NOTO #15

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7,50€ F. | ISSN : 2427-4194

C e n u m é ro vo u s e s t o ff ert p a r le s a b o nnés s o li d a ire s e t n o s p a r te n a ire s .

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Saisir les images autant que les regarder, les regarder en les touchant, les considérer par le toucher (Guillaume Cassegrain). Tenir un livre, les pages et les mots – s’y enlacer (Yves Navarre). Arrêter son regard sur la masse colorée d’un tableau (Bernard Vouilloux). S’ouvrir aux notes d’un piano pour apaiser le fracas d’une explosion (Dominique de Font-Réaulx). Aller mieux, vraiment mieux. La culture a-t-elle un pouvoir de consolation (Michaël Fœssel), comme les variations du soleil qui se lève ? Tout cela est dans nos pages.


AP RÈ S L A CULT URE AV EC N OTO, IN VE ST IR L E S ID É E S AVEC

La  nuit .

Le grand entretien qui éclaire vos jours Disponible en librairie, sur www.noto-revue.fr et le kiosque numérique Cafeyn.

« Voir autrement et plus grand. La nuit. est belle, engagée. » LIB ÉR AT IO N

« La stimulante revue La nuit. entend ainsi “éclairer (n)os jours”. Promesse tenue. » MARIAN N E


N OTO E ST É D I T É E PA R

www.noto-revue.fr 114-116, boulevard de Charonne 75020 Paris contact@noto-revue.fr Retrouvez-nous sur Facebook /notorevue Instagram @noto_revue Twitter @noto_revue

AV EC L E S O U T I E N FINANCIER DE LA

Fondation Khôra-Institut de France

D I R EC T E U R D E L A P U B L I C AT I O N

Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T

Clémence Hérout CO M I T É D E R É DAC T I O N

Clémence Hérout, Odile Lefranc, Pierre Noual S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

Nicolas Emmanuel Granier

Consolation, Motif, Chroniques, Une ébriété littéraire. Alexandre Curnier, Clémence Hérout, Pierre Noual Culture et politique. Odile Lefranc, Pierre Noual CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E

Juliane Cordes, Corinne Dury P H OTO G R AV U R E

Fotimprim, Paris IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

Chirat, Saint-Just-la-Pendue

Couverture : Christophe Jourdin, Schinoussa, 1 er septembre 2020.

DIFFUSION LIBRAIRIES

Pollen/Difpop 81, rue Romain-Rolland 93260 Les Lilas Tél. : 01 43 62 08 07

PA R A L E X A N D R E C U R N I E R Avril 2015. J’écris mon premier éditorial pour NOTO. Je reviens sur la mission spatiale Rosetta et l’histoire de la ville de Noto. « Le pouvoir de l’imaginaire » : démontrer que la culture est un rempart contre les peurs.

D É P Ô T L É G A L : avril 2021 I S S N : 2427-4194 I S B N : 3663322114182

Commission paritaire : en cours Formulaire d’abonnement page 35 et sur www.noto-revue.fr

La culture est un astre

E T D E S A M I S D E N OTO

M. Jean-Pierre Biron M. Jean-François Dubos M. Christophe Jourdin M. Guillaume Marquis Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et à la réalisation de ce numéro, en premier lieu aux auteurs. Nous remercions particulièrement Henri Dhellemmes, Louis de Genouillac, Lina Diamant, H&O, Irene Nanni, Jean Perrenoud et Georges Winter. En accord avec les auteurs de ce numéro, nous encourageons nos lecteurs à utiliser et partager le contenu de NOTO. L’utilisation et le partage de tout article, y compris avec des images si elles sont dans le domaine public, sont vivement conseillés, en dehors toute finalité mercantile. Pour toute utilisation, merci de faire apparaître de façon visible le nom de l’auteur, le titre de l’article, NOTO, le numéro, l’année de publication.

La crise sanitaire a eu un impact considérable sur les revues culturelles indépendantes. S’il existe un solide dispositif de soutien à la presse écrite, elles en sont exclues, car ne relevant pas des « publications d’information politique et générale ». Dans les critères d’attribution de la Commission paritaire des publications et agences de presse, il est précisé que les médias doivent « consacrer la majorité de leur surface rédactionnelle à un contenu d’information politique et générale », pointant que « l’insuffisance de lien avec l’actualité » est caractéristique lorsque « la revue qui publie des articles qui traitent de manière approfondie de sujets variés, d’ordre historique, géographique, culturel, scientifique, médical et juridique, ne présente que ponctuellement un lien avec l’actualité ». Dam ! Le ministère de la Culture nous a souvent reçus, écoutés toujours. Mais à l’exposé de la situation, la réplique lunaire est imperturbablement restée la même : « Vous n’entrez pas dans les cases. » Je m’amuse parfois à penser que le projet d’une application qui ferait vibrer le téléphone lorsque le bac à glaçons est presque vide aurait recueilli un accueil plus constructif. Nous répondons pourtant, depuis notre premier numéro, aux déclarations d’intention des ministres de la Culture successifs : « La culture n’est pas un supplément d’âme qui doit arriver après tout le reste, dans une politique publique. C’est l’un des leviers les plus fondamentaux de la transformation. » « Rendre la culture accessible à tous. Oser de nouvelles manières de faire, penser autrement avec de nouveaux outils. » « La culture est un atout formidable pour imaginer demain. » #CultureChezVous La presse culturelle papier et numérique – il serait absurde d’opposer les deux – accroît la pratique de l’écrit, du graphisme, de l’illustration, de l’impression, etc. Une industrie innovante et vivifiante, tant l’offre est réjouissante. Nous ne pouvons prétendre au pluralisme dans la presse en excluant la culture – même celle qui ne verserait pas dans l’immédiate actualité ou la promotion. La crise sanitaire du Covid-19 a amené l’État à mettre en place un plan de relance exceptionnel pour la presse : 483 millions d’euros vont être versés d’ici à 2022. Rien pour les revues culturelles. Votre patience, vos encouragements, votre engagement nous ont permis de trouver des solutions. De ne rien abandonner de notre modèle, dit « lyber », pour la diffusion de la culture. Pendant ce silence, nous avons investi les idées avec La nuit. Des idées, du papier, pour penser aujourd’hui. Cette autre aventure éditoriale et artistique, menée avec Gwénaël Porte, nous a permis de rencontrer de nouveaux lecteurs pour NOTO. En 2015, je reprenais la déclaration du directeur général de l’A gence spatiale européenne au sujet de la mission Rosetta et du robot Philae : « Après 10 ans, 5 mois et 4 jours de voyage, 5 passages à proximité du Soleil et 6,4 milliards de kilomètres parcourus, nous avons le plaisir d’annoncer que notre but est enfin atteint. » NOTO est à la moitié de son voyage. Notre destination est inchangée, mais notre but est loin d’être atteint. Le soleil ? Nous, Clémence, Odile, Pierre et moi, l’observons se lever, sans l’attendre.


D O M I N I Q UE D E F O N T- R É AU L X Conservatrice générale et directrice de la médiation et de la programmation culturelle au musée du Louvre, Dominique de Font-Réaulx a été conservatrice de la collection de photographies du musée d’Orsay et directrice du musée EugèneDelacroix. Elle enseigne à l’École du Louvre ; elle est conseillère scientifique de la filière culture de l’école d’affaires publiques de l’Institut d’études politiques de Paris. Le prix du cercle Montherlant - Académie des beaux-arts 2019 a été décerné à son livre Delacroix. La liberté d’être soi (Cohen&Cohen, 2018). Une nouvelle édition de son ouvrage Peinture & Photographie (Flammarion) a été publiée récemment.

C A M I L L E N O É M ARCO U X Historien et historien de l’art, Camille Noé Marcoux est l’auteur de deux livres sur la poésie politique et sociale, et sur la liberté de la presse et d’expression en France au début du xixe siècle : Louis-Agathe Berthaud. Bohème romantique et républicain et Victor Rodde. L’enragé du Bon Sens (Plein Chant, 2017 et 2018). Il collabore régulièrement à la revue Autour de Vallès et à La Gazette Drouot. Spécialiste de la question des œuvres d’art spoliées durant les deux guerres mondiales, il travaille au ministère de la Culture, au sein de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945. Il réalise également des inventaires d’ateliers d’artistes, en France et à l’étranger.

J E AN ST R E F F Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, Jean Streff est l’auteur notamment des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005). Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son roman Portrait convulsif a paru en 2017 aux éditions La Musardine, qui ont réuni en un seul volume Les Enquêtes sexuelles de Benoît Lange, piquantes aventures policières parues sous le pseudonyme de Gilles Derais. Son livre culte Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990) vient d’être réédité chez Rouge profond. Vient de paraître un roman chez Douro, En souvenir de demain.

NOS INVITÉS M I C H A Ë L F ŒSSEL Les recherches du philosophe Michaël Fœssel portent sur l’expérience démocratique, l’État de droit ou l’articulation entre l’intime et le politique. Professeur à Polytechnique, il a publié La Privation de l’intime. Mises en scènes politiques des sentiments (Seuil, 2008), La Méchanceté (Plon, 2004, avec Adèle Van Reeth), Le Temps de la consolation (Seuil, 2015), La Nuit. Vivre sans témoin (Autrement, 2017) ou encore Récidive. 1938 (PUF, 2019).

GUI LLAUM E C ASSEGR AI N Guillaume Cassegrain enseigne l’histoire de l’art moderne à l’université Grenoble-Alpes. Spécialiste de la peinture italienne de la Renaissance, il est l’auteur de plusieurs livres : La Coulure. Histoire(s) de la peinture en mouvement (xi e-xxie siècles), Roland Barthes ou l’Image advenue (Hazan, 2015) et Tintoret. Naissance d’un génie (Gallimard, 2018). Il a publié Représenter la vision (Actes Sud, 2017), ainsi que l’essai Vanishing Point (approches de Denis Roche) (Fage, 2019). Il travaille actuellement sur l’animal chez Titien et sur l’entrée dans l’image.

BER NAR D VO UI LLO UX Professeur de littérature française du xx e siècle à Sorbonne Université, Bernard Vouilloux a centré ses travaux sur les rapports entre le verbal et le visuel. Outre de très nombreux articles, il a publié une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels, dernièrement, Plateaux fantasmatiques. Gisèle Vienne (Shelter Press, 2020).


15 sommaire

C U LT U R E ET POLITIQUE

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« La société dont je rêve est celle qui crée »

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Cuisine du monde PA R C A M I L L E N O É M A R C O U X

E N T R E T I E N AV E C M ATT H I E U D U S S O U I L L E Z

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Les auteurs de l’ombre PA R P I E R R E N O U A L

Des artistes qui produisent pour autrui : une étrange profession, méconnue et mal aimée, qui nous interroge sur les rapports de domination et de subordination dans la création.

46 Héritiers des Romains ? La cuiller de Marie

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46

04 CO N S O L AT I O N 06 « La force de l’art est d’offrir un substitut à la perte » E N T R E T I E N AV E C M I C H A Ë L F Œ S S E L

C H RO N I Q U E S

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Ceci est une image du réel La pianiste La musique adoucit les heurts PA R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

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Cet objet du désir Le nez Une tirade et des vers PA R J E A N S T R E F F

15 Tenir (à) l’image PA R G U I L L A U M E C A S S E G R A I N

54 M O T I F – A RT

L’hommage de Zao Wou-Ki à Edgar Varèse De quoi ont parlé le compositeur français et le peintre chinois lors de leur première rencontre, en 1954, quelques semaines avant la création et le scandale de Déserts, de Varèse ? Zao Wou-Ki, peintre mélomane, signe dix ans plus tard sa seule toile en hommage à un musicien, révélant les mystères qui unissent les arts et les continents. PA R B E R N A R D V O U I L LO U X

« À combien d’images aurons-nous tenu au cours de nos vies ? Combien d’images aurons-nous tenues ? »

24 Tenir D ’ Y V E S N AVA R R E

« Ici, rien ne se développe, tout s’enveloppe dans les draps des pages, nous nous enlaçons. »

28 Pourquoi l’attendre ce soleil U N P O È M E E N P R O S E D E J E A N - C L A U D E WA LT E R

96 Une ébriété littéraire « On fait semblant de croire, Korhogo, tes embrasements des folies. » PA R PAT R I C K A U T R É A U X


Consolation


« La peinture, je l’aime toujours autant... ou plutôt j’ai recommencé à l’aimer autant. Après sa mort, il y a eu un moment terrible. J’ai pensé que je n’aimais plus rien, que je ne pourrais jamais plus rien aimer vraiment. Les livres me tombaient des mains. La musique me donnait envie de mourir. La peinture, c’est revenu tout à coup. J’en ai eu envie très fort, comme ça, c’était comme avoir faim. Aussi fort. Il y a eu l’exposition Bonnard, alors je n’ai pas hésité. J’ai pris le train et je suis arrivée un soir, il pleuvait. Je me suis retrouvée dans Paris comme une étrangère. J’ai cherché un hôtel comme dans les villes où on arrive pour la première fois. Un matin, je me suis levée très tôt et à neuf heures j’ai traversé les Tuileries. Les bassins étaient gelés ; il y avait quelques enfants qui jouaient. C’était gai. Et puis j’ai vu les Bonnard. C’était une vraie joie. Il y avait un tableau, Méditerranée, tout bleu, tout blanc, impossible à raconter et qui donnait envie de sourire. Quand je suis sortie ça allait mieux, vraiment mieux. » Le Clair de terre, Guy Gilles, 1970.

Winslow Homer, Breaking Storm, Coast of Maine, 1894, aquarelle, Chicago, Art Institute.


«   L A F O RC E D E L’ A RT E S T D’OFFRIR UN SUBSTITUT À L A P E RT E  » E N T R E T I E N AV E C MICHAËL FŒSSEL Il est rapporté2 qu’Alfred de Musset, « désespéré » par la mort de son meilleur ami de jeunesse, Alfred Tattet, demanda à un conservateur du musée du Louvre, pour sortir de cet état, de lui ouvrir pendant une nuit la salle des peintures. Emmanuel Macron a exprimé l’idée que « la création artistique est quelque chose d’essentiel qui est apparu peut-être encore plus fortement à nos concitoyens durant cette période 3 » de crise sanitaire. La culture a-t-elle un pouvoir de consolation ? Tout dépend de ce que l’on entend par culture. Si on l’envisage comme art, il me semble que deux aspects se dégagent de l’anecdote citée : une forme de diversion tout d’abord, comme une manière d’être happé par des émotions, des spectacles, des images, qui sont des alternatives à la douleur que l’on ressent, en l’occurrence celle de la perte. Il s’agit de réorienter le regard, ce qui est le geste de consolation par excellence, de la perte vers la plénitude, qui serait celle de la peinture. Il faudrait s’entendre aussi sur le terme de diversion qui, parce qu’il est proche de divertissement, génère une fausse consolation. Je crois cependant que le lien entre art et consolation est plus profond. Pour susciter la consolation, l’art doit évoquer la perte ou la mettre en image : sinon, il s’approche du simple divertissement. La force de l’art est de s’adresser à moi en première personne, c’est-à-dire pour poser des émotions ou proposer une signification aux affects, qui viennent

R É A L I S É PA R ALEXANDRE CURNIER AV E C L A P A R T I C I P AT I O N D E CLÉMENCE HÉROUT

« Le monde est plus fort que moi. À sa puissance, je n’ai rien d’autre à opposer que moi-même – et c’est, quelque part, incommensurable. Tant que je ne me laisse pas vaincre, je suis moi aussi une puissance. Et ma puissance est colossale tant que j’ai la force de mes mots à opposer à celle du monde, car celui qui bâtit des prisons s’exprime moins bien que celui qui fonde la liberté. [...] C’est ma seule consolation 1. » : après l’écrivain suédois Stig Dagerman, le philosophe Michaël Fœssel repense la consolation comme outil d’analyse de nos sociétés.

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MICHAËL FŒSSEL

non pas répondre à la perte, mais lui offir un substitut. Cela explique pourquoi nous sommes attirés par un certain type d’œuvres ou de musique quand nous nous trouvons dans un état d’affliction, car nous sentons qu’il nous dira quelque chose de l’état dans lequel nous nous trouvons. L’art est consolateur de ce point de vue. Nietzsche écrivait : « L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité 4. » On ne veut pas voir la vérité en face, ou plutôt ne pas périr du caractère unilatéral de la vérité, car l’art fait entrer une perspective dans l’expérience, c’est-à-dire qu’il offre la possibilité d’acquérir un nouveau regard sur la situation dans laquelle nous nous trouvons.

mais tardive. On s’est rendu compte que la culture n’était pas un supplément d’âme, mais qu’elle est constitutive de notre rapport au monde, surtout quand celui-ci se restreint.

Quel regard la philosophie porte-t-elle sur la consolation ? La philosophie a été la discipline consolatrice par excellence – ainsi Socrate console-t-il ses disciples de sa propre mort. Je pense également à la Consolation de philosophie écrite par l’auteur antique Boèce. La philosophie apporte la sagesse, et la sagesse permet la réconciliation avec le monde : ce raisonnement existe dans le stoïcisme et a été repris dans le christianisme. L’idée fondamentale est que le Cette condition de l’artiste savoir dans un cas, la foi dans qui « se voit attribuer L ’A R T A U N E F O N C T I O N l’autre, ou la vérité si l’on veut une place parmi les unifier les deux, permet au sujet professionnels utiles, voire DE PRODUCTION d’envisager les événements et indispensables 5 » est-elle DE SENS, CE QUI le temps de sa vie avec une cerjustifiée ? Je voudrais N E S I G N I F I E PA S Q U ’ I L taine distance. Par conséquent, que l’on s’interroge sur N O U S R É CO N C I L I E R A on a longtemps pensé que le la fonction que l’on demande rapport à la vérité était consolaà une œuvre d’art d’exercer : AV E C L ’ E X P É R I E N C E : teur. Aujourd’hui, la philosophie faire sens, apaiser, consoler L ’A R T P E U T A U S S I a perdu sa prétention à la conso– car cela implique d’être N O U S M E TT R E E N lation, car le modèle du savoir s’est un homme de culture pour DA N G E R , AC C RO Î T R E transformé au cours de la moderse consoler avec cet objet. nité. Le savoir, devenu essentielN OT R E I N C E RT I T U D E Énoncée par le chef de l’État, l’assignation des artistes à la P A R R A P P O R T A U S E N S . lement scientifique, n’est plus soumis à la recherche d’une vérité production d’universel prend une censée nous soulager. La vérité dimension verticale et donne une devenant ainsi indépendante de nous par son caractère fonction à l’art. Or, dire que l’art console ne signifie pas objectif, rien ne garantit que le savoir sera un baume. que la fonction de l’art est la consolation. L’art a une fonction de production de sens, ce qui ne signifie pas La philosophie antique nous permet d’affronter qu’il nous réconciliera avec l’expérience : l’art peut le présent ; à l’inverse, la pensée moderne aussi nous mettre en danger, accroître notre incertitude se projette dans l’avenir. Aussi, vous affirmez par rapport au sens. Je crois qu’il faut se méfier des que c’est « précisément parce qu’il explique tentatives de fonctionnaliser l’art ou de l’instrumentout [que] le savoir rationnel moderne taliser politiquement. L’art, incluant les séries télévisées, ne console de rien 6  ». Est-ce à dire que a accompagné le confinement de manière nécessaire, car au-delà de la consolation au sens strict, nous subisla philosophie devrait nous aider à rompre avec sions une réduction de l’horizon de notre monde le désir de consolation ? sensible. Par conséquent, disposer d’une fenêtre ouverte Le savoir scientifique passe par l’explication causale qui sur un autre monde devient nécessaire, mais pas suffipermet d’expliquer le point de détresse où l’on se trouve. sant dans un moment où il faut faire société, seul ou Cette causalité antécédente explique pourquoi on est à quelques-uns. La formule du président est juste, malade, pourquoi on a perdu un enfant, pourquoi on

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C O N S O L AT I O N

a été quitté... mais ne rend pas compte du sens global de cette expérience, à supposer qu’il y en ait un. La science favorise la lucidité, qui n’est pas toujours la meilleure alliée de la consolation.

Il y a dans cette désolation un épais nuage de nostalgie, de regret. « Ah que de choses disparues présentes avec leur sourire humide de larmes ! » écrit Pierre Jean Jouve 8. Cette musique n’est-elle pas dangereuse, car éminemment politique ? La nostalgie sous-entend un rejet du présent qui se donne une image fantasmée du passé. Rien n’est plus efficace que de se présenter notre propre désespoir comme la perte d’un passé idéalisé. Le « c’était mieux avant » est un discours politique, certes, mais émanant d’abord de quelqu’un qui a perdu un certain nombre de ses capacités de jeunesse.

Est-il possible de rompre avec le désir de consolation ? Ce n’est ni possible ni souhaitable. Ce désir est inscrit dans la condition humaine pour toute une série de raisons, en particulier notre rapport au temps. On ne peut pas attendre du savoir qu’il nous console, mais on peut l’attendre de la culture. « Vous avez rompu ? Consolezvous avec Spinoza ! » est une vision managériale de soi qui n’a rien à voir avec la philosophie. On s’expose à une illusion, même si cela peut marcher à la faveur d’un malenE N P L A Ç A N T DA N S tendu... En plaçant dans une doctrine le soin de nous consoler, U N E D O C T R I N E L E S O I N on perd de vue que la vérité est D E N O U S CO N S O L E R , objective. Le désir de consolation ON PERD DE VUE peut trouver à se satisfaire, mais Q UE LA VÉRITÉ EST plus dans le champ du savoir.

Vous écrivez : « Demander des consolations, ce serait non seulement avaliser le fait que l’on n’a droit à rien de plus, mais se maintenir dans l’illusion beaucoup plus grave qu’il n’y a rien au-delà des paroles de réconfort 9. » OBJECTIVE. LE DÉSIR Dans cette phrase, je vise un refus Mais d’où vient cette D E C O N S O L AT I O N de la nouveauté, la condamnation « dictature du chagrin 7 » ? PEUT TROUVER a priori de l’inédit, conçu comme La consolation peut se traduire À S E S AT I S F A I R E , M A I S une trahison par rapport à un institutionnellement, par des passé idéalisé. Je ne critique pas P LU S DA N S L E C H A M P commémorations notamment. Ce la nostalgie ou la mélancolie « sentir ensemble », favorisé par D U S AV O I R . comme telles, mais la certitude les nouveaux moyens de commuconstruite relativement à ce qui nication, vise la constitution d’une a été perdu. L’erreur des discours réactionnaires, affectivité communautaire et presque obligatoire. Les politiques de consolation sont nécessairement autoriindépendamment de leurs conséquences politiques, taires, voire violentes : se faire consoler de la perte ne tient pas à l’idéalisation du passé, mais à la certitude de l’Alsace-Lorraine a mené à deux guerres. Récupérer relative à ce que l’on a perdu. L’espoir de reconstituer ce qui a été perdu à tout prix procède d’une dictature à l’identique ce qui a été perdu correspond à l’illusion du chagrin, qui consiste en une négation du chagrin, de pouvoir figer le temps : en cela, elle est porteuse de à une instrumentalisation idéologique de la tristesse désespoir et, politiquement, de crise. qui ne correspond pas à ce qui a été perdu. Si l’on prend l’exemple des retours en France des colons d’A lgérie, Nous pouvons aussi imaginer qu’il est sans nier la perte qu’ils ont subie, quel que soit le caracsatisfaisant de rester dans cette revendication tère scandaleux de la colonisation, quel débouché qui forme une identité, « une communauté trouver à leur chagrin ? Le ressentiment, la reconquête, imaginaire de souffrants ou d’ayants le racisme ne sont pas les meilleurs moyens d’être fidèle souffert 10  ». C’est Électre : « Nobles filles à la perte. Au contraire, la consolation exclut la posside Mycènes, vous venez en consolatrices bilité de retrouver à l’identique ce qui a été perdu. de mes peines ; je le sais, et je connais votre

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MICHAËL FŒSSEL

tendresse ; mais je ne veux pas cesser connaît l’être humain est impossible à rassasier », il est de pleurer mon malheureux père. Ah ! je vous question de rassasier un besoin de consolation sur un conjure par cette amitié dont me donnez mode définitif. Nous agissons précisément parce que tant de preuves, laissez-moi – m’abandonner nous n’en avons jamais fini avec cette perte. En perainsi à ma douleur 11. » dant le paradigme de la foi et du savoir métaphysique, La communauté des victimes amène à la concurrence nous avons perdu la possibilité de réconciliation totale victimaire. Communauté vient de munus, qui veut dire avec le sens de notre expérience, mais cette perte le vide ou la perte. Si ce qui nous réunit est une perte, n’est pas une tragédie. Sur cette base se constituent et non un concept substantiel comme la race ou la toutes nos tentatives pour donner une signification nation définies de manière idéologique, en prétendant ou une beauté à l’expérience, mais qui ne peuvent savoir ce que l’on a perdu, en donnant une explication plus avoir la prétention d’être totalisantes, c’est-à-dire globale du malheur – c’est « à cause des Arabes », ou de donner à l’ensemble de nos expériences un sens « à cause de la libération des mœurs », etc. –, on trahit définitif. ce qui fait le propre de la condition affective des communautés comme des individus. Camille de Toledo écrit, Il n’y a pas de coupable assià propos de ce texte, que SI CE QUI NOUS gnable à la perte. La consolation Stig Dagerman est dans arrive alors positivement : elle ne une forme de « sagesse », RÉUNIT EST redonne pas ce qui a été perdu. mais que, malheureusement, U N E P E RT E , Le consolateur n’a pas vécu la « nous sommes sortis ET N O N U N CO N C E P T perte. Il doit se mettre à la haudu livre de Dagerman 13 »... S U B S TA N T I E L , teur de la perte qu’il n’a pas vécue, Stig Dagerman lui-même s’en est sans restituer l’objet perdu, mais mal sorti. Je ne sais pas si on peut ON TRAHIT en ouvrant l’horizon par un disC E Q U I F A I T L E P R O P R E sortir du livre, mais on n’est pas sorti du besoin de consolation, cours, un regard ou un geste. D E L A CO N D I T I O N dans le sens où il ne peut pas Dans une situation normale, on AFFECTIVE être rassasié intégralement. Nous peut essayer de proposer une D E S CO M M U N AU T É S sommes seulement sortis du alternative à la perte. Le mauvais consolateur est celui qui dira C O M M E D E S I N D I V I D U S . modèle du savoir salvateur. « un de perdu, dix de retrouvés ». Vous faites une différence La consolation part du lieu de entre « les tristesses ordinaires » et « les deuils la perte pour essayer de convaincre qu’un avenir est d’exception »... possible là où le présent semble annihilé. Le problème Les tristesses ordinaires, parce qu’elles sont en général des réactionnaires est qu’ils n’envisagent l’avenir que privées, renvoient à l’individu. Les deuils d’exception comme la reproduction du passé à l’identique, ou alors sont de grands événements rassembleurs. Le deuil qu’ils n’envisagent pas d’avenir autrement que comme d’exception fondamental de la modernité est sans une trahison. doute la mort de Dieu, qui a entraîné la sécularisation et la perte du paradigme du salut collectif – en OcciEn définitive, serions-nous inconsolables ? dent du moins. On ne vit la tristesse ordinaire qu’à parC’est le constat de Stig Dagerman qui écrit tir de la compréhension des deuils d’exception. La trisen 1952 : « Je suis bien certain d’une chose : tesse devient plus ordinaire lorsqu’elle ne s’inscrit pas le besoin de consolation que connaît dans la croyance partagée d’un dieu qui sauve. l’être humain est impossible à rassasier 12. » Notre besoin de consolation est impossible à rassasier est un L’émotion, la communion internationale de très beau texte que Stig Dagerman a écrit peu avant de tristesse suscitées par l’incendie de la cathédrale se suicider. Dans la formule « le besoin de consolation que

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Notre-Dame de Paris en avril 2019 est-elle Il est difficile de ne pas voir ressortir les idées nationaune illustration de ces « monuments listes de ces tentatives de reconstruction. Je ne dirais qui témoignent d’une histoire glorieuse, [...] pas que la patrimonialisation est seule en cause, devenus les instruments d’une célébration néanmoins elle y participe, même si c’est sur un mode du passé où la communauté fait à nouveau apparemment sympathique, par la muséification et corps avec elle-même 14 » ? Cet événement le tourisme. Il s’agit d’une concentration des attentions est-il un deuil d’exception ? autour d’un passé national déchu dont on n’a plus que Cela serait le cas si les gens y allaient majoritairement des traces. Les monuments sont la trace de notre granpour prier. De nos jours, on visite davantage Notredeur passée et non la preuve de notre grandeur actuelle. Dame comme un musée. Des fidèles ont été très À la différence de la reconstruction, la consolation marqués évidemment, mais la médiatisation a surtout invite à des grandeurs ou inventions alternatives, pas porté sur l’atteinte au patrimoine. La patrimonialisation au retour à un passé fantasmé. du monde est une figure pervertie de la consolation. En réalité, il sera impossible de la reconstruire à l’idenLe refus de principe d’adjoindre un élément tique. Ou alors, la cathédrale sera identique pour les contemporain à Notre-Dame est-il un touristes. Notre-Dame incarne la conscience de la symptôme ? France chrétienne, mais cette Notre-Dame est un élément France chrétienne telle qu’elle constitutif de la France pour À LA DIFFÉRENCE DE était à l’époque de la construcles catholiques. Mais, pour L A R ECO N ST R U C T I O N , tion de Notre-Dame ne sera pas l’ensemble des Français et des retrouvée. La France et l’Italie touristes, Notre-Dame est auL A C O N S O L AT I O N jourd’hui passée sous le registre sont de grandes nations du INVITE À du monument. On voit d’ailleurs passé, deux pays qui ont été DES GRANDEURS dans quels désolation et degré les plus grandes puissances du OU INVENTIONS de dépendance la patrimoniamonde à un moment de plus A LT E R N AT I V E S , lisation nous plonge : censée en plus lointain de leur histoire. rappeler la gloire du pays, elle En France, c’était sous Louis XIV, PA S A U R E TO U R signale finalement la dépenet on ne s’est toujours pas À U N PA S S É dance de notre pays par rapport consolé de cette grandeur. La F A N TA S M É . au tourisme. Tout du moins patrimonialisation repose sur jusqu’à la pandémie, la France l’illusion que rien n’a changé. était devenue un pays que l’on visite, donc un pays qui doute de son inscription dans le présent. Camille de Toledo parle de « démagogie politique de la reconstruction » – il met Toujours à propos du patrimoine, on observe en parallèle les reconstructions des châteaux une mobilisation nécessaire et utile, mais parfois et des églises « de notre vieille Europe » : troublante. Sur les réseaux sociaux, si certains « Les reconstructions touristiques, les fièvres comptes déroulent chaque jour un amour nationalistes, xénophobes, proposent nostalgique du patrimoine, il est facile un ersatz de fierté, le mensonge d’une d’observer leur couleur politique : proche refondation auratique, la vision léchée, de la droite identitaire. Durant l’été 2020, vernie, d’un parc à thème patrimonial (une le collectif Défendons notre patrimoine s’est téléologie polonaise, française, autrichienne, auto-missionné pour le nettoyage de statues hongroise, slovaque, roumaine...) en guise vandalisées 16 – ses membres se sont révélés être d’identité, traversé par le train fantôme des soutiens du Rassemblement national ; en de nos hontes. Je dis, dès lors, qu’il y a un risque 2019, Stéphane Bern, nommé « M. Patrimoine », monumental dans cette architecture 15. »

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faisait la une du journal Valeurs actuelles, avec Je visais les mesures de destruction des œuvres icol’accroche « Il faut sauver notre patrimoine ! ». noclastes. Que peut-on attendre de l’art ? On ne Concrètement, est-ce que le patrimoine, comme s’agenouille plus dans les musées. La muséification l’écologie 17, est devenu un enjeu de l’extrême des œuvres d’art consiste à désacraliser l’art, et la désadroite ? Vous écrivez que « le mythe d’un récit cralisation de l’art est une réponse à l’ancien désir national unifié, la valorisation inconditionnée iconoclaste. Si on adresse à l’art une demande infinie du patrimoine et les discours identitaires de savoir ou de réconciliation avec le réel, la déception de l’appartenance culturelle se rejoignent qui en naît peut aller jusqu’à la destruction des œuvres. dans un commun désaveu de la perte 18 ». Cantonné au musée, l’art ne fait plus autorité absolue. Tout retour à l’identique est fantasmatique et tenFaut-il en déduire qu’il a perdu toute fonction ? Son danciellement réactionnaire : on réagit, on n’agit plus. régime de signification et son régime esthétique n’étant La volonté de reconfigurer le système politique autour pas théologiques, il n’apporte pas la réconciliation. de l’indépendance nationale est très répandue. Rien Peut-être apporte-t-il la consolation. On regarde n’est pire qu’une souveraineté blessée qui veut se toujours les madones du xiv e siècle, mais on n’y voit reconstituer par la violence : on l’a vu dans l’A llemagne plus la même chose. des années 1930, ou avec les États-Unis d’après le 11 septembre 2001, qui, pour maCe « ne plus 19 », nous nifester leur puissance (confonpouvons aussi l’entendre S I O N A D R E S S E À L ’A R T due avec la souveraineté), ont chez des intellectuels. U N E D E M A N D E I N F I N I E Je pense à Pierre Nora, qui causé le chaos au Moyen-Orient. Cette idéologie s’inscrit dans explique l’arrêt de publication D E S AV O I R O U une affirmation rhétorique de de la revue Le Débat D E R É C O N C I L I AT I O N la souveraineté sous une forme en pointant notamment AV E C L E R É E L , impossible à retrouver, en surréa« les intellectuels [qui] LA DÉCEPTION QUI parlent aux intellectuels, gissant pour s’affirmer sur un EN NAÎT PEUT [...] leur cercle de prise mode guerrier. On ne comprend sur la société [s’étant] Donald Trump que si on comALLER JUSQU’À doublement réduit [...] prend que les États-Unis vivent LA DESTRUCTION par rapport à ce qu’on dans l’effroi devant leur perte DES ŒUVRES. appelle le grand public d’hégémonie : rien n’est plus et qui lit certainement dangereux qu’un empire qui craint moins ou participe moins à la vie culturelle pour sa survie. L’alternative pour la France semble du pays 20 ». C’était mieux avant... se trouver dans la reconstitution d’une souveraineté Le Débat a pris fin d’abord parce qu’il ne trouvait plus par l’Europe, même s’il semble évident que le souveraide lecteurs. Les Mots et les Choses de Michel Foucault a nisme et le caractère néolibéral de l’Union européenne été vendu à cent mille exemplaires en 1966, mais tous constituent les principaux obstacles à l’avènement de ceux qui l’ont acheté ne l’ont pas lu : à l’époque, c’était quelque chose de nouveau. un objet de consommation valorisant. Le modèle de la revue a été mis en difficulté, car aujourd’hui on préfère Vous admettez que des œuvres peuvent lire un article par-ci et un autre par-là. Il y a des moyens « à tout instant devenir muettes pour numériques de le faire, et Le Débat ne s’en est pas emparé. le spectateur » et devenir, « si elles Le type de discours que Le Débat était censé incarner, ne s’ajustent plus à une demande qui ne entre actualité et discours académique, répond selon connaît pas de limites, [...] la cause de la moi à une demande : chacun essaye d’y répondre haine de la culture et du désir de détruire comme il peut, mais il est faux de prétendre qu’il n’y les œuvres ». Peut-on replacer cette phrase a pas de public pour cela. dans le contexte actuel ?

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N’avons-nous finalement pas seulement peur compte des causes de la catastrophe. On peut désesde l’espace vide que nous offre le territoire pérer de voir que les leçons de la crise financière de l’avenir – qui pourtant ne demande qu’à être de 2008 n’ont pas été tirées par nos dirigeants, mais comblé par la création ? Cet horizon nous se souvenir aussi de mouvements comme Occupy donne-t-il le vertige ? Wall Street. Lorsque la situation est au paroxysme de Aujourd’hui, au vu de la crise sanitaire, cette sensation la crise, ce n’est pas toujours le modèle de la réaction me paraît normale. L’horizon est bouché du fait que qui l’emporte, mais l’action ou l’imagination. le modèle d’émancipation politique incarné par le communisme s’est effondré, et à sa suite la socialEn 1935, lors du premier Congrès international démocratie. La fin des idéaux d’émancipation, les des écrivains pour la défense de la culture 21, e horreurs du xx siècle, la recrudescence de la violence des auteurs se sont interrogés sur le sens interétatique, les crises économiques sur fond de crise de leur travail, leur utilité pendant cette période financière systémique... Pourtant, aucun de ces élépolitique troublée. Le philosophe Ernst Bloch ments ne mène forcément à une vision apocalyptique. a répondu en disant qu’« il reste dans le monde La différence se situe entre l’inune bonne part de rêve qui consolé et l’inconsolable. Dans n’a pas encore été utilisée, L A D É P L O R AT I O N l’inconsolable, rien ne vaut la peine d’histoire qui n’a pas été N ’ E S T PA S U N E d’être tenté dans le présent. S’y élaborée, de nature qu’on inscrivent les théories de l’effonn’a pas vendue 22 ». R É AC T I O N H U M A I N E drement ou la collapsologie, ou 1935, c’est l’année des congrès M A J O R I TA I R E F A C E encore le nihilisme identitaire – fascistes, mais aussi de la AU PIRE. L’HUMAIN sachant que je ne les considère construction du Front populaire. A U N E C A PA C I T É pas comme de même valeur. Contrairement à ce que prétend DE RÉSILIENCE, Michel Onfray, qui a bien compris Nous pourrions aussi, pour qu’il fallait s’approprier les mots D E R ECO N ST R U C T I O N reprendre la formule de de ses adversaires, le vrai Front T E N A N T CO M P T E Dagerman, dépasser cet état, populaire est celui de 1936, DES CAUSES car notre besoin d’utopie c’est-à-dire un mouvement égaD E L A C ATA S T R O P H E . est très grand ! litaire et démocratique. La phrase Certes, il vaut mieux lutter que de Bloch est une manière de désespérer. La vision béate techno­ rappeler que les périls d’autrephile est le symétrique inversé de la vision catastrofois existent toujours, mais la possibilité d’y répliquer phiste. On a perdu le paradigme du progrès pour lui aussi, à condition de ne pas l’abandonner à ceux qui substituer celui de l’innovation. Je travaille plutôt à ont provoqué le péril. Le pire d’hier reste le nazisme et réinvestir de manière critique le programme progresle fascisme, qui rencontraient à l’époque une résistance siste au sens vrai du terme. Croire que le discours de politique organisée. Ce sont plutôt des micro­ l’innovation nous sauve du catastrophisme et que la résistances aujourd’hui, il reste sans doute à imaginer technique résoudra les problèmes qu’elle a elle-même une manière de les fédérer. causés est une fausse alternative. Cela étant, ce qui est intéressant n’est pas la catastrophe généralisée qui C’est aussi la naissance d’une insatisfaction arrive, mais plutôt la tentative de reconstruire dans le permanente, celle de l’inconsolé, cet « homme lieu de la catastrophe. Les anthropologues et histomoderne » que vous décrivez comme « conscient riens nous montrent que la déploration n’est pas une de la rupture » – il n’existe plus de point de vue réaction humaine majoritaire face au pire. L’humain a de surplomb depuis lequel tout serait justifié une capacité de résilience, de reconstruction tenant – et « soucieux d’y répondre 23 », la consolation

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les coutumes, les lieux, les couleurs et les émotions, qui ne fut point oblitérée. passe désormais par l’invention de nouvelles Si traversé que j’aie toujours été par l’angoisse au sabot de fer, comme le passé manières d’être ensemble. semble miroitant, lisse et musical. Combien de bulbes avant cette ville, et La possibilité de conduire des expériences alternatives comme ils me ravissaient pendant la marche du matin en été, combien est constitutive d’une démocratie. Le maintien d’un l’homme aujourd’hui mort me parlait toujours avec intelligence, quelle bonne champ dédié à l’expérience intime devrait être inscrit nourriture de taverne, quelles belles montagnes, quel ciel ouvert, où l’on espédans l’État de droit, surtout à l’heure du partage sur les rait tout. Et ces beaux corps pénétrés avec acharnement qui inspiraient les réseaux sociaux. Des idéologies comme le marxisme ou maisons de campagne. Que de libertés non tombées en désuétude, de paysages le socialisme n’ont pas ou plus la puissance de mobilisasauvegardés des banlieues, de villes respectées, de beautés peintes non prostituées, de grands orchestres ! Le Regret rapporte toutes les choses embaumées tion qu’ils avaient. Mais la politique, avant de procéder dans un linceul rose, où vous-mêmes, insolente jeunesse, vous ne trouverez pas d’une idéologie, se fonde d’abord sur des expériences. à rire. » Pierre Jean Jouve, Regret, Nostalgie, in Vagabondages, 1981. – Le désir alternatif se joue au niveau des corps, des 9. Michaël Fœssel, Ibid. – 10. « Les mémoires de souffrance pallient expériences et perceptions sensibles. Ce désir est plus notre éloignement de la religion, la disparition des solidarités de groupe, puissant lorsqu’il trouve un débouché institutionnel nos solitudes. Elles créent des identités fondées sur la victimité, autre façon et politique... Certains mouvements de contestations d’être et d’exister nous rattachant à une communauté imaginaire de souffrants positives partent par exemple ou d’ayants souffert.  » Esther Benbassa, de l’expérience sensible désiLa Souffrance comme identité, Fayard, 2007. L ’ E X P É R I M E N TAT I O N reuse de rompre avec l’isolement, – 11. Sophocle, Électre, Œuvres complètes, EST UNE Ici-eBooks, 2020. – 12. « Je n’ai reçu en comme Nuit debout ou les héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je C O N S O L AT I O N , « gilets jaunes ». Il reste à leur puisse attirer l’attention d’un dieu : on ne m’a trouver une voie institutionnelle. C A R E L L E CO N S I ST E

Est-ce le moyen de sortir de l’état de consolation ? L’expérimentation est une consolation, car elle consiste à faire a ut re cho s e q u e ce q ue l’ o n a déjà essayé, à explorer un autre possible que celui qui a été perdu. La consolation fait sortir du malheur sans le nier, et relativise la perte dans la dénier.

À FA I R E AU T R E C H O S E QUE CE QUE L’ON A D É J À E S S AY É , À E X P LO R E R U N A U T R E POSSIBLE QUE CELUI QUI A ÉTÉ PERDU.

pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien cer-

tain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier. » Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (traduction Philippe

Bouquet), Actes Sud, 1993. – 13. Camille de Toledo, Le Hêtre et le Bouleau. Essai sur la tristesse européenne, Seuil, 2009. – 14. Michaël Fœssel,

1. Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassa-

Ibid. – 15. Camille de Toledo, Ibid. – 16. La Fédération française

sier, traduction Clémence Hérout. – 2. Philippe Soupault, Alfred

des professionnels de la conservation-restauration rappelle que ces

de Musset, Seghers, 2001. – 3. Emmanuel Macron, « Conclusion par

actions peuvent causer des dommages irrémédiables. Il faut signaler

le président de la République d’un échange en visioconférence

les dégradations à la Conservation des œuvres d’art religieuses et

avec des artistes de différents champs de la création », 6 mai 2020.

civiles (COARC), qui interviendra avec des conservateurs-restaurateurs

– 4. Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance (traduction Geneviève

qualifiés. – 17. Stéphane François, « L’écologie est devenue un enjeu

Bianquis), I, Gallimard, 1995. – 5. Évelyne Pieiller, « Mais à quoi servent

de l’extrême droite occidentale depuis les années 2000 », Idées,

donc les artistes ? », Le Monde diplomatique, août 2020. – 6. Michaël

Le Monde, 29 août 2019. – 18. Michaël Fœssel, Ibid. – 19. Michaël Fœssel,

Fœssel, Le Temps de la consolation, Seuil, 2015. – 7. Titre d’un recueil de

Ibid. – 20. « Le débat est mort, vive le débat », L’Invité(e) des Matins,

Stig Dagerman, La Dictature du chagrin et Autres Écrits amers (1945-1953),

France Culture, 3 septembre 2020. – 21. Paris, du 21 au 25 juin 1935.

Agone, 2009. – 8. « Dans la cassette du cœur, merveille et déchirante infor-

– 22. Pour la défense de la culture. Les textes du Congrès international des

tune ! Ah que de choses disparues présentes avec leur sourire humide de larmes !

écrivains. Paris, juin 1935, réunis et présentés par Sandra Teroni et

Combien de sujets enfouis et d’espérances confondues. Que de beautés en

Wolfgang Klein, Éditions universitaires de Dijon, 2005. – 23. Michaël

arrière, aussi superbes que la confiance en elles trompée. Que de naïveté dans

Fœssel, Ibid.

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Photo : Ville de Grenoble/Musée de Grenoble – J.L. Lacroix

Philippe de Champaigne, Louis XIV, au lendemain de son sacre, reçoit le serment de son frère Monsieur, duc d’Anjou, comme chevalier de l’Ordre du Saint-Esprit à Reims, le 8 juin 1654 (détail), 1665, huile sur toile, musée de Grenoble.


T E N I R ( À )   L’ I M AG E PA R G U I L L A U M E C A S S E G R A I N

« Dans l’incertitude, j’ai tendu la main. » André du Bouchet, L’Emportement du muet.

À CO M B I E N D ’ I M AG E S AU RO N S - N O U S T E N U AU CO U R S D E N O S V I E S  ? C O M B I E N D ’ I M A G E S A U R O N S - N O U S T E N U E S  ? Ces images, intimes (familiales, amicales, amoureuses) ou plus lointaines, relevant de l’art et de ses diverses modulations historiques, que nous tenons dans nos mains pour les regarder, les montrer, les échanger, se souvenir de ce qu’elles portent, de ce qu’elles conservent, comprendre ce qu’elles retiennent, pour sonder les raisons qui font que nous tenons à elles. Comme dans ces portraits de la Renaissance où un homme, une femme présentent au spectateur (qui ? Des proches, capables de reconnaître les traits familiers ? L’homme, la femme, eux-mêmes, se présentant dans un mouvement sans fin le·la disparu·e ? Nous, dans notre présence anachronique, encore émus par cet attachement à une image ?) avec une assurance que l’on devine teintée de tristesse (la réduction joue un rôle dans l’effet), pleine de retenue (l’auriculaire, légèrement relevé, effleurant à peine le cadre du portrait Bernardino Licinio, dans la peinture de Giovanni Cariani), un tableau figurant Femme tenant celle (ou celui) qui n’est plus, disparu, auquel ils tiennent un portrait d’homme, 1530, encore, qu’ils retiennent par sa re-présentation, ne se huile sur toile, collection contentant pas d’être figurés à ses côtés, mais tenant privée. le cadre de son simulacre de leur main ; disposant ainsi, Anonyme, Sans titre, par le détour de cette mise en abyme mélancolique, 1850, daguerréotype, le feuilletage du temps qui fait la profondeur de l’image : New York, un temps qui est passé et un temps qui passe, un « morThe Museum ceau de l’abîme tranché net 1 ». of Modern Art.

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L ’A U R I C U L A I R E , L É G È R E M E N T R E L E V É , E F F L E U R A N T À P E I N E L E C A D R E D U P O RT R A I T D A N S L A P E I N T U R E

La reproduction mécanique des images, ce procédé qui aux yeux de Walter Benjamin a vidé de sa si précieuse « aura » les œuvres d’art, les a condamnées à une visibilité permanente, souvent nonchalante (un tableau de Van Gogh sur des chaussures, un Monet sur un parapluie, le David de Michel-Ange sur un cendrier), multipliant leurs supports d’exposition et, par-là, permettant leurs manipulations constantes. Les mains, soudainement à portée de ces images reproduites, dans des formats maniables, ont pris le relais du regard, ouvrant la voie à une réévaluation de la distance qui réglait depuis des siècles notre rapport physique aux œuvres d’art et que le musée entend maintenir avec force de loi – si l’on regarde attentivement, notamment au Louvre, on verra pourtant des traces de doigts, dessinant leur mouvement sur la pellicule de poussière déposée à la surface de certains tableaux. Notre modernité n’a fait que conforter jusqu’à la caricature cette progressive invention d’un regard « par la main » ou « de la main » (avec tout ce que cela peut supposer de

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TENIR (À) L’IMAGE

Giovanni Cariani, Portrait d’un gentilhomme tenant le portrait d’une dame, vers 1547, huile sur toile, collection privée. Le Sacrifice, Andreï Tarkovski, 1986.

« manipulation »), avec les tablettes ou téléphones avec lesquels toutes les œuvres du monde, des plus célèbres aux plus méconnues, peuvent être tenues, agrandies ou réduites, coupées, recadrées en un mouvement de doigts, transformées à l’infini ; tenant à bout de bras les images affichées sur les écrans tactiles 2. Des illustrations, des couvertures de livres, des timbres-poste, des pochettes de disque, des cartes postales (images que l’on peut glisser dans sa poche, placer entre les pages d’un livre, sur un bureau...), multitude d’images tenues entre nos mains, touchées par nos mains, caressant leur surface, comme dans Le Sacrifice d’Andreï Tarkovski, lorsqu’Alexandre, le vieux comédien mélancolique, passe sa paume sur les pages d’un livre d’icônes pour regretter cette beauté oubliée au temps désastreux d’un chaos atomique annoncé par les ondes distantes de la radio. Une main posée sur la page reproduisant une Vierge embrassant son Fils mort, en signe d’admiration pour l’œuvre peinte, icône du xv e siècle, mais aussi de piété pour la scène figurée, dévoilement du sacrifice nécessaire d’un être cher ; main touchant l’image, telle une invite pour le spectateur, éloigné de l’écran, qui se voit, par ce relais amical, plein de prévenance, merveilleusement proche de la peinture, de l’histoire qui la contient et du film qui les rassemble ; semblant toucher autant l’icône, où la Mère caresse de ses mains le corps du Fils, les pages du livre, la peau de la main que la surface de l’écran. Tenir les images autant que les regarder, les regarder en les touchant, les considérer par le toucher aura été le destin (une possibilité) de ces reproductions sur des supports variés (la vidéo en a, notamment, fait un de ses motifs) et selon des usages singuliers. Le paysage visible sur une gravure, une des techniques qui a permis d’entrer dans cette ère de la reproductibilité infinie de l’unique, que Peschier place dans son tableau du Victoria and Albert Museum parmi d’autres signes de Vanité, s’évanouit derrière les marques de froissement du papier sur lequel il a été inscrit. Le papier froissé est la trace d’une manipulation fréquente, altérant la neutralité du support et le rendant soudainement sensible. L’image gravée du paysage porte la marque d’un maniement qui dit, par ce signe discret, un rapport charnel, un désir de voir et de revoir. La main qui tient l’image, la main qui feuillette le livre de gravures laisse la trace de son plaisir subjectif sur le support, là où le regard

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ne fait que passer sans jamais (les larmes parfois qui maculent la page) y laisser une archive de son activité.

L E PA P I E R F R O I S S É E S T L A T R A C E D ’ U N E M A N I P U L A T I O N F R É Q U E N T E , A LT É R A N T L A N E U T R A L I T É D U S U P P O RT E T L E R E N D A N T S O U D A I N E M E N T S E N S I B L E .

Tenue, retenue longtemps auprès de soi, manipulée, l’image finit par porter les stigmates de ce dialogue intime (coins cornés, pliures, froissements, taches, découpes, etc.), rendant visible, par-delà l’œuvre reproduite, une « épreuve » subjective. Dans un portrait de Francis Bacon par Irving Penn (1962), on aperçoit, derrière le peintre, punaisée au mur, une reproduction – Bacon était, comme la plupart des peintres (une vue de l’atelier des Lauves de Cézanne montre une photographie de la Vénus avec organiste de Titien accroché sur son mur), très attaché à ce type d’images mécaniquement produites, de tous genres : illustrations scientifiques, œuvres d’art, publicités, etc. – d’un autoportrait de Rembrandt. La photographie de la peinture de Rembrandt porte les marques

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TENIR (À) L’IMAGE

N. L. Peschier, Vanité, 1659, huile sur toile, Londres, Victoria and Albert Museum. Roland Barthes, L’Empire des signes, Albert Skira éditeur, 1970.

d’une utilisation fréquente, d’un usage régulier de la part de Bacon, qui a pris dans ses mains la reproduction dans l’exercice quotidien de son art. L’image n’a plus l’aspect d’une reproduction impersonnelle, dont la fonction serait simplement de transmettre le plus fidèlement possible la réalité d’une œuvre existante en un seul exemplaire et en un seul lieu ; elle est devenue, par le maniement de Bacon, une image « éprouvée », une image qui, tout en transmettant la copie d’une peinture, manifeste aussi le rapport d’affect qui l’unit à celui qui la regarde et qui, tant de fois, l’a regardée. Le froissement de ces reproductions d’œuvres fait apparaître le dialogue complexe qui se noue entre perception et affection, raison et émotion, semblant brouiller les distinctions généralement admises entre les registres intellectuels et sensibles par lesquels envisager une œuvre d’art. Le maniement de l’image ouvre à un « affect des choses 3 » où le motif se voit débordé (complété ou contredit) par les altérations, plus ou moins grandes, que la main produit sur le support. Une reproduction d’image, altérée par son maniement, fait voir la transparence d’un temps historique passé (celui de la création de l’œuvre originale) et l’opacité d’un temps présent (celui de son usage quotidien). Dans L’Empire des signes, livre admirable sur ce que peut être la manipulation des images (leur échange, leur saisie, leur monstration), Roland Barthes aura réussi à glisser dans certaines de ses reproductions – quel éditeur accepterait cela désormais ? Celui-ci, NOTO, précisément qui accueille, parmi ses pages inaltérées, tant de froissements – des signes d’affects que la surface même des illustrations recèle 4. La couverture montrant une jeune femme écrivant une lettre, dont l’identité reste incertaine (femme réelle, automate), n’est pas la reproduction d’une image trouvée dans une banque de données, répétant fidèlement l’œuvre et permettant de l’identifier, mais une carte postale – la jaquette signale laconiquement « Sur la couverture : Fragment d’une carte postale ». Barthes ne cherche pas à en cacher l’origine et signale, dans la liste des illustrations finales, qu’il s’agit d’une reproduction de reproduction, l’image non pas d’une œuvre connue grâce à une carte postale (anonyme), mais bien la carte postale elle-même (unique) un jour reçue : « Verso d’une carte postale qui m’a été adressée par un ami japonais. Le recto en est illisible : je ne sais qui est cette femme, si elle est peinte ou grimée, ce qu’elle veut écrire... » La couverture du livre de Barthes est, comme pour tous livres commercialisés, lisse, sans défaut (j’ai toujours eu beaucoup de mal à accepter que les couvertures de mes livres soient abîmées et, encore plus, pliées. Je me souviens de l’effroi en voyant, une fois tombé à terre, la pliure irrémédiable de la couverture de L’Image-Temps de Gilles Deleuze), alors que l’image qui y est reproduite montre un pliage dû à l’usage qui a été fait de la carte postale.

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C O N S O L AT I O N

Barthes sera revenu de manière entêtante sur ces questions d’images manipulées, touchantes parce que touchées, du Michelet par lui-même à La Chambre claire, livre composé de photographies, finalement retenues parmi quantité d’autres, sans critères scientifiques – « Qu’ai-je à faire des vieux troncs d’arbres d’Eugène Atget, des nus de Pierre Boucher 5... » –, parce qu’elles ont été préalablement « évaluées », tenues par les mains de l’auteur lorsqu’il feuilletait les revues spécialisées et où la méthode qui s’invente alors dépend d’un imaginaire intime, « indifférent aux bons usages du savoir 6 ». En élisant la photographie, Barthes a fait le choix d’un genre particulier d’image où la question de l’authenticité ne se posait plus et où les usages personnels pouvaient trouver un terrain d’expression auprès de n’importe quelle reproduction, sur n’importe quel support. Il a d’ailleurs, au-delà de la littérature, privilégié les arts allographes (photographie, musique) plutôt qu’autographes et, même lorsqu’il a parlé de la peinture, il a souvent cherché à en faire ressortir, par le détour d’une pratique d’amateur, les possibles applications subjectives, les adaptations intimes qui permettaient une « interprétation » de l’œuvre originale. La peinture de Cy Twombly, que l’on doit parcourir « des yeux et des lèvres », n’est pas destinée à être simplement appréciée de manière distante, selon des critères établis par un discours savant, mais en appelle à une « répétition » manuelle : « Ce matin, pratique féconde – en tout cas agréable : je regarde très lentement un album où sont reproduites des œuvres de TW et je m’interromps souvent pour tenter très vite, sur des fiches, des griffonnages. [...] Je ne copie pas le produit, mais la production 7. » Selon une même volonté d’appropriation où la main joue un rôle si important, la musique n’avait d’intérêt pour lui que « pratiquée » et non seulement « écoutée ». Les musiciens aimés par Barthes sont ceux qui invitent à une appropriation subjective de leur œuvre et qui, par une musique « accessible », permettent une exploration affective qui déjoue les codes d’une connaissance commune. La main, et jusqu’en ses parties les plus extrêmes, les doigts qui recèlent la « signature » de chaque individu par ses empreintes digitales, est ce qui incarnerait le mieux ce rapport d’un sujet singulier à un objet : Barthes regardait pour cela, dans les photographies, attentivement les mains, les doigts, les ongles. Certains musiciens, comme Schubert – « Et puis n’est-ce pas vraiment le musicien qui est fait par excellence pour une approche intimiste, celle des amateurs 8  ? » – ou Schumann – « Schumann ne fait entendre pleinement sa musique qu’à celui qui la joue, même mal. J’ai toujours été frappé par ce paradoxe : que tel morceau de Schumann m’enthousiasmait lorsque je le jouais (approximativement), et me décevait un peu lorsque je l’entendais au disque 9  » –, comme ces reproductions tenues en mains, ont offert la possibilité de s’approprier l’œuvre, d’en signer de nouveaux usages. Le retournement de l’image, comme avec certains tableaux d’Arcimboldo – « L’identité des deux objets [le casque et le plat de L’Ortolano 10 ] ne tient pas à la simultanéité de la perception, mais à la rotation de l’image, présentée comme réversible 11  » –, fait vivre une inédite mobilité du sens que la participation du

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TENIR (À) L’IMAGE

L A P H OTO G R A P H I E E ST FA I T E D E P H OTO S Q U E L ’A RT I ST E AU R A I T LU I - M Ê M E T E N U E S E N M A I N , D É CO U P É E S E T R E M O N T É E S S O U S F O R M E D ’ U N É C H A FAU DAG E P R É C A I R E .

© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Image Centre Pompidou, MNAM-CCI

Kurt Schwitters, Et Minne fra Norge (Souvenir de Norvège), épreuves gélatinoargentiques, 1930, Paris, Centre Pompidou - musée national d’A rt moderne.

spectateur accomplit lorsqu’il peut manier l’image et en transformer à sa guise l’aspect : « C’est aussi pour cela que je ne te l’enverrai pas une deuxième fois. Je continue sur l’une de ces cartes – j’en ai amené beaucoup avec moi. Retourne-la et regarde-la horizontalement, Plato sur le dos. Il me fait une peine celui-là, par moments. Il ne voulait pas mourir 12 . » Barthes a souvent fait appel à ce maniement des images dans ses livres, comme dans Michelet par lui-même où, à la façon d’une pin-up dans un magazine érotique, un portrait de Michelet pris par Nadar est reproduit en pleine page horizontalement, nécessitant de redresser le livre lui-même pour profiter pleinement du document. Dans L’Empire des signes, la demande d’évaluation est encore plus claire lorsque, par une légende provocante, Barthes demande au lecteur de renverser l’image reproduisant le corridor de Shikidai 13 .

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C O N S O L AT I O N

Les cartes postales, type singulier d’images qui a joué un rôle essentiel dans l’exercice de l’histoire de l’art, donnent aux œuvres reproduites la possibilité de voyager, de passer de mains en mains et de bouleverser, par ces appropriations personnelles, l’ordre d’un discours établi 14 . La reproduction du Tobias et l’Ange d’Andrea del Verrochio, que Barthes choisit de placer en couverture de ses Fragments d’un discours amoureux, sous la forme du détail des mains entrelacées, n’est pas un simple hommage au tableau de la National Gallery, mais signe aussi la qualité affective d’un échange que la carte postale envoyée par Antoine Compagnon lors d’un de ses voyages à Londres recèle. Barthes aimait, de la même façon, envoyer des images comme un Saint Jean Baptiste de Caravage à Maurice Blanchot, La Ruelle de Vermeer à Georges Perros 15 ; autant d’images qui, une fois manipulées par le détour de ces échanges amicaux, tenues auprès de soi, seront, par le corps qui les retient un instant, mises en crise, inventant, par les gestes qui s’accaparent l’œuvre reproduite, une critique singulière que la contemplation du tableau réel n’aurait pas permise. L’histoire de l’art imaginée par Aby Warburg à la fin de sa vie, sous la forme des planches de son Atlas Mnémosyne, dépendait aussi d’une prise en main des œuvres du passé, possibilité que venait d’offrir la photographie en ce début du xx e siècle, de la capacité de tenir les images et de les déplacer, de les reprendre en un montage infini pour faire surgir, dans ce travail de mémoire tout personnel, ce qui y avait été retenu par le temps, d’en révéler leurs promesses. Tenir et retenir ce que l’on voit ainsi reproduit à d’innombrables exemplaires pour, par une manipulation nécessairement intime, bien éloignée de la contemplation distante académique, trouver « ce trouble » et « cette douceur que la mélancolie de cet art [la photographie] y a mis depuis le début 16  ». Presque au milieu de l’atlas photographique que Denis Roche a composé et rassemblé sous le titre Le Boîtier de mélancolie, cent photographies cherchant à saisir « la montée et la descente infinies des sensations », cent images tenues précieusement tout contre soi (« J’ai longtemps déambulé dans ces effets épars, serrant contre moi ces présences photographiques sans pareil 17  »), se trouve une œuvre témoin de son projet général : une photographie de Kurt Schwitters de 1930, constituée de simples bandes que l’artiste a découpées dans des photos d’amateurs pour les assembler, les faire tenir ensemble en une composition qui faisait office de « vibreur magique » pour qui était capable d’en soutenir l’intensité. Denis Roche insiste sur l’effet que cette image, « extrêmement vulnérable », de la taille d’une main, a pu avoir sur lui lorsque le 21 janvier 1986 il eut la chance de tenir cette œuvre : « Dans un bureau au deuxième étage du Centre Georges-Pompidou, je garde longtemps entre les mains un document unique que vient de me passer A. et qui est un collage de Schwitters 18. » La photographie de Schwitters, faite de photos que l’artiste avait lui-même tenues en main, découpées et remontées sous forme d’un échafaudage précaire, se révèle à Roche

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TENIR (À) L’IMAGE

Philippe de Champaigne, Louis XIV, au lendemain de son sacre, reçoit le serment de son frère Monsieur, duc d’Anjou, comme chevalier de l’Ordre du Saint-Esprit à Reims, le 8 juin 1654, 1665, huile sur toile, musée de Grenoble.

par le biais de ce contact intime de l’image sur sa paume ; une « impression », où la peau joue le rôle du papier sur lequel l’image apparaît – « Longtemps après, je la sens encore dans ma main, comme une feuille à la découpe irrationnelle tombée d’un arbre que je ne vois pas » –, qui lui procure, plus que n’aurait pu le faire une œuvre unique exposée dans le cadre somptueux d’un musée, par cette appropriation intime, amoureuse, « une sorte de primitif du plaisir », un « effet pur » où se voient miraculeusement réunis « à la fois le miroir et l’écho, et la nuit qui s’approche ». Une mélancolie poignante, qui me touche jusqu’à la blessure, et qui m’attache, sans fin et sans raison, aux images ; un attachement auquel je me livre, comme un vœu qui me lie à l’imaginaire, à la manière de ce serment des mains jointes sur un livre enluminé dans la peinture de Philippe de Champaigne, par L A J O N C T I O N

DES MAINS ET DE L’IMAGE, PA R L ’ U N I O N D E S M A I N S ENTRE ELLES SUR UNE IMAGE. 1. Denis Roche, Le Boîtier de mélancolie, Paris, Hazan, 1999, p. 24 (à propos de la photographie anonyme datant de 1850,

huitième photographie des cent qui composent le livre). – 2. Les mouvements des doigts qui permettent d’activer ces surfaces tactiles sont enregistrés préalablement sous la forme de copyrights, assurant, jusque dans la manipulation, un droit commercial sur la façon d’utiliser ces outils. Cf. Emmanuelle André, L’Œil détourné. Mains et imaginaires tactiles au cinéma, Saint-Vincent-de-Mercuze, 2020, p. 21-25. – 3. Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 138. – 4. Sur ces questi ons, cf . m o n Ro lan d B ar th e s o u l’ Im ag e adve n u e , Par i s, Hazan , 201 5 . – 5. Ro lan d Bar t h es, La Chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, Paris, 1980, p. 34. – 6. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 12. Pour son séminaire sur le Neutre, Barthes travaille à partir des livres contenus dans la bibliothèque de sa maison de vacances, une bibliothèque faite de livres déjà lus par des proches et où « la perte de rigueur méthodologique est compensée par l’intensité et la jouissance de la lecture libre », Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil/IMEC, 2002, p. 34. – 7. Roland Barthes, « Cy Twombly ou non multa sed multum », L’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982 (éd. Points/Seuil, p. 158.) – 8. Roland Barthes, « Sur Schubert », Œuvres complètes, V, Paris, Seuil, 2002, p. 554. – 9. Roland Barthes, « Aimer Schumann », ibid., p. 722. – 10. Le tableau d’Arcimboldo est exposé au Museo ci vi co Ala Ponzone de Crémone avec u n m i ro i r, p er m ett ant de fai re vo i r les deu x faces si m u lt an ém ent , rem p laçant la manipulation que la reproduction, seule, rend désormais possible. – 11. Roland Barthes, « Arcimboldo ou Rhétoriqueur et Magicien », L’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982 (éd. Points/Seuil, p. 123.) – 12. Jacques Derrida, La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980, p. 120. – 13. Roland Barthes, L’Empire des signes, Genève, Skira, 1970, p. 70. – 14. Sur ces images accompagnant le quotidien de l’écrivain, cf. Giorgio Agamben, Autoritratto nello studio, Milan, Nottetempo,

2017. – 15. Pour ces exemples, cf. Roland Barthes, Album. Inédits, correspondances et varia, Paris, Seuil, 2015, p. 358, p. 223 et p. 293 – 16. Denis Roche, Le Boîtier de mélancolie, Paris, Hazan, 1999, p. 7. – 17. Denis Roche, ibid., p. 7. – 18. Denis Roche, ibid., p. 124.

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TENIR

A

venue Coloniale, ce point de chute et notre port d’attache. Tant que je serai plongé dans mon travail et que je vivrai dans l’atmosphère de notre livre, bateau ivre, je me dis que David ne sombrera pas, et moi après lui. David détient une part d’infini. Sa présence me transforme, une perpétuité. Quand il me dit « merci » parce que je le nettoie ou me penche, il parle pour me dire, et je ne sais plus lequel de nous deux écrit, celui qui sommeille ou celui qui tient le stylo en tremblant. La logique sangle l’affection.

D ’ Y V E S N AVA R R E

Ici, rien ne se développe, tout s’enveloppe dans les draps des pages, nous nous enlaçons. Ici, je ne règle que nos propres comptes dans un monde déglingué, fier et fou à l’idée de planter un jour sur notre ultime barricade, enfermés que nous sommes, le drapeau arc-en-ciel qui flottait l’an dernier aux Jeux olympiques gays, à Vancouver. David et moi errions, main dans la main, heureux de voir tant de garçons et tant de filles, tant de femmes et tant d’hommes, tant de guys and dolls, couples singuliers, fondus dans la foule, simples sujets de la Queen, parfaits individus, citoyens comme les autres. Cette foule était un acte militant en soi. Ici, à ces pages, l’écriture est un acte inespérant en soi. Le temps des causes est révolu, voici venu le temps des preuves. David et moi savions que c’était là notre dernier déplacement. Nous n’étions pas sans penser que nous avions pleinement donné notre temps ensemble, qu’il avait dansé, que j’avais sculpté, pour l’insouciance de cette ville investie, personne pour pointer qui que ce fût du doigt, quand bien même la presse locale n’avait fait état de l’événement qu’en photo­ graphiant le seul manifestant dans la ville alors que nous étions quarante mille dans le stade. Je viens de descendre à l’atelier, dans un seau j’ai versé le contenu de toutes les boîtes, fioles, sachets d’argiles et de sables, terres mêlées rapportées de nos voyages. J’ai malaxé le tout, ajoutant un peu d’eau, un

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C O N S O L AT I O N

peu d’huile, un peu de calcaire. Nous sommes là, David et moi, dans cette boue. C’est David, dans Septentrion, que je voudrais sculpter. Le monde va tambour battant, et nous, porte fermée, une tranquillité, un répit, une confiance qui chavire. Pétrir cette masse grise, ocre, puis brune, gluante, de plus en plus compacte, prête à l’exploit de l’œuvre, m’a redonné des forces pour écrire, ni omission ni rémission, ni rancunes ni rires, contre toute attente tenir. Nous sommes, au fond du seau, le matériau premier. La nuit du onzième jour vient de tomber. J’ai acheté des ventilateurs, deux pour la chambre, un pour le bureau. Notre odeur n’est toujours pas chassée. Elle virevolte. Ainsi va la vie, on la fait aller, on s’abat, on est abattu, on se relève, le ballet continue, perpétuel retour de flammes. C’est toujours la même histoire et ça vaut la peine de la

C’est à Vancouver, l’an dernier, que nous avons vu se fondre les deux communautés de lesbiennes et de gays à égalité de nombre, d’humeur et de bonté, bonté et beauté, l’une entraînant l’autre. Au spectacle de gala de fermeture des jeux, David s’agrippait à moi, une affiche annonçait que les prochains Jeux auraient lieu à New York. « Qui aura la 555, au Mayflower ? » murmura David avant de m’embrasser avec autant de fougue que devant Paul le jour de nos adieux. On nous regardait, choses déambulantes, et dans les regards de chacune et de chacun, nous savions que tous savaient, se disaient que, point final. Le plus dur, c’est de brosser les dents de David. Il souffre, je le sais, cela me rend encore plus maladroit. Chaque jour pourtant je fais des progrès. Pour corriger

I c i , r i e n n e s e déve l o p p e , t o ut s ’e nve l o p p e dans les draps des pages, nous nous enlaç o n s . raconter. Le marchand était fier de me vendre trois ventilateurs d’un coup, modèle chromé à trois vitesses, « c’est pour la vie », et il a insisté pour que je prenne la garantie, « vous pourrez revenir dans dix ans ». Combien de fois ai-je entendu David fredonner le classique Stranger in My Own Town étranger dans ma propre ville ? Il n’avait qu’une ville en tête, Alexandrie, où il m’emmena afin de me montrer sa maison natale, « et celle d’Oswyn ». Il ne les retrouva pas. Les villes changent, la mémoire des enfants s’émaille, les trains déraillent, les felouques étaient là et plus de maison, du béton, des buildings, une odeur de poussière sèche d’arrière-cour. « Les fleurs, les arbres, ils ont coupé le magnolia », répétait David. Il était si fortement blessé que ce jour-là nous n’appelâmes même pas sa sœur Leïla. Était-ce aussi par peur d’entendre la voix de la mère d’Oswyn ?

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mon tremblement, un petit truc pour la rubrique « cent idées » d’un magazine féminin : je le brosse de haut en bas, de bas en haut, ses gencives saignent et je prends soin de bien doser le bain de bouche car ces produits sont abrasifs. De l’autre côté de la rue, il y a un terrain vague et une affiche au vu de la foule de la rue Prince-Arthur. L’image est une paire de jean, en grand, et un titre s’attacher sans douleur. J’ai d’abord lu s’attacher sans douceur, douceur et douleur de l’attachement. À Nice, il y a si longtemps, derrière la porte de notre chambre d’hôtel, sur un panneau, une phrase s’achevait par adressez-vous à la réception. David avait lu adressez-vous à la déception. Nous avions ri. Je souris. Je me perds, je suis perdu. Qui impose ici une logique ? David appelle. Va-etvient du bureau au lit, du lit au bureau, « tu me le liras tout ? » Notre part d’infini ? Où il serait question de l’écriture, réalité en soi, et non de l’écrit, reproduction du réel.

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Y V E S N AVA R R E

Alexandre Curnier, Rue des Boulets, février 2021.

Où il serait question du plaisir de la lecture qui est la première gravure de l’écriture. Écrit en fait qui lit ? Tenir. Où il serait question de la vocation irremplaçable des mots et, qui sait, de leur pouvoir thérapeutique ? Contre toute attente tenir. Où il serait question du droit à l’émotion, l’émotion de départ, la direction, la trajectoire. Où il serait question du texte quand il ose, propose et n’impose pas, écrire contre toute attente. Écrire, ça survient, ça vous tombe dessus, ça ne se décide pas, ça vous entraîne et gare à celle ou celui qui dit je sans jouer. Où il serait dit que le quotidien est fabuleux, il regorge de fables. Écrire c’est d’abord écouter, observer, peut-être aussi noter, journal intime, inscrit ou en simple mémoire, gestation, écrire c’est pétrir. Où il serait suggéré que l’écriture ne procède pas d’une décision, d’un délibéré, mais bien d’une pulsion, d’un appel et d’une réponse à l’autre, non pas seulement à soi. David geint. Où il serait question de l’individu qui se nomme dans une société qui gomme. David bave. Où il serait question de l’obsession sensuelle de l’écriture, écrire : crier et rire, le papier, l’encre, être ce que l’on naît, être ce que l’on devient, être ce que l’on est, n’avoir que ce que l’on donne. David fixe le plafond, bouche bée. Produire et ne pas seulement reproduire, créer et ne pas seulement recréer. « La récréation est finie », a dit celui-ci. « Le bonheur c’est ce qu’on en fait, ce n’est rien d’autre, tu le sais », a dit celle-là. L’écriture est un bon heurt. On avance, on fait front avec la lectrice ou le lecteur, chacun écrit son propre roman, en lisant, en se relisant. Qui nous re-lira ? Où il serait question de la province des textes, de l’esprit libre, des villes, des maisons d’enfance, des fleuves, des deltas, des ports, des centaines de chambres d’hôtel où nous nous sommes étreints, des théâtres, des coulisses. Où il serait question des contraintes sans lesquelles il n’y a pas de liberté et des rigueurs, des vigueurs, des disciplines, sans lesquelles il n’y a pas de clarté. Que le risque soit ta clarté, dit le poète. David appelle. Où il serait question de la ponctuation, rythme, musique, mélodie ; de la juste mesure

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de l’aveu ; du creuset, du filon, de la biographie sans qu’elle verse jamais à l’autobiographie somme toute mensongère si elle ne fait qu’épater et penser à des clés, friandise des médias. David boit l’eau de ma bouche. Où chacune et chacun pourrait qualifier son désir d’écrire, le dire, l’échanger, l’affiner, quant tout nous quantifie, commerce de l’âme. David a perdu une dent. Il a failli s’étrangler. Je suis allé la chercher, doigté, au fond de sa gorge. David, édenté. Travaux pratiques, pratique de l’écriture, le témoignage de l’un peut entraîner l’enthousiasme de l’autre, le roman ne serait-il qu’une forme dévoyée de journal intime ? Dans le mot « dévoyé » il y a le changement de voie ; il y a également l’appel du voyou de la chambre 555, celle ou celui qui ne transige pas, qui ne veut ni ne peut subir les charmes de la norme, la fascination du conforme. David répète, « one, four, three », un, I, quatre, love, trois, you, 143. Qui nous dit et nous inter-dit d’écrire, et d’annoncer d’où nous venons, où nous allons et comment ? J’ai lu ces quelques lignes, incantation, à David, « continue ». Où il serait question, coda, variations, d’une écriture qui ne procède pas d’une décision ou d’une idée, mais d’une émotion et d’un appel. Écrire c’est être deux, et tant, le je est nombreux. D’où vient qu’en une seule page on a l’impression d’avoir tout dit alors qu’écrire c’est infinir, inachever, inespérer ? Où une parole circulerait, d’égale à égal, chacune et chacun n’ayant plus peur de l’autre. « Continue. » Où il serait question de la pratique d’un art qui implique une ascèse. D’un corps qui n’est pas méprisable. De tout cela il serait question. Il pleut. Une fraîcheur monte de l’arrière-cour. Il y a un feu d’artifice au bord du fleuve, loin, derrière les murs, et le ciel fait le tambour. Un feu d’artifice sous une pluie fine ? David a pris une longue respiration, « va mettre de la musique, je veux me lever, je veux descendre, je le peux, je le pourrai ». « Tenir » est un extrait de Ce sont amis que vent emporte, 1991 (H&O, 2009).

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Pourquoi l’attendre ce soleil Pourquoi l’attendre ce soleil de l’espérance dans la coupe trop pleine de notre temps, comme si l’on récompensait les hommes d’avoir cette patience d’ermites nouveaux qui savent qu’ils ne savent rien. Où la folie du présent, où la révolte ? On ne rencontre que bruits, heurts, éboulement. C’est ça la vie qu’ils encensent, les doux vieillards à visage de taupes, dans le tunnel de leur époque maintenant asséchée. Mais le soleil direz-vous, si vous m’entendez depuis les caves de votre solitude. Se peut-il qu’il nous abandonne au piège de la résignation ? Qu’importe, s’il n’y a de dieux, de prière, ni d’horizon. Qu’importe notre espoir puisqu’il s’endort comme un serpent gavé. À nous de déceler la vie derrière la pierraille des mots. Jean-Claude Walter

Gwénaël Porte, Sans titre, série Dépeuplements, 2020.

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« La société dont je rêve est celle qui crée » E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C I L L U S T R AT I O N A D E L I N E S C H Ö N E


M AT T H I E U D U S S O U I L L E Z D I R E C T E U R G É N É R A L D E L’ O P É R A N AT I O N A L D E LO R R A I N E , À N A N C Y Musique

pourtant peut encore nous apprendre des

format traditionnel de l’opéra : un composi-

choses. La force de l’opéra est de parler des

teur qui travaille trois ans à l’avance sur un

grandes causes humaines : l’amour, la jus-

livret littéraire, six à sept semaines pour

tice, l’injustice, la trahison, l’utopie. Ce sont

que le metteur en scène prenne en main un

À l’image du personnage de la Musica

des sentiments, des situations universels.

ouvrage dont il n’entend la musique que

qui intervient en ouverture de L’Orfeo de

La création est la plus belle chose qui soit

deux semaines avant la première, quand

Monteverdi (1607) – longtemps considéré

chez l’humain, cette capacité à inventer

l’orchestre entre dans la fosse... Cette forme

comme la toute première création de l’his-

quelque chose. La création à l’opéra et en

traditionnelle n’est pas toujours couronnée

toire de l’opéra –, la musique est à l’origine

musique classique est devenue très élitiste,

de succès ; on peut innover dans la forme,

du monde. Elle trouve sa place au théâtre,

mais, en réalité, c’est ce qu’il y a de plus

dans la manière de créer et de présenter

dans la tragédie grecque, dans l’opéra

excitant, si on accepte de ne pas s’enfermer

les œuvres. La création doit-elle nécessai-

qu’invente l’humanisme européen des

dans des écoles ou des manières de faire cloi-

rement se dérouler dans une salle, devant

sonnées. Aux

les

un public, avec un orchestre dans la fosse,

De nos jours, les concerts, qu’il s’agisse de

spectateurs avaient le goût de la nouveauté :

un chœur et une histoire qui se raconte sur

musique classique, de pop, de rock, de rap,

ils se pressaient pour écouter la nouvelle

scène ? Expérimentons ! Le Nancy Opéra

sont des rituels profanes qui permettent des

œuvre de Mozart, mais pas pour entendre

Xperience a été créé pour disposer d’un

moments de communion uniques. Le chant

celle composée cinquante ans avant ; ils se

laboratoire de création lyrique et offrir un

revêt une dimension magique, métaphy-

battaient pour assister aux répétitions du

espace de liberté aux artistes.

sique : très tôt, on l’utilise pour exprimer

nouvel opéra de Verdi – guettant les airs

Nous devons retrouver ce goût de la nou-

des émotions et des affects. La musique

qui en fuiteraient, comme on surveille au-

veauté ; ça devrait être simple, naturel

est universelle, il n’y a pas de musique qui

jourd’hui les spoilers d’une série que l’on suit !

de créer, et aussi désiré, y compris par les

surpasse les autres, la musique n’exclut pas,

Il est nécessaire de créer de nouvelles

directeurs et directrices d’Opéras. Je rêve

et l’opéra s’adresse à tout le monde, sans

œuvres, afin de continuer cette histoire ;

que l’opéra soit aussi créatif que le théâtre ;

connaissance préalable de la musique. Pour

comme l’a récemment dit la ministre de la

si on ne crée plus, on meurt, la société

qu’il ne soit pas un astre mort, il doit créer

Culture, « continuer à tisser le fil ». Inventer,

devient triste. La société dont je rêve est

à partir de son répertoire, c’est-à-dire avec

dans le fond comme dans la forme : dans

celle qui crée.

un metteur en scène apportant un nouvel

mon projet artistique, je remets en question

éclairage à une œuvre vue et revue, qui

la forme lyrique. On a souvent à l’esprit le

universelle

et

xvii e

xvi

e

siècles et, plus tard, au cinéma...

xviie, xviiie

NOTO

et

31

xixe siècles,


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

Un programme

pas nous couper de la société. Une maison

ces chefs-d’œuvre, pour qu’ils vivent, que

d’Opéra doit rester connectée au monde

d’autres artistes s’en emparent avec des

qui l’entoure. Le projet artistique, l’équipe

visions différentes et qu’ils rentrent au

et les partenaires permettent d’envisager

répertoire, au même titre que Rigoletto.

une politique des publics cohérente.

Tout est dans la manière d’amener les gens

en m’adressant à un public le plus large

Mais penser l’avenir ne signifie pas se cou-

à découvrir l’opéra. On ne peut pas forcé-

possible : il faut satisfaire le public existant

per du passé. Le projet artistique que je

ment emmener quelqu’un voir, pour sa

et aller vers de nouveaux publics – ce qui est

partage avec notre nouvelle directrice

première fois, Wozzeck d’Alban Berg, qui

assez difficile ! On nous reproche souvent

musicale, Marta Gardolinska, est connecté

demande un minimum de compréhension

de ne nous adresser qu’à une élite. Dans une

à l’histoire de la ville : Nancy a été une place

de l’histoire de la musique. Le sérialisme ne

ville comme Nancy (environ 105 000 habi-

forte de la création du début du

siècle.

s’appréhende pas aussi facilement. Mais la

tants), on accueille par production entre

La ville a participé à la révolution, par l’Art

force de cette œuvre très sociale est qu’elle

5 000 et 6 000 personnes : ce ne sont donc

nouveau, qui a permis de rendre l’art plus

permet un voyage dans l’histoire, sur scène.

pas seulement des happy few ! Dire que

accessible, au sein des foyers. S’inspirer de

L’exigence n’est pas incompatible avec

seuls les vieux riches s’intéressent à l’opéra

ce souffle créatif, de cette révolution artis-

l’ouverture et l’accessibilité. On ne doit pas

est caricatural. Quand on est directeur, que

tique pour mettre en place un projet à Nancy

transiger sur l’exigence ; ce n’est pas ce

les salles sont pleines, mais que l’on veut

un siècle plus tard était cohérent. Le fil

qui permettrait d’être plus ouvert. Les per-

élargir son public, il faut accepter de trouver

rouge de notre projet artistique est l’Europe

sonnes qui ne sont jamais venues dans une

de nouveaux espaces pour ce public, car

musicale à l’époque de l’Art nouveau, en

salle de concert ou qui n’en ont jamais fré-

l’objectif n’est pas de rompre avec le public

s’appuyant sur le répertoire du début du

quenté ont droit au même niveau d’exigence

ou de vider les salles ; il est nécessaire de

xx e siècle,

avec plusieurs chemins artistiques

que les autres ; ils le méritent, car nous

trouver de nouvelles formes, de nouveaux

à proposer en musique. Zemlinsky et

ne pouvons partir du principe que ceux

moyens, de nouvelles représentations.

Strauss n’empruntent pas la même voie. Il

qui ne sont jamais venus sont des imbé-

La culture pour tous est un passage obligé

y a aussi tous les compositeurs français de

ciles. Nous devons au contraire convaincre

de nos missions, au travers du cahier des

cette période, et Britten ou Poulenc un peu

que la musique et l’opéra sont pour tout

charges, des relations avec les tutelles, qui

plus tard, qui tracent encore d’autres voies

le monde : c’est un travail de relations pu-

ont une place importante dans la gouver-

que la musique issue de la Seconde École

bliques plus que de projet artistique. Il ne

nance, des conseils d’administration, des

de Vienne, avec Schönberg, Berg et Webern.

faut pas oublier ceux qui ne sont jamais

budgets, des subventions, des conventions

Notre projet artistique donne aussi une

venus, en particulier ceux qui ont entre 28

avec des objectifs et des attentes politiques.

belle place au baroque, à ce répertoire des

et 45 ans, ce public que tout le monde

Ces discussions n’appartiennent pas qu’au

xvii e et xviii e siècles

qui nous rappelle que

cherche à conquérir. Que veulent-ils voir ?

directeur. Mais la culture pour tous ne doit

l’opéra, c’est cinq siècles d’histoire. Il y a aussi

Une rareté ? Probablement pas, mais du

pas se faire à tout prix, car nous défendons

la création contemporaine, avec le labora-

répertoire, le hit-parade de l’opéra : Rigoletto,

un art, une forme, un fond, une histoire, un

toire Nancy Opéra Xperience, pour aborder

Le Trouvère et La Traviata, la « trilogie popu-

répertoire, une exigence ; c’est cela que

la forme et le fond, sans prétention, avec

laire » de Verdi, Carmen de Bizet, La Flûte

nous devons transmettre, sans nous trahir,

le plus d’humilité possible. Depuis plus de

enchantée et Les Noces de Figaro de Mozart.

pour pouvoir être le plus ouverts et le plus

cinquante ans, de nombreuses œuvres ont

Mon projet tient compte du grand réper-

accessibles possible. Nous devons garder

été créées, dont très peu sont rejouées.

toire, avec des relectures contemporaines

à l’esprit de ne pas faire de l’entre-soi, de ne

Pourquoi ? J’avais envie de m’emparer de

et poétiques. Être programmateur, c’est

pour un public J’ai envie que mes salles soient pleines,

NOTO

32

xx

e


M AT T H I E U D U S S O U I L L E Z

parvenir à un équilibre entre œuvres clas-

peu. Beaucoup de subventions lui sont ver-

contraintes techniques : la tournée d’un

siques, répertoire exigeant, inconnu, et la

sées, mais il fait beaucoup d’efforts pour

spectacle est complexe.

création contemporaine. Je ne crois pas que

assurer sa continuité financière. Les Opéras

Nous collaborons avec d’autres types de

nous devrions penser à la place du public.

en régions sont aussi, à leur échelle, des

structures culturelles, comme Musica,

En revanche, j’ai la conviction que nous

phares. L’Opéra national de Lorraine est

festival de musique contemporaine à

devons mener avec lui un dialogue constant,

l’institution culturelle la plus subventionnée

Strasbourg, et avec les acteurs culturels

l’inviter à prendre part aux débats et aux

de la ville de Nancy. C’est une part énorme

de Nancy, qui a la chance d’avoir deux

réflexions qui préparent l’opéra de demain.

du budget de la ville, comme dans toutes les

autres labels nationaux, un centre choré-

villes qui en possèdent, mais il ne faut jamais

graphique et un centre dramatique.

raisonner uniquement de manière comp-

Travailler ensemble

table : c’est un piège dont nous avons des difficultés à nous extraire. Ce qui pose question au monde lyrique, en revanche, c’est que, jusqu’à présent, aucune autre maison en France ne travaille avec l’Opéra de Paris...

Diriger par temps de crise

Un Opéra, c’est un monument histo-

qui collabore peu avec les autres scènes

rique, un patrimoine à préserver, mais c’est

du monde. Il n’y a donc pas de synergie qui

Je viens d’un milieu où il n’y a pas de musi-

surtout des personnes qui possèdent un

se crée dans le secteur lyrique en France.

ciens, pas de culture savante. On n’écoutait

savoir-faire unique – cintriers, peintres, ac-

L’Opéra de Nancy produit chaque année

ni jazz ni musique classique à la maison.

cessoiristes, costumiers, chapeliers, bottiers,

avec l’Opéra de Dijon et l’Opéra national

Mais, à l’école de musique, puis au conser-

perruquiers, etc. –, qui parfois n’existe pas

du Rhin. Nous collaborons aussi avec Metz

vatoire, je suis devenu un amoureux de

ailleurs ; et des musiciens, des artistes, des

et Reims. Avec ses quatre opéras, dont deux

musique. J’ai aussi une appétence pour le

choristes qui ont l’histoire de l’opéra en eux.

opéras nationaux, la région Grand Est est

management, pour la direction des équipes

Ils sont porteurs et transmetteurs de cinq

un cas unique ! C’est culturel, lié à l’histoire

et des projets. Dans un Opéra, on est à la

siècles de musique et de traditions interpré-

et à la proximité avec l’Allemagne ; la place

tête de plusieurs corps de métiers, avec

tatives. Il faut préserver ce savoir pur, ce

de la musique dans le quotidien, dans le

des défis managériaux importants. Parler

mélange d’histoire, de répertoire et de

nord-est de la France, est plus importante

de management dans la culture n’est pas un

patrimoine humain qui fait la force d’une

qu’ailleurs. Il y a énormément d’orchestres

gros mot pour moi, ce sont des outils dont

institution, d’un pays, d’un continent.

d’harmonie, d’orchestres amateurs. C’est

on a besoin pour arriver à ses fins, à savoir le

Pour l’ensemble du monde culturel, l’Opéra

pour ces raisons qu’il y a beaucoup d’acteurs

projet artistique et la satisfaction du public.

de Paris est la première ligne budgétaire du

lyriques. Le Centre français de promotion

Le projet que j’ai rêvé a été fauché par la

ministère de la Culture. Forcément, ça crée

lyrique coordonne quinze Opéras : par

crise sanitaire due au Covid-19. J’ai juste

des convoitises... mais il faut tenir compte

exemple, Le Voyage dans la Lune d’Offenbach

eu le temps de faire Les Noces de Figaro en

du personnel de cette institution et de son

va tourner dans les quinze théâtres. Alors

janvier 2020, en coproduction avec le

exposition internationale. Par ailleurs, son

que l’on voit beaucoup de coproductions et

théâtre des Champs-Élysées, à Paris, de faire

modèle économique est fragile. Son niveau

de préachats dans la danse et le théâtre,

la première d’Alcina de Haendel, ma première

de subvention publique est inférieur à 50 %,

c’est rare pour l’opéra, car cela requiert

nouvelle production en tant que directeur.

le reste est privé. Quelle institution cultu-

de nombreux métiers différents ; chaque

Les autres projets, comme L’Amour des trois

relle en France est dans cet équilibre ? Très

maison a son orchestre, son chœur et ses

oranges de Prokofiev, n’ont pu se faire. Entre

NOTO

33


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

un projet rêvé et un projet concrétisé, il y a

les évolutions aux révolutions. Le directeur

qui me paraissent universels – pour vingt-trois

des ajustements à opérer...

choisit la direction musicale, les effectifs,

musiciens, afin de pouvoir la jouer au mois

Vous ne connaissez pas forcément les

l’œuvre, et toutes les décisions ont un

de septembre. Or nous avons soixante-six

équipes quand vous postulez. L’équipe

impact sur le résultat artistique – c’est

musiciens permanents... Je ne peux me ré-

permanente compte soixante-dix musi-

la magie d’une telle maison !

soudre à les laisser chez eux plusieurs mois !

ciens, une trentaine d’artistes de chœur,

La crise du Covid-19 a fait disparaître les

La crise que nous traversons appelle une

des forces artistiques, de très beaux ate-

artistes de la scène et le spectacle vivant

transformation profonde de nos sociétés.

liers. Il faut aussi réunir des distributions

de nos vies. Le gouvernement a mis en place

Pour les prochaines saisons, tous les direc-

d’artistes invités, les solistes. Il faut du

un plan de relance de deux milliards d’euros

teurs pensent à un plan B, ce qui révolutionne

temps pour mettre en œuvre avec les

pour la culture. Ce soutien fort passe par

notre manière de travailler. Les programma-

équipes sur place les projets envisagés.

l’État, mais aussi, demain, par les collecti-

tions sont préparées trois ans à l’avance ; or,

C’est une alchimie. Il faut créer des liens de

vités. Les Opéras et les autres acteurs

nous devons faire, aujourd’hui, des ajuste-

confiance, une compréhension mutuelle.

culturels sont avant tout financés par les

ments à quelques mois, ce qui est perturbant

Le succès des projets dépend de la synergie

collectivités territoriales, notamment les

dans notre modèle et notre manière de tra-

au sein de l’équipe ; et nos mandats de

villes. Comment l’État soutiendra-t-il les villes

vailler. Cela va sûrement nous amener à être

trois ans nécessitent de travailler rapide-

dans ses dotations jusqu’aux institutions

plus flexibles ! Nous pourrions profiter de

ment sur nos projets. Or, certains projets

culturelles ? Il faudra être attentif, mais c’est

cette occasion pour améliorer nos faiblesses.

nécessitent plus de temps, ils ne peuvent

encore une zone de brouillard, tout comme

La force de cette crise réside dans la manière

se concevoir que dans la durée. L’Opéra

la réaction du public. La peur d’être proche

dont le secteur lyrique s’est entendu pour

investit beaucoup dans la personne qui va

de l’autre, réunis en groupe dans un espace

travailler de concert, bien plus que d’habi-

le diriger, mais, en réalité, c’est une équipe.

– comment sortir des mécanismes des pré-

tude : les ego se sont effacés, nous avons

Mon prédécesseur, qui était dans la maison

cautions sanitaires ? C’est une vraie inquié-

cherché des solutions collectives pour les

depuis 18 ans, avait créé des habitudes de

tude. Comment, dans un lieu comme l’Opéra

artistes ; par exemple, nous avons trouvé

travail et des relations humaines. En arrivant

de Nancy, retrouver la confiance pour être

des bases communes pour définir un prin-

dans ce contexte, il faut être vigilant, être

mille personnes dans une salle ? D’autant

cipe d’indemnisation pour les artistes invi-

à l’écoute de l’impact du changement sur

que des études ont montré que certains pu-

tés, lorsque les projets sont annulés, afin

la vie des équipes ; certains sont flexibles,

blics ne retourneront pas voir de spectacles.

qu’aucun artiste ne soit laissé de côté.

malléables, dans le sens plastique, d’autres

Par ailleurs, un orchestre est comme une

La crise nous amène également à nous

peuvent être déstabilisés par une nouvelle

équipe de foot, il faut de la pratique, se sentir,

déplacer artistiquement. Ainsi avons-nous

personnalité et une nouvelle organisation.

jouer ensemble pour se trouver. Un bel or-

décidé de transformer deux de nos créa-

Ça ne veut pas dire qu’il faut s’inscrire dans

chestre qui respire n’est pas naturel en soi.

tions : l’une, Offenbach Report, est devenue

la continuité, mais il faut avoir conscience

La connexion entre soixante-dix musiciens

un film qui sera diffusé sur France 3. La

qu’une nouvelle organisation va générer

se crée par la pratique. C’est une source

seconde, Êtes-vous amoureux ?, est devenue

des réactions dans une équipe de cent

d’inquiétude ; je multiplie des initiatives, je

entièrement numérique et gratuite : les

quatre-vingts personnes. Une nouvelle

reprogramme depuis le mois de juin des

histoires d’amour recueillies auprès des

énergie, qu’elle soit positive ou négative,

concerts qui n’étaient pas prévus. J’ai aussi

Nancéiens ont été rejouées et filmées dans

a forcément un impact sur la restitution

commandé un arrangement de Görge le rêveur

la ville et seront visibles sur notre site inter-

artistique. Pour toutes les équipes, y compris

de Zemlinsky – œuvre dotée de lyrisme, de

net : une autre manière de partager ces

technique. Il faut parfois savoir privilégier

théâtralité, de la force du conte initiatique,

histoires communes...

NOTO

34


« Des contenus forts et engagés, afin de continuer à poser un regard sensible sur le monde. »

« Une exploration exigeante et accessible de tous les domaines de l’art. »

LES INROCKUPTIBLES

LIBÉRATION

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« Une Libanaise âgée joue du piano au milieu des décombres de sa maison. Nous ne perdrons jamais espoir ! »


CHRONIQUES C EC I E ST U N E I M AG E D U R É E L

La pianiste P A R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

L A M U S I Q U E A D O U C I T L E S H E U RT S

Notre imaginaire collectif résonne dans nos réactions à certains clichés d’actualité. À quoi tiennent leur force et leur présence ? Comment se construit une image ? À Beyrouth, au milieu des décombres de son appartement ravagé par l’explosion d’un entrepôt du port, une femme joue un air mélancolique qui émeut les réseaux sociaux ; sous la représentation contemporaine affleurent des codes picturaux et visuels anciens.

L

e 4 août 2020, en fin d’après-midi, deux violentes explosions détruisaient une grande partie du port de Beyrouth et de nombreux immeubles de la ville basse, faisant des centaines de victimes. La capitale libanaise, si souvent meurtrie, connaissait une nouvelle tragédie. Ce drame, dont les conséquences se révèlent plus cruelles encore en ces temps de pandémie, suscita immédiatement la compassion de tous, en France tout particulièrement – les liens entre les deux pays, tissés au moment du mandat des années 1920, sont demeurés étroits en ce début du xxi e siècle. Dès le 6 août, le président français, Emmanuel Macron, se rendit au Liban pour témoigner du soutien de la France au pays et à ses habitants. Les images de la ville dévastée, éventrée par le souffle, rappellent celles des années de guerre. À nouveau, de manière si triste, Beyrouth, qui avait su à plusieurs reprises se reconstruire, apparaissait abîmée, blessée, immeubles en ruines, vitres brisées, rues soulevées,

NOTO

amoncellements de métal, de briques, de pierres. Une vidéo diffusée le 5 août mettait en évidence la force de résilience exceptionnelle des Beyrouthins : une dame âgée, aux beaux cheveux blancs, à l’apparence fragile, vêtue avec une élégance simple et un peu surannée, jouait, dans son appartement détruit, quelques notes sur son piano, miraculeusement demeuré intact. Les images de May Melki interprétant avec un toucher subtil Ce n’est qu’un au revoir firent le tour du monde. May Melki n’était pas à Beyrouth le jour de l’accident ; avec son époux, qu’elle rencontra lors d’une retraite religieuse à l’âge de 15 ans, elle a pour habitude de passer les étés à Feytroun, un village situé dans les montagnes au nord-est de la capitale. À son retour, dès le lendemain, elle eut le cœur brisé en découvrant la porte d’entrée tombée, les fenêtres brisées, les meubles abîmés, le grand miroir vénitien familial lézardé, mais la grande joie de voir son instrument, qui lui avait été offert bien des décennies auparavant, préservé.

37


CHRONIQUES

L ’ É VO C AT I O N M U S I C A L E E S T D ’ AU TA N T P LU S F O RT E Q U E , PA S S É L E F R AC A S D E L ’ E X P LO S I O N , D E L ’ É R U P T I O N , D E C E LU I D E S B O M B E S O U D E S VAG U E S , L A C ATA S T RO P H E E S T S I L E N C I E U S E

Langage universel, la musique provoque une émotion vive ; le symbole ténu, mais sous-tendu par une force puissante, de quelques notes s’élevant au-dessus des gravats nous est familier. Sans comparaison bien sûr quant au jeu musical, malgré l’adresse de May Melki, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, en novembre 1989, devant le mur de Berlin qui venait de tomber, revient en mémoire. De même, l’histoire du pianiste de Radio Varsovie, Wladyslaw Szpilman, demeuré caché dans Varsovie en guerre, reste présente à l’esprit, dans sa version en partie réinventée et filmée par Roman Polanski en 2002. L’évocation musicale est d’autant plus forte que, passé le fracas de l’explosion, de l’éruption, de celui des bombes ou des vagues, la catastrophe est silencieuse. Plus que le bruit soudain et bref du drame, c’est bien souvent le silence absolu qui lui succède qui résonne longtemps, comme un vide béant, dans l’esprit des survivants. Silence terrible qui dit, plus que tout, l’arrêt de la vie comme elle allait, de ses sons familiers et discrets, de son agitation paisible, où l’on puise, sans le savoir quand tout va bien, le réconfort d’un quotidien heureux. Les notes jouées par May Melki à son retour ont été entendues par sa belle-fille qui la filmait, par ses voisins qui appréciaient tellement écouter les notes échappées par la fenêtre ouverte, par tous ceux attentifs au sort désolé des habitants de Beyrouth, comme un premier retour d’une vie possible. L’apparence fragile, gracile, de la vieille dame décuple notre émoi. Que cette silhouette délicate soit celle à même de faire revenir les sons dans la ville abîmée

NOTO

Johannes Vermeer, Jeune Femme assise au virginal, vers 1671-1674, huile sur toile, Londres, The National Gallery.

apparaît comme un miracle plus grand encore que les prodiges accomplis, après les événements tragiques, par les secouristes, militaires, pompiers, médecins aguerris, dont l’efficacité, si habile et rôdée, nous semble, sans rien dénuer à leur dévouement, habituelle. Ces notes qui résonnent sont l’expression d’une vie simple, aux bonheurs et aux malheurs familiers. Une vie dont l’héroïsme tient moins de l’exploit de la force et du courage que de la ténacité sensible à faire vivre les siens au cœur d’un amour conjugal et maternel que May Melki dit avoir protégé d’autant plus qu’elle eut la tristesse de perdre sa mère très tôt, à peine adolescente. Le piano resté debout dans l’appartement ravagé est, aux yeux – comme aux doigts – de sa propriétaire, un symbole d’affection, de transmission, une double fidélité à celui qui lui en fit don, en hommage à son habileté musicale, comme à ceux, parents, époux, enfants, qui ont fait et font encore sa joie. Viennent en mémoire, en regardant May Melki à son piano, les vers de Paul Verlaine :

38


CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Félix Vallotton, Femme au piano, 1904, huile sur toile, Saint-Pétersbourg, musée de l’Hermitage.

Le piano que baise une main frêle Luit dans le soir rose et gris vaguement, Tandis qu’un très léger bruit d’aile Un air bien vieux, bien faible et bien charmant Rôde discret, épeuré quasiment, Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle. Qu’est-ce que c’est que ce berceau soudain Qui lentement dorlote mon pauvre être ? Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin ? Qu’as-tu voulu, fin refrain incertain Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre Ouverte un peu sur le petit jardin 1 ? Le rythme du poème de Verlaine fait écho à celui de l’instrument, aux notes égrenées par une main féminine sur le clavier. À plusieurs reprises, Johannes Vermeer représenta une jeune femme devant un virginal, instrument à cordes pincées comme le clavecin, apparu en Italie

NOTO

au cours du xv e siècle ; souvent richement orné d’illustrations peintes, il fut au xvii e siècle un des instruments favoris de la bourgeoisie flamande et hollandaise, souvent joué par des jeunes filles ou des jeunes femmes dont le toucher délicat offrait un son heureux. Deux toiles conservées à la National Gallery de Londres, dont il ne soit pas certain qu’elles aient, malgré ce qui a pu être avancé, formé pendant, montrent une jeune femme devant un virginal. Sur l’une d’elles, la jeune fille est assise devant le clavier ; elle tourne la tête vers le spectateur de la toile, l’esprit bien peu à son jeu. Au mur, une peinture esquissée décrit une prostituée flirtant avec un client, mettant en évidence que le jeune modèle du peintre se laisse peut-être emporter par d’autres sentiments que celui de la musique. Sur l’autre, la dame est debout devant le clavier ; elle soutient notre regard avec confiance et franchise. Au mur, une toile montre Cupidon, dans une représentation qui renvoie à la fidélité amoureuse. Une chaise vide à côté d’elle évoque l’attente d’une

39



CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Édouard Vuillard, Misia au piano, 1895-1896, huile sur carton, New York, The Metropolitan Museum of Art.

personne aimée, l’époux ou le fiancé. Ces allusions sentimentales et féminines sont redoublées par le nom même de l’instrument de musique, expression d’une vision chaste des jeunes femmes. Les œuvres de Vermeer composent également des allégories de la vie humaine en rendant sensible chacun des sens : le toucher et l’ouïe avec le jeu de l’instrument, la vue par le truchement de la lumière s’échappant de la fenêtre et par les œuvres peintes à l’intérieur de la peinture... La musique apparaît comme une métaphore de la vie et de ses représentations. À la fin du xix e siècle, la figure d’une jeune femme au piano, modèle gracieux d’une société bourgeoise, fut peinte, plusieurs fois, par Édouard Vuillard. Le jeune homme timide nourrissait une admiration amoureuse pour Misia Godebska, qui devint l’épouse de son ami et mécène Thadée Natanson. La jeune musicienne, d’origine polonaise, était une pianiste douée ; elle eut également le talent de faire chavirer les cœurs des hommes de son entourage ; elle fut ensuite, on le sait, mariée au peintre catalan José Maria Sert. Une peinture sur carton,

conservée au Metropolitan Museum of Art de New York, la figure assise à son instrument, tout entière emportée par son jeu. L’artiste nous la montre de profil, le dos bien droit, les mains sur le clavier ; à grandes touches enlevées, Vuillard souligne la beauté et le charme de Misia, ses cheveux joliment relevés, le corsage blanc agrémenté de cœurs rouges – comme ceux qu’elle séduit ou brise –, le cou ceint d’un ruban de velours noir, l’ample jupe grise ramenée sous elle pour laisser libre son jeu musical. L’intérieur dont le peintre aime à décrire le décor chargé, presque envahissant, est celui du salon des Natanson, qu’il reproduisit pendant les années 1890, au moment de sa période nabie. La Revue blanche, fondée par Thadée Natanson et ses frères, soutint Vuillard et ses amis peintres et décorateurs. Le motif de la lampe allumée sur le piano rappelle celui du papier peint, en une évocation florale et sensuelle, féminine, dont l’artiste n’élude pas l’équivoque. Le brio de Vuillard à jouer des aplats du décor, d’inspiration japonisante, lui permet d’inclure la jeune femme au creux de l’œuvre. Elle apparaît, sous le pinceau de son ami, comme partie intégrante du lieu et de son environnement, composant un motif exquis ; les couleurs de ses vêtements – blanc, rouge, gris – venant en contrepoint, tout à la fois pictural et musical, du jaune et du vert de la lampe et du papier peint. Sous couvert du portrait rapidement brossé de l’une de ses proches, Vuillard montre sa connaissance de la peinture ancienne, sa sensibilité à la musique et au rythme dont sa toile retentit discrètement. Admirateur de l’art d’Eugène Delacroix, il met en évidence combien il maîtrise sa loi des contrastes colorés et de la composition. La photographie de May Melki dans son appartement débarrassé des bris de verre, mais portant encore les stigmates du violent désordre, quelques semaines après la tragédie, semble former une variation de la représentation musicale de Vuillard. 1. Paul Verlaine, Romances sans paroles, 1874.

Un jeune homme lit assis au milieu des ruines d’une librairie de Londres après un raid aérien, le 8 octobre 1940.


Photo de promotion pour Shanghaï Express, Josef von Sternberg, 1932. Si le corps de Marlene Dietrich est savamment déconstruit – visage, jambes, mains, sourcils –, il l’est par le maquillage et la lumière. Sa rencontre avec le réalisateur Josef von Sternberg est décisive : « Il creuse mes joues avec des ombres, agrandit mon regard. » Mais son nez est, elle l’assure, son point faible : « Sternberg traça une ligne au centre de mon nez. Puis il grimpa sur une plateforme et dirigea le faisceau d’un minuscule projecteur sur la ligne argentée. Le résultat était miraculeux : on avait réduit de presque un tiers la largeur de mon nez. »


CHRONIQUES C E T O B J E T D U D É S I R

Le nez PA R J E A N S T R E F F

UNE TIRADE ET DES VERS

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. Organe de l’odorat relié directement à la mémoire, impossible à cacher et à ignorer, l’appendice change la face du monde, crée par les contes les souvenirs de toute une vie, inspire les artistes et excite femmes et hommes. « Certains sont, dit-on, fort habiles à poser tous les nez qu’on désire. » Nicolas Gogol, Le Nez, 1836.

S

i celui de Cyrano de Bergerac est un roc, un pic, un cap, une péninsule et peut même servir de perchoir à oiseaux, celui de Cléopâtre, reine d’Égypte, aurait pu changer la face du monde, comme l’affirmait Pascal, si Jules César, puis Marc-Antoine, son fidèle lieutenant, ne s’étaient épris de sa longueur, ainsi que le montra ironiquement Jean Yanne en 1982 dans son film Deux Heures moins le quart avant Jésus-Christ. L’érotisme d’un grand nez masculin n’a pas attendu Edmond Rostand et la magistrale interprétation de Gérard Depardieu dans le film de Jean-Paul Rappeneau (1990) pour éclater à la figure de l’humanité. Selon l’expression populaire « À grand nase, grand banase », les hommes dotés d’un appendice nasal important bénéficieraient d’un équipement génital en rapport. Lier la taille du nez à celui du pénis remonte à la nuit des temps. Et si cette croyance répandue dans de nombreux pays ne bénéficie d’aucune preuve anatomique, elle est assez

NOTO

tenace pour avoir traversé les siècles. 8,8 centimètres, c’est la taille de celui du Turc Mehmet Ozyurek, vainqueur en juin 2000 du concours international du plus long nez, et depuis jamais battu. Pour cela, il a dû affronter vingt-deux concurrents, parmi lesquels un maximum de Russes et de Géorgiens. « Les populations de la mer Noire doivent vivre en paix avec leurs spécificités physiques », a commenté l’organisateur du concours. Desquelles parle-t-il exactement ? Côté féminin, c’est depuis des générations qu’on le préfère petit. Ou du moins en a décidé ainsi la norme esthétique. Au feu, le nez de Juliette Gréco, qui se le fit chirurgicalement rétrécir, ceux de Barbara, de Barbra Streisand, de Rossy de Palma, qui, femmes de caractère, lui conservèrent leur originalité ; sans parler de celui de Kay Kendall, qui fut consacré comme « le nez le plus spirituel de Hollywood ». Cette déplorable manie qu’ont les femmes pourvues d’un grand nez de vouloir se le faire amputer rejoint dans son absurdité la nouvelle Le Nez de Nicolas Gogol – mort d’une demi-douzaine de sangsues qui lui aspirèrent le sang par le nez. Dans cette nouvelle, Ivan Iakovlevitch, barbier de son état, découvre un matin,

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après une soirée bien arrosée, un nez dans sa miche de pain : « Il se frotta les yeux, palpa l’objet de nouveau : un nez, c’était bien un nez, et même, semblait-il, un nez de connaissance ! » Les contes pour enfants tournant autour du nez sont nombreux. L’héroïne de L’Oiseau de Charles-Philippe de Chennevières-Pointel 1 , une petite sœur de charité, entre autres amputations au cours de son voyage à travers le Siam et le Cambodge, se fait couper le nez par un soldat victime d’un coup de soleil ! L’intervention d’un orfèvre lui permet d’en avoir un tout neuf et brillantissime. Dans Le Prince Désir, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont2 nous conte l’histoire d’un prince qui marche par inadvertance sur la queue du chat de la princesse. Pour se venger, celui-ci se transforme en enchanteur et condamne le futur fils du prince à avoir un nez très long : « Son nez était si grand qu’il lui couvrait la moitié du visage. » Mais l’enfant nommé Désir est élevé dans l’ignorance de cette difformité. Il ne s’en rend compte qu’en essayant de baiser la main de la princesse Mignonne, dont il est tombé amoureux : « Il voulait baiser cette main, mais de quelque côté qu’il se tournât, il ne pouvait y porter la bouche, parce que son nez l’en empêchait. Il s’aperçut pour la première fois de son extraordinaire longueur, et le prenant avec sa main pour le ranger de côté : “Il faut avouer, dit-il, que mon nez est trop long.” » L’érotisme du nez peut prendre de nombreuses formes. Du nez cassé des boxeurs qui peut hystériser le public lorsqu’il saigne au cours d’un combat à celui, dans le guidon, des cyclistes au cours d’un sprint final pour gagner une étape du Tour de France, sans oublier celui des petits morveux qui devaient, il n’y a pas si longtemps, le moucher avant de dire bonjour à la dame, ni ceux, souvent déformés, de Francis Bacon ou de Pablo Picasso, ni les aquilins, les bourboniens, les camus, les busqués, et même les épatés, qui ont aussi leurs fans. Quand on se retrouve nez à nez, chacun peut y trouver son compte. Il suffit de flâner le nez en l’air et de faire un pied de nez à ceux qui nous déplaisent. Et pour cela, pas

Deux Heures moins le quart avant Jésus-Christ, Jean Yanne, 1982.

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CET OBJET DU DÉSIR

besoin de se cacher derrière un faux nez, mais plutôt d’avoir le nez fin. Car le nez est aussi l’organe de l’odorat, le plus grand sens de la mémoire. Il suffit de croiser une odeur que l’on croyait à jamais oubliée pour que s’épanouisse en nous un bouquet de souvenirs, que s’épande dans tout notre être un flot de nostalgie – le syndrome Marcel Proust. L’odorat a ce pouvoir extraordinaire de nous transporter hors du temps, de nous faire voyager jusqu’à notre plus tendre jeunesse. Grenouille, le héros du best-seller de Patrick Süskind 3, est un fétichiste des odeurs, délicates ou répugnantes, qu’il collectionne « avec la passion et la patience d’un pêcheur à la ligne ». Edward Trencom, protagoniste du roman de Giles Milton 4, dernier rejeton d’une illustre dynastie de fromagers anglais, a été doté au fil des générations d’un odorat prodigieux. Mais ce nez « particulièrement long et aquilin, et remarquable par l’excroissance osseuse sphérique qui semble presque posée en équilibre sur l’arête » est aussi l’objet d’une malédiction qui poursuit la famille, faisant disparaître dans des circonstances mystérieuses tout descendant mâle pourvu de ce distingué attribut. Les amateurs inconditionnels du nez, charmants nasophiles, ont tous été bercés dans leur enfance par celui de Pinocchio, marionnette de bois devenue humaine, dont le nez s’allonge, telle une érection spontanée et incontrôlable, à chaque fois qu’il ment. Celui du général de Gaulle, aussi long et imposant que l’appendice de Cyrano, serait-il, lui aussi, un symbole de mensonge ? C’est en tout cas ce qu’ont décidé les étudiants de Mai-68 en lui retournant la chienlit dans le pif. Celui du capitaine Haddock devient, sous l’effet d’une piqûre de guêpe, turgescent dans Les Bijoux de la Castafiore 5. Symbole du désir secret du vieux marin pour l’opulente cantatrice ? « Quant à lui, il était comme fou ; il remuait ses pattes, il me léchait, il mordillait comme il fait quand il est très content. Tout à coup, il me prit le nez dans ses crocs et je sentis qu’il me faisait mal. Je poussai un petit cri et je reposai le chien par terre. Il m’avait vraiment mordue en voulant jouer », écrit de façon

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très ambiguë Guy de Maupassant dans Le Rosier de Mme Husson6. L’institutrice de Mademoiselle 7, elle, ne mord pas. Telle une louve amoureuse et lubrique, elle lèche avec ardeur et sensualité celui d’Ettore Manni. Se faire lécher le... nez par Jeanne Moreau, le rêve de tout homme normalement constitué ! 1. Charles-Philippe de Chennevières-Pontel, dit Jean de Falaise (1820-

1899), L’Oiseau. – 2. Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711 -1780), Le Prince Désir. Un des contes de l’auteure inspira Gabrielle-Suzanne de Villeneuve pour écrire La Belle et la Bête. – 3. Patrick Süskind, Le Parfum, traduit par Bernard Lortholary, Fayard, 1986. – 4. Giles Milton, Le Nez d’Edward Trencom, traduction de Florence Hertz, Buchet-Chastel, 2007. – 5. Hergé, Les Bijoux de la Castafiore, Casterman, 1963. – 6. Guy de Maupassant, Le Rosier de Mme Husson et autres nouvelles, Folio, 1990. – 7. Mademoiselle, Tony Richardson, 1966.

Mademoiselle, Tony Richardson, 1966.

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CHRONIQUES H É R I T I E R S D E S RO M A I N S  ?

La cuiller de Marie PA R C A M I L L E N O É M A R C O U X

CUISINE DU MONDE

« Nous avons passé tant de siècles à nous croire héritiers des Romains », disait Malraux en 1966. À mieux regarder les œuvres d’art européennes du x v i e au x v i i i e siècle, il est possible d’écrire une histoire mondiale de l’art, en partant, très modestement, d’un objet présent, mais que l’on ignore : détail d’abord curieux, puis mystérieux, enfin obsédant, entre le pinceau de l’artiste et notre œil. Chez Gregório Lopes, un ustensile de table africain dialogue avec une Vierge de la Renaissance.

« Les œuvres [...] créent, à travers les frontières que se tracent les civilisations, des ouvertures, des couloirs de pénétrations. Chaque œuvre est un projectile lancé dans la chair vive d’un organisme étranger 1. »

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in août 1520. Alors qu’il réalise son premier voyage en Flandres, où il vient rencontrer le monarque espagnol Charles Quint (1500-1558), élu l’année précédente empereur du Saint-Empire romain germanique, Albrecht Dürer (1471-1528) est de passage à Bruxelles. C’est là que le maître de Nuremberg, qui en 1512 dans une de ses lettres avouait humblement toujours ignorer « ce qu’est la beauté », relate dans son Journal son émerveillement lorsque, pour la première fois, il pose son regard d’Européen sur des centaines d’objets exotiques rapportés pour l’empereur, notamment du Mexique, la NouvelleEspagne : « Ces pièces sont plus belles que des merveilles [...],

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car j’ai vu là des choses extraordinaires et artistiques et je me suis émerveillé de la subtile ingéniosité des hommes des pays lointains, et je ne saurais dire ce que j’ai ressenti là 2. » Dans la même décennie, à deux mille kilomètres des Flandres, Gregório Lopes (vers 1490-1550), un des plus importants artistes de la renaissance portugaise, est lui aussi captivé par un objet extraeuropéen, tout juste rapporté par des marchands lusitaniens du continent africain. On ne connaît presque rien de ce peintre. Quelques traces seulement de ses commandes, de ses factures de pigments, d’huile et de panneaux en bois, ainsi que l’inscription apposée sur son ancienne sépulture en l’église São Domingos à Lisbonne, disparue à la suite du grand tremblement de terre de 1755, peuvent nous laisser entrevoir la carrière brillante d’un peintre qui exerça son art au contact des plus hautes sphères du pouvoir. Dans son Antiguidade da Arte da Pintura (1696), Félix da Costa Meesen écrit que, après s’être fait remarquer

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© Direção-Geral do Património Cultura/Arquivo de Documentação Fotográfica (DGPC/ADF) Photo : José Pessoa

Gregório Lopes, La Mort de la Vierge, 1527, huile sur bois de chêne, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga.


CHRONIQUES

Gregório Lopes, vue du Retable du Paradis, 1527, huile sur bois de chêne, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga.

avec plusieurs commandes religieuses et s’être marié vers 1510 avec la fille de Jorge Afonso (vers 1470-1540), premier peintre du roi Dom Manuel I er (1469-1521), Gregório Lopes a connu une ascension fulgurante, devenant, au début des années 1520, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques-de-l’Épée, puis peintre officiel du roi João III (1502-1557). Cette reconnaissance lui vaut plusieurs commandes importantes dans le pays entre les années 1525 et 1535, et, « mieux que n’importe quel artiste de son temps », il réussit à « transmettre l’atmosphère brillante (et futile) de la cour, la richesse des ornements et des objets, la galanterie gracieuse des gestes et des poses, et, en somme, de la vie à l’intérieur des palais, au travers de compositions religieuses 3 ». C’est à cette période que, pour le retable de l’ancien couvent du Paraíso à Lisbonne, Lopes conçoit un polyptyque

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de douze peintures sur panneaux illustrant, principalement, l’histoire de la Vierge : son Mariage (Casamento), l’Annonciation (Anunciação), la Visitation (Visitação), la Nativité (Natividade), l’A doration des Mages (Adoração dos Reis Magos), la Fuite en Égypte (Fuga para o Egipto), la Présentation au Temple (Apresentação Menino no Templo) et enfin sa Dormition (Morte da Virgem). Et cette dernière, dans laquelle Lopes peint le passage de la vie terrestre à la vie céleste de Marie, est pour le moins bien étonnante4. Au centre de la composition, la Vierge mourante est représentée plus réaliste qu’idéalisée, avec des lèvres et des paupières déjà légèrement violacées, allongée dans son lit et entourée des apôtres. Parmi eux, tout éplorés, se distinguent saint Jean, tenant les mains de Marie, et saint Pierre, lisant un livre de prières. Au premier plan, posé sur un très beau pavement en céramique, une

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table en bois est dressée avec le dernier repas de la mère de Jésus : un pain tranché dans son moule, une cruche probablement remplie d’eau, un bol d’arilles de grenade et des fruits dans un panier d’osier. Le peintre Cristóvão de Figueiredo (?-vers 1540), ami de Lopes et ancien élève également de Jorge Afonso, représente à peu près le même repas sur la table de sa Trânsito da Virgem, réalisée en 1525 pour le monastère de Batalha, avec une grenade coupée, un bol d’arilles, un pot et une cruche identiques. Accompagnant cette nourriture frugale, on distingue sur les tables des deux compositions la présence d’un couteau, auprès du pain tranché chez Lopes, à côté de la grenade chez Figueiredo. Dans la composition de Lopes se distingue aussi, plongée dans le bol d’arilles, une cuiller au manche finement sculpté. Dans sa notice, le Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne parle simplement d’« ustensiles de cuisine 5 ». Mais a-t-on bien observé cet objet ? Ce n’est pas un simple « ustensile de cuisine » : c’est une cuiller africaine sculptée en ivoire, un de ces magnifiques objets du quotidien et d’ornement de table que les voyageursmarchands portugais, ouvrant la voie océanique, rapportaient dès la fin du xv e siècle du littoral subsaharien. Grâce aux diverses chroniques portugaises, notamment celles de Ruy de Pina (vers 1440-1522), de Garcia de Resende (1470-1536), de João de Barros (1496-1570) et de Jerónimo Osório (1506-1580), on sait qu’en 1485, au retour de son voyage dans le golfe de Guinée, l’explorateur Diogo Cão (1450-1486) rapporta à son souverain João II (1455-1495) plusieurs de « ces étrangetés en provenance des peuples lointains6 » : défenses d’éléphant sculptées et divers petits objets de la table, cuillers, fourchettes, salières, etc., réalisés par des sculpteurs africains dans de l’ivoire, témoignant alors, pour les Européens, non seulement des prouesses techniques, voire de la virtuosité, auxquelles parviennent les peuples rencontrés, mais surtout d’une combinaison exotique tout à fait nouvelle, associant sauvagerie et raffinement d’une culture autre.

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Cristóvão de Figueiredo, La Mort de la Vierge, 1525, huile sur bois de chêne, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga.

Ainsi, dès le début du xvie siècle, alors que la présence européenne n’est encore que côtière en Afrique depuis la fin du xv e siècle, notamment en Sierra Leone, à Elmina, premier comptoir européen dans le golfe de Guinée (1482) 7, ou bien encore, plus au sud, sur le littoral du Congo actuel, il s’agit bien déjà d’un véritable « art commercial8 », produisant des objets hybrides extraordinaires et raffinés, destinés uniquement à l’exportation. Valentim Fernandes (?-vers 1520), imprimeur et traducteur allemand vivant à Lisbonne, mentionne justement en 1506-1510 dans sa Description de la côte occidentale d’Afrique ces objets commandés par les marchands portugais, tout en partageant, comme Albrecht Dürer une dizaine d’années plus tard, sa réelle admiration pour ces sculpteurs africains : « En Sierra Leone il y a des hommes fort doués et ingénieux, [qui] sculptent dans l’ivoire des œuvres merveilleuses à voir de toutes les choses qu’on leur demande de faire, c’est-à-dire des cuillers, des salières, des poignées pour dagues et toute autre chose délicate. » En 1505-1508, le navigateur lusitanien Duarte Pacheco Pereira (vers 1460-1533) écrit lui aussi à propos de la Sierra Leone et de ses habitants, dans son Esmoraldo de situ orbis, que « dans ce pays l’on fait les plus belles cuillers d’ivoire, mieux sculptées que partout ailleurs ».

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Cuiller bini-portugaise (Bénin), ivoire, vers 1539, Florence, Museo di Antropologia e di Etnologia.

Cuiller sapi-portugaise (Sierra Leone), ivoire, 1490-1530, Londres, British Museum.

Cuiller bini-portugaise (Nigeria), ivoire, deuxième quart du xvi e siècle, Dijon, musée des Beaux-Arts.

C E N ’ E S T PA S U N S I M P L E «  U S T E N S I L E D E C U I S I N E  » : C ’ E S T U N E C U I L L E R A F R I C A I N E S C U L P T É E E N I VO I R E , U N D E C E S M AG N I F I Q U E S O B J ETS DU QUOTIDIEN ET D’ORNEMENT DE TABLE Q U E L E S VOYAG E U R S - M A RC H A N D S P O RT U G A I S R A P P O RTA I E N T D È S L A F I N DU XVe SIÈCLE

En 1588, voyant directement cette production artistique lors de son voyage sur le littoral du royaume du Bénin, le navigateur britannique James Welsh s’émerveille lui aussi devant « des cuillers de dents d’éléphants très curieusement sculptées avec différentes sortes d’oiseaux et d’animaux ». Enfin, en 1621, le conquistador et chroniqueur portugais Garcia Mendes Castelo Branco note que « l’on trouve au Bénin de très curieuses cuillers d’ivoire fabriquées par les indigènes ». En 1959, William Buller Fagg, anthropologue anglais et conservateur au British Museum, fut le premier à parler d’« ivoires afro-portugais » pour évoquer ces sculptures en ivoire fabriquées spécialement pour l’exportation 9, rassemblant principalement deux sous-ensembles : les ivoires « sapi-portugais » fabriqués par les artistes de Sierra Leone 10 et les ivoires « bini-portugais » des artistes édos, peuple de l’ancien royaume du Bénin, ou

des peuples yorubas, de l’ancien royaume voisin d’Oyo 11. L’historien de l’art Ezio Bassani remarque d’ailleurs, fort justement, que la forme des manches des cuillers sapi évoque, bien souvent, les colonnes torses des cloîtres portugais de style manuélin, et qu’il ne serait pas impossible que des cuillers lusitaniennes du xvi e siècle en métal comportant ce type d’ornementation aient été « les modèles soumis aux sculpteurs locaux ». Quelques décennies plus tard, il est probable que ces objets sapi ont, eux aussi, été proposés comme modèles aux sculpteurs bini qui, par la suite, ont trouvé une solution libérée de cette influence, en faisant notamment un cuilleron moins large et plus allongé qui donne à leur ustensile « l’aspect d’une feuille 12 ». Les toutes premières cuillers afro-portugaises sapi qui parviennent dans des collections particulières lusitaniennes au xv e siècle ne nous sont connues aujourd’hui que par témoignages, telles celles d’Estêvão Pestana, trésorier du palais du roi João II, et d’Alfonso de Portugal, fils du roi Dom Manuel I er et évêque de Guarda 13 . L’unique livre de comptes de la Casa da Guiné – entrepôts royaux à Lisbonne où arrivent tous les produits rapportés d’outre-mer – ayant survécu au tremblement de terre de 1755 recense, dans les recettes douanières de l’année allant de septembre 1504 à septembre 1505, des cuillers en ivoires (« colhares de marfy ») rapportées des comptoirs de Sierra Leone et d’Elmina, sans jamais préciser de quelle

Gregório Lopes, La Mort de la Vierge (détail), 1527, huile sur bois de chêne, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga.

© Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay

CHRONIQUES



CHRONIQUES

région précise d’Afrique elles proviennent. Rien que dans cette seule année, où elles sont notamment rapportées par les caravelles de Lopo Soares de Albergaria (vers 1460vers 1520) et de Diogo Lopes de Siqueira (1465-1530), le livre de comptes mentionne l’arrivée au Portugal de plus d’une centaine de cuillers en ivoire afro-portugaises, ce qui est bien supérieur aux quelques dizaines dont nous avons connaissance aujourd’hui 14 ! Mais revenons à Lopes. C’est bien une de ces cuillers en ivoire bini, objet de prestige et d’ostentation convoité par les tables aristocratiques lusitaniennes, une de ces œuvres hybrides résultant d’un échange culturel combinant éléments iconographiques et stylistiques africains et européens, que nous retrouvons représentée dans le bol d’arilles de grenade de la Vierge. Il est d’ailleurs très intéressant de remarquer qu’à cette même période un autre ancien élève de Jorge Afonso et ami des peintres Lopes et Figueiredo, Garcia Fernandes (vers 1514vers 1565), représente dans son huile sur bois São Cosme e São Damião (ca 1530) 15 un parfait pendant européen à cette cuiller de la Morte da Virgem : dans cette composition où saint Côme, patron des chirurgiens, et son frère jumeau saint Damien, patron des pharmaciens, bénissent le sacristain romain auquel ils viennent de greffer la jambe d’un Éthiopien pour remplacer son ancien membre atteint de gangrène 16, on distingue sur une table dressée avec un repas à côté du lit, et également plongée dans un bol d’arilles de grenade, une cuiller en métal au manche sculpté et au cuilleron allongé, une de ces cuillers lusitaniennes du xvi e siècle qui furent les modèles soumis aux sculpteurs africains. Très rapidement, cet engouement pour les cuillers afro-portugaises se constate un peu partout en Europe, dans des cabinets de curiosités constitués par des aristocrates éclairés. La cuiller peinte par Lopes semble d’ailleurs assez similaire à une des cuillers bini arrivées au milieu du xvi e siècle dans les collections des Médicis à Florence, rapportées d’Espagne par Éléonore de Tolède (1522-1562), l’épouse de Cosme I er de Médicis (1519-1574), grand-duc de Florence 17. En Allemagne, au xvii e siècle,

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Garcia Fernandes, Saint Côme et saint Damien, huile sur bois, deuxième quart du xvi e siècle, Coimbra, Machado de Castro National Museum.

une cuiller bini autrement plus raffinée, comportant de magnifiques et délicates représentations animales sculptées sur le manche, se trouve dans les collections du duc Anton Ulrich de Brunswick-Wolfenbüttel (1633-1714) 18. En France, trois cuillers bini se trouvent par exemple au xviiie siècle dans le cabinet de l’homme de loi dijonnais Jean-Baptiste François Jehannin de Chamblanc (1722-1797)19. La provenance des cuillers afro-portugaises arrivant dans ces collections particulières européennes n’est, en revanche, jamais précise, et donne lieu parfois, dans les inventaires de l’époque, à des mentions assez extravagantes : « Turquie », pour la douzaine de cuillers bini achetées par le prince Christian Ier de Saxe (1560-1591) en

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1590 à Leipzig 20, ainsi que pour les six autres acquises par l’archiduc d’Autriche Ferdinand II (1578-1637) 21 ; « Inde de l’Est », pour les deux ustensiles sapi et bini du cabinet de curiosités du roi Frédéric III du Danemark (1609-1670) 22 ; « Japon », pour une autre cuiller bini inventoriée deux ans plus tard dans ce même cabinet de curiosités royal danois23. Dans le registre des objets entrés dans les collections du British Museum de Londres se cache même, à la date du 29 janvier 1762, une des provenances sans doute les plus imagées : « Deux cuillers en ivoire dont se servent les indigènes (Afrique, pays des éléphants) 24. » Les matériaux utilisés par les artistes africains, et même les ornementations, peuvent aussi être plus simples et plus libres. Les naturalistes anglais Tradescant père et fils ont par exemple dans leur collection au début du xvii e siècle quatre cuillers sapi, qualifiées d’« indiennes » dans l’inventaire de 1685, sculptées dans de l’os 25 et s’apparentant, selon W. B. Fagg, à une production commerciale tardive, tant la simplicité de l’ornementation ne permet pas de les imaginer produites pour des tables aristocratiques, mais peut-être simplement pour un marin26. En France, un siècle plus tard, le président du parlement de Bretagne Christophe-Paul marquis de Robien (16981756) possède dans son cabinet de curiosités à Rennes une cuiller, probablement sapi, sculptée dans de la « corne noirâtre » 27. Mais c’est sans doute en Suède que se trouve l’exemple le plus intéressant, dans la collection d’Adam Afzelius (1750-1837), botaniste d’Uppsala, qui, lors de son voyage sur les côtes de Sierra Leone en 1795, collecta notamment onze cuillers en bois très sobrement sculptées qui, probablement, parmi les ustensiles africains rapportés en Europe entre les xv e et xviii e siècles, font partie des très rares pièces non commerciales véritablement utilisées par une culture africaine locale 28. Nous ne saurons sans doute jamais pour quelle raison cette cuiller en ivoire bini s’est retrouvée, en ce début du xvi e siècle, sous le regard et le pinceau de Gregório Lopes, dans cette Dormition de la Vierge. Cela tient-il du choix personnel de l’artiste ou d’une demande d’un de ses commanditaires ? Dans les deux cas, derrière

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cet arbitraire esthétique apparent, en représentant cet objet africain bien connu des tables aristocratiques européennes comme ustensile du dernier repas de la Vierge, le message délivré est pour le moins original. Les commandes élaborées par les sculpteurs africains pour les princes de la Renaissance « scellaient la parité entre les cultures 29 », et la représentation d’une cuiller bini dans cette scène fait de cette peinture européenne un subtil hommage à tous ces artistes virtuoses et inconnus de la côte occidentale de l’Afrique, dont les œuvres sont aujourd’hui les témoins muets d’un monde disparu. 1. René Huyghe, « Esquisse d’une théorie des civilisations », in Civilisations, Peuples & Mondes, Lidis, 1983, t. I, p. 10. – 2. Albrecht Dürer, Le Journal de voyage d’Albrecht Dürer dans les anciens Pays-Bas (1520-1521), La Connaissance, 1970, p. 65. – 3. Joaquim Caetano, « Gregório Lopès », in Grão Vasco e a pintura europeia do Renascimento, CNCDP, 1992, p. 362. – 4. Retable que Lopes a probablement réalisé en collaboration avec d’autres artistes. – 5. « Uma banqueta de madeira com utensílios domésticos », matriznet.dgpc.pt – 6. Lionel Richard, Arts premiers : l’évolution d’un regard, Chêne, 2005, p. 49. – 7. Situé sur les côtes ghanéennes actuelles. – 8. Jacqueline Delange et Michel Leiris, Afrique noire, Gallimard, 1967, p. 209. – 9. William Buller Fagg, L’Art nègre : ivoires afro-portugais, Artia, Prague, 1959. – 10. Les Portugais parlent alors d’un « empire sapes » alors qu’il ne semble jamais avoir eu d’État structuré sur le territoire de la Sierra Leone actuel, mais un ensemble de chefferies unies dans une communauté de cultures. – 11. Deux anciens royaumes situés sur le littoral de l’actuel Nigeria. – 12. Ezio Bassani, Ivoires d’Afrique dans les anciennes collections françaises, Actes Sud, 2008, p. 52 et 93. – 13. Cartas de quitaçao del Rei D. Manuel, ms., Lisbonne, Archives nationales. – 14. Livro da Receita e Despesa do Tesoureiro da Casa de Guiné, 1504-1505, ms., Lisbonne, Archives nationales. – 15. Coimbra, Museum Nacional de Machado de Castro. – 16. Selon la Ledenda aurera de Jacques de Voragine (vers 1228-1298). – 17. Florence, Museo di Antropologia e di Etnologia. – 18. Brunswick, musée Herzog Anton-Ulrich. – 19. Dijon, musée des Beaux-Arts. – 20. Inventaire de 1595, Dresde, Staatliches Museum für Völkerkunde. – 21. Inventaire de 1596, Vienne, Kunsthistorisches Museum. – 22. Inventaire de 1689, Copenhague, Nationalmuseet. – 23. Inventaire de 1690, Copenhague, Nationalmuseet. – 24. British Museum’s Accession Register, 20.01.1 762, Londres, British Museum. – 25. Oxford, Ashmolean Museum. – 26. Tradescant’s Rarities, Clarendon Press, 1983, p. 146. – 27. Rennes, musée des Beaux-Arts. – 28. Stockholm, National Museum of Ethnography. – 29. Ezio Bassani, « Cuillers africaines pour les princes de la Renaissance », in Cuillers sculptures, Paris, Musée Dapper, 1991, p. 57.

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© Adagp, Paris, 2021

SE S A M A L E R I D T ÉS L RAI Ê D M U A S F I SS IL U O R ES S C N N U I R M B DE DES S É R B É RÉS Z B , R R A I O M , S E DE N N U A S J T N E NT E M G R A FILA CH I D U R Q O , B U U E D E L A DE BL R T EN S C R E E V N T O EN U LA Z L O V É R, EU U P E I N R É U F S IN RÉ B M T A N S E N Y A O L T É D E DES S T I, T E U U Q A S H E R S AI L PLU C S ES E L N P O M I Z S E D T A EN DES T L’É À IE S T E R T A I P U LA S RÉD N T A N D E L X A U T LAMBEA E DROITE, S’É R UR U E E I I R R É É F UP IN S S R E I E T L S N A D



L’hommage de Zao Wou-Ki à Edgar Varèse PA R B E R N A R D VO U I L LO U X

À la mémoire de Micheline Phankim

« It is mere ignorance that leads then to the supposition that connection of art and esthetic perception with experience signifies a lowering of their significance and dignity. Experience in the degree in which it is experience is heightened vitality. » John Dewey, Art as Experience.


© Adagp, Paris, 2021. Photo : Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne/Nora Rupp

Zao Wou-Ki, Hommage à Edgar Varèse – 25.1 0.64, 1964, huile sur toile, 255 × 345 cm, Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts. Don de Françoise Marquet, 2015.


Le geste du peintre, le geste du don La difficulté est là, devant nous, et elle est de taille : comment décrire cette « surface plane recouverte de couleurs1 », de deux cent cinquante-cinq centimètres par trois cent quarante-cinq ? Encore ce tableau ne représente-t-il rien de reconnaissable – cheval de bataille, femme nue ou on ne sait quelle anecdote –, puisqu’il n’est pas figuratif, qu’il est « abstrait », comme on doit dire. Il s’agirait donc pour nous de faire abstraction non plus des choses et des formes qui les figurent – comme le peintre qui, devant le motif à peindre ou le tableau à regarder, cligne des yeux pour ne percevoir de l’un comme de l’autre que les masses, les lignes de force et les contrastes –, mais des associations, évocations, analogies que pourrait nous faire venir à l’esprit ce qui nous est ici donné à voir. Simple question d’hygiène visuelle, et donc de méthode. Le problème a été repéré et analysé de longue date, et il est toujours discuté : il est phénoménologique (que perçoit-on ?), cognitif (dans quelle mesure le savoir interfère-t-il avec le voir ?), artistique (qu’est-ce que la peinture « abstraite » ?) et langagier (que serait un discours sans « figures », sans « images », qui ne renverrait ni directement ni par analogie à des objets, des êtres, des lieux identifiables ?). Il faudrait donc, pour commencer, couper court aussi bien aux images qui semblent se lever de la toile – celles, par exemple, d’aspects du ciel, de la terre, de l’eau et du feu – qu’aux processus mentaux, cognitifs et affectifs qu’elles suscitent chez celui qui regarde, qui regarde de tous ses yeux : « regarder bien sûr mais d’abord arrêter arrêter le regard et dans le regard arrêter le mouvement qui cherche là des mots des termes de comparaison 2. » Il faudrait dire la masse des bruns roussis mêlés de noir, zébrés de minces filaments jaunes, marbrés de bleu, qui chargent la zone centrale du bord inférieur, évoluent vers des tons ambrés un peu plus haut et se délayent en des zones claires qui, réduites à l’état de simples lambeaux dans la partie inférieure droite, s’étalent dans le tiers supérieur – encore que le parcours de la surface du bas vers le haut pourrait lui-même être discuté –, dire simultanément que la couleur n’est jamais pure, que rien là n’est monochromatique, que tout est hybridé, composite, hétérogène, que les nuances du coloris sont immédiatement des muances, mais que celles-ci sont prises dans des vitesses, que la couleur est en mouvement, en devenir, qu’elle mute, vire, s’affirme vigoureusement aussi vite qu’elle se renonce, comme lavée, que les vitesses, toutefois, semblent se réguler avec ces traces jaunissantes, grisées ou d’un bleu très apâli qui sourdent dans la partie supérieure, le bleuâtre répondant de manière spectrale à la masse compacte et prononcée qui se profile à mi-hauteur près du bord droit, dire, oui, d’un même souffle, ce noir très intense et comme fulgurant (encore 1. « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote – est essentiellement

une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Maurice Denis, « Définition du néo-traditionnisme » [1890], Théories, 1890-1910, Paris, L. Rouart et J. Watelin, 1914, p. 1. Évidemment... 2. Bernard Noël, « Le Vide et l’encre », Les Yeux dans la couleur, Paris, P.O.L, 2004, p. 45. Ce texte a connu une première

publication en 2001.

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un mot-image...) qui, au centre de la partie inférieure (où il griffe les bruns), rayonne par traits acérés ou par balayures vers la périphérie dans laquelle il s’éteint et meurt, tandis que partout le mouvement de la couleur se confond avec celui du pinceau, avec le geste du peintre et avec les traces multidirectionnelles que ses instruments laissent dans la couche pigmentaire – ici, larges traînées brossées, là, traits (« fulgurants », donc) du pinceau, ailleurs, coulures, giclures, gouttelettes, autant d’indices de l’acte de peindre, de son opérativité dans la durée des longues séances de travail : effulgence du coup de pinceau dans les lenteurs et les empâtements de l’huile –, et qu’à travers la texture du matériau, par le seul jeu des rapports chromatiques 3, sont perceptibles des effets d’enfoncement et d’émergence, qu’aucun système (comme dans la perspective) n’organise, la planéité « objective » du support étant niée par l’impression (l’imprégnation) de sa surface, laquelle donne l’illusion d’un relief sans épaisseur fait de couleurs qui se composent ou se décomposent, apparaissent et disparaissent, du fait, simultanément, des déplacements et des recouvrements... Cette toile porte un titre, et ce n’est pas le Sans titre qui intitule quelques-uns des nombreux tableaux que Zao Wou-Ki a peints dans les années 1950. Il est constitué d’une date et d’une séquence verbale, laquelle était quasi omniprésente durant la période figurative et subsistera même, bien que de plus en plus rarement, par la suite. La date, quant à elle, est systématiquement inscrite dans le titre du tableau depuis la fin des années 1950 (depuis 1958, semble-t-il 4), bien qu’elle apparaisse déjà dans celui de quelques œuvres antérieures, et elle vient ici à l’appui de l’« hommage à Edgar Varèse ». Le geste physique et mental du peintre se double ainsi d’un geste social qui affirme un lien, une solidarité, cumulant les valeurs de l’offrande, de la gratitude et de la reconnaissance publique. Même si ce n’est plus au rituel d’allégeance du vassal au suzerain que renvoient les modernes hommages, se devine toutefois, sous la langue d’adoption, le rappel de la très vieille pratique qui consistait, pour les peintres lettrés de l’ancienne Chine, à inscrire en marge de l’œuvre le nom de l’ami ou du maître à qui elle était dédiée, ces dédicaces, parfois longues, constituant un « vecteur d’échanges entre personnes qui transcende le temps et l’espace5 ». Ainsi de Shen Zhou (1427-1509) dédiant à son ami Tingmei (Liu Gun, 1410-1472) sa Peinture de montagne et d’eaux 6. Nul hasard, donc, si les deux premiers hommages de Zao Wou-Ki sont liés à deux très grands poètes chinois, Chu-Yun (340-278 av. J.-C.) en 1955 et Tou-Fou (Du Fu, 712-770) en 1956, manière aussi de réactiver le lien intime que la tradition chinoise établit entre la peinture et la poésie7. Ces années-là sont des années difficiles pour le peintre : scellant l’abandon de la figuration au cours de l’année 1954, la Chine fait retour dans sa peinture de manière manifeste avec les « signes » dérivés de caractères archaïques de la dynastie Chang, mais pris dans leur 3. Rappelons que le « signal coloré » se décompose en sa dominante chromatique, en son degré de saturation et

en sa luminance, laquelle « mesure sa qualité d’énergie radiante » (Groupe µ [Francis Édeline, Jean-Marie Klinkenberg , Philippe Minguet], Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992, p. 73-74). 4. Zao Wou-Ki, Autoportrait, avec la collaboration de Françoise Marquet, Paris, Fayard, 1988, p. 120. 5. Yolaine Escande, L’Art en Chine. La résonnance intérieure, Paris, Hermann, 2001, p. 44. 6. Le texte complet de l’inscription est cité et commenté dans Yolaine Escande, L’Art de la Chine traditionnelle. Le cœur

et la main, Paris, Hermann, 2000, p. 77-84. 7. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 79-80. Comme il ressort d’une remarque de Liu Xiaobo, ces deux hautes figures

ont été vénérées pour leur « esprit patriotique » non seulement par la tradition, mais par le Parti communiste chinois (« Crise ! La littérature de la nouvelle époque est entrée en crise » [1986], trad. Sebastian Veg , La Philosophie du porc et autres essais, textes choisis et présentés par Jean-Philippe Béja, préface de Václav Havel, Paris, Gallimard, 2011, p. 73 et note 2 du traducteur).

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valeur plastique et évocatoire, et aussi avec des tableaux « autobiographiques » comme Jardin de mon père (1955) et Mon pays (1957), tandis que s’éloigne, après plus de quinze ans de vie commune, son épouse, Lalan, dont le départ lui laisse encore un goût amer lorsqu’il l’évoque une vingtaine d’années plus tard8. Viendront, à partir de 1963, les hommages rendus à ses contemporains (ainsi qu’à deux devanciers), tous inscrits sur la face occidentale du monde : d’abord, les poètes Henri Michaux et René Char, « alliés substantiels » auxquels sont dédiés plusieurs tableaux, trois pour le premier (1963, 1964, 1999-2000), deux pour le second (1964, 1973) ; puis André Malraux, auquel est rendu hommage en 1976 à la fois en tant qu’écrivain (le peintre avait réalisé une suite de lithographies pour une édition de La Tentation de l’Occident en 1962) et ministre d’État, puisque c’est grâce à son soutien que Zao Wou-Ki avait obtenu la nationalité française en 1964. C’est au chef d’État charismatique qu’est dédié en 1963 l’hommage à John Fitzgerald Kennedy, deuxième de la série occidentale. Plus tardifs sont les hommages aux peintres, grands devanciers comme Henri Matisse, deux fois salué (1986, 1993), et Claude Monet (1991), ou proches par des affinités anciennes, comme Jean-Paul Riopelle (2003) et Eduardo Chillida (2004). Le lien affectif se marque très nettement, comme l’atteste l’emploi du seul prénom, dans les hommages à « Françoise », en 2003 (Françoise Marquet, rencontrée en 1973 et épousée en 1977), et à « Jean », en 2006 (Jean Leymarie, historien de l’art qui lui a consacré nombre d’ouvrages et d’expositions), mais il est présent dans le titre de certains autres hommages, « à mon ami » précédant le nom de Michaux en 1999-2000 et celui de Riopelle en 2003. Cette tonalité affective relie les hommages à une autre famille de tableaux qu’il faudrait qualifier de « mémoriels ». Certains d’entre eux pourraient, du reste, constituer de véritables hommages. Ainsi en va-t-il pour la toile intitulée À la mémoire de Chu-Yuan (340 BC278 BC) pour sa mort, 5 mai 278 BC – 09.1 0.56, qui fait écho à l’hommage de l’année précédente. Cette filiation attire en outre notre attention sur la date qui entrait dans le titre du tableau de 1955, Hommage à Chu-Yun – 05.05.55. À la suite de Zao Wou-Ki, on considère que la date notée par le peintre au dos de la toile correspond à celle de son achèvement. L’hommage de 1955 montre qu’elle peut aussi signaler la commémoration d’un anniversaire9, alors que, dans le tableau mémoriel de 1956, les deux dates sont distinguées. Beaucoup plus intime est le lien qui sous-tend les autres toiles mémorielles, comme Stèle pour un ami, de la même année 1956 : adoptant le format de la stèle, il participe du retour de la Chine dans la pensée du peintre, attristé par la nouvelle (démentie bien des années après) de la mort d’un ami d’enfance. Une vingtaine d’années plus tard, la veine mémorielle marque le tableau intitulé 11.02.79 – À la mémoire de mon frère Wou-Wei (1923-1979), dont il y a lieu de se demander si la date inscrite est celle de la mort de Wou-Wei ou celle de l’achèvement du tableau. Aucun doute n’est possible pour la très grande toile de 1972, En mémoire de May, c’est-à-dire de Chan May-Kan, la deuxième épouse de Zao Wou-Ki, qu’il avait rencontrée à Hongkong en 1958 : le titre porte en effet la date de sa mort, survenue le 10 mars 1972. Elle sera suivie en 1974 de Nous deux encore, qui reprend le titre de la plaquette publiée en 1948 par Michaux à la mort de son épouse, Marie-Louise. C’est un souvenir de ce poème qui avait déjà fourni leur titre, Nous deux, à deux tableaux peints en 1955 et 1957, avant et après le départ de Lalan.

8. Ibid., p. 109 et 119. 9. Ou la date d’un événement, comme pour l’hommage à Kennedy, qui porte la date de son assassinat à Dallas,

le 22 novembre 1963.

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Ces détails n’ont pas moins d’importance que les œuvres qu’ils intitulent, dans la mesure où ils permettent d’arrimer le geste pictural à la toile mentale du peintre. Quant à la date du 25 octobre 1964 incluse dans le titre de l’Hommage à Edgar Varèse, seul hommage de Zao Wou-Ki à un musicien, il se pourrait bien qu’elle rappelle la date exacte de leur première rencontre, intervenue dix ans plus tôt : Michaux aurait présenté Zao Wou-Ki à Varèse 10 quelques semaines avant le concert, le 2 décembre, au cours duquel Déserts sera donné en création, concert auquel ils assisteront. De quoi pouvaient parler le compositeur français installé aux États-Unis et le peintre chinois installé en France ? Zao Wou-Ki, qui mentionne rapidement cette première rencontre, précise au sujet de leurs conversations qu’elles portaient notamment sur « la musique ancienne chinoise qu’il adorait 11 » – un intérêt partagé par Michaux, très porté vers les musiques d’A sie 12. Sans doute arriva-t-il au peintre et au compositeur de parler du gagaku, une musique d’origine indienne qui fut promue musique de cour sous les Tang, puis disparut de ce pays pour être adoptée par le Japon. Découvrant les partitions d’Octandre (1923) et d’Intégrales (1925), une musicienne, Michiko Toyama, fervente admiratrice de Varèse, comme d’autres compositeurs japonais de sa génération, leur trouva une proximité frappante avec le gagaku 13. Varèse y voyait une « image de l’éternité », rapporte Fernand Ouellette à propos de la toute dernière œuvre, inachevée, du compositeur : « Si l’on écoute attentivement les cordes, dans Nocturnal, on sentira dans l’aigu des sons indicibles qui cherchent quelque dieu dans l’infini. Le gagaku lui avait permis de concevoir, avec les cordes, une autre durée, et un autre mouvement de rencontre de lignes dans l’espace 14. »

Rencontres avec Edgar Varèse La musique est l’une des nombreuses choses que Zao Wou-Ki et Henri Michaux partagent depuis les débuts de leur amitié, qui remonte à l’hiver 1949. En matière de musique contemporaine, Michaux prise particulièrement Alban Berg et Karlheinz

10. Yann Hendgen place cette rencontre en octobre 1954, sans plus de précision (« Zao Wou-Ki. Geschichte der

Freundschaft mit Edgar Varèse », in Felix Meyer et Heidy Zimmermann [dir.], Edgar Varèse. Komponist. Klangforscher. Visionär, cat. exp., Mayence et Bâle, Schott, Museum Tinguely et Paul Sacher Stiftung, 2006, p. 483). Sans davantage de précision, Jean-Pierre Martin situe la rencontre chez Suzanne Tézenas du Montcel (Henri Michaux, Paris, Gallimard, 2003, p. 473), présidente de la toute nouvelle Association des concerts du Domaine musical. Michaux était en relation épistolaire avec Louise Varèse, qui avait traduit en 1953 Poésie pour pouvoir (lettre de Michaux à Sylvia Beach en date du 16 janvier 1953), ainsi que le poème « Dans la nuit », tiré de Lointain intérieur. Elle traduira encore Misérable Miracle (qui paraîtra en 1962) et lui enverra sa traduction de Paix dans les brisements (lettre du 20 novembre 1962). Enfin, remerciant Michaux en 1969 pour l’envoi de Façons d’endormi, façons d’éveillé, elle lui écrit que si elle pouvait le voir, elle lui expliquerait « pourquoi Varèse n’a pas pu mettre “Dans la nuit” en musique » (lettre du 26 décembre 1969). Sources dans Henri Michaux, Œuvres complètes, éd. Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998-2004, t. II, p. XXXI (Chronologie), 1286, n. 1, t. III, p. XIX et XLI (Chronologie). Entre Déserts et le Poème électronique, puis encore au début des années 1960, quand il travaillait à Nocturnal, Varèse envisagea d’écrire une œuvre qui aurait pour titre Nuits ou Night, pour laquelle il avait retenu le poème de Michaux (Marc Bredel, Edgar Varèse, Paris, Mazarine, 1984, p. 171 et 176). Voir aussi Fernand Ouellette, Edgard Varèse, Paris, Seghers, 1966, p. 229. 11. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 101. Leur amitié donna lieu à une correspondance régulière (en grande partie détruite). 12. Sur la passion de Michaux pour les musiques extraoccidentales, en particulier d’Extrême-Orient, voir Jean-Pierre

Martin, Henri Michaux, op. cit., p. 635-637. 13. Fernand Ouellette, Edgard Varèse, op. cit., p. 218-219. 14. Ibid., p. 219.

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Stockhausen, et plus encore Giacinto Scelsi 15, alors que Zao Wou-Ki préfère Claude Debussy, Béla Bartók, Erik Satie et Anton Webern à Arnold Schönberg , Igor Stravinsky et Stockhausen 16. À la différence de Michaux, qui aime aussi à collectionner des bruits de toute sorte et à « bricoler » les sons 17, Zao Wou-Ki, dont l’épouse a suivi une solide formation musicale à Shanghai et à Paris, est plus qu’un mélomane : il sait lire une partition et il chante, dans une tessiture de ténor, de préférence Verdi et Puccini, dont il écoute les enregistrements en peignant, tout comme il écoute Bach et Mozart. Tous deux font partie des premiers abonnés du Domaine musical, fondé par Pierre Boulez, et dont les concerts ont commencé quelques mois plus tôt 18. Zao Wou-Ki siège même au comité d’honneur et réalisera en 1960 la maquette d’une pochette de disque pour la marque Véga dans la collection « Présence de la musique contemporaine 19 ». Quant à Edgar Varèse, installé aux États-Unis depuis 1915, il n’était pas retourné en France depuis 1933. Venu pour préparer l’exécution de sa dernière œuvre, celui qui a débarqué au Havre le 5 octobre est loin d’être un inconnu pour le public averti : le Petit-Marigny, où ont lieu les concerts de ce qui n’est pas encore le Domaine musical, a récemment affiché Octandre. Le concert du 2 décembre, qui a lieu au théâtre des Champs-Élysées et qui est radiodiffusé en stéréophonie 20 , ne ressortit pas au programme du Domaine musical, même si Pierre Boulez a rédigé le texte de présentation de Déserts et qu’Hermann Scherchen, qui lui est associé depuis la création des Concerts du théâtre du Petit-Marigny, tient la baguette. La programmation, particulièrement maladroite, a placé Déserts entre la Grande Ouverture en si bémol de Mozart et la Symphonie pathétique de Tchaïkovski. L’œuvre de Varèse est accueillie dans un chahut indescriptible, que l’on a pu comparer au scandale du Sacre du printemps. Un critique énervé déclara de cette « œuvre de fou, pompeusement baptisée “électro-symphonie” », qu’on y entend de « grands bruits de casseroles avec soli de chasse d’eau et fanfares de stockcars » et conclut que « ce M. Varèse devrait être fusillé séance tenante », avant de se raviser : « Et puis non, ça ferait encore du bruit, il serait trop content. C’est la chaise électrique qui convient à cet “électrosymphoniste” 21 . » Après un bref aller-retour à Hambourg pour la première allemande de Déserts le 8 décembre (on sait que Zao Wou-Ki l’accompagna à l’aéroport le lendemain même du concert) 22, Varèse resta en France jusqu’en janvier, période pendant laquelle furent enregistrés les huit entretiens avec Georges Charbonnier 15. Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, op. cit., p. 473-475. 16. Voir Jean Laude, Zao Wou-Ki, Bruxelles, La Connaissance, 1974, p. 29-30, Jean Leymarie, Zao Wou-Ki, documentation

par Françoise Marquet, Paris, Éd. Cercle d’art, 1986, p. 30, et Yann Hendgen, « Zao Wou-Ki. Geschichte der Freundschaft mit Edgar Varèse », op. cit., p. 483. 17. Jean-Pierre Martin, dans de belles pages de sa biographie, essaye d’imaginer ce que pouvaient être les « improvisa-

tions » sonores de Michaux (Henri Michaux, op. cit., p. 446-451). 18. Le premier concert eut lieu le 13 janvier 1954, sous l’égide des Concerts du théâtre du Petit-Marigny, qui prirent le

nom de Domaine musical quelques mois plus tard (la deuxième saison commença les 5 et 6 mars 1955). Sur les débuts du Domaine musical, voir Jesus Aguila, Le Domaine musical. Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Paris, Fayard, 1992, p. 39-60. 19. Reproduction dans Sarah Barbedette (dir.), Pierre Boulez, cat. exp., Paris, Actes Sud, Philharmonie de Paris et Cité de la

musique, 2015, p. 123 (cat. 48) 20. Pour le récit de cette soirée, voir Fernand Ouellette, Edgard Varèse, op. cit., p. 198-202. 21. Cité ibid., p. 199. 22. Jean Leymarie, Zao Wou-Ki, op. cit., p.30. La circonstance est évoquée déjà par Marc Bredel, qui mentionne seulement

l’aide d’un « peintre chinois » (Edgar Varèse, op. cit., p. 168).

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diffusés à la radio entre le 5 mars et le 30 avril, qui le feront connaître d’un large public 23 . Varèse travaillait à Déserts depuis 1950, mais l’idée en avait germé lorsqu’il avait découvert le désert du Nouveau-Mexique, où il séjourna en 1936 et 1937 24. L’œuvre se compose de parties d’orchestre et de parties de « sons organisés », enregistrés sur double piste magnétique, qui viennent s’interpoler à trois reprises entre les parties pour orchestre. Si la présence de rampes de haut-parleurs sur la scène d’une salle de concert choqua le public, c’est surtout la teneur de ces sons qu’il perçut comme une provocation intolérable : la première interpolation est travaillée à partir de bruits d’usine, la deuxième fait entendre des percussions jouées par cinq instrumentistes, et la troisième un mélange des deux. Varèse, dans une lettre à Odile Vivier, a lui-même présenté son œuvre en ces termes : « J’ai choisi comme titre Déserts parce que c’est pour moi un mot magique qui suggère des correspondances à l’infini. Déserts signifie pour moi non seulement les déserts physiques, du sable, de la mer, des montagnes et de la neige, de l’espace extérieur, des rues désertes dans les villes, non seulement ces aspects dépouillés de la nature, qui évoquent la stérilité, l’éloignement, l’existence hors du temps, mais aussi ce lointain espace intérieur qu’aucun télescope ne peut atteindre, où l’homme est seul dans un monde de mystère et de solitude essentielle. Je n’attends pas de la musique qu’elle transmette rien de cela à un auditeur 25. » Cette dernière clause pourrait expliquer pourquoi, initialement, Varèse avait prévu de faire réaliser un film qui aurait été construit au plus près de la musique, son souhait étant d’avancer une proposition nouvelle quant aux rapports entre le son et l’image 26. Si le projet évolua différemment, la musique de Varèse devait néanmoins trouver un grand écho auprès de Zao Wou-Ki : « Je me souviens encore aujourd’hui de l’exécution de Déserts. Ce désert, qui est à la fois physique et moral, traduit dans son paroxysme sonore une vision du monde qui n’a cessé de m’obséder. Depuis cette époque, je me suis attaché à rythmer la lumière selon d’autres pulsions 27. » Dans sa présentation de l’œuvre, Boulez relève que les parties instrumentales procèdent « par oppositions de plans et de volumes » et que ces oppositions se manifestent « par les espaces réservés entre les différentes hauteurs sonores, sans toutefois se fonder sur des 23. Ils ont donné lieu à une édition (peu fiable) : Georges Charbonnier, Entretiens avec Edgar Varèse, Paris, Pierre Belfond,

1970. Un coffret édité par l’INA en 2007 (IMV075) les a repris et y a joint l’enregistrement de la création de Déserts par l’Orchestre national placé sous la direction de Hermann Scherchen – document qui permet d’entendre les réactions du public. 24. Pour une analyse de l’œuvre, voir Fernand Ouellette, Edgard Varèse, op. cit., p. 196-198, et la notice d’Harry Halbreich

dans Georges Charbonnier, Entretiens avec Edgar Varèse, op. cit., p. 153-156. 25. Edgar Varèse, lettre à Odile Vivier (1954), citée dans O. Vivier, Varèse, Paris, Seuil, 1973, p. 147, et reprise dans Edgar

Varèse, Écrits, textes choisis et présentés par Louise Hirbour, trad. Christiane Léaud, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 141. 26. Dans ses entretiens, Varèse insiste sur le rapport antagoniste que les images filmiques et la musique doivent entre-

tenir (Georges Charbonnier, Entretiens avec Edgar Varèse, op. cit., p. 66). Voir aussi Fernand Ouellette, Edgar Varèse, op. cit., p. 203-220. Depuis le début des années 1940, Varèse fut associé à trois films réalisés par son ami Thomas Bouchard et donna son accord pour participer à deux projets, qui avortèrent (ibid., p. 187-188). 27. Zao Wou-Ki, propos rapporté dans Daniel Abadie et Martine Contensou, Zao Wou-Ki, 2e éd., Paris, Ars Mundi, 1989, p. 23.

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E U Q T N ME É N A T L IS U A M I M S A J E R DI EST ’ N R U T LE S U E ’ O N C À A L L N E I R E U Q , E, E U R Q U I P T A M O R , H É C D O I R N B O M HY T S E E, T U N È O G T O E ÉR QU T É S I H R , O E L T I O S C U D S E CO M P O NC A U ES N D S E T L N E E EM QU T A I -CI D S É E L M L M E I E C U Q SONT S I A M , S E C ES D S N MUAN A D S R E S U I E R L P U T CO A SON L E U , Q S E EN S , S T E N E VIT E, VEM R I U V O , E M UT M E L EST EN L ’E U NT Q E , M R I E S N E U E R DEV U O G I E V M R I SE F F E L L S ’A E ’ U Q E T I ÉE V V A L E AUSSI M M O C , E C RENON



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données fixes d’intervalle telles qu’un mode, une série ou une quelconque échelle 28  ». C’est alors aux « dynamiques » produites par les écarts d’intensité et aux « tensions » résultant des intervalles utilisés qu’il revient de mettre en mouvement ces « agrégations sonores, véritables complexes de sons et non plus d’accords au sens traditionnel de ce mode ». Les quatre sections instrumentales sont elles-mêmes mises en tension par les trois interpolations de « sons organisés » : « Plus les sections seront courtes, plus elles seront tendues et ramassées en une concentration extrême. » Trois ans plus tard, Varèse réalisera grâce à Le Corbusier son projet de voir des images associées à sa musique. L’œuvre qu’il compose, le Poème électronique, prend place dans le pavillon Philips conçu par l’architecte et réalisé par Xenakis pour l’Exposition universelle de 1958, qui se tient à Bruxelles. De septembre 1957 à la fin avril de l’année suivante, c’est au studio de la marque néerlandaise à Endhoven que le compositeur a préparé sur trois bandes le mixage des sons sur une bande à trois pistes : aux sons électroniques se mêlent des voix humaines, des cloches, un piano et un orgue. La première a lieu le 2 mai 1958. Alors qu’à Paris, où Varèse est revenu début juillet, Michaux est allé plusieurs fois au studio d’essai de la RTF écouter les bandes 29 , Zao Wou-Ki, rentré en août du long périple qui, depuis septembre 1957, l’a conduit des États-Unis vers différents pays d’A sie, se rend avec May à l’Exposition universelle 30. Comme les cinq cents visiteurs qui se pressaient dans le pavillon (il y en eut entre quinze et seize mille par jour durant toute la durée de la manifestation, près de deux millions au total), il aura été immergé dans la musique projetée par les quatre cent vingt-cinq hautparleurs 31, tandis que défilaient sur les parois de la salle des lumières colorées et des images choisies et montées par Le Corbusier et non synchronisées avec le son : Varèse et Le Corbusier comptaient en effet « sur la tension dialectique des oppositions, ou au contraire sur la force d’impact accrue des rares rencontres fortuites 32 ». De toutes les œuvres de Varèse, c’est celle-ci qui va le plus avant dans l’exploration de son concept de « musique spatiale », dont il fait remonter l’origine à l’introduction de sons de sirènes dans Amériques (écrite en 1920-1921 et qui a connu deux versions en 1926 et 1929) et Ionisation (1933). Dans la même conférence prononcée au Sarah Lawrence College en 1959, il précise que ce n’est pas avant 1954, alors qu’il préparait Déserts à Paris, qu’il a pu travailler sur une console électronique 33. Les conditions exceptionnelles conçues pour l’exécution du Poème électronique à Bruxelles lui permirent d’aller encore plus loin : « Les haut-parleurs étaient échafaudés par groupes et dans ce qu’on appelle des “routes de sons” pour parvenir à réaliser des effets divers : impression d’une musique qui tourne autour du pavillon, qui jaillit de différentes directions ; phénomène de réverbération, etc. Pour la première fois, j’entendais ma musique littéralement projetée dans l’espace 34. » 28. Extrait du texte de présentation de Déserts par Pierre Boulez, cité dans Fernand Ouellette, Edgar Varèse, op. cit., p. 197,

ainsi que les citations suivantes. 29. Ibid., p. 217. 30. Jean Leymarie, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 34. 31. Erik Verhagen établit un parallélisme entre l’immersion sonore recherchée par Varèse et l’adoption par Zao Wou-Ki

des grands formats (« La leçon de Varèse », dans Fabrice Hergott [dir.], Zao Wou-Ki. L’espace est silence, cat. exp., musée d’A rt moderne de la Ville de Paris, Paris Musées, 2018, p. 31). 32. Notice d’Harry Halbreich, dans Georges Charbonnier, Entretiens avec Edgar Varèse, op. cit., p. 159. 33. Edgar Varèse, Écrits, op. cit., p. 150-151. 34. Ibid., p. 151-152.

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Au cours des années 1950, Varèse ne fut pas le seul à vouloir annexer à cet « art du temps » qu’était supposé être la musique la propriété qui, complémentairement et de manière tout aussi préjudicielle, qualifierait la peinture comme un « art de l’espace ». Jean-Yves Bosseur voit même dans « la prise en compte de l’espace comme composante à part entière dans le travail de création [...] un des apports les plus déterminants de la musique de la seconde moitié de ce siècle chez des compositeurs comme John Cage, Karlheinz Stockhausen ou Iannis Xenakis 35 ». L’intérêt pour les arts plastiques, Varèse le partage avec beaucoup de compositeurs joués au Domaine musical, à commencer par Boulez 36, et il lui arrive même de peindre 37 : lié depuis sa jeunesse parisienne autant à des peintres qu’à des poètes, il a poursuivi aux États-Unis un dialogue qui a nourri son propre travail 38. Quand Georges Charbonnier demanda à Edgar Varèse son dernier mot, celui-ci lâcha : « Imagination 39. » Il n’y a donc rien d’étonnant, en apparence, à ce que Zao Wou-Ki, interrogé sur ce qu’il trouvait dans la musique de Varèse, ait répondu sobrement : « L’espace. » Se serait-il contenté de reconnaître dans l’œuvre du compositeur une propriété définitoire de l’art de peinture ? Ce que montre, tout au contraire, le parcours suivi par le peintre depuis son arrivée à Paris, c’est que l’espace ne lui fut pas donné d’emblée, qu’il lui fallut le conquérir et que son effort ne fut pas moindre que celui du musicien.

Entre musique et peinture, entre Est et Ouest En quoi l’« accord » entre le « souffle inspiré du peintre » et les « harmonies grandioses du compositeur 40 » distinguerait-il l’Hommage à Edgar Varèse des tableaux de la même période ? Sur quelle base est-il permis d’y voir une « véritable métaphore musicale, [...] la transposition plastique des sons et des rythmes du compositeur de Déserts et Nocturnal 41 » ? Là où l’accord postule la rencontre, voire la fusion entre deux arts, la métaphore établit un trajet fléché qui conduit ici de la musique (en position de comparé) à la peinture (en position de comparant). Sans doute les termes employés par quelques-uns des meilleurs spécialistes du peintre pour décrire l’Hommage à Edgar Varèse pourraient-ils également s’appliquer à d’autres toiles datant de la même année, voire des deux ou trois années précédentes. Contournant la complexe question des relations entre les arts, ces équivalences reposent sur l’hypothèse selon laquelle « Zao Wou-Ki s’est inspiré de la musique de Varèse pour son

35. Jean-Yves Bosseur, Musique et Arts plastiques. Interactions au xx e siècle, Paris, Minerve, 1998. 36. Voir Pierre Boulez. Œuvre : fragment, cat. exp., Paris, Gallimard et Musée du Louvre éditions, 2008, ainsi que Sarah Barbedette

(dir.), Pierre Boulez, op. cit. Sur les peintres et poètes abonnés au Domaine musical, voir Jesus Aguila, Le Domaine musical, op. cit., p. 71. 37. Voir Fernand Ouellette, Edgar Varèse, op. cit., p. 188. 38. Voir Olivia Mattis, « The Physical and the Abstract : Varèse and the New York School », dans Steven Johnson (éd.),

The New York Schools of Music and Visual Arts, Routledge, 2012, p. 57-74. 39. Georges Charbonnier, Entretiens avec Edgar Varèse, op. cit., p. 79. 40. Jean Leymarie, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 37. 41. José Frèches, Zao Wou-Ki. Œuvres, écrits, entretiens, Paris, Hazan, 2007, p. 60, ainsi que la citation suivante.

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hommage 42 ». La conception très particulière que Zao Wou-Ki a du geste même de l’hommage donne plutôt à penser que ce tableau-ci, plutôt que de montrer en peinture les liens qu’il entretiendrait spécifiquement avec la musique de Varèse, voire avec Déserts ou avec le Poème symphonique, viserait à faire apparaître, dans une œuvre qui ne serait ni plus ni moins « varésienne » qu’une autre, tout ce par quoi le peintre reconnaît, à ce moment-là, une parenté entre sa recherche, telle qu’il l’a poursuivie de toile en toile, et celle de Varèse, d’une partition à l’autre. Cerner ces convergences requiert de suivre de manière régressive le parcours qui a conduit à cette œuvre majeure, à reconstituer couche par couche toutes les étapes par lesquelles Zao Wou-Ki a dû passer. L’espace, pour le peintre, est d’abord celui, tout matériel, de la toile. Les descriptions de l’Hommage à Edgar Varèse insistent, à juste titre, sur ses dimensions : exceptionnelles au regard des œuvres antérieures, elles ouvrent la voie aux très grands formats à venir 43 , lesquels sont aptes à favoriser l’immersion, mais non à la produire. À ce moment, l’espace n’est pas seulement une affaire de format : par rapport aux œuvres du début des années 1950, Zao Wou-Ki n’a cessé d’adopter des formats de plus en plus grands, trois étapes décisives ayant été celles de l’abandon de la figuration en 1954, de ses contacts avec les peintres de l’école de New York en 1957, puis de son installation dans le grand atelier de la rue Jonquoy en 1961. Le voyage aux États-Unis, qu’il a entrepris en 1957 en compagnie de Pierre Soulages et de l’épouse de celui-ci, Colette, est venu le confirmer dans la voie qu’il a commencé de suivre trois ans plus tôt, d’autant qu’il a déjà noué des contacts avec des peintres américains dès les premières années de son installation à Paris. À New York, où il retrouve son frère aîné Wu-Wei, installé aux États-Unis depuis 1944, il se lie à de nombreux artistes, parmi lesquels Mark Rothko, Barnett Newman, Franz Kline. Se souvenant de l’apport de ces peintres, il déclarera : « J’aimais le côté physique des gestes qui jettent la matière sur la toile, comme s’il n’y avait ni passé ni tradition 44 . » L’espace de la toile, il ne suffit pas de le recouvrir de peinture pour qu’il existe picturalement ; encore faut-il que les couleurs, par le seul jeu de leurs rapports, s’organisent spatialement, ce qui suppose au préalable que la surface soit traitée comme un champ unitaire, et non plus comme le volume illusionniste qu’institue la partition entre figure et fond. De tels rapports, Zao Wou-Ki en a découvert la puissance, mais non sans doute encore toute l’efficience, lorsqu’il n’a plus eu besoin des signes, qui persistèrent quelque temps, même après qu’il eut cessé de les construire à la façon des idéogrammes archaïques gravés sur des os, des écailles, des bronzes. Il s’aperçut en effet que les signes, pour s’être substitués aux motifs figuratifs et venir sur des fonds tourmentés, rompaient eux aussi la continuité de l’espace peint et s’opposaient à son unification 45. À terme, ils deviendront ces pelotes pour ainsi dire fusinées, sortes de nébuleuses radioactives qui, se déplaçant de toile en toile, évoluent le plus souvent dans la zone centrale – la partie inférieure dans l’Hommage à Edgar Varèse –,

42. Yann Hendgen, notice sur l’Hommage à Edgard Varèse – 25.1 0.64, dans Françoise Marquet et Yann Hendgen (dir.),

Zao Wou-Ki. 1935-2010, texte de Dominique de Villepin, nouv. éd. augmentée, Paris, Flammarion, 2012, p. 201. 43. Initialement, l’Hommage à Edgar Varèse n’est pas le premier très grand tableau de Zao Wou-Ki : une toile antérieure

de quelques semaines, 29.09.64, avait exactement les mêmes dimensions (255 × 345 cm) avant d’être réduite de 25 cm en 1972 à la demande du collectionneur français qui l’avait acquise trois ans plus tôt (Yann Hendgen, notice sur 29.09.64, ibid., p. 201). Pour une étude d’ensemble des grands formats dans l’œuvre de Zao Wou-Ki, voir Yann Hendgen, « Peindre au-delà des limites », dans Fabrice Hergott [dir.], Zao Wou-Ki, op. cit., p. 33-40. 44. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 112. 45. Ibid., p. 117.

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Zao Wou-Ki, Vent, 1954, huile sur toile, 195 × 87 cm, Paris, Centre Georges-Pompidou, Musée national d’A rt moderne.


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inscrivant ainsi dans le quadrilatère un cinquième point focal, non tant géométrique que géodésique, conformément à la géomancie de l’ancienne Chine 46. C’est au moment, en 1956, où il prend conscience du « problème de la profondeur de l’espace par la conjonction des diverses tonalités 47 » qu’il en arrive à se passer complètement des signes. Ceux-ci, lointains héritiers des traits délinéant les figures, qui prévalurent jusqu’à 1954, supposaient un fond. Dès l’instant où « les signes devinrent des formes », les fonds devinrent espace 48. La peinture de Zao Wou-Ki n’a pas pour autant atteint le palier sur lequel vont se développer les tableaux peints dans la première moitié de la décennie suivante, période dont il dit qu’elle lui a permis de passer d’une « peinture du sentiment » à une « peinture de l’espace 49 ». La peinture de l’espace est marquée par « le tumulte des couleurs et l’enchevêtrement des traces fortement appuyées, comme barbouillées », caractéristiques qui culminent dans les réalisations de l’année 1964 et auxquelles ne sont sans doute pas étrangères des circonstances d’ordre privé (il est déchiré par les inquiétudes que lui donne l’état de santé de May). François Cheng parlera d’une « effervescence convulsive » et dira du « nœud éclaté des traits » qui zèbre la partie inférieure de l’Hommage à Edgar Varèse qu’« au lieu d’être absorbé par le fond, il arrache celui-ci à sa certitude 50 ». Si la subjectivité imprègne toujours la peinture de Zao Wou-Ki, c’est désormais compte tenu de l’existence propre de l’espace chromatique, de son objectalité, à charge pour le peintre d’« être couleur soi-même », pour reprendre une magnifique formule d’Yves Bonnefoy 51 : le pas qui a été franchi au cours de ces années est celui qui voit les couleurs se tendre, se contracter, se dilater, car il s’agit de faire exister l’espace sur une surface, de le faire advenir à partir de la planéité du médium, ce qui est tout un combat. Daniel Abadie parle, à propos de l’Hommage à Edgar Varèse, d’une « mêlée où persistent, dans un espace encore luministe, coups de pinceaux, coulées, empâtements, giclures, raclages dans la pâte 52 ». Se trouve ainsi restitué aux couleurs ce poids de présence sensible que la peinture du sentiment, auparavant, avait oblitéré, sinon même occulté, en privilégiant l’auto-expression, en laissant libre cours à une subjectivité sans contrepartie, sans point d’appui, à la faveur d’une conception solipsiste de l’être au monde 53. Et c’est donc dans les termes les plus exclusivement subjectifs que les couleurs « exprimaient de la colère, de la tranquillité ou de la violence, puis de nouveau le calme 54 », tout se passant comme si les états intérieurs, aussi mouvants, ductiles, plastiques que le sont les couleurs, se projetaient sur la toile en dynamogrammes colorés (ce qui a pu inciter des critiques à rattacher Zao Wou-Ki à l’abstraction lyrique) : « Mon sujet d’inspiration c’était 46. Sur le « pouvoir de confluence » de ce « cinquième Orient », voir Jean Leymarie, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 35, qui le rapporte

à une série de tableaux peints en 1959, alors que Jean Laude décelait la prégnance d’une construction à « quatre orients » dans certains tableaux des années 1953-1954 (Zao Wou-Ki, op. cit., p. 31), et même dès la période figurative (ibid., p. 25-26). 47. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 119. 48. Ibid., p. 105. 49. Ibid., p. 138, ainsi que la citation suivante. 50. François Cheng , dans Jean Leymarie (dir.), Zao Wou-Ki. Peintures, encres de Chine, cat. exp., Paris, galeries nationales

du Grand Palais, ministère de la Culture et de la Communication, 1981, non pag. Le texte a été repris et complété sous le titre « Par-delà l’Est et l’Ouest », dans Daniel Abadie (dir.), Zao Wou-Ki, cat. exp., Paris, Éd. du Jeu de Paume, 2003, p. 13-21 (p. 18 pour la présente référence). 51. Yves Bonnefoy, « Pour introduire à Zao Wou-Ki », préface à Gérard de Cortanze, Zao Wou-Ki, Paris, La Différence et

Enrico Navarra, 1998, p. 27. 52. Daniel Abadie et Martine Contensou, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 14. 53. Ce solipsisme ressort d’une manière très frappante d’un entretien de Zao Wou-Ki, datant de 1957, publié trois ans

plus tard dans Georges Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, Julliard, 1960, p. 181-188. 54. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 119, ainsi que la citation suivante.

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Zao Wou-Ki, Nous deux, 1957, huile sur toile, 162 × 200 cm, collection particulière.


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FLE F U O S E M Ê M N ’U D , I U O SE N E T DIRE, N I ÈS R T R T I N A R U CE NO LG U F E ..) . M E M G A O C M T- I ET O M N E U R O C E N D (E E R T CEN U A , I URE E I QU R É F N I E I S), T N R U A R P B LA ES L E F F I R G L S I T I Ù A (O R T AR P ES E R N U N Y A O L A B R AY R A P U O S É R É IE R AC É H P I ÉR NT P I E A T L É ’ S S L I VER E L L E QU A L S N DA RT U E M T E



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ma réalité intérieure, exprimée au gré de mon plaisir ou de mon déplaisir par le maniement de toutes les couleurs, devenues entre elles équivalentes. » Équivalentes, elles l’étaient par le coefficient de subjectivité dont elles étaient unilatéralement affectées – en des années, on le sait, difficiles –, sans la distance pulsative entre le sujet et l’objet qui, à travers celui-ci, ouvre à l’altérité, à la défamiliarisation, à l’étrangement, au fait qu’il y a monde, et par là au possible réglage adaptatif des deux rythmes. En d’autres termes, le dilemme que parvient à résoudre la peinture de l’espace, c’est celui d’une expression qui, pour être viable, doit être à la fois celle du sujet et de l’objet, combinant l’expression de soi par le peintre et l’expression du monde, de la nature, en vertu du souffle (qi) qui parcourt l’un et l’autre : « L’homme, cet ensemble parcouru de courants et de souffle, doit instaurer l’harmonie en soi, s’intégrer à l’univers extérieur : tel est l’idéal dont il doit se rapprocher 55. » Six ans après l’Hommage à Edgar Varèse, prenant acte du fait que « Zao Wou-Ki, lui aussi, a quitté le concret56 », Michaux notait aussitôt que « ses tableaux ont avec la nature gardé un air de famille » et que « c’est par la nature que Zao Wou-Ki se meut, se montre, qu’il est abattu, qu’il se ranime, qu’il tombe, qu’il se relève, qu’il est enthousiaste 57 », etc. Zao Wou-Ki et Michaux donnent corps à une notion que François Jullien considère comme celle qui a été la plus anciennement implantée dans la théorie des peintres lettrés, « celle de motif émotionnel, xing , pour dire comment, en réaction aux suggestions du monde, ils “confiaient” leur émotion dans la peinture 58 ». Parvenir à cet équilibre, à cette « harmonie » tant désirée, n’était-ce pas le projet même du peintre à la veille de son embarquement pour la France ? « Mon projet était d’acquérir une technique qui m’aurait permis de faire avec le pinceau ce que je ressentais dans mon corps, d’exprimer par le trait cet espace, cette lumière 59 », et, oui, par là de rester fidèle à ses perceptions, sur les rives du lac de l’Ouest, non loin de l’école des Beaux-Arts de Hangzhou – la plus ancienne des écoles de peinture, fondée sous les Song au xii e siècle –, où il avait fait ses études de 1935 à 1941, puis où il enseigna quelques années : « J’étais fasciné par la multiplicité de l’espace à la surface de l’eau, la légèreté de la lumière ou son épaisseur entre le lac et le ciel. J’ai guetté pendant des heures le passage de l’air sur le calme de l’eau, le souffle du vent qui agite les feuilles des bouleaux et des érables. Il n’y avait, dans ma vision de cet univers, ni pont tarabiscoté, bien qu’il existât, ni feuilles de bambous se détachant nettement sur un fond clair. Ce que je cherchais à voir c’était l’espace, ses étirements et ses contorsions, et l’infinie complexité d’un bleu dans le minuscule reflet d’une feuille sur l’eau 60. » Il y a toutefois cette différence entre le projet et la peinture de l’espace, et même celle du sentiment, que l’une et l’autre avaient abandonné le « trait ». Cet abandon du trait, on peut le dire contemporain de l’entrée de la peinture dans ce qu’il est convenu d’appeler l’« abstraction » : de Vent, qu’il peint en 1954, Zao Wou-Ki 55. Ibid., p. 57. 56. Henri Michaux, « Trajet Zao Wou-Ki », préface à Claude Roy, Zao Wou-Ki, 2 e éd., Paris, Jacques Goldschmidt,

coll. « Le musée de poche », 1970 (1 re éd. Georges Fall, 1957), p. 5, ainsi que la citation suivante. 57. Ibid., p. 6. 58. François Jullien, La grande image n’a pas de forme, ou du non-objet par la peinture, Paris, Seuil, 2003, p. 313, où il renvoie au

traité de Shitao (chap. XVIII). 59. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 37. 60. Ibid., p. 26.

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dit, mieux, qu’il fut son « premier tableau qui ne racontait rien 61 ». Même s’il ne s’est jamais privé de parler d’abstraction – surtout durant les années 1950, où elle triomphait partout, à Paris comme à New York –, il a une réticence manifeste, et qui s’accentuera par la suite, à se considérer lui-même comme un peintre abstrait (attitude qu’il partage avec Michaux). En dépit des liens très amicaux qu’il entretient avec de nombreux artistes qui se sont retrouvés dans les différents courants de l’abstraction – Jean-Paul Riopelle, Maria Helena Vieira da Silva, Pierre Soulages, Hans Hartung , pour ne nommer que ceux-là, parmi tant d’autres –, sa démarche n’est ni informelle, ni tachiste, ni formaliste, ni géométrique, ni expressionniste, ni lyrique, ni spiritualiste, tous courants dont, de part et d’autre de l’Atlantique, des critiques comme Clement Greenberg à New York, Michel Tapié, Charles Estienne et Léon Degand à Paris assurent la défense et la promotion. Il ne rejoint pas non plus la position d’un Hans Arp pour qui, au même moment, il n’y a rien de plus « concret » que la peinture dite « abstraite », dans la mesure où elle met en œuvre une matière qui en appelle à une perception tactilo-optique de ses formes, de ses couleurs, de ses textures 62. Pour Zao Wou-Ki, le passage de la figuration à la non-figuration fut moins une rupture (une solution de continuité) que la résolution d’un problème dans les termes de l’équation qui lui était propre. Et ce problème aura été celui, non de la représentation, justement, mais du rapport entre la figure et le fond. Même pendant sa période figurative, il n’a jamais été question pour lui de « représenter », de « reproduire » quoi que ce soit (autre trait qu’il partage avec Michaux) 63 : cela, c’est ce que lui avait inculqué son éducation, laquelle ne faisait que suivre la pente dans laquelle la peinture s’était engagée après les Song 64. La représentation, c’était encore ce que lui proposait également cet art d’Occident dont il voulait emprunter les moyens techniques, la peinture à l’huile, la couleur, mais non les moyens artistiques, si ceux-ci devaient subordonner à la construction d’un espace perspectif le rapport entre la figure et le fond. C’est pourquoi, parmi les voies qu’explorèrent les peintres modernes qu’il admirait par-dessus tout, dont Henti Matisse, celle de Paul Klee s’imposa progressivement à lui : c’est Klee, dont il avait vu des reproductions dès 1945, à Shanghai 65, et dont il vit les œuvres en 1951, à Berne, c’est Klee, un peintre attentif à la peinture chinoise, qui lui aura permis de rester fidèle à la perspective plate 66 et à la méthode des « rides » (cun) qui « décrivent tout à la fois la forme, la matière, 61. Très exactement : « Ce fut le premier tableau qui ne racontait rien, si ce n’est l’évocation du bruissement des feuilles, ou du

moutonnement de la surface de l’eau au passage de la brise » (ibid., p. 117). 62. Hans Arp, « Un art concret » (extrait de On my Way), dans Gaëtan Picon (dir.), Panorama des idées contemporaines, Paris,

Gallimard, 1957, p. 453-454. 63. Sur son « horreur de la représentation de la nature », voir Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 25. 64. Ibid., p. 27. 65. Zao Wou-Ki, dans Pierre Schneider, Les Dialogues du Louvre, Paris, Adam Biro, 1991, p. 276 (1 re éd. Denoël, 1972). Ce

dialogue a été publié pour la première fois dans la revue Preuves (n o 158, avril 1964, p. 16-22). Auparavant, Zao Wou-Ki a évoqué Cézanne, Renoir, Modigliani et Picasso dont il avait vu des reproductions dans Life, Vogue et dans des publications japonaises (ibid., p. 274). Dans l’essai de Claude Roy, dont la première édition remonte à 1957, Klee n’est pas mentionné parmi les peintres (Picasso, Cézanne, Modigliani, Renoir, Matisse) dont il a vu des reproductions, en particulier dans Life, Harper’s Bazaar, Vogue (Zao Wou-Ki, op. cit., p. 13-15). Klee n’est pas nommé non plus en 1988 dans l’Autoportrait de Zao Wou-Ki, qui retient ces mêmes peintres (sauf Renoir) et y ajoute Chagall (op. cit., p. 31-32, 36, 38). 66. Pierre Boulez, dans l’essai où il a réfléchi sur l’œuvre de Klee du point de vue du travail musical, a mis l’accent sur

les perspectives multiples produites par le déplacement latéral d’un personnage et sur la combinaison de plans horizontaux situés à des niveaux différents et de plans verticaux positionnés de la droite vers la gauche, et en a proposé des équivalents en musique (Le Pays fertile. Paul Klee, texte préparé et présenté par Paule Thévenin, Paris, Gallimard, 1989, p. 55-75).

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l’éclairage et la masse des choses 67 ». Se détachant de ses premiers tâtonnements, il se forgea une manière. En 1948 et 1949 s’accentuent la planéité et la matérialité du fond sur lequel s’enlèvent les motifs figuratifs ; de 1950 à 1953, les figures se réduisent à des indications marquées par des tracés fins qui tendent à se fondre dans une trame chromatique aux tons délicatement nuancés. Ainsi avait-il retenu l’une des leçons de Klee, la « transformation des figures en signes 68  ». Ces signes restent iconiques, et donc figuratifs pour un temps, par exemple dans Entrée au port (1953), mais ne tardent pas à se formaliser, comme dans Peinture, de la même année, préparant la voie aux caractères de Vent. Cette manière à soi ne risquait-elle pas, tournant au procédé, de devenir réellement une « manière », au risque de se voir qualifiée de « Klee affadi 69 » ? Le mot cruel de Léon Degand atteint Zao Wou-Ki de plein fouet. Il a le sentiment de s’être enfermé dans une formule, de s’être rendu prisonnier de la recherche des « sujets » : ports, bateaux, châteaux, églises, places, villages, paysages, des contrées de France et d’Europe qu’il parcourt... « Paysage », voilà un autre mot régulièrement accolé à sa peinture et qu’il récuse encore plus vigoureusement qu’il fera de celui d’« abstraction ». Le mot non seulement renvoie à un « genre » qui a émergé comme tel en Occident au xvi e siècle 70, mais il est appliqué, de ce même côté du monde, à la peinture lettrée de l’ancienne Chine, à celle qui culmine chez les Song du Sud, là où les traités des peintres lettrés inscrivent des réalités tangibles en tension : « montagne-eaux » (shan-shui), le solide et l’aqueux se transformant l’un en l’autre, se diluant, s’intangibilisant, dans l’élan intermédiaire des brumes d’été, des brouillards hivernaux. C’est la raison pour laquelle Zao Wou-Ki ne parle pas de « paysage », mais de « nature 71 », terme qui lui aurait été suggéré par Michaux. Là où le paysage, procédant d’une découpe de l’espace par le regard 72, construit pour la donner à voir une nature naturée, peindre-écrire (un même mot, en chinois, hua) le complexe « eaux-et-montagnes » induit une immersion participante dans les flux d’une nature naturante. Conciliation harmonieuse du sujet et de l’objet : le peintre et son « lecteur » à sa suite, dont le regard est relayé par les personnages qui y figurent, se promènent dans le tableau, s’y déplacent en suivant le fin tracé zigzagant qui défie les reliefs et les creux 73. C’est là, déjà, une manière de temporaliser la peinture, et Pierre Schneider est tout à fait fondé à voir dans l’Hommage à Edgar Varèse (compositeur dont, on l’a vu, la démarche est symétriquement inverse) « l’aveu du rôle capital joué par le plus temporel des arts » dans la peinture de Zao Wou-Ki 74. Trois ans plus tard, Zao Wou-Ki déclarera dans un entretien : « J’aime que l’on se promène dans mes toiles comme je m’y promène 67. Pierre Ryckmans, commentaire du chapitre IX de Shitao, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, trad. et

commentaire de Pierre Ryckmans, Paris, Hermann, 1984, p. 78. 68. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 103. 69. Formule de Léon Degand citée ibid., p. 104. 70. Voir l’article devenu classique d’Ernst H. Gombrich, « La théorie artistique de la Renaissance et l’essor du paysage »

(1953), L’Écologie des images, trad. Alain Lévêque, Paris, Flammarion, 1983, p. 15-43. 71. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 81. 72. Voir Georg Simmel, « Philosophie du paysage » (1913), La Tragédie de la culture, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel,

Paris, Rivages, 1988, p. 231-245. 73. Sur ces « voyages » à l’intérieur du tableau, voir Zao Wou-Ki, dans Roger Lesgards (dir.), Zao Wou-Ki. Couleurs et mots,

entretiens réalisés, réunis et présentés par Roger Lesgards, éd. réactualisée et augmentée, Paris, Le Cherche-midi, 2013 (1 re éd. 1998), p. 14 (« “Destination : Montparnasse” », entretien avec Claude Martin et Roger Lesgards). 74. Pierre Schneider, « Au fil de Zao Wou-Ki », dans Daniel Abadie (dir), Zao Wou-Ki, op. cit., p. 30.

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Zao Wou-Ki, Composition, 1951-1952, huile sur toile, 89 × 115 cm, The Art Institute of Chicago, gift of James W. Alsdorf.


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moi-même 75. » Là encore, fidélité, par les moyens techniques qui sont ceux de la peinture occidentale (les couleurs de la peinture à l’huile sur des surfaces dressées à la verticale), à l’un des principes fondateurs de la peinture à l’encre monochrome sur des rouleaux qui, une fois sortis des armoires où ils sont conservés, sont progressivement déroulés. Et, là encore (comme la « nature », comme la résolution de l’opposition entre figure et fond, comme les rapports chromatiques), l’une des bases des travaux à venir. Tant il est vrai que son œuvre n’a pas progressé par ruptures et reniements, mais a crû tel un arbre dont les anneaux de l’aubier révèlent les phases successives par lesquelles il a passé. Dans sa peinture post-figurative, chacun, certes, sera libre de voir les « éléments », de percevoir, par exemple, dans l’Hommage à Edgar Varèse, un « ciel » et même « une sorte de gros volcan éteint, aux pentes recouvertes d’un doux herbage bleuté 76 » – lecture qu’encourageaient les titres de beaucoup de tableaux peints après Vent, comme L’Incendie (19541955), Avant l’orage (1955), Foule noire (1955), Montagne déchirée (1955-1956), La nuit remue (1956), Mistral (1957)... Après l’abandon de titres référentiels, Zao Wou-Ki se montrera aussi libéral que Michaux, réduit à quia lorsqu’on lui assurait voir dans tel de ses Mouvements ou dans ses grandes encres « sans titre » une « bataille », une « retraite », une « noyade », voire une « mêlée amoureuse 77 », lui qui avouait n’avoir « jamais pu lire quoi que ce soit dans un “Rorschach” 78 ». De la même façon, Zao Wou-Ki « laisse l’amateur de peinture libre de choisir son interprétation » et ne veut rien lui imposer 79. En 1952, Michaux avait parfaitement perçu la singularité de ce que faisait alors Zao Wou-Ki : « Les traits fins de son dessin en zig-zag, confondant multiplement les buissons, les barques et les hommes, semblent avoir été tracés derrière la trame d’un rideau80. » C’est ce rideau qu’il convenait non de déchirer, mais de traiter pour dissoudre davantage le rapport des figures et du fond : approcher au plus près la source énergétique qui alimente les apparences aspectuelles, faire monter le fond de manière que se résorbe l’opposition qui le différenciait de la figure – fût-ce en passant par ce succédané que furent, un moment, les signes scripturaux et leurs avatars –, et le laisser ainsi se déployer dans le registre non figuratif des masses chromatiques et des intonations que leur imprime le geste du poignet maniant le pinceau. Sur ce versant du monde, où prévalaient les couleurs de la peinture à l’huile, la disparition des figures était seule à même de rétablir l’intense circulation qui, sur l’autre versant du monde, les reliait nativement au fond. Un paradoxe que pourrait résumer cette remarque d’Yves Bonnefoy : « Figuratif, Zao Wou-Ki le demeure. Simplement est-il le figuratif des forces que l’esprit averti perçoit sous le fugace des choses81. »

75. Zao Wou-Ki, entretien avec Jean-Dominique Rey publié dans Le Jardin des arts (1967), cité dans Jean Leymarie,

Zao Wou-Ki, op. cit., p. 40. 76. José Frèches, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 60. Melissa Walt voit dans cette masse bleue une « forme montagneuse résiduelle »

(« Zao Wou-Ki et l’avant-garde américaine », dans Fabrice Hergott [dir.], Zao Wou-Ki, op. cit., p. 48). 77. Henri Michaux à Jean-Dominique Rey, « L’expérience des signes. Entretien avec Henri Michaux », texte reproduit

dans Jean-Michel Maulpoix (dir.), Henri Michaux. Peindre, composer, écrire, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale de France/ Gallimard, 1999, p. 212. L’entretien date du 29 février 1972. 78. Henri Michaux, « [Faut-il vraiment une déclaration ?] » (1959), Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1030. 79. Zao Wou-Ki, dans Roger Lesgards (dir.), Zao Wou-Ki. Couleurs et mots, op. cit., p. 76 (« “Tu dis si peu ce qui te meut,

ce qui t’émeut” », entretien avec Agnès Varda et Roger Lesgards). 80. Henri Michaux, texte écrit pour l’exposition Zao Wou-Ki à la Caddy-Birch Gallery, New York (5 novembre-6 décembre

1952), Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1016. Jean Leymarie décrit en des termes très justes la ligne « incisive et sinueuse » qui se fraie un chemin sur la « surface colorée à minceur d’aquarelle qui réagit non comme un fond neutre et uni mais comme un champ vibratoire » (Zao Wou-Ki, op. cit., p. 24). 81. Yves Bonnefoy, « Pour introduire à Zao Wou-Ki », op. cit., p. 28.

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Vide et silence entre Chine ancienne et modernité occidentale À cette rapide remontée dans la peinture de Zao Wou-Ki, quelque chose manque encore, sur quoi il aura beaucoup insisté, et ses savants exégètes à sa suite : le vide (xu), qui agit aussi bien dans la poésie et la musique que dans la peinture 82. Pour la pensée chinoise, le vide ne se définit pas passivement comme un état, une stase, il ne se définit pas privativement par l’absence, la négation, le manque, comme en Occident : en tant qu’il « procède de l’évidement du plein comme le plein se trouve, en retour, évasé par le vide 83 », il est un « facteur opérant84 ». Sans doute cet opérateur est-il présent dans la peinture telle que Zao Wou-Ki la pratique depuis ses débuts parisiens : il conditionne l’économie des échanges entre figure et fond telle qu’il la conçoit alors, à travers la notion même de souffle, le quatrième des mots par lesquels il résumera, bien plus tard, sa recherche (les trois autres étant « espace », « lumière » et « mouvement ») 85 . Mais le vide est là un agent invisible, une latence que le médium si couvrant de l’huile peut étouffer sous le « film impénétrable 86 » dont il enveloppe les formes, là où le pinceau plus ou moins chargé d’encre fait jouer le fond dans les figures. Si Jean Leymarie voit le vide opérer dès Vent, c’est, significativement, parce que, dans ce tableau inaugural qui a le format d’une stèle, les caractères s’enlèvent « sur le vide immense du champ pictural traité par demi-teintes et transparences dans une tonalité presque monochrome à base de gris et de brun relevé d’un peu de jaune 87 ». Significatif, ce commentaire l’est en ce qu’il repose sur l’évidence perceptuelle attachée à cette vaste plage au coloris atténué, la seule tension étant le fait de l’irruption des caractères comme nimbés d’une aura de foudre. On ne peut que donner raison à Leymarie lorsqu’il soutient que le vide ne saurait être confondu avec la gamme restreinte ou les parties en réserve auxquelles la peinture s’ouvre volontiers depuis l’impressionnisme et que, « pour Zao Wou-Ki, le vide est une surface plénière exigeant une matière plus complexe et plus travaillée que les autres parties ». Reste que, très longtemps, le vide sera pris dans des tensions maximales avec les zones avoisinantes, même lorsque les signes auront disparu, ce que Leymarie reconnaît lorsqu’il observe que « la grâce méditative des débuts [à partir de Vent] se mue en mouvement passionnel 88 ». Zao Wou-Ki est alors entré dans ce qu’il appellera une « peinture du sentiment ». Cette modalité turbulente se maintient dans la « peinture de l’espace », qui la porte à un niveau agonistique tel que c’est l’espace coloré tout entier qui semble se convulser : l’Hommage à Edgar Varèse, dans lequel « le nœud éclaté des traits, au lieu d’être absorbé par le 82. Voir François Cheng , Vide et Plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1979, p. 22-23. L’auteur y rapporte cette

formule remarquable du Huainanzi : « Le Sans-Forme, c’est l’ancêtre fondateur des êtres, comme le Sans-Note est l’ascendant des résonances. » 83. François Jullien, La grande image n’a pas de forme, op. cit., p. 131. 84. Ibid., p. 133. 85. Zao Wou-Ki, dans Roger Lesgards (dir.), Zao Wou-Ki. Couleurs et mots, op. cit., p. 90 (« Désirs d’espace », entretien avec

Bernard Noël et Roger Lesgards). 86. Yves Bonnefoy, « Pour introduire à Zao Wou-Ki », op. cit., p. 24. 87. Jean Leymarie, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 29, ainsi que la citation suivante. 88. Ibid., p. 31. Même observation déjà chez Jean Laude : « La tonalité méditative qui régnait dans les toiles antérieures

s’assombrit et cède parfois la place à une intensité dramatique » (Zao Wou-Ki, op. cit., p. 31).

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ÉES S S O R B ES É N Î A R T  » S S T E G N R A A R U G L ICI, L U F   « S ( T I A R . T U A LÀ, E C PIN U D ) , C S E R U DON L U O C , , S S E R T T U E E EL T AILL T U O , G S E R E U D L S E GIC C I D N I N ’ D O S T E N D E, R A U TA D N I E E É P R E U D D E LA S N L ’A C T A D É T I V I T A CES N A OPÉR É S S E U E G C N N O E L G S L E D FU F E : L I VA A R T AU E E C D N I P E D P U T E O S R U DU C TE N E L S E DA N S L T E M E N TS PÂ LES EM LE I U H ’ L DE



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fond, arrache celui-ci à sa certitude 89  », en est justement un exemple inoubliable, avec ses dynamiques tonales déchirantes, ses écarts abyssaux. On pense (mais comparaison n’est pas raison) à la façon dont Déserts, dans la troisième interpolation de sons organisés, fait entendre un long cri qui, parvenu à son paroxysme, se fait silence. Un vide plus serein, comme apaisé, se fait jour ici et là, lorsque les rapports chromatiques entrent dans une sorte d’eurythmie, à la fin des années 1950 (par exemple, 25.08.60), période que l’on a pu qualifier de « plus aérienne 90  » que la précédente, et à la fin de la décennie suivante (par exemple, 8.1 .69). Viendra le moment où Zao Wou-Ki, ne pouvant plus s’accorder aux lenteurs de l’huile et, dans des circonstances (la dégradation de l’état de santé de May) semblables à celles qui, en 1948, avaient conduit Michaux à immerger son chagrin dans les noyades de l’aquarelle, renouera avec la technique millénaire des encres sur papier 91. Le vide ne s’épanouira véritablement qu’à partir de 1972, notamment dans 10.9.72 – En mémoire de May, tableau dont le format (un rectangle très allongé de 200 × 525 cm) permet de déployer la portée méditative dans une pulsation de large amplitude chromatique qui exclut toute violence. D’un format comparable, le vaste triptyque de 1991 en hommage à Monet (200 × 486 cm) synthétisera l’interpénétration des deux traditions, en dotant le vide moderniste des impressionnistes de sa valence taoïste. Quel est l’effet de ce vide non plus latent, mais manifeste, non plus violemment contrastif, mais eurythmique, sinon de désaturer l’espace coloré ? D’introduire du silence dans « la violence et le bruit » dont le peintre dira qu’au cours des années où la peinture du sentiment avait cédé la place à la peinture de l’espace, ils l’attiraient plus que le silence, alors qu’il « n’avai[t] pas encore découvert l’extrême difficulté de peindre le vide 92 ». « Peindre le vide », c’est le donner à voir sous la modalité non plus du regret ou de l’espoir, qui le fragilisent, mais d’une alternance vitale par laquelle les masses colorées respirent, battent au lieu de se battre entre elles. Mais le peindre ainsi, c’est aussi, comme Zao Wou-Ki le souligne, le faire entendre. Si la musique a ceci de commun avec la peinture, celle du moins qu’il en est venu à faire, qu’« elle n’engendre pas de représentation 93 », c’est bien par le silence, le vide, qu’elles se rejoignent : « En musique, quand il y a trop de notes, il faut un peu de silence. De même en peinture, la toile ne doit pas être saturée. » En 1957, déjà, il disait à Claude Roy vouloir réaliser ce que Laozi disait de la peinture dans le Livre de la voie et de la vertu (Daode jing), soit, selon sa propre traduction : « Grand Génie mûrit tard / Grande musique peu de notes / Grande peinture sans image 94. » Appréhendé à partir de la peinture de Zao Wou-Ki, le rapport entre le geste qui l’a conduit à peindre l’Hommage à Edgar Varèse en 1964 et l’œuvre du compositeur, qui mourra un an plus tard, entrecroise deux histoires, celle de son parcours de peintre et celle de ses liens avec la musique. Dans chacune de ces deux histoires, les déterminations profondes venues de sa culture d’origine comptent tout autant que l’environnement artistique au sein duquel son propre parcours prend place dans le Paris des années 1950 et du début des années 1960. Le moment était favorable : examinant le tropisme 89. François Cheng, dans Jean Leymarie (dir.), Zao Wou-Ki, op. cit., non pag. (« Par-delà l’Est et l’Ouest », op. cit., p. 18-19). 90. Ibid. (« Par-delà l’Est et l’Ouest », op. cit., p. 18). 91. Zao Wou-Ki, Autoportrait, op. cit., p. 154 et 161-169. 92. Ibid., p. 138. 93. Zao Wou-Ki, dans Roger Lesgards (dir.), Zao Wou-Ki. Couleurs et mots, op. cit., p. 76, ainsi que la citation suivante

(« “Tu dis si peu ce qui te meut, ce qui t’émeut” », entretien avec Agnès Varda et Roger Lesgards). 94. Zao Wou-Ki, propos rapporté dans Claude Roy, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 72.

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© Courtesy Artcurial SAS © Adagp, Paris, 2021

Zao Wou-Ki, 25.08.60, huile sur toile, 22 × 27 cm, collection Winter (anciennement collection Jean Leymarie).


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chinois de la peinture à partir du moment où elle s’est émancipée de la perspective, puis de la figuration, François Jullien attire notre attention sur le fait que le peintre moderne « veut rendre l’espace à sa disponibilité première en le concevant comme une puissance infinie d’engendrer plans et vecteurs, y favorisant les co-présences par une libre circulation du regard ainsi qu’en déployant systématiquement les axes et les virtualités 95 », si bien que la peinture moderne aura fini par rejoindre « la conception si communément développée par la pensée lettrée, selon laquelle la peinture est un processus du même ordre que le grand procès du monde 96 ». Alors que Zao Wou-Ki avait abandonné la figuration, sa sensibilité à la musique, tôt cultivée, ne pouvait que le rendre disponible aux propositions les plus nouvelles avancées par les compositeurs joués au Domaine musical. « Comment va Paris ? Se dodécanise-t-il à toute allure ? », demandait alors Francis Poulenc à Henri Sauguet 97 . Or, dans les années 1950, même ceux des compositeurs qui se réclament de l’École de Vienne étendent le principe de la série à d’autres paramètres que la succession des notes, comme le timbre et la durée. Cette extension des procédures compositionnelles s’accompagne de tout un travail sur la matérialité du son 98. Il est manifeste, en dehors de la mouvance sérialiste, aussi bien du côté de John Cage avec son piano préparé que du côté de la musique concrète, autour de Pierre Henry et de Pierre Schaeffer 99. Qu’en est-il alors du rapport de la peinture de Zao Wou-Ki à la musique ? Jean Laude est le premier, et à vrai dire le seul, à avoir su très clairement poser le problème : il n’a pas cherché « à affirmer que la pratique et l’audition musicale influencèrent sa peinture, mais à désigner les lieux où les partis, pris à l’endroit du traitement des matériaux sonores et picturaux, relèvent d’une semblable attitude, où s’effectue un change dans toute l’étendue du champ culturel 100 ». Décrivant l’entrée de la peinture de Zao Wou-Ki dans l’abstraction comme le résultat d’une « intégration plus complète de l’élément-ligne à l’événement lumineux et spatial », Jean Laude la met en rapport avec la problématique centrale de l’ordre et du désordre telle qu’elle se manifeste dans les œuvres données au Domaine musical, et non dans la réception projective qui peut en être faite (selon le modèle théorisé par Umberto Eco dans L’Œuvre ouverte) 101. Son analyse exonère ce rapport des modèles ordinairement avancés : inspiration venue d’une source extérieure, recherche de correspondances symboliques ou subordination aux structures formelles de la composition musicale. Selon lui, le rapport est à chercher « dans le traitement des unités sonores, dans l’élargissement de la note au son, du son au bruit ». Une des principales caractéristiques de la musique 95. François Jullien, La grande image n’a pas de forme, op. cit., p. 226. 96. Ibid., p. 348. 97. Francis Poulenc, lettre du 28 janvier 1954, Correspondance 1910-1963, réunie, choisie, présentée et annotée par Myriam

Chimènes, Paris, Fayard, 1994, p. 782. 98. Boulez lui-même, dans son moment de sérialisme intégral, nourrissait de fortes réserves à l’égard du travail de

Varèse, trop centré sur le rythme, et il ne commença à se montrer sensible aux préoccupations de son aîné qu’à partir du moment, en 1957, où il admit la primauté de l’« évidence sonore » (Jesus Aguila, Le Domaine musical, op. cit., p. 196). 99. C’est à l’invitation de Pierre Schaeffer que Varèse s’est rendu à Paris en 1954 pour bénéficier des moyens techniques

du centre de recherches de la RTF (Fernand Ouellette, Edgar Varèse, op. cit., p. 193-194). 100. Jean Laude, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 31. Que ce soit l’occasion de dire tout le bénéfice que l’on retire toujours de

la lecture des ouvrages et articles de ce grand critique et historien d’art. On ne peut que saluer la publication récente qui réunit pour la première fois tous ses articles (Écrits sur l’art, textes réunis sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac et Jean-Louis Paudrat, Dijon, Les presses du réel, 2019). Son livre sur Zao Wou-Ki, première monographie consacrée à ce peintre, demeure irremplaçable. 101. Ibid., p. 30, ainsi que la citation suivante.

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contemporaine en ces années-là réside effectivement dans l’élargissement considérable des possibilités d’usage des instruments au moment de l’exécution, depuis leurs modes d’attaque jusqu’à leur aspect visuel, et dans l’élargissement concomitant de l’instrumentarium non seulement à des instruments non occidentaux, mais à des modes orientaux. « Il s’ensuit, poursuit Laude, que la perception de l’interprète – qui lit le texte musical – et celle de l’auditeur ne sont plus de l’ordre analytique – mais globale. Introduisant les différences au sein du Même, la variation continue et généralisée exclut tout effet répétitif, tout effet de mémoire 102. » De même qu’il est aussi difficile de décrire de mémoire l’Hommage à Edgar Varèse que de chantonner Déserts ou le Poème électronique, Zao Wou-Ki, qui n’a jamais oublié ce que les vieux traités enseignaient de l’art du pinceau 103, donnera de plus en plus d’importance au geste au fur et à mesure que s’étendra le champ à couvrir. C’est donc dans les toiles peintes depuis le début des années 1960 que se seront manifestées les homologies entre l’état de la recherche entreprise par Zao Wou-Ki et les développements que Varèse avait donnés à la spatialité du matériau sonore. Sans doute les « oppositions de plans et de volumes » que Boulez relevait dans les parties instrumentales de Déserts, les écarts extrêmes d’intensité et les intervalles non réglés entre les hauteurs ainsi que les dynamiques et les tensions qui en résultent, la matérialité brute, sauvage des sons organisés, la stupéfiante culmination d’un cri dans le silence prennent-ils alors tout leur sens pour le peintre, de même que la manière dont les sons du Poème électronique produisent une sorte d’all-over sonore qui n’a plus pour support la planéité d’un champ (celui de l’orchestre sur la scène), mais le volume d’un espace enveloppant... Dans le même espace pictural, les gestes du pinceau venus de la tradition la plus ancienne sont ceux de la modernité la plus audacieuse. Du même coup, se découvre la portée réflexive de l’acte de reconnaissance qui est constitutif de l’hommage. Ce que le tableau nous rappelle, c’est la double résonance du « trajet Zao Wou-Ki » (titre de l’avant-dernier texte de Michaux sur le peintre) : comment un peintre chinois issu d’une très ancienne famille de lettrés et que sa première éducation avait initié aux arts traditionnels s’était épris « là-bas » de l’art moderne occidental, en particulier des peintres français, puis qui, s’étant installé « ici », à Paris, en était venu, loin des « chinoiseries » qui étaient sa hantise, à se réapproprier à la faveur de sa recherche les principes fondateurs de la peinture lettrée, non pas en réempruntant les voies et moyens que celle-ci mettait en œuvre, mais en adoptant les couleurs de la peinture à l’huile et bientôt les grands formats dans une démarche absolument singulière. Se situant « par-delà l’Est et l’Ouest », selon la formule de François Cheng , il n’aurait pu que souscrire à ce propos d’A ndré Masson, dans lequel Simon Leys voyait « l’une des meilleures descriptions du qi » : « La grande peinture est une peinture où les intervalles sont chargés d’autant d’énergie que les figures qui les déterminent 104. »

102. Ibid., p. 31. 103. Pour le primat du pinceau (et de sa tenue) sur l’encre, et de l’exécution sur l’invention, voir Shitao, Les Propos sur

la peinture du moine Citrouille-amère, op. cit., chap. V. 104. Propos rapporté par Daniel-Henry Kahnweiler, Juan Gris, Paris Gallimard, 1946, p. 188, cité dans Simon Leys, « Poésie

et peinture. Aspects de l’esthétique chinoise classique », La Forêt en feu. Essais sur la culture et la politique chinoises, Paris, Hermann, 1983, p. 30.

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Les auteurs de l’ombre PA R P I E R R E N O U A L I L L U S T R AT I O N A D E L I N E S C H Ö N E P O U R N O T O

T E L É C R I VA I N CO N N U A-T- I L CO M M I S TO U S S E S L I V R E S  ? T E L P E I N T R E C É L È B R E A-T- I L B RO S S É TO U T E S L E S TO I L E S Q U ’ I L A S I G N É E S  ? D E R R I È R E L A LU M I È R E Q U I AU R É O L E C E RTA I N S N O M S S E C AC H E U N E R É A L I T É P LU S O B S C U R E : D E S A RT I ST E S Q U I P RO D U I S E N T P O U R AU T R U I . U N E É T R A N G E P RO F E S S I O N , M É CO N N U E E T M A L A I M É E , Q U I N O U S I N T E R RO G E S U R L E S R A P P O RT S D E D O M I N AT I O N E T D E S U B O R D I N AT I O N DA N S L A C R É AT I O N .

« Je suis un nègre. Quelqu’un qu’on paie pour écrire ce que les autres signent. Dans le dictionnaire, le mot figure entre négociation et neige. Après le commerce, mais avant la blancheur immaculée. Moins implacable que celui-là, mais plus noir que celle-ci. En somme, un difficile compromis entre le pur et l’impur. [...] Faisons court : le métier de nègre consiste à donner des idées aux cons et à fournir un style aux impuissants 1. » C’est en ces mots que l’auteur de La Machine à écrire et collaborateur littéraire Bruno Tessarech a décrit la profession de « nègre littéraire ». Une activité mal aimée et peu connue qui, derrière l’opulence des premières de couverture des livres, ces « biens essentiels » d’un autre monde 2, cache une plus triste réalité des maisons d’édition : celle des « travailleurs de l’écrit » qui évoluent, depuis toujours, dans l’ombre de ceux dont ils narrent les mots et qui les signent à leur place. Il est vrai que, avec le romantisme du xix e siècle, la conscience de l’identité de l’auteur, à savoir l’authenticité qui fait qu’un auteur est un auteur, s’est peu à peu imposée. Et, cette sacralisation de l’écrivain n’est pas anodine, dans la mesure où c’est à la même époque que la notion de propriété littéraire a pris son essor face à l’éclosion

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d’un nouveau genre, le feuilleton, dont les épisodes nécessitaient une production intensive de la part d’auteurs qui n’ont pas hésité à recourir à de multiples « petites mains » pour maintenir le flux des nombreux quotidiens. En ce sens, le xx e siècle a favorisé la reconnaissance à l’auteur d’un véritable droit, destiné à protéger le lien intime qui l’unit à son œuvre 3. Pourtant, la pratique ne s’est pas tarie, et qu’importe que le mythe de l’écrivain solitaire soit entretenu par les éditeurs, ceux-ci n’hésitent plus à capitaliser sur des « signatures » dont les écrits biographiques ou historiques sont en réalité produits par d’autres. Quel est alors le monstre horrifiant à tête de Méduse qui se cache derrière ces « auteurs de l’ombre » ?

Du nègre littéraire au prête-plume Il est toujours possible de rappeler la définition énoncée par un dictionnaire, mais un mot ne s’y arrête pas : il est

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porteur d’images, de concepts et de non-dits. Au xviii e siècle, les termes d’« écrivain à gage » ou de « teinturier » étaient fréquemment usités par les spécialistes de l’édition 4 . L’expression de « nègre » n’a donc été impulsée qu’avec la publication, en 1845, du pamphlet d’Eugène de Mirecourt Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas & Cie 5, qui accusait Dumas père d’avoir fait écrire ses œuvres par d’autres, dont Auguste Maquet – ce dernier ne put faire reconnaître sa paternité, mais obtint des droits d’auteur au terme d’un procès-fleuve 6. À l’époque, le Trésor de la langue française pouvait définir le nègre comme l’« auxiliaire qui prépare le travail de quelqu’un », la « personne anonyme qui rédige pour une personnalité, qui compose les ouvrages d’un auteur connu », tandis que pour le septième Dictionnaire de l’Académie française, « il se dit, en langage d’atelier, d’un auxiliaire qu’on emploie pour préparer un travail, pour en exécuter la partie en quelque sorte mécanique ». En effet, c’est de la fonction servile de l’esclavage, dans laquelle la personne exploitée n’a droit à aucune reconnaissance 7, que découle le sens de celui qui effectue le travail d’un commanditaire s’en attribuant le profit. L’expression s’est durablement inscrite dans la croyance populaire, mais s’est chargée, avec le temps, d’une lourde connotation négative et raciste. L’emploi de guillemets et l’ajout de l’adjectif littéraire ont tenté d’amoindrir sa portée, mais l’expression continue de déranger. Au début des années 2010, les professionnels de l’édition lui ont même préféré le terme de « métis » – un noir mélangé de blanc –, maintenant, en toute connaissance de cause, une image peu flatteuse 8. Ce n’est qu’en 2017, sous l’action de Louis-Georges Tin et de Nelly Buffon, qu’une tribune a milité pour que le terme de nègre soit définitivement remplacé dans le Dictionnaire de l’Académie française 9. Face à l’effervescence médiatique engendrée, une recommandation de la Commission d’enrichissement de la langue française a précisé que « le terme “nègre (littéraire)” est inapproprié pour désigner la fonction ou le métier d’écrivain de substitution, il est proposé, après consultation des membres de la Commission d’enrichissement de la langue française, d’employer le terme “prête-plume”, notamment utilisé en Amérique du Nord, ou

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encore, en fonction des contextes, les termes “auteur ou écrivain ou plume cachée”, voire “auteur ou écrivain ou plume de l’ombre”10 ». Toutefois, un courrier du ministère de la Culture à l’attention du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) a rappelé qu’il ne s’agissait que d’une recommandation, car, en l’absence d’une poursuite de l’examen du terme par la commission et d’une publication au sein du Journal officiel de la République française, aucune contrainte ne pèse sur l’emploi de ces expressions. La préférence pour l’une ou l’autre relève de l’éthique ou de la déontologie, c’est selon, de chacun, même si, pour le collaborateur littéraire Bernard Fillaire, le terme « nègre » rend compte d’une certaine réalité, car les nègres littéraires « font une œuvre de A à Z, ils deviennent l’ami, le confident de “l’auteur” du livre, mais une fois publié, ils n’existent plus. C’est une forme d’exploitation 11 ». Cette situation toute française n’en est que plus surprenante, étant donné que les pays anglo-saxons ne parlent que de ghost writer (« écrivain fantôme ») ou de rewriter (« rédacteur-réviseur »), ayant l’avantage de contourner les critiques de la société du xxi e siècle 12 – le film The Ghost Writer a d’ailleurs été distribué en France sous son titre original 13. Certes, le terme de « prêteplume » est aujourd’hui plus facilement utilisé, mais il ne faut pas oublier que celui de « plume » est depuis longtemps appliqué aux personnes qui écrivent les discours des personnalités politiques 14. De surcroît, le terme ne doit pas être confondu avec celui d’« écrivain public », qui désigne « une personne qui rédige des lettres, des actes, pour ceux qui ne savent pas écrire ou qui maîtrisent mal l’écrit 15 » et doit donc aider « ses clients à formuler leurs pensées par écrit, de façon claire et significative, tant sur le plan de la forme que du fond 16 ». Le Syndicat national des prestataires et conseils en écriture va même jusqu’à estimer que « le terme générique de prestataire et conseil en écriture [doit] désigne[r] les écrivains publics, écrivains conseils®, biographes, écrivains privés, écrivains de famille, conseils en communication écrite, concepteurs et animateurs d’ateliers d’écriture, correcteurs, rewriters... et autres professions connexes 17  ». Cette diversité des mots n’est que le corollaire d’une multiplicité des formes.

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Des formes variées À la fin des années 2000, une enquête réalisée par la journaliste Anne-Sophie Demonchy a révélé que près d’un cinquième des livres publiés à l’époque étaient écrits par des auteurs fantômes 18, tandis que la réalisatrice du documentaire Les Nègres, l’écriture en douce (Canal+, 2010), Armelle Brusq, estimait que près d’un tiers des écrits avaient une « paternité peu claire ». Ces chiffres ont marqué les esprits, d’autant qu’ils ont été suivis par les révélations de plusieurs auteurs qui exerçaient cette activité, à l’instar d’Éric Dumoulin, de Dan Franck ou de Catherine Siguret 19. Or, derrière ces apparentes confidences romanesques, l’histoire des auteurs de l’ombre n’était pas inconnue, le cas le plus célèbre étant assurément celui d’Auguste Maquet et d’A lexandre Dumas père, le premier rédigeant une mouture initiale, parfois réécrite par le second 20. Force est de reconnaître que la République des lettres à la française serait tenue à l’écart de cette pratique, à la différence des États-Unis, où quelques grands auteurs n’hésitent pas à s’en vanter publiquement, à l’image du romancier James Patterson, qui n’hésite pas à employer « une vingtaine de personnes capables d’écrire chapitres courts et phrases concises en un temps record21 » pour s’assurer de ne proposer que des best-sellers en librairies. Cette spécificité nationale s’explique en partie par le fait que les suspicions se portent généralement vers d’autres types d’écrits, notamment ceux des célébrités ou des hommes politiques. Comme l’affirmait l’éditeur Jean-Claude Gawsewitch : « 80 % [des politiques] ne rédigent pas eux-mêmes leurs ouvrages [...]. C’est un problème de temps et de talent, beaucoup ne savent d’ailleurs pas vraiment écrire 22. » En effet, « comment imaginer que Jack Lang ait pu avoir le temps de rédiger trois biographies (François I er, Laurent le Magnifique et Nelson Mandela) et Juppé, un Montesquieu sans “collaborateurs” 23 » ? Un procédé d’écriture que l’on retrouve également à propos des écrits des stars de la chanson, du cinéma, du sport ou de la téléréalité et, de manière plus inattendue, dans l’édition des ouvrages culinaires – comme l’avait révélé en 2012 la ghost writer états-unienne Julia Moskin 24 –, dans la littérature

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érotique ou les « romans de gare », dont la fréquence des publications laisse rêveur. En revanche, il paraît plus surprenant que cette pratique puisse toucher le monde de la recherche – celle-ci n’est plus taboue, et l’on sait que certaines publications scientifiques à destination de la recherche médicale ou pharmaceutique sont signées d’universitaires qui n’en sont pas les auteurs 25. Le doute règne également sur les essais de « grands » intellectuels, alors même que la rédaction de certains cours ou conférences dispensés à l’université ou dans des instituts de science politique (et d’autres domaines) est parfois déléguée à des subalternes de la recherche. Plus dramatique est certainement l’apparition de prêteplumes qui permettent aux étudiants paresseux d’écrire à leur place mémoires et autres thèses 26 , non sans remettre en question la formation, si décriée, des futurs enseignants-chercheurs.

Artistes en devenir Si le monde littéraire demeure la terre d’élection de ces auteurs invisibles, la pratique touche bien d’autres matières. Pour n’en prendre qu’un exemple topique, il faut se pencher sur la création plastique et graphique. Auréolés de succès à la fin de leur vie, Raphaël, Jacques-Louis David et tant d’autres avaient des carnets de commandes à honorer et ont pris sous leur aile de nombreux artistes afin d’être secondés, ainsi que le résume la sociologue Séverine Sofio : « Dans les petits ateliers où les élèves sont peu nombreux, ces derniers sont d’abord cantonnés aux tâches “ingrates” considérées comme formatrices, puis ils gagnent progressivement en responsabilités, passant du rang d’apprentis à celui d’assistants, jusqu’à devenir de véritables compagnons de travail dont la présence est nécessaire à l’atelier, pour encadrer les élèves, recevoir les visiteurs (qui peuvent être nombreux, selon la notoriété du maître), avancer la réalisation des toiles en cours ou assurer les commandes de copies d’œuvres du maître 27. » Cette idée a été actualisée par Andy Warhol et sa célèbre Factory new-yorkaise, et, de nos jours, des artistes tels Olafur Eliasson et Jeff Koons disposent d’immenses ateliers où se répartissent des dizaines d’« assistants » chargés

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de participer à leurs grandes œuvres, allant à l’encontre de l’image, fixée au xixe siècle, de l’artiste seul devant son chevalet ; et que dire des graveurs réalisant dans l’ombre des estampes pour autrui 28 ! Ces petites mains sont les grandes oubliées de l’histoire de l’art, peut-être parce que la pratique a été davantage acceptée eu égard à la formation qu’elle offrait aux jeunes apprentis, ce que l’on retrouve de manière plus criante dans les métiers d’art, où les artistes s’effacent encore plus derrière les objets produits. Être « auteur de l’ombre » relèverait alors bien d’une étrange profession. Bruno Tessarech s’étonne : « Il est assez étrange de prendre la place de quelqu’un d’autre pour faire un travail en dissimulant son propre nom. C’est une réponse un peu triviale, mais qui ne manque pas de bon sens. Il faut donc avoir une empathie, une sympathie, une connivence, un intérêt quelconque pour la personne au point de pouvoir prendre sa place. Mais là où cela devient passionnant, c’est que si on ne fait qu’occuper la place de la personne, cela ne marche pas. Il faut pouvoir se mettre aussi à la place du lecteur et “se regarder” de l’extérieur. C’est ici que tient la réussite du livre : retenir ce qui est intéressant chez l’auteur et le rendre acceptable pour le futur lecteur. » Pour ce dernier : « On est projeté dans l’univers de quelqu’un d’autre et on a un roman grandeur nature devant soi : le personnage et l’histoire ! Quand on est romancier, c’est merveilleux. Après il faut orchestrer en quelque sorte la relation entre la personne et sa propre vie, ce que l’on va mettre en avant, ce que l’on va laisser dans l’ombre. Il y a un vrai travail de composition-construction, qui est de l’ordre du labeur du romancier, ce qui est paradoxal et fascinant. » Mais cet art consommé qui vise, selon la belle formule du professeur de droit Pierre-Yves Gautier, à arracher le cordon ombilical d’un auteur pour le greffer artificiellement sur un faux gestateur est-il bien légal 29 ?

Propriété de la création À suivre l’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle, « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». Cela revient à dire que la propriété littéraire et artistique a pour objectif d’accorder

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des droits privatifs aux auteurs sur leurs créations. Les spécificités du droit d’auteur tiennent à leur nature composite, qui mêle des prérogatives patrimoniales (droits d’exploitation) et extrapatrimoniales (droits moraux). Malheureusement, la notion d’auteur n’est pas définie par la loi, et cette qualité est rattachée à l’existence d’une « œuvre de l’esprit », autrement dit à une création qui résulte d’une activité intellectuelle ou artistique, qui revêt toute forme d’expression et a un caractère d’originalité 30. Dans une liste à la Prévert ou à la Borges sont notamment considérés comme de telles « œuvres de l’esprit » les livres, les écrits littéraires, artistiques ou scientifiques, les conférences, les œuvres dramatiques, les œuvres graphiques, les photographies, les œuvres des arts appliqués 31, etc. Ce premier constat permet de comprendre que la qualité d’auteur ne peut être reconnue à une personne qui s’est simplement limitée à fournir une idée ou une thèse, puisque les idées sont par essence de libre parcours. En outre, le commanditaire d’une œuvre ne peut prétendre en être l’auteur dès lors qu’il laisse une liberté d’exécution à la personne chargée de réaliser la création. Ceci explique qu’une personne qui commande un tableau à un peintre en lui indiquant le thème, le cadre à respecter ou les personnages à représenter ne peut se voir reconnaître la qualité d’auteur 32. Afin d’identifier le titulaire originel des droits, le législateur a posé une présomption, à l’article L. 113-1 du Code de la propriété intellectuelle, selon laquelle « la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée ». Ainsi, pour un livre publié comme « livre de X. », X. est considéré comme étant l’auteur et le titulaire des droits d’auteur ; en revanche, un livre publié comme « livre de X. avec le concours de Y. », X. reste l’auteur et Y. ne peut invoquer le bénéfice de la présomption et en demander le remplacement par « livre de Y » 33. En outre, les droits d’exploitation sont liés aux intérêts économiques de l’œuvre, ils peuvent être cédés à un tiers par contrat, en contrepartie d’une rémunération. En ce sens, il est parfaitement possible pour un auteur de l’ombre de céder ses droits patrimoniaux envers un éditeur qui pourra publier sous le nom d’autrui.

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Il s’agit là d’une pratique parfaitement légale. Comme le rappelle la juriste Valérie Varnerot, « la convention de nègre est une forme de simulation par interposition de personne : l’auteur véritable d’une œuvre abdique ses droits sur celle-ci au profit d’un auteur apparent 34 ». À l’inverse, l’auteur ne peut jamais abdiquer son droit à la paternité au profit d’un tiers. Il s’agit d’un principe d’ordre public, et toute convention de cession serait illicite. A contrario, l’auteur peut consentir à ce que l’œuvre soit divulguée sous le nom d’un autre, mais il lui sera toujours possible d’y mettre fin en révélant sa paternité, sous réserve d’abus de sa part, caractérisé par la brutalité de la révélation ou le caractère vexatoire pour l’auteur apparent. Le prête-plume devra alors prouver son rôle dans le processus de création ; la preuve sera d’autant plus facilitée que l’éditeur lui aura versé une rémunération. Cet impérieux droit moral explique également qu’il puisse mettre en échec une clause de confidentialité, au demeurant peu présente dans les contrats, car, comme l’analyse Bruno Tessarech, « on sait très bien que l’auteur qui relève des noms n’aura plus de travail. Le secret de Polichinelle est si fort qu’il n’est même pas protégé par un argument contractuel ; c’est extravagant et c’est dire à quel point le système est parfaitement sûr de lui ». Surtout, la présomption de titularité peut être renversée et rien ne s’oppose à ce que d’autres personnes se voient reconnaître la qualité de coauteurs si elles démontrent un apport effectif à la création de l’œuvre exprimant l’empreinte de leur personnalité. Il est vrai que l’œuvre de collaboration est « l’œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques 35 ». Ainsi l’artiste Alberto Sorbelli, qui avait défié La Joconde lors de la performance Tentative de rapport avec un chef-d’œuvre, photographiée par Kimiko Yoshida, s’était aperçu que trois photographies figuraient dans le catalogue de l’exposition « Les Cent Sourires de Mona Lisa », sans son accord et sans mention de son nom. La cour d’appel de Paris a estimé que Sorbelli avait été un « sujet actif » lors de la création et que la photographe ne s’était pas bornée à un simple rôle d’exécutante technique 36. Autrement dit, puisqu’ils avaient imposé leurs choix artistiques, ils avaient tous les deux concouru à la création des œuvres qui devaient alors être qualifiées d’œuvres de

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collaboration. Cette solution n’est pas nouvelle, puisque la Cour de cassation avait déjà reconnu la qualité de coauteur à Richard Guino, élève d’Auguste Renoir, dès lors que la comparaison des tableaux du maître et des sculptures litigieuses révélait que certaines attitudes, certaines expressions avaient été acceptées et non dictées par Renoir 37. On s’en doute, la personne qui ne contribue pas aux opérations intellectuelles de conception de l’œuvre ne peut être considérée comme coauteure 38. Les époux Di Folco en ont récemment fait l’amère expérience, puisque la Cour de cassation leur a rappelé qu’ils ne pouvaient invoquer la qualité de coauteurs sur plus de huit cents tableaux de Jacques Villeglé, dans la mesure où ils ne fournissaient pas la preuve d’un apport créatif : les époux n’ont réalisé que des actes techniques (découpage, entoilage, encollage), et la création artistique ne relevait que du cadrage des affiches lacérées effectué par l’artiste. Villeglé était donc bien le seul auteur des œuvres litigieuses 39. Léo Ferré s’est vu refuser la qualité de coauteur d’entretiens audiovisuels, puisqu’il n’avait pas donné de directive précise quant à leur déroulement ni contribué à l’écriture des questions, mais qu’au contraire, il n’avait fait que répondre aux questions préparées et choisies par l’intervieweur 40, tandis que le joaillier-sculpteur d’un bijou dont l’apport personnel par rapport au dessin de l’artiste n’est pas établi ne peut être considéré comme coauteur 41. Par conséquent, celui qui se borne à corriger des épreuves ou des tournures ne peut être considéré comme auteur puisqu’il n’apporte pas de contribution intellectuelle. En revanche, si, pour l’écrivain et traducteur Brice Matthieussent, l’auteur est le « voisin d’au-dessus [...] le propriétaire, seigneur et maître, qui vit et reçoit à l’étage supérieur », tandis que le traducteur est « assigné à résidence exiguë, relégué sous terre 42 », les juges n’en ont pas moins estimé que le travail intellectuel d’un traducteur – au-delà des instructions reçues, de la fidélité au texte original et des nécessités techniques – peut constituer une œuvre de l’esprit 43 . Aussi, « la mention du nom du traducteur et de sa qualité doit être systématiquement associée à l’œuvre traduite sur le document traduit, sans équivoque possible 44 ». Or, ce nom a tendance à ne pas apparaître

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sur la première de couverture, au profit des pages intérieures, mais cette posture est également en train de changer. Dès lors, comme dans toute question de création, le nerf de la guerre réside dans la question pécuniaire.

L’argent de la consolation En la matière, l’auteur Jean-François Kervéan a estimé que le « nègre de stars est riche 45 », bien que la réalité soit plus contrastée. En 2016, le Sénat a rappelé que 60 000 auteurs se partageaient 450 millions d’euros de droits, mais que « les recettes de l’industrie du livre sont concentrées, chaque année, sur quarante titres et une quinzaine d’auteurs hors desquels il est difficile pour quiconque de vivre de sa plume. On estime à 150 seulement le nombre d’auteurs qui gagnent aisément leur vie et à 8 000 ceux qui perçoivent des revenus d’auteur équivalents au Smic [...]. En conséquence, près de 70 % des auteurs exercent un autre métier parallèlement à leur activité littéraire, notamment scénariste, journaliste, chercheur ou enseignant, [...] d’autres auteurs choisissent de compléter les revenus issus de leurs œuvres littéraires par des travaux alimentaires de “nègre” [...]. Si certains assument ce second emploi, pour lequel ils peuvent même grassement être rémunérés lorsque la personnalité “biographée” est célèbre (jusqu’à 20 000 euros d’à-valoir et 3 à 4 % du prix du livre), existe aussi un lumpen-prolétariat d’écrivains précaires pour lesquels les à-valoir sont faibles, les délais contraints et les droits d’auteur souvent inexistants 46 ». Les divers entretiens menés ont remis en cause les chiffres soutenus par le Sénat, puisque la plupart des plumes touchent un à-valoir – un paiement partiel – de l’ordre de 5 000 à 10 000 euros pour deux ou trois mois de travail, complété d’un pourcentage de 2 à 3 % sur le prix de vente du livre. Ainsi, un livre commercialisé au prix de 20 euros et vendu à 100 000 exemplaires peut conduire l’auteur à percevoir entre 40 000 et 60 000 euros. Le problème est que tout livre écrit par un tiers ne trouve pas son public – Respirer d’Anne Hidalgo (L’Observatoire, 2018) s’est vendu à 3 848 exemplaires, Ne plus me mentir de Nicolas Hulot (L’Aube, 2018), à 4 462 exemplaires 47 : les droits d’auteur sont vite réduits à peau de chagrin ! Pour Bruno Tessarech, « l’auteur peut être très

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heureux lorsqu’il y a un best-seller, même s’il y a une forme d’inégalité ou d’injustice, et une forme de modestie naturelle doit lui murmurer : “Ce n’est pas sûr que j’aurais pu vendre autant d’exemplaires sous mon nom.” Il faut être beau joueur si on vend des livres, et c’est là l’esprit du travail d’éditeur, c’est aussi sur le nom de celui qui signe. C’est un travail qu’il faut faire avec une forme de modestie. Si vous estimez que la vie de X. ne vaut rien et que seul votre style est important, il ne faut pas faire ce travail : il faut un fond d’optimisme ». Cependant, si tout travail mérite salaire, selon l’expression consacrée, il arrive parfois que des difficultés surviennent quant au paiement du travail fourni par les écrivains de l’ombre. Le chroniqueur juridique Félix Rome – pseudonyme – s’en était d’ailleurs amusé : « “Mais vous ignorez le pire”, s’étrangle d’indignation Dame Biche [...], “Michel Drucker vient d’être condamné pour avoir refusé de payer ce qu’il avait promis à son nègre, une écrivaine... camerounaise naguère condamnée pour plagiat, laquelle avait accepté de louer sa plume pour un livre d’entretiens avec Régis Debray”. [...] Le pire, c’est que l’ex-gendre idéal a été condamné, alors que son nègre ne présentait pas de preuve formelle de cette prétendue promesse, parce que, je cite les juges, “la relation de concubinage qu’elle entretenait à l’époque avec M. D. la plaçait dans l’impossibilité morale d’exiger de lui qu’il formalise par écrit son engagement 48”. » Toutefois, l’argent ne permet pas toujours d’acheter le « silence ». Ce passage est parfois compliqué après un investissement personnel plus ou moins poussé. Delphine de Vigan a résumé cette idée dans son roman D’après une histoire vraie : « L. m’a raconté ensuite ces heures d’interview passées avec ces gens pour recueillir la matière, ce temps qu’il fallait pour les apprivoiser, ce lien qui se tissait peu à peu, d’abord incertain, puis de plus en plus intense et confiant. Elle les considérait comme ses patients, de toute évidence ce n’était pas à prendre au premier degré, mais le terme n’était pas non plus choisi au hasard, car au fond elle prêtait oreille à leurs tourments, leurs contradictions, leurs pensées les plus intimes, certains même éprouvaient le besoin de s’extraire de son regard ou de s’allonger. Le plus souvent, c’est elle qui allait chez eux, elle sortait son Dictaphone et son téléphone [...], laissait venir la parole, les souvenirs. Elle avait passé l’été précédent

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à Ibiza, dans la maison d’une célèbre animatrice de télévision, avec laquelle elle avait ainsi vécu plusieurs semaines. Elle avait adopté son rythme, rencontré ses amis, elle s’était fondue dans le décor. Peu à peu, les confidences étaient venues, au détour d’un petit déjeuner, d’une promenade nocturne, d’un lendemain de fête dans la maison désertée. L. avait tout enregistré, des heures d’échanges anodins au détour desquels surgissait parfois une révélation. [...] L. aimait évoquer cette matière qui lui était offerte, une matière brute, vivante, quelque chose au fond qui relevait du Vrai, elle a prononcé ce mot plusieurs fois, car au fond seul le Vrai comptait. Et tout cela relevait d’une rencontre, de cette relation singulière qui se tissait peu à peu entre elle et eux 49. » Après une telle épreuve, et lorsque le livre existe, parfois, le signataire est convaincu de l’avoir écrit, et le « vrai auteur » accepte difficilement cette mise à l’écart. Une plume a décrit cet état d’esprit : « [L’actrice avait] été tellement détestable au moment de le faire, que j’ai eu du mal à la voir [...] présenter son livre en formulant tous les mots que les romanciers peuvent dire parfois, sur l’angoisse de la page blanche, la douleur de l’écriture, la difficulté de choisir le mot juste pour bien exprimer l’idée. La voir utiliser son talent de comédienne pour jouer à l’auteur pour ce livre qu’elle n’avait pas écrit et peut-être même pas lu, ça m’a fait mal 50. » On devine alors la « quantité de consolation » du faux auteur, à savoir ce qu’il doit abandonner pour vivre et poursuivre son propre chemin. Selon Bruno Tessarech, écrire pour autrui est avant tout « une activité d’appoint pour pouvoir faire autre chose pour soi. Il y a deux types de personnes qui font ça : les écrivains-écrivains, qui ont par ailleurs une œuvre, et les journalistes. Ils sont sans doute achetés par le système, mais ils achètent leur propre liberté. Gagnant-gagnant ou perdant-perdant ? Au fond, tout le monde y trouve son intérêt ». L’essentiel est que l’auteur de l’ombre ne finisse pas « broyé » par le système, mais trouve la voie de son émancipation. C’est ainsi que Georges Pompidou, qui fut le « normalien sachant écrire » du général de Gaulle, fut son successeur au palais de l’Élysée, que Christine Albanel, qui a longtemps été la plume de Jacques Chirac, est devenue ministre de la Culture, et que de nombreux auteurs tels que Eugène Sue, Octave Mirbeau, Max Gallo, François Furet ou Erik Orsenna ont eu de grandes carrières littéraires.

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Une question de transparence On constate depuis quelques années une tendance à la coécriture, le nom des prête-plumes étant mentionné en quatrième de couverture ou sous le grand titre intérieur. Le mouvement semble avoir été impulsé par l’éditeur Bernard Fixot, après avoir appris que les livres de son auteur Paul-Loup Sulitzer étaient écrits par Loup Durand. Surtout, la parole s’est libérée et de nombreux prêteplumes sont aujourd’hui crédités : Jean-François Kervéan pour L’Âme seule d’Hervé Villard (Fayard, 2006), Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? de Michel Drucker (Robert Laffont, 2007), Trop vite de Nabilla Benattia (Robert Laffont, 2016), Bernard Fillaire pour Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama de Lilian Thuram (Philippe Rey, 2009), ou encore Lionel Duroy pour La Fille de la chauve-souris : mémoires de Nana Mouskouri (XO, 2007) et Ça s’est fait comme ça de Gérard Depardieu (XO, 2014) ou encore récemment Caroline de Bodinat pour Danser de Hugo Marchand (Arthaud, 2021). Ce changement s’explique par un besoin de transparence lié à nos sociétés contemporaines. Ainsi que l’analysait Pierre Féry-Zendel, directeur délégué des éditions Michel Lafon, « on ne peut plus faire croire au lecteur qu’un chanteur ou une infirmière bulgare a écrit son livre tout seul 51  ». Qui serait encore dupe des qualités d’écrivain d’une star de la téléréalité, d’un mannequin, d’une chanteuse ou d’un sportif ? Pour autant, face à des révélations, certaines célébrités n’ont pas hésité à saisir la justice : Simone Signoret n’avait pas apprécié que la présentatrice Anne Gaillard et Jean-Edern Hallier prétendent qu’elle n’était pas l’auteure du livre La nostalgie n’est plus ce qu’elle était (Seuil, 1975). Signoret avait saisi les juges d’une action en diffamation et obtenu gain de cause 52. Les politiques sont peu enclins à l’avouer, peut-être parce que, en France, le pouvoir est dans le verbe. À ce titre, seul Jacques Chirac a accepté de cosigner ses mémoires Chaque pas doit être un but et Le Temps présidentiel (NiL, 2009-2011) avec l’historien Jean-Luc Barré, et certains ont admis tardivement avoir eu recours à des plumes,

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comme Roger Karoutchi avec Guy Benhamou pour Mes quatre vérités (Flammarion, 2009) ou Dominique Strauss-Kahn avec Marc Villemain pour La Flamme et la Cendre (Grasset, 2002). Ce n’est pas pour rien que les auteurs de l’ombre se sont émancipés de leur statut d’esclave et sont devenus de vrais prestataires de service. « Qui accepterait que l’on dise que tels grands écrivains donnent des orientations et font écrire comme Dumas le faisait en son temps ? s’interroge Bruno Tessarech. Le public ne pourrait pas l’accepter et cela serait l’effondrement immédiat des ventes. Derrière tout cela il y a donc bien une question de business. J’ai la vieille image de la boîte de Pandore qui me vient en tête, mais si on dit X. a travaillé avec un grand chanteur ou une vedette du cinéma, cela peut amuser le public. Mais il faut imaginer combien l’image de maîtres à penser ou d’intellectuels se trouverait abîmée par la révélation de qui travaille véritablement leurs textes. Cela ne veut pas dire que les livres ne reflètent pas leur pensée, mais qu’ils n’y ont pas passé le temps que le public pourrait croire. On risque de toucher à quelque chose dont on ne connaît pas l’issue. Le lecteur n’est pas naïf et veut croire à la magie. Il souhaite que le texte soit incarné. » C’est pourquoi les biographies publiées sous la forme de questions-réponses réalisent, hormis de rares exceptions, des ventes inférieures à celles écrites à la première personne. Aussi, les mentions « avec la collaboration de » ou « avec la participation de » n’auraient pas un grand intérêt pour le public, d’autant que les éditeurs savent très bien qui a réellement écrit tel ou tel livre. À dire vrai, il n’y aurait rien de grave à ce que certaines personnalités aient recours au service d’auteurs, dans la mesure où ces livres n’ont pas un impact sur la production de la littérature française. Cependant, le doute récurrent sur la paternité des œuvres n’en serait-il pas moins trompeur pour l’acheteur ? En matière d’œuvre d’art, il peut arriver que l’achat d’un bien ne corresponde pas à la description qui en a été donnée dans le catalogue de vente. L’acquéreur est alors en droit d’en demander l’annulation pour erreur sur les qualités essentielles lorsque l’authenticité est erronée ou douteuse, tout autant qu’il peut demander

NOTO

des dommages-intérêts aux vendeurs et commissairespriseurs 53. Pourquoi ne pourrait-il pas en être de même pour des livres qui ne sont pas rédigés par les auteurs affichés : les lecteurs ne seraient-ils pas trompés sur la marchandise, le bien culturel, qu’ils acquièrent ? En effet, le délit de tromperie sanctionne le fait, pour toute personne, partie ou non à un contrat, ici de vente, de tromper le cocontractant, par quelque moyen ou procédé que ce soit. L’article L. 441-1 du Code de la consommation précise d’ailleurs que la tromperie peut ainsi porter sur la nature, l’origine ou les qualités substantielles de toutes marchandises. Imaginons alors la situation d’un lecteur qui aurait acheté un livre parce qu’écrit par tel politique ou telle célébrité, alors que l’un ou l’autre ne l’a pas écrit : le lecteur pourrait-il légitimement agir pour tromperie ou pour le moins saisir la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ? La question n’est pas dénuée d’intérêt, puisque la tromperie, ou sa tentative, est punie d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 300 000 euros selon l’article L. 451-1 du Code de la consommation, et de 750 000 euros et d’un emprisonnement de sept ans si la tromperie, ou sa tentative, a été commise en bande organisée. Une telle situation serait inédite en jurisprudence. Faudrait-il une plus grande réglementation de la pratique ? Par exemple, depuis le 1 er octobre 2017, la mention « photographie retouchée » doit être « apposée de façon accessible, aisément lisible et clairement différenciée du message publicitaire ou promotionnel [...] lorsque l’apparence corporelle des mannequins a été modifiée par un logiciel de traitement d’image, pour affiner ou épaissir leur silhouette 54 ». Le législateur pourrait-il agir pour imposer, demain, une mention « livre retouché » ? L’idée n’est pas inintéressante, bien qu’elle soit délicate, dans la mesure où un manuscrit passe en de nombreuses mains : il est retravaillé par l’éditeur – dont c’est censé être le travail – et est parfois relu par des personnes extérieures, qui peuvent retoucher quelques mots ou tournures de phrases. À l’inverse, lorsque de nombreux passages ou l’intégralité sont écrits par d’autres, cette mention

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LES AUTEURS DE L’OMBRE

pourrait avoir une utilité pour ne pas tromper le consommateur. Elle aurait également l’avantage de ne pas conduire à divulguer le nom du véritable auteur qui, pour diverses raisons, ne souhaiterait pas accoler son nom. Finalement, Colette n’aurait-elle pas eu raison en écrivant dans Mes apprentissages qu’« il y aura toujours assez de faméliques dans notre métier, malheureusement, pour que l’emploi de nègres ne se perde point 55 » ? 1. Bruno Tessarech, La Machine à écrire, Le Dilettante, 1996 (rééd. Galli-

L e F i g a ro , 3 av r i l 2 0 0 8 . – 2 4 . J u l i a M o s k i n , «  I Wa s a Cookbook Ghoswriter », New York Times, 13 mars 2020. – 25. Cf. Jeffrey R. Lacasse et Jonathan Leo, « Ghostwriting at Elite Academic Medical Centers in the United States », PLoS Medicine, février 2019, n o 2, p. 7. – 26 . Cf . Ero u ali K h edi dj a, «  U n écr i vai n p u b li c st rasb o u rg eo i s b r i se

le tabou de la fraude aux thèses à l’université », Rue89 Strasbourg, 3 septembre 2018. – 27. Jean-Marie Guillouêt, Caroline A. Jones, Pierre-Michel Menger et Séverine Sofio (traduction Géraldine Bretault), « Enquête sur l’atelier : histoire, fonctions, transformations », Perspective, 2014, n o 1, p. 29. – 28. Cf. Emmanuel Pernoud, Le Serviteur inspiré. Portrait de l’artiste en travailleur de l’ombre, Les presses du réel, coll. « Œuvres en

mard, coll. « Folio », 2001), p. 9-10. – 2. Durant le premier confinement

sociétés », 2020. – 29. Pierre-Yves Gautier, « L’œuvre écrite par autrui »,

2020, 52 % des Français ont lu un livre, contre 62 % durant toute

Revue internationale du droit d’auteur, n o 1/1989, p. 63. – 30. Pierre-Yves

l’année 2018 ! Cf. Anne Jonchery et Philippe Lombardo, « Pratiques

Gautier, Propriété littéraire et artistique, PUF, coll. « Droit fondamental »,

culturelles en temps de confinement », Culture Études, 2020, n o 6, p. 18. –

2019, 11 e éd., p. 49. – 31. Code de la propriété intellectuelle, article

3. Cf. Laurent Pfister, « Histoire du droit d’auteur », JurisClasseur Propriété

L. 112-2. – 32. Cf. Cour de cassation, 25 mai 2004, n o 02-13.577. –

littéraire et artistique, 2010, fascicule 1110. – 4. Cf. Roger Chartier et Henri-Jean

33. Cf. Cour de cassation, 28 octobre 2003, n o 01-03.711. – 34. Valérie

Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Fayard, coll. « Cercle de la Librairie »,

Varnerot, « Le faux authentique en matière artistique », Revue communica-

spécialement tome 3 : « Le temps des éditeurs. Du romantisme à la

tion – commerce électronique, septembre 2019, n o 9, étude 16. – 35. Code

Belle Époque », 1990. – 5. Ce qui valut au pamphlétaire un retentissant

de la propriété intellectuelle, article L. 113-2, alinéa 1 er. – 36. Cour d’appel

procès au terme duquel il fut condamné à quinze jours de prison

de Paris, 3 décembre 2004, n o 04/06726. – 37. Cour de cassation,

ainsi qu’à une amende pour diffamation. – 6. Cour d’appel de Paris,

13 novembre 1983, n o 71-14.469. – 38. Cour de cassation, 13 novembre

14 novembre 1859, Maquet c/ Alexandre Dumas. Cf. Annales de la propriété

2008, n o 06-16.278. – 39. Cour de cassation, 20 mars 2019, n o 18-21.124.

industrielle, artistique et littéraire, 1859, p. 390. – 7. Grégoire Bigot, « Escla-

– 40. Cour d’appel de Paris, 6 septembre 2013, n o 11/02303. – 41. Cour

vage », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture

de cassation, 11 mai 2017, n o 16-13.427. – 42. Brice Matthieussent,

juridique, PUF-Lamy, 2003, p. 638. – 8. Éric Fassin, « La couleur vive des

Vengeance du traducteur, P.O.L, 2009, p. 13-15. – 43. En ce sens Cour d’appel

“mariages gris” », Vacarme, été 2010, n o 52, p. 24. – 9. Consultable sur

de Paris, 17 mai 2016, n o 14/21879 ; Cour d’appel de Paris, 7 juin 2016,

change.org/StopNegreLitteraire – 10. Délégation générale à la langue

n o 15/03475. – 44. Pascal Reynaud (avec Tiphaine Klein), Quels droits

française et aux langues de France, « Rapport annuel 2017 de la Commis-

d’auteurs pour le traducteur professionnel ?, SFT, 2018, p. 15. – 45. Jean-Michel

sion d’enrichissement de la langue française », 2019, p. 18. – 11. Émeline

Ogier, « Écrivain fantôme ou le très lucratif métier de nègre littéraire »,

Améris, « D’où vient l’expression “nègre littéraire” ? », Slate, 29 septembre

Franceinfo:culture, 20 février 2017. – 46. Colette Mélot, « Avis sur le projet

2016. – 12. Cf. Pierre Noual, « Libre comme l’art », NOTO, n o 14, 2020,

de loi de finances pour 2017 », Sénat, n o 144, 24 novembre 2016,

p. 47. – 13. Film de Roman Polanski (2010), d’après le roman L’Homme

tome IV, fascicule 3 : Médias, livre et industries culturelles : Livre et

de l’ombre [The Ghost] de Robert Harris (2007). Bien que les Québécois lui

industries culturelles, p. 28. – 47. Thomas Romanacce, « Anne Hidalgo,

aient préféré le titre L’Écrivain fantôme. – 14. Récemment : Michaël

Nicolas Hulot... leur gros flop en librairie », Capital, 4 janvier 2019. –

Moreau, Les Plumes du pouvoir, Plon, 2020. – 15. Dictionnaire Le Robert. –

48. Félix Rome, « Samedi soir chez les Biche : sous les “pavés”, le plagiat »,

16. Charte des professionnels de l’Académie des écrivains publics de

Recueil Dalloz, 27 janvier 2011, n o 4, p. 233. – – 49. Delphine de Vigan,

France, article 3. – 17. Syndicat national des prestataires et conseils en

D’après une histoire vraie, JC Lattès, 2015, p. 50-53. – 50. Cité in Lucie Pitzalis,

écriture, code d’éthique professionnelle, article III-1. – 18. Anne-Sophie

« Les dessous de la littérature : le “nègre” », blog Université Paris Nanterre,

Demonchy, « Les nègres, acteurs fantômes de la République des lettres »,

12 février 2009. – 51. Cité in Jérôme Dupuis et Delphine Peras,

Le Magazine des livres, juillet-août 2007, n o 5. – 19. Respectivement : Éric

« Les “nègres” de l’édition s’affranchissent », L’Express, 19 février 2010.

Dumoulin, Politiquement nègre, Robert Laffont, 2008 ; Dan Franck, Roman

– 52. Cour de cassation, 2 décembre 1980, n o 79-92.374. – 53. Cf.

nègre, Grasset, 2008 ; Catherine Siguret, Enfin nue. Confessions d’un nègre

François Duret-Robert, Droit du marché de l’art, Dalloz, coll. « Action », 2020,

littéraire, Intervista, 2008. – 20. Cf. Bernard Fillaire, Alexandre Dumas,

7 e éd., p. 393. Cf. Cour de cassation, 21 octobre 2020, n o 19-19.536. –

Auguste Maquet et associés, Bartillat, 2010. – 21. Jonathan Mahler, « James

54. Décret n o 2017-838 du 4 mai 2017 relatif aux photographies à usage

Patterson Inc. », New York Times, 20 janvier 2010. – 22. Cité in Michaël

commercial de mannequins dont l’apparence corporelle a été modifiée,

Moreau, « Les nègres des politiques tombent le masque », Les Inrocks,

Journal officiel du 5 mai 2017, texte n o 47. – 55. Colette, Mes apprentissages

7 février 2011. – 23. M. A. « “Un normalien sachant écrire...” Ministres et

[1936], in Œuvres complètes, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1991, tome 3,

hommes d’État n’aiment pas reconnaître qu’ils recourent a u x n è g re s  » ,

p. 1032.

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Une ébriété littéraire Bien plus qu’un chef-d’œuvre, c’est un ouvrage qui a accompagné une saison, une période, un combat. Les souvenirs s’y sont fixés et établissent notre relation sensible aux livres – objets de notre mémoire intime et de nos ivresses littéraires. Après la lecture de Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma (Seuil), Patrick Autréaux a répondu par un poème, Korhogo.

Jadis le chemin de fer a contourné tes provinces. C’était au temps des souverains et des griots guerriers. Ils se sont plaints de l’insolence et t’ont légué leur indignation. Le rail alors redoutait-il – et ses sbires – tes pas dolents, pierres à feu qui étincellent ? ou tes regards poudrés ou ton visage oblong qui se tient bancal à l’abri des porches sur une bicyclette ou tes fureurs soudaines qui incendient la carcasse de rêves vieux comme des rois abdiqués, et les voitures. On fait semblant de croire, Korhogo, tes embrasements des folies. As-tu jamais connu la sagesse et la rose des vents, eu quelque autre effigie de l’ordre ?

Oui dis-tu pour te donner prestance honorable en évoquant, médailles en poitrine, les signes d’une époque de paix et la dignité des Anciens – mais c’est le militaire et le couvre-feu qui dominent ta mémoire. Dis-moi, est-ce que me trompe le souvenir, Korhogo ? Les traces sur ta peau les bâillons de couleur sur tes chants les griffes sur tes désirs, tout cela ne te laisse pas tranquille, non plus que les parures invisibles de ce que tu fomentes sans le savoir. Qui ne craint ton silence ? Lui qui inquiète plus constant que les champs de sorgho les mosquées de terre les villages de coton et de forges, plus incertain que les nomades

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et les bêtes en transhumance dans tes rues, plus profond que les mines et les griots d’aujourd’hui qui suent la misère. Cet autre en raison de quoi ils t’imposent leur junte, ceux du chemin de fer ceux de l’ordre ceux d’en bas et disent de Korhogo : la turbulente l’imprévisible. Peut-être ont-ils raison, dis-tu toi-même quand tu patientes avec les vieux à l’abri des porches, car tu te sais redoutable, Korhogo, Un minerai de calme et d’incertitude.

Patrick Autréaux, écrivain


« Avec la finesse d’une impeccable maîtrise bibliographique, Thomas Bouchet célèbre, loin des lieux communs, un mot “vif et vivant, (…) qui ne tient pas en place”. » Philippe-Jean Catinchi, Le Monde

Collection Le mot est faible

« La pire chose que l’on puisse faire avec les mots, c’est de capituler devant eux ». George Orwell


L’expression singulière du goût Ruinart par la photographe Elsa Leydier

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


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