudrait plutôt contenir.

menace d’éroder l’espace critique, à savoir une distance salutaire grâce à laquelle une culture — et avec elle, toute une société — peut s’amender, se renouveler et progresser. La discussion sur le thème de la crise peut aisément tourner en une simple querelle sémantique et c’est pourquoi il importe de rappeler la principale question qu’elle recèle : faisons-nous réellement face à une conjonction de tendances destructrices en forme de fatalité, au point que la résignation éclairée constituerait le seul parti raisonnable ? La résignation éclairée, c’est-à-dire le repli dans la lucidité retranchée, dans une révolte retenue, dans les évasions que peuvent offrir le travail quotidien ou la vie de l’esprit, dans la fausse sécurité d’une individualité « autofécondée », érigée en barricade — dans tous les cas, dans une forme d’impuissance collective. À l’encontre de ces tentations, il faut plutôt se convaincre que la démission des acteurs constituerait le plus sûr moyen de précipiter dans la crise une société fragile déjà en proie à divers maux. Il revient à chacun, et tout particulièrement aux intellectuels, de s’employer à promouvoir ou à restaurer les valeurs, les croyances, les idéaux qui nous unissent et qui nous soutiennent, de concevoir de nouvelles directions pour l’action, de prévenir ou de casser la spirale de l’inaction et de l’impuissance. Il faut, en d’autres mots, revenir aux mythes fondateurs de notre société, à la fois pour les relancer et les critiquer. À cet égard, et contrairement à un sentiment de plus en plus répandu, il est utile de rappeler que les intellectuels disposent toujours de puissants moyens pour agir sur la société. Ils sont les virtuoses de l’écrit (qui ne se porte pas si mal) et de la parole (qui se porte encore mieux); ils sont aussi les acteurs principaux, en première ligne, de tout le système d’éducation — ce n’est pas rien. Sans délaisser leur champ, il leur reste à prendre pied, d’une façon ou d’une autre, dans la formidable machine que sont les nouvelles technologies de communication de masse. CRISE OU TRANSITION ? Une crise de la culture ? Le constat est exagéré. Les changements que nous vivons, cependant, ne se réduisent pas à des ajustements; il s’agit de bien plus que du simple processus, constant et familier, de réaménagement sous couvert de continuité. C’est plutôt le concept de transition qui paraît le mieux refléter la situation présente. Les ruptures y sont nombreuses, profondes, et elles affectent les structures, mais sans instaurer une situation d’anarchie. 0

Mais parmi tous les périls, il faut mettre au premier rang la culture marchande, cette monoculture qui

Le magazine du théâtre d’aujourd’hui

Volume 1 Mai 2013



A b N ou on ve ne au 30 me  ! ou ans nt s é e

Saison 2013-2014

t ud t m ian oin ts* s

Abonnez-vous ! Salle Principale - Moi, dans les ruines rouges du siècle p.16 - Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël p.46 - Le Carrousel p.3 - As is (tel quel) p.27

Salle Jean-Claude Germain - L’assassinat du président p.33 - Les cendres bleues p.34 - Les petits orteils p.45 - Descendance p.35 - Chlore p.45 - Alfred p.24

Le Théâtre d’Aujourd’hui s’adresse à vous

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La saison pose une réflexion sur certains aspects de notre héritage collectif. Avec ses quatre créations, ses résidences, ses accueils et ses évènements rassembleurs, le Théâtre d’Aujourd’hui inscrit son activité au sein des enjeux historiques, personnels et sociaux des héritiers et porteurs de mythes que nous sommes. La saison 13-14 célèbre une parole qui s’inscrit dans une actualité sociale et théâtrale, avec originalité, et qui vous propose un dialogue franc sur la nature des enjeux collectifs qui nous animent.

Aller au théâtre, c’est créer un moment, un moment pour aller à la rencontre de soi et des autres. Assurez-vous de ne rien manquer et prenez rendez-vous avec les auteurs d’ici.

Le Théâtre d’Aujourd’hui s’adresse à vous… Créez votre saison…

514 282-3900 theatredaujourdhui.qc.ca

* Nouveauté : un abonnement pour les 30 ans et moins ou étudiants ! Pour une culture ouverte à tous et toujours plus accessible, le Théâtre d’Aujourd’hui propose une nouvelle formule d’abonnement élargie aux 30 et moins : des tarifs exceptionnels pour assister à nos spectacles et des avantages chez nos partenaires. Moins de 18 $ par spectacle dans le cadre de l’abonnement fou !


Théâtre d’Aujourd’hui — Saison 2013-2014

Économisez

3 créations du Théâtre d’Aujourd’hui

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Provoquez les rencontres

Grâce à votre carte d’abonné, accédez à des rabais chez nos nombreux partenaires culturels et gourmands :

Pour enrichir votre expérience théâtrale, assistez à l’une ou l’autre des deux soirées spéciales qui s’imposent maintenant comme une véritable tradition au Théâtre d’Aujourd’hui.

à partir de

22$ le spectacle

4 créations du Théâtre d’Aujourd’hui à partir de

20$ le spectacle

8 spectacles 1 Abonnement

-20% En vous abonnant, vous profitez de rabais substantiels sur les spectacles. Et parce que votre fidélité nous tient à cœur, dès la deuxième année, réabonnez-vous pour un tarif encore plus avantageux! Les abonnés qui veulent découvrir toujours plus d’auteurs bénéficient de tarifs réduits pour les spectacles de la salle Jean-Claude-Germain.

Partenaires culturels

— TOHU 15% de rabais 2 — Musée des Beaux-Arts de Montréal 15% de rabais 2 — Danse Danse 15% de rabais 2 — Orchestre Métropolitain 15% de rabais 2 — Opéra de Montréal 10% de rabais 2 3 Dès la quatrième année consécutive, accédez au statut d’« ami » du Théâtre d’Aujourd’hui.

— Bière ou verre de vin offert par le théâtre (ou une boisson non alcoolisée) — Vestiaire gratuit — Recevez chez vous 3900, le nouveau magazine du Théâtre d’Aujourd’hui (lancement du premier numéro le 13 mai) 2 À l’achat de billets à prix régulier. Le Théâtre d’Aujourd’hui et ses partenaires se réservent le droit de modifier leurs ententes. 3

Soyez privilégiés L’abonnement vous permet aussi de profiter de multiples avantages. Des petits plus qui changent tout ! — Changez de date sans frais (à 48 h d’avis, selon la disponibilité des sièges) — Ayez accès aux meilleures places disponibles — Recevez vos billets par la poste 1

Quantité limitée

À l’exception du Gala 18e édition et de la production de l’Atelier lyrique.

*Mouvements de foule À l’issue d’une représentation, échangez avec l’auteur ainsi que des invités d’horizons divers, qui avec leur regard, leur histoire et leur sensibilité s’interrogeront avec vous sur le sens du spectacle. Ces discussions publiques seront animées par François-Xavier Inchauspé, nouveau coordonnateur de l’action sociale du Théâtre d’Aujourd’hui. Ces rencontres privilégiées avec le public seront mises sur pied en partenariat avec différents organismes (revues spécialisées, chaires de recherche, départements universitaires, groupes communautaires). François-Xavier Inchauspé sera un interlocuteur de choix pour réfléchir aux enjeux soulevés par le contenu de nos créations. Une occasion de dialoguer et de pousser plus loin les réflexions engendrées par un spectacle.

**Les soirées rencontre Lors de ces soirées, c’est avec les artisans du spectacle que vous pourrez échanger à la suite d’une représentation. Avec les comédiens, metteurs en scène, auteurs ou collaborateurs, ces rencontres permettent d’en savoir plus sur les processus de création qui ont mené aux spectacles et de connaître ce qui se cache derrière le rideau. Voir calendrier pour les dates.


Formulaire d’abonnement — Saison 2013-2014

L’abonnement sera au nom de  Mme  M.

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Tél. jour :

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Adresse : Ville : Code postal : Je veux recevoir les bulletins aux abonnés

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Courriel : Noms des coabonnés : Besoins spécifiques : Abonnement 3 créations : Instructions… + Le carrousel + As is (tel quel)

Jeunes  1 Ainés 2 Total

Régulier

x 87 $

x 64 $

x 69 $

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Abonnement 4 créations : Instructions… + Le carrousel + As is (tel quel) + Alfred (salle JCG)

Régulier

Jeunes  1 Ainés 2 Total x 112 $

x 80 $

x 89 $

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Abonnement 8 pièces Instructions…+ Le carrousel + As is (tel quel) + Alfred + L’assassinat du président + Les cendres bleues + Chlore + Descendance

Régulier

Jeunes  1 Ainés 2 Total x 190 $

x 140 $

x 145 $

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Ajoutez à votre abonnement Moi, dans les ruines rouges du siècle :

Jeunes  1 Ainés 2 Total

Régulier

x 29 $

x 21 $

x 23 $

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Ajoutez à votre abonnement ces pièces à tarif réduit : Salle Jean-Claude-Germain Régulier

1 Ainés 2 Jeunes

Total

L’assassinat du président

x 22,50 $

x 18 $

x 18 $

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Les cendres bleues

x 22,50 $

x 18 $

x 18 $

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Chlore

x 22,50 $

x 18 $

x 18 $

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Descendance

x 22,50 $

x 18 $

x 18 $

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Sous-total =

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J’appuie le théâtre par un don 3 de : Je suis un étudiant de 30 ans et moins ( )

Je suis étudiant ( )

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Calendrier d’abonnement — Saison 2013-2014

en ligne theatredaujourdhui.qc.ca/abonnements

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par téléphone par télécopieur 514 282-3900 514 282-7535 par la poste 3900, rue Saint-Denis Montréal (qc) h2w 2m2

L’abonnement fou ! jeunes2

Régulier

190 $

ainés 3

140 $

(moins de 24 $ par spectacle)

145 $

(moins de 18 $ par spectacle)

(moins de 19 $ par spectacle)

Salle principale

Salle Jean-Claude-Germain

Hors abonnement Moi, dans les ruines rouges du siècle O. Kemeid

Instructions... M. Mackenzie

Le carrousel J. Tremblay

As is(tel quel) S. Boudreault

(Création du Théâtre d’Aujourd’hui)

(Création du Théâtre d’Aujourd’hui)

Mar

10 sep 19 h

8 oct 19 h

14 jan 19 h

Mer

11 sep 20 h

9 oct 20 h

Jeu

12 sep 20 h

Ven

13 sep 20 h

Sam

14 sep 20 h

Mar

17 sep 19 h

Mer

18 sep 20 h

avant-première

avant-première

Les cendres bleues J.-P. Daoust

Chlore F. Longpré

Descendance D. Boudreault M. Carbonneau

Alfred E. Schwartz

(Création du Théâtre d’Aujourd’hui)

L’assassinat du président O. Morin G. Tremblay

11 mars 19 h

3 sep 19 h

22 oct 19 h

28 janv 19 h

11 mar 19 h

15 avr 19 h

4 sep 20 h première

23 oct 20 h première

29 janv 20 h première

12 mar 20 h

première

avant-première

avant-première

avant-première

avant-première

avant-première

avant-première

avant-première

(Création du Théâtre d’Aujourd’hui)

avant-première

16 avr 20 h

16 jan 20 h

13 mars 20 h

5 sep 20 h

24 oct 20 h

30 janv 20 h

13 mar 20 h

Complet

11 oct 20 h

17 jan 20 h

14 mars 20 h

6 sep 20 h

25 oct 20 h

31 janv 20 h

14 mar 20 h

18 avr 20 h

12 oct 20 h

18 jan 20 h

26 oct 20 h

1 fév 20 h

15 mar 20 h

19 avr 20 h

15 mars 20 h

7 sep 20 h

15 oct 19 h

21 jan 19 h

18 mars 19 h mdf*

rencontre**

rencontre**

29 oct 19 h

4 fév 19 h

18 mar 19 h rencontre**

22 avr 19 h

16 oct 20 h

22 jan 20 h

19 mars 20 h

11 sep 20 h

30 oct 20 h

5 fév 20 h

19 mar 20 h

23 avr 20 h

31 oct 20 h

6 fév 20 h

20 mar 20 h

24 avr 20 h

mdf*

rencontre**

mdf*

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10 sep 19 h

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Jeu

19 sep 20 h

17 oct 20 h

23 jan 20 h

20 mars 20 h

12 sep 20 h

Ven

20 sep 20 h

18 oct 20 h

24 jan 20 h

21 mar 20 h

13 sep 20 h

1 nov 20 h

7 fév 20 h

21 mar 20 h

25 avr 20 h

Sam

21 sep 20 h

19 oct 20 h

25 jan 20 h

22 mar 20 h

14 sep 20 h

2 nov 20 h

8 fév 20 h

22 mar 20 h

26 avr 20 h

26 jan 15 h

23 mar 15 h

27 avr 15h

Dim

20 oct 15 h

Mar

22 oct 19 h

28 jan 19 h

25 mar 19 h

29 avr 19 h

Mer

23 oct 20 h

29 jan 20 h

26 mar 20 h

30 avr 20 h

Jeu

24 oct 20 h

30 jan 20 h

27 mar 20 h

1 mai 20 h

Ven

25 oct 20 h

31 jan 20 h

28 mar 20 h

2 mai 20 h

Sam

26 oct 20 h

1 fév 20 h

29 mar 20 h

3 mai 20 h

rencontre**

Dim

1 2 3

Quantité limitée. Sur présentation d’une preuve d’âge (30 ans et -) ou d’études à temps plein. Sur présentation d’une preuve d’âge (60 ans et +).

4 mai 15 h


nt Ils stoour! de re

Les petits orteils

une production

avec Martin Boisclair, Jeanne Gionet-Lavigne et Sylvain Hétu

de Louis-Dominique Lavigne

da Silva Charbonneau-Brunelle lumières | Martin Sirois costumes | Nadia Bellefeuille accessoires | Antoine Laprise direction de production | Benoît Brodeur régie et assistance à la mise en scène | Diane Fortin mise en scène |

Du 9 au 30 décembre 2013

Lise Gionet

scénographie | Patrice

musique | Joël

Pour les tout-petits dès 3 ans À la salle Jean-Claude-Germain du Théâtre d'Aujourd'hui 3900, rue St-Denis, Montréal

Billetterie «familiale»

Billetterie «scolaire»

514-282-3900

514-528-7336



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