Dandy Warhol - Daniel Salvatore Schiffer

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PETITS

N°5 - SEPTEMBRE > DÉCEMBRE 2012

DANDY WARHOL DANIEL SALVATORE SCHIFFER

75 formules et maximes à l’usage des dandys de Baudelaire à Cioran


CHARLES BAUDELAIRE (PORTRAIT F. NADAR)


DANDY WARHOL DANIEL SALVATORE SCHIFFER

PETITS CAHIERS ÉVADÉS DU POÈME 2 Illustration couverture : Marc Salvatore Graphisme : Pascal Liénard Le Théâtre-Poème et les Jeunesses Poétiques A.S.B.L. Direction: Dolorès Oscari 30, Rue d’Écosse B-1060 Bruxelles (Saint-Gilles) Belgique www.theatrepoeme.be info@theatrepoeme.be Tél. : +32-(0)2-538.63.58 Fax : +32-(0)2-534.58.58

75 formules et maximes à l’usage des dandys de Baudelaire à Cioran


1 « Le dandysme est l’affirmation de la modernité absolue de la Beauté. » Oscar Wilde, Quelques maximes pour l’instruction des personnes trop instruites

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OSCAR WILDE

« Qui est dandy ? Brummell, un chef-d’œuvre de sobriété britannique ? Barbey d’Aurevilly, ‘bardé d’or vieilli’, agent provocateur du bon goût ? Baudelaire, l’ascétique vêtu de noir portant le ‘deuil de son époque souffrante’ ? Boni de Castellane, l’hôte fastueux du Palais Rose ? Des Esseintes, le grand solitaire cloîtré dans sa thébaïde ? Le bel Alcibiade laissant traîner dans les rues d’Athènes ses robes de pourpre, mutilant à loisir la beauté luxueuse de ses chiens ? Ou encore David Bowie, le mystérieux rocker à la lippe dédaigneuse ? Impossibles réponses. Les dandys toujours mouvants, toujours différents, narguent les académies et se dérobent à toutes les curiosités. La multiplicité de leurs individualités fait d’eux des êtres absolument atypiques. Et le masque du mystère voile le secret de leur nature. Le mot ‘dandy’ suppose donc un infini pluriel et une singularité indéfinie. Le mot ‘dandysme’, lui, évoque une généralité bien illusoire.

(PORTRAIT N. SARONY)

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Jouant sur plusieurs tableaux, il échappe totalement à la tentative dogmatique d’une définition unique. » Marie-Christine Natta, La Grandeur sans convictions Essai sur le dandysme

3 « Comme tant d’autres mouvements qui se situent en marge de la société pour la dénoncer en même temps que la faire rêver (…), le dandysme intéresse donc autant l’histoire que la littérature. Or cette double relation est à l’origine de l’ambiguïté qui caractérise sa définition. D’où part-on, en effet, pour comprendre le dandysme ? De l’histoire ou de la littérature, du document ou du mythe, de l’exactitude des faits ou de la vérité imaginaire ? (…) Le dandysme n’a laissé ni doctrine, ni code, ni manifeste, n’a inventé ni école ni mouvement, alors qu’il est inimitable et intransmissible (…). Il n’y a pas en réalité un dandysme mais des dandysmes. » Henriette Levillain, avant-propos au Petit Dictionnaire du dandy de Giuseppe Scaraffia

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le Dandysme était surtout l’art de la mise, une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et d’élégance extérieure. Très certainement c’est cela aussi ; mais c’est bien davantage. Le Dandysme est toute une manière d’être, et l’on n’est pas que par le côté matériellement visible. C’est une manière d’être, entièrement composée de nuances (…). Ainsi, une des conséquences du Dandysme, un de ses principaux caractères - (…) son caractère le plus général est-il de produire toujours l’imprévu (…). Le Dandysme (…) se joue de la règle et pourtant la respecte encore. Il en souffre et s’en venge tout en la subissant ; il s’en réclame quand il y échappe ; il la domine et en est dominé tour à tour : double et muable caractère ! Pour ce jeu, il faut avoir à son service toutes les souplesses qui font la grâce, comme les nuances du prisme forment l’opale, en se réunissant. » Jules Barbey d’Aurevilly, Du Dandysme et de George Brummell

5 « Ce qui fait le Dandy, c’est l’indépendance. Autrement, il y aurait une législation du Dandysme, et il n’y en a pas. Tout Dandy est un oseur, mais un oseur qui a du tact, qui s’arrête à temps et qui trouve, entre l’originalité et l’excentricité, le fameux point d’intersection de Pascal. ». Jules Barbey d’Aurevilly, Du Dandysme et de George Brummell

« Brummell (…) fut le Dandysme même. Ceci est presque aussi difficile à décrire qu’à définir. Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit côté, ont imaginé que

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6 « Puis vinrent, par hasard, les évangiles où Baudelaire et Barbey d’Aurevilly glorifièrent Brummell à l’égal d’un dieu profane. (…). On y voit Brummell, tel qu’il surgit alors, sombre adolescent, en provenance de lui-même et égaré dans une aristocratie qui, bradant ses lignages, semble abdiquer en faveur d’un ange. (…). Son allure procède de l’esprit plus que du corps. (…). Il ne veut, quant à lui, qu’une élégance sobre et sans ornement. Il aime le noir, le blanc, le bleu presque noir. (…).C’est de ce Brummell, mystique et cérébral, capable de verser à dose égale l’effroi ou la sympathie, que Baudelaire fit un prêtre selon son cœur. » Jean-Paul Enthoven, Les Enfants de Saturne

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des signes. Il célèbre le sublime imperceptible. Il n’étend sa loi terrible qu’à des agencements secondaires. De son vêtement, il s’est fait une meilleure peau, une muraille opaque d’où il tire la règle de son élégance : le dandy s’habille pour devenir invisible. Il choisit de se vêtir comme le belluaire choisit d’être nu - afin de n’offrir aucune prise. Il peut alors s’esquiver derrière son apparence comme un absolu derrière son incarnation. » Jean-Paul Enthoven, Les Enfants de Saturne

8 « Eternelle supériorité du Dandy. Qu’est-ce que le Dandy ? » Charles Baudelaire, Mon Cœur mis à nu

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« Ce Brummell-là sera toujours indispensable pour qui veut inscrire sa morale dans un système d’illusions. L’illusion ? Il en fit donc, à dessein, la matière même de son art et le principe despotique de son gouvernement. Puisque Brummell sait qu’il n’est rien, il va s’engendrer, se dissimuler, se contraindre à n’être qu’un masque sans visage, qu’un héros dépourvu d’identité. C’est à partir de cet exercice spirituel - « The Making of Me » - qu’il se réduit à une pure manifestation, à un inépuisable gisement d’artifices. Que veut-il vraiment ? Jusqu’à quel point se laisse-t-il abuser par son sacerdoce frivole ? Brummell se tait. Il règne sur

« Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel ; très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous en fournissent des types éclatants ; très générale, puisque Chateaubriand l’a trouvée dans les forêts et au bord des lacs du Nouveau-Monde. Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d’ailleurs la fougue et l’indépendance de leur

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caractère. (…). Ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. » Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne

10 « Le dandysme n’est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l’élégance matérielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu’un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit. Aussi, à ses yeux, épris avant tout de distinction, la perfection de la toilette consiste-t-elle dans la simplicité absolue, qui est, en effet, la meilleure manière de se distinguer. Qu’est-ce donc que cette passion qui, devenue doctrine, a fait des adeptes dominateurs, cette institution non écrite qui a formé une caste si hautaine ? C’est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances. C’est une espèce de culte de soi-même (…). C’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné. Un dandy peut être un homme blasé, peut-être un homme souffrant ; mais, dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard. On voit que, par de certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et au stoïcisme. (…). Étrange spiritualisme ! (…). En vérité, je n’avais pas tout à fait tort de considérer le dandysme comme une espèce de religion. »

ARTHUR SCHOPENHAUER

Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne

(PORTRAIT J. SCHAFER)

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« Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions ou dandys, tous sont issus d’une même origine, tous participe du même caractère d’opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandys, cette attitude hautaine de caste provocante, même dans sa froideur. (…). Le dandysme est un soleil couchant ; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. »

« Le dandysme apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de fonder une espèce nouvelle d’aristocratie, d’autant plus difficile à rompre qu’elle sera basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l’argent ne peuvent conférer. Le dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences. »

Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne

Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne

12 « C’est bien là cette légèreté d’allures, cette certitude de manières, cette simplicité dans l’air de domination, cette façon de porter un habit et de diriger un cheval, ces attitudes toujours calmes mais révélant la force (...) de ces êtres privilégiés en qui le joli et le redoutable se confondent si mystérieusement (...). Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid, qui vient de l’inébranlable résolution de ne pas être ému ; on dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner. »

14 « Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption ; il doit vivre et dormir devant un miroir. » Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu

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Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne

« Le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde. » Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne

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qui trouvât dans la spiritualisation des sens son plus haut accomplissement. » Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray

« Oui, l’élégance est une et indivisible, comme la Trinité, comme la liberté, comme la vertu. De là résultent les plus importants de tous nos aphorismes généraux : le principe constitutif de l’élégance est l’unité. »

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Honoré de Balzac, Traité de la vie élégante

17 « Et il est certain que pour lui la Vie était le premier et le plus grand des arts, auxquels tous les autres ne semblaient être qu’une préparation. Bien entendu, la mode, qui confère à ce qui est en réalité une fantaisie une valeur provisoirement universelle, et le dandysme qui, à sa façon, tente d’affirmer la modernité absolue de la beauté, le fascinaient. Sa façon de s’habiller et les styles particuliers qu’il affectait de temps à autre influaient fortement sur les jeunes élégants qu’on voyait aux bals de Mayfair ou derrière les croisées des clubs de Pall Mall ; ils copiaient tout ce qu’il faisait, et tentaient de reproduire le charme fortuit de ses gracieuses coquetteries de toilette, même si pour lui elles n’étaient qu’à demi sérieuses. (…). Il désirait pourtant, au plus profond de son cœur, être plus qu’un simple arbiter elegantiarum qu’on consulterait sur la manière de porter un bijou, de nouer une cravate ou de manier une canne. Il cherchait à inventer un nouveau système de vie qui reposât sur une philosophie raisonnée et des principes bien organisés, et

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« Dorian Gray estimait que l’on n’avait jamais compris la vraie nature des sens, et qu’ils n’avaient conservé leur sauvagerie ou leur animalité que parce que le monde avait tenté de les soumettre par la faim ou de les tuer par la souffrance, au lieu de viser à en faire les éléments d’une spiritualité nouvelle, qui aurait pour trait dominant un sens instinctif et subtil de la beauté. (…). Oui, comme Lord Henry l’avait prophétisé, un nouvel hédonisme allait advenir, qui recréerait la vie et la sauverait (…). Il ferait certes appel aux services de l’intelligence ; mais il n’accepterait jamais nulle théorie, nul système impliquant le sacrifice de quelque forme d’expérience passionnée que ce fût. Son objectif, en vérité, serait d’être lui-même expérience, et non pas fruit de l’expérience, que celui-ci fût doux ou amer. » Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray

19 « Il avait une conscience aiguë de la stérilité de toute spéculation intellectuelle séparée de l’action et de

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l’expérience. Il savait que les sens, tout autant que l’âme, ont des mystères spirituels à révéler. (…). Il s’aperçut qu’il n’y a pas d’état d’âme qui n’ait son pendant dans la vie des sens, et décida de découvrir leurs rapports véritables. (…) Guérir l’âme par les sens, et les sens par l’âme. Oui, c’était là le secret. » Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray

20 « Ceux qui voient la moindre différence entre l’âme et le corps ne possèdent ni l’un ni l’autre. » Oscar Wilde, Formules et maximes à l’usage des jeunes gens

21 « Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. » Arthur Rimbaud, Une saison en enfer

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l’extérieur devenu expressif de l’intérieur ; l’âme devenue chair ; le corps doué d’esprit. (...). Car la vie artistique n’est rien d’autre que l’épanouissement de soi. L’humilité consiste pour l’artiste à franchement accepter toutes les expériences, tout comme l’Amour n’est rien d’autre pour lui que le sens de la Beauté qui révèle au monde son corps et son âme. (…). Ce que l’artiste recherche en permanence, c’est ce mode d’existence où l’âme et le corps font un tout indivisible ; où l’extérieur exprime l’intérieur ; où la forme révèle. » Oscar Wilde, De profundis

23 « C’est ce mélange tout baudelairien de contemplation et de jouissance, ce plaisir spiritualisé qu’il nomme volupté. » Jean-Paul Sartre, Baudelaire

24 « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu

« La vérité en art est l’unité d’une chose avec elle-même,

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« L’âme et le corps, le corps et l’âme - quel mystère en eux ! Il y a de l’animalité dans l’âme, et le corps a ses moments de spiritualité. Les sens sont capables de raffiner, et l’intellect est capable de dégrader. Qui peut dire où s’arrête l’élan charnel, où commence l’élan psychique. (...). L’âme est-elle un fantôme habitant la demeure du péché ? Ou le corps est-il vraiment situé à l’intérieur de l’âme, comme le pensait Giordano Bruno ? Mystère que la séparation de l’esprit d’avec la matière, mais mystère aussi que l’union de l’esprit et de la matière. »

« Et la beauté est une forme de génie - supérieure en fait au génie, car elle ne requiert aucune explication. (…). Impossible de la mettre en doute. Elle est, de droit divin, souveraine. (…). La Beauté est la merveille des merveilles. ».

Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray

26 « Il n’y a pas une seule dégradation corporelle que je ne doive essayer de changer en une spiritualisation de l’âme. (…). Car de même que le corps absorbe des choses de toute autre nature, aussi bien des choses ordinaires et malpropres que celles que le prêtre ou la vision a purifiées, et les convertit en agilité ou en force (…) ; de la même façon l’âme a également ses propres fonctions nutritives, et peut transformer en pensées pleines de noblesse et en passions de haute valeur ce qui en soi est bas, cruel et dégradant ; mieux encore : elle peut y trouver ses moyens de s’affirmer les plus augustes, et peut souvent se révéler le plus parfaitement au travers de ce qui était destiné à profaner ou à détruire. »

Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray

28 « La beauté est une chose terrible et effrayante. Terrible parce que insaisissable et incompréhensible (…). La beauté ! Ce sont les rivages de l’infini qui se rapprochent et se confondent, ce sont les contraintes qui s’unissent dans la paix. (…). L’âme humaine est opprimée de vivre parmi tant d’énigmes indéchiffrables. (…). Le diable sait ce qui se cache dans tout cela, après tout ! (…). Le plus terrible dans la beauté n’est pas d’être effrayante, mais d’être mystérieuse. En elle, Dieu lutte avec le diable, et le champ de bataille se trouve dans le cœur de l’homme. » Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov

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Oscar Wilde, De profundis

« le Beau n’est rien autre que le commencement du terrible,

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qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore ; et si nous l’admirons, et tant, c’est qu’il dédaigne et laisse de nous anéantir. Tout Ange est terrible. » Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino

30 « Partagé entre Dieu et le Diable, entre entendre Bach et regarder les hommes, entre l’adoration et l’impiété (…), je ne saurais me décider entre les deux seules attitudes qui puisse séduire l’esprit : la frivolité et le renoncement. Pour laquelle opter alors que toutes les deux sont légitimes, et qu’aux arguments de l’une, l’autre oppose les siens avec autant de validité ? (…). Je renonce à la vie avec ses moyens : c’est le libertinage ; je la fuis (…), c’est l’ascétisme. Mais si je pratique les deux voies, tour à tour ou simultanément ? »

les plus élevés se mêlent à des exaltations sensuelles où l’hédonisme a partie liée avec le mysticisme. Avec l’âge, Dante Gabriel Rossetti est la proie de hantises étranges et corrosives. Il peint inlassablement des femmes somptueuses, des séductrices d’une beauté confondante au regard perdu dans des méditations insondables et spleenétiques (...). D’autres sont d’authentiques déesses, ornées de bijoux précieux et vêtues de robes fastueuses, immanquablement entourées d’un luxe excessif et d’objets extraordinaires. (...). Tous ces modèles posent dans la temporalité suspendue et dangereuse de la mélancolie, dans l’ambiguïté d’un érotisme sanctifié. Cette mélancolie est l’image d’une transcendance déchue où l’éphémère beauté de ces femmes enchanteresses devient éternelle et, de ce fait, s’avère hors de portée, aussi pure et abstraite que la sphère des philosophes. » Gérard-Georges Lemaire, Les Préraphaélites (entre l’enfer et le ciel)

E. M. Cioran, Exercices négatifs (en marge du Précis de décomposition)

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« Mais lorsque Zarathoustra fut seul, ainsi dit à son cœur : Serait-ce chose possible ? Ce sain vieillard, en sa forêt, encore n’a pas ouï dire que Dieu est mort !. »

« Mais cette tension entre le trivial et le divin, entre le vouloir de l’esprit et la résistance aveugle des forces matérielles, aboutit à un déchirement insoutenable. Dans un mouvement que nul n’a le pouvoir de vaincre, les Préraphaélites se détachent de plus en plus des données concrètes pour s’enfermer dans un univers où les élans

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

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33 « Il n’existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale des phénomènes. » Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal (Prélude d’une philosophie de l’avenir)

34 « Tout art est immoral. (…). L’esthétique est supérieure à l’éthique. Elle appartient à une sphère plus spirituelle. Discerner la beauté d’une chose, c’est le plus beau sommet que nous puissions atteindre. Même le sens de la couleur est plus important, pour la formation de l’individu, que celui du bien et du mal. » Oscar Wilde, Le Critique comme artiste

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« Il n’existe pas de livre moral ou de livre immoral. (…). Nul artiste n’a de sympathies éthiques. (…). Vice et vertu constituent pour l’artiste des instruments de son art. » Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray

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« C’est en haussant à la hauteur de vertu, pour mon propre usage, l’envers des vertus communes que j’ai cru pouvoir obtenir une solitude morale où je ne serais pas rejoint. »

« Je ne peux pas nier qu’après un premier coup d’œil dans ce journal, le titre n’ait été choisi avec beaucoup de goût et de compréhension, témoignant, sur lui-même et la situation, d’une véritable supériorité esthétique et objective. Ce titre est en parfaite harmonie avec tout le contenu. Sa vie a été un essai pour réaliser la tâche de vivre poétiquement. Doué d’une capacité extrêmement développée pour découvrir ce qui est intéressant dans la vie, il a su le trouver et, l’ayant trouvé, il a toujours su reproduire ce qu’il a vécu avec une veine mi-poétique. ».

Jean Genet, Pompes funèbres.

37 « Le goût de la singularité, l’attrait de l’interdit, concoururent à me livrer au mal. Comme le bien, le mal se gagne peu à peu par une découverte géniale qui vous fait glisser verticalement loin des hommes, mais le plus souvent par un travail quotidien, minutieux, lent, décevant. »

Sören Kierkegaard, Le Journal du séducteur

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Jean Genet, Pompes funèbres.

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« Oh ! ces grecs, ils s’y entendaient à vivre ! Pour cela, il est nécessaire de s’arrêter vaillamment à la surface, (…) d’adorer l’apparence, de croire (…) à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels - par profondeur… » Friedrich Nietzsche, Nietzsche contre Wagner

« Il maintient le Bien pour pouvoir accomplir le Mal et, s’il fait le Mal, c’est pour rendre hommage au Bien. » Jean-Paul Sartre, Baudelaire

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41 « Personne n’atteint d’emblée à la frivolité. C’est un privilège et un art ; c’est la recherche du superficiel chez ceux qui, s’étant avisés de l’impossibilité de toute certitude, en ont conçu le dégoût ; c’est la fuite loin des abîmes, qui, étant naturellement sans fond, ne peuvent mener nulle part. Restent cependant les apparences : pourquoi ne pas les hausser au niveau d’un style ? (…). Ainsi la frivolité est l’antidote le plus efficace au mal d’être ce qu’on est : par elle nous abusons le monde et dissimulons l’inconvenance de nos profondeurs. Sans ses artifices, comment ne pas rougir d’avoir une âme ? » E. M. Cioran, Précis de décomposition

42 « Tout esprit profond a besoin d’un masque ; je dirais plus : un masque se forme sans cesse autour de tout esprit profond, parce que chacune de ses paroles, chacun de ses actes, chacune de ses manifestations est continuellement l’objet d’une interprétation fausse, c’est-à-dire plate. »

43 « Le premier devoir dans l’existence, c’est d’être aussi artificiel que possible. » Oscar Wilde, Formules et maximes à l’usage des jeunes gens

44 « Au reste, l’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l’homme. » Joris-Karl Huysmans, À Rebours

45 « Il faut soit être une œuvre d’art, soit porter une œuvre d’art. » Oscar Wilde, Formules et maximes à l’usage des jeunes gens

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal

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« Je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres ; j’ai mis tout mon génie dans ma vie. »

« Que dis ta conscience ? ‘Tu dois devenir l’homme que tu es’. »

Oscar Wilde à Paul Verlaine, cité par André Gide dans Oscar Wilde

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir

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« Le but de la vie, c’est l’épanouissement de soi. Réaliser notre propre nature à la perfection, voilà notre raison de vivre en ce bas monde. »

« J’ai parlé du dandy. Il ne faut pas le confondre avec ceux qui découvrirent dans son attitude, prise en tant que fin, une image visible de leur âme hautaine et de leur révolte. Je comprends que Baudelaire en éprouve l’attraction. (…). Le dandy est tête froide et main froide. Je conseille aux navires d’éviter cet insolent iceberg. Rien ne change sa route. Il tuerait pour nouer sa cravate. Du reste, son impérialisme est sans base. Il n’est oint que par lui-même. »

Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray

48 « Ce qui est essentiel dans l’art, c’est la perfection de l’être, l’achèvement, l’acheminement vers la plénitude ; l’art est essentiellement l’affirmation, la bénédiction, la divination de l’existence » Friedrich Nietzsche, La Volonté de Puissance (Essai d’une transmutation de toutes les valeurs)

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Jean Cocteau, La Difficulté d’Être

51 « Le vrai dandy n’est pas tant celui qui cherche à être admiré comme une œuvre d’art que celui qui cherche à se singulariser, à se démarquer du commun des mortels, de la foule, du bourgeois. La figure du dandy relève bien du régime

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de singularité en même temps que du surinvestissement de l’esthétique, la différence avec l’artiste ne relevant que du point d’application de ce culte de l’apparence et de l’originalité : le sujet créateur, ou l’objet créé. La bizarrerie devient une qualité, et la déviance un principe, tandis que l’art de plaire, qui caractérise ‘l’honnête homme’ à l’âge classique, devient l’art de plaire en déplaisant (...). Comme tout groupe, les dandys se définissaient moins par ce qui les attirait - l’esthétique - que par ce à quoi ils s’opposaient. Et la foule était leur premier ennemi, conformément à l’éthique du régime de singularité. » Nathalie Heinich, L’Élite artiste (Excellence et singularité en régime

public ; le dandy ne peut se poser qu’en s’opposant. Il ne peut s’assurer de son existence qu’en la retrouvant dans le visage des autres. Les autres sont le miroir. Miroir vite obscurci, il est vrai, car la capacité d’attention de l’homme est limitée. Elle doit être réveillée sans cesse, éperonnée par la provocation. Le dandy est donc forcé d’étonner toujours. Sa vocation est dans la singularité, son perfectionnement dans la surenchère. Toujours en rupture, en marge, il force les autres à le créer lui-même, en niant leurs valeurs. Il joue sa vie, faute de pouvoir la vivre. Il la joue jusqu’à la mort, sauf aux instants où il est seul et sans miroir. Être seul pour le dandy revient à n’être rien. »

démocratique)

Albert Camus, L’Homme révolté

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« Le dandysme est une forme dégradée de l’ascèse. Le dandy crée sa propre unité par des moyens esthétiques. Mais c’est une esthétique de la singularité et de la négation. ‘Vivre et mourir devant un miroir’, telle était, selon Baudelaire, la devise du dandy. Elle est cohérente, en effet. Le dandy est par fonction un oppositionnel. Il ne se maintient que dans le défi. La créature, jusque-là, recevait sa cohérence du créateur. À partir du moment où elle consacre sa rupture avec lui, la voilà livrée aux instants, aux jours qui passent, à la sensibilité dispersée. Il faut donc qu’elle se reprenne en main. Le dandy se rassemble, se forge une unité, par la force même du refus. Dissipé en tant que personne privée de règle, il sera cohérent en tant que personnage. Mais un personnage suppose un

« Le romantisme démontre en effet que la révolte a partie liée avec le dandysme ; l’une de ses directions est le paraître. Dans ses formes conventionnelles, le dandysme avoue la nostalgie d’une morale. Il n’est qu’un honneur dégradé en point d’honneur. Mais il inaugure en même temps une esthétique qui règne encore sur notre monde, celle des créateurs solitaires, rivaux obstinés d’un Dieu qu’ils condamnent. À partir du romantisme, la tâche de l’artiste ne sera plus seulement de créer un monde, ni d’exalter la beauté pour elle seule, mais aussi de définir une attitude. L’artiste devient alors modèle, il se propose en exemple : l’art est sa morale. Avec lui commence l’ère des directeurs de conscience. Quand les dandys ne se tuent pas ou ne

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deviennent pas fous, ils font carrière et posent pour la postérité. Même lorsqu’ils crient, comme Vigny, qu’ils vont se taire, leur silence est fracassant. » Albert Camus, L’Homme révolté

54 « À rebours de son siècle, le dandy se livre aux autres. Il se venge avec une insolence qui brise leurs valeurs et affirme son irréductible singularité. Sa soumission aux règles strictes d’un code qu’il s’impose à lui-même et dont les tonalités changent subtilement avec le siècle est le seul moyen qu’il possède pour détruire le réel et vivre dans l’espace de son mythe. Nouer sa cravate pendant des heures, jusqu’à ce point de perfection que lui seul peut reconnaître, ressemble à la toilette d’un condamné à mort et laisse soupçonner que derrière le masque se cachent les effets horrifiants d’un mal étrange. Ce mal, aux allures de tragédie, atteint les générations bousculées par ce terrible ébranlement de tout le socle culturel de l’Occident : le romantisme. Privé de Dieu, renvoyé à une liberté absolue, hésitant devant les incertitudes d’une époque en pleine mutation, privé de gloire par un siècle qui a fait du libéralisme une idéologie de l’argent, l’individu au sang bouillonnant succombe à un mélange d’impatience et de désenchantement qui le ronge. » Patrick Favardin, Laurent Boüexière, Le Dandysme

BARBEY D’AUREVILLY (PORTRAIT F. NADAR)

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« Alors, parfois, par désespoir, comme Eugène Sue, il se fait homme de luxe comme on devient homme d’État ou homme de guerre. Mais en sacrifiant son œuvre à sa vie, la profondeur de son être à un style, le dandy s’écarte du romantisme orthodoxe dont il est le compagnon de route pour une aventure qui n’a comme perspectives que sa propre dissolution dans l’exil ou la folie. »

« Aux yeux ébahis de son entourage soumis, le dandy naît d’une seule option. Il quitte son propre passé solitaire dont il ne retient rien, comme la flèche quitte l’arc aux formes de lèvres dans un jet décisif. Tous les porteurs de toge, tous les visages construits, toutes les valeurs composées et défendues par des hommes sont pour lui frappés de mort et dans son arraché iconoclaste, il risque sa face d’archange dans l’horreur démoniaque. Après la très intense souffrance du « passé-flamme » purificateur, il entre dans une dimension nouvelle où, toujours solitaire, il mène sa vie d’artiste, de poète, d’adorateur de beauté froide dans un engagement total. Il incarne pour son temps la figure de proue insensible aux tempêtes, et trace en un style de vie servant d’exemple, son orgueilleux chemin vers l’horizon de sa mort, indifférent aux dires et aux faires de qui se targue de le suivre. »

Patrick Favardin, Laurent Boüexière, Le Dandysme

56 « Dandy, sans pitié demandée, sans pitié donnée, chevalier solitaire, moine en dentelles, paillard chipoteur, artiste difficile, prince du faste, héros aveugle ou voyeur des fascinations qu’il suscite et décourage, officiant missionné du culte sans rituel d’une beauté qu’il veut et sait toujours inaccessible. Flèche inexorable au fulgurant tracé, tel est le dandy, fidèle à son engagement total. Aucune cible terrestre ne saurait l’arrêter, et les plus captivantes sont pour lui transparentes. C’est au cœur même de Dieu qu’il doit atteindre, flèche de désir, c’est au cœur de Dieu qu’il doit ficher son cri. »

Françoise Dolto, Le Dandy, solitaire et singulier

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Françoise Dolto, Le Dandy, solitaire et singulier

« L’essence du dandysme (…) - celui, concret, de Brummell, comme ceux, plus intellectuels, de Barbey d’Aurevilly et de Baudelaire - procède de cette volonté de s’inventer ex nihilo un destin, de sculpter sa propre statue devant l’Éternel : (…) raison pour laquelle, comme le montrent les vies de Brummell et de Wilde, le dandysme a partie liée avec la

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chute et la mort, au point qu’on peut soutenir qu’un dandy qui finit bien ne saurait tout à fait en être un…. » Patrice Bollon, La Tentation du dandysme

59 « Le dandysme : un monde métaphorique aux couleurs du soleil couchant, un exercice impossible. Comment s’appeler Barbey ou Nerval sous le règne de Monsieur Prudhomme ? (…). Comment garder le secret ou le silence au temps de l’ordre public ? Comment vivre sur le mode de l’être, non du devenir ? Comment rêver sous le règne du progrès ? Questions terribles et sans réponse, menant parfois au suicide et toujours au rebut et à la mort. ». Roger Kempf, Dandies (Baudelaire et Cie)

60 « Le dandy se retranche, ignore l’échange, sinon avec les siens, n’offre à la galerie qu’un impénétrable miroir. La sociabilité n’est plus cet état où, selon Stendhal, des étrangers se donnaient mutuellement du plaisir. Dans le ‘monde raréfié’ où évoluent Custine et Baudelaire, il n’y a place, désormais, que pour les mondanités, récréations d’un siècle laborieux. Le dandy en profite pour paraître et décevoir, car sa présence dénote simultanément le

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superficiel et le dérobé, servant de couverture à une activité ou à un vide dont les profanes n’ont pas à connaître. Certes, pour être de la même compagnie, Baudelaire sait que la froideur de Gautier n’est qu’apparente, comme celle de Delacroix, et leur calme est souvent factice. Mais le dandy s’astreint, sans y réussir toujours, à la contention et au repli. » Roger Kempf, Dandies (Baudelaire et Cie)

61 « Ce goût de la mort et de la décadence, par quoi Baudelaire annonce Barrès, et qui accompagne chez lui le culte de l’individualité, le pousse à refuser ce que Flaubert réclame : il ne veut pas d’une société qui dure autant que l’espèce humaine. Pour qu’elle ait un cachet de rareté et d’unicité, il faut qu’elle soit, au sein même de l’humanité, vouée à la disparition. (…) Par-delà l’artiste, qui cherche encore à créer, il a projeté un idéal social de stérilité absolue où le culte du moi s’identifie à la suppression de soi-même. C’est pourquoi J. Crépet a pu dire à juste titre que ‘le suicide est le suprême sacrement du dandysme’. Mieux encore, le dandysme est un ‘club de suicidés’ et la vie de chacun de ses membres n’est que l’exercice d’un suicide permanent. » Jean-Paul Sartre, Baudelaire

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« Le dandysme, forme moderne du stoïcisme, est finalement une religion dont le seul sacrement est le suicide. »

« Reed incarne la transgression des tabous qu’il traite dans ses chansons (…). Sa rupture avec le rock ‘classique’ indique depuis longtemps une démarche romantique initiale. Mais ce romantisme est devenu ultra-romantique : il est incarné par la vie extrême de Lou Reed, et perçu comme tel. Poète maudit, mal compris, son image romantique extrême devient symbolique d’un ‘nouveau’ romantisme, le romantisme noir, celui des années 70. Un romantisme d’esthète où même la mort peut être romantique. Cette attitude défiante redéfinit le rock & roll avec une arrogance absurde, transcendante, comprise comme sublime par une partie de son public, comme un absolu qui peut être vécu avec panache, quitte, au pire - ou au mieux - à en crever. Le dandysme ultime, suicide à petit feu, est le triomphe de l’apparence et du moi. »

Michel Butor, Histoires extraordinaires - Essai sur un rêve de Baudelaire

63 « L’habit s’interpose entre nous et le néant. Regardez votre corps dans un miroir : vous comprendrez que vous êtes mortels ; promenez vos doigts sur vos côtes (…), et vous verrez combien vous êtes près du tombeau. C’est parce que nous sommes vêtus que nous nous flattons d’immortalité : comment peut-on mourir quand on porte une cravate ? Le cadavre qui s’accoutre se méconnaît, et, imaginant l’éternité, s’en approprie l’illusion. La chair couvre le squelette, l’habit couvre la chair : subterfuges de la nature et de l’homme. Duperies instinctives et conventionnelles : un monsieur ne saurait être pétri de boue ni de poussière… Dignité, honorabilité, décence, - autant de fuites devant l’irrémédiable. Et quand vous vous mettez un chapeau, qui dirait que vous avez séjourné dans des entrailles ou que les vers se gorgeront de votre graisse ?. »

Bruno Blum, Lou Reed - Electric Dandy

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E. M. Cioran, Précis de décomposition

« Foucault opère un rapprochement inattendu entre Kant et Baudelaire. De Kant, il retient que la modernité correspond à une manière de penser et d’agir, et en particulier, que la modernité définit la liberté comme un travail sur soi (…). Près de quatre-vingts ans après Kant, Baudelaire identifie la modernité à un ‘rapport qu’il faut établir à soi-même’. C’est ce que le vocabulaire de l’époque appelle le dandysme, ce

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que Foucault décrit comme ‘l’ascétisme du dandy qui fait de son corps, de ses comportements, de ses sentiments et passions, de son existence une œuvre d’art’, et qu’il ramasse en une formule : l’invention de soi. En somme, la modernité prescrit, dans les termes de Foucault encore, de ‘s’élaborer soi-même’. Arrivé à ce point où la pensée de Foucault s’arrête par la force des choses, il est impossible de ne pas se rappeler qu’en 1944, Sartre avait lui-même interrogé le dandysme de Baudelaire. Comme Foucault allait le faire quarante ans plus tard, Sartre interprétait le dandysme comme une création de soi. Baudelaire, écrivaitil déjà littéralement, comprend le dandysme comme ‘un incessant travail sur soi’ (…) Quarante ans avant Foucault, Sartre rencontrait chez Baudelaire le projet d’une éthique de l’invention de soi. Il en marquait le lien nécessaire à la mort de Dieu. »

désirables et les amants désespérés, les femmes Damnées et Satan, les prostituées aux odeurs capiteuses, les vampires et les squelettes. (…). Son art est la distinction : le dandy est seul de son parti. Suivre et guider lui sont mêmement odieux. Zarathoustra est un des leurs, et Cyrano bien sûr. Car tous pratiquent avec ardeur le culte de soi-même qui caractérise les individualités fortes de leurs potentialités, soucieuses de produire un style là où triomphe, a priori, le chaos. Rien à voir avec les chemises empesées, les cravates hystériquement nouées, les gants façonnés par trois artisans, les tissus précieux et les raffinements de circonstance qui ont fait la réputation, fautive, du dandysme réduit aux accessoires et à l’esbroufe. Certes, c’est aussi cela, mais pas seulement comme aiment à le faire accroire les spécialistes en désamorçages qui stérilisent cette pensée en acte. » Michel Onfray, Le Désir d’être un volcan

Daniel Giovannangeli, Entre Sartre et Foucault : l’homme en question

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« Le dandy aspire à une morale autre, différente, postchrétienne pourrait-on dire. Une éthique soucieuse d’esthétique et non plus de théologie, ni de scientisme (…). Au centre de cette forme nouvelle, l’individu est roi. Le projet consiste à donner au Beau une place architectonique qui déclasse le Vrai ou le Bien. (…). Esthétique et pathétique, éthique et sensualisme, réconciliation avec les sens et le corps, Baudelaire et le dandy réhabilitent les parfums suaves et capiteux, l’âme du vin, le haschisch, les passantes

« Lorsque Barbey d’Aurevilly écrit sur Brummell, c’est pour extraire une théorie de ce qu’après Balzac on pourrait appeler la vie élégante. La plus belle réussite d’un dandy est l’emploi de son temps, et non de son argent. Car il méprise l’or dans lequel croupissent les bourgeois. Son chef-d’œuvre est sa liberté, l’acquisition de sa liberté. (…). Cette culture de soi suppose le désir de fortifier et de discipliner son âme, la rage dans l’installation à distance des parasites et des nains, la formulation d’un style qui exprime l’aspiration des danseurs à la légèreté, l’affranchissement à l’endroit

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de l’esprit de lourdeur. Volontarisme, aristocratisme et esthétisme, autant de vertus inactuelles, au sens de Nietzsche, car cette époque est tout entière faite d’avachissement, d’uniformité et de laideur. » Michel Onfray, Le Désir d’être un volcan

68 « C’est un thème déjà présent chez Baudelaire ou chez Kierkegaard qu’une forme de vie peut elle-même être de l’art. Kierkegaard parle dès les années 1840 du stade esthétique de l’existence, Baudelaire, lui, parle du dandy. Cette substitution de la vie à l’art trouve une première réalisation dans le dandysme fin de siècle (…). » Yves Michaud, Visualisations - Le corps et les arts visuels, in Histoire du corps

69 « Prenant ses distances avec la figuration traditionnelle, un certain art contemporain contribue, par le biais de la ‘sculpture de soi’, à la ‘mise en pièces’ du corps. Un cas emblématique, dans un tel contexte, est celui d’Orlan, pour qui le corps est non seulement le support de tout procédé artistique, mais aussi un lieu de mutations et d’altérité. (…). Le corps devient un ready made modifié (…). L’artiste

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française est en quête d’un corps lui permettant d’effacer l’écart entre l’être et le paraître. (…). C’est pourquoi, entre 1990 et 1993, Orlan se soumet à une série d’opérations chirurgicales/performances connues sous le nom de La réincarnation de sainte Orlan dans le but de ‘ramener l’image interne à l’image externe’, d’annuler son ancienne apparence et de permettre ainsi au paraître choisi d’émerger et de s’imposer à l’extérieur. » Michela Marzano, Philosophie du corps

70 « Ne croyez pas qu’être dandy soit démodé. C’est tout le contraire ! L’attitude dandy est bel et bien vivante ! (…). Le fringant dandy est un caméléon qui change au gré des temps et des tendances, mais qui n’hésite pas à imposer sa propre vision du luxe. Après tout, le style est une affaire de conviction et les dandys vivent leurs rêves… En dehors de la frivolité et des redingotes, (…), un dandy est davantage qu’un suiveur de mode ou qu’un final de défilé ! (…). Baudelaire a dit que les dandys faisaient profession d’élégance… et que leur seule fonction était d’entretenir en eux-mêmes l’idée de la beauté. Le dandy se doit d’être sublime en permanence ; il doit vivre et mourir devant un miroir. J’aime cette idée et je pense que le dandy et son art de vivre sont indémodables. Le dandy n’appartient pas au passé. La prose de Byron ou de Baudelaire peut être aussi significative que le falbala de Boy George ou de Beau Brummell et transmettre autant de vibrations aujourd’hui. » John Galliano, Le Rêve dandy

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71 « Le dandy ne peut plus posséder aujourd’hui qu’un ensemble de valeurs profondément négatives : il ne s’agit pas - surtout pas - d’apparence, de manières de parler, de comportements, de traits de caractères, d’idées, d’opinions. Simplement : une concentration d’énergie désinvolte. La négativité du dandy s’exerce à chaque instant de façon ultrapositive (négation de la négation). »

la fonction avec brio. Or l’analogie n’est quasiment jamais utilisée et la comparaison à peine énoncée. L’adjectif dandy, encore aujourd’hui, ne s’accommode guère du genre féminin. Et pourquoi ? En quoi y aurait-il une part irréductible du dandy qui résisterait aux femmes ?. » Félicienne Marboeuf, Ma Dandy

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Philippe Sollers, propos recueillis dans Splendeurs et misères du dandysme

72 « Le dandy semble être une affaire d’hommes. Alors même que Barbey considérait ces figures de ‘natures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis, où la grâce est plus la grâce encore dans la force, et où la force se retrouve encore dans la grâce ; androgynes de l’histoire…’, le masculin l’emporte cependant sur le féminin. L’indécision du sexe, le ‘trouble’ lié au genre, font toujours basculer du côté du mâle. Le dandy serait-il donc nécessairement un androgyne masculin ? Voilà un fameux paradoxe dandy. Et pas des moindres. Et, pourtant, les exemples illustres ne manquent pas : de Gertrude Stein à Patti Smith, en passant par Vita Sackville-West ou Mireille Havet (liste résolument incomplète et subjective), nombreuses sont les femmes singulières, provocantes, égotistes et aristocrates qui pourraient remplir

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« La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu’elle étonne, qu’elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée. Elle doit donc emprunter à tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. Il importe fort peu que la ruse et les artifices soient connus de tous, si le succès en est certain et l’effet toujours irrésistible. C’est dans ces considérations que l’artiste philosophe trouvera facilement la légitimation de toutes les pratiques employées dans tous les temps par la femme pour consolider et diviniser, pour ainsi dire, sa fragile beauté. L’énumération en serait innombrable ; mais, pour nous restreindre à ce que notre temps appelle vulgairement maquillage, qui ne voit que l’usage de la poudre de riz, si niaisement anathématisé par les philosophes candides, a pour but et pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semées, et de créer une unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle unité, comme celle produite par le maillot,

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rapproche immédiatement l’être humain de la statue, c’està-dire d’un être divin et supérieur ?. » Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne (éloge du maquillage)

74 « Quant au noir artificiel qui cerne l’œil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue, bien que l’usage en soit tiré du même principe, du besoin de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un besoin tout opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive ; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l’œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini ; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage féminin la passion mystérieuse de la prêtresse. »

Point n’est besoin d’autre commentaire à ces deux testaments littéraires : c’est tout le dandysme, son essence première tout autant que son sens ultime, qui se trouve là, en cette dimension humaine où le plan de l’esthétique se voit hissé, via ce démoniaque attrait pour le sublime, au niveau de la métaphysique, parfaitement synthétisé.

Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne (éloge du maquillage)

75 « Madame, plaignez-moi, ou plutôt plaignez-nous (…). C’est par désespoir de ne pouvoir être nobles et beaux suivant les moyens naturels que nous nous sommes si bizarrement fardé le visage. » Charles Baudelaire, La Fanfarlo

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En hommage à l’auteur Daniel Salvatore Schiffer, de passage au Poème 2 les 15,22 et 29 avril 2013.

Une initiative du Poème 2 avec le soutien de la Fédération Wallonie - Bruxelles

DANIEL SALVATORE SCHIFFER (PORTRAIT CHRIS CARDIAC)


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DANDY WARHOL 75 formules et maximes à l’usage des dandys de Baudelaire à Cioran

DANIEL SALVATORE SCHIFFER Daniel Salvatore Schiffer, né en 1957, est agrégé de philosophie et titulaire d’un diplôme interuniversitaire d’études approfondies en « esthétique et philosophie de l’art ». Il a écrit une vingtaine d’ouvrages, dont Requiem pour l’Europe (L’Âge d’Homme, 1993), Les Intellos ou la Dérive d’une caste (L’Âge d’Homme, 1995), Les Ruines de l’Intelligence (Wern, 1996, préface de Patrick Besson), Dialogues du Siècle (Wern, 1997), Umberto Eco - Le labyrinthe du monde (Ramsay, 1998), Grandeur et misère des intellectuels - Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle (Le Rocher, 1998, avec un entretien de l’ancien dissident et président tchèque Vaclav Havel), La Philosophie d’Emmanuel Levinas - Métaphysique, esthétique, éthique (PUF, 2007, préface de Jacques Taminiaux), Philosophie du dandysme - Une esthétique de l’âme et du corps (PUF, 2008), Oscar Wilde (Gallimard - Folio Biographies, 2009), Le Dandysme, dernier éclat d’héroïsme (PUF, 2010), Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones (François Bourin Éditeur, 2010), Hsiao Chin ou la transcendance du signe (Académie Royale des Beaux-Arts de Liège, 2011), Le Dandysme - La création de soi (François Bourin Éditeur, « beau livre », 2011), Du Beau au Sublime dans l’Art Esquisse d’une Métaesthétique (Éditions L’Âge d’Homme et Académie Royale des

Beaux-Arts de Liège, 2012), Manifeste dandy (François Bourin Éditeur, 2012). Ancien professeur de « littérature contemporaine » et de « civilisation moderne », dans le cadre des cours de l’Université de Grenoble, au Centre Culturel Français de Milan (Italie), il est aujourd’hui professeur de « philosophie de l’art » à l’École Supérieure de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège et professeur invité au Collège Belgique, sous l’égide de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique et le parrainage du Collège de France. Daniel Salvatore Schiffer, dont l’engagement en faveur des droits de l’homme et de la femme est permanent partout où ils sont niés dans le monde (pour Sakineh Mohammadi-Ashtiani, Asia Bibi, Ioulia Timochenko, Troy Davis, Hamza Kashgari, etc.), est aussi le porte-parole, pour les pays francophones, du « Comité International contre La Peine de Mort et la Lapidation », « One Law For All », dont le siège et à Londres. Il est le délégué général du « Prix Littéraire Paris-Liège » récompensant, chaque année, un essai en sciences humaines.


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