NOTO #9 - 2017

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R E V U E

C U L T U R E L L E

G R A T U I T E

VA G A B O N D E R D A N S L E P U R I M A G I N A I R E O M I C H E L B O U Q U E T L E S P O RT E S D E L ’ O P I U M O É O L E O D E L P I O M B O E T M I C H E L A N G E LO

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© Erwan Fichou & Théo Mercier 2017

UN ACCOMPAGNEMENT D’ARTISTES ANNIE DORSEN EMMANUELLE HUYNH ET NICOLAS FLOC’H PÉNÉLOPE MICHEL ET NICOLAS DEVOS LIZ SANTORO ET PIERRE GODARD SMITH ET MATTHIEU BARBIN KRIS VERDONCK TANIA BRUGUERA BORIS CHARMATZ MOHAMED EL KHATIB NOÉ SOULIER CLÉDAT & PETITPIERRE THÉO MERCIER GAËLLE BOURGES EURIPIDES LASKARIDIS CYRIL TESTE ALAIN BUFFARD

16 SPECTACLES DU 13/09 AU 21/12 WWW.FONDATIONDENTREPRISEHERMES.ORG


www.noto-revue.fr 114-116, boulevard de Charonne 75020 Paris contact@noto-revue.fr

La pensée magique PA R A L E X A N D R E C U R N I E R

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Couverture © Henri-Edmond Cross, Paysage avec des étoiles (détail), aquarelle et graphite sur papier vélin blanc, vers 1905-1908, New York, The Metropolitan Museum of Art, Robert Lehman Collection, 1975.

Alexandre Curnier

Je suis entré à l’école primaire en sachant lire. Ma sœur avait eu l’originalité de m’apprendre l’alphabet pour combler la lenteur des vacances d’été en Provence, où l’on occupait l’après-midi à fuir le soleil. Je connaissais mon alphabet mais j’ignorais le sens des mots. Je les aimais. Puis ce jeudi arriva. J’étais impatient. Au début de la semaine, celle que nous devions appeler « Mademoiselle » avait très solennellement expliqué que nous allions recevoir notre premier livre « de grand ». Cette annonce avait suscité une excitation immense et fait miroiter une possibilité extraordinaire. Il y avait chez mes parents une vaste bibliothèque dans laquelle les livres, on me l’avait répété, ne m’étaient pas encore destinés. J’allais pouvoir, enfin et sans discussion, accéder à ces histoires verticales, dont les titres m’inspiraient des aventures.

CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T

Clémence Hérout CO M I T É D E R É DAC T I O N

Caroline Châtelet, Clémence Hérout, Odile Lefranc S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

Nicolas Emmanuel Granier AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E

Pascal Bernard, Jean-François Mondot, Jean-Philippe Rossignol, Juliette Savard Portrait. Pascal Bernard

Ce jeudi était arrivé. J’étais remonté en salle de classe avant la fin de la récréation. Je voulais être le premier et je laissais mes camarades là où, à la fin du printemps, un cerisier retenait toute notre attention. Au seuil, un mouvement sonore glissant et répétitif, brouillé par une odeur alcoolisée, éveilla ma curiosité. Je me lançai vers cet événement, comme on pénètre dans une forêt inconnue. Dans une pièce sombre, une machine, activée par le rythme régulier du poignet de Mademoiselle, crachait des feuilles légères de papier blanc, couvertes de caractères bleus et baveux. Avec un tempo précis, Mademoiselle, dans sa jupe plissée bleu ciel et ses chaussures jonquille, lâchait la manivelle, déposait les feuilles sur une table, alignées à côté d’autres paquets ; puis en rassemblait quelques-unes, qu’elle couvrait d’un épais carton marron, le tout maintenu par une agrafe parisienne en laiton.

Vagabonder dans le pur imaginaire, Chroniques, Motif, Noto bene, Bonnes Feuilles. Alexandre Curnier

La classe reprit. Mademoiselle demanda le calme et posa une boîte sur son bureau. Elle contenait mon passage à l’âge adulte. J’en avais la certitude. Elle fit distribuer ce premier livre « de grand ». Je reconnus immédiatement le cahier marron. J’étais fasciné. S’il n’avait pas l’aspect des livres de la bibliothèque interdite, il avait été réalisé sous mes yeux – et j’espérais que Mademoiselle garderait sa fabrication secrète. Au milieu de mes camarades, je n’écoutais plus et je me mis à vagabonder dans mon imaginaire : à mon retour chez mes parents, je ne demanderais pas la permission pour entrer dans le bureau de mon père. J’utiliserais sa machine à écrire et j’entreprendrais de faire un livre. Ce que je fis avec patiente et concentration le week-end suivant, en tapant trois pages d’un livre interdit.

Mazarine culture Paul-Emmanuel Reiffers, président-directeur général Françoise Meininger, directrice du pôle culturel

Il ne s’agit pas d’un souvenir, mais d’une pensée magique, celle d’un saisissement.

ISSN :

Faut-il pouvoir être disponible à ces moments, à ces rencontres ! L’enjeu de l’éducation, et de notre futur, n’est pas seulement dans la formation d’élèves savants, mais passe assurément par l’apprentissage de notre disponibilité à la poésie des choses. Ce neuvième numéro de NOTO s’ouvre sur une phrase, comme une énigme, d’Henri Bosco : « N’ayant rien d’autre à faire, mais je le fis si bien, que je passai l’après-midi à vagabonder dans le pur imaginaire  1. » « Le vers qui se ressaisit, nous dit Yves Bonnefoy, est la perception intuitive des résolutions à prendre dans cette adversité, des audaces qu’il faut avoir. [...] C’est le lieu et c’est l’instrument du ressaisissement encore possible, du “will to be”  2  ». Et si nous nous ressaisissions par l’effet de nos rêves ?

1. Henri Bosco, Malicroix, Gallimard, 1948. – 2. Yves Bonnefoy, L’Hésitation d’Hamlet et la Décision de Shakespeare, Seuil, 2015.

En images. Clémence Hérout (patrimoine), Jean-François Mondot (métiers d’art) Culture et politique. Caroline Châtelet, Clémence Hérout, Odile Lefranc CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E

Juliane Cordes, Corinne Dury R É G I E P U B L I C I TA I R E

P H OTO G R AV U R E

Fotimprim, Paris IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

Corlet, Condé-en-Normandie DÉPÔT LÉGAL :

juillet 2017

2427-4194

Formulaire d’abonnement page 06 © NOTO est une revue trimestrielle gratuite publiée par les Éditions NOTO, SARL au capital de 5 000 €. © Tous droits réservés. La reproduction, même partielle, de tout article ou image publié dans NOTO est interdite.

Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et à la réalisation de ce numéro, en premier lieu les auteurs. Nos remerciements vont également à Juliette Carré, Jacques Heilmann, Michel Hilaire, Yves Mirande, Alexandra Moskalenko, Sylvie Perrin, Dominique Racle, Ozlem Yidirim.


P O RT R A I T

N E L LY M O N N I E R

Massy (école maternelle), 2016, huile sur toile, 150 × 114 cm.

Les œuvres de Nelly Monnier invitent à un voyage à travers la France. De la Picardie à l’Auvergne, des Pays de la Loire à la Lorraine en passant par l’Île-de-France ou les Alpes, l’artiste isole et exploite des fragments de paysages occupés ou traversés par l’homme : équipements de sports et de loisirs (Tencin, Massy-Fontainebleau), itinéraires touristiques, infrastructures industrielles, zones résidentielles (Saint-Égrève), etc. Depuis l’été 2016, ses travaux documentent la présence de l’art et/ou du décoratif dans le paysage français (Massy). Peintures, dessins, photographies ou récits témoignent de la relation qu’entretient l’homme, au travers d’architectures, avec son environnement. Née en 1988, Nelly Monnier vit et travaille dans l’Essonne et dans l’Ain. www.nellymonnier.com

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© Nelly Monnier

N E L LY M O N N I E R

Tencin, 2015, huile sur bois, 60 × 80 cm.

Saint-Égrève, 2016, huile sur bois, 60 × 80 cm.

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MICHEL BOUQUET Né en 1925, Michel Bouquet est l’un des comédiens français les plus prolifiques de sa génération. Acteur fétiche de Jean Anouilh et de Jean Vilar, il interprète de nombreux personnages du répertoire classique, dont Henri IV ou l’Avare, auquel il voue une grande passion. Sans oublier ses rôles emblématiques dans les pièces d’Eugène Ionesco, de Samuel Beckett, de Harold Pinter, de Bertrand Blier ou de Ronald Harwood. Au cinéma, il a tourné sous la direction de François Truffaut, Claude Chabrol, Anne Fontaine, Robert Guédiguian, etc.

GUILLAUME CASSEGRAIN Historien de l’art, Guillaume Cassegrain enseigne l’histoire de l’art moderne à l’université Grenoble-Alpes. Spécialiste de la peinture italienne de la Renaissance, il est l’auteur de plusieurs livres : La Coulure. Histoire(s) de la peinture en mouvement (xi e- xxie siècles), Tintoret et Roland Barthes ou l’Image advenue, aux éditions Hazan. Il publie en septembre Représenter la vision chez Actes Sud, ainsi qu’un essai sur Denis Roche, Vanishing Point. Il prépare actuellement un ouvrage sur la réception de Michel-Ange au xvie siècle.

PATRICK CHAMOISEAU Né à Fort-de-France, en Martinique, Patrick Chamoiseau a publié des romans (Chronique des sept misères, Solibo magnifique, Biblique des derniers gestes) et des essais (Éloge de la créolité, Lettres créoles, Écrire en pays dominé). Il est également l’auteur de pièces de théâtre, de poèmes et de scénarios. En 1992, le prix Goncourt lui a été attribué pour Texaco. Il vient de publier au Seuil Frères Migrants, qu’il conclut par une « Déclaration des poètes » : « Les poètes déclarent que dans l’indéfini de l’univers se tient l’énigme de notre monde, que dans cette énigme se tient le mystère du vivant, que dans ce mystère palpite la poésie des hommes : pas un ne saurait se voir dépossédé de l’autre ! »

NOS INVITÉS DOMINIQUE DE FONT-RÉAULX Conservatrice générale au musée du Louvre, directrice du musée Eugène-Delacroix, Dominique de Font-Réaulx a été conservatrice de la collection de photographies du musée d’Orsay. Chargée de mission auprès d’Henri Loyrette pour la coordination scientifique du projet du Louvre-Abu Dhabi, elle enseigne à l’École du Louvre, à l’Institut d’études politiques de Paris, et y est conseillère scientifique de la filière culture de l’école d’affaires publiques. Commissaire de plusieurs expositions, en France et à l’étranger, elle est l’auteure de Peinture & Photographie. Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914 (Flammarion, 2012).

FRANÇOISE FRONTISI-DUCROUX Helléniste, sous-directrice honoraire au Collège de France, membre de l’équipe d’Anthropologie et histoire des mondes antiques (Anhima), Françoise Frontisi-Ducroux est l’auteure de nombreux ouvrages sur l’A ntiquité grecque, entre autres : L’Homme-cerf et la Femme-araignée (Gallimard, 2003), Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope... (Seuil, 2009). Elle vient de publier Arbres filles et Garçons fleurs. Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs (Seuil, 2017).

JEAN STREFF Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, Jean Streff est l’auteur du livre culte Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui a été traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son nouveau roman, Portrait convulsif, a paru en mars 2017 aux éditions La Musardine.


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9 sommaire VAG A B O N D E R DA N S L E P U R I M AG I N A I R E

C H R O N I Q U E S

10 « Rendre crédible l’imaginaire

53 Cet objet du désir :

09

d’un réel »

P R O P O S D E M I C H E L B O U Q U E T

16 Lune du matin P O È M E D E PAT R I C K C H A M O I S E A U

19

« Ce qu’elle accueille à chaque réveil ce n’est rien d’autre que le restant des rêves »

Le cou

Douceurs cervicales PA R J E A N S T R E F F

58 Pour l’intelligence des poètes :

Éoliennes

Autant en emportent les vents PA R F R A N Ç O I S E F R O N T I S I - D U C R O U X

19 Les Portes de l’opium D E M A R C E L S C H W O B

67 Ceci est une image du réel :

« Il frappa deux ou trois coups ; la porte roula sur ses gonds rouillés sans grincer. Je n’hésitai pas, et je m’élançai »

Le venin de la colère

23 M O T I F – A RT

Au-delà des apparences, la Pietà de Sebastiano del Piombo et Michelangelo

Un affrontement

23

Dialogue entre une image érotique et une image dévotionnelle PA R G U I L L A U M E C A S S E G R A I N

C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

39 « Il faut avoir l’ambition la plus élevée

pour la culture »

E N T R E T I E N AV E C A L A I N S E B A N PA R O D I L E L E F R A N C

67

PA R C A R O L I N E C H Â T E L E T,

E N I M AG E S

45 Patrimoine La Cité internationale universitaire de Paris

Cité-jardin de trente-quatre hectares, où une quarantaine de maisons d’étudiants émergent d’un grand parc, conçues par de grands noms de l’architecture et des arts décoratifs

PA R C L É M E N C E H É R O U T

79 Métiers d’art

Les métiers de la couleur de la manufacture nationale de Sèvres

PA R J E A N - F R A N Ç O I S M O N D OT

AV E C C L É M E N C E H É R O U T

Depuis 1756, la manufacture de Sèvres est la vitrine prestigieuse de la porcelaine française. Cent vingt céramistes d’art y travaillent aujourd’hui

73 Voir autrement Enquête sur les dispositifs et outils offerts au public malvoyant et non voyant

PA R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

79

86 N OTO B E N E E T B O N N E S F E U I L L E S

NOTO aime et recommande



© Stéphane Lecomte

vagabonder dans le pur imaginaire Stéphane Lecomte, Balcon, 2013, acrylique sur toile.


VA G A B O N D E R D A N S L E P U R I M A G I N A I R E

M I C H E L BOUQUET «R E N D R E CRÉDIBLE L’ I M AG I N A I R E D’UN RÉEL» © National Gallery, London

P R O P O S R E C U E I L L I S PA R ALEXANDRE CURNIER ET ODILE LEFRANC

NOTO

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Ti tie n, Ba cch us et Ar ian e (d ĂŠt ail ), ve rs 15 20 -15 23 hu ile su r to ile , , Lo nd re s, Th e Na tio na l Ga lle ry.


VA G A B O N D E R D A N S L E P U R I M A G I N A I R E

so nt -il s m is ? oi de s ge ns s’y qu ur Po ? é  ist il ex le , c’ es t qu e ur qu oi ce la a- tqu i es t fo rm id ab cl e est in ou ïe . Po ta Ce ec s. sp pa is du sa n io ne urs, ? Je L’ inve nt as sé s po ur vo ir  re . Et no us , ac te es se so nt -il s m acce pté de croi tr t au on d’ et oi u qu nd ur te pe at Po es pa s du s. as sis , ont s no us ne so m m ve nu s, se so nt ai m nt , so re s oi ur cr te ta ire fa ur, le s sp ec avon s acce pté de ’a pp or te un ac te m êm e ca s, no us . To ut l’i ntérêt qu le re ai ns in da ag m es l’i m ns m so un un ive rs ém ent da ib le un e ré al ité , éd us so m m es fo rc cr no , re ns nd uo re jo ns us s de vo la Q ua nd no au ss i fu til e qu e re d’ un ré el . N ou ce du po ète est éd ib le l’i m ag in ai en cr és re pr nd La re . at de ét t c’ es qu i re ga rd e le m êm e po ète est da ns Et le sp ec tate ur . er Le ist e. tr ex nô ire le fa s s ur le qu i n’ est pa ot s de l’a uteu r po pl us lo in  ? qu i pren d le s m Co m m ent al le r r,  ? eu ts ct di é l’a ét de t on ce i s qu prés en ns e de ce s m ot ’e st -ce qu e je pe se de m an de : qu

ENUS, V T N O S S R EU L E S S P E C TAT A S S I S , O N T AT T E N D U SE SONT IRE. O R C E D É T P E NS E T O N T AC C AC T E U R S , S O M M E S DA EPTÉ ET NOUS, C C A S N O V NOUS A , S A C E M Ê IRE. O LE M R C E R I A F s DE ce lu i de s au te ur tres pe rs on ne s, l’i m ag in ai re d’ au po ur m oi , m ai s e co nf ro nter à m de t an rt oi r un im ag in ai re po av im d’ ès s tr pa t t fu es e n’ m ce Il ne pa r qu i m ’inté re ss e, re ster. Q u’ il vi en te ur est sacré. Ce Je m e m éf ie d’ y . re ai in ag m l’i nota m m ent. L’ au vo is pa s très m éf ie de un m irage . Je ne po ur lu i. Je m e t re es ai c’ in e ag qu im e rc un ag ire ste, pa d’ avoi r em ent da ns l’i m , m ai s pa s qu ’il entrent co m pl èt epte vo lo nt ie rs i cc qu l’a s je ur e, te ris ac s rp fa su il ne le ut or te r. Le pe uvent m ’a pp un im ag in ai re , et s nt ge se ira po m s im le Ils e e. de vi vr bi en ce qu re ga rd er da ns la i du sp ec tate ur co ntente nt de se em pê ch ent ce lu se ur i te qu au ns un ge d’ s na ire ac te urs. Le ie r d’ ac te ur qu i m en ace le s re d’ ar t. Le m ét il uv ue œ e éc d un an er gr rd ux re ga pa s. C’ est le r et s’e n re tirer uvoi r. Il va ut m ie in ai re de l’a ut eu m ém ent de po ag or m én l’i t de en r rd re pe m pa gl ace di ve rs es tiv ité du ré el , s’e entrer da ns le s ne r ve rs l’o bj ec je ct iv ité , c’ est d’ ob d’ e ch er ob lig e à se to ur ch tte objectivité cette re tion que porte ce de très du r da ns ga a y rro ’il te qu l’in Ce ns . da r m be r à te m ps s autres – d’entre et de ne pa s to la subjectivité de ce qu i m e pe rm de en ns io llig ct te di in ra d’ nt n, co nétrat io re as se z ra re . à un de gré de pé l’acteu r est un êt oi oi m qu ur en s po t en ss es trer. C’ qu e je re po ur ra is re ncon di ve rs ité s qu e je s de er m la ns da

NOTO

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MICHEL BOUQUET

se ant ne pe ut pa s e de ce la . L’ ag iss pt m co re nd re io décept n ut pa s se illusion il y a de la en scèn e ne pe t tte es ce i ns qu da ne et on el, le ré d La pe rs moi, l’illusion est e, de le fa ire qu an ose-là existe. Pour nd e pa r se co nd ch co se tte , ce re e isè qu m er figur bterfuge, ce pt io n, en on est dans le su et va nt sa prop re dé ge de fu t er es bt n su O e. c’est un de so i-m êm ut pa s im ag in er rive. On sait que e, m ai s on ne pe voir que l’on y ar sa ism de an s éc pa m ais du m rt ie même m êm e au di t. O n fa it pa m oi im po ss ib le qu el qu e so rte m Ce la re ste po ur is. ra ui no va ’é do nc on est en t. Je m d’ hu m ili at io n. on on s’é va no ui re da ns ce ca s êt sin d’ rt au pa d be t en es pr c’ qu e qu ’o n y trer  ? Je trou ve es . Po ur qu oi en iss ul co s le ns da t hu m ai n. oi , O n est vrai m en ente s de va nt m qu i ét ai ent prés s ité tiv ec bj su s to utes le de possibilité Mais il n’y a pas envi e de pe rcer . e vie nt ra sa vo ns dé da r la ncontre J’a i eu nt d’ un e qu al ité que l’on peut re an ds pe in tres so d’art immenses s gr re s le uv œ ou s s le ur nt te que so an ds au rie n. C’ est uv re d’ ar t. Le s gr n’ est pa s po ur l’œ ce , de ns e io tr pt aî ce m s ex de se re nd re en ne . Ce so nt de suffit de rester rie ure à la m oy à comprendre. Il pé ais su is jam fo a er ille riv m ar ’on n’ d’ es pr it je le m ér ite . ué et accepter qu e pa s au de gré où doit être subjug riv n ar O n’ e. je air r pl ca s em ai ex pa rtou t ch ez nn erai ja m ap hi qu e qu i est er. Je n’ ab an do gr rd n ga tio re ec de rf pe et e est la bl e. à sa pl ac Ti tie n (1 52 3) , c’ êt re nu s en se m hu s et Ar ia ne de t da ng ereu x d’ es c’ e qu re Le ta bl ea u Bacc di re de su bi r O n pe ut i no us re tie nt . pres sio n vo nt êt qu im et re iè es tr em aî pr m je nt cette le s gr an ds xi on s qu i su ive is- je  ? Pren drai sle attit ud e au ra , to utes le s réfle el la qu ce s, de ge rs na ho on rs ut pe En de gré to à la pl ace de ce s s re gretta nt m al se di re : si j’éta is e retirerai s, m ai m je e qu s oi l’é m ot io n et de cr est du domaine  ? M oi , je de séduction. C’ ou de m e retirer up er co st au re be de e n m m sio n, co la , pa r la dé ci duction pour rie a pl us droi t à ce êler. C’est une sé i se retire, qu i n’ qu ge na on rs de ne pas m’en m ce tr av ai l et en s un pe i re ga rd e de fa ire t. Al ors, je de vi je qu su ne du on rs us pl pe t al e et à la qu i n’ es e le ço n de m or uv re d’ ar t pe rm trou ve r. C’ est un r in in té rê t. L’ œ s’y pa de ou in ce va en en ud pr it bi so i, qu e ce se ra n’ est pa s po ur de di re qu e ce un e éd uc at io n. pe ut -être, c’ est

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VA G A B O N D E R D A N S L E P U R I M A G I N A I R E

op po sa ie nt pa s tr ce ux qu i ne m e et s, gé ju ai s le pl ira is de us s m ai ns , je lè m es , je le s ad m e j’a i eu s da ns le ob qu pr es ds xt an te gr s le ie nt de To us m ai s, il ne fin ira ux qu i m e po sa bl e. Il ne fin ira ja s ai m ép ris és , ce em le ns je , l’e es de m e lè ric ob at de pr do m in qu i ex iste, rs on na lité la pl us la pl us do m in ée pe re la uv t l’œ an t ét es re C’ iè . ystè re en pl us , M ol co m pren ai ent si M ol iè re est un m ur ce la qu ’il s se ut ce qu ’a éc rit po To t t. es or C’ m t. la an ns nd co nte qu e da u le pe e fic tio n ? O n ra . C’ en est un pe lle de Lo ui s X IV rid iq ue . Est- ce un vé t es le el si je croi s, avec ce s sa it pa to ute sa co ur, ro i au ra it invi té dote m ai s on ne Le ec . an ur e co un la te er ci tr n tite re ncon bi en . O ont dressé une pe r Lo ui s X IV po ur ger à Molière. » Ils ra it été invi té pa an au m re à iè er ol nn M do e s le qu ous allon ace et ro i ié de pren dre pl roi aurait dit : « N pr Le . é re ét iè a ol re M iè ol ait e, ta bl e. M qui attend ce pa uv re ho m m de cette petite c’ est in ou ï. Po ur ur ét ai t au to ur t, co an la ifi e rr ut te t To es e. tit ta bl cette pe e M oli ère. » C’ se se ra it as sis à no us al lon s se rv ir re t, iè an ol en M nt i. ai ro « M it pi ed s du au ra it di t : ra it le vé et se ra r pa r te rre au x ge r, ap rè s il se se no ui r et to m be an va m s’é é oi rd ga qu re t de urai le rie il y a to ute la co ur l’a de sc en d de la ga effet m an gé et ns l’e sc al ie r qu i da Et . us vo ez ol ta bl e, il au ra it en re nt re z ch s ex isté, M iè re sp er sé la co ur : ut -être n’ a ja m ai di pe it i ra qu au i er ro un je Le x dé s pu pa rt i. je un er, le fa m eu ol iè re n’ au ra it pa ai t eu lie u le dé ns m es bras  ! » M av da e, où èr es oli lac M G h s so « A de ra it di t : en se ra it rt i ur tis an qu i lu i au am ants . M ol iè re co di un de t é tr er uv on co nc re , ét ai t au ra it re er à ce tt e hi st oi bi t de ce pr in ce ol iè re sa ns pe ns qu e d’ ob éi r. L’ ha M t r en su r em tr lle ai au on av , ire fa re ille co m m en ce r à tr oi re inve ntée pa ne pe ux ja m ai s su sc ite r un e hi st de e bl est pa en sa ng la nt é. Je ca  ! it êt re so d’ hi stoi re Et c’ oq ue r ce ge nre tio n pu re . Q u’ un ov fic pr e ur un e po tr re -ê êt pe ut flé ch ir su r ça de va it . Ce la m ’a fa it ré m ai s qu el gé ni e pé t : ap di fr ’a se m on -là et stoi re s’i nter ro ge rs on ne . Cette hi ateu r de to ut et le m ie ux à la pe e vr ai et do m in nt qu ie ux nv fa co i i ss qu au re fic tif l’h istoi r ve rs la ur d’ un m on de otte r à l’a rt . Al le e. C’ es t le créate à paye r de se fr ix pr le t es c’ ce qu ’e st l’a rt ist ac un . Ce qu ’il nt ure. Et t va la bl e po ur ch ng la nté de l’ave es sa re en oi rt st hi so i tte qu x. Ce payer. de rie n, est très da ng ereu n. C’est le prix à la condamnatio ir en sa ng la nté. C’ à fin et t es ur c’ , ne re on ltu l’h cu n’échappe pas à e, c’est que l’on qu i y a de très étrang est un co utea u L’ âg e qu e l’o n a a. n l’o e qu ge ent de l’â m ai s c’ est un to uche nt dé pe nd qu i m e to uche , e us èt no i po qu un s es èt pa est Le s po e Ap ol lin ai re n’ ent po ète. Il fa ut illotin e. G ui lla um êt re co m pl ètem gu ur la po de i ie lu és ce , po la to m be s po ètes op am ou re ux de lu i. Je préfère de ire . M ai s il est tr e in ca rn ée pa r m ig én e un po ète qu e j’adm se rs m éc on te nt ’e lle po . J’ ét ai s to uj ou pe du po ète, qu ud ap ba ch m s’é Ri r ie és hu rt po e d’A qu e la gi st ré un po èm ud . t rie n. J’ ai en re en lv so ré ha pp ai t à Ri m ba ne i éc qu qu e la po és ie is pr m co i j’a e là qu du re nd u. C’ est

NOTO

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MICHEL BOUQUET

. El le es t re tro uvée . Q uo i ? – L’É te rn ité lée C’ es t la m er al

qu e ce qu i rire. Il a co m pr is éc d’ é ss ce l. a lei il so s po in t, Avec le est al lé fa ire de i éc ha pp ai t à ce on en a pe ur. Il pr is qu e ce la lu m ou co la a ce il de nd e ua ss Q se la oral ert ant. M ai s on ys iq ue m ent et m ai t le pl us im po m pl ètem ent, ph co er ip ic rt pa lu i écha pp ai t ét ca co rp s in rn é. s ar m es et és ie , d’ av oi r un po ur ve nd re de po ue la riq er Af itt en qu es fa it de tis te , to ur né e re prés en te le n à y fa ire . L’ ar , au sa cr ilè ge qu l’o n n’ a pl us rie ur e re qu or e l’h rt à fo t t en en m . so i es t te lle m nd re de s ar m es qu e la ch os e en no ncer à al le r ve re re di àtO n lâ ch e pa rc e es C’ . ar river là êt re qu i do it en c’ es t to uj ou rs un

EUR T A É R C E L T ’ES L ’ A RT I S T E , C T I F A U S S I FA U X E FIC D ’ U N M O N D V R A I E T D O M I N AT E U R QUE S O RT I U Q , N E I R DE D E T O U T E T N T É D E L ’ AV E N T U R E . sont pas pourquoi ils ENSANGLA ne comprennent eux. Les gens m ai s l’att ira nce, le respect malgré nt ire sp in ss i be au qu e la id re au uv re êt ut pe Ça Les chefs-d’œ ur qu oi  ? m e né ce scrée un am al ga e retie nt m ai s po la m ce Ça ut u. To ea bl e. ta bl co ntesta là , de va nt ce uv re d’ ar t, je ne prés en ce est in ux pa s êt re l’œ ex istent. Cette pe rt ne l’a Je de t. ce en en nn rp re iciens, la prés re s d’ ar t m e su , les grands mus To utes le s œ uv s m’interrogent tre in pe ds an gr s sa ire po ur la vi e. e. Tous le rtou t. H eu re ual ité de l’a rt , pa le m’est nécessair ré El la r. de ire s ve dm l’a eu e pr ou y a de s peux qu de s ad m irate urs ch ite ctes , etc. Il Ta nt qu ’il y au ra ents , to us le s ar s ? um pa on ou m e s le bl la ca us to la vi e – r e ch os e va ce . La frag ilité de ig m e. Est- ce un en én e ist ex un t e es un t ra ar t, , el le au se m ent. L’ ce rt ai n m om en gr in ch er de ss us pl aceront po ur t le s trou bl er à un dé en vi se i – s qu an ns 30 ge à ux de s 12 an s ou ux en m ie . m pren d de m ie isa nt s qu e m oi à co on la ag i on ss et au er nt ra ss ur e le s ge ns so ce s én ig m es qu re d’ ar t po ur se ex isten ce et su r on va vo ir l’œ uv s re or op Al pr e. sa rin r su ag ent la bl e, le s ch ne l qu estio nn em ch os e de très va oi re est un éter s il y a qu el qu e ai m ux rie té êm To ute cette hi st ys se r le s m es es t très m ’u n qu i va se po qu s à ré so ud re . C’ el le ib qu ss rs po ou uj im to it sa it Il y a l’o n sa C’ est co ns ol ant. ta bl e, m êm e si on n qu ’o n y m et . e m êm e co ntes io ns at po tin ré bs e l’o un t r es ni no c’ t pa s à us ur obte se ns m ai s ce n’ es r au sp ec tacl e po ni un r ve oi va i av it qu do et la qu e ce qu estio ns sa ura ja m ai s et m ent. Je pe ns e savo ir m ai s on ne ou le r in exorab le de cr ie s’é sa es va de ut to on e qu le m d pe intre. To ut la na iss an ce . e pa s à un gran re nd u co m pte à re êt en us de savo ir, m êm no s est de ne pa le pl us de m al , c’ ce qu i no us fa it

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LUNE DU MATIN P O È M E E T P H OTO G R A P H I E D E PAT R I C K C H A M O I S E A U


De quels songes garde-t-elle la substance ? Et quels soleils règnent aux abords de ses rêves ? Elle a cette chance de savoir l’ombre et de ne pas éviter la lumière de faire lumière dans la lumière et de sublimer l’ombre d’un obscur de l’éclat au-delà de la force c’est une tranquillité et une mélancolie Ce qu’elle accueille à chaque réveil ce n’est rien d’autre que le restant des rêves l’inconnu de l’esprit le long voyage sans volonté ce fleuve inabordable de tout ce que nous sommes en eaux sombres en eaux claires en limon terrifiant elle est une clef de Toi celle qui garde le mystère et n’ouvre qu’au mystère comme cette rosée qui se signale juste en sable de lumière sans jamais se montrer Toi de quels songes est doté ton soleil ? et de quelle nuit la clarté de ton rire ?


© Gwénaël Porte

Gwénaël Porte, Sans titre, 2017, tirage argentique.


VA G A B O N D E R D A N S L E P U R I M A G I N A I R E

L E S P O RT E S D E L’ O P I U M D E M A RC E L S C H WO B ( 1 8 67 - 1 9 0 5 ) N O U V E L L E E X T R A I T E D E C Œ U R D O U B L E ( O L L E N D O R F F, 1 8 9 1 )

O just, subtle and mighty opium!... Thomas de Quincey

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e fus toujours l’ennemi d’une vie réglée comme celle de tous les autres. La monotonie persistante des actions répétées et habituelles m’exaspérait. Mon père m’ayant laissé la disposition d’une énorme fortune, je n’eus point le désir de vivre en élégant. Les hôtels somptueux ni les attelages de luxe ne m’attiraient ; non plus les chasses forcenées ou la vie indolente des villes d’eaux ; le jeu ne présentait que deux alternatives à mon esprit agité : c’était trop peu. Nous étions arrivés dans un temps extraordinaire où les romanciers nous avaient montré toutes les faces de la vie humaine et tous les dessous des pensées. On était lassé de bien des sentiments avant de les avoir éprouvés ; plusieurs se laissaient attirer vers un gouffre d’ombres mystiques et inconnues ; d’autres étaient possédés par la passion de l’étrange, par la recherche quintessenciée de sensations nouvelles ; d’autres enfin se fondaient dans une large pitié qui s’étendait sur toutes choses. Ces poursuites avaient créé en moi une curiosité extravagante de la vie humaine. J’éprouvais le désir douloureux de m’aliéner à moi-même, d’être souvent soldat, pauvre, ou marchand, ou la femme que je voyais passer, secouant ses jupes, ou la jeune fille tendrement voilée qui entrait chez un pâtissier :

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elle relevait son voile à demi, mordait dans un gâteau, puis, versant de l’eau dans un verre, elle restait, la tête penchée. Ainsi il est facile de comprendre pourquoi je fus hanté par la curiosité d’une porte. Il y avait dans un quartier éloigné un haut mur gris, percé d’yeux grillés à de grandes hauteurs, avec de fausses fenêtres pâlement dessinées par places. Et au bas de ce mur, dans une position singulièrement inégale, sans qu’on pût savoir ni pourquoi, ni comment, loin des trous grillés, on voyait une porte basse, en ogive, fermée d’une serrure à longs serpents de fer et croisée de traverses vertes. La serrure était rouillée, les gonds étaient rouillés ; dans la vieille rue abandonnée les orties et les ravenelles avaient jailli par bouquets sous le seuil, et des écailles blanchâtres se soulevaient sur la porte comme sur la peau d’un lépreux. Derrière, y avait-il des êtres vivants ? Et quelle insolite existence devaient-ils mener, s’ils passaient les journées à l’ombre de ce grand mur gris, cloîtrés du monde par la petite porte basse qu’on ne voyait jamais ouverte ! D’heure en heure mes promenades inactives me ramenaient dans cette rue silencieuse, et j’interrogeais la porte comme un problème. Un soir que j’errais dans la foule, cherchant de curieuses figures, je remarquai un vieux petit homme qui tressautait en marchant. Il avait un foulard rouge pendant de sa poche, et il frappait le pavé d’une canne tordue, en ricanant. Sous le gaz,

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VA G A B O N D E R D A N S L E P U R I M A G I N A I R E

sa figure semblait barrée d’ombre, et les yeux y étincelaient de lueurs si verdâtres que je fus invinciblement ramené à l’idée de la porte : dans l’instant je devins sûr qu’il y avait entre lui et elle quelque relation. Je suivis cet homme. Je ne puis pas dire qu’il ait rien fait pour cela. Mais il m’était impossible d’agir autrement, et quand il parut au bout de la rue abandonnée où était la porte, je fus illuminé de ce pressentiment soudain qui vous fait saisir, comme dans un éclair du temps, qu’on sait ce qui va se passer. Il frappa deux ou trois coups ; la porte roula sur ses gonds rouillés sans grincer. Je n’hésitai pas, et je m’élançai ; mais je trébuchai sur les jambes d’un mendiant que je n’avais pas vu, et qui s’était assis le long du mur. Il avait sur les genoux une écuelle de terre et une cuillère d’étain à la main ; levant son bâton, il me maudit d’une voix rauque, lorsque la porte se referma silencieusement sur moi. J’étais dans un immense jardin sombre, où les herbes folles et les plantes sauvages poussaient à hauteur de genoux. La terre était détrempée, comme par des pluies continuelles ; elle paraissait de glaise, tant elle s’attachait aux pas. Tâtonnant dans l’obscurité vers le bruit mat du vieux qui avançait, je vis bientôt poindre une éclaircie ; il y avait des arbres où pendaient des lanternes de papier faiblement éclairées, donnant une lumière roussâtre, diffuse ; et le silence était moins profond, car le vent semblait respirer lentement dans les branches. En approchant, je vis que ces lanternes étaient peintes de fleurs orientales et qu’elles dessinaient en l’air les mots : MAISON D’OPIUM. Devant moi se dressait une maison blanche, carrée avec des ouvertures étroites et longues d’où sortait une lente musique grinçante de cordes, coupée de battements, et une mélopée de voix rêveuses. Le vieux se tenait sur le seuil, et, agitant gracieusement son foulard rouge, il m’invitait du geste à entrer. J’aperçus dans le couloir une mince créature jaune, vêtue d’une robe flottante ; vieille aussi, avec la tête branlante et la bouche édentée – elle me fit entrer dans une pièce oblongue, tendue de soie blanche. Sur les tentures des raies noires s’élevaient verticalement, croissant jusqu’au plafond. Puis il y eut

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devant moi un jeu de tables de laque, rentrant les unes dans les autres, avec une lampe de cuivre rouge ou une fine flamme filait, un pot de porcelaine plein d’une pâte grisâtre, des épingles, trois ou quatre pipes à tige de bambou, à fourneau d’argent. La vieille femme jaune roula une boulette, la fit fondre à la flamme autour d’une épingle, et, la plantant avec précaution dans le fourneau de la pipe, elle y tassa plusieurs rondelles. Alors, sans réflexion, j’allumai, et je tirai deux bouffées d’une fumée âcre et vénéneuse qui me rendit fou. Car je vis passer devant mes yeux aussitôt, bien qu’il n’y eût eu aucune transition, l’image de la porte et les figures bizarres du vieil homme au foulard rouge, du mendiant à l’écuelle et de la vieille à la robe jaune. Les raies noires se mirent à grandir en sens inverse vers le plafond, et à diminuer vers le plancher, dans une sorte de gamme chromatique de dimensions qu’il me semblait entendre résonner dans mes oreilles. Je perçus le bruit de la mer et des vagues qui se brisent, chassant l’air des grottes rocheuses par des coups sourds. La chambre changea de direction sans que j’eusse l’impression d’un mouvement ; il me parut que mes pieds avaient pris la place de ma tête et que j’étais couché sur le plafond. Enfin il y eut en moi un anéantissement complet de mon activité ; je désirais rester ainsi éternellement et continuer à éprouver. C’est alors qu’un panneau glissa dans la chambre, par où entra une jeune femme comme je n’en avais jamais vu. Elle avait la figure frottée de safran et les yeux attirés vers les tempes ; ses cils étaient gommés d’or et les conques de ses oreilles délicatement relevées d’une ligne rose. Ses dents, d’un noir d’ébène, étaient constellées de petits diamants fulgurants et ses lèvres étaient complètement bleuies. Ainsi parée, avec sa peau épicée et peinte, elle avait l’aspect et l’odeur des statues d’ivoire de Chine, curieusement ajourées et rehaussées de couleurs bariolées. Elle était nue jusqu’à la ceinture ; ses seins pendaient comme deux poires et une étoffe brune guillochée d’or flottait sur ses pieds. Le désir d’étrangeté qui me tenait devint alors si violent que je me précipitai vers cette femme peinte en l’implorant : chacune des couleurs de son costume et de sa peau semblait à l’hyperesthésie de mes sens un son délicieux dans l’harmonie

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L E S P O RT E S D E L ’ O P I U M

qui m’enveloppait ; chacun de ses gestes et les poses de ses mains étaient comme des parties rythmées d’une danse infiniment variée dont mon intuition saisissait l’ensemble. Et je lui disais, en la suppliant : « Fille de Lebanon, si tu es venue à moi des profondeurs mystérieuses de l’Opium, reste, reste... mon cœur te veut. Jusqu’à la fin de mes jours je me nourrirai de l’impréciable drogue qui te fait paraître à mes yeux. L’opium est plus puissant que l’ambroisie, puisqu’il donne l’immortalité du rêve, non plus la misérable éternité de la vie ; plus subtil que le nectar, puisqu’il crée des êtres si étrangement brillants ; plus juste que tous les dieux, puisqu’il réunit ceux qui sont faits pour s’aimer ! – Mais si tu es femme née de chair humaine, tu es mienne – pour toujours – car je veux donner tout ce qui est à moi pour te posséder... »

Les lampes s’éteignirent, les panneaux tombèrent. La fille de l’Opium s’évanouit. À la clarté confuse des murs je vis le vieux homme au foulard rouge, la vieille à la robe jaune, le hideux mendiant vêtu de mes habits qui se jetèrent sur moi et me poussèrent vers un couloir obscur. Je passai, je fus porté à travers des tunnels gluants, entre des murailles visqueuses. Un temps inappréciable s’écoula. Je perdis la notion des heures ; me sentant toujours entraîné. Tout à coup la lumière blanche me saisit tout entier ; mes yeux tremblèrent dans leurs orbites ; mes paupières clignèrent au soleil. Je me trouvais assis devant une petite porte basse, en ogive, fermée d’une serrure à longs serpents de fer et croisée de

« Je fus porté à travers des tunnels gluants, entre des murailles visqueuses. Un temps inappréciable s’écoula. Je perdis la notion des heures ; me sentant toujours entraîné. » Elle fixa sur moi ses yeux miroitant entre les cils d’or, s’approcha lentement et s’assit dans une pose douce qui faisait battre mon cœur. « Est-il vrai ? murmura-t-elle. Donnerais-tu ta fortune pour m’avoir ? » Elle secoua la tête avec incrédulité. Je vous dis que la folie me tenait. Je saisis mon carnet de chèques – je le signai en blanc et je le lançai dans la chambre – il rebondit sur le parquet. « Hélas ! dit-elle, aurais-tu le courage d’être mendiant pour être à moi ? Il me semble que je t’aimerais mieux ; dis, veux-tu ? » Elle me déshabillait légèrement. Alors la vieille femme jaune amena le mendiant qui était devant la porte ; il entra en hurlant et il eut mes vêtements d’apparat avec lesquels il s’enfuit ; moi j’eus son manteau rapiécé, son feutre troué, son écuelle, sa cuillère et sa sébile. Et quand je fus ainsi accoutré : « Va », dit-elle, et elle frappa dans ses mains.

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traverses vertes : une porte rigoureusement semblable à la porte mystérieuse, mais percée dans un immense mur blanchi à la chaux. La rase campagne s’étendait devant moi ; l’herbe était brûlée, le ciel d’un bleu opaque. Tout m’était inconnu, jusqu’aux tas de crottins qui gisaient près de moi. Et j’étais là, perdu, pauvre comme Job, nu comme Job, derrière la seconde porte ; je la secouai, je l’ébranlai – elle est fermée à jamais. Ma cuillère d’étain claque contre ma sébile : Oh, oui ! l’opium est plus puissant que l’ambroisie, donnant l’éternité d’une vie misérable – plus subtil que le nectar, mordant le cœur de peines si cruelles – plus juste que les dieux, punissant les curieux qui ont voulu violer les secrets de l’au-delà ! Ô très juste, subtil et puissant opium ! Hélas ! ma fortune est détruite – Oh ! Oh ! mon argent est perdu !

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M OT I F

A RT

C’E ST L’HI STO I RE D’UN E CO LLAB OR AT ION . EN 15 11, SOU S LE CIEL V IB R AN T D’UNE ITALIE PRODIGIEUSE, LE JEUNE VÉNITIEN SEBASTIANO DEL PIOMBO S’INSTAL L E À ROME. I L Y RENCONT R E MICH EL-ANGE ET EN SEMB LE ILS VON T S E M E S U R E R À U N AU T R E P E I N T R E , U N AU T R E G É N I E , R A P H A Ë L . L’ U N E T L’ AU T R E VO N T S ’ E M P LOY E R À PA RTAG E R L E S CO N N A I S S A N C E S E T L E S V I S I O N S I D É A L E S D ’ U N A RT Q U ’ I L S R É I N V E N T E N T. C ’ E S T AU S S I L’HISTOIRE D’UNE AMITIÉ SINCÈRE, COMME EN TÉMOIGNE LA CORRESPONDANCE S U I V I E E N T R E L E S D E U X A RT I S T E S – «  M O N T R È S C H E R  » , «  M O N C H E R COMP È R E  », « MON C H E R FR È RE » , «  VO US ÊT ES UNI QUE » , ÉCR IT MICH EL-ANGE À SE BASTI AN O  1 . L EUR PREMIÈR E R ÉALISAT ION COMMU N E EST U N GR AN D PAYSAGE N O CTURN E, UN E P IET À. LA LU N E Y EST SAISISSANT E. MAIS L E S D E U X P E I N T R E S B O U S C U L E N T L A T Y P O LO G I E H A B I T U E L L E P O U R PRÉ FÉRER UN DI A LO GUE ÉTONNAN T EN T R E U NE IMAGE DÉVOT ION N ELLE ET UN E REPRÉS EN TATI O N ÉROT IQU E.

Michel-Ange (1475-1564) a été une obsession pour beaucoup de ses contemporains, comme une idée fixe qui, pour le meilleur ou pour le pire, pour s’en réjouir ou pour s’en plaindre, hantait les consciences et l’imaginaire du temps. L’art que l’on nomme sans grande raison le « maniérisme » est, tout compte fait et tout tribut versé à Michel-Ange, un courant qui ne cesse de payer sa dette à celui que l’on percevait alors comme un émissaire de Dieu, venu sur terre pour livrer aux yeux incrédules des hommes la perfection dans tous les domaines : Dieu « se décida à envoyer sur terre un esprit qui fut universellement habile dans chaque art et dans toutes les professions et qui démontrerait seul comment la perfection du dessin, des contours, des ombres et des lumières donne du relief aux choses peintes et, avec un jugement ferme, il travaillerait la sculpture et pour l’architecture il rendrait les habitations pratiques et sûres, saines, agréables, proportionnées et pleines d’ornements variés  2 ». Les poses (la serpentine, le contrapposto), la virilité des corps, le rilievo (l’effet de relief) que Michel-Ange a donnés à ses figures, peintes ou sculptées, ont ainsi été repris, imités, copiés, avec

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plus ou moins de réussite, plus ou moins de changements, par tous les artistes italiens (et même au-delà) du Cinquecento. Le David, le Moïse réalisé pour le tombeau de Jules II, ou bien encore les Ignudi de la voûte de la Sixtine réapparaissent dans la majorité des œuvres d’art de l’époque comme autant de citations pleines de révérence à la maniera indépassable du maître. Les contemporains de Michel-Ange ne se sont pas contentés de célébrer ses magistrales créations divines en intégrant à leurs compositions ses statues ou ses plus stupéfiantes figures peintes, ils ont aussi, à la façon de fétichistes, récupéré d’infimes détails de son œuvre, suffisamment parfaite pour être admirable jusque dans une épaule, une main, un doigt – le jeune Giorgio Vasari ramasse ainsi, en 1527, les morceaux cassés du bras du David lorsque celui-ci fut endommagé lors des émeutes antimédicéennes. Le doigt tendu de Dieu, dans La Création d’Adam, fera, par exemple, sa réapparition dans d’innombrables peintures du xvi e siècle, devenant un « index » de l’invenzione sans commune mesure du dieu de l’art.


M OT I F

La Pietà (mais en est-ce vraiment une ?) de Viterbe, désormais conservée au Museo Civico de la ville, est un exemple idéal de cette frénésie michelangesque qui saisit, durant tout le Cinquecento, et jusqu’à ses plus illustres représentants, Raphaël en tête, l’art italien. Si les figures de la Vierge et du Christ peintes par Sebastiano del Piombo (1485-1547) sont ouvertement michelangesques, le revers des sept panneaux de peuplier qui composent la surface à peindre porte encore les stigmates de cette passion insensée, sans équivalent dans les périodes antérieures ou postérieures. De multiples dessins, plus ou moins aboutis, parsèment la face cachée du tableau et, sans doute de la main de Sebastiano ou de certains de ses assistants, disent l’incomparable désir de dessiner du et comme Michel-Ange. Ce

Ces « images de contrainte » provenant du corpus michelangelesque, savamment exploitées au registre de l’iconographie comme de la composition plastique, ont été volontairement choisies par Michel-Ange luimême et travaillées afin de prendre au piège, selon un mode qui emprunte aussi bien à l’esthétique qu’à la dévotion (mais pour le cas de Michel-Ange les deux sont intimement liées), le spectateur trop enclin à se laisser guider par son « regard obscur » (« il nostro oscuro occhio  3 ») ou par la vaine imitation des choses. Cette Pietà, malgré son thème relativement banal pour la peinture de la Renaissance, reste « unique », voire « spéciale  4  ». Spéciale, elle l’est puisqu’elle est le résultat d’une collaboration entre deux artistes prestigieux : Sebastiano del Piombo et Michel-Ange. Vasari attribue, avec plus de précision, la paternité exclusive de l’invenzione à Michel-Ange, laissant à Sebastiano le colorito, admiré unanimement, notamment pour le « paese tenebroso ».

tableau, commandé par Giovanni Botonti, membre de la Camera apostolica, sans doute vers 1513, ornant à l’origine son autel privé dans l’église San Francesco alla Rocca de Viterbe et donnant l’illusion que le Christ y reposait, se présente comme une relique fascinante. De la face exposée où l’art de Michel-Ange se donne à voir dans toute sa complexité, plastique et iconographique, à sa face cachée où pullulent les citations (Maachah du voûtain d’A sa de la Chapelle Sixtine, le torse d’un Ignudo, etc.), le tableau de Viterbe est saturé par son imaginaire, rendant le réseau des associations presque infini.

Cette affirmation de Vasari a été depuis confirmée par les analyses matérielles de l’œuvre et par la comparaison de la Pietà avec certains dessins préparatoires de la main de Michel-Ange. Les radiographies réalisées en 2004 ont montré, grâce au tracé sous-jacent, que non seulement l’œuvre provenait d’études données par Michel-Ange à son ami Sebastiano, mais qu’un véritable carton préparatoire de sa main avait servi de guide lors de l’exécution du tableau  5. Un tel travail à quatre mains a déjà été entrepris par les deux artistes pour le Polyphème de la villa Farnesina à Rome et se prolongera durant près de trente années.

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© The State Hermitage Museum /Vladimir Terebenin © Commune di Viterbo

Sebastiano del Piombo, Pietà, vers 1512-1516, huile sur peuplier, Viterbe, Museo Civico.

© Albertina, Vienna

Sebastiano del Piombo, Lamentation sur le Christ mort, vers 1516, huile sur toile transférée sur du bois, Saint-Pétersbourg , musée de l’Ermitage.

Michel-Ange, Étude d’un nu et deux études de bras (recto), Étude d’un torse d’homme avec les mains jointes et six études de mains (verso), vers 1510-1511, craie rouge, blanche et noire, stylo et encre brune sur papier, Vienne, Albertina.


© The National Gallery, London © Besançon, musée des Beaux-Arts et d’A rchéologie – Photo Pierre Guenat

Andrea Busati, La Mise au tombeau, après 1512, huile sur peuplier, Londres, National Gallery.

Angelo di Cosimo, dit Bronzino, Déploration sur le Christ mort, entre 1543 et 1545, huile sur bois, Besançon, musée des Beaux-Arts et d’A rchéologie.

© D.R.

Rosso Fiorentino, Pietà, vers 1537-1540, huile sur bois transposée sur toile, Paris, musée du Louvre.


A RT

Michel-Ange, notamment pour la décoration de la chapelle Paolina, a volontairement « gâté » sa maniera et rendu, après l’éblouissante démonstration de son ingenium sur la voûte de la Sixtine, une copie étrangement archaïque, où les historiens de l’art ont même perçu une part d’horreur indigne d’un tel peintre. La Pietà de Viterbe va dans ce sens et est « délicieusement maladroite » avec une Vierge étonnamment massive, faisant corps avec le rocher sur lequel elle se tient, sorte de Madone de pierre, et un Christ, abandonné à ses pieds, le tout dans un paysage de nuit où un embrasement de lumière apparaît à l’horizon. Cette maladresse calculée est sensible dans le traitement du thème iconographique qui ne prête pourtant pas aux inventions. La majorité des peintres et des sculpteurs de l’époque, Michel-Ange en tête avec sa Pietà fondatrice de Saint-Pierre, s’étaient habitués à représenter le Christ mort allongé sur les genoux de sa mère éplorée. Même lorsque la narration est plus développée, que des détails (Golgotha, croix, tombeau) ou des personnages viennent ancrer la scène dans le contexte historique plus général de la Passion, comme dans la Déposition de Rocco Marconi (vers 1510, Venise, Gallerie dell’Accademia) ou la Pietà d’Andrea Busati (1512, Londres, National Gallery), la Vierge reste au contact de son fils. Les Pietà de Rosso Fiorentino (vers 1530-1540, Paris, musée du Louvre) ou de Bronzino pour la chapelle d’Eleonore de Tolède au Palazzio Vecchio de Florence (vers 1545, Besançon, musée des Beaux-Arts), si elles diffèrent de façon évidente des modèles iconographiques traditionnels, ne renoncent pas, malgré leurs choix formels originaux, à cette association physique de la mère et de son fils mort.

Cette « assistance » de Michel-Ange, que le jeune Sebastiano ne cessera de réclamer au cours de sa carrière romaine, fait que la Pietà est naturellement saturée de références aux œuvres anciennes du maître. Parmi les citations, les reprises nombreuses que l’on peut déceler dans la peinture de Viterbe, on pourra isoler la Rachel ornant le tombeau de Jules II, qui prête sa pose à la Vierge de la Pietà, ou encore percevoir quelques similitudes formelles entre le Christ mort et l’Adam de la voûte de la Sixtine. La Pietà de Saint-Pierre, réalisée par Michel-Ange en 1499, reste naturellement l’œuvre centrale dans ce jeu de dupes, tant par son thème commun que par l’extraordinaire célébrité dont elle jouissait. Mais si Michel-Ange, en sous-main, recycle certaines de ses inventions afin d’intensifier le caractère autographe de cette peinture qu’il ne peint pourtant pas, il s’arrange aussi pour décevoir les attentes et brouiller les repères. Cette Pietà, malgré son statut de chef-d’œuvre qui lui vient de l’union idéale du disegno toscan et du colorito vénitien que ce travail à quatre mains lui apporte, n’en demeure pas moins déroutante. Le spectateur, celui du xvi e siècle comme celui d’aujourd’hui, courant les grandes expositions internationales à la recherche de peintures prodigieuses et de beautés parfaites, ne peut qu’entendre une petite voix intérieure, une « pensée de contrainte 6 », lui disant la part de laideur de cette image. Le « terrible » Michel-Ange, celui qui faisait « peur à tout le monde et même aux papes  7 », savait s’y prendre pour frustrer les attentes de ses commanditaires trop directifs et pour contrarier les formules trop prévisibles.

NOTO

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M OT I F

La Pietà de Sebastiano et Michel-Ange refuse ouvertement cette typologie habituelle en plaçant le corps du Christ sur le sol, loin de sa mère qui, en levant les yeux vers le ciel, ne semble pas s’occuper de lui. La dissociation de la Vierge et de son fils dans le tableau de Viterbe provoque un effet de « décontextualisation » narrative. Le paysage accompagne cet écart et ne

Christ sur les genoux de la Vierge. Une trace (un stigmate) du corps est conservée dans les plis de la robe de sa mère et sert à Cartaro à normaliser la représentation de Sebastiano en permettant au spectateur de comprendre que la séparation surprenante du mort allongé sur le sol et de sa mère n’est qu’un moment particulier d’une histoire plus développée.

représente aucun détail que l’on pourrait rattacher soit à la crucifixion soit à la mise au tombeau. Cette originalité troublante explique, en partie, le faible impact que cette œuvre, pourtant prestigieuse, a eu sur la peinture de son temps. La Pietà de Viterbe, qui a sans doute été exposée à Rome après sa réalisation, n’a pas été énormément copiée ou imitée par les artistes du Cinquecento. Et lorsqu’elle l’a été, les artistes se sont évertués à en clarifier la composition. La copie qu’en donne vers 1566 le graveur originaire de Viterbe Mario Cartaro est éloquente (Londres, The British Museum). Il ajoute à l’invention première une croix derrière la Vierge, une auréole à la tête du Christ, et donne au manteau de la Vierge un pli horizontal, écho plastique du corps allongé du Christ  8. Ce détail visuellement surprenant a pour fonction de rappeler la présence du corps du

La Pietà d’Alessandro Allori (1553, Londres, Courtauld Institute), elle aussi composée à partir de la Pietà de Viterbe, semble chercher à corriger ses singularités de la même façon. Allori a vu directement le tableau ou connaissait le carton préparatoire de Michel-Ange. Il perçoit clairement le caractère michelangelesque de l’invention puisqu’il entreprend un savant mélange de plusieurs sources provenant de l’invention du maître. On retrouve dans cette œuvre certains motifs empruntés à la Pietà de Viterbe et d’autres provenant du dessin d’une Pietà que Michel-Ange offre, vers 1538-1540, à Vittoria Colonna (1540, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum). Allori « clarifie » le modèle d’origine en rajoutant des figures d’anges qui font un lien plastique et pathétique avec la Vierge, permettant de réunir la mère et son fils.

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© Trustees of the British Museum. © The Samuel Courtauld Trust, The Courtauld Gallery, London

© D.R.

Mario Cartaro, Pietà (d’après Sebastiano del Piombo), vers 1566, gravure, Londres, The British Museum.

Michel-Ange, Pietà, 1540, craie noire sur papier, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum.

Allessandro Allori (attribué à), Pietà, 1553, huile sur toile, Londres, The Courtauld Gallery.




M OT I F

L’autre « déception » que la Pietà de Viterbe apporte par rapport aux attentes esthétiques du temps concerne le style lui-même. Si le corps du Christ est particulièrement sensuel, allongé sur un drap plus proche de celui servant à accueillir des Vénus endormies, offertes au regard d’un satyre, que d’un linceul préservant la dépouille divine, la Vierge est étonnamment « laide », d’une virilité pour le moins surprenante avec sa mâchoire carrée et ses épaules de déménageur. L’éloignement physique des deux personnages est accentué esthétiquement par cette opposition paradoxale : une Vierge « virile » et un Christ « féminin ». L’érotisme inattendu du corps du Christ vient également de son isolement, déposé sur un drap blanc au pied de la Vierge, magnifiant la sensualité de sa chair. Mais cette accentuation érotique provient d’une autre opération. Michel-Ange, en le représentant ainsi, comme endormi, allongé sur un drap posé sur le sol, récupère un motif traditionnel de la peinture vénitienne : une Vénus nue couchée dans un paysage. Les peintres vénitiens joueront aussi sur ce type de rapport en replaçant certaines figures « viriles » de Michel-Ange dans un contexte « érotique » propre aux Vénus. Battista Franco, par exemple, repense la portée esthétique du Crépuscule (1536) en le figurant, allongé sur le sol, au milieu d’un paysage. Il n’y a sans doute pas de « source » unique à ce jeu référentiel engagé par Michel-Ange mais on peut penser que Sebastiano, formé par Giorgione (1477-1510), connaissait ses classiques. La Vénus de Giulio Campagnola (vers 1508-1509, Cleveland, Museum of Art) constitue un modèle que Sebastiano ne pouvait ignorer et dont on retrouve certains aspects dans la figure du Christ (la tête posée sur une pierre ou un tronc d’arbre). À partir de ce prototype, les peintres vénitiens ont réalisé de nombreuses femmes nues dans un paysage, genre pictural qui est toujours d’actualité dans ces années 1513-1515. La Vénus de Bernardino Licinio (Jeune Femme nue allongée, 1515 ou 1525, Florence, galerie des Offices) ou celle de Girolamo da Treviso (vers 1523, Rome,

galerie Borghèse) sont des peintures révélatrices de ce type iconographique que Michel-Ange entend retravailler dans le cadre d’une scène sacrée. La référence à la typologie des Vénus, au-delà des échos formels évidents (drap sur le sol, main posée sur la hanche), se fait par le sommeil. La majorité des dormeurs peints à la Renaissance sont des femmes figurées, généralement, nues et allongées dans un paysage  9. En isolant le Christ et en le débarrassant de tout contexte narratif explicite, en atténuant les stigmates de la Passion, Sebastiano et Michel-Ange contribuent à rapprocher la mort du Christ du sommeil. Ce sommeil implicite, comme la venustà de son corps, féminise le Christ. L’endormissement était, dans la culture renaissante, pensé comme essentiellement féminin car passif et irrationnel, opposé à l’éveil, à l’action et à la raison, qualités masculines. Michel-Ange représente ainsi la Nuit sous la forme d’une figure féminine allongée pour le tombeau des Médicis. Mais la référence à la Vénus endormie dans la Pietà de Viterbe ne s’arrête pas là. Le paysage nocturne, composé de ruines, est illuminé, à l’arrière-plan, par l’éclat rougeâtre d’un feu. Ce détail, qui pourrait être le soleil qui s’embrase avant de disparaître à l’horizon, n’est pas sans rappeler les villages en feu que l’on trouve parfois (sans que l’on comprenne d’ailleurs le sens de ces incendies) dans les paysages de ces Vénus endormies. Cette parenté esthétique du Christ et des Vénus se retrouve dans le corpus de Michel-Ange. Lors de la restauration du tableau de Viterbe, les conservateurs ont relevé des points communs entre certains détails du corps du Christ et la Vénus dessinée par Michel-Ange, peinte par Pontormo, commandée par Bartolomeo Bettini  10 (Vénus et Cupidon, 1532-34, Florence, galerie des Offices). Le pied notamment a été fait à partir d’un même carton préparatoire  11. Une Vénus qui devient Christ et un Christ qui se métamorphose en Vénus provoque un trouble qui semble avoir été voulu par Michel-Ange et qui compose une part de cette « contrainte » de l’image.

NOTO

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© The Cleveland Museum of Art © D.R.

Giulio Campagnola, Vénus étendue dans un paysage, vers 1508-1509, gravure, Cleveland, Museum of Art, don du Print Club of Cleveland.

Girolamo da Treviso, Vénus, vers 1523, huile sur toile, Rome, galerie Borghèse.


© D.R. © The National Gallery, London

Royal Collection Trust/© Her Majesty Queen Elizabeth II 2017

Corrège, Vénus et l’Amour découverts par un satyre, 1528, huile sur toile, Paris, musée du Louvre.

Michel-Ange, Tityos attaqué par un vautour (recto), croquis pour La Résurrection du Christ (verso), tracé à partir du dessin du recto, 1532, craie noire sur papier, Londres, collection royale du château de Windsor.

Parmigianino, La Vision de saint Jérôme (Vierge à l’enfant avec saint Jean-Baptiste et saint Jérôme), 1526-1527, huile sur peuplier, Londres, National Gallery.


A RT

Ce dialogue entre une image érotique et une image dévotionnelle ne doit pas surprendre et relève même au xvi e siècle d’une pratique courante. On retrouve, par exemple, dans le saint Jérôme (étrangement endormi lui aussi) de la Vision de saint Jérôme de Parmigianino (1526-1527, Londres, National Gallery) la pose de la Vénus du Corrège (Vénus et l’Amour découverts par un satyre, 1528, Paris, musée du Louvre). Cette perméabilité entre culture païenne et culture chrétienne nourrit la poétique de la Renaissance, qui y a vu l’occasion d’utiliser la force séduisante de l’une pour servir les fins moralisatrices de l’autre. Ces « contrefaçons » (contrefactum), objet d’une vaste production à la Renaissance, détournaient

La contre-imitation vise à détourner la référence païenne en spiritualisant l’érotique et en déplaçant ainsi

les charmes sensuels des poésies ou images pour faire valoir des valeurs spirituelles  12. Le poète greffe sur des mélodies du répertoire profane des paroles édifiantes. François Rigolot cite l’exemple d’une contrefaçon réalisée par Eustorg de Beaulieu, dans un recueil intitulé Chrétienne Réjouissance (1546), des chansons d’amour composées par Clément Marot, connues de l’Europe entière, qui pourrait trouver dans le travail de MichelAnge une correspondance : Tant que vivrai en âge florissant, Je servirai Amour, le dieu puissant, En faits et dits, en chansons et accords. Par plusieurs jours m’a tenu languissant Mais après deuil m’a fait réjouissant, Car j’ai l’amour de la belle au gent corps.

l’objet du désir de la jouissance sensuelle vers une réjouissance chrétienne dans l’au-delà. Michel-Ange a sans doute voulu faire de même en « contrefaisant » les Vénus vénitiennes dans la Pietà de Viterbe. Ce procédé ne lui est d’ailleurs pas inconnu puisque, en inversant un dessin représentant Tityos, il figure un Christ ressuscité (1532, Windsor, Royal Library), tracé à partir du dessin du recto. La « mélodie » mythologique reste mais parodiée dans un nouveau dessein au sujet chrétien. Convoquer une Vénus dans son Christ mort sert évidemment une leçon religieuse mais qui prend ici la forme d’un conflit esthétique. La Vénus n’a pas pour unique fonction de faire jouer l’érotisme à des fins dévotionnelles, elle permet en même temps de tenir un discours esthétique conflictuel. Sebastiano aide

NOTO

Cette chanson de Marot est « parodiée » par Eustorg de Beaulieu à des fins morales. L’auteur conserve le cadre général de l’invention marotique mais en change certains mots pour faire finalement un tout autre texte : Tant que vivrai en âge florissant, Je servirai le Seigneur tout-puissant, En faits et dits, en chanson et accords. Le vieil Serpent m’a tenu languissant, Mais Jésus-Christ m’a fait réjouissant En exposant pour moi son sang et corps  13.

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M OT I F

Michel-Ange, dès son arrivée à Rome et leurs premières collaborations pour la chapelle Borgherini ou le Polyphème de la villa Farnesina, à s’accaparer le colorito vénitien et combattre, sur son propre terrain, Raphaël. L’histoire de cette rivalité est bien connue et il semble que la Pietà puisse être versée au dossier de ce conflit entre les deux divins artistes  14. La volonté affichée d’inverser les effets attendus (une Vierge gracieuse et un Christ michelangelesque, musculeux) laisse entendre que la contrefaçon vise aussi le colorito raphaelesque, et par-delà, ces peintures qui trompent le regard par l’érotisme, la grâce et la sensualité. Sans pour autant renier la force attractive que le colorito de Sebastiano donne au corps du Christ, Michel-Ange entend, par son invenzione, proposer une véritable conversion (un détournement du regard) qui

permettrait au fidèle de délaisser le « fol amour », fondé sur la beauté extérieure et le désir sensuel, pour gagner le « ferme amour », sentiment vertueux qui émane du cœur. Ce regard « obscur », que la couleur, les formes sensuelles flattent, ne donne accès qu’à la surface des choses alors que le regard spirituel est lui capable de voir par-delà les apparences. Le regard de la Vierge « virile », dirigé vers le haut de la composition, incarne cette élévation nécessaire du regard qui se détache de ce Christ « ambigu ». Le disegno assure la « virilité » de l’œuvre et son juste message qui ne risque pas d’être fourvoyé par un regard « trompé » par les couleurs. Michel-Ange n’aurait sans doute pas beaucoup apprécié nos grandes expositions et les messes touristiques qui font des tableaux des images à consommer juste par les yeux.

1. « Je me suis réjoui infiniment en entendant ledit capitaine [Cuio] dire qu’en matière d’art vous êtes unique au monde et qu’à Rome on vous tenait pour tel. Et s’il m’avait été possible d’éprouver une plus grande joie encore, j’en aurais ressenti davantage en constatant que mon jugement sur vous n’était pas erroné. Ne me refusez donc plus de reconnaître, quand je vous l’écris, que vous êtes unique, car j’en ai trop de témoignages ; et d’ailleurs il y a ici un tableau qui, grâce à Dieu, en fait foi aux yeux de quiconque n’est point aveugle. » Michel-Ange à Sebastiano del Piombo, mai 1525. Michel-Ange, Correspondance, traduction Adelin Charles Fiorato, édition de Paola Barocchi, Giovanni Poggi et Renzo Ristori, Les Belles Lettres, 2011. – 2. Giorgio Vasari, La Vita di Michelangelo nelle redazioni del 1550 e del 1568, édition de Paola Barocchi, Milan, Naples, Riccardo Riccardi, 1962. – 3. Vittoria Colonna, Sonnets for Michelangelo. A Bilingual Edition, édition d’A bigail Brundin, Chicago et Londres, The University Chicago Press, 2005, p. 86. – 4. « È universalemente riconosciuto che la Pietà sia un’opera “speciale” », Tulia Carratù, Sebastiano del Piombo. 1485-1547, catalogue d’exposition, Rome – Berlin, Milan, Federico Motta editore, 2008, p. 162. – 5. Cf. Lorenza Meli dans Costanza Barbieri (dir.), Notturno sublime. Sebastiano e Michelangelo nella Pietà di Viterbo, Viterbe, Viviani arte, 2004, p. 33-37 et Matthias Wivel, Michelangelo and Sebastiano, catalogue d’exposition, Londres, National Gallery, 2017, p. 117-123. – 6. Sigmung Freud, L’Homme aux rats. Remarques sur un cas de névrose de contrainte, Paris, PUF, 2000, p. 61-84. – 7. Lettre de Sebastiano del Piombo, à Rome, à Michel-Ange, à Florence, le 27 octobre 1520. – 8. Le graveur ajoute également des plaies saignantes et accentue la musculature du Christ. – 9. Maria Ruvoldt, The Italian Renaissance Imagery of Inspiration. Metaphors of Sex, Sleep and Dreams, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 90-121. – 10. Cf. Franca Falletti et Jonathan Katz Nelson (dir.), Venere e Amore. Michelangelo e la nuova bellezza ideale, Florence, Giunti, 2002. – 11. Roberto Bellucci et Cecilia Frosinini, « La Pietà di Sebastiano del Piombo : da un cartone di Michelangelo ? Tra indagini tecniche e letterarie », in Costanza Barbieri (dir.), Notturno sublime..., op. cit., p. 97-105. – 12. Cf. François Rigolot, « Poésie érotique et antiérotique », Poésie et Renaissance, Paris, Seuil, « Points Essais », 2002, p. 209. – 13. Cité par François Rigolot, Op. cit., p. 210. – 14. Cf. Rona Goffen, Renaissance Rivals. Michelangelo, Leonardo, Raphaël, Titian, New Haven et Londres, Yale University Press, 2002, p. 205-264.

NOTO

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AU CINÉMA LE 2 AOÛT www.carlottavod.com


« Il faut avoir l’ambition la plus élevée pour la culture » E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C I L L U S T R AT I O N É L I S E E N J A L B E R T P O U R N O T O


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

ALAIN SEBAN C O N S E I L L E R D ’ É TAT, ANCIEN PRÉSIDENT DU CENTRE POMPIDOU Des premiers pas aux convictions

appelé au cabinet du ministre, et ainsi de suite. J’ai finalement fait ma carrière au ministère de la Culture alors que mon ambition d’origine était d’être préfet de police.

Les enjeux de la culture

Je suis un peu choqué quand j’entends des M’engager dans la culture en sortant des

responsables jouer sur la polysémie du mot

Le premier enjeu, c’est l’économie de la culture,

grandes écoles a beaucoup tenu au hasard.

« culture », entre culture et civilisation, avec

à savoir son financement. Depuis Louis XIV,

Ma famille s’intéressait à l’art. Un de mes plus

toutes leurs grandes déclarations – « Il faut

depuis Colbert, les arts en France sont l’affaire

vieux souvenirs, je devais avoir 4 ou 5 ans,

défendre la culture », « Il faut se battre pour

de l’État. Par conséquent, le financement de

est La Naissance de Vénus de Botticelli aux

elle, défendre la liberté de créer », etc. Ils font

la culture est public, et il a été amplifié par

Offices. Je passais mon temps dans les musées,

des moulinets face à des ennemis imagi-

Jack Lang et François Mitterrand, qui ont

j’allais en Italie chaque année à Pâques, j’ai

naires, car on est forcément d’accord avec

ouvert une brillante période de conquêtes,

vu mon premier opéra à 6 ans. J’ai vraiment

toutes ces formules creuses : qui est contre

une politique de l’offre sur tout le territoire,

baigné dedans. Mais, je n’avais jamais envi-

l’art ? Qui est contre les artistes ? Qui est

relayée par la montée en puissance des col-

sagé d’en faire ma carrière. Je voulais être

contre la culture ? Je veux leur demander : que

lectivités territoriales à partir des lois de

astronome, j’ai fait Polytechnique. Puis la

faites-vous concrètement ? Pour la culture,

décentralisation de 1982. Cette phase est

physique m’a ennuyé et je me suis demandé

pour notre pays ? Êtes-vous responsables de

terminée depuis longtemps mais personne

ce que je pouvais faire. Des camarades m’ont

la politique culturelle de la France ou d’un

ne veut l’admettre. Chaque ministre a voulu

parlé du Conseil d’État. J’ai décidé d’y entrer

magistère du verbe ? Je veux des faits. La

ajouter sa pierre, chaque gouvernement a son

sans réaliser à quel point c’était aléatoire.

culture, ce n’est pas uniquement des sym-

ou ses grands projets. Invariablement, on s’éba-

À l’époque, le Conseil d’État encourageait à

boles, des hommages, des gadgets, des labels,

hit du succès du dernier arrivé. Le plus récent

travailler parallèlement pour d’autres admi-

des concours, des journées de ceci ou de cela.

est la Philharmonie de Paris. Mais cette fuite

nistrations. Parmi les personnes qui m’avaient

Des enjeux lourds se dessinent. Personne ne

en avant ne produit qu’un appauvrissement

aidé à préparer le concours, Jean-Ludovic

les prend à bras-le-corps. Un monde se fissure.

de l’ensemble du système. Il y a une forme

Silicani, qui était directeur de l’administration

Et les responsables donnent l’impression de

de perversité de la décision politique dans le

générale au ministère de la Culture sous

danser le cotillon.

domaine culturel. Le ministre veut attacher

Jack Lang, m’a demandé de l’aider pour une

son nom à un projet, si possible à un bâtiment.

mission, qui en a entraîné une autre ; j’ai été

On lui promet que la nouvelle institution va

NOTO

39


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

régler tous les problèmes existants comme par

objectifs définis par des auditeurs externes,

ses successeurs se seraient honorés. C’était

miracle. Il est toujours plus valorisant de faire

qui permettent de mesurer des résultats. Il

une période où le Front national tenait

du neuf que d’investir dans ce qui existe. C’est

faut une stratégie et des priorités. Notamment

de grandes municipalités. J’ai vécu au jour

l’une des raisons pour lesquelles les grandes

en direction des publics, les grands oubliés

le jour la guérilla menée par le maire de

institutions sont à la peine. Il a fallu attendre

de la politique culturelle. Et, pour cela, ce n’est

Toulon, qui était de ce parti, vis-à-vis de Gérard

1993 pour que s’ouvre le Grand Louvre, deux

pas une politique de l’offre qu’il faut conduire.

Paquet à Châteauvallon. J’ai vu avec quelle

siècles après la création du musée, 1986

Il ne suffit pas que ce soit là pour que les

haine les édiles du FN traitaient la culture

pour que l’on inaugure le musée d’Orsay,

gens viennent. C’est ce que l’on a appris au

qui s’est développée dans notre pays sous

le centre Pompidou n’a bénéficié d’une

terme des décennies de croissance majes-

le giron de l’État.

première rénovation qu’en 1997 et attend la

tueuse du ministère de la Culture et de ses

Je suis arrivé à une étape de ma vie où j’ai

suivante alors que ses espaces d’exposition

institutions.

envie de faire une synthèse et d’en tirer des

sont extrêmement contraints. Le quadrilatère

La culture évoquée lors d’une élection pré-

principes d’action. J’ai dirigé un grand éta-

Richelieu de la Bibliothèque nationale de

sidentielle n’est pas la culture du ministère

blissement culturel. J’ai été directeur d’admi-

France vient seulement de commencer à être

de la Culture. Au cours d’une élection prési-

nistration centrale. J’ai été dans des cabinets.

restauré alors qu’il est dans un état de déré-

dentielle, elle ne représente pas quelque chose

J’aimerais me donner cette capacité de réflé-

liction avancée. Si on était dans un système

d’important en matière de budget et d’ef-

chir sur ces expériences et de nourrir le

où le financement privé de la culture était

fectifs de fonctionnaires – ce n’est donc pas

débat. Je suis un peu frustré qu’il n’ait pas lieu.

prépondérant, la dynamique serait complète-

un sujet très politique. On ne vote pas en

J’aimerais qu’on parle des solutions parce que

ment inverse – il serait plus facile de lever des

fonction d’un programme culturel ; en consé-

je crois que le système est à bout de souffle ;

fonds pour une institution qui a pignon sur

quence, on n’en entend pas parler. D’autre

ce n’est pas du tout sûr qu’il aurait résisté à

rue et qui inspire confiance que pour lancer

part, la culture en tant que politique cultu-

Marine Le Pen. Et je crois qu’il est nécessaire

un nouveau projet. Or le risque est de multiplier

relle n’est pas fondamentalement un sujet

de le repenser et de porter haut la culture.

les lieux qui se font concurrence mais qui

de désaccord entre la droite et la gauche. On

Si vous n’êtes pas convaincu à l’instant t qu’il

assèchent les financements publics et n’attein-

ne peut pas dire qu’à chaque alternance la

n’y a rien de plus important que de faire

dront pas la taille critique qui leur donnerait

politique culturelle soit radicalement boule-

l’exposition Soulages, ou quiconque d’autre à

une visibilité sur la scène internationale.

versée. Je ne vois pas de différence substan-

qui vous croyez, vous ne faites pas bien votre

Aujourd’hui, on est à la croisée des chemins.

tielle entre Frédéric Mitterrand et Aurélie

métier. Il faut y croire. Il faut avoir l’ambition

Il faut refaire de la culture une priorité bud-

Filippetti, entre Aurélie Filippetti et Audrey

la plus élevée pour la culture.

gétaire. Bien entendu, le contexte des finances

Azoulay. En revanche, dans cette élection pré-

publiques est très mauvais mais, en masse,

sidentielle, pour la première fois, une victoire

les enjeux financiers de la culture sont au

de Marine Le Pen n’était pas une vue de l’esprit.

fond dérisoires. J’ai géré simultanément

Dans ce cas, la culture aurait certainement

l’éducation nationale et la culture à l’Élysée ;

été l’un des premiers domaines dans lesquels

comparée à la première, la seconde est une

le Front national aurait agi car cela a un fort

plaisanterie sur le plan budgétaire. Mais il se

impact symbolique, c’est un marqueur poli-

trouve que pour la direction du Budget,

tique pour l’extrême droite, et c’est un domaine

Si je multiplie votre budget par deux, qu’allez-

c’est un enjeu symbolique. C’est pourquoi

dans lequel on a les coudées franches : pas

vous en faire, comment allez-vous dépenser

je pense que cette voie n’est possible qu’à la

de loi, pas d’Europe, on fait ce que l’on veut.

cet argent ? Quelles institutions allez-vous

condition que le ministère de la Culture

Je l’ai constaté quand je travaillais auprès

moderniser ? Quels objectifs allez-vous donner

s’engage sur une stratégie culturelle plurian-

de Philippe Douste-Blazy en 1995 ; c’était un

au Centre Pompidou, au Louvre ? Comment

nuelle claire pour expliquer ce qu’il fera de

remarquable ministre de la Culture, il a fait

échelonnez-vous vos investissements ? Quels

l’argent. Il doit s’engager sur des indicateurs

un travail rue de Valois dont beaucoup de

sont les indicateurs que vous mettez en

NOTO

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La stratégie des ministres


ALAIN SEBAN

place pour vous assurer que cela fonctionne ?

L’administration du ministère de la Culture

d’art, etc. Ma réflexion n’est pas politique,

Voilà tout l’inverse de ce qui se pratique. On

n’est pas pilotée. On voit se succéder des

et je me pose cette question : comment

se dit plutôt : je lance une étude pour un

ministres qui restent trop peu de temps, qui

organiser un système pour que les institutions

énième institut de promotion de telle ou telle

n’ont aucune connaissance du secteur,

fonctionnent au service de leurs missions,

discipline, et à force d’études, de premières

parfois aucune appétence pour la matière,

qu’elles soient patrimoniales, de création ou

pierres, l’organisme existe mais on ne sait pas

et qui s’entourent d’équipes inexpérimentées

de diffusion ?

vraiment à quoi il sert et on n’a pas d’argent

ne sachant pas travailler avec les directeurs

S’il faut réfléchir aux liens institutionnels et

pour son fonctionnement. Aucun ministre

généraux, encore moins avec les établisse-

économiques qui existent entre l’État et une

n’est capable de dire quelle est sa stratégie.

ments publics. Le résultat est doublement

partie de la création artistique, notamment

Il va parler de la défense de la culture, parce

désolant : les ministres surfent sur la vague

dans le domaine des arts plastiques, à l’évi-

que la culture, c’est la France, c’est la liberté

de la communication et n’entrent jamais

dence, une réforme est à faire. Rien ne me rend

de créer, vaguement menacée comme chacun

dans le fond des sujets ; l’administration

plus dingue que l’on me dise, au cours d’un

sait... C’est d’une hypocrisie coupable de tenir

centrale a son propre agenda et le met en

dîner à l’étranger, qu’il n’y a pas d’artistes

des discours aussi vagues, aussi creux. Car

œuvre sans aucun pilotage politique.

français. Pourquoi n’y en a-t-il pas ? Pendant

ce qui menace vraiment la culture, c’est la

La culture est plus importante que la poli-

très longtemps, on s’est contenté d’un système

faillite annoncée de notre système.

tique. On se passera de politique culturelle,

qui faisait qu’un artiste pouvait vivre honora-

Une autre voie est la recherche de finance-

mais jamais de culture. La scène artistique

blement, en ayant tous les deux ans une com-

ments privés. Mais si on veut que cela fonc-

française est vibrante. Il faut mesurer ce que

mande publique, un achat du fonds national

tionne, il faut changer de paradigme. Si on

cela représente comme capacité de projec-

d’Art contemporain ou d’un fonds régional

veut que les mécènes soutiennent fortement

tion de notre pays, mesurer les possibilités

d’Art contemporain, et de temps en temps un

et durablement la culture, il faut partager le

qu’offre le numérique, mesurer à quel point

achat du Centre Pompidou, avec par-dessus

pouvoir avec eux. Aujourd’hui, on les traite

les logiciels de traduction automatique vont

tout ça un poste de professeur dans une

comme des supplétifs. Ils sont là pour assurer

faire du bien à la langue française. Il faut em-

école d’art. Un artiste pouvait alors vivre sans

les fins de mois. Et on ne traite pas mieux un

brasser résolument ces nouveaux horizons

avoir de galerie ni besoin de vendre. C’est

grand mécène qu’un petit – des milliardaires

avec les artistes qui en sont les meilleurs éclai-

une situation de petit confort mais ce n’est

se font une réputation de grand mécène de

reurs, Fabrice Hyber, Bernard Frize, Christian

pas la situation qui va vous faire recon-

la culture à trente mille euros par an. Ce n’est

Boltanski, Annette Messager, Xavier Veilhan,

naître à l’étranger, qui va vous permettre

pas possible. Aux États-Unis, les donateurs

Valérie Belin, Loris Gréaud et tant d’autres,

d’être présent dans les grandes foires interna-

composent les conseils d’administration des

pour ne citer que des plasticiens.

tionales où les collectionneurs et les musées

institutions culturelles. En France, la gouver-

internationaux vous repèrent. Le système a

nance des institutions publiques est à revoir :

mis la France en dessous des radars de la visi-

les conseils d’administration sont des chambres

bilité internationale. Mais on adore les fausses

d’enregistrement. Le ministère fait tout ce qu’il peut pour qu’on n’y parle jamais des choses importantes. On y approuve des états

Y a-t-il encore des artistes français ?

financiers bâtis sur des normes comptables

solutions aux vrais problèmes. On vous dira que c’est parce que les institutions françaises ne montrent pas assez les artistes français. Peut-être... Mais le Centre Pompidou consacre

tellement absurdes que même le plus grand

Ce que l’on veut, ce sont des institutions qui

30 % de son budget d’acquisition aux artistes

banquier de la place n’y comprend rien. En

offrent aux artistes des espaces pour créer

français, c’est déjà bien. On ne fait pas mieux

revanche, on n’y entend jamais parler de stra-

et rencontrer leur public, en fonction de leurs

en Belgique, en Italie ou au Royaume-Uni.

tégie, jamais de programmation, jamais

missions spécifiques. Ce sera une orientation

Le problème est le passage d’un système

d’acquisitions, jamais de ce qui fait l’avenir

patrimoniale pour un musée, la communica-

presque entièrement subventionné à un sys-

d’une institution. Ce n’est pas normal.

tion au public et la production pour les centres

tème qui se finance au moins à moitié auprès

NOTO

41


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

du privé. Cette transition est délicate. La stratégie culturelle est aussi la définition des voies et des moyens de cette transition.

Des établissements trop puissants ?

La protection de l’État est un confort relatif

on s’en accommode parce que le plus important est de leur donner le temps. Au Centre Pompidou, je suis celui qui est resté le plus longtemps – huit ans – et cela

car les financements publics s’amenuisent,

La tendance est de remettre en cause l’auto-

reste très faible au regard des standards

les institutions se multiplient, les frais fixes

nomie des grands établissements. Mais

internationaux. Quand vous choisissez un

augmentent. Tout cela réduit la marge artis-

pourquoi ? Le Louvre, Orsay, l’Opéra de Paris,

président pour un tel lieu, il faut le choisir

tique. Ce système qui a pu être confortable à

le Centre Pompidou ont-ils démérité ? Que

pour quinze ans. Il faut lui donner le temps.

un moment donné l’est de moins en moins

veut-on changer et pourquoi ? Aucune

Le temps d’une exposition, c’est trois ans.

et joue contre la création française et sa dif-

réponse. On veut changer pour changer.

Si vous changez tous les trois ans, le succes-

fusion. Je ne suis pas de ceux qui croient que

Ces établissements sont trop puissants. Des

seur se borne à inaugurer les expositions du

l’on vit dans le confort et dans le luxe quand

ministres faibles ont l’impression que leurs

prédécesseur et ainsi de suite. C’est extrê-

on fait de la culture. On travaille comme des

présidents leur font de l’ombre. On a eu ten-

mement dommage qu’Henri Loyrette ait

fous, avec des bouts de ficelle, et c’est un

dance, récemment, à considérer ces postes

quitté le Louvre après onze ans seulement

combat quotidien.

de direction comme des fonctions qui ne

de présidence, avec le rayonnement qu’il a

On voit encore cet âge d’or de la politique

réclament aucune compétence particulière,

su donner à cette institution. C’est l’un des

culturelle française, comme la réussite du

juste des prébendes dont il n’y a qu’à jouir.

plus grands directeurs de musée au monde,

Centre national du cinéma. En vérité, rien ne

C’est ainsi que l’agenda des ministres – se

on aurait dû se donner les moyens de le

va de soi. Il faut se battre pour que les

débarrasser des patrons forts, mettre à leur

faire rester plus longtemps, le supplier de

choses continuent de se passer en France.

place des affidés – rejoint celui de l’adminis-

rester, alors qu’on a applaudi à son départ.

Dans le domaine des arts plastiques, je lis

tration qui veut remettre la main sur les

C’est le monde à l’envers. Et encore, si on

la presse internationale, on ne parle jamais

établissements publics. Et donc Mme Pellerin

faisait des nominations brillantes pour

du Centre Pompidou, sinon pour dire qu’il a

rédige un décret limitant à trois mandats

remplacer ces directeurs... Au lieu de cela,

perdu un procès en contrefaçon de l’exposi-

la présidence d’un établissement public.

on a vu des appels à candidatures truqués,

tion Jeff Koons. Parce que c’est Jeff Koons.

De telles dispositions n’existent nulle part

au terme desquels on a choisi parfois des

Jamais les expositions du Centre Pompidou

ailleurs pour des mandats administratifs.

candidats dont on sait qu’ils n’avaient pas

ne sont mentionnées. La France est sous les

À l’évidence, pour des missions comme celles

déposé de projet ou qu’ils avaient été hors

radars malgré sa très riche offre culturelle.

du Louvre, d’Orsay, de l’Opéra, on devient

délai. Ces appels à candidature dissuadent

C’est un phénomène très autocentré. Le

meilleur avec le temps, tout simplement

les meilleurs étrangers. J’ai essayé de faire

rayonnement de la France doit faire partie

parce que ce sont des établissements qui

venir Max Hollein au musée national d’Art

des priorités des nouvelles stratégies cultu-

fonctionnent dans des réseaux globaux.

moderne (MNAM) : pour moi, il est l’un des

relles. À cet égard, je suis convaincu que le

Établir ces réseaux et les maintenir prend un

meilleurs directeurs de musée au monde,

Brexit nous offre une opportunité historique

temps fou. Pour un patron de musée, il faut

il avait refusé des institutions prestigieuses,

en Europe, comme l’expansion de la Tate

non seulement avoir des relations person-

il acceptait de baisser fortement son salaire ;

Modern a été l’une des composantes de la

nelles avec les collègues du monde entier, mais

quelle levée de boucliers n’ai-je pas eue,

politique qui a fait de Londres une ville-monde

aussi avec les collectionneurs, les donateurs.

orchestrée d’ailleurs par une conservatrice

de la finance.

Quand on choisit un directeur d’institution,

qu’on m’a interdit de sanctionner et qui

on doit le faire selon un processus de sélec-

ensuite a eu une promotion ?

tion strict et transparent et on doit le laisser en place. Glenn Lowry dirige le Moma depuis 1995. Nicholas Serota a dirigé la Tate de 1988 à 2017. Ils ont sans doute des défauts mais

NOTO

42


ALAIN SEBAN

Un mastodonte qui tourne à vide

étiolé au profit d’une vaste machine administrative, de bureaux qui se font la guerre, de procédures qu’on ne cesse d’empiler et

Les défis du Centre Pompidou

qui ne mènent à rien, de comités composés Le ministère de la Culture veut faire entrer

de gens dont on ne comprend pas bien – ou

Le Centre Pompidou est une bibliothèque,

toutes les institutions dans la même case. Il

trop bien – sur quels critères ils sont choisis.

un institut de recherche musicale, une salle

refuse de tenir compte de leurs spécificités.

Si j’avais une priorité pour réformer le minis-

de spectacles, des salles de cinéma, etc. Mais

Mais s’il y a des établissements publics auto-

tère de la Culture, ce serait de le resserrer

c’est fondamentalement un musée, l’un

nomes, c’est bien pour adapter les statuts

considérablement sur des compétences sec-

des plus importants musées d’art moderne

aux missions. Mais on ne veut voir qu’une

torielles, scientifiques et verticales. J’ai servi

d’Europe et d’art contemporain au monde,

seule tête. Alors on contraint les agents du

aux côtés du directeur (elle tenait au masculin)

et s’il présente un enjeu national, il est là :

Centre Pompidou à être fonctionnaires. Et

du patrimoine (encore au singulier) Mary-

rester dans le trio de tête des musées d’art

quand vous aurez besoin d’un conservateur

vonne de Saint Pulgent ; les grands sujets

moderne et contemporain mondiaux, ouvrir

spécialiste du design numérique et parlant

étaient de savoir s’il fallait peindre les boiseries

la collection aux nouvelles scènes de l’art

parfaitement le japonais, bonne chance pour

en vert d’eau ou en marron clair et quelle

contemporain, être la collection de référence

en trouver un parmi les conservateurs de

partie du rempart on devait conserver. On

de l’art en Europe. Mais on en est loin. Le Centre

l’Institut national du patrimoine ! Pas question

pouvait y passer des heures car ce sont les

Pompidou n’a pas suffisamment le soutien

de recruter un étranger, on recherche des

sujets importants ! Aujourd’hui, le directeur

des pouvoirs publics. Tous les grands musées

fonctionnaires du ministère de la Culture. Ce

général des patrimoines, pour qui j’ai d’ailleurs

d’art moderne et contemporain se sont agran-

n’est pas la meilleure manière de construire

la plus grande estime à titre personnel, est

dis parfois plusieurs fois. Le Moma doit en être

un musée global. De la même façon, sous

englué dans des procédures administratives

à sa quatrième extension. La Tate vient d’inau-

prétexte de quelques errements qui ont eu

et des combats de bureaux. Il est au minis-

gurer la Switch House après la Tate Modern.

lieu à Versailles, on rattache la commission

tère de la Culture, mais il pourrait presque

Rien n’est fait pour le Centre Pompidou, qui a

d’acquisition du MNAM au conseil artistique

être au ministère de la Sécurité sociale. C’est

une collection de cent mille œuvres. On en

des musées nationaux, qui n’a aucune com-

désolant. Le ministère de la Culture est devenu

expose seulement deux mille en permanence.

pétence en matière d’art contemporain.

un mastodonte qui tourne à vide. De plus,

C’est une situation inacceptable.

Parce qu’on veut imposer un schéma uni-

une chape de peur pèse sur les agents. Il y a

On a la chance avec le Centre Pompidou d’avoir

forme – une vue de l’esprit administrative – à

une forme de démoralisation insidieuse, de

construit quelque chose qui démontre le pou-

tous les établissements, au bout du compte

révérence vis-à-vis des chefs, de brimade pour

voir de la volonté politique. En 1975, la France

ils ne fonctionnent plus et tombent davan-

ceux qui ne sont pas dans le moule. Il n’y a

était très bas dans le domaine de l’art contem-

tage sous le pouvoir du ministère, pouvoir

pas de respect, pas d’écoute. Je crois en un

porain. Grâce au Centre Pompidou, nous existons

dont il ne sait que faire. Ce dessein d’unifor-

ministère discret, limité, allégé, avec des opé-

encore, mais cela reste très fragile. La concur-

misation, de nivellement par le bas, cette

rateurs forts qui sont l’image de la culture à

rence est forte. Partout où il y a de l’argent, on

sorte d’entreprise ubuesque qui suit inexo-

l’étranger et qui ont la capacité d’agir.

construit des musées d’art contemporain.

rablement son cours ne conduit qu’à une

C’est un monde dans lequel des sommes

seule chose : l’affaiblissement de notre

immenses sont brassées, bien au-delà des

dispositif culturel au moment où on aurait

budgets alloués par les pouvoirs publics. On

besoin de le renforcer.

est au cœur de cette transition que j’évoquais.

J’ai connu le ministère de la Culture dès 1991,

Il faut qu’il y ait un soutien sans faille du gou-

il y avait de vraies compétences dans les

vernement, et non cet étouffement progressif

domaines historique, archéologique, de l’in-

par toujours plus de rigidité, de procédures

ventaire, des bibliothèques. Tout cela s’est

administratives et toujours moins de crédits.

NOTO

43



E N I M AG E S

P AT R I M O I N E

La Cité internationale universitaire de Paris T E X T E E T P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É R O U T

Cité-Universitaire : pour beaucoup, c’est d’abord une station de RER dans le sud de Paris. La Cité internationale universitaire de Paris est en fait une cité-jardin de trente-quatre hectares, où une quarantaine de maisons d’étudiants émergent d’un grand parc en gestion écoresponsable. Conçues par de grands noms de l’architecture et des arts décoratifs, chaque maison a son identité et six sont inscrites ou classées aux Monuments historiques : les architectes Le Corbusier, Claude Parent, Charlotte Perriand, Jean Prouvé ou Josef Frank et le peintre Foujita ont ainsi participé au projet. Y vivent douze mille étudiants, chercheurs et artistes de cent quarante nationalités différentes. Si chaque maison est rattachée à un pays ou une région, elle doit accueillir entre 30 et 50 % d’étudiants non ressortissants et offrir de vastes lieux destinés à la vie commune. Le projet de la Cité internationale a en effet été conçu à la fin de la Première Guerre mondiale par des proches de la Société des Nations (SDN, l’ancêtre de l’ONU) défendant des idées internationalistes et pacifistes. Il était nécessaire de réhabiliter Paris comme ville universitaire, après la chute de 30 % de sa population étudiante et d’améliorer les conditions de vie de ces élèves – essentiellement masculins, les jeunes femmes n’ayant d’abord droit qu’à peu de places –, mais surtout d’encourager l’idéal de fraternité entre les peuples.


L A M A I S O N C E N T R A L E O F F R E D E S E S PAC E S O U V E RT S À TO U S : B I B L I OT H È Q U E , P I S C I N E , T H É Â T R E , S A L L E D E S P O RT, R E S TA U R A N T S , E TC .

Internationale. En 1919, une enceinte fortifiée enserre la capitale : obsolète et obstacle à l’extension de Paris, elle est démantelée, libérant une ceinture de huit mille hectares. Le député André Honnorat, synthétisant plusieurs projets portés par l’industriel Émile Deutsch de la Meurthe, le doyen de la Faculté des sciences de Paris Paul Appell, le commissaire général du Canada et des professeurs des universités d’Oxford et d’Uppsala, propose à l’A ssemblée nationale de consacrer vingt hectares à la construction de logements étudiants. Le terrain est choisi pour son éloignement de la pollution des usines de l’Est parisien et ses liaisons avec le Quartier latin.


Précurseurs. Propriétaire de Jupiter, le futur Shell, Deutsch de la Meurthe offre dix millions de francs or pour financer l’achat du terrain et la construction de logements salubres destinés aux étudiants peu fortunés. Il confie le projet à l’architecte Lucien Bechmann, à qui l’on doit l’hôpital Rothschild ou le Washington Plaza, qui coréalise le plan de la Cité. Inaugurée en 1925, la Fondation Deutsch de la Meurthe en est la première : composée de sept pavillons autour d’un jardin, son architecture révèle l’influence des cités-jardins britanniques, des collèges anglais et du style médiéval normand.

B OW-W I N D OW S E T TO U R E L L E S D ’A N G L E : L E H A M E A U -J A R D I N D E L A F O N DAT I O N D E U T S C H D E L A M E U RT H E E S T T E I N T É D E L ’ I N F LU E N C E D E S S T Y L E S A N G L A I S E T M É D I É VA L .

C H A R P E N T E A P PA R E N T E E T E S C A L I E R S À V I S P O U R U N E S A L L E D E S F Ê T E S D ’ I N S P I R AT I O N N É O G OT H I Q U E .


D É TA I L S D E S D E U X F R E S Q U E S D E F O U J I TA V I S I B L E S À L A M A I S O N D U J A P O N .

LA MAISON DU JAPON VUE DEPUIS LA MAISON DES ÉTUDIANTS SUÉDOIS.

Ouverture. Premier promoteur de son projet, le désormais sénateur André Honnorat multiplie les voyages pour convaincre des donateurs de tous les pays de subventionner la construction d’autres maisons par le biais d’une fondation. Dans la perspective de favoriser les rencontres, une maison centrale financée par John D. Rockefeller Jr. est ainsi achevée en 1936 : véritable lieu de vie commune, elle abrite un restaurant universitaire, une cafétéria, trois salles de théâtre, un salon de réception, des salles de sport et une piscine. Tout comme le parc, ouvert tous les jours de 7 heures à 22 heures, une grande partie de la maison centrale est accessible à tous, étudiants ou non, à commencer par le théâtre de la Cité internationale situé dans l’aile est. D’autres maisons voient le jour avant la Seconde Guerre mondiale. En 1929, à la faveur des relations nouées entre la France et l’archipel nippon par l’écrivain et diplomate Paul Claudel, la construction de la maison du Japon est achevée grâce au soutien d’un mécène qui demande à son ami Foujita d’y peindre deux fresques, L’Arrivée des Occidentaux au Japon et Les Chevaux, visibles au rez-de-chaussée. Rebaptisée « maison des étudiants de l’Asie du Sud-Est » en 1972, la maison de l’Indochine est quant à elle inaugurée en 1930 : majoritairement édifiée à l’initiative d’industriels français implantés dans les colonies, elle se distingue par ses influences architecturales asiatiques intégrées dans un agencement à l’européenne.

L E S A LO N D E L A M A I S O N D E S É T U D I A N T S D ’A S I E D U S U D - E S T A S E RV I D E D É CO R A U F I L M I N D O C H I N E , D E R É G I S WA RG N I E R ( VO I R P H OTO D ’ O U V E RT U R E ) .


LES MOTIFS DES RIDEAUX DE LA MAISON DES ÉTUDIANTS SUÉDOIS SONT L’ŒUVRE DE JOSEF FRANK, ARCHITECTE ET DESIGNER CONSIDÉRÉ COMME L’UN DES PIONNIERS DU FONCTIONNALISME.

Touche locale. La maison des étudiants suédois ouvre en 1931 grâce au financement de l’association L’A mitié franco-suédoise et du gouvernement suédois. Avec seulement quarante et une chambres – contre la volonté d’A ndré Honnorat qui en préconisait au moins soixante –, elle illustre parfaitement le sens d’un adjectif suédois très employé mais intraduisible, « mysig », définissant un intérieur chaleureux et convivial où l’on se sent bien. Ses deux architectes ont donné la priorité au confort des habitants dans un petit manoir à taille humaine avec une terrasse, une bibliothèque, un salon, une cuisine et salle à manger à chaque étage, et un ameublement en bois conçu par de grands designers suédois.


P U I T S D E LU M I È R E , L E PAT I O CO N S T I T U E L E N OYA U A U TO U R D U Q U E L L E CO L L È G E N É E R L A N DA I S S ’ O RG A N I S E .

Influence.

Dessinés en 1927 par l’architecte Willem Marinus Dudok, dont c’est la seule réalisation en France, le collège néerlandais et son mobilier se caractérisent par leurs lignes graphiques et épurées. Inspiré de plusieurs courants architecturaux des années 1920, comme le mouvement De Stijl, le bâtiment est organisé autour d’un puits de lumière central dans une imbrication de plusieurs volumes géométriques sur sept niveaux. Le chantier a duré dix ans, la crise économique et le manque de moyens financiers ayant pénalisé les travaux malgré la donation de plusieurs mécènes : le collège néerlandais n’est inauguré qu’en 1938. En 1939, dix-neuf pavillons sont terminés. La Seconde Guerre mondiale provoque le départ des résidents et l’occupation par les troupes allemandes puis américaines, qui dégradent les bâtiments. La guerre froide et la décolonisation modifient la diplomatie, qui se pense davantage en termes de sphères d’influence. Ainsi la deuxième phase de construction de la Cité, qui reprend dès 1945, est-elle davantage financée par des États que par des mécènes privés. L E G R A N D S A LO N D U CO L L È G E N É E R L A N DA I S D O N N E S U R L E PAT I O . L E S M E U B L E S O N T É T É D E S S I N É S PA R L ’A RC H I T E C T E D U B Â T I M E N T, W I L L E M M A R I N U S D U D O K .


C L A S S É E A U T I T R E D E S M O N U M E N T S H I S TO R I Q U E S , L A T E N T U R E D E L A F O N DAT I O N LU C I E N PAY E A É T É R É A L I S É E E N 1 9 5 1 PA R L A M A N U FAC T U R E H A M OT, D ’A P R È S U N C A RTO N D U P E I N T R E RO G E R B E Z O M B E S .

Transformations. Ouverte en 1951, la maison de la France d’outre-mer s’adressait initialement aux étudiants en provenance

Le Corbusier, Maison du Brésil © F.L.C. /Adagp, Paris, 2017.

des colonies françaises. Les indépendances ont conduit à destiner la maison aux étudiants d’Afrique noire et à la rebaptiser Fondation Lucien Paye, ancien ministre de l’Éducation nationale et haut représentant de la France au Sénégal. Conçue par trois architectes, dont Albert Laprade, qui a également dessiné le palais de la porte Dorée, elle laisse une place importante aux arts décoratifs avec des piliers sculptés et des bas-reliefs, mais surtout une tenture dite De l’Afrique dans la salle des fêtes. Le gouvernement brésilien confie à Lucio Costa le projet de la maison du Brésil. Après concertation avec des étudiants, celui-ci dessine les plans dont il confie la réalisation à Le Corbusier, qui modifie unilatéralement le projet. En 1959, le résultat – une barre d’habitation en béton armé de cinq étages aux loggias colorées, posée sur des portiques massifs – déplaît fortement à Costa, qui déclare : « Nous n’aimons pas ce qui est brutal, rébarbatif, compliqué. Les découpures, les formes anguleuses et agressives nous déplaisent. » Des campagnes de rénovation ont régulièrement lieu, et des chantiers de construction sont en cours : d’ici à 2020, dix nouvelles maisons ou extensions devraient voir le jour à la Cité, dont le centre de valorisation propose des visites guidées toute l’année.

L ’A M É N A G E M E N T D E S C H A M B R E S E T L E M O B I L I E R D E L A M A I S O N D U B R É S I L O N T É T É R É A L I S É S PA R C H A R LOTT E P E R R I A N D .


© Library of Congress, Prints & Photographs Division, Arnold Genthe Collection: Negatives and Transparencies, [LC-G4085- 0368, e.g., LC-G786-3452]

Durant l’été 1925, Greta Garbo attend, sous le soleil de New York, l’appel de la MGM qui la fera rencontrer Hollywood... Arnold Genthe, photographe suédois, lui propose de patienter en s’adonnant à une séance photo. Genthe « officialise le miracle. Garbo rend sa sensualité » (René de Ceccatty, Un renoncement, 2013) : un ovale de madone raphaëlesque, un regard interminable et un cou lisse et immense, aussi spectaculaire que celui de Jupiter métamorphosé en cygne, dans l’œuvre de Corrège.


CHRONIQUES

CET OBJET DU DÉSIR

Le cou PA R J E A N S T R E F F

D O U C E U R S C E RV I C A L E S

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. Des cheveux édifiés en chignon, un col laissé délicieusement béant, un subtil port de tête dévoilent une arme fatale de séduction, petit espace de chair qui frémira au moindre souffle, à la première caresse.

« Quiconque pose la main sur le cou de ma beauté turque est pris du vif désir de posséder ce lingot d’argent. » Dicton persan

L

es documentaires sur les femmes girafes de Birmanie – auxquelles on ajoute chaque année depuis l’enfance un anneau autour du cou sous l’autorité d’un chaman les nuits de pleine lune – ont éveillé de troubles désirs chez les jeunes garçons qui regardaient l’ORTF dans les années 1950. La plus belle, la plus désirable était celle qui présentait, à l’âge adulte, le cou le plus long , jusqu’à atteindre plusieurs dizaines de centimètres. Sans aller jusqu’aux femmes girafes, un cou gracile et élancé fut longtemps symbole de féminité, car il permet un port de tête majestueux, que l’on enseigne encore aux futures maîtresses de maison de la haute société dans certaines écoles anglaises ou helvétiques. Du genre à se déplacer avec un bottin, forcément mondain, sur la tête sans le faire tomber. Une séquence de Smoking (Alain Resnais, 1993) est entièrement consacrée à cette façon de se tenir, la tête haut perchée comme une autruche. On y voit Sabine Azéma s’efforcer, sous la conduite de son amant jardinier, de marcher avec la

NOTO

classe de sa patronne : « Imagine que tu es suspendue à un fil au-dessus de ton crâne, lui dit-il en tirant quelques cheveux au sommet de celui-ci. – Je ne vais pas rester toute la journée comme ça, répond-elle en s’exécutant. Je ne vois même pas où je mets les pieds ! » Pas toujours facile d’avoir « un port de reine »... Chez les hommes, c’est plutôt un cou large et puissant, à l’image des avants de rugby, dit « cou de taureau », dans lequel le torero place les banderilles et l’estoc fatal, qui représente une « mâlitude » assumée à la Brando. Même si elle peut paraître désuète de nos jours, Gérard Depardieu, dans la lignée d’un Gabin vieillissant, en porte encore le flambeau. Une glotte proéminente fut longtemps considérée comme symbole de virilité et promesse d’un membre appréciable, tandis qu’un cou long et fin fera rêver d’un dévoiement supputé sous le strict tailleur d’une femme croisée lors d’un cocktail. Si le cou est mis en valeur par une rivière de diamants, il est aussi image de servitude quand un collier de chien, parfois agrémenté de picots, entoure celui des soumis et soumises, tenus en laisse par leur maître·sse dans les soirées fétichistes et sadomasochistes du monde entier.

53


© Philippe Marinig

CHRONIQUES

Philippe Marinig , 2016. www.philippemarinig.com « Koyakko, une apprentie de 14 ans, lui dit un jour : “Souviens-toi toujours de ça : tu peux embellir, affiner même, beaucoup de parties de ton corps. Il suffit de le polir. Tu verras, il va briller.” La jeune fille lui montra comment frotter soigneusement sa nuque à partir du lobe de l’oreille avec un petit sachet de son. [...] De ce jour, Kinu voulut devenir une geisha avec une belle nuque » (Yuki Inoue, Mémoires d’une geisha, traduction de Karine Chesneau). Pour Secret Moments of Maikos: The Grace, Beauty and Mystery of Apprentice Geishas (Gatehouse Publishing , 2017), Philippe Marinig a suivi l’apprentissage des maikos, les apprenties geishas. Inaccessibles, elles sont un objet de désir et de mystère depuis plus de quatre cents ans. La poudre de riz est appliquée sur le visage et le cou pour le rendre plus long. Le décolleté du dos révèle deux courbes de peau naturelle, « qui suggèrent discrètement à l’autre sexe un passage par la chair ».

Le port de minerve en cuir ou en acier chromé y est bienvenu. Ce que n’aurait pas renié Eric von Stroheim, qui, dans La Grande Illusion (Jean Renoir, 1937), eut l’idée géniale de la minerve, figeant à jamais la silhouette de l’officier allemand von Rauffenstein dans l’inconscient collectif, ce qui le rendit célèbre en France. La nuque, représentée avec insistance dans la série des baigneuses et des odalisques, puis reprise en premier plan dans le célèbre Bain turc, ne laisse visiblement pas Ingres indifférent. Toutes ces femmes en chignon découvrent leur nuque comme si c’était la partie la plus intime de leur corps, la plus désirable, la plus érotique. Quant à Degas, qui voulait peindre les femmes comme « par le trou de la serrure », on voit très bien sur quelle partie de leur corps

NOTO

se porte son regard dans sa série des femmes à la toilette. Le corps est plongé en avant, laissant l’œil se poser sur des nuques encore humides. Ce charme dérobé à nos propres yeux, un des personnages de Yi Yi (Edward Yang , 2000), un jeune galopin à la coupe hérisson, passe son temps à le photographier. Immortalisant la nuque des autres afin qu’ils découvrent une part d’eux-mêmes qu’ils ne voient jamais en vrai, seulement à travers le reflet d’un miroir en se dévissant le cou. Au pays du soleil levant, la nuque des geishas fut longtemps le premier « objet du désir ». Chignon la dégageant comme une offrande, visage maquillé de blanc tel un fantôme, cou penché en avant, elle devient l’arme fatale de la séduction. « L’érotisme des courtisanes se livre dans

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L E S C H I G N O N S D E C L AU D E S AU T E T

© StudioCanal

« Cette silencieuse jeune fille au chignon noir et aux yeux pâles était un personnage de conte. » Les personnages féminins des films de Claude Sautet pourraient être définis par cette description de Patrick Modiano dans Remise de peine (Seuil, 1988). Lorsqu’on interrogeait le cinéaste sur la ressemblance entre Romy Schneider et Emmanuel Béart, il affirmait : « Le seul point commun, c’est le chignon 1 ! » On pourrait certainement ajouter la nuque. Dans Les Choses de la vie (1970), une silhouette féminine (Romy Schneider), s’échappe, à la façon d’un chat, d’un lit défait. Elle rejoint, par un balcon qui s’ouvre sur les toits de Paris, une pièce lumineuse. Elle a rangé ses cheveux en chignon et attrapé une pomme, qu’elle croque, en levant les yeux au ciel, comme pour affirmer son intention. Quelques secondes après, un homme (Michel Piccoli) a le regard plongé sur le dos nu et la nuque de Romy. « Qu’est-ce que tu fais ? – Je te regarde. » L’homme avance vers elle et l’embrasse dans le cou. L’attirance de Claude Sautet pour le chignon et la nuque de ses actrices est intéressante. Comment oublier le visage offert de Romy Schneider dans Une histoire simple (1978) ? Emmanuel Béart, actrice pour Sautet en 1992 dans Un cœur en hiver (où sa nuque, qui épouse délicatement un violon, n’attend qu’un baiser) et en 1995 dans Nelly et M. Arnaud (chignon strict) explique à Michel Boujut : « Un jour, dans un restaurant, j’étais avec un metteur en scène, et Claude était trois tables derrière nous. Je n’avais rien remarqué, mais le metteur en scène en question m’a dit que Sautet me regardait beaucoup. Je me suis retournée et je me suis demandé comment il pouvait me regarder puisque j’étais de dos. Puis j’ai eu une conversation avec Claude : il regardait ça [elle montre sa nuque]. Je crois qu’il m’a engagée pour ma nuque. [...] J’avais un chignon, oui, et je ne savais pas que je rencontrerais Sautet. Le chignon, c’est des histoires à n’en plus finir, parce que je ne supportais pas la façon dont Claude me coiffait, dont il m’habillait, je ne supportais pas ce qu’il aimait de moi physiquement, quand je ne pouvais plus me cacher derrière quoi que ce soit. Je me sentais nue, plus nue que dans La Belle Noiseuse [Jacques Rivette, 1991], plus nue que je ne l’ai jamais été. J’ai essayé de défaire cent mille fois ce fameux chignon  2. » A . C . Les Choses de la vie, Claude Sautet, 1970.

1. Michel Boujut, Conversations avec Claude Sautet, Institut Lumière/Actes Sud, 1994. – 2. Michel

Boujut, Claude Sautet à cœur ouvert (hors commerce), Canal+, « Les + de Canal+ », 2011.

Nelly et M. Arnaud, Claude Sautet, 1995.


© Photo MBAM, Brian Merrett

CHRONIQUES

Prudence Heward, Au théâtre, 1928, huile sur toile, Montréal, musée des Beaux-Arts, legs de Horsley et Annie Townsend.

l’élégance d’une nuque ployée. C’est un procédé esthétique pour, métaphoriquement, mettre la femme à nu  1 », nous dit Jacques Cotin. Et Agnès Giard de renchérir : « La geisha cache son visage donc dévoile sa nuque, et la libido s’en trouve déplacée vers ce petit espace vallonné. La nuque [...] devient synonyme des émotions, voire des émois et même de l’orgasme, lorsqu’elle est saisie de soubresauts 2. » La nuque pourrait-elle devenir, dans un corps surexposé, le dernier espoir d’une sensualité moins formatée, plus troublante dans son ingénuité de dos tourné ? Comme une œillade à rebours. Adolescent, on enlace avec son bras, dans le cadre obscur de la salle de cinéma, le cou pour un premier flirt

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avant d’y déposer un baiser. Chair délicate qui se prête à tous les émois de cet âge et laisse en suspens d’autres cajoleries plus sexuelles. Allant même parfois jusqu’à apposer un suçon, comme une marque d’appartenance que la fille exhibait à ses copines pour les rendre jalouses. Premier stigmate de la morsure vampirique, que l’on ne cache plus sous un col roulé, mais que l’on étale sur Instagram et Snapchat. Ce n’est pas au cinéma mais au théâtre que la peintre canadienne Prudence Heward nous offre le spectacle de deux magnifiques nuques de spectatrices attendant le lever du rideau, l’une portant un chignon, à demi tournée,

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CET OBJET DU DÉSIR

Alfred Stieglitz, Georgia O’Keeffe. Cou, 1921, Palladium print, New York, The Metropolitan Museum of Art.

Victor Hugo, Le Pendu, 1855-1860, encre sur papier, New York, The Metropolitan Museum of Art, don de Kristina et Guy Wildenstein. C’est autour du cou que l’on passe la corde des condamnés à la potence et c’est sur la nuque que tombe la lame de la guillotine.

L A N U Q U E S E R A I T- E L L E J U S T E U N E P E AU D O U C E P O U R Y D É P O S E R DES BAISERS TENDRES ET SE HÉRISSER Q U A N D L ’ A M O U R S ’ E N VA   ? E T L E CO U, U N E CO LO N N E C E RV I C A L E , UNIQUEMENT LÀ POUR SOUTENIR LA TÊTE ?

jetant un œil sur le programme, tandis que l’autre, arborant raie médiane et macarons haut perchés, découvre une des plus belles nuques du xx e siècle. En 1929, le tableau est présenté par le critique du Montreal Daily Star comme « une étude de décolleté »... « C’est étonnant, l’expression d’un dos – qu’une nuque crispée puisse vous dire je ne t’aime plus quand le visage encore n’y arrive pas » détaille Gilles Leroy dans Alabama Song. La nuque serait-elle juste une peau douce pour y déposer des baisers tendres et se hérisser quand l’amour s’en va ? Et le cou, une colonne cervicale, uniquement là pour soutenir la tête ? Les tribus africaines ont inventé les appuie-nuques, magnifiques sculptures en bois sur lesquelles les femmes posaient leur nuque avant de s’endormir, afin de ne pas endommager des coiffures sophistiquées dont la réalisation prenait parfois plusieurs jours. Et puisqu’il s’appelait aussi « support de rêves », songeons à La Danaïde de Rodin, reposant sa tête sur son bras dans un bloc de marbre grossièrement taillé ; elle nous offre l’exemple parfait d’une adorable nuque épuisée par tant de tonneaux en vain remplis et sur laquelle nous prend une envie irrésistible de poser la main pour la caresser, la soulager de son infinie douleur. Et même d’y déposer un chaste baiser. 1. Dans l’ouvrage collectif Manuels de l’oreiller. Érotiques au Japon, éditions Philippe

Picquier, 2002. – 2. Agnès Giard, L’Imaginaire érotique au Japon, Albin Michel, 2006.

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CHRONIQUES

POUR L’INTELLIGENCE DES POÈTES

Éoliennes PA R F R A N Ç O I S E F R O N T I S I - D U C R O U X

A U TA N T E N E M P O RT E N T L E S V E N T S

Borée vient du nord, Zéphyre de l’ouest, Euros de l’est et Notos, du sud : quatre courants d’air soumis à leur roi, Éole. À moins qu’ils ne soient les enfants plus ou moins agités d’Aurore, indispensables à Ulysse comme à nos énergies renouvelables.

S

ur la mer Tyrrhénienne, les navires qui croisent autour du Stromboli permettent aux passagers de s’émerveiller du petit îlot cylindrique enraciné au pied du grand volcan. C’est le Strombolicchio. Les explications ne manquent pas, légendaires ou scientifiques. La plus plausible est qu’il s’agit de la forteresse d’Éole, bien connue des anciens navigateurs. Le maître des Vents régnait jadis sur les îles alentour, sur sa famille étroitement unie et sur les vents qu’il tenait prisonniers, pour les libérer selon les besoins de la météo marine. Sa forteresse de bronze était flottante, ce qui permettait à Éole d’aller contrôler ses sujets. Le témoignage le plus solide nous vient d’Ulysse, qui visita les lieux. Le héros raconte l’accueil reçu, en revenant de Troie, chez cet hôte affable et curieux de son voyage, qui banquetait joyeusement avec son épouse et ses douze enfants, six fils et six filles qu’il avait mariés ensemble. Après un mois de fêtes, Ulysse demanda à reprendre la route. Éole, en cadeau de départ, lui offrit une outre de peau de bœuf où il avait enfermé tous les vents hurlants, bouclés bien serrés par un fil d’argent. Pour assurer le retour de son invité il fit souffler le seul Zéphyre. Après dix jours de voyage sans repos, Ulysse, si près des champs de sa patrie,

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tomba dans un doux sommeil : « J’étais brisé : c’était moi qui, toujours, avais tenu l’écoute, sans jamais la céder à quelqu’un de mes gens ; j’avais un tel désir d’arriver au pays 1 ! » Lorsque Ulysse s’endormit, ses marins, cupides et jaloux, défirent le sac, croyant y trouver de l’or. Les vents bondirent et déchaînèrent une tempête effroyable qui repoussa le navire jusqu’à l’île d’Éole. Piteusement, Ulysse revint supplier le régisseur des Vents, en vain ; car Éole, comprenant que ce maudit était poursuivi par la haine des dieux, le chassa et retourna tranquillement à ses festins familiaux. Que s’est-il passé ? Comment le bonheur si soigneusement clos d’Éole a-t-il pris fin ? L’hypothèse la plus probable est un accident aérien, l’intervention malencontreuse du héros Persée qui, rentrant de son expédition au pays des Gorgones, exalté par son succès et encore chaussé de ses bottines ailées, se serait offert un survol de la Méditerranée. Attiré par la forme conique du volcan, le héros descendit pour y voir de plus près. Méduse, alors, avertie par les fumées, curieuse elle aussi, se haussa jusqu’au bord de la besace où Persée avait enfermé sa tête immortelle, et son regard toujours actif s’en vint pétrifier la demeure d’Éole, l’enracinant au fond de la mer – petit dommage collatéral,

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© Musées du Mans

Isaac Moillon, Éole donnant les vents à Ulysse, entre 1650 et 1673, huile sur toile, Le Mans, musée de Tessé.


© D.R.

CHRONIQUES

Théodore Van Thulden, Le Zéphyre pousse la flotte d’Ulysse, 1633, gravure à l’eau-forte inspirée de L’Odyssée, chant X, vers 26-28. Les compagnons d’Ulysse ouvrent l’outre des vents, 1633, gravure à l’eau-forte inspirée de L’Odyssée, chant X, vers 30-45. Les cinquante-huit gravures de Théodore Van Thulden sont l’unique représentation du décor de la galerie d’Ulysse du château de Fontainebleau, détruite en 1739. Salle d’école où de nombreux peintres se formèrent, il fallut presque un demi-siècle pour peindre les cent cinquante mètres de la galerie, qui porte ce nom en raison de son sujet, L’Odyssée d’Ulysse, conçue par Le Primatice.

Stefano Della Bella, La Course des saisons, gravure à l’eau-forte, 1652, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2011, Legs de Phyllis Massar.

LA D I S PER S I O N DES VE N TS P OUR R A I T ÊTR E U NE EX P L I C AT I ON DU C HA N G EME N T CLIMATIQUE. HEUREUSEMENT POUR LES CLI M ATO S CE P T I Q UE S , I L E XI ST E UN P L A N B . LA MYT H O LOG I E N ’ E N MA N Q UE J A MA I S. limité d’ailleurs car il n’y eut que peu de victimes, quelques esclaves seulement, affectés à la garde du château. Éole et sa famille, en vacances aux Açores, échappèrent au désastre ainsi que les vents affectés à leurs tâches en diverses régions du monde. Ils y sont encore, livrés à eux-mêmes, et ce pourrait être une explication du changement climatique. Quel que soit l’attrait spectaculaire du Strombolicchio, la perte de la centrale d’Éole est irréparable. Nos éoliennes,

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ces élégants échassiers blancs, implantés sur terre et sur mer, tentent courageusement de pallier cette absence. Espérons qu’elles y parviendront. Heureusement pour les climatosceptiques, il existe un plan B. La mythologie n’en manque jamais. Aurore et ses fils concurrencent fortement la tradition éolienne. Aurore, Éos en grec, est la « Rhododactyle », la déesse « aux doigts de rose », sœur d’Hélios et de Séléné, Soleil et Lune. Cette matinale est connue pour son appétit sexuel. Se comportant comme un dieu mâle, elle surprend les jolis garçons encore endormis et les enlève. Et souvent leur fait des enfants. Sa passion amoureuse la plus célèbre – et la plus malheureuse – la pousse à s’unir au beau Tithon. Elle l’aime tant qu’elle demande à Zeus d’accorder à son amant l’immortalité. Las ! Elle oublie de réclamer aussi pour lui

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© Françoise Frontisi-Ducroux

Vue du Strombolicchio et du Stromboli.

D U S T RO M B O L I C C H I O À L A TO U R D E S V E N T S « Le Stromboli ! Quel effet produisit sur mon imagination ce nom inattendu ! Nous étions en pleine Méditerranée, au milieu de l’archipel éolien de mythologique mémoire, dans l’ancienne Strongyle, où Éole tenait à la chaîne les vents et les tempêtes. » Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, 1864.

fascinante prouesse technique  6. Au centre de ce monument octogonal disposé selon les orientations cardinales, une clepsydre, objet complexe faisant appel à la mécanique, à la pneumatique et aux mathématiques, indiquait et sonnait l’heure. Sur chacune des huit faces du bâtiment, qui devait mesurer quatorze mètres de haut, est gravé un cadran solaire permettant d’avoir connaissance du mois en cours. Au-dessus de chaque cadran, on remarque une représentation des huit vents, caractérisés par une allégorie masculine ailée, avec un attribut et une attitude uniques. Cet édifice était couvert par un toit en tuiles de marbre, sur lequel une statue de Triton, aujourd’hui disparue, reposait sur un chapiteau corinthien, toujours visible. Le bâtiment, qui a connu une utilisation multiple – clocher d’une église byzantine, espace destiné aux derviches tourneurs à l’époque ottomane, etc. –, a étrangement peu souffert du temps et de la destruction de la cité. Certainement parce que la tour des Vents est une célébration spectaculaire de la maîtrise du temps, mais aussi le symbole mystérieux de l’harmonie universelle. A . C . 1. Homère, L’Odyssée, Chant X, 1-5, traduction Victor Bérard. – 2. Id., Chant X, 35-65. – 3. Id., Chant X, 1-5. – 4. Saint-John Perse, Croisière aux îles Éoliennes (Aspara), in

Cahiers Saint-John Perse. Année du Centenaire, Gallimard, 1987 : « Montée sur le pont : Surprise du Stromboli – et d’abord de l’étrange rocher de haute et vieille ferraille abrupte – termitière géante – Haute armure géante sur une table de reliquaire. » – 5. Homère, op. cit., Chant X, 5-36. – 6. Pour une présentation complète : Pascal Arnaud, « La Tour des Vents » in Arnaud Zucker (dir.), L’Encyclopédie du ciel. Mythologie, astronomie, astrologie, Robert Laffont, collection « Bouquins », 2016.

© Akg images / photo John Hios

Figé au nord de la mer Tyrrhénienne, dans l’onde lumineuse d’un ciel liquide, son apparition est le dessin d’un poète. Le Strombolicchio regarde, sans gronder, l’impétueux Stromboli qui lui doit sa naissance. « C’est une île qui flotte 1 », nous dit Ulysse. On n’observe aujourd’hui que le donjon du « fameux manoir  2 » d’Éole, régisseur des vents, monolithe majestueux aux crêtes sévères. L’« infrangible muraille  3 » décrite par Ulysse est encore perceptible. Au fil de la journée, la lumière aiguise chaque face de cet « étrange rocher de haute et vieille ferraille abrupte – termitière géante 4 » de basalte et d’andésite, silencieuse depuis plus de deux cent mille ans. C’est vers ce primitif château de lave qu’il faut regarder si vous voulez deviner l’ombre d’Ulysse et de son équipage banqueter à la table d’Éole « chargée de douceurs innombrables 5 ». Il pourrait s’ouvrir devant nous, sans que notre imagination ne s’effraye. Au sommet, comme un éclat vertical, posé au couteau par l’artiste, se détache un phare. On imagine son faisceau balayer le ciel, à la recherche des vents libérés par le cupide équipage du héros. À Athènes, un mystérieux monument appelé tour des Vents rend hommage à ces agitateurs du ciel : Boréas (nord), Kaïkas (nord-est), Apéliotès (est), Euros (sud-est), Notos (sud), Lips (sud-ouest), Zéphyre (ouest) et Skiron (nord-ouest). Édifiée entre 160 et 86 avant notre ère, sur l’emplacement actuel du forum romain, la tour des Vents ou maison de Cyrrhestes, du nom de son architecte, Andronikos de Cyrrhestes, est à considérer comme une


James Stuart et Nicholas Revett, La Tour des Vents, gravure pour The Antiquities of Athens (vol.1, chap. III, pl. III), 1762.

Martinus Rørbye, La Tour des Vents,

© D.R.

huile sur toile, 1839, collection privée.

Vue de la tour des Vents à Athènes.


CHRONIQUES

Sandro Botticelli, Naissance de Vénus, vers 1483-1485, tempera sur panneau, Florence, galerie des Offices.

la jeunesse éternelle. Tithon vieillit, se ride, se rabougrit et devient une petite chose caquetante que la déesse doit enfermer dans une cage à cigales. Cependant, d’une liaison plus digne de son rang, avec Astræos, le vent du crépuscule, elle a eu, entre autres enfants, quatre fils, les Vents – Anemoi en grec, Borée et Euros, Zéphyre et Notos. Ce sont de véritables dieux, ailés comme leur mère. La personnalité d’Euros, le vent d’est, et de Notos, vent du sud, est moins marquée que celle de leurs deux aînés. Borée, le vent du nord et Zéphyre, le vent d’ouest, ont beaucoup fait parler d’eux. Borée, un brutal, est connu pour avoir, d’une adroite rafale, enlevé la fille du roi d’Athènes, la jeune Orithye. Ils ont eu quatre enfants, deux filles et deux jumeaux. Lorsque Aurore s’en va leur rendre visite, dans le Grand Nord, c’est la fête : un somptueux déploiement d’aurores boréales. Quant à Zéphyre, il a la réputation d’être tantôt violent, tantôt d’une douceur exquise. Violeur récidiviste, porté sur les garçons comme sur les filles. Jaloux, il causa la mort

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du beau Hyacinthe, aimé d’A pollon, en détournant d’un souffle le disque avec lequel les amants s‘exerçaient. Apollon se consola en faisant naître la jacinthe du sang du jeune mort. Une autre fois, Zéphyre s’en prit à la nymphe Chloris, l’enleva, la viola, mais tenta de réparer son crime en l’épousant. Il la prénomma Flore et lui fit présent de toutes les fleurs du printemps, y compris la fragile anémone, dont la corolle se disperse à la moindre brise. Le peintre Botticelli en témoigne : dans ses deux plus beaux tableaux, la Primavera (Le Printemps, 1478-1482) et la Naissance de Vénus (1484-1485), le peintre représente Zéphyre et Flore exhalant des bouffées fleuries. Une autre tradition fait naître l’anémone du sang d’A donis, l’amant immature d’A phrodite, éventré par un sanglier et pleuré par la déesse amoureuse. La beauté éphémère de la jeunesse s’envole aussi vite que les délicats pétales de la « fleur des vents ». 1. Homère, L’Odyssée, chant X.

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“Féroce et lucide […], Fagan est autant poète que romancière, et ses images de cet hiver intempestif sont saturées de lyrisme.” New York Times

“Le talent de Gamboa pour créer des intrigues et l’extravagante énergie de ses histoires rendent sa lecture compulsive.” Times Literary Supplement

Rentrée Littéraire

2017 www.editions-metailie.com


© Ryan Vizzions

Ryan Vizzions, La Garde nationale face au Last Child Camp à Standing Rock, (Dakota, États-Unis), 1 er février 2017.


CHRONIQUES

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Un affrontement P A R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

L E V E N I N D E L A CO L È R E

Notre imaginaire collectif résonne dans nos réactions à certains clichés d’actualité. À quoi tiennent leur force et leur présence ? Comment se construit une image ? En octobre 2016, des tribus indiennes défendant leur territoire contre l’industrie pétrolière ont opposé aux blindés l’âme de leurs ancêtres, des maisons de toiles, l’esprit et la protection de la nature. Sous la représentation contemporaine affleurent des codes picturaux anciens.

« Les Mohicans étaient les possesseurs du pays occupé d’abord par les Européens dans cette partie de l’A mérique. Ils furent en conséquence les premiers dépossédés, et le sort inévitable de ces peuples, qui disparaissaient devant les approches, ou, si nous pouvons nous exprimer ainsi, devant l’invasion de la civilisation, comme la verdure de leurs forêts vierges tombait devant la gelée de l’hiver, avait été déjà accompli à l’époque où commence l’action de ce roman. » John Fenimore Cooper, Le Dernier des Mohicans, 1826.

À

la fin de l’année 2016, les habitants de la réserve amérindienne de Standing Rock, dans le Dakota du Nord, s’élevaient contre le prolongement d’un oléoduc, transportant du pétrole extrait dans le nord de l’État vers l’Illinois et le reste des États-Unis. Le risque pour la nature, pour les sources et les lacs de la réserve, une des plus grandes du pays, apparaissait comme majeur.

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Si les menaces écologiques étaient patentes et si les revendications des habitants d’origine lakota, le grand peuple sioux, faisaient écho aux combats menés contre l’exploitation du sous-sol américain depuis plusieurs décennies, la lutte conduite dans le Dakota prit très vite une dimension symbolique, dont les enjeux puisent à l’histoire américaine. Sollicité par les autorités de la réserve, son chairman notamment, le charismatique David Archambault, le président démocrate Barack Obama suspendit la construction pétrolifère. À peine quelques jours après son élection, Donald Trump autorisa la reprise des travaux, entrepris par le corps des ingénieurs de l’armée américaine ; le Dakota Access Pipeline était considéré par les nouvelles autorités américaines comme une priorité. La mobilisation contre « The Black Snake » (« le Serpent noir »), comme le surnommèrent les habitants, reprit de plus belle. Convergèrent vers la réserve des militants écologistes venus de tous les États, des opposants au président nouvellement élu, des

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Kurz & Allison, La Bataille de Kenesaw Mountain (Géorgie, États-Unis, le 27 juin 1864), 1891, lithogravure.

Américains d’origine indienne d’autres réserves. La contestation employa habilement les ressources contemporaines, créant notamment une très active page Facebook, relayant les épisodes de la lutte. Elle sut aussi, avec un sens de la dramaturgie accompli, faire référence à la culture amérindienne comme aux récits qu’en tissèrent, depuis le xix e siècle, la littérature, la photographie, le cinéma. La photographie prise par Ryan Vizzions, le pseudonyme choisi par un photographe indépendant d’Atlanta, que les habitants de la réserve ont également surnommé « Redhawk » (« Faucon rouge », peut-être pour son œil perçant et clairvoyant), témoigne avec force et beauté du face-à-face entre les habitants et les militaires constructeurs. Le paysage de neige immaculée de la belle nature du Dakota offre un décor remarquable à la scène, exaltant la lumière, renforçant les contrastes des formes et des couleurs. La neige forme comme un espace préservé, un sanctuaire ; toute avancée des ingénieurs, on le pressent, constituera une violation, un franchissement impardonnable dont le tapis neigeux gardera irrémédiablement la trace. Mieux que des mots, l’image de Vizzions exprime l’indignation

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des habitants de la réserve. Au mépris des accords vieux de près de deux siècles, qui avaient concédé le droit sur ces terres à ceux qui les occupaient avant l’arrivée des Européens et depuis des millénaires, les ingénieurs ont pénétré dans la réserve afin de poursuivre les travaux de l’oléoduc. Cette transgression est une profanation. L’affrontement symbolique entre l’engin noir et puissant, dont on perçoit l’efficacité mécanique et meurtrière, des ingénieurs du gouvernement, et les tipis, constructions ancestrales des Indiens d’A mérique du Nord, légères, fragiles, élégantes, fortes pourtant de leur légitimité historique et culturelle, la rend sensible. Quelles qu’aient été les décisions gouvernementales, ceux qui partent à l’assaut de cette colline à la blancheur virginale sont des envahisseurs. La puissance qu’ils déploient semble non seulement outrée mais illégitime. En installant au sommet de la colline les graciles tentes de leurs aïeux, les opposants au pipeline ont rappelé combien cette terre était et demeure leur, contestant ainsi aux autorités tout droit à faire observer une décision qu’ils considèrent comme injuste. Cette injustice est, aussi, sacrilège. L’engin des ingénieurs évoque par sa matière, sa couleur, le tube qui traversera les sources et les champs de la réserve, auquel ses habitants refusent, farouchement, l’accès. Au nom du respect de la nature, au nom de la préservation de l’eau mais, également, par respect d’une prophétie sioux traditionnelle : « If the Black Snake comes across our land our world will end... » (« Si le Serpent noir rencontre notre terre, notre monde disparaîtra... »), dit-elle. La composition de la photographie prise à Standing Rock rappelle implicitement les représentations d’autres sièges, entre envahisseurs puissants et occupants courageux. L’ordonnancement des tipis au sommet de la colline évoque la position d’une ville assiégée, que les habitants sont déterminés à défendre jusqu’au bout, symbole de leur liberté et de leur identité. Formellement, le photographe américain a repris les codes de la peinture et choisi attentivement le lieu de sa prise de vue. Le relief constitue un rempart physique naturel, comme ce fut le cas, par exemple, lors du siège d’A lésia en 52 avant notre ère ou,

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© D.R.

CHRONIQUES


© D.R.

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Illustrations de Warwick Goble pour la première édition de La Guerre des mondes de H. G. Wells, Pearson’s Magazine, 1897.

plus proche de nous, lors de la bataille de Rivoli en 1797 ; il compose un promontoire au sommet duquel le camp de toile prend une importance symbolique accrue. Plus que de vouloir garantir le passage de l’oléoduc, il semble que les ingénieurs sont avant tout décidés à conquérir une position, à supplanter ceux qui l’occupent, comme si l’enjeu désormais était de faire flotter un drapeau neuf – lequel, en territoire américain ? – qui dominerait les tipis. On se rappelle alors d’autres combats, ainsi, la bataille de l’Elbrouz en 1942 ou l’assaut du mont d’Iwo Jima en 1945. Habilement, Vizzions, grâce à ces références tacites, suggère un déplacement de la lutte. Non plus seulement pour la préservation de l’eau et de la terre, mais également pour celle d’un espace où la plus ancienne culture américaine – Native American Culture – serait souveraine. L’opposition entre machine meurtrière et tissu coloré, entre efficacité militaire et magie poétique d’une pensée sacrée, que sous-entend le vis-à-vis reproduit par Vizzions, induit l’idée d’un combat inégal, entre le fort et le faible, le puissant et le désarmé, l’impérialisme mercantile et la protection de la nature. D’emblée, son image offre aux habitants de Standing Rock la sympathie du spectateur,

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S I , AU S O M M E T D E L A CO L L I N E , SOUFFLE L’ESPRIT LIBRE DES ANCÊTRES, NON DÉNUÉ DE RUSE ET DE MALICE, EN BAS, L ’ E N G I N M I L I TA I R E A P PA R A Î T CO M M E U N M O N S T R E B R U TA L , PRIVÉ D’INTELLIGENCE, AV E U G L E E T T E R R I F I A N T.

en le plaçant du côté de ceux qui opposent aux armes et aux engins de guerre le rythme de leurs chants et le pas de leurs danses sacrées. L’esprit demeure au sommet de la colline, où un souffle sacré agite la toile légère des tentes amérindiennes. Un souffle qui évoque le vent dans les arbres et l’eau ruisselante d’une nature préservée, un souffle qui gronde aussi de la mémoire des ancêtres, fantômes dont la présence ténue rappelle qu’ils furent victimes, déjà, d’une puissance conquérante qui manqua d’anéantir leur peuple, au milieu du xix e siècle.

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Au début des années 1820, George Catlin (1796-1872) abandonna la carrière d’avocat à laquelle il était promis pour se dédier à sa passion de la culture amérindienne, qu’il s’attacha à peindre et à promouvoir. Il conçut son Indian Gallery en 1838 pour rassembler les éléments qu’il avait collectés et ses propres peintures. Il organisa des représentations de danses sacrées et de chants traditionnels aux États-Unis et en Europe ; en France, il présenta son spectacle devant le roi Louis-Philippe, aux Tuileries. Les expéditions picturales de Catlin le conduisirent, en particulier, sur les terres sioux des actuels Dakota du Nord et Dakota du Sud. Pour la première fois, grâce à Catlin, la culture des premiers habitants d’A mérique du Nord était célébrée par la peinture occidentale. Le succès de l’entreprise offrit à ces représentations une diffusion pérenne. La photographie et, surtout, le cinéma s’en inspirèrent durablement.

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© Bibliothèque nationale de France

George Catlin, Chasse au buffle dans la neige et Célébration du Dog Feast Sioux, 1861-1869, huile sur carton monté, Paul Melon Collection, National Gallery of Art, Washington.

La magie est à l’œuvre dans la photographie de Vizzions. Si, au sommet de la colline, souffle l’esprit libre des ancêtres, non dénué de ruse et de malice, en bas, l’engin militaire apparaît comme un monstre brutal, privé d’intelligence, aveugle et terrifiant. Un monstre qui évoque une des premières et des plus célèbres œuvres d’anticipation, La Guerre des mondes, écrite par le britannique H.G. Wells en 1898. Les habitants de la Terre voient la planète menacée par des envahisseurs puissants, dont les machines de guerre, les « tripodes », émettent un gaz toxique, « the black smoke ». Les terriens apeurés découvrent que ces tripodes sont manipulés par des créatures tentaculaires tapies à l’intérieur. Wells, pacifiste convaincu et humaniste, dénonçait dans son œuvre les ravages d’un impérialisme militaire et commerçant, stigmatisait le colonialisme. Loin d’apporter aux peuples de la Terre la civilisation promise, les colons pouvaient apparaître comme autant d’envahisseurs brutaux et sauvages : « Par-delà le gouffre de l’espace, des esprits qui sont à nos esprits ce que les nôtres sont à ceux des bêtes qui périssent, des intellects vastes, calmes et impitoyables, considéraient cette terre avec des yeux envieux, dressaient lentement et sûrement leurs plans pour la conquête de notre monde. » Les premières illustrations de l’œuvre de Wells par Warwick Goble donnèrent une dimension monstrueuse, mi-animal, mi-machine, aux véhicules des ennemis de la planète ; ils étaient décrits comme de « huge black shapes, grotesque and strange » (« énormes formes noires, grotesques et étranges »). Le livre fut souvent adapté au cinéma ; en 1998, le réalisateur Paul Verhoeven s’en inspira pour son Starship Troopers, dont l’action se passe en Argentine. Ses héros, sélectionnés pour leurs qualités insignes de pilotes, apparaissent comme aisément manipulables et manipulés, comme si leur force militaire avait fait disparaître leur capacité d’intelligence et d’émotion. Il est aussi possible d’inverser le point de vue de l’image de Vizzions. L’illustration de Paul Iribe parue dans La Baïonnette du 8 février 1917, après trois ans d’une Première Guerre mondiale éprouvante et meurtrière, nous place du côté de l’assailli, voyant poindre, derrière l’arrondi de la colline, un char de métal en forme de casque à pointe.

© Courtesy National Gallery of Art, Washington

CHRONIQUES


CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Iribe représente la France menacée de conquête sous les traits d’une femme, Marianne amaigrie, aux traits anguleux, qui tient fermement une épée des deux mains, sans menace mais avec une détermination aussi farouche que sereine. Bien que seule, bien que fragile, cette femme imposera sa force. Une force qui sera une force de paix, comme le sous-entend le bleu en à-plat du ciel, et comme l’écrit la légende : « Vous nous avez imposé VOTRE guerre, nous vous imposerons NOTRE paix. » John Fenimore Cooper publia en 1826 un long roman d’aventure, Le Dernier des Mohicans, hommage aux populations

natives d’A mérique du Nord. Très vite traduite en français, l’œuvre connut un succès foudroyant. Son récit offrait un portrait sensible des peuples amérindiens que l’arrivée des Européens menaça. « Peu de caractères d’hommes présentent plus de diversité ou, si nous osons nous exprimer ainsi, de plus grandes antithèses que ceux des premiers habitants du nord de l’Amérique. Dans la guerre, ils sont téméraires, entreprenants, rusés, sans frein, mais dévoués et remplis d’abnégation d’eux-mêmes ; dans la paix, justes, généreux, hospitaliers, modestes [...] ; mais vindicatifs et superstitieux. » Forts de ces qualités, les habitants de Standing Rock résisteront longtemps au Black Snake.

Paul Iribe, dans La Baïonnette, n o 84, 8 février 1917. La Baïonnette est une revue satirique française créée en janvier 1915.



Voir autrement P A R C A R O L I N E C H Â T E L E T , AV E C C L É M E N C E H É R O U T I L L U S T R AT I O N É L I S E E N J A L B E R T P O U R N O T O

L E S D I S P O S I T I F S E T O U T I L S D E M É D I AT I O N O F F E RT S A U P U B L I C M A L E T N O N VOYA N T S E R É PA N D E N T DA N S L E S L I E U X D ’A RT E N F R A N C E . L E S P RO P O S I T I O N S S O N T D I V E R S E S , L E S P RO C É D É S D I V E RG E N T, E T L E S E N J E U X S ’AV È R E N T E S S E N T I E L S P O U R L ’AC C È S D E TO U S À L A V I E C U LT U R E L L E .

Lille, théâtre du Nord, mercredi 8 février 2017, 17 h 30. Une quinzaine de personnes sont réunies dans le hall, certaines munies d’une canne blanche. Reçues par Lorette Dimnet, chargée de l’accueil du public et de la billetterie, et par Juliette Soulat, audiodescriptrice, elles échangent quelques mots avant de se diriger vers la salle de spectacles. Les attendent sur scène des comédiens de L’Institut Benjamenta, qui commencent par présenter la pièce d’après Robert Walser qu’ils interpréteront le soir même dans une mise en scène de Bérangère Vantusso. Après des éléments explicatifs sur l’histoire, son adaptation, les particularités de la mise en scène, la description de la scénographie viennent les questions. « Comment sont les marionnettes ? » Une interrogation dont les comédiens-manipulateurs se saisissent immédiatement : prenant chacun une marionnette, ils descendent dans la salle pour circuler parmi les spectateurs, donnant à toucher les figures, décrivant qui les techniques de manipulation, qui les différents matériaux utilisés pour leur confection, qui la façon dont le corps des comédiens vient prolonger celui de ces personnages inanimés. D’assez formelle, la rencontre bascule dans des échanges en petits groupes, et la réserve initiale cède la place à une profusion de questions, de remarques. Mais il faut laisser aux comédiens le temps de se préparer. Après d’ultimes précisions données par Juliette Soulat, les spectateurs quittent la salle pour recevoir un livret en braille. Ils la rejoindront bientôt à nouveau pour s’installer aux premiers rangs. Munis de

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casques, ils écouteront Juliette Soulat décrire entre les répliques le décor, les mouvements, les costumes ou encore les gestes des comédiens. Une heure quarante plus tard, la représentation de L’Institut Benjamenta se termine. Parmi les phrases glanées, l’une des spectatrices malvoyantes souligne le caractère « très étrange, fascinant et intrigant par son atmosphère » de cette création ; tandis qu’un autre relève la présence « parfois inquiétante » des marionnettes. Après un bref échange avec Lorette Dimnet et Juliette Soulat, les groupes se séparent et se donnent rendez-vous la saison prochaine – L’Institut Benjamenta constituait le dernier des trois spectacles proposés cette année en audiodescription par le théâtre du Nord.

Une histoire récente La majorité des audiodescriptions proposées dans le spectacle vivant, qu’il s’agisse de danse, de cirque, de théâtre ou d’opéra, se déroule en effet ainsi : accueil par les équipes du lieu, distribution d’un livret en braille, rencontre avec les artistes voire visite tactile du décor lorsque les conditions le permettent, découverte du spectacle en audiodescription (soit enregistrée, soit réalisée en temps réel) et derniers échanges informels. Ce dispositif désormais largement répandu, à tel point que rares sont les structures publiques n’offrant pas de tels spectacles au sein de leur

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C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

programmation, est arrivé en France au début des années quatre-vingt-dix. C’est durant les années soixante-dix, aux États-Unis, que l’accompagnement d’œuvres par la parole se développe, d’abord au cinéma, avant de rapidement gagner le champ du spectacle vivant. Tucker de Francis Ford Coppola est le premier film présenté en audiodescription en 1988. Les Français sont les premiers étudiants étrangers à bénéficier de formations liées à ce procédé, qui arrive une année plus tard dans l’Hexagone par l’entremise de l’Association Valentin Haüy (AVH), structure reconnue d’utilité publique soutenant les déficients visuels et leur entourage. Après une démonstration réalisée à l’occasion du Festival de Cannes, Indiana Jones et la dernière croisade de Steven Spielberg est le premier film audiodécrit en France. Le passage au théâtre se fait non pas par l’AVH, qui se concentre sur le cinéma, mais grâce à l’initiative personnelle d’un jeune homme : Frédéric Le Du découvre le procédé par hasard dans la presse et le soumet au metteur en scène Jérôme Savary, qui lui donne carte blanche. En 1990, Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare permet à des spectateurs aveugles et malvoyants de recevoir toutes les informations concernant la mise en scène, la scénographie, les costumes, le jeu, les intentions dramaturgiques, les déplacements. L’engouement créé pousse Frédéric Le Du à fonder trois ans plus tard Accès Culture, qu’il dirige toujours. Dédiée à l’accessibilité du spectacle vivant aux personnes aveugles, malvoyantes, sourdes ou malentendantes, l’association travaille en collaboration avec plus de quatre-vingts théâtres et opéras en France. Les chiffres avancés par Accès Culture le disent bien : après des débuts balbutiants, l’offre à destination des spectateurs aveugles et malvoyants s’est considérablement développée et diversifiée. Ce mouvement, qui dépasse le spectacle vivant, a été soutenu et encouragé par le cadre législatif comme par des campagnes de sensibilisation. La loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France crée notamment un label accordé aux institutions remplissant parmi leurs missions celle de « rendre leurs collections accessibles au public le plus large » et d’assurer, par des actions d’éducation et de diffusion, « l’égal accès de tous à la culture ». Plus largement, l’agrément de grande cause nationale pour le handicap

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permet l’organisation de campagnes de sensibilisation et de générosité publique. Enfin vient la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui impose la mise aux normes d’accessibilité pour les établissements publics et réaffirme la nécessité d’un égal accès à la culture à travers la création de dispositifs de médiation et d’accueil spécialisés.

Des expressions particulières Un double mouvement se dessine alors au sein des établissements culturels, entre récurrence de certains dispositifs et innovations originales. Dans la majorité des structures muséales, les visites des expositions permanentes comme temporaires sont d’abord gratuites pour les personnes handicapées et leur accompagnateur avec un accès prioritaire, les chiens-guides sont autorisés et des parcours tactiles ou sonores sont proposés. Outre ces propositions, certains musées développent des expressions particulières dont la variété révèle une certaine conception de l’accessibilité, comme son inscription dans un rapport au public et aux spectateurs plus vaste. À Montpellier, le musée Fabre propose mensuellement différentes visites, des plus traditionnelles (description des œuvres) aux plus innovantes (visite suivie d’une dégustation de vins en lien avec les œuvres, visites olfactive, gustative, sensorielle, etc.). Pour ses équipes, la question de l’accessibilité comporte plusieurs ramifications. Comme le raconte Jean-Noël Roques, chargé des publics spécifiques, « cette démarche d’accessibilité s’est d’abord focalisée sur l’accès physique au bâtiment : nous avons installé dès 2007 des maquettes tactiles, conçues sur mesure et entièrement mobiles, suivant ainsi le visiteur dans ses déplacements. Nous avons ensuite dépassé l’idée de venir physiquement au musée : c’est certes bien de venir, mais pour y faire quoi ? Si la loi prévoit l’accès des handicapés aux lieux publics, nous nous interrogeons surtout sur le contenu et sa qualité pour être respectueux des choix des personnes. Il s’agit aussi d’investir la

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VOIR AUTREMENT

sensorialité du lieu : toucher les murs et les sols, entendre les sons d’une pièce ». Cette conception élargie de la politique d’accessibilité a mené le musée Fabre à créer « L’art et la matière », une galerie entièrement tactile où le public peut toucher dix moulages de sculptures issues de ses collections et de celles du Louvre. Jean-Noël Roques la décrit ainsi : « La galerie s’ouvre par un salon introductif où l’on apprend à toucher par l’intermédiaire des audioguides. Une fois compris l’esprit de cette méthode, on continue vers l’espace jeune public pour canaliser l’attention des enfants. Un espace est ensuite dédié à l’histoire de la sculpture, avec sept sculptures accessibles pour les enfants et les adultes, permettant une découverte mixte de l’art, ce qui est important pour nous – nous avons voulu inciter à l’expérience croisée entre générations. Il y a enfin un espace consacré à l’atelier de sculpture, où ont été isolées quelques techniques de base sur la pierre et le moulage pour montrer comment travaille un sculpteur. Nous avons choisi de passer le moins possible par le texte en privilégiant l’expérience de visite : à chaque étape, la pierre, la terre ou le moulage sont vus par le toucher, l’écoute d’une bande-son restituant l’ambiance de l’atelier et une interprétation olfactive de la matière réalisée par une créatrice de molécules qui a conduit des recherches sur l’odeur de la terre mouillée, de la fusion du bronze quand il est coulé dans le moule et de la poudre de marbre. Nous montrons enfin un film du musée Bourdelle à Paris autour des techniques de moulage avec une expérimentation d’une copie en bronze de la tête de la sculpture L’Éloquence d’Antoine Bourdelle. » Conçue autour du discours d’une personne aveugle, Laure Olives, qui faisait partie des visiteurs réguliers du musée, la galerie tactile est entièrement démontable et transportable ; elle devrait être exposée hors les murs (centres hospitaliers ou pénitentiaires, maisons de la culture, etc.) en 2018.

Cheminement accessible Dans le cas de musées n’exposant pas spécifiquement des œuvres d’art, les dispositifs multisensoriels peuvent être intégrés à la totalité de l’exposition. C’est le cas au musée de l’Homme, au palais de Chaillot, à Paris, où un parcours sensoriel offre un cheminement accessible à tous les publics et permet de découvrir différemment les collections,

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articulées autour de trois questions : « Qui sommes-nous ? », « D’où venons-nous ? » et « Où allons-nous ? ». Aurélia Fleury, responsable de l’accessibilité, cite, entre autres exemples de médiation, des « visites sensorielles dans le noir », des « visites insolites sonores » conçues en lien avec la médiathèque musicale de Paris, ou encore l’installation d’une boucle magnétique. Tandis que, pour les visites dans le noir, « les visiteurs découvrent la galerie de l’Homme guidés par une déficiente visuelle », la boucle magnétique offre un guidage spécifique. Comme l’explique Aurélia Fleury, « pour les déficients visuels, il existe des chemins de guidages podotactiles, comme on en voit dans les gares et les transports. Dans un souci esthétique, les scénographes des musées ne souhaitent généralement pas installer de tels revêtements sur le sol. La société Maison nouvelle a ainsi détourné les dispositifs existants pour les déficients auditifs, qui peuvent bénéficier d’une boucle magnétique dans le sol, qui produit du son dans les appareils auditifs des personnes, auxquels elle est reliée ». Des cannes pour aveugles ont été modifiées et associées à des écouteurs, captant ainsi « un champ magnétique lorsqu’on est à l’intérieur, permettant de savoir où l’on se trouve ». Innovant et coûteux, ce type de dispositif a été rendu possible par le mécénat en nature de la société Maison nouvelle : un cas qui n’a rien de singulier, puisque toutes les structures sollicitées soulignent l’importance des financements privés aux côtés des subventions publiques pour développer ou pérenniser des actions de médiation. Julia Dehais, directrice des publics, du mécénat et de l’action culturelle à l’Opéra de Dijon, rappelle qu’une « audiodescription coûte très cher pour les opéras : le budget total s’élève à environ quatre mille euros par spectacle, sans compter le personnel du lieu mobilisé ». Cette institution a bénéficié d’un mécénat accordé par la Fondation Orange pour l’audiodescription et de celui de la Fondation Harmonie Mutuelle Solidarité pour la création de maquettes tactiles de l’auditorium inaugurées en juin, mais ne reçoit aujourd’hui « pas de subventions fléchées, ni par les tutelles ni par les mécènes : y consacrer une certaine somme tous les ans procède donc d’un choix budgétaire de l’opéra ». C’est également le soutien de la Fondation Orange qui a permis au théâtre du Nord, à Lille, de mettre en place l’audiodescription et notamment d’acquérir des casques. Le musée Fabre de Montpellier bénéficie de

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subventions publiques du ministère de la Culture et de Montpellier Méditerranée Métropole, y compris pour des projets comme la galerie tactile, mais aussi de mécénat pour l’acquisition des audioguides. Pour le musée de l’Homme, Aurélia Fleury évoque plusieurs mécènes complétant les partenaires publics, notamment la Fondation EDF, la Caisse d’Épargne ou le fonds Handicap et Société. L’engouement de structures privées rappelle que ces actions leur donnent accès à des déductions fiscales tout en valorisant leur image, sans pour autant les pousser à pérenniser leur soutien. D’autres partenaires tout aussi indispensables, souvent locaux, interviennent. À Lille, le théâtre du Nord travaille avec une médiathèque qui réalise les dossiers en braille, et avec des structures spécialisées, comme l’Union nationale des aveugles et déficients visuels (Unadev), qui apportent leur aide financière et sont associées aux choix de programmation. L’Opéra de Dijon collabore « avec le Lions Club de la ville, dont les membres vont chercher les spectateurs non voyants et malvoyants chez eux, paient leur place et les ramènent après le spectacle ». Parmi tous les partenariats du musée Fabre, Jean-Noël Roques cite « les étudiants en ingénierie Icap Arômes et Parfums de l’université de Montpellier », sollicités pour « créer un univers olfactif autour de certaines œuvres ». Des plus petits aux plus grands, le maillage des partenaires mobilise, sensibilise et inscrit aussi ces démarches autant dans le projet des structures culturelles que dans les esprits. Comme le rappelle Jean-Noël Roques, « il faut être conscient que tous les dispositifs ne sont pas très onéreux. On peut trouver des solutions très simples, si tant est que le service des publics soit investi. La rencontre humaine et la sollicitation sensorielle sont très importantes ».

Une affaire de sensibilité Pour les musées, c’est dans la majorité des cas la structure elle-même qui développe au sein de ses services les installations les mieux adaptées à ses œuvres ou des projets innovants et atypiques. Dans le champ du spectacle vivant, les spécificités des dispositifs sont intimement liées à l’audiodescripteur, qui est le plus souvent un prestataire. À l’Opéra de Dijon, les audiodescriptions, à raison de une ou

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deux œuvres par saison, sont assurées depuis sept ans par Accès Culture, qui propose des fichiers préenregistrés sur la base des dernières répétitions. Julia Dehais explique : « L’audiodescription est lancée en direct selon la musique, c’està-dire qu’elle est constituée de plusieurs petits fichiers dont la lecture est décidée en fonction de ce qui se passe, exactement comme les surtitres qui suivent le rythme de l’action. Ainsi le régisseur d’Accès Culture peut-il gérer l’audiodescription en fonction du tempo de la musique (par exemple si le chef ne va pas exactement à la même vitesse qu’à la répétition au piano, s’il y a un problème sur scène). Il prend également le relais en direct en cas d’imprévu. » Récit en direct ou préenregistré et amendé à la marge lors de sa diffusion : si cette différence peut sembler anecdotique, elle est essentielle. Selon la responsable communication d’Accès Culture Priscillia Desbarres, en réduisant les coûts d’une audiodescription, le préenregistrement permet de réunir plusieurs interprètes et de varier les voix, et ainsi de rompre avec un éventuel ennui. Pour Isabelle Demeyère, attachée de presse du théâtre du Nord, à Lille, offrir une description en direct a un coût, mais « relève d’un vrai choix. C’est du spectacle vivant, et par définition les artistes peuvent prendre de l’avance, du retard, sauter des répliques. Il est important que l’audiodescription puisse s’adapter au fil de la représentation ». Ces positions divergentes se retrouvent du côté des audiodescripteurs. Façon peut-être de rappeler qu’il n’y a jamais une manière d’exercer un métier, et que tout rapport aux œuvres d’art est aussi affaire de sensibilité. Tout comme il n’existe pas « une » façon d’audiodécrire, il n’existe pas de voie royale dans les formations. En tant que profession récente, l’audiodescription est pratiquée par des personnes aux expériences hétéroclites, qui ont toutes leur domaine de prédilection. Chez Accès Culture, non seulement les audiodescripteurs ont, comme le précise Priscillia Desbarres, « une expertise soit de metteurs en scène, soit de comédiens », mais ils bénéficient aussi de formations en interne. Aujourd’hui free-lance et spécialisée dans la danse, Séverine Skierski a suivi des études d’art dramatique et de lettres modernes avant de se former en 2001 au sein de l’A ssociation Valentin Haüy. Elle y travaille jusqu’en 2009, collaborant particulièrement avec le théâtre national de la Colline. Quant à Juliette Soulat, c’est par l’intermédiaire de

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VOIR AUTREMENT

son métier d’éducatrice spécialisée qu’elle a commencé à audiodécrire des spectacles. Elle réalise ses premières descriptions à l’Opéra de Dijon et à la scène nationale de Besançon avant de s’y consacrer. L’une et l’autre soulignent l’importance du direct pour un exercice relevant d’un « art de l’instant » (Séverine Skierski), nécessitant d’avoir « une perception sensible, juste et discrète de ce qui se joue » (Juliette Soulat), revendiquent le fait qu’il s’agit d’un travail d’auteur à part entière, et insistent sur le lien avec les spectateurs. Ce qui intéresse Séverine Skierski est ce travail avec les publics : « Avec le festival de danse et des arts multiples de Marseille, par exemple, nous menons un travail sur les publics tel que les gens reviennent d’une année à l’autre, c’est comme une école du spectateur. » Il en va de même pour Juliette Soulat : « Au-delà de la prestation, c’est la médiation qui m’intéresse : comment accueillir intelligemment des personnes, ne pas les considérer comme des consommateurs. » Cette conception se déploie aussi dans la durée, la jeune femme rappelant qu’« au fil des spectacles la réception se parfait, le regard critique s’affine. Il ne faut pas oublier que ce sont des spectateurs qui, comme les autres, vont aimer certaines propositions, demeurer réservés face à d’autres ».

Intégrer tous les publics Ces différents dispositifs permettent de multiplier les types d’adresses. Pour le musée de l’Homme, Aurélia Fleury explique que « cette offre, si elle est pensée pour être accessible aux déficients visuels, a également été conçue pour être ouverte à tous les visiteurs. Il s’agit de présenter ces questionnements à l’attention de tous les publics en pensant à leur diversité : groupes, scolaires, adultes, enfants, porteurs de handicaps, experts, grand public, etc. La galerie de l’Homme est animée par cette volonté de proposer des supports différents pour des publics différents, permettant une consultation à plusieurs (où les gens ne sont pas isolés les uns des autres par un casque) afin de faciliter échanges et discussions. Si les personnes aveugles ont des besoins spécifiques, il est important de diffuser les mêmes messages, de ne pas proposer un parcours parallèle, mais un qui permette aussi à des non-lecteurs, des personnes qui passent par le toucher, de trouver leur compte. Notre choix est animé par une volonté d’inclusion des publics,

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de conception universelle, pour que tous les visiteurs découvrent les contenus du musée ». Au musée Fabre, Jean-Noël Roques ne dit pas autre chose : « Ces dispositifs ne sont finalement pas si spécifiques au public aveugle : un effort de mixité doit être mis en place. Nous répondons à nos engagements de mission de service public, ni plus, ni moins. » Pour Julia Dehais, à Dijon, il est également primordial que les publics non ou malvoyants ne se sentent pas mis à l’écart : ils ne sont pas tous placés au même endroit dans la salle et leurs chiens-guides sont les bienvenus, d’autant qu’ils facilitent les échanges. « Lorsque les spectateurs aveugles ont des chiens-guides, les autres viennent voir les chiens, et donc parlent avec les personnes aveugles, se rendent compte du handicap... et de nombreux échanges ont lieu. Nous avons aussi pris la décision de passer une annonce avant le spectacle pour indiquer que la représentation donne lieu à une audiodescription pour les spectateurs aveugles présents. C’est une disposition qui est apparue lors d’échanges avec des spectateurs non voyants : expliquer le dispositif permet d’élever le niveau de tolérance des voisins face au bruit éventuel des casques, mais aussi de rendre les spectateurs aveugles visibles : ce n’est pas une stigmatisation pour eux manifestement, car ils ne considèrent généralement pas qu’ils ont un handicap. Cela permet enfin aux autres spectateurs d’en parler autour d’eux et d’ainsi faire plus largement connaître l’audiodescription. » Une volonté qui résonne avec le témoignage d’A nne Buffet-Delapierre, pharmacienne à Dijon et grande amatrice de culture. Devenue aveugle vers l’âge de trente ans, elle relate : « Je n’ai renoncé à rien. Je fréquentais les lieux culturels avant et je continue. Au musée, je fais des visites destinées aux déficients visuels, mais pas seulement. J’ai aussi suivi une approche culturelle mixte l’année dernière : nous étions mêlés à un public sans handicap, ce qui donnait à entendre les questions des non et malvoyants mélangées à celles des autres. » Réfléchir à de tels développements se révèle ainsi constitutif du projet politique d’une institution culturelle et l’amène à envisager autrement sa relation aux publics. En ne se circonscrivant pas uniquement aux personnes atteintes de handicap, les actions de médiation renouvellent le rapport aux œuvres, touchent toutes sortes de personnes et favorisent les échanges, participant à faire des lieux d’art et de culture des espaces inclusifs où chacun peut trouver sa place.

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E N I M AG E S

M É T I E R S D ’A R T

Les métiers de la couleur de la manufacture nationale de Sèvres T E X T E J E A N - F R A N Ç O I S M O N D OT

P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É R O U T

Dans la grande famille des céramiques, la porcelaine a toujours été la plus recherchée à cause de sa blancheur, de sa translucidité et des difficultés techniques de sa mise au point. Depuis 1756, la manufacture de Sèvres (installée initialement dans le château de Vincennes par Louis XV en 1740) est la vitrine prestigieuse de la porcelaine française. Les bâtiments ont été construits par l’État sur un terrain de quatre hectares jouxtant le parc de Saint-Cloud. Cent vingt céramistes d’art y travaillent aujourd’hui. Chacun est détenteur d’un savoir-faire particulier, acquis en trois ans au centre de formation interne. De la fabrication à la décoration, tout est produit sur place : la pâte des porcelaines, mais aussi les pigments, fondants, émaux, destinés à les embellir, comme le fameux bleu de Sèvres. Quatre mille pièces y sont réalisées chaque année. Elles sont acquises par des collectionneurs ou rejoignent les services de table de l’Élysée et de Matignon. En dehors de la vaisselle de luxe, Sèvres met régulièrement son savoir-faire au service d’artistes contemporains : Pierre Soulages, Louise Bourgeois ou plus récemment Nicolas Buffe ou Johan Creten.


I N D I S P E N S A B L E P O U R L A P O RC E L A I N E , L E K AO L I N V I E N T D E S A I N T-Y R I E I X ( H A U T E -V I E N N E ) , D E B E A U VO I R ( A L L I E R ) O U D E G A L I C E .

Matière. La manufacture de Sèvres a la particularité de fabriquer elle-même sa propre porcelaine. À l’atelier du moulin sont entreposés les trois éléments indispensables : le kaolin (il lui donne sa blancheur), le quartz (il lui confère sa translucidité) et le feldspath (il permet d’abaisser la température de fusion). Le bâtiment est isolé à cause des machines puissantes, voraces, bruyantes (notamment un moulin à meule de granite pour concasser les pierres) qui vont faire de la porcelaine un liquide, puis une pâte qui sera façonnée avant une première cuisson dite « de dégourdi » à 980 °C. On produit ici chaque année une trentaine de tonnes de porcelaine.


Un art du feu. La porcelaine et la céramique en général sont des arts du feu. La cuisson, qui intervient à plusieurs stades du processus, est toujours un moment décisif et redouté. On distingue les cuissons inférieures à 1000 °C – le « petit feu » – et celles qui dépassent 1100 °C – le « grand feu ». Six fours à bois du xixe siècle ont été conservés. Ils sont de forme ronde, en briques, hauts d’une dizaine de mètres. Deux d’entre eux sont encore utilisés pour des pièces exceptionnelles. Au quotidien, la cuisson s’effectue dans des fours électriques pour les hautes températures et des fours à gaz – appelés « moufles » – pour les basses températures.

L A P I È C E DA N S L E F O U R E S T U N P OT- P O U R R I E N F O R M E D E VA I S S E A U , C R É É A U X V I I I e S I È C L E E T Q U I N É C E S S I T E A U M O I N S S I X C U I S S O N S .


L A B I B L I OT H È Q U E D E S CO U L E U R S CO N S E RV E D E P U I S D E U X C E N T S A N S D E S CO LO R A N T S O U D E S É M A U X ( CO LO R A N T S P LU S F O N DA N T S ) .

Des couleurs. La maîtrise des couleurs, essentielle pour la beauté des porcelaines, est l’affaire des chimistes. Au laboratoire de Sèvres, on teste les propriétés des différents colorants, fondants, émaux et leurs réactions aux hautes températures. Les expériences du passé, consignées dans des carnets, sont conservées dans un alignement spectaculaire de bocaux. Il y aurait là, au total, presque un millier de couleurs... Le laboratoire ne se limite pas à conserver les couleurs des siècles passés. Il en invente sans cesse de nouvelles, soit pour répondre aux demandes des artistes contemporains avec lesquels il travaille, soit pour trouver des produits de substitution à des composants dont la nocivité n’était pas connue au xix e siècle, comme le chrome, qui entrait dans la fabrication de nombreux verts. Deux cents kilos de couleurs sont produits à Sèvres chaque année.


L A CO U L E U R RO U G E A TO U J O U R S É T É L A P LU S D I F F I C I L E À O BT E N I R P O U R L E S C É R A M I S T E S .


Du bleu. Le secret du fameux bleu de Sèvres ne réside pas dans sa composition – l’oxyde de cobalt – mais dans le savoir-faire nécessaire à son application. C’est à l’atelier de la pose de fonds que des céramistes étalent minutieusement la couleur à l’aide d’un pinceau en poils de putois – c’est le « putoisage ». Trois couches de bleu (et donc trois cuissons de grand feu) lui donnent cette profondeur unique. Parfois, la couleur est appliquée à l’aide d’un pistolet à air comprimé – c’est l’émaillage par insufflation.


De l’or.

Après la pose des fonds, le travail de décoration se poursuit. Les peintres sur porcelaine ajoutent certains motifs et ravivent les couleurs. Certaines pièces exceptionnelles sont rehaussées d’un filet d’or ou de parties dorées. Mais l’or pur est rendu mat par la cuisson. C’est le travail final des brunisseuses que de lui redonner son éclat et sa brillance. On arrive alors au terme d’un travail qui a requis l’intervention d’une dizaine d’ateliers. Certaines pièces exceptionnelles nécessitent plusieurs mois de travail.

L E S B R U N I S S E U S E S U T I L I S E N T U N S T Y L E T T E R M I N É PA R U N E P I E R R E D ’AG AT E P O U R R É V É L E R L E P L E I N - O R .


MMANDE

CO RE

NOTO AIME

ET

ESSAI

LES GODILLOTS. MANIFESTE POUR UNE HISTOIRE MARCHÉE D ’ A N T O I N E D E B A E C Q U E , A N A M O S A , 2 0 1 7, 1 8 , 5 0 €

H I S TO I R E B U I S S O N N I È R E Qui croirait que tant d’histoires se nichent dans une paire de chaussures usée ? Comment un objet aussi banal peut-il être un révélateur d’époques, de destins, de cultures ? En racontant l’histoire des godillots, ces gros souliers à semelles cloutées dont les quartiers enserrent la cheville, Antoine de Baecque nous embarque pour un trek qui part du xix e siècle et s’achève de nos jours. Tout commence par une paire de chaussures de randonnée que l’auteur découvre au fond d’une armoire de son enfance. Reviennent les souvenirs de marche, les ampoules et son fétichisme pour le godillot. En route sur les sentiers de l’Histoire ! Apparaît le père fondateur, Alexis Godillot (1816-1893), entrepreneur visionnaire et capitaliste engagé, qui se rêvait artiste avant de devenir fournisseur officiel des armées. Organisateur de fêtes visitées par Napoléon III, il possédait également des tanneries à Saint-Ouen, où se fabriquaient ses souliers. L’innovation principale qu’il apporta à la chaussure en 1868 fut l’adaptation du traditionnel « brodequin napolitain », principe de protection de la cheville utilisé déjà le long des sandales des légions romaines. Il espérait être l’unique Godillot, avait fait ajouter par l’état civil son prénom à son patronyme (à cause de la venue au monde d’un frère), mais l’ironie du sort fit qu’en 1875 Godillot devint par antonomase substantif. Commence le périple d’un accessoire qui sera porté par des régiments entiers, avec l’objectif de les remettre d’aplomb – ils étaient désorganisés parce que mal chaussés. Des armées, où il était roi, ce soulier devint la référence du comique troupier, de son apparition sur scène en 1876 à sa résurgence cinématographique jusqu’à la fin des années 1930. Passant des expériences de caserne à l’invention des poètes ou des humoristes qui lui ont tanné le cuir – Marey, Demenÿ, Déroulède, Ouvrard ou encore Fernandel –, le godillot s’impose comme le symbole de l’imaginaire d’une époque. Et pas seulement. Sa fabrication prend désormais la voie de l’industrialisation. Les artistes s’en emparent. Avec Van Gogh, le godillot devient la représentation de la chaussure des pauvres, il devient godasse, banale, usée sur les routes, témoin d’errances, compagnon de solitude, qui s’achève en une allégorie de la misère universelle, qui fait « son apparition sur la toile dans l’éclosion de son être », explique le philosophe Heidegger. Mais le godillot n’avait pas encore dit son dernier mot. En 1967, Le Canard enchaîné publie son Dictionnaire des godillots, dans lequel les talents Ribaud, Bacri, Tréno pour les mots, Moisan, Lap, Escaro pour les traits parachèvent le moment historique du godillot « ressemelé » par les fidèles de De Gaulle, qui se qualifiaient de parti godillot pour montrer leur fidélité et leur obéissance au général. Et l’aventure se poursuit vers les plus hauts sommets puisque la chaussure du randonneur fut inventée à partir du godillot. Ainsi Antoine de Baecque, d’une plume joyeuse et alerte, complétée d’une riche iconographie, nous invite-t-il à regarder nos chaussures avec tendresse : il se peut que dans quelques années nous en soyons nostalgiques. O D I L E L E F R A N C NOTO

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CORRESPONDANCE

CINÉMA

BAUDELAIRE. LETTRES À SA MÈRE ( 1 8 3 4 -1 8 6 6 )

CINÉ-BALADES W W W. C I N E - B A L A D E . C O M

IMMERSION. DES VISITES GUIDÉES EN PLEIN AIR INVITENT À LIER L’HISTOIRE D U S E P T I È M E A RT À C E L L E D E PA R I S , À R E D É C O U V R I R D E S Q UA RT I E R S À T R AV E R S L E S F I L M S Q U I Y O N T É T É TO U R N É S – E T I N V E R S E M E N T. C’est après des études d’histoire culturelle et quelques années d’assistanat de production dans le cinéma que Juliette Dubois fonde Ciné-balade en 2011 : elle a alors 28 ans et l’envie de revenir à sa double passion pour l’histoire du cinéma et celle de Paris. Elle construit plusieurs visites guidées dans les rues de la capitale, par thème (un film, un réalisateur, une période, etc.) ou par quartier : François Truffaut, Minuit à Paris de Woody Allen, le quartier du Marais, les débuts du cinéma, la butte Montmartre ou les gloires du cinéma font ainsi partie des parcours proposés. Bien au-delà d’un simple passage en revue de lieux de tournage, les ciné-balades sont l’occasion d’aborder l’histoire du cinéma et celle de Paris, mais aussi de s’atteler à des analyses de film, d’apprendre des anecdotes sur la vie des artistes ou de redécouvrir certains lieux de la capitale, le tout sous un angle à la fois extrêmement documenté et très ludique. Juliette Dubois passe en effet de la petite à la grande histoire avec beaucoup d’aisance, lit des extraits de lettres, de livres ou d’articles et, grâce à une tablette et une enceinte portative, montre des extraits de films à l’endroit où ils ont été tournés ou des photos de bâtiments aujourd’hui disparus. Ainsi la balade consacrée à François Truffaut permet-elle d’arpenter les lieux de plusieurs de ses tournages, de revenir sur les endroits que le réalisateur et ses comédiens ont parcourus, d’analyser des extraits de ses films, d’aborder son engagement en faveur du directeur de la Cinémathèque ou encore de retracer l’histoire des cinémas parisiens, qu’il a beaucoup fréquentés. Instructives pour les fins connaisseurs comme pour les plus néophytes, les ciné-balades s’adressent autant aux amateurs de cinéma qu’aux amoureux de Paris.

C O R R E S P O N D A N C E É TA B L I E , P R É S E N T É E E T A N N O T É E PA R C AT H E R I N E D E L O N S , É D I T I O N S M A N U C I U S , CO L L E C T I O N «   L I TT É R A   » , 2 8 €

MA CHÈRE MÈRE L’ouvrage, avec sa couverture grise et son caractère universitaire, ne doit pas rebuter. Ce livre, une fois ouvert, est un enchantement, fascinant et hypnotique. Il était logique que Catherine Delons, déjà auteure d’un livre sur la relation entre Charles Baudelaire et sa mère, Caroline Aupick (L’Idée si douce d’une mère, Les Belles Lettres), complète son admirable travail par l’édition de ce volume. La relation de Baudelaire à sa mère est passionnelle. « Après ma mort, tu ne vivras plus, c’est clair. Je suis le seul à te faire vivre » écrit Charles. Si le ton est parfois cruel, Baudelaire est « suspendu » aux réponses de sa mère. « Ma chère mère, si tu possèdes vraiment le génie maternel et si tu n’es pas encore lasse, viens à Paris, viens me voir et même me chercher. » Le poète voudrait l’entraîner dans son univers. Caroline Aupick cherche la respectabilité, pour elle et son fils, qu’elle voudrait voir s’installer à Honfleur, loin des créanciers. « Quel scandale cela produirait, mon Dieu ! La pensée seule m’en fait frémir. Cela me tuerait, je le sens, par ce que j’éprouve seulement en y songeant. » Car Baudelaire court après l’argent de son talent et accumule les dettes. « Ce livre dont le titre, Fleurs du Mal, dit tout est revêtu, vous le verrez, d’une beauté sinistre et froide ; il a été fait avec fureur et patience. D’ailleurs, la preuve de sa valeur positive est dans tout le mal qu’on en dit. Le livre met les gens en fureur. » « Le livre se vend toujours, mais secrètement, et le double du prix ordinaire. » Le génie de Baudelaire est animé par une fêlure progressive, impalpable. Il est à l’étroit – « je suis timide et maladroit, voilà tout » – et cherche, tout en le fuyant, le confort des bras de l’enfance, parenthèse où s’extraire du réel, et non le signe de l’abandon des êtres simples. Un retour à Honfleur serait salutaire, mais le voyage est toujours reporté : « J’ai des travaux à faire qui ne peuvent pas se faire dans un lieu sans bibliothèques, sans estampes, et sans musée. » Et puis au détour d’une énième plainte matérielle, le poète se libère : « Cependant, pour dire la vérité, j’ai depuis près de deux mois une question au bout de la plume, que je n’ai pas encore osé formuler : verrai-je la mer de ma chambre ? » De la poésie à l’état pur. A L E X A N D R E C U R N I E R

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ROMAN

RAPATRIÉS D E N É H É M Y P I E R R E - D A H O M E Y, S E U I L , 2 0 1 7, 1 6 €

Comment avez-vous pensé le corps de vos personnages ? Des corps très ancrés dans votre écriture, alors que vos personnages, surtout Belli, ont constamment la sensation d’être absents d’eux-mêmes. Quand on est sans aucune douleur, « bien dans sa peau », on peut, même momentanément, perdre conscience de son corps. À l’inverse, si on se cogne un orteil, on le vit aussitôt comme séparé du reste du corps, en même temps qu’il nous le rappelle. En d’autres termes, il n’y a pas de contradiction entre la sensation de regarder son corps à distance, d’être absent de soi, et le fait que le corps de Belli est une source d’angoisse. C’est même ce qui fait le drame de ce personnage : sa vie lui rappelle trop son corps, comme une douleur diffuse, à la fois physique et psychologique. Je n’ai pas travaillé sur le corps des autres personnages, à part Marline, qui avait couvé la tuberculose : son corps était discret, comme une tombe.

VOYAG E H A Ï T I E N « Si je me couche ici, admit-elle néanmoins, c’est dans l’espoir qu’un jour on aura une vraie maison. » Voici l’histoire de l’impossible voyage de Belliqueuse Louissaint, jeune Haïtienne prisonnière d’une errance infinie et d’une réalité malheureuse. Pourtant, elle veut survivre, Belli, s’imposer tous les changements possibles. Elle a d’abord quitté clandestinement Port-au-Prince pour rejoindre les États-Unis par la mer. Mais les vagues l’ont refoulée, ramenée sur le sol natal. Quelques années plus tard, elle est poussée à s’installer avec d’autres boat people dans un quartier sans maisons que l’État a appelé « Rapatriés ». Rapatriée, Belli ne sera plus que cela : réinstallée dans une vie avare de sens, dans une Haïti abandonnée. Oui, Belli a une famille, elle connaît l’amour et est mère de plusieurs enfants... Mais à mesure que le récit avance, que la pauvreté s’installe, les identités s’effritent, toutes, mais surtout la sienne et celles de ses dernières filles, Bélial et Luciole, qu’elle devra faire adopter par des Blancs. Néhémy Pierre-Dahomey a peuplé son récit d’êtres ravissants, de pétillants dépossédés qui n’ont pour ombre que leur force vitale : il montre le vide intérieur, le matérialise, nous amène à penser la perte de soi au milieu du monde. Son écriture ne pouvait qu’être sensible et poétique. Lui qui a commencé à écrire en devenant poète convoque ici des images fortes et surprenantes pour un rythme d’une belle fluidité. Rencontre.

Pourquoi décrivez-vous les sentiments de vos personnages en convoquant la sensation, l’expression physique ? C’est très visible avec Belli, qui prend conscience de ce qu’elle vit à travers les douleurs provoquées par sa « crampe au dos », que vous dépeignez comme un « mauvais présage ». Le corps a aussi cette fonction, presque prémonitoire. Belli, enceinte, faisait une sieste chez elle. Sa fille Bélial regardait son ventre. Bélial en avait déduit non seulement que logeait là une petite fille, mais en plus qu’elle savait chanter. Tout cela en regardant le ventre. Mais cette Bélial, prophétesse et mystérieuse, allait dévoiler et accomplir ses mystères aussi par le corps. Un jour, un autre personnage comprend que ce qui la rendait anormale était en partie son improbable beauté. Ensuite, dans le roman, Bélial finit danseuse. Tout est fait pour dire que même les plus abracadabrantes vérités ont leur alpha et leur oméga dans le corps, et pas ailleurs.

Un rythme particulier entraîne votre récit, à tel point que s’impose une fluidité naturelle des événements. Comment avez-vous envisagé le déroulement du récit pour parvenir à raconter une vie en cent quatre-vingt-douze pages ? NÉHÉMY PIERRE-DAHOMEY : Je ne l’ai pas tant envisagé que suivi, accompagné. Dès les premières scènes de Rapatriés – où Belliqueuse Louissaint était en mouvement, elle marchait, portant avec elle le souvenir de cet acte fondateur du jet de son fils à la mer –, le rythme est donné, autant sur le temps long que sur le souffle du phrasé. Ces scènes étaient les premières à advenir dans l’écriture. Elles sont restées et ont indiqué la suite, malgré les diverses corrections. En somme, plusieurs personnages se rencontrent et les événements qui constituent le récit sont étalés sur environ trente ans. J’ai gardé le strict nécessaire pour tenir la tension narrative.

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Vous associez souvent images très visuelles et idées abstraites – sur la réalité, le monde, la vie. À vous lire, on a la sensation d’une écriture très lucide sur ce qu’elle veut dire. Je préfère les images concrètes et surprenantes. Une poésie incarnée. C’est peut-être la plus grande force des genres narratifs : ils saisissent une sorte de poésie brute, celle des situations, des rebondissements, de la psychologie des personnages et de leurs agissements. Là où la poésie du poème essaie de saisir des traits fugaces, le roman prend la pierre – plus ou moins ciselée – et la met devant vous : démerdez-vous avec ça. Je cherche la lucidité du poète narratif. C’est la façon que je préfère pour traiter les idées abstraites dans le cadre d’un travail littéraire : les mettre devant nous, les faire marcher, courir ou chanter, s’il le faut.

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J’ai adoré, dans Le Dieu manchot, que José Saramago fasse de la volonté une chose que l’on peut mettre dans une fiole, et qui, si on en avait une certaine quantité, pourrait servir de carburant pour faire voler une machine d’invention humaine. Il y a donc une poésie très personnelle dans votre écriture, qui tient aux mots choisis et qui laisse entrevoir que vos personnages auraient une sorte de pouvoir. D’où vous vient ce langage poétique ? Cette poésie est une aspiration. J’écrivais des poèmes avant de passer au narratif, donc j’essaie de toucher à la poésie qui lui est propre. Et cela donne du pouvoir, aux personnages comme au narrateur. Les idées peuvent être traitées comme des choses, les descriptions s’étaler devant nous, plus encore comme un écran tactile que comme sur une toile. On devient capable de déplacer et de jouer de chacun de leurs éléments. Une fois dans ce lieu merveilleux, on voit bien ce qu’est un regard capable « de faire sauter une bouteille vide », que Belli possède. On voit bien qu’il y a différents types de silences ; certains propagent « des allures de bonheur », comme ceux de Néné, sur d’autres poussent des fleurs ou des piques. Cette poésie me vient aussi d’une tendance à prendre au sérieux les fictions : religieuses, philosophiques, scientifiques, historiques. Elles peuvent toutes se valoir suivant la force d’imaginaire et le degré d’adhésion de chacun. En ce sens, je dois être un bon interlocuteur pour les philosophes, scientifiques, religieux, mystiques et penseurs de tout acabit : je commence par ne pas disqualifier ce qu’ils racontent. Il faut vraiment croire aux histoires pour pouvoir en raconter soi-même.

« Un roman âpre, brûlant, auscultant avec beaucoup de talent les affres du désir, du plaisir et la toute-puissance du fantasme. »

En parlant d’histoires, quel est votre rapport au conte ? Tout ceci n’est qu’un préalable à l’art du conte, ce lieu d’accomplissement du miracle narratif. Mes écrivains préférés sont ceux qui, dans leur rapport au réel, se rapprochent des conteurs. Gabriel García Márquez et Saramago en tête de cortège. Beaucoup d’autres livres aussi, et pour diverses nuances. Le Chat noir d’Edgar Allan Poe, La Métamorphose de Franz Kafka ou, en quelque sorte, L’Étrange Destin de Wangrin d’A madou Hampaté Bâ, différents des contes de Charles Perrault ou de Mimy Barthélémy, faits pour qu’on n’y croie pas. Je préfère vraiment l’interstice où l’on se rend compte que la réalité est merveilleuse, sous beaucoup de facettes, parce que l’histoire la plus exceptionnelle peut être racontée le plus sérieusement du monde, et qu’elle en devient vraie. On indexe souvent ce geste narratif en parlant de « réalisme merveilleux », pour Jacques Stephen Alexis, ou de « réalisme magique », pour Alejo Carpentier. On aurait pu ne pas donner de nom. Pour ma part j’appellerais ça, simplement, « littérature ». J U L I E TT E S AVA R D

Notre collaborateur vient de publier cet ouvrage. Nous lui offrons cette annonce.


B E A U X- A R T S

RODIN, SON MUSÉE SECRET DESSINS INÉDITS D’AUGUSTE RODIN, TEXTES DE NADINE LEHNI, A L B I N M I C H E L / M U S É E R O D I N , 2 0 1 7, 2 7 2 PA G E S , 3 5 €

À quelle occasion avez-vous découvert l’œuvre de Rodin ? Quelle place occupe selon vous les dessins dans le travail du sculpteur ? NADINE LEHNI : La découverte de Rodin, c’est une vieille histoire pour moi. Je me souviens, de l’émotion qui m’avait saisie très jeune devant Le Baiser, à l’hôtel de Biron, où ma mère m’avait emmenée, au début des années 1960. Mais les dessins, je les ai vus beaucoup plus tard, et n’ai vraiment réalisé leur importance, leur singularité et leur audace qu’à l’occasion de deux belles expositions en 2006, « Eros. Rodin und Picasso » à la Fondation Beyeler et « Les Figures d’Éros » au musée Rodin. Pour Rodin, le dessin n’est pas une préparation à la sculpture. C’est une œuvre parallèle, à laquelle il attache, les deux dernières décennies de sa vie, une importance toute particulière. À partir de la fin des années 1890, il passe la moitié de son temps à dessiner devant des modèles qu’il fait venir dans ses ateliers. Lui-même témoigne de l’importance qu’il accorde au dessin dans une lettre qu’il adresse à son amie Hélène Wahl : « C’est bien simple, mes dessins sont la clef de mon œuvre. [...] J’ai dessiné toute ma vie ; j’ai commencé ma vie en dessinant. [...] Jamais je n’ai cessé de dessiner, et rien ne me touche comme une exposition de mes dessins, car je sens que ceux qui m’aiment trouvent là l’expression de mon effort dans sa sincérité. » Rodin commence à montrer ses dessins en regard de ses sculptures, par exemple au pavillon de l’A lma, en 1900, puis il accepte de les montrer seuls, mais à l’étranger (c’est le cas de Berlin où il expose plus de trois cents dessins en 1903), et enfin, en 1907, il en présente pour la première fois à Paris une importante exposition, à la galerie Bernheim-Jeune. Jusqu’en 1912, les dessins de Rodin sont beaucoup exposés, en France comme à l’étranger,

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ce qui montre que l’artiste cherche vraiment à faire connaître et apprécier cette autre part de sa création. En 1916, à côté de ses sculptures et moules, à côté de ses archives et de ses collections d’antiques, Rodin fait don à l’État de la totalité de ses dessins. Quand je suis arrivée au musée Rodin comme conservatrice, en avril 2006, j’ai eu l’immense privilège de manipuler et d’étudier les quelque huit mille dessins de la collection du musée. Du milieu des années 1890 jusqu’en 1910, Rodin se concentre dans ses dessins sur le nu féminin. Quelle est sa technique de travail à ce moment précis ? Et quel rapport a-t-il aux modèles ? Après de petits dessins à l’encre et à la gouache de nus féminins, réalisés vers 1892-1895, Rodin invente à partir de 1896 un dessin où il instaure à la fois un nouveau rapport au modèle et une façon

© musée Rodin / photo Jean de Calant

M O U V E M E N T E T AC CO M P L I S S E M E N T En juillet 1906, une photographie montre Auguste Rodin assis sur un banc, à la villa des Glycines, en train de dessiner. Son allure élégante de canotier aguerri, sa longue barbe, son visage concentré, sa main gauche tenant le carton à dessin et la droite en action... on pourrait accumuler d’autres détails de cette image prise il y a plus d’un siècle. Mais une photo ne peut rendre la frénésie du geste, l’infini des formes, le bleu, le jaune et le gris, le dessin possédant tout entier le corps de l’artiste. Pour entrer dans un imaginaire comme celui-ci, il faut entendre ce qui surgit, de façon splendide, page après page, dans les cent vingt et un dessins de l’album Rodin, son musée secret. La conservatrice en chef des dessins et peintures au musée Rodin Nadine Lehni a écrit le texte de ce volume inédit. Entretien.

Femme nue sur le dos, de face et les jambes écartées, après 1900, crayon au graphite (trait et estompe), fusain (trait et estompe) et aquarelle sur papier vélin, Paris, musée Rodin.


sa feuille, sans quitter des yeux le nu féminin, sans chercher à vérifier, en baissant les yeux sur son papier, l’exactitude des traits. « Un dessin sans voir », comme l’a qualifié l’ancien directeur du musée Dominique Viéville. Dans un second temps, l’artiste reprend ce dessin et, à travers tout un écheveau de lignes, cherche « le trait juste ». Par un système de calques, il isole ce trait et parvient à une forme épurée, synthétisée, cernée par un trait fin et continu. La forme, décontextualisée, est projetée sur le vide de la feuille blanche, balayée simplement d’un jet de lavis ocre. Enfin, ce dessin peut encore être découpé et recollé dans une autre position, ou assemblé à un autre dessin découpé. Ou encore être recouvert d’aquarelle de couleur vive qui va jusqu’à engloutir la forme saisie à l’origine. Érotisme, homosexualité féminine, scènes de masturbation : certains de ses dessins sont-ils montrés du vivant de l’artiste et qu’en est-il exactement de ce « musée secret » dont il parlait ? Il y a des dessins de nus aux poses lascives ou de couples de femmes enlacées qui ont, du vivant de Rodin, été exposés. Mais les cent vingt feuillets du portefeuille intitulé « Musée secret / Collection privée » sont toujours restés confidentiels. Ils sont plus évidemment, plus crûment érotiques, tournant la plupart du temps autour du sexe exhibé des modèles nus. Rodin y explore avec passion les parties les plus intimes et mystérieuses du corps féminin. Le dessin semble alors pour lui un substitut, une sublimation, de sa passion et de son désir pour les femmes. Ces dessins-là, très intimes, sont toujours restés cachés, par l’artiste puis par les premières personnes chargées de sa collection graphique. Ce n’est qu’en 1933 qu’ils ont été intégrés à l’inventaire officiel des dessins du musée Rodin. Depuis, ils n’ont été que très ponctuellement révélés au public. Femme passant un vêtement par les épaules, 1892-1896, crayon au graphite (trait), aquarelle et gouache sur papier filigrané, Paris, musée Rodin.

de dessiner différente. Il demande à ses modèles de ne surtout pas poser mais de se mouvoir librement, de sauter, de danser, d’adopter des attitudes inédites, incongrues, acrobatiques, audacieuses, car ce qui passionne l’artiste, c’est explorer toutes les vues possibles des corps qui, de dos, à quatre pattes, en plongée, ramassés sur eux-mêmes ou en extension, deviennent des galets, des rochers, des astres, des paysages... Et pour capter sans le figer le mouvement et la vie, Rodin invente un nouveau dessin, en plusieurs temps. Il poursuit du regard ses modèles et en inscrit le mouvement sur

Que l’on considère ses sculptures comme La Porte de l’Enfer, Le Penseur ou Le Baiser, que l’on observe sa passion pour Dante et Michel-Ange ou sa rêverie liée au Japon, que l’on découvre aujourd’hui ses nus inédits, on peut dire que Rodin cherche à donner sans cesse le vif du mouvement. Rodin cherche en permanence, dans sa sculpture comme dans son dessin, à donner le vif du mouvement, mais aussi à traduire les émotions et la vie intérieure par le mouvement entier d’un corps, par les attitudes générales comme par les plus infimes frémissements, qui expriment magnifiquement un mouvement mais aussi l’attente ou l’accomplissement. J E A N - P H I L I P P E RO S S I G N O L

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BONNES FEUILLES Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839-1945) D ’ É L É O N O R E C H A L L I N E / / / É D I T I O N S M A C U L A / / / 5 3 6 PA G E S , 1 5 0 I L L U S T R AT I O N S / / / E N L I B R A I R I E L E 1 7 A O Û T 2 0 1 7 / / / 3 3 € / / / E X T R A I T D U C H A P I T R E I I I , «   E N T R E E X P É R I M E N TAT I O N E T U T O P I E . L E M U S É E D E S P H O T O G R A P H I E S D O C U M E N TA I R E S D E P A R I S ( 1 8 9 4 - 1 9 0 7 )   » , P P . 1 2 0 - 1 2 8 . «   A C T E 2 . M U S É E D O C U M E N T A I R E , M U S É E A R T I S T I Q U E : DEUX RÊVES QUI SE FONT FACE »

Retour de Chicago En 1893, Léon Vidal rentre des États-Unis où il a assisté au Congrès international de photographie qui s’est tenu en marge de la World’s Columbian Exhibition de Chicago. C’est un homme de 60 ans, issu d’une famille de négociants marseillais, propriétaire de lucratifs salins à Martigues et Port-de-Bouc. Depuis son rôle dans la fondation de la Société photographique de Marseille à la fin des années 1850, son intérêt pour la photographie ne s’est jamais démenti. Proche d’Alphonse Poitevin, lui-même inventeur à ses heures, spécialiste des procédés d’impression et de reproduction photographique, Léon Vidal suit le mouvement photographique depuis ses débuts. Conférencier infatigable, il l’enseigne à l’École des arts décoratifs depuis 1879 à Paris et à Limoges. Auteur prolixe, il l’écrit aussi depuis les années 1860, dans ses rapports d’exposition et dans les revues, en particulier dans Le Moniteur de la photographie dont il est le rédacteur en chef depuis 1879. En 1893, Léon Vidal est, aux yeux des milieux photographiques français, une personnalité de premier plan, connu pour son expertise, ses talents de vulgarisateur et son investissement en faveur de la reconnaissance du secteur photographique. Léon Vidal rentre de Chicago avec un projet en tête. Il vient d’y entendre la conférence de William Jerome Harrison : On the Desirability of an International Bureau: Established to Record and Exchange Photographic Negatives and Prints1. D’un projet lancé localement, le Warwickshire Survey, le brillant scientifique anglais veut faire un réseau international d’archives documentaires. Léon Vidal, nommé membre pour la France du comité international chargé de mener à bien le projet, s’enthousiasme pour l’idée. Il le sait, celle-ci n’est pas nouvelle. Dès 1839 sous l’égide d’Arago, puis dans les années 1850, la photographie est apparue comme un moyen légitime de documentation. Toutefois, au milieu du

xixe siècle,

on parlait moins de la photographie comme outil documentaire que

comme nouvel instrument au service de l’Histoire. Au contraire, dans les années 1880, lors de la deuxième poussée historienne des photographes, les milieux photographiques ont été comme galvanisés par l’expansion d’un mot rassembleur, le terme «  documentaire  », sans que

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la définition du document photographique ne soit pour autant assurée ou fixée. Entre ces deux moments (les années 1850 et les années 1880), un glissement de sens s’est opéré : la photographie n’est plus seulement considérée comme re-produisant du document, elle le produit2. C’est ce que résume parfaitement la formule des photographes amateurs britanniques, «  The Camera as Historian3 ». L’époque est propice à penser la photographie comme archive ou comme outil scientifique pour deux raisons principales, éthique et technologique. D’une part, de profondes transformations ont bouleversé l’ethos scientifique, entré d’emblée dans l’âge de l’objectivité mécanique. Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas l’invention de la photographie qui en est l’origine, disons plutôt que celle-ci a accompagné ce bouleversement du rapport scientifique à l’image4. Désormais, il était permis de penser que les images, et pas seulement les images photographiques, «  œuvraient pour la permanence  », et qu’elles «  resteraient, du moins l’espérait-on, des données pertinentes pour les chercheurs de demain5 ». C’est bien ce qu’exprimait l’astronome Jules Janssen lorsqu’il écrivait : « Par la photographie, les images des objets et des phénomènes sont fixées et les générations qui nous suivront pourront assister aux mêmes manifestations visuelles que si les phénomènes se passaient sous leurs yeux6. » D’autre part, des évolutions techniques modifient les possibilités du médium photographique. Il s’agit d’abord, à partir de la fin des années 1870, de la mise au point et de la diffusion de négatifs présentant une nouvelle émulsion photosensible, le gélatino-bromure d’argent, qui permet l’abaissement de la durée de la prise de vue sous la seconde et peut être fabriqué industriellement. Dorénavant, il est possible de représenter des temporalités jusqu’alors inconcevables, et même la décomposition du mouvement, comme le montre le répertoire iconographique jusqu’alors inédit de Marey ou de Muybridge. À cette conquête de l’instantané s’ajoutent des évolutions dans l’un des autres grands chantiers de la technique photographique, celui de la couleur. Enfin, de nombreux progrès technologiques sont réalisés dans le domaine de l’automatisation des appareils photographiques. Tous ces facteurs concourent à une massification de la pratique amateur, qui s’explique aussi par l’émergence de la «  classe de loisir  ». Partout en hausse, la pratique amateur induit le développement rapide de sociétés et de clubs photographiques, grâce auxquels le nombre de clichés et de revues en circulation s’accroît considérablement. En 1892 est créée l’Union nationale des sociétés photographiques de France, qui rassemble dans un premier temps 37 sociétés et 2538 membres actifs  ; dix ans plus tard, en 1902, ce sont 55 sociétés et 8214 membres7. Au tournant du siècle, le nombre d’amateurs est estimé à deux cent cinquante ou trois cent mille individus, que les historiens de la photographie ont départagés entre simples usagers et amateurs experts. Ce mouvement amateur en pleine expansion, il faut le canaliser, le rendre utile, en faire un instrument d’éducation. William Jerome Harrison l’a bien compris, qui propose aux amateurs un relevé photographique méthodique de leur région. En France, dès 1877-1879, Émile Letellier, fondateur de la Société française des archives photographiques, historiques et monumentales, invite les photographes professionnels et amateurs, ainsi que « tous ceux qui s’intéressent à l’archéologie, à la géologie, à la botanique  » à des excursions dans le but de «  s’instruire en se promenant  » et d’«  augmenter la collection des Archives photographiques8 ». Marqué par le modèle des Sociétés d’archéologie et d’encouragement aux beaux-arts – notons qu’il a lui-même produit de nombreuses vues de monuments, de paysages et d’objets de fouille pour l’abbé Cochet –, Letellier propose des cours publics et gratuits de « photographie

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monumentale et pittoresque  » afin de se distinguer de l’exemple anglais, dont les résultats n’ont pas toujours été au rendez-vous, chacun photographiant «  à tort et à travers ». Dès 1879, le photographe explique avoir réuni de nombreuses collections d’épreuves, « documents utiles à l’étude des arts et des sciences9 ». Le phénomène ne cesse de s’amplifier. En 1893, Gaston Tissandier, rédacteur en chef d’un grand journal de vulgarisation scientifique, La Nature, consacre toute une série d’articles à la photographie et à l’histoire. Pour ce dernier, la photographie instantanée rend possible ments historiques (fig. 1) : « La réunion de ces photographies, faites de toutes parts par les praticiens et les amateurs, pourrait former un véritable musée de l’histoire des fêtes franco-russes de 1893. Il y aurait sous tous les rapports grand intérêt historique à le constituer. […] Les photographies qu’ils auraient obtenues seraient conservées dans des archives spéciales comme des images authentiques des grands faits de l’histoire. Le prix de ces documents s’augmenterait d’année en année et nos descendants, dans l’avenir, ne verraient pas sans émotion le spectacle des scènes qui ont passionné leurs ancêtres10. » 1. La foule, place de l’Opéra, à Paris, au moment de l’arrivée

Les ambitions de ces collections de photographies documentaires peuvent être de trois ordres : patrimoniales, il s’agit par exemple pour les sociétés d’archéologie de documenter

de l’amiral Avellan

l’histoire locale ; de promotion de nouveaux loisirs ou de nouvelles activités, tel le Touring

et des officiers

Club de France, créé en 1890 pour favoriser le cyclotourisme, qui comprend dès l’origine

russes, le 17 octobre 1893, à 10 heures

un fonds photographique notamment utilisé pour l’illustration de son bulletin  ; éducatives

du matin, fac-similé

enfin. Ainsi, entre novembre 1894 et avril 1895, le critique d’art Gustave Geffroy milite

d’une photographie

en faveur de la création d’un Musée du soir, qu’il rêve en petit South Kensington français,

instantanée agrandie, illustration tirée

destiné à l’éducation des ouvriers d’art et des artisans de l’Est parisien11. Si la tentative

de l’article

échoue, elle suscite des réflexions sur la photographie, qui bénéficieront au réseau des

de Gaston Tissandier,

universités populaires développé à partir de 1899. Toutes doivent notamment être dotées

« La photographie et l’histoire.

d’un «  musée-galerie  » où exposer des reproductions de chefs-d’œuvre, en photographie ou en

Souvenirs des fêtes

moulage, et des travaux d’ouvriers d’art12. Leur faible coût et les possibilités de manipu-

franco-russes à Paris », La Nature, 6 janvier 1894, pp. 88-90.

lation qu’elles offraient faisaient des photographies un moyen adapté aux lieux d’éducation les plus modestes. À partir des années 1870, la demande d’images documentaires est en augmentation constante, non seulement du fait de la multiplication des conférences et des perfectionnements du livre illustré, mais aussi en raison de l’agenda politique des débuts de la IIIe République, qui souhaite mettre l’instruction en première ligne pour convertir le peuple au nouveau régime. Si la pédagogie n’émerge comme discipline universitaire qu’au début des années 1880, la réflexion sur l’instruction par l’image s’est renforcée dix ans auparavant13. Signe des

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© Paris, Cnum-Conservatoire numérique des arts et métiers

la mise en image et l’archivage visuel des grands événe-


temps, le Musée pédagogique fondé par Jules Ferry en 1879 ouvre en 1895 une collection de vues photographiques et d’appareils de projection qu’il met en circulation pour la « seconde éducation », autrement dit, celle des adultes14. D’après Le Monde illustré, il y aurait eu à Paris en 1896 environ 14 000 conférences avec projection15. L’essor de la production de plaques de projection commence dès les années 1860. Huit éditeurs se partagent le marché parisien. Alfred Molténi (1837-1907) est l’un d’entre eux. En 1865, ce « fervent défenseur de la projection d’images éducatives comme outil d’essor de l’enseignement de masse16 » devient le projectionniste attitré du vulgarisateur Camille Flammarion. Outre ses activités régulières à la Société de géographie, Alfred Molténi est sollicité par de nombreux conférenciers, dont Léon Vidal dès 1878. Lors d’une nouvelle conférence en 1896 au Cercle de la librairie, devant un auditoire de trois cent cinquante personnes principalement formé de chefs d’ateliers et d’ouvriers photograveurs, Vidal et Molténi projettent des images en noir et blanc, d’autres en couleurs, auxquelles s’ajoutent des clichés « obtenus avec les rayons Röntgen, représentant des animaux reproduits avec une exactitude remarquable17 » (fig. 2). En 1907, à la mort de Molténi, sa nécrologie annonce le chiffre de soixante mille plaques de projections portées au catalogue du fabricant, touchant à la géographie, à l’histoire, aux sciences physiques et naturelles18. Ce nombre impressionnant de plaques mises en circulation traduit la forte demande sociale d’images, témoignant certes de la fascination du public pour les images projetées, mais aussi d’un consensus autour de leur rôle éducatif.

2. Jules Ogier (1853-1913), Sole – rayons X. Envoi de M. Ogier,

Léon Vidal a bien saisi ces nouveaux enjeux liés à la photographie : «  La pensée a dû venir à bien des personnes qu’il serait d’un très grand intérêt pour l’avenir de créer, dès maintenant, des collections de documents photographiques conservés pour les siècles futurs dans des conditions de durée aussi bien assurées que possible. Cette idée a été exprimée sous diverses formes quant au mode de réalisation, mais, que nous sachions, aucune tentative de mise en œuvre d’une pareille idée n’a été accomplie, embrassant, dans son ensemble, la généralité des sujets dont la photographie peut fournir une copie documentaire19. » Vidal, donc, ne prétend pas être à l’origine de l’idée, mais entrepreneur dans l’âme, il s’en veut le chef d’orchestre national – au-delà des initiatives locales – et le bâtisseur français, dans un contexte d’engouement international. Certes, quelques projets documentaires remontent aux années 188020, mais c’est dans les années 1890, à la suite de la conférence de William Jerome Harrison, que la plupart des initiatives se développent, et sur ce point, il faudrait souligner l’impact des congrès internationaux de photographie créés en 1889, encore largement sous-évalué par les historiens du médium.

© BNF, Paris

Dès 1894, Léon Vidal lance en France, sa campagne en faveur de la création d’un Musée des photographies documentaires. Au Royaume-Uni, la National Photographic Record Association de Sir

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Docteur ès sciences, chef du laboratoire de toxicologie à la Préfecture de police, 1896, impression photomécanique sur papier albuminé, 18 × 26 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.


Benjamin Stone est formée en 189721. L’idée est reprise en Belgique à la fin de l’année 1898, lorsque Léon Roland, docteur en sciences naturelles et photographe amateur, présente un rapport en faveur de l’établissement d’une telle institution devant l’Association belge de photographie de Liège22. En 1905, les vingt-trois mille documents déjà réunis par le Musée des photographies documentaires de Belgique rejoignent l’Institut international de photographie formé par Ernest de Potter. En Allemagne, pour n’en citer qu’un seul exemple, un Musée photographique pour l’ethnographie de la Saxe est cofondé en 1898 par la Société pour l’avancement de la photographie amateur de Dresde et la Ligue pour l’ethnographie saxonne23. En 1901, c’est Eugène Demole (1850-1928), numismate de formation, qui est à l’origine de l’ouverture à Genève d’un Musée suisse des photographies documentaires24. D’autres exemples restent à étudier plus précisément en Suède, en Pologne, en Italie, en Espagne, aux États-Unis et même en Australie. La documentation photographique passionne le monde occidental. 1. Voir Michael Hallett & Peter James, «  Harrison, William Jerome  », in Encyclopedia of Nineteenth Century Photography, John Hannavy (éd.), New York/Oxon, Routledge, 2013, p. 636. – 2. Voir à ce sujet Éléonore Challine & Laureline Meizel, «  La fabrique des Archives photo-cinématographiques (1894-1914) : du Musée des photographies documentaires aux Archives de la planète  », in L’Image d’archives. Une image en devenir, J. Maeck & M. Steinle (dir.), Rennes, PUR, 2016, pp.  67-86. – 3. L’expression vient d’un ouvrage publié en 1916 par trois photographes amateurs britanniques, H. D. L. Gower, Stanley Jast et W. W. Topley, The Camera as Historian: A Handbook to Photographic Record Work for Those Who Use a Camera and for Survey or Record Societies, Londres, Sampson Low, Marston & Co., 1916. Cette référence est donnée par Elizabeth Edwards qui s’en sert pour le titre de son livre, The Camera as Historian. Amateur Photographers and Historical Imagination, 1885-1918, Durham/Londres, Duke University Press, 2012. – 4. Lorraine Daston & Peter Galison, Objectivité [2007], trad. S. Renaut & H. Quiniou, Dijon, Les presses du réel, 2012, p. 191. – 5. Ibid., p. 82. – 6. Jules Janssen, «  La vérité par la photographie », Bulletin de l’association du Musée des photographies documentaires, no  1, janv. 1896, p. 2. – 7. Voir « Compte rendu de la réunion des délégués des Sociétés photographiques de France » (Paris, 16-21 mai 1892), Bulletin de la S.F.P., 2e série, t. VIII, n°  11, pp.  289-313  ; Union nationale des Sociétés photographiques, Annuaire pour 1902, Paris, Gauthier-Villars, 1902. – 8. Émile Letellier, «  Excursions – Cours publics et gratuits  », Revue photographique, 2e année, no  2, mars 1879, p. 17. – 9. En 1877, les excursions commencent au Havre  ; en 1879, en région parisienne, comme à l’abbaye de Saint-Denis ou dans la vallée de Chevreuse. É. Letellier, «  Séance publique du 21 avril 1879  », Revue photographique, 2e année, no 3, avr. 1879, p. 32. – 10. Gaston Tissandier, « La photographie et l’histoire. Souvenirs des fêtes franco-russes à Paris », La Nature, 22e année, no  1074, 30 déc. 1893, pp.  88-90. – 11. Bertrand Tillier, «  Le Musée du soir de Gustave Geffroy. Entre éducation artistique et émancipation sociale  », in L’Art social en France. De la Révolution à la Grande Guerre, N. McWilliam, C. Méneux & J. Ramos (dir.), Rennes/Paris, PUR/I.N.H.A., 2014, pp.  245-261. – 12. Louis Vigouroux, « Les Universités populaires », Journal des économistes, Paris, F. Alcan, 1900-1901, pp.  95-100. – 13. Voir Jacqueline Gautherin, Une discipline pour la République, la science de l’éducation en France, 1882-1914, Berne, Peter Lang, 2002  ; Voir/savoir : La pédagogie par l’image aux temps de l’imprimé, du

xvie

au

xxe siècle,

A. Renonciat (dir.), cat. exp. (Rouen,

Musée de l’éducation, 10 déc. 2008-30 oct. 2010), Futuroscope, 2011 ; L’Image dans l’histoire de la formation des adultes, F. F. Laot (dir.), Paris, L’Harmattan, 2010. – 14. Maurice Pellisson, «  Musées pédagogiques  », in Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, F. Buisson (dir.), Paris, Hachette, 1911 (en ligne). – 15. Jacques Perriault, Mémoires de l’ombre et du son. Une archéologie de l’audio-visuel, Paris, Flammarion, 1981, p. 101. – 16. Olivier Loiseaux, « Le fonds photographique de la Société de géographie  », in Trésors photographiques de la Société de géographie, Paris, BNF/Glénat, 2006, p. 220. – 17. Les images ont été prêtées par le spécialiste autrichien de la photographie, Joseph-Maria Eder. Voir «  Conférence sur la photographie des couleurs  », Bibliographie de la France. Journal général de l’Imprimerie et de la Librairie, IIe part. – Chronique, 85e année, 2e série, n° 9, 29 févr. 1896, pp. 33-34. – 18. « Nécrologie. A. Molteni, 1837-1907 », Bulletin de la S.F.P., 2e série, t. XXIII, 1907, pp.  549-551. – 19. Léon Vidal, «  Projet d’organisation en France d’un service d’archives photographiques documentaires », Association française pour l’avancement des sciences, 1894, conférences de Paris, 23, Compte rendu de la 23e session, 1894, pp. 22-23. – 20. On a évoqué plus tôt le Warwickshire Survey, il faudrait y ajouter la collection créée en 1885 en Allemagne par le Dr Meydenbauer à l’Institut de photogrammétrie. – 21. Elizabeth Edwards, Peter James & Martin Barnes, A Record of England: Sir Benjamin Stone and the National Photographic Record Association 1897-1910, Stockport, Dewi Lewis/V&A Publications, 2006. – 22. Voir «  Chronique  », Moniteur de la photographie, no 4, & M.-Ch. Claes (dir.), vol. II, Anvers, Museum voor Fotografie, 1997, p. 335. – 23. Ulrich Pohlmann, «  Die vergessenen Fotomuseen; Zur Geschichte realisierter und unausgeführter Vorhaben in Deutschland », Fotogeschichte, vol. X, n° 35, 1990, pp.  14-20. – 24. Voir Estelle Sohier & Ursula Baume Cousam, «  Musée, histoire et photographie, le cas de Genève : sur les traces du Musée suisse de photographies documentaires (1901-1909)  », in La Mémoire des images : autour de la Collection iconographique vaudoise, S. Corsini, A. Lacoste & O. Lugon (dir.), Gollion, Infolio, 2015, pp.  169-193.

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© Éditions Macula

15 févr. 1899, p. 49. Sur Léon Roland voir A Directory of Photographers in Belgium (1839-1905), S. F. Joseph, T. Schwilden



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