NOTO #11

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7,50€ F. | I S S N : 2610-2331

m é ro C e n u ff e r t est o vo u s nnés s abo t e l r a p i re s e s o l i d a n a i re s . a r te nos p

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Ouvrez ce volume. Un peintre italien affolera votre regard avec des couleurs insensées. Yves Bonnefoy s’écrie : « Que c’est beau, une chaise ! » Dans une nouvelle inédite de Néhémy Pierre-Dahomey, un personnage s’entraîne « tous les matins à regarder sans les yeux ». Mais que cherche celui qui regarde ? L’invisible, suggère Jacques Rancière. C’est la revanche du regard. Avec aussi Denis Lavant, le genou de Macha Méril et de la poésie partout.


Ecole du Louvre Palais du Louvre

junior classes d’histoire de l’art 2018.2019 Programme expérimental d’éducation artistique et culturelle, les junior classes de l’École du Louvre proposent de nouveaux modules d’initiation qui offrent à tous, dès quinze ans, de véritables « boîtes à outils » pour apprendre à voir, décrypter et comprendre de grandes œuvres de l’histoire de l’art. Des cycles de 8 séances d’une heure, hors des vacances scolaires, accessibles aux lycéens, jeunes étudiants, curieux et néophytes, à partir de septembre 2018 et autour de trois grands cycles thématiques :  La mythologie grecque et romaine (septembre-novembre 2018)  Les religions et leurs images (novembre 2018-janvier 2019)  Les grandes figures de l’Histoire et du quotidien (janvier-avril 2019)

PHOTO : © LOLA MEYRAT

Inscriptions en cours

Tarif jeunes de moins de 26 ans : 35 euros par cycle Infos et inscriptions en ligne : www.ecoledulouvre.fr Cours à l’École du Louvre Palais du Louvre. Porte Jaujard. Place du Carrousel. 75001 Paris


www.noto-revue.fr 114-116, boulevard de Charonne 75020 Paris contact@noto-revue.fr

«  De cette façon – devenir, ouverture »

Retrouvez-nous sur Facebook /notorevue Instagram @noto_revue Twitter @noto_revue D É P Ô T L É G A L : août 2018 I S S N : 2610-2331 E A N : 9772610233116

Commission paritaire : en cours Formulaire d’abonnement pp. 34-35

D I R EC T E U R D E L A P U B L I C AT I O N

PA R A L E X A N D R E C U R N I E R

N OTO E ST É D I T É E PA R

Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T

Clémence Hérout

AV EC L E S O U T I E N FINANCIER DE

CO M I T É D E R É DAC T I O N

Clémence Hérout, Odile Lefranc S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

Nicolas Emmanuel Granier

.com

AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E

Pascal Bernard, Benjamin Leclercq, Pierre Noual

Portrait. Pascal Bernard La revanche du regard, Chroniques, Motif, Poésie partout. Alexandre Curnier En images. Clémence Hérout Culture et politique. Odile Lefranc, Pierre Noual

Couverture © Alexandre Curnier en collaboration avec Corinne Dury.

CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E

Juliane Cordes, Corinne Dury P H OTO G R AV U R E

Fotimprim, Paris IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

Corlet, Condé-en-Normandie

E T D E S A M I S D E N OTO

M. Jean-Pierre Biron M. Jean-François Dubos M. Christophe Jourdin M. Guillaume Marquis

Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et à la réalisation de ce numéro, en premier lieu les auteurs. Nous présentons également nos remerciements à Dominique Racle et Gianni Rossi. En accord avec les auteurs de ce numéro, nous encourageons nos lecteurs à utiliser et partager le contenu de NOTO. L’utilisation et le partage de tout article, y compris avec des images, si celles-ci sont dans le domaine public, sont vivement conseillés, en dehors toute finalité mercantile. Pour toute utilisation, merci de faire apparaître de façon visible le nom de l’auteur, le titre de l’article, NOTO, le numéro et l’année de publication.

Dans le premier volume de la Correspondance d’Yves Bonnefoy (Les Belles Lettres, 2018) se trouvent des pages superbes. L’échange entre Yves Bonnefoy et Jacques Dupin, comme celui avec Gaëtan Picon, au sujet de la publication L’Éphémère, témoigne de la difficulté d’éditer une revue – ces lettres devraient être lues par toutes les personnes souhaitant se lancer dans cette aventure –, même avec un mécène comme la galerie Maeght. Le 24 février 1967, Yves Bonnefoy écrit à Jacques Dupin : « À la limite, c’est la revue qu’il faudrait songer à supprimer. Nous ne travaillons pas tant pour que la revue existe, mais pour une certaine idée de son contenu. » Une année plus tôt, c’est à Gaëtan Picon qu’Yves Bonnefoy décrit, avant de lui conseiller d’être « irresponsable, subjectif [...], bref, le rédacteur de L’Éphémère », les différents types de revues possibles (lettre du 4 janvier 1966). Gaëtan Picon lui répond : « Oui, c’est cela, la revue : mener parallèlement à une œuvre le journal de son environnement. [...] Mais il faut tenter cette sorte de révolution. Écrivons vite le premier numéro. » NOTO est née d’une circonstance personnelle. Puis, chaque numéro a été le résultat d’un miracle – celui de rencontres inattendues, renouvelées et rendues possibles par les lecteurs et leur intérêt pour cet objet si particulier. Après deux ans et dix numéros, nous avons songé à la suite, sans nous détourner de notre spontanéité, de notre environnement et de nos engagements. Il n’y a pas de presse culturelle indépendante sans lecteurs. Il n’y a pas de projet NOTO sans eux. La revue l’affirme davantage avec son modèle. Nous le cherchons durable, sans l’ambition d’un leadership, ce qui figure aussi l’alternative – expression d’une démocratie en transformation. Depuis le premier numéro, les abonnés, les diffuseurs, aujourd’hui nos partenaires apportent un soutien considérable à cette histoire : disperser la culture, laisser flotter des exemplaires de NOTO, pour y permettre des rendez-vous imprévus. « De cette façon – devenir, ouverture. » Oui, c’est cela, la revue. Écrivons les dix prochains numéros.


merci


NOTO entame une nouvelle aventure solidaire : grâce à nos généreux donateurs et lecteurs payants, des exemplaires de chaque numéro pourront être mis gratuitement à disposition. Nous exprimons toute notre reconnaissance aux personnes ayant contribué à notre campagne de financement participatif sur Ulule, à commencer par nos partenaires institutionnels : l’Académie des beaux-arts, Achetez de l’art, la Fondation BNP-Paribas et la Fondation Espace Écureuil pour l’art contemporain, Toulouse. Nous sommes également très heureux d’accueillir dans le premier cercle et les amis de NOTO Jean-Pierre Biron, Jean-François Dubos, Christophe Jourdin et Guillaume Marquis. Nous remercions bien sûr chaleureusement nos abonné·e·s, avec une mention spéciale à celles et ceux qui ont offert un abonnement supplémentaire à un proche : Les éditions À Propos, le Théâtre universitaire de Nantes, la librairie Équipages, le théâtre de Nîmes, la galerie Perrotin, Marie Adamski, Vincent Ader, Cécile Advani, Mélanie Aebischer, Cécile Aidan, Fabian Alvarez, Thierry André, Michèle Andreani, Anne Angelo, Laura Angot, Catherine Ansart, Sylvie Aubenas, Ariane Aujoulat, Dominique Balle-Calix Gouedard, Dominique Baran, Florent Barbe, Jean-Pierre Baron, Ludmilla Barrand, Gonzague Basset-Chercot, Béatrice Dhondt, Pierre Beaucousin, Léa Bedurftig, Eva Belgherbi, Daniel Benabou, Johann Benichou, Céline Bensoussan, Nathalie Berghege, Pascal Bernard, Clément Berthet, Patrick Bertolo, Pierre Bertrand, Éric Bertrand, Ludovic Bichler, Nathalie Boissière, Évelyne Bloch-Dano, Patrick Bolley, Michelle Boucard, Alexandre Boucherot, Michèle Bourzat, Richard Boutet, Florence Breuil, Lionel Britten, Julie Brousson, Lisa Brun, Guimaël Cadou, Yvonne Calsou, Elsa Cau, Michael Caucat, Jacques Cauda, Marion Cazaux, Agathe Cebe, Julien Celle, Caroline Chabtini, Anne-Sophie Chambost, Valérie Chappey, Fabienne Charles, Mireille et Franck Charras, Antoine Chatenoud, Catherine Chenieux, Charley Chetrit, Sylvie Chevalier, Camille Chevallier, Thomas Cheviron, Patrice Chillon Montes, Reno Choisy, Joëlle Cinq-Fraix, Martine Citron, Jean-Christophe Claude, Pascal Clausse, Daniel Clauzier, Michel Clerc, Alexandra Coatmen, Olivia Collineau, Cécile Colonna, Sophie Cordhomme, Brigitte Cordonnier, Laurianne Corneille, Stéphane Corréard, Sylvie Corroler, Valérie Coudin, Antoine Courtin, Olivier Cron, Aline Curchod, Yvette Dafreville, Emmanuelle Dalmasso, Frédéric Daumas, Stéphane David, Aude De Bourbon, Julia De Chaumont, Catherine De Laitre, Emma Dechorgnat, Julia Dehais, Christophe Del Debbio, François Delaunay, Léa Delay, Françoise et Philippe Delevallée-Moutreux,

Didier Delouzillière, Antonin Deluchat, Martine Denoyelle, Sophie Derrot, Helen Desbrugères, Julien Despinasse, Defendin Detard, Catherine Differnand, Guillaume Dinkel, Olivier Donat, Dominique Druot-Nivelle, Juliette Dubois, Loïc Ducasse, Virginie Duchesne, Gilles Duffau, Clément Dufour, Ninon Duhamel, Corinne Dury, Marie Dussaussoy, Valérie Einhorn, Errietti Engonopoulou, Rachel Erdmann, Elsa Espin, Fabienne Paoli, Chloé Fage, Nadine Ferey, Émilie Fernandez, Alexandra Fisch, Lucie Flejou, Laurent Flet, Régis Foinet, Jacques Fonteyne, Pascal Forchioni, Valérie Francisquet, Stéphane Francois, Frédéric Gobeaux, Francois Gadel, Linda Garcia D’Ornano, Manola Gardez, Jean-Baptiste Gauvin, Aurélie Gavoille, Anne-Laure Génin, Thomas Gennari, Emma Gentric, Martin Geoffrey, Alexis Godefroy, Cathy Goergler, Élodie Goncalvès, Samuel Goncalvès, Nicolas Gonthier, Natalie Gracia, Nadine Grandchamp, Fabien Grassi, Jean-Francois Grassin, Alain Grosrichard, Sophie Gruselle, Olivier Gueudre, Florelle Guillaume, Renaut Guiot, Élisabeth Guirlet, Benjamin Guyant, Bertrand Hainaut, Samuel Halfon, Claire Haquet, Alain-René Hardy, Amélie Hautemaniere, Nathalie Helies, Alain Herbelot, Étienne Hérout, Olivier Hérout, Colette Houdoin, Leila Hervieu, Céline Heulot, Guillaume Horen, Cloé Horry, Hotel d’Agar, Noëlle Hourtoulle-Grosse, Frédéric Hubin, Stéphanie Mustapha Hussonnois-Bouhayati, Fabrice Hybert, Muriel Jaby, Ludovic Jacolin, Yves Jaegle, Stany de Jamblinne, Ariane James-Sarazin, Jean-Baptiste Jamin, Mathias Jordan, Alain Journiac, Xavier Juillan, Charlotte Kaeffer, Guillaume Kientz, Sylvie KleimanLafon, Valentin Kuentzler, Corinne Labbe, Hafida Labich, Coraline Lacaine, Annie Lachaud, Jean Lacornerie, Martin Lafrechoux, Guillaume Laguinier, Agnès Lancement, Sophie Lapraz, Gaelle Lassée, Hervé Lavayssiere, Goulven Le Bars, Jean-Luc Le Bars, Élisabeth Le Coënt, Cécile Le Gall Demortière, Marie-Francoise Le Goff, Marine Le Mouel, Frédéric Le Pagne, Guillaume Lecaplain, Patrick Leclerc, Séverine Lefebvre, Guillaume Lefer, Sylvain Lefort, Olivier Lefranc, Thérèse Lefranc, Marc et MarieChristine Léger, Gabriel Léger, Agathe Legond, Dylan Legrand, Matthieu Lelièvre, Frédéric Lemoigno, Nadine Leplus-Habeneck, Mathieu Leporini, Nicolas Leprêtre, Vincent Leret, Aurore Levan, Jean-Philippe Levon, Tania Levy, Jean-Francois Loiseau, Bastien Lopez, Marielle Lotfi Virga, Valérie Lourmet, Lucille Louvencourt, Caroline Maby, Peggy Maczuha, Alain Madelaine-Perdrillat, Emi Maeda, Olivier Magnan, Marie-José Maleville, Sébastien Malherbe, Pauline Manche Llopis, Agathe Mantz, Denise ManzanoBaron, Clément Mao-Takacs, Laurence Marchadier, Raphael Marchal, Daniel Marchesseau, Samuel Martin, Zoé Marty, Florence Masquelet, Roxane Mauillon, Adeline Maura, Barthelemy Maurau, Helene Mazoyer, Maxime Georges Metraux, Bertrand Meyrat, Loïc Molon, Josiane Monsinjon, Éric Monsinjon, Jean-Lou Morey, Marie-Astrid Morio, Olivier Morand, Guilhem

Paul Morand, Édouard Mornaud, Marie-France Mousli, Annie Mousseaux, Christine Moynault, Alizée Muzellec, Nathalie Moulin, Aïssa Nem, Camille Nerestan, Gérard Noir, Pierre Noual, Chiara Oreilly, Matthieu Orléan, Aurore Osellame, Céline Pacreau, Frédéric Paillet, Papier Tigre, Bruno Parmentier, Jean-Philippe Payette, Francois Patural, Laurence Pebereau, Annabelle Pegeon, Aurélie Pellefigue, Émilie Pellegrin, Raphaël Penciolelli, Johanna Pernot, Paul Perrin, Aurelie Petiot, Anne Peyrat, Francoise Peythieux, Claire Pezzoni-Guha, Martin Phéline, Thierry Pinardaud, Denis Pinsac, Marie-Anne Pisier, Isabelle Pistono, Camille Plaisance, Marie-Francoise Plouzennec, Yvon Plouzennec, Frédéric Ponchon, Marius Pop, Marie-Astrid Pourchet, Claudine Pouvereau, Camille Prada, Laure Pressac, Bernard Prieur-Smester, Aleth Prime, Nadine Przendzik, Andreas Quertier, Jean-Jacques Raharinosy, Lucile Raimbault, Manon Raineri, Yolande Rasle, Isabelle Rance, Iangaly Rasolofoson, Frédérique Rehfeld, Valérie Rellier, Delphine Renard, Nicolas Rennert, Nicolas Reymes, Richard Rousseau, Benjamin Ringot, Marie Rivallin, Olivier Robin, Pierre Rosenberg, Daphné Rougon, Solenn Rousseau, Marie Ruiz-Vidal, Olivier Runavot, Julie Salagnac, Xavier Salomon, Vincent Sator, Alain Seban, Matthieu Semont, Magali Sire, Vinciane Taillard, Bruno Taillefert, Jacques Tartarin, Clément Thibault, Amandine Thiriet, Sylvie Toux, Martina Touzeau, Jérôme Treca-Lefebure, Pascal Trémoureux, Océane Valencia, Christian Valera, Véronique Valmont, Véronique Valton, Joël Van Audenhaege, Gilles Verdiani, Pascal Verdier, Claire Viallat, Jérémy Vidal, Edwart Vignot, Christine Viel, Élodie Vincent, Vincent Vaudour, Bernard Vouilloux, Caroline Vrand, Jean-Claude Wolff, Alexandre Wolkoff, Lou Ysar et Pascal Zobian. Nous adressons enfin un grand merci à tous·te·s les contributeurs·trices de ce numéro 11 : Pierre Alletru, Nicolas Alpach, Sabine Arque, Johann Benichou, Corinne Bongrand, Laurent Brottier, Sarah Catala, Marion Champenois, Coline Chaptal, William Chevillon, Christophe Claro, Isabelle Corbe, Emmanuelle Cossais, Marie-Amélie Dalloz, Maria Damnjanovic, Carine Dellenbach-Kawakita, Mathilde Deglaire, Antonin Deluchat, Marine Derien, Guillaume Dessaux, Jean-Paul Devienne, Marie-Annick Dion, Mariette Escalier, Pierre Filmon, Géraldine Fohr Mikael Gagnière, Antoine Gautreau, Christophe Grenier, Philippe Guesdon, Christelle Hérout, Grégoire Ichou, Francois Kersual, Regis Lamotte, Marie-Caroline Le Guen, Stephane Lecomte, Marie Legeleux, Élizabeth Legros Chapuis, Astrid Lours-Riou, Damien Leborgne, Élise Maillard, Anne-Sophie Margail, Claire-Lise Meyer, Geoffroy Montel, Antoine Moreau, Mireille Nazereau, Françoise Petrovitch, Julie Pont, Christine Porte, Gwénaël Porte, Martine Pujol, Alain Schwarzstein, Damien Tellas, Joël Saas, Nathalie Schwartz, Marie Sellos, Margaux Silvini, Garance Skorzewski, Clarisse Taubin, William Vincent, Jean-Francois Zani, Paolo Zannier.


P O RT R A I T

HUGO DEVERCHÈRE

Cosmorama Recordings, 2017, cyanotype sur papier Arches platine, contreplaqué peuplier, 122 × 86 × 6 cm chacun. Time Capsule, 2012, plastique extensible, hélium, poids, microcaméra, diamètre 61 cm. Quelles que soient les formes qu’il prend (photographie, film, vidéo, sculpture ou installation), le travail d’Hugo Deverchère s’interroge sur les représentations scientifiques et la perception empirique du monde. Il a recours à différents procédés, comme le prélèvement, la captation ou l’enregistrement. Ses œuvres offrent des allers-retours constants entre passé lointain et présent, observations terrestres et cosmiques, à l’image du film Cosmorama – réalisé avec un procédé d’imagerie infrarouge utilisé par les astronomes pour observer habituellement le ciel profond, et tourné dans un désert de lave où la Nasa teste ses véhicules martiens et dans une forêt primaire, témoignage de l’état de notre planète il y a cinquante millions d’années. Né en 1988, Hugo Deverchère vit et travaille à Paris. www.hugodeverchere.com

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© Hugo Deverchère

HUGO DEVERCHÈRE

Cosmorama, 2017, vidéo 4K 2.39:1, son 5.1 , 23'16".

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CO R I N N E B O N G R A N D Graphiste et illustratrice, Corinne Bongrand crée des univers, mais c’est avec la broderie qu’elle contente son imagination. « Je tire le fil rouge de la bobine dégotée dans l’enfance et je poursuis l’ouvrage », dit-elle. Sur du tissu chiné (mouchoirs, serviettes, nappes) ou des lettres manuscrites, elle raconte des histoires qui traduisent son incessant monologue intérieur. www.corinnebongrand.com

D O M I NI Q UE D E F O NT- R É AU L X Conservatrice générale au musée du Louvre, directrice du musée Eugène-Delacroix, Dominique de Font-Réaulx a été conservatrice de la collection de photographies du musée d’Orsay. Chargée de mission auprès d’Henri Loyrette pour la coordination scientifique du projet du Louvre-Abu Dhabi, elle enseigne à l’École du Louvre, à l’Institut d’études politiques de Paris, où elle est conseillère scientifique de la filière culture de l’école d’affaires publiques. Commissaire de plusieurs expositions, en France et à l’étranger, elle est l’auteure de Peinture & Photographie. Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914 (Flammarion, 2012). Elle est commissaire, avec Zeev Gourarier, directeur scientifique et des collections du Mucem, de l’exposition « Amour » au musée du Louvre-Lens, du 26 septembre 2018 au 21 janvier 2019.

JE A N - C L AUD E LEBENSZT EJN Historien de l’art et essayiste, Jean-Claude Lebensztejn est professeur honoraire de l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Parmi ses nombreuses publications, citons L’A rt de la tache (Éditions du limon, 1990), De l’imitation dans les beaux-arts (Carré, 1996), Manières de table (Bayard, 2004), Études cézanniennes (Flammarion, 2006), Figures pissantes, 1280-2014 (Macula, 2016). Son dernier ouvrage, La Maison du sommeil, est publié par l’INHA dans la collection « Dits » (2018).

NOS INVITÉS N É H É MY PI ER R E-DAHO M EY Néhémy Pierre-Dahomey est né en octobre 1986 à Port-au-Prince, en Haïti. Poète, écrivain et philosophe, il publie son premier roman, Rapatriés, en janvier 2017 aux éditions du Seuil. Il dirige une collection d’essais aux éditions Zulma (à paraître). Il poursuit un travail poétique et prépare son second roman.

JAC Q UES R ANC I ÈR E Professeur émérite au département de philosophie de l’université Paris-VIII, Jacques Rancière est une des grandes figures actuelles de la philosophie française. Auteur de La Nuit des prolétaires (Hachette, 1981), il a récemment fait paraître Les Bords de la fiction (Seuil, 2017) et Les Temps modernes. Art, temps, politique (La Fabrique, 2018).

JEAN ST R EFF Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, il est notamment l’auteur du livre culte Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui a été traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade et son roman Portrait convulsif a paru en 2017 aux éditions La Musardine.


11 sommaire C H RO N I Q U E S

67 Cet objet du désir Le genou

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À dada sur mon bidet !

M O T I F – A RT

Douleur claire La Déposition de Jacopo da Pontormo « Cette couleur claire, vive, douce-acide et intense, d’une telle beauté en soi et pour soi qu’avec cet événement-là c’en est véritablement insensé. » PA R J E A N - C L A U D E LEBENSZTEJN

C U LT U R E ET POLITIQUE

56

Restitutions. Un nouveau chapitre ? Entre l’essor des demandes de retour de biens culturels indûment appropriés et le souci de protéger les œuvres du trafic illicite, la question revient avec force dans le débat public. Enquête sur deux siècles d’engagement. PA R P I E R R E N O U A L

81

« Nous sommes des marins... » E N T R E T I E N AV E C D E N I S L AVA N T

PA R J E A N S T R E F F

10

24

74 Ceci est une image du réel Un linceul Les jeunes garçons et la mort PA R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

36

56 08

87 E N I M AG E S

L’atelier des costumes de la Comédie-Française C’est une véritable maison de haute couture, installée sous les toits de la salle Richelieu. PA R C L É M E N C E H É R O U T

L A R E VA N C H E D U R E G A R D 10

Les yeux qui osent les miens D E CO R I N N E B O N G R A N D U N E I N T E R P R É TAT I O N B R O D É E D ’A P R È S U N T E X T E D E PA U L H E R V I E U

17 « Celui qui regarde est celui qui cherche à saisir la puissance dans l’invisible » E N T R E T I E N AV E C J A C Q U E S R A N C I È R E

25 Je n’ai pas tué Amandine N O U V E L L E I N É D I T E D E N É H É M Y P I E R R E - DA H O M EY

« Je m’entraînais tous les matins à regarder sans les yeux, comme Amandine. »

100 P O É S I E PA RT O U T

102 « Poésie partout ? C’est une question difficile » LA RÉPONSE DE CHARLES JULIET

103 « Il faut des bouches entraînées au dire et des oreilles formées » E N T R E T I E N AV E C C H R I S T I A N S C H I A R E TT I

U N P O È M E M A N U S C R I T D ’ Y V E S B O N N E F OY,

109 « Ce sont les poètes de Belgique qui font la fête »

P H OTO G R A P H I É PA R B R I N

PA R B E N J A M I N L E C L E R C Q

29

« Que c’est beau, une chaise ! »


La revanche du regard


« Le cœur est lent à aimer ce que l’œil ne voit pas. » Michel-Ange, Poésies, 258, 1503-1560.

« Quoi, tu n’aimes plus que je te regarde ? – Qu’est-ce que ça veut dire exactement regarder ? – Re-garder. Je ne sais pas. Ça veut dire garder deux fois. – Si c’est deux fois, alors c’est précieux. » Jean-Luc Godard, Une femme mariée, 1964.

« Voilà. J’ai nettoyé mon œil. Ce fut long , un immense travail. » Charles Juliet, Trouver la source, 1992.

« Un jour, toutes les photos seront dissoutes, le papier photo n’impressionnera plus, ne réagira plus, sera chose morte. » Hervé Guibert, Le Mausolée des amants, 2001.

Désiré François Millet, vue d’un tableau représentant Madeleine Chapelle nue, première épouse de Jean-Auguste-Dominique Ingres – ce tableau, aujourd’hui disparu, fut sans doute détruit à la demande de la seconde épouse d’Ingres, Delphine Ramel (au second plan, on devine le portrait de Mme Moitessier) – dans l’atelier du peintre, vers 1852, daguerréotype, Montauban, musée Ingres.









«   C E LU I Q U I R EG A R D E E ST C E LU I Q U I C H E RC H E À S A I S I R LA PUISSANCE DA N S L’ I N V I S I B L E  » E N T R E T I E N AV E C J AC Q U E S R A N C I È R E

R É A L I S É PA R ALEXANDRE CURNIER AV E C L A P A R T I C I P AT I O N D E CLÉMENCE HÉROUT

Le Spectateur émancipé, écrit Jacques Rancière, est celui qui « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui » (La Fabrique, 2008). Mais, précise Rancière à la première page de son livre Le Destin des images (La Fabrique, 2003), « Partons du commencement. De quoi parle-t-on et que nous dit-on au juste lorsqu’on affirme que désormais il n’y a plus de réalité mais seulement des images ou, à l’inverse, qu’il n’y a désormais plus d’images mais seulement une réalité se représentant incessamment à elle-même ? ».

« La revanche du regard » est un emprunt à un intertitre de Jean Starobinski dans L’Invention de la liberté 1. Le penseur rappelle le léger mépris pour la peinture de genre au xviii e siècle, qui honore la peinture d’histoire. Il explique que, à l’inverse « des mythologies, des batailles ou des fêtes », les tableaux de genre captent « l’apparence visible des choses, prévien[nen]t le moindre chuchotement et laisse[nt] le champ libre à la vision ». Il cite les peintures de Jean Siméon Chardin, mais aussi le tableau de Jean Raoux, Jeune fille lisant une lettre 2. Il écrit : « La lettre est certes une lettre d’amour, mais ce qui occupe l’instant, c’est un regard, rien qu’un regard. » La revanche du regard serait-elle ce moment du « partage du sensible » ? Oui, même si je n’emploierais pas le terme de « revanche », mais plutôt de « promotion » du regard. Le regard ne prend pas sa revanche par rapport à une potentielle humiliation ou défaite, mais il y a un moment de glissement qui intervient. Jusque-là, ce qui définissait la valeur de l’œuvre était sa fabrication, sa consistance par rapport à l’idée de ce que doit être une œuvre bien faite. Bien sûr, la valeur de l’œuvre était aussi liée à la valeur de la chose représentée : les hauts faits des grands hommes étaient plus intéressants qu’une jeune fille lisant une lettre. Il y a ce moment très important où le double critère de la perfection interne, du faire, et celui de la valeur de la chose représentée viennent

Félix Vallotton, Feu d’artifice, L’Exposition universelle VI, 1901, gravure sur bois sur papier japon, fonds Rogers, New York, The Metropolitan Museum of Art.

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L A R E VA N C H E D U R E G A R D

le temps par opposition à l’univers de la causalité. Il y a s’effacer. Toute chose, tout être est digne d’intérêt et quelque chose qui émerge dans la fiction, la saisie d’un peut constituer le sujet d’une œuvre d’art. Ce qui temps partagé par tous, et tout particulièrement dans devient important est la manière de s’approcher de le temps sensible qui permet de parler de gens qui l’être en question ou de la chose en question. Non pas deviennent ainsi des héros, car ils vivent ce partage des s’approcher au sens du voyeurisme, mais partager le même temps. C’est un véritable arrachement à la hiérarchie espace et le même temps. Le partage du sensible s’insnormale des temporalités. taure à la fin du xviii e siècle, à ce moment où, dans le monde de l’art et ce qui se passe en France, les hiérarchies Le peuple se sentirait-il alors représenté anciennes commencent à basculer. N’importe quels dans un quotidien ? individu ou objet acquièrent la dignité d’une chose C’est plutôt que n’importe qui peut avoir accès à n’imd’art et sortent de cette hiérarchie. La hiérarchie qui porte quelle forme d’expérience sensible. Il faudrait aussi plaçait le tableau d’histoire au sommet et le tableau insister sur la démocratisation de certaines formes de genre en bas est progressivement évacuée. J’avais d’usage du temps comme la rêverie, la flânerie, l’ennui... analysé cet aspect à partir d’un texte de Hegel3, analysant J’ai beaucoup travaillé sur le fait que l’ennui d’un perles tableaux de genre hollandais ou les petits Murillo, sonnage comme Madame Bovary où l’on s’intéresse aux petites gens et petites choses. L’art s’exprime O N P A R L E D E S É C R A N S , est une promotion, l’entrée dans un autre univers temporel, même alors mieux dans l’assomption de MAIS CE QUI CIRCULE 4 douloureuse. Quand j’évoque la « magnificence du quelconque  », SUR UN ÉCRAN, l’émancipation sociale, je ne veux pour citer Mallarmé. pas parler d’un peuple en masse C E S O N T D ’A B O R D qui émergerait en tant que peuple Pourquoi ces moments D E S M OT S . ou en tant que masse, mais plusensibles, présents dans CE QUI FONCTIONNE tôt de n’importe quelle forme la littérature avec Gustave OU CRÉE d’expérience sensible, du corps, Flaubert, Marcel Proust, du langage qui devient accessible Virginia Woolf ou Victor D E S F A N TA S M E S à tous. Hugo, se révèlent-ils plus CO L L EC T I F S , importants, décisifs même, C E S O N T D E S M OT S . Est-ce justement que le récit d’une bataille ? l’expérience de Marcel Proust Le partage des temps est détruit. avec La Recherche ? La représentation classique est fondée sur une hiérarchie Oui, même s’il y a davantage chez Proust un rapport des temps. La bataille est ainsi l’emblème d’un partage avec la métaphysique du temps et de l’éternité. Le du monde : elle est le fait d’hommes vivant dans temps fonctionne comme une catégorie de partage le temps de l’action, alors que d’autres gens vivent du sensible, de partage des êtres humains, de possibilité dans le temps ordinaire, celui de la répétition. La fiction de vie pour les humains. peut, mieux qu’une image peinte, détruire ce partage des temps. Il ne s’agit pas d’opposer le micrologique au Comment pouvons-nous expliquer qu’aujourd’hui grandiose, mais de s’inscrire dans un temps désormais un texte ne frappe plus aussi fort le collectif sans hiérarchie. Le moment quelconque est un moment qu’une image ? où quelque chose se décide, comme chez Flaubert Je ne suis pas si sûr de ce présupposé. Cela me semble dans la journée de Madame Bovary. La fiction se joue faire partie des évidences répandues, mais pas nécesdans le moment de partage, entre le moment où il sairement avérées – l’idée selon laquelle la puissance ne se passe rien et celui où il se passe quelque chose. d’un texte ne peut être éprouvée que par une catégorie Ce moment est vécu par Madame Bovary, être auquel déterminée ou des temps déterminés, tandis que la il ne devrait normalement rien arriver. La fiction atteint majorité des humains absorbent des images. Cela repose un point de radicalité au moment où elle devrait épouser

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JACQUES RANCIÈRE

sur l’idée que l’image est le lot de la multitude alors que la parole relèverait du lot des élus. Prétendre que seules les images parlent aujourd’hui a partie liée avec l’idée que nous vivons dans un monde de médiocratie généralisée. Mais je ne suis pas convaincu de vivre dans un univers d’images. On parle des écrans, mais ce qui circule sur un écran, ce sont d’abord des mots. Ce qui fonctionne ou crée des fantasmes collectifs, ce sont des mots.

image. Je crois que l’important est qu’ils gouvernent. La force de l’image, c’est la force de leur pouvoir. On lui accorde trop d’importance, à cause de l’idée que les images seraient faites par des gens malins pour des crétins. Est-ce lié à une esthétique ou à une pensée profonde de l’image ? Contrairement à tout ce que l’on dit, il me semble qu’il y a une grande soumission de l’image au sens de forme visible, d’opération sur le visible. Une grande soumission, car l’image médiatique n’est là que pour confirmer une explication du monde, une illustration de son propre sens. Que voit-on de la guerre au Yémen ? Rien. L’image médiatique répond aux critères du régime représentatif de l’art : l’image ne doit jamais en montrer plus que ce qui illustre son propre sens.

Le pouvoir politique a toujours cherché à maîtriser sa communication à travers son image. Comment observez-vous l’utilisation de la parole politique, utilisée comme une image par les médias ? Un tweet est capturé et devient une image écrite, proche du logo ou du slogan. Je ne sais pas si ce sont des images. Malgré tout, quand on L ’ I M A G E M É D I AT I Q U E Il y a régulièrement un débat voit ce qui arrive au sujet des RÉPOND AUX sur la diffusion des images réfugiés, ce qui frappe, ce sont CRITÈRES DU RÉGIME réalisées à des fins de des mots, des discours, des phrases propagande et volontairement et non des représentations. On R E P R É S E N TAT I F violentes. Pour autant, en peut se souvenir de la première D E L ’A R T : L ’ I M A G E souhaitant protéger le public, moitié du xx e siècle où l’ennemi NE DOIT JAMAIS de l’image et du message, était toujours une caricature EN MONTRER ne perdons-nous pas dessinée : le gras capitaliste, le l’occasion de montrer le pire juif au nez crochu... Aujourd’hui, PLUS QUE CE QUI de l’homme, de dire la vérité ? c’est différent. Les images au sens ILLUSTRE SON PROPRE C’est une question difficile à de formes visibles ont finalement SENS. trancher. Les gens voient de toute peu d’importance. On prétend façon les images de décapitation, que nous vivons dans le monde même si ce n’est pas sur des écrans officiels. Quand on des images. Mais aujourd’hui, si l’on prend la publicité choisit de ne pas présenter d’images de personnes dans par exemple, combien d’images dans la rue vous arrêune position indigne, c’est une manière économique de teront ? Très peu ! Alors qu’avant certaines images dire que, si on ne peut rien changer à la réalité, au avaient suffisamment de poids pour que quelqu’un moins on peut vous éviter de la voir. On ne peut rien comme Roland Barthes les analyse. Aujourd’hui, le panfaire face aux massacres, mais on vous évite de souffrir neau publicitaire dit simplement que les annonceurs de voir les images. Quelquefois il faut souffrir à la vue ont les moyens de se payer cet espace, point. des images. Nos gouvernements obéissent à des recettes fournies par des gens pensant avoir la technique. Les professionCes images peuvent cependant ouvrir les nels de la communication appliquent une technique consciences. À la sortie de la Seconde Guerre routinière. Ils pensent avoir les moyens de produire les mondiale, les films ont mis une réalité abominable bonnes images, les bons mots. Comme pour la publicité, sur un silence. la valeur de l’image symbolise la valeur de leur pouvoir : Il me semble que la situation est complètement difféles annonceurs se payent un espace, les gouvernants rente. L’extermination nazie a été précisément voulue se payent un bon conseiller de communication. Ils pour ne pas laisser d’image. Aujourd’hui, Daesh produit pensent que l’important est de construire la bonne

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Dans cette notion d’image construite, des images d’humiliation ou de mise à mort qui font faut-il entendre le mot de fiction ? partie du processus. Les images ne montrent que les Il y a surtout une idée de manipulation : cette image choses qu’ils veulent montrer. Il paraît donc judicieux aurait été créée pour accréditer une certaine fiction. ne pas rentrer dans leur jeu, même si ces images ne nous De mon point de vue cependant, la fiction ne relève pas sont pas destinées. Ce sont des images de jouissance du mensonge ou de l’imagination, mais de l’organisapropre de ceux qui les produisent. On n’est donc plus tion des données sensibles, qui constitue une situation dans une logique de type : « Il faut montrer les images qui porte un sens. Certains affirment que toute réalité pour que tout le monde sache » ou « il faut les cacher, montrée est une fiction au sens d’artifice, d’autres car c’est trop horrible ». Autre chose se joue. Je pense opposent la réalité et la fiction – mais cette réalité est au collectif de cinéastes syriens Abounaddara 5, qui a elle-même une fiction d’un certain type. déclaré que, au temps d’A uschwitz, seul Dieu savait ce qui se passait dans les douches, mais qu’aujourd’hui L’image politique est rarement honnête avec la solution finale était publiée sur tous les réseaux. Ils l’Histoire. Le portrait ne veulent pas montrer des images équestre du Premier consul d’horreur, mais des images de Napoléon Bonaparte gens qui continuent à vivre. Il LA MÉFIANCE franchissant le Grand-Saintn’y a pas de logique simple des V I S À V I S D E S I M A G E S Bernard 6 est inscrit dans images, mais les catégories de E S T L I É E la mémoire collective, alors pensées sont souvent simplistes. qu’il l’a franchi à dos de mule, À U N E VO LO N T É non sur un majestueux Une image peut faire N É G AT I O N N I S T E . cheval... Le musée, qui conserve événement. Mais la réaction L E N É G AT I O N N I S M E les images, permet-il s’opère par le commentaire. AUJOURD’HUI de retirer le caractère de L’image devient importante propagande, pour ne garder parce qu’elle provoque PA S S E PA R L ’ I D É E que l’esthétisme ? une réaction en chaîne. Q U E TO U T E I M AG E Ce portrait s’inscrit dans une Si une image reste importante, E ST CO N ST R U I T E , logique représentative, à savoir ce n’est pas pour autant qu’elle VO I R E M A N I P U L É E . échappe au commentaire. Souque l’on ne va pas présenter un vent, le rôle du commentaire guerrier conquérant sur une mule. est précisément d’exprimer que Que David embellisse la réalité l’image ne vaut rien, qu’elle cache une réalité, qu’elle fait partie des normes de la peinture. C’est différent ne vise qu’à émouvoir, ou alors qu’elle est manipulée. avec la photo qui prétend à la réalité documentaire. Et pourtant l’image garde la puissance de couper court Faire disparaître des personnes sur les photos des aux commentaires. Le film de l’ascension de Mamoudou réunions du parti en URSS, c’est autre chose. Dans le Gassama, ce jeune sans-papiers malien qui a sauvé régime esthétique de l’art, on n’embellit pas. Cela ne un enfant d’une chute, a quand même permis à de revient pas à se tenir dans une espèce de neutralité, nombreuses personnes de crier à la manipulation. mais il n’appartient plus aux normes d’embellir et de Ce que certains appellent la démocratie des médias me magnifier. Ce qui passe dans la photo est le produit paraît être une notion biaisée. En effet, la parole domid’un certain regard. nante est celle qui dit qu’il ne faut pas croire ce que l’on Sur la question du musée, je dirais que toute image, voit, que tout est manipulé, que ce sauvetage était arrangé à partir du moment où elle est montrée en tant par le voisin... La méfiance vis-à-vis des images est liée à qu’image, tend à se décrocher d’une fonction affirmaune volonté négationniste. Le négationnisme aujourd’hui tive ou propagandiste. Ce qui est important, c’est passe par l’idée que toute image est construite, voire le regard : on voit les images avec un regard instruit manipulée. par toute une histoire. On voit l’image des migrants

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traversant une rivière en Macédoine avec des souvenirs de western dans la tête. Le musée, parce qu’il appartient à l’histoire, permet de sortir les images de leur fiction propagandiste.

si le film du journal d’une adolescente palestinienne avec le son des bombes autour donne une autre dimension à cette vie quotidienne. Il y a un processus d’expression des sans-parts qui a commencé avec les images des manifestations en Iran, après les élections truquées de Mahmoud Ahmadinejad, où des opposants au pouvoir ont mis leurs propres images sur Internet. Les printemps arabes ont été des moments d’autant plus importants qu’ils ont donné lieu à des images. On donnait aux gens de la visibilité, du courage, le sentiment d’être ensemble. Il faut distinguer cette puissance de n’importe qui avec des selfies ou images de fête collective.

Au cinéma, l’image conserve néanmoins une vérité. Les documentaires se regardent avec moins de distance. Est-ce lié au dispositif spécifique et unique du cinéma ? Au cinéma, il apparaît plus clairement que le documentaire est une construction fictionnelle, au sens large du terme. Le cinéma est un lieu où l’on voit des images en tant qu’images. On ne pense pas que c’est réel, même Sont-ce de nouveaux médias ? si on sait que ce que la caméra C’est surtout une façon de monmontre se trouvait bien devant FA I R E C I RC U L E R trer ce dont on est capable. Faire la caméra. Nous sommes dans un D E S I M A G E S , C ’ E S T FA I R E circuler des images, c’est faire lieu de vérité, où il est admis que partie d’un processus de prise nous nous trouvons devant des PA RT I E D ’ U N de pouvoir, de courage collectif. images, et non devant de l’inforPROCESSUS DE PRISE Il ne s’agit pas simplement d’inmation. Le dispositif protocolaire D E P O U VO I R , D E former, mais de constituer un du cinéma est un peu magique, C O U R A G E C O L L E C T I F. monde sensible où l’on n’a pas parce qu’il crée un monde de peur. Cela permet également de soustraction. Cet art, censé être I L N E S ’A G I T P A S supprimer les frontières, même l’art populaire et démocratique, SIMPLEMENT si le fait que les Français se réest effectivement devenu le seul D’INFORMER, MAIS jouissent de voir des gens danà sacraliser les images. Partout D E CO N ST I T U E R U N sant sur la place Tahrir n’a pas ailleurs, dans les théâtres ou lieux d’effet sur les événements euxd’exposition, on essaye de faire MONDE SENSIBLE OÙ mêmes. La diffusion de ces images en sorte qu’il n’y ait plus d’images, L ’ O N N ’A P A S P E U R . ne crée pas d’élan de solidarité mais que l’on ait plutôt affaire à internationale, mais affirme qu’on des corps vivants. Le cinéma est est là dans le monde, qu’on ne subit pas passivement le lieu où l’on continue à être conscient de se trouver un sort fixé plus haut. en face d’ombres. Nous avons à notre disposition des supports incroyables pour produire et diffuser des images. Instantanément, nous pouvons toucher des milliers, voire des millions de gens. Quel est le destin de ces images, pour reprendre le titre d’un de vos livres 7 ? Cette révolution est-elle une source d’information qui permette de rendre visible ce qui est invisible, de diffuser une perception différente du monde, la « part des sans-parts » ? La démocratie ne tient pas au fait que chacun peut diffuser des images de ce qu’il fait tous les jours, même

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Je ne sais pas si l’image est à son apogée – avec la multiplication de ses supports et des lieux où elle est projetée –, mais il est facile d’en produire. Or il y a très peu d’invention et de créativité. La télévision et les réseaux sociaux produisent en continu une image très consensuelle, sans risque. Ils ne cherchent pas à produire de l’étonnement ou créer une émotion, seulement à montrer. Je ne suis pas sûr que cela soit vrai. Effectivement, le rôle immédiat de l’image est de construire un espace du combat, mais j’aimerais aussi souligner le rôle du travail qui brise le consensus ou l’usage consensuel des images.


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de regarder. Ce sont des gens qui, fondamentalement, regardent intensément et font appel à des gens capables de regarder intensément. J’ai essayé de faire en sorte que les gens regardent un texte : j’ai travaillé sur des textes qu’on ne lisait plus vraiment, car on savait ce qu’il y avait dedans. J’ai poussé à regarder ce qui se passe dans ces textes. Il se passe quelque chose dans ces lignes, un déplacement du cadre du visible. Des artistes et des gens en général essayent de solliciter cette puissance du regard. Par exemple, sur les migrants, des groupes essayent de dire « prenez le temps de regarder » : Existe-t-il une différence entre celui qui regarde même dans les habitations de la « jungle » de Calais, et celui qui voit ? il y a de l’art. C’est une autre démarche que de savoir S’il y a une différence, je la place à l’opposé de Bertolt d’emblée que la situation est horrible ou de penser Brecht. Il est répandu de postuler que celui qui regarde que les images sont manipulées. est l’ahuri, quand celui qui voit Mais il n’y a pas de fabrique des sait ce qui est caché. Cette tradiJ E VA L O R I S E L A regards. La puissance du regard tionnelle valorisation du voir P U I S S A N C E D U R E G A R D , se construit toujours en déviation. derrière remonte à Platon. Or, C A R I L S E F I X E On est habitué à voir, et c’est je valorise la puissance du regard, car il se fixe sur ce qui est en face, S U R C E Q U I E S T E N FA C E , un effort que de s’apprendre à regarder. Bien sûr, ceci n’a rien sur le visible, sans savoir par SUR LE VISIBLE, SANS à voir avec ceux qui nous vendent avance ce que ce visible montre, S AV O I R P A R AVA N C E l’idée de vouloir éduquer le regard encore moins ce qu’il cache, ou CE QUE CE VISIBLE critique. ce qui l’explique ou le fonde... Celui qui regarde est celui qui M O N T R E , E N CO R E ne sait pas, qui cherche à savoir, M O I N S C E Q U ’ I L C A C H E , Le silence joue-t-il un rôle dans cet apprentissage ? à saisir la puissance à l’œuvre O U C E Q U I L ’ E X P L I Q U E Oui, mais il me semble que c’est dans ce visible, qui essaye de voir OU LE FONDE... plutôt le temps qui joue un rôle. Il comment prolonger cette puisexiste malgré tout des choses que sance qui échappe à l’explication. l’on voit si l’on regarde suffisamment longtemps. Le réalisateur portugais Pedro Costa Comment passer de la fabrique des images à celle passe des années à réaliser un film. Le temps est le crides regards ? tère absolu. On vit dans un univers où les images sont Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un moment dans l’art où massivement produites par des gens des médias qui la puissance, la capacité de fabriquer ont été secondan’ont pas le temps. Non pas qu’ils vivent dans un infrarisées par rapport à la puissance du regard. Pendant monde, mais ils sont obligés de produire des images longtemps, la photo a souffert de la croyance selon illustrant ce que l’on sait par ailleurs : les images laquelle il fallait juste appuyer sur un bouton. Et les deviennent l’illustration d’un savoir connu par avance. photographes ont renversé les choses, ils ont affirmé Il ne s’agit pas de dire que les médias mentent, mais que que l’« art » que leur opposaient les peintres n’était les médias dominants séparent les gens qui ont le temps qu’une habileté de la main. L’art photographique est celui de ceux qui ne l’ont pas. Ils opèrent une synthèse et de se placer à ce moment-là, dans ce temps-là, d’attendre produisent des images illustrant un savoir tout prêt. ou de surprendre. S’opère alors un déplacement de la Les médias produisent généralement peu, car ils font fabrique de l’image à la puissance du regard. Je pense à essentiellement circuler des images qui disent ce qui se des cinéastes que j’admire, comme Béla Tarr. Les grandes passe. On n’est plus à une certaine époque de l’image œuvres sont celles de gens qui prennent le temps Le collectif Abounaddara essaye de créer des images de la Syrie aujourd’hui qui ne sont pas celles attendues. Leurs films ont la forme de ciné-tracts, mais interviennent sur le mode de la surprise, en prenant le spectateur à contre-pied. Celui-ci voit non des victimes mais des gens qui continuent à vivre, en faisant preuve de courage et quelquefois d’ironie. C’est un autre usage où il ne s’agit pas simplement de produire des images de ce qui n’est pas vu, mais de produire une autre visibilité.

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choc : le magazine Paris Match, qui publiait des images de ce type, diffuse aujourd’hui des photos de mariages princiers. Il n’y a pas le moindre choc des images. Il suffit que les images montrent la confirmation de ce que les savants savent de l’état du monde. Il y a, à l’inverse, une pratique où on laisse la caméra tourner en attendant que quelque chose se passe... Là, il ne s’agit plus d’usage médiatique, mais expérimental...

La revanche du regard relève donc de la temporalité ? Oui. Il continue à exister des temps, des moments, des scènes qui portent en elles la possibilité d’une temporalité alternative, qui ouvrent une brèche dans le temps dominant. Il y a toujours un discours « critique » qui essaye de la fermer ; mais nous essayons de la maintenir ouverte !

Comment voyez-vous l’évolution de l’image L’image qui émeut serait-elle un piège ? à travers les nouveaux médias qui s’installent ? Je distingue deux aspects : d’abord, l’idée que l’image De mon point de vue, je ne suis pas sûr que les réseaux produit une émotion et que cette dernière serait sociaux produisent des régimes nouveaux d’images. mauvaise par définition. C’est l’argument de ceux Ils produisent une circulation des paroles, qui banalisent qui veulent que l’on ne montre rien. Je ne vois pas les images. pourquoi l’image ne devrait pas produire d’émotion. Il faut briser L E S I M AG E S C’est la grande différence l’ordre consensuel qui asservit L E S P L U S F O R T E S avec le mot, le texte, le livre. l’image à son sens. Les images S E B A N A L I S E N T, A L O R S La résistance des mots chocs que certains condamnent face au temps ? interrompent au moins un certain Q U E L ’ O N D É CO U V R E Un livre construit un récit de discours, par exemple sur l’immiC O N S TA M M E N T monde. Et, autre chose : le livre gration. Cela fait peut-être pleurer Q U E L Q U E C H O S E est inépuisable. Les images les les âmes sensibles, mais, de toute D E N O U V E A U D A N S plus fortes se banalisent, alors façon, il y a toujours d’autres que l’on découvre constamment choses moins importantes qui UN TEXTE DÉJÀ LU, quelque chose de nouveau dans font pleurer. L’autre piège serait CAR IL S’IMPRIME un texte déjà lu, car il s’imprime celui du mensonge. L’image n’est M O I N S F A C I L E M E N T moins facilement en nous. Il y a pas synonyme de réalité indisE N N O U S . un mode d’inscription dans la cutable : elle ne constitue pas mémoire, un mode d’usage, des seulement un fait. L’image du petit formes d’obsolescence, de revienfant sur la plage n’est pas une viscence qui sont différentes pour le texte et l’image. image donnée comme reproduction exacte de la réalité : Il est difficile de voir les tableaux différemment. On voit elle condense le processus du réel. Elle propose une de grandes expositions, mais on a du mal à être encore image de la réalité du monde tel qu’il est produit par ému ou surpris par un Van Gogh ou un Gauguin, alors un certain nombre de politiques. Beaucoup de critiques que l’on éprouve toujours des surprises en relisant de l’image sont fondées sur une fausse naïveté. La photo Madame Bovary. de la petite fille en pleurs devant Donald Trump ne montre pas une petite fille séparée de ses parents, mais 1. Skira, 1964. – 2. Paris, musée du Louvre. – 3. Jacques Rancière, la politique de Donald Trump sur l’immigration. Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Galilée, 2011. – 4. Stéphane Tous les scénarios, toutes les histoires, toutes les images Mallarmé, Variations sur un sujet, « Catholicisme », La Revue blanche, existent depuis l’A ncien Testament. De temps en temps, 1895-1896 : «  Une magnificence se déploiera, quelconque, analogue il y a un récit, des images qui viennent déplacer l’univers à l’Ombre de jadis. » – 5. www.abounaddara.com – 6. Jacques-Louis existant des images. Ce moment aide, permet de contiDavid, château de Malmaison. – 7. Le Destin des images, La Fabrique, nuer à faire exister la possibilité de mondes sensibles 2003. autres que ce qui est produit par le capital, les États et les médias dominants.

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© Christophe Jourdin

Christophe Jourdin, Tour est à Montréal, 2018.


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J E N ’A I PA S T U É AMANDINE D E N É H É MY P I E R R E - DA H O M E Y

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’apprenais à revoir, à voir, à regarder. Tous les matins je partais, de proche en proche, à la conquête du monde, bout à bout, à la recherche des choses. Tous les matins, au contact, littéralement. Chaque être au dehors de lui-même. À ses bords, ses contours et un peu son essence. Toucher la surface est une belle façon de voir, une manière fragile et intense de rencontrer. Ceci est du bois scié, il sent le chaud et le vernis : la table est neuve. Ceci est un livre, avec des signes sur la page, cela une contrefaçon de livre, sans lettres imprimées. Une personne vient d’entrer. C’est une femme. Je la connais, je vois qui est-ce, mais j’ai peur de me tromper. Elle est entrée dans mon dos, par la droite. Elle m’a contourné deux fois, car la lueur sur mon visage, envoyée de la fenêtre à côté, s’est éclipsée à deux reprises. Et la géographie des odeurs de la pièce, en se bouleversant, a fait deux tours complets par-devers moi. Je m’entraînais tous les matins à regarder sans les yeux, comme Amandine. – Me voici, jeune et fringant, ailé, sans un seul problème que l’argent ne pourrait résoudre : un privilégié qui s’ignore.

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Je suis au premier étage de la Société haïtienne d’aide aux aveugles, la Shaa. Nous attendons les nouveaux membres. (Avec l’habitude, la joie du travail, les collègues et moi, nous étions presque contents de recevoir des arrivants. Ce n’était pas malsain. Seulement le bonheur de pouvoir aider, doublé d’une mémoire parcellaire. Nous oubliions que nous étions pour eux, pour elles, l’incarnation d’un événement singulier : ils étaient devenus aveugles. Nous rencontrer rendait leur statut, disons, officiel. Ils sont aveugles, membres de la Société haïtienne d’aide aux aveugles, la Shaa.) – Je descends et les retrouve tous du même côté de la pièce, presque en tas, sur la défensive. Tête en bas, lunettes noires et appui sur la canne. Ils sont devenus aveugles et ils en avaient honte. Je ne m’apitoie pas, au contraire. Je blague. Je ne mords pas, que je leur dis, et il n’y a pas le feu à l’autre bout de la pièce, avancez, prenez place mes amis. J’ai de l’humour et je détends l’atmosphère. (J’avais aperçu la jeune fille, sûrement une guide, assise à part et qui me suivait des yeux. Elle riait volontiers, amusée par mon ton désinvolte. Ça fait plaisir, me disaient souvent

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les arrivants, ça fait plaisir quand quelqu’un nous parle sans inflexion dans la voix.) Je fais mon show, je continue, enhardi par la jeune fille à impressionner. – Amandine a un petit visage tout fin. Face à elle, on ne remarque son nez que pour sa joliesse. Différent en ceci de la laideur habituelle de cet organe chez les humains. On soutient aussi son regard précis. Le fond gris de ses yeux et le rire qui leur circule autour. Je suis devant Amandine, juste après avoir ouvert mes plumes de paon et bombé mon torse de bonobo. Je lui tends la main pour faire connaissance, m’apprêtant à décliner mon prénom. Elle garde intact son sourire ailé, ne bougeant rien d’autre que ma stupeur. Pendant un bref instant, je pars de moi-même. Ma température intérieure augmente, ma peau se refroidit. Soudain un tiède liquide corporel, très proche de la sueur, colonise mon front. Mes genoux flanchent sous moi : Amandine est l’une des arrivantes. Amandine est aveugle. – Douze ans, depuis que je travaille pour la Shaa. Depuis que je vois toutes les formes de cécité possibles et imaginables. J’identifie au premier coup d’œil de parfaits aveugles qui ne ratent jamais leur sortie arts visuels, afin de faire croire à leurs amis qu’ils ne sont que malvoyants. Même un amateur attentif, en principe, reconnaît quelqu’un qui penche la tête pour voir autrement que par les yeux. Je ne suis pas bête et je connais mon travail. Pourtant, ce jour-là, j’ai pris Amandine pour une voyante. Je suis revenu à moi avec une nuance de honte et quelques épingles sous ma peau : appelez cela de la solitude. Je m’arrache du non-regard de tous ces arrivants. Je fonce m’enfermer dans les toilettes pour pleurer d’indignation. Sans force, la tête en bascule sur le couvercle puant le clore. Je pleure enfin cette tristesse étrange, adroitement dissimulée à moi-même depuis douze ans. Je pleure que d’être entouré de collègues et d’amis qui ne m’ont jamais regardé dans les yeux. –

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Inutile de dire à quel point cette gaffe, sans compter sa beauté tranquille, m’a rapidement rapproché d’A mandine. J’étais toujours là pour elle. Déjà que je ne comptais pas mes heures, je ne lésinais pas sur les moyens pour aider les aveugles de la Shaa, qui sont pour la plupart devenus des amis. Et de me faire aider d’eux. Littéralement. Par exemple, si un jour j’avais une démarche administrative à faire : un papier, payer une facture, passer à la banque. Une démarche qui impliquait de faire la queue. Qu’à cela ne tienne : je partais avec un de mes potes non voyants et hop, je passais avant tout le monde. Si d’aventure dans un bar une serveuse me plaisait, je pouvais débarquer avec la bagatelle de pas moins de douze aveugles, qui parlent fort et qui commandent de la bière en direction du mur d’en face ou du plafond. En deux temps trois mouvements j’étais le roi du bar, avec pour moi des regards de curiosité et d’admiration, en sus d’un petit peu de pitié : le bon cocktail ! Dieu me damne si je ne repartais pas avec le numéro de la serveuse ou, les bons jours, directement avec elle. C’étaient les temps heureux avant la tourmente. – Me voici dedans sans même m’en rendre compte, en plein tracas, sous l’air innocent de venir les après-midi, deux ou trois fois par semaine, causer bonbon chez la belle Amandine, reçu en grande pompe par sa mère qui me laisse avec elle sur la galerie. Je peux aider à faire un devoir, dicter une note, raconter les images d’un film, lire un livre ou réciter un poème. Aussi, j’étais parfois contraint de lire des versets de la Bible. Car Amandine était très chrétienne. Même sa mère, qui pourtant n’avait rien contre Dieu, et c’est le moins qu’on puisse dire, trouvait que sa radicalité religieuse n’avait d’autre excuse que d’avoir subitement perdu la vue quand elle accueillait ses 9 ans. (Dans La Pitié dangereuse, ce roman de Stefan Zweig que j’aurai le malheur de découvrir quelques années plus tard, le jeune lieutenant Hofmiller séduit sans le vouloir, à la suite d’une gaffe, la jeune paralytique Edith de Kekesfalva. Je tiens à le mentionner, car je n’arriverai assurément pas à démontrer

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à quel point le rapport qui s’était noué entre Amandine – ainsi que toute sa famille – et moi était des plus platoniques, comme on dit, amical, neutre, parfois strictement professionnel. Après mon premier trouble en la rencontrant, je me suis vite ressaisi et je suis redevenu animateur, certes très dévoué. Auprès d’elle, j’étais l’athée de base, le méchant contradicteur dans les limites du charmant, toujours prêt à rendre service. Ce rôle me convenait bien.) – La voisine d’A mandine, de l’autre côté du mur, élève des tourterelles et des ortolans. Elle a également des pies et des pigeons. Elle amène parfois quelques autres bestioles

yeux ni mains. Ce qu’il faut d’abord c’est se mettre à leur place. Il faut apprendre à fermer les yeux et devenir une chose. Se retrouver, bien loin dans le noir de soi-même ; parvenir à oublier jusqu’à son propre souffle : nous sommes des choses. Au début de ma formation, on ne me disait pas que des années plus tard, au moment des derniers bilans, je m’exercerais encore, comme un néophyte, à poser le mouchoir sur mes paupières pour tenter de mieux voir. – Une femme entre dans mon dos. Il n’y a pas beaucoup de possibilités, depuis toutes ces années qu’on se partage un morceau de vie. J’enlève mon mouchoir, la tête lourde et

Il faut apprendre à fermer les yeux et devenir une chose. Se retrouver, bien loin dans le noir de soi-même ; parvenir à oublier jusqu’à son propre souffle : nous sommes des choses. exotiques dont personne n’identifie le cri, à part Amandine. Cette voisine a toujours été là. Petite, Amandine escaladait le mur, s’asseyait sur son toit et rangeait dans sa mémoire les volailles et leur langage. Maintenant elle ne remonte plus sur le toit. Elle attend ici le cri des oiseaux pour me dire : « Ceci est une pie. Elle est un peu malade. » Cela impressionne au début. Après on s’habitue, oubliant et les oiseaux et ce qu’en dit Amandine. Tous les jours : « Ah, elle a amené un hibou. Il n’est pas content d’être là. » Ou bien : « Où a-t-elle bien pu trouver ce corbeau ? Il est si laid. » Ou encore : « Oh, le pauvre geai, il sait qu’il sera vendu demain ! » Amandine disait, on n’écoutait plus vraiment. – Jour va, jour vient, comme on dit : les années passent. Je m’entraîne toujours à voir sans regarder. Au début de ma formation, il y a si longtemps maintenant, on nous disait : il faut apprendre à sentir, à voir les choses, à les toucher, sans

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le geste lent. Je la regarde. Elle me rend du regard un sourire paisible, fait de la pitié joyeuse que seuls les ans arrivent à mettre au blanc des yeux : « Tu ressasses encore cette histoire de jeunesse ? – Non. Je m’entraîne à l’oublier. » Il y a plus de quarante ans, une jeune aveugle du nom d’A mandine Gay m’a dit qu’un jour Dieu lui pardonnerait tous les péchés qu’elle pouvait avoir commis avant ses 9 ans. Ce jour-là, elle recouvrerait la vue et son regard, comme un oiseau, pourrait voltiger dans les airs et se poser sur les choses. Deux jours plus tard, sans préavis, elle se jette de son toit sur des cages d’oiseau. On la retrouve étalée et amochée, sans vie, son petit corps gracile déchiré et ensanglanté. Si elle avait soudainement vu devant elle, elle aurait voulu toucher de la main ce que donnait le regard. Amandine a dû penser que le monde était bien fait.

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POÈME Y V E S B O N N E F OY

P H OTO G R A P H I E BRIN


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«  Q U E C ’ E ST B E AU, U N E C H A I S E  !  »

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« La revue qui explore la culture en beauté » LES INROCKUPTIBLES

« Une revue comme on fait salon » FRANCE CULTURE

« Une exploration exigeante et accessible de tous les domaines de l’art » LIBÉRATION

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E N 1 525, LODOV I CO DI GI N O C APPON I , MARC HAN D, BAN QUI E R ET DI PLOMAT E F LORE N T I N , AC HÈ T E LA C HAPE LLE DE L’ARC HI T EC T E F I LI PPO BRUN E LLE SC HI POUR EN FAIRE UN MAUSOLÉE FAMILIAL. LE LI E U, DÉ DI É J USQU’ALORS

PA R J E A N - C L A U D E L E B E N S Z T E J N

L’ A N N O N C I AT I O N , F U T R E M O D E L É ET DÉ DI É À LA PI ET À, LA V I E RGE DE DOULE UR. LE N OUV E AU PROPRI É TAI RE «  DÉ C IDA DE FA IR E PE INDR E TO UTE L A CO U P O L E ET D ’ Y FA I R E U N R ETA B L E AVEC UN RICHE ORNEMENT 1  » ET D’EN CONFIER LE DÉCOR À JACOPO DA PONTORMO (1494-1557), ARTISTE ADMIRÉ POUR LA DOUC E UR I MPALPABLE DE SON COLORI S. J ACOPO «  FIT DO NC M UR E R LA C H A PEL L E , Q UI R ESTA CO NDA M NÉ E TRO IS A NS, ET SE MIT À L’OUVRAGE », SANS EN RENDRE COMPT E AU COMMAN DI TAI RE . UN E F OI S T E RMI N É , LE RÉ SULTAT F UT DÉ VOI LÉ «  À L A ST U P E U R D E TO U T F LO R E N C E  » . DA N S U N É TAT D ’ A P E S A N T E U R , PON TORMO RE PRÉ SE N T E UN E SÉ QUE N C E T E MPORE LLE , UN T RI PLE MOUV E ME N T. MAIS CE QUI EST LE PLUS E X T RAORDI N AI RE , C ’E ST LA COULE UR. F OLLE , É TON N AN T E PAR LA RARET É I N DE SC RI PT I BLE DE SE S T E I N T E S, DE LE UR J UX TAPOSI T I ON , DE LE UR DI ST RI BUT I ON . 1. Toutes les citations sont extraites de Giorgio Vasari, Vies des meilleurs peintres,

sculpteurs et architectes, 1550-1558, VI, 270-272, traduction de Jean-Claude Lebensztejn.

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© Antonio Quattrone

Douleur claire La Déposition de Pontormo

À L’AN N UN ZI ATA, LA V I E RGE DE



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1. Volterra, Pinacoteca e Museo civico.

Les yeux à fleur

2. Rosso, Déposition, 1527-1528, Sansepolcro, église San Lorenzo.

de peau, les narines un peu gonflées, les bouches étroites aux lèvres charnues, et jusqu’aux pleurs qui ont coulé, fleurent une sensualité

3. Rosso, Pietà dite « d’Écouen », 1530-1540, Paris, musée du Louvre.

extatique, une jouissance étrangère au désir – et la couleur ! Cette couleur claire, vive, douce-acide et intense, d’une telle beauté en soi et pour soi qu’avec cet événement-là c’en est véritablement insensé. NOTO

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La Déposition de Jacopo da Pontormo dans la chapelle Capponi de l’église Santa Felicita, à Florence, illustre avec énigme un sujet sans précédent : une pietà séparée, l’instant atroce où les vivants s’arrachent à leur mort. Dans la Descente de Croix que Rosso peignait en 1521 à Volterra 1, le moment choisi est physiquement précaire, mais dramatiquement stable, iconographiquement établi, et cohérent dans son pathos. L’extrême de la douleur vous est projeté au visage avec des plans heurtés, cette violence plombée et stridente. La dispersion exagérée des mouvements et des directions crie le désarroi ; les gestes insensés signifient l’insensé. Les chairs sont grises ou jaunâtres, sauf celles des porteurs qui passent un bras devant la peau verdâtre du Christ. La brutalité de la touche, son incohérence même, fait corps avec cette surenchère. Les draperies sont dures et cassantes, mais la jambe du Christ est saisie en pleine liquéfaction, et ses traits calmes et verts accusent le délire des vivants. Pour ses deux Dépositions suivantes, Rosso choisit le moment qui précède la déploration 2 et celui qui la suit à peine 3. Ces trois Dépositions, étalées sur dix ans ou plus, suivent la chronologie du drame : comme si Rosso prenait en charge, dans sa vie même, le moment sombre. Sydney J. Freedberg note que « Rosso, gravement maltraité au cours du Sac de Rome, s’enfuit vers le Nord... Peut-être l’impression qu’il en subit se combina-t-elle avec le sujet imposé de la Pietà que Rosso peignit à la fin de 1527 et en 1528 pour les Orfanelle de Borgo San Sepolcro 4 ». C’est la plus sombre des trois, presque invisible dans sa lumière d’éclipse, où brillent au pied de la croix les yeux d’un monstre sorti du Portement de Croix de Jérôme Bosch 5 : une tête que la haine a transformée en cauchemar vivant.


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Chez Pontormo, l’étrangeté se révèle tout autre. Dans les Dépositions de Rosso, l’espace est ténébreux ou strident, la violence immédiate, les corps déformés par la douleur ou la haine. Dans celle de Pontormo, les figures sont d’une beauté incroyable ; le Christ semble immarcescible ; l’ovale des visages et l’ovale de tout le groupe veulent dire légèreté immatérielle, perfection du cristal ou d’ivoire. Seuls le Christ et Joseph portent la barbe, mais sans moustache, comme si rien dans ce monde transsexuel ne devait barrer le lisse de ces visages, le dessin des lèvres. Les yeux à fleur de peau, les narines un peu gonflées, les bouches étroites aux lèvres charnues, et jusqu’aux pleurs qui ont coulé, fleurent une sensualité extatique, une jouissance étrangère au désir – et la couleur ! Cette couleur claire, vive, douce-acide et intense, d’une telle beauté en soi et pour soi qu’avec cet événement-là c’en est véritablement insensé. Or l’étrangeté veut que le pathétique du retable soit plus fort et plus contagieux, dans le paradoxe de ses moyens, que les surenchères du Rosso : ou plutôt, ne voit-on pas que ce paradoxe constitue la surenchère des surenchères, le point extrême où les signes expressifs, à force de s’accumuler, en viennent à se renverser en leur contraire. Rosso a si bien compris les pouvoirs expressifs de la surenchère renversante qu’il l’a utilisée selon sa pente, dans la Pietà d’Écouen, en exagérant l’arbitraire et le paradoxe, l’inexpressivité expressive, l’inquiétant masque de cire 6. En dehors de toute question de sources, l’analogie des moyens expressifs, particulièrement des moyens chromatico-expressifs, demeure frappante si Rosso a vu le retable Capponi, plus frappante encore s’il ne l’a pas vu : soit dit en tenant compte des différences dans la composition, le choix de couleurs, l’Unheimlichkeit 7, sa violence ou son

invisibilité. C’est comme si Rosso balançait le secret de Pontormo, en fixait la nature impalpable. L’étrangeté de Pontormo est bien différente ; deux fois étrange de n’être plus signifiée : d’une étrangeté insaisissable ; discrète, et pourtant absolue, irrésistible de spontanéité : comme un brouillard transparent qui transperce tout jusqu’à l’os. Ou comme un monde à l’envers : on le croit à l’endroit, tout a l’air juste à sa place, mais rien n’est plus comme d’habitude, sans qu’on sache ni comment ni pourquoi : c’est une expression de Pontormo. Dans quel monde sommes-nous ? Un point commun aux Dépositions de Rosso et de Pontormo, c’est que leur force d’étrangeté passe par la couleur. Et par un travail varié de la couleur, je dirais expérimental : soit la stridence des frottements bleu-vert, roses, vert-jaune de Volterra, ou l’éclipse de Sansepolcro, ou les peaux violacées d’Écouen, que recouvre comme un maquillage le rouge orangé des lèvres des femmes et de la barbe du Christ ; ou les dissonances con molta unione di colori de la Pietà de la Chartreuse 8. Pour Santa Felicita, j’irai jusqu’à dire que l’étrangeté de son retable passe avant tout par la couleur.

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4. Sydney J. Freedberg, Painting in Italy. 1500-1600, 1971, p.1 31. Voir aussi Éric Darragon, Maniérisme en crise, Le Christ en gloire de Rosso Fiorentino a Citta di Castello, 1528-1530, Edizioni dell’Elefante, 1983, p. 42. 5. Vers 1510, Gand, musée des Beaux-Arts. 6. Malgré les traits tombants, le visage de la Vierge y est presque sans expression, comme ceux des autres femmes (celui de saint Jean est caché), mais elle serre la langue entre les dents, « pour s’empêcher de crier », me disait Éric Darragon. Le rouge-orange vif qui fait comme une troisième lèvre hurle ce cri rentré. 7. « L’inquiétante étrangeté. » 8. Vers 1524-1525, Florence, pinacothèque de la Chartreuse.




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9. Johann Heinrich Füssli

(1741-1825). 10. « Nous sommes peu enclins

à qualifier d’oniriques les peintres de la pure couleur : ni Monet, ni Matisse, ni Bonnard, ni Renoir, si éloignés qu’ils soient de la pure réalité moyenne, ne passent pour des peintres du rêve. Si nous croyons reconnaître les qualités du songe dans les œuvres de Watteau, de Turner, de Redon ou de Gustave Moreau, c’est que, tout coloristes qu’ils sont, ils donnent une importance considérable au sujet, au tracé de l’événement ; ils nous proposent une fable, dont le sens serait une énigme qui ne s’épuise pas » (Jean Starobinski,

Les draperies entrelacées, avec leur pouvoir d’arbitraire, prennent comme naturellement en charge le délire des couleurs. La femme

Trois Fureurs, Gallimard, 1974, p. 149). Sans doute. Mais chez des peintres comme Uccello, Tura, Pontormo ou Rosso, on sent une efficace onirique de la couleur elle-même, en tant qu’elle est jointe à l’istoria ou fable ou scène. (Et puis, qu’est-ce qu’un « peintre de la pure couleur » ? Qu’est-ce que la « pure réalité moyenne » ? Si c’était, par exemple,

de dos qui marche

un deuil ?) 11. 1981.

vers la Vierge, les cheveux

Comment une intelligence aussi vive que celle de Jean Starobinski a-t-elle pu s’aviser de prononcer, à propos de Füssli 9, que la couleur ne peut être en elle-même onirique (ou, je dirais, fantastique au sens le plus large) 10 ? Il suffit d’avoir regardé une télé en couleurs convenablement déréglée, ou pris un trip du temps jadis, ou vu une comédie musicale de l’après-guerre ou Lucifer Rising de Kenneth Anger 11 ou N:O:T:H:I:N:G de Paul Sharits 12, ou même, plus insidieusement, la Notre-Dame de Matisse13, pour savoir que la couleur peut être onirique ou fantastique – d’un fantastique plus diffus, intime, physique, plus surprenant, plus fantastique peut-être. La couleur de la Déposition de Pontormo Est fantastique. Est une couleur de rêve. C’est elle qui induit le saisissement du premier contact. Elle a ce pouvoir d’être là et d’être incroyable : incroyablement là, et le plus bel hommage que John Shearman pouvait lui rendre, c’était d’oser dire qu’il n’en croyait pas ses yeux 14. Cette couleur – comment dire – c’est un peu la couleur du Couronnement de la Vierge de Fra Angelico15, démesurément agrandie et devenue folle. Deux bleus clairs, l’un plus gris-mauve, deux roses, parme et saumon, un gris-mauve, un vermillon vif, deux ou trois verts, un jaune orangé, un brun clair et un gris-beige – ces mots manquent évidemment de justesse – forment par entrelacs une musique des plus étranges : vive, claire et franche, mais déphasée dans la détermination des teintes ; lisse et modulée, mais tranchée dans ses rapports, télescopant de

découverts, porte sur elle une harmonie étonnante (rose-lilas pâle, saumon pâle, vermillon vif) sur un fond vert-gris limité © Potemkine Films

en haut par le bleu de la Vierge et le beige-brun de Joseph. NOTO

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fausses suavités ; évidente et inattendue dans l’ensemble et dans le détail ; fixe et fixant mais affolant le regard qui l’entraîne dans son tourbillon. À tout point de vue une couleur qui bouge ; vire et s’arrête et repart : juste à côté. Exposée à un point rare, mais indescriptible en cent façons, et c’est là son pouvoir. Claire partout, corps, draperies, roc et ombres – la plus sombre, un gris-bleu sous la main levée de la Vierge et sous les pieds du Christ. Et pour rester dans la note, toutes les chevelures visibles sont une gamme de blondeurs, du blond très pâle de Joseph au roux clair qui encadre la tête ovale du Christ et ondoie sur sa poitrine, vers la plaie légère de la lance. Les chairs, très pâles ; celle du mort la plus exposée, à peine plus pâle que les autres. Tout juste si les jambes décolorées, plus grises contre la main qui les porte, attestent la mort et le supplice. Les draperies entrelacées, avec leur pouvoir d’arbitraire, prennent comme naturellement en charge le délire des couleurs. La femme de dos qui marche vers la Vierge, les cheveux découverts, porte sur elle une harmonie étonnante (rose-lilas pâle, saumon pâle, vermillon vif) sur un fond vert-gris limité en haut par le bleu de la Vierge et le beige-brun de Joseph. À sa gauche, la tunique rose vif du porteur accroupi vire au bleu à la lumière, et sous lui la draperie verte est frappée de rose-orange à la lumière. Procédé que Pontormo répète dans le voile violet de la Vierge de l’Annonciation 16, qui devient

vert-émeraude du côté de la fenêtre 17 : à l’inverse du voile vert de la Madeleine, dans la Pietà de la Chartreuse, qui devient rose à la lumière, alors que sa manche verte vite au jaune : et dans la Montée au Calvaire 18 le voile vert de Véronique vire au rose violacé, tandis que sa robe violette vire au jaune : une forte lumière ayant tendance à faire tourner une couleur du côté de sa complémentaire. Dans les années 1520, Pontormo (et plus brutalement Rosso) explore une chromatique très à part, teintes rares et rapports plus rares, recherchés, en porte-à-faux : dans la Visitation 19 une harmonie de verts, de roses et d’orange ; à la Chartreuse, des tons lilas, ocre-jaune, ocre-rouge et vert-bleu, accentués par d’incroyables blancs qui donnent au cycle un pathétique très particulier, clair : l’état de ruine découvrant une structure marquetée de taches aux contours nets, enserrant des chairs aux dégradations très douces. Mais cette structure était certainement faite pour être vue : au fond du Christ devant Pilate 20 , les frottements optiques du ciel parme et de l’architecture tilleul se répètent rythmiquement dans la découpe des balustres carrés. Dans la Déposition de Santa Felicita, on retrouve cette alternance de deux couleurs également claires dans la série bleu-rose-bleu-rose-bleu qui rythme l’espace entre la tête du Christ et celle du porteur à gauche.

12. 1968. 13. 1914. 14. Selon John Sherman

(Pontormo’s Altarpiece in S. Felicita, University of Newcastle upon Tyne, 1971, p. 26), la couleur actuelle du retable est le résultat d’une « restauration désastreuse » effectuée en 1722. À mon sens, son argumentation est spécieuse et semble dictée par un désir de classiciser le retable. 15. Vers 1430-1432, Paris,

musée du Louvre. 16. Vers 1528, Florence,

Santa Felicita. 17. On le retrouve chez

d’autres maniéristes : dans la Déposition de Volterra, la tunique rouge-rose de l’homme qui pointe l’index vers la blessure du Christ est verte dans l’ombre ; au contraire, le turban vert du vieillard penché en haut de la croix devient rouge dans l’ombre. Même procédé dans les fresques du Consistoire de Sienne, de Beccafumi (1529-1535), la robe de la femme qui allaite et montre à son bébé le corps supplicié, par exemple ; ou dans sa Tanaquil (vers 1519, National Gallery, Londres) : la robe, jaune citron dans la lumière, est vert tilleul dans l’ombre ; le châle est blanc à la lumière et mauve dans l’ombre, etc. 18. Vers 1524-1525,

Florence, pinacothèque de la Chartreuse. 19. 1528, Carmignano,

église Saint-Michel. 20. 1523-1525, Florence,

pinacothèque de la Chartreuse.

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21. 1532, collection

particulière.

Le formalisme arbitraire de la couleur est accentué par un procédé consistant à vêtir les acteurs de tuniques si collantes qu’elles s’identifient

22. Vasari, Les Vies des

meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, VI, 277. 23. 1415-1417, Florence,

musée national du Bargello. 24. « Il est clair à tout un

chacun, après ce qui vient d’être dit, qu’autre est la beauté qui procède de l’art, et autre celle qui n’a égard qu’au sujet,

à la peau, faisant des peaux

et autre celle qui se compose de

bleues roses vertes où

C’est pourquoi, si l’artiste ne la

les plis et les excroissances des corps s’inscrivent

l’une et de l’autre réunies. trouve pas dans le corps humain, il lui reste toujours celle de l’art, comme nous le voyons sans cesse

comme à nu : les fossettes des corps penchés, un nombril bleu, le téton vert de saint Jean, et ce fort bras rose-mauve et bleu, si gonflé de veines qu’on pense infailliblement à ces monstrueux engins de Sade sur le point de cracher leur venin.

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Les Florentins du xvi e siècle voyaient en Pontormo un très grand coloriste ; le Noli me tangere 21 était « estimé peinture rare pour la grandeur du dessin de Michel-Ange et pour le coloris de Jacopo 22 ». Un texte de Francesco Bocchi sur l’excellence du Saint Georges de Donatello 23 prend le chœur aujourd’hui détruit de Saint-Laurent comme l’exemple même du formalisme chromatique : le coloris en est doux (dolce), moelleux (morbido), plein de style (manieroso : peu « réaliste » donc), très charmant en soi et aimable (assai vago verso di sé e leggiadro) : mais placé en un sujet difforme, sans ordre, décousu, désagréable, et obscène 24. Mieux que Vasari, Bocchi souligne chez Pontormo une pratique de la couleur qui joue à part, en soi et pour soi, arbitrairement, contre le sujet, et sans raison apparente. À Santa Felicita au moins (à Saint-Laurent, peut-on croire, il jouait sur le nu), le formalisme arbitraire de la couleur est accentué par un procédé consistant à vêtir les acteurs de tuniques si collantes qu’elles s’identifient à la peau, faisant des peaux bleues roses vertes où les plis et les excroissances des corps s’inscrivent comme à nu : les fossettes des corps penchés, un nombril bleu, le téton vert de saint Jean, et ce fort bras rose-mauve et bleu,


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si gonflé de veines qu’on pense infailliblement à ces monstrueux engins de Sade sur le point de cracher leur venin, et dont on ne voit pas très bien – l’autre étant nu, lisse et fin – comment il peut se rattacher à ce frêle jeune être à gauche – à moins qu’il n’appartienne à la tête voilée de dos ? Ce serait presque extraordinaire. Mais là n’est pas le plus étrange. Le plus étrange, et le plus soufflant, la plus parfaite des reproductions n’arrivera à le rendre. Il est dans l’échelle très spéciale de la couleur et dans sa texture. Comprimée dans l’étroit espace d’une chapelle illustrant, malgré le remodelage opéré par Capponi, le rationalisme particulier de Brunelleschi, son architecte – pour le dire très vite ; surcomprimée dans le cadrage très ras très lourdement souligné par l’épais cadre doré ; coupée, et se recoupant à plaisir, elle est d’autant plus dilatée que le regard manque de recul : et en même temps lisse et dense, jamais léchée, mais polie comme l’ivoire, soufflée et nette comme le cristal, sans accidents ni épaisseurs – induisant un soupçon tenace que les corps occupent mais n’habitent pas la couleur, demeurent là comme en souffrance, souffles dans un espace de souffle. L’air ne circule guère autour des corps, plutôt un vide cristallin,

mais ces corps sont d’air ou de vide recouvert de peaux de couleurs. Souffrants mais frappés d’absence. (Même le nuage est fantôme. Son découpage net et compliqué, peu nuageux en lui-même, n’affecte que son contour : la lumière d’ailleurs qui l’éclaire révèle un flanc lisse de replis.) L’espace serré de près accumule plusieurs modes d’inconsistance. Les corps semblent moins les uns derrière les autres que les uns par-dessus les autres. L’un et l’autre, mais l’un moins que l’autre, là gît l’étrange de cet espace. En général, Pontormo évite d’étaler ses personnages en largeur, ou de les échelonner en profondeur. Dans ses grandes entreprises, il préfère les superposer sur une faible profondeur, leur prêtant un support de parapets, de gradins ou de collines. Mais ici, le support rocheux dont nous voyons quelque relief tout en bas, et qu’il faut imaginer montant vers l’arrière, jusqu’aux pieds de la femme debout tout en haut, est bouché par la densité des corps et des vêtements, l’étagement vertical effaçant le support qui le motive. Il est caractéristique que la limite entre la terre et le ciel ne soit visible nulle part, d’ailleurs rendue invisible par l’extrême proximité de leurs teintes.

dans tant d’ouvrages anciens et modernes. Mais s’il est pourvu seulement de celle du sujet, sans un art singulier, il n’est pas grandement apprécié ni très vanté. Admirable au contraire est l’art, mais le sujet sans grâce, dans les figures de Jacopo da Pontormo à Saint-Laurent ; car il est tellement loin dans son Déluge de toute raison, ou plutôt en lui-même tellement difforme, que la manière de la peinture, nonobstant qu’elle soit de grand prix, montre le peu de sens de cet artiste qui, voulant dans cet ouvrage surpasser tous les autres, n’arriva pas, et de loin, à ces louanges que presque enfant il s’était attirées. Le coloris en est doux, plein de manière, et si tendre, qu’on le dirait fini par le souffle, plein de charme en lui-même et aimable ; mais placé en un sujet devisé sans ordre, désuni dans sa nature, déplaisant à la vue, inconvenant dans toutes ses poses, il montre assez comment cet homme aurait pu accroître sa gloire, s’il avait employé un si grand talent selon la raison, se servant de son art et de son esprit sagement, comme il avait fait dans les premières années, où il avait acquis tant de renommée. » Francesco Bocchi, Eccellenza Della Statua Del San Giorgio Di Donatello Scultore Fiorentino, 1571.

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25. Dans la Visitation

de Carmignano, les femmes sont trop grandes pour l’espace, l’espace est trop grand pour les maisons, les maisons sont trop grandes pour les deux hommes. La Cène et la Sainte Anne de Léonard exploitaient aussi de telles différences d’échelle, mais dans un espace tout différent, autrement onirique. À l’inverse, dans la Nativité mystique de Botticelli, postérieure de trois ans à la Cène, les figures, surtout celles de premier plan, plus petites que celles du fond, ont l’air de figurines dans un décor géant. Pontormo utilise parfois le raccourci à des fins irrationnelles, ainsi dans le dessin d’une figure nue jouant au calcio : la jambe gauche semble fuir à des kilomètres, mais le pied est grand comme l’autre. Il

Tout le groupe repose – grappe humaine, ovale tournoyant, pyramide renversée ou diamant sur sa pointe – sur le pied du porteur accroupi,

faudrait faire une étude systématique des incongruités spatiales dans la peinture de la Renaissance. 26. 1521, Volterra, musée

diocésain d’A rt sacré.­ 27. Vers 1518, Florence,

église San Michele Visdomini.­ 28. Janet Cox-Rearick,

The Drawings of Pontormo, Harvard University Press, 1964, t. I, p. 261.

je précise : sur le gras de deux doigts du pied droit du porteur fléchi sous le poids de bien plus et de bien moins que le bas d’un corps.

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Dans cet espace sans rien d’autre que des corps devenus des spectres de couleurs, Pontormo introduit des torsions d’échelles, trop faibles pour attirer franchement l’attention, mais juste assez marquées pour désorienter un peu plus l’espace et le regard 25. Ces corps sans poids apparaissent trop grands pour leur espace, mais non pareillement. La Vierge n’est pas plus grande que les figures devant elle, mais elle l’est sensiblement plus que saint Jean et Joseph supposés juste derrière. On ne sait donc plus très bien comment situer ces corps, ce Joseph qui n’a rien sous le buste, cette tête de dos sans dos, ces mains qui tiennent le Christ, tous ces corps morcelés, ces membres sans corps ou sans support, et quand ils ont un support, quand leurs pieds reposent, ils ne reposent pas, ou si peu (le pied gauche du porteur qui avance, isolé par une auréole d’ombre, semble détaché du roc). Chez le Rosso de Volterra, celui de la Déposition ou de la Madone entre deux saints 26, l’horizon placé bas est visible, et les pieds appuient ferme le sol. L’inconsistance est ailleurs, entre les personnages isolés dans une portion d’espace, chacun avec son échelle très particulière. Ce principe d’isolement et de morcellement, déjà sensible dans le retable Pucci27, Pontormo l’étend à tout l’espace et le restreint à des fragments de corps, qui habitent précisément un lieu vague, parfois invraisemblable. Janet Cox-Rearick note 28 que tout le groupe repose – grappe humaine, ovale tournoyant, pyramide renversée ou diamant sur sa pointe – sur le pied du porteur accroupi, je précise : sur le gras de deux doigts du pied droit


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du porteur fléchi sous le poids de bien plus et de bien moins que le bas d’un corps. C’est pourquoi l’apesanteur de cette superposition improbable évoque un je ne sais quoi de la pyramide sadienne, son incompréhensible. Et cet espace impalpable, incommunicable, improbable, inconsistant, immatériel, n’en a pas moins la force tourbillonnante des fantômes emportant à la vitesse grand V mon corps et mon regard contenus dans l’étroite chapelle, enfermés dans l’énorme cadre doré comme dans une capsule spatiale (non, je ne lis pas les BD, et Sydney J. Freedberg, grand professeur de la sérieuse Harvard, par deux fois – quant à la Visitation de Carmignano et à Saint-Laurent – qualifie l’espace pontormien de stratosphérique, et c’est peu dire : ça sidère, ça dégravite, il n’y a plus de gaz, ça se passe bien plus loin dans les airs : aux confins de l’empyrée, où l’esprit mélancolique avait, dit-on, sa demeure).

Leo Steinberg projetant dans cette vision l’image d’un départ au ciel 29 ne se trompait qu’en ceci. Il voulait que le sens colle au décollage ; mais ça a décollé tout seul : délibérément, mais sans fin. L’événement a stupéfié non seulement les figures, mais tout l’espace ; cela, sans doute, ne faisait pas partie de la commande. On lui avait demandé de peindre pour l’autel un Christ mort déposé de Croix qui est porté au tombeau, mais il était déjà ailleurs : « Eh ! Iacopo fammi questo e fammi quello e fammi in sù e fammi in giù » – « Sissignore, come no », n’en pensant pas moins, et barrant l’entrée à messer Lodovico : très poli mais obstiné. Pourquoi décoller ainsi le sujet de l’artifizio : l’espace, la couleur, etc. ? C’est la question qui transparaît dans le texte de Vasari, en pointillés – « un Christ mort... porté au tombeau... dans un coloris clair... on voit ouvertement que ce cerveau s’en allait... bizarre extravagance ». Un deuil, si clair ? le deuil des deuils ? Vasari, qui admirait le certo che tenebroso de la Déposition de Sansepolcro, devait se demander ce qui était passé par la tête fantasque de Jacopo, et a pu se répondre, à la façon de Bocchi : pure déraison, arbitraire total, incohérence de la symbolique formelle. Et dans le sein même de la symbolique, par-dessus le marché : car les vivants exhibent des sourcils, des yeux et des bouches tombant aussi démonstrativement que les sourcils du groupe de Laocoon ou que les lignes de Seurat, et avec le même didactisme expressif, mais s’accompagnant des valeurs claires qui pour Seurat désignent ou plutôt portent la gaieté, la gaieté de ton (les teintes ne

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29. Leo Steinberg,

« Pontormo’s Capponi Chapel » in The Art Bulletin, vol. 56, 1974, pp. 385-399.




M OT I F

30. Vers 1432-1434, Florence,

musée San Marco. 31. 1507, Rome, galerie

Borghese. 32. Les Lamentations

sur le Christ mort, vers 1495, Milan, musée Poldi Pezzoli et Munich, Alte Pinakothek.

Ces couleurs claires et

33. 1889-1890, Otterlo,

musée Kröller-Müller.

joyeuses, d’une joie glacée plus inquiétante que le plus sombre des cauchemars, illustrent le pire des deuils, celui qui ne trouve pas de canal pour se perdre,

34. 1890-1891, Paris,

musée d’Orsay. 35. 1571, Florence,

se rentre de force

basilique de la Santissima

en lui-même et se ravale

36. Les grandes douleurs

dans l’impuissance, se resuce et s’étrangle dans cette chair

Annunziata.

sont muettes : c’est un thème développé ailleurs à l’époque, de Marot à Shakespeare ; mais je rappellerai plutôt

– sa propre chair – qu’elle bouffe, s’étouffe dans son propre sang. Fonctionnellement, le retable Capponi représente – exprime – renvoie – l’inexprimable du deuil, le deuil absolu. NOTO

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sont ni chaudes ni froides, plutôt fraîches et printanières, affectivement ambivalentes). Est-il possible que Pontormo n’ait pas senti et machiné ce paradoxe ? Sans autre assurance que mes yeux, sans preuve que les indices fournis par Vasari et Bocchi, je répondrai que non, découvrant ici mon point faible. Et s’il en allait autrement, tant pis. L’anachronisme n’est pas la malédiction de l’histoire, plutôt sa nécessité, point de départ, élan et risque. Ce que Pontormo voulait et pensait, il l’a bien gardé. Reste ce qui reste, contraignant l’imagination spectatrice ; laissant à jamais suspendue la question de l’intention. Les Dépositions de Fra Angelico 30, de Raphaël 31, etc., étaient claires, mais pas anormalement claires. Celles de Botticelli 32, plutôt que sur la clarté, jouent sur la surchauffe de la couleur. Seul Pontormo, à nos yeux du moins, semble avoir délibéré une couleur aussi distante que possible de son sujet. Du moins en apparence. Au contraire de la couleur, les traits tombants signifient, sans doute possible, la tristesse : mais l’expriment-ils ? Ni plus ni moins que les traits montants multipliés dans Chahut 33 ou dans Cirque 34 de Georges Seurat n’expriment vraiment la gaieté. Ils semblent vouloir exposer, plutôt qu’un sentiment, ses signes visuels. Et c’est pourquoi on a pu tour à tour décrire ces fantômes comme plongés dans une douleur insondable, ou dans l’extase, ou dans l’absence. Ces trois chefs-d’œuvre de pathétique


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(et conçus tels) baignent dans le même espace d’ironie fantastique : à la différence que chez Seurat, c’est la gaieté que gèle la froideur démonstrative du système signifiant – non sans une gaieté supérieure, qui l’efface et la redouble. Chez Pontormo, au contraire, la douleur dite par ces regards est contredite par un certain kitsch sulpicien très joué, suprême : surtout sensible dans les deux figures qui bordent le retable, la femme à gauche qui tient la tête du mort, les yeux presque révulsés, et l’homme à droite qui tend le cou vers le dehors. Déjà au x v i e siècle, il y avait kitsch et kitsch. Celui des peintures qui décorent la coupole de Sainte-Marie-de-la-Fleur, à Florence, ou celui de la Trinité d’A lessandro Allori 35, est une chose ; celui de Santa Felicita en est une autre. Généralement, le kitsch est inattentif à ses effets de kitsch, servile, sans beauté et sans force. Ici, l’effet de kitsch (c’est en effet qu’agit cette peinture) est contredit à son tour par la formidable beauté de ces visages, de ces corps, de ces couleurs, de cette peinture. Et par un nouveau paradoxe, la beauté immatérielle de ces personnages, qui semblait devoir les vider de toute substance émotionnelle, n’en conserver que les masques d’ivoire ou de très fine cire, remplit cet ovale (comme on dit une ronde de fantômes) d’une douleur en effet folle, folle, précisément, de ne pouvoir se délivrer. L’art de Pontormo est expressif, mais il exprime l’impouvoir d’exprimer vraiment 36.

Même dans le retable Pucci, les personnages vivent leurs affects chacun pour soi, replient en eux-mêmes la violence de leur état. Les Dépositions de Rosso, vives ou sombres ou plombées, hyperexpressives, tendues à rompre, avaient quelque chose de libérateur, comme une crise de larmes. Si je peux vulgariser leur pathétique en me servant de gros mots du dernier siècle, leur hystérie était violente, mais la schizophrénie latente dans la Déposition de Pontormo est sans comparaison plus grave. Le deuil ici est tellement fou qu’on peut le signifier peut-être, mais non l’exprimer. Ces couleurs claires et joyeuses, d’une joie glacée plus inquiétante que le plus sombre des cauchemars, illustrent le pire des deuils, celui qui ne trouve pas de canal pour se perdre, se rentre de force en lui-même et se ravale dans l’impuissance, se resuce et s’étrangle dans cette chair – sa propre chair – qu’elle bouffe, s’étouffe dans son propre sang. Fonctionnellement, le retable Capponi représente – exprime – renvoie – l’inexprimable du deuil, le deuil absolu, celui dont le cadavre de Dieu figure l’impossible fin (en tant qu’il n’est pas ressuscité, le Messie est toujours à venir) : reste le mort à boire et à manger, et il y en aura à boire et à manger pour le restant de tes jours, et quand peut-être ça aura passé tu seras mort, bon à bouffer à ton tour. Allée des fraisiers, septième rangée à droite 37.

la pétrification d’Orphée apprenant la mort d’Eurydice dans l’opéra de Monteverdi (1607) : « Le malheureux ressemble une muette pierre,/ et par trop de douleur il ne se peut douloir. » Ou encore, cet autre chant de Monteverdi, Ardo e scoprir (1638), qui expose l’inexposable et l’indicible d’une douleur d’amour, d’autant plus douloureuse qu’elle se tient plus cachée : « Je brûle, mais hélas ! je n’ose découvrir/ Cette recluse ardeur que dans le sein je porte,/ Et d’autant plus dolent, sans cesse je languis/ Que plus profondément gît ma douleur celée./ [...] Je voudrais lui parler, mais je n’ose : en tremblant,/ Je commence, et m’arrête ; enfin, si de ma flamme,/ Messagère du cœur, ma langue veut s’ouvrir,/ Les paroles bientôt sur mes lèvres se brisent. » À l’imitation des paroles, le chant tronque les mots de la déclaration refoulée au seuil de l’expression : « Sitron casu lela brale paro le. » 37. Le deuil de Hamlet :

« Mais j’ai cela dedans qui ne se peut montrer » (Hamlet, acte I, scène 2). _________ Relu, corrigé et augmenté par l’auteur pour cette présente édition, ce texte a fait l’objet d’une première publication dans la revue FMR, no 28, février 1990, sous le titre « Le deuil lumineux ». Les éditions Macula projettent de rééditer l’ouvrage de l’auteur sur Pontormo, Le Journal de Jacopo da Pontormo, publié aux éditions Aldines, 1992.

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Restitutions. Un nouveau chapitre ? PA R P I E R R E N O U A L I L L U S T R AT I O N T I G H T P O U R N O T O

E N T R E L ’ E S S O R D E S D E M A N D E S D E R E T O U R D E S B I E N S C U LT U R E L S I N D Û M E N T A P P R O P R I É S P A R C E R TA I N S É TAT S E T L E S O U C I D E P R O T É G E R L E S Œ U V R E S D U T R A F I C I L L I C I T E , L A Q U E S T I O N R E V I E N T AV E C F O R C E D A N S L E D É B AT P U B L I C . « Prise de guerre », « pillage », « spoliation », « saisie », « confiscation », etc. : nombreux sont les mots pour désigner les déplacements de biens culturels, dont l’histoire est émaillée depuis l’Antiquité jusqu’à l’actuel trafic illicite des œuvres, en passant par les guerres et la colonisation. Des pays humiliés ont peu à peu gagné leur indépendance, et c’est avec l’espoir de réparer le passé qu’ils tentent depuis une trentaine d’années de reconstruire leur identité en demandant, avec plus ou moins de succès, la restitution des biens culturels qui leur ont été soustraits. Ce phénomène s’est progressivement emparé des sphères sociétale, médiatique, politique, historique et juridique aux quatre coins du monde, non sans soulever un important clivage entre les protagonistes. D’un côté, les ardents thuriféraires de la restitution plaident pour panser les blessures du temps : les objets dont les pays ont été dépossédés leur reviennent de droit ; ils constituent une trace mémorielle permettant à un territoire de mieux se connaître et se reconnaître, tout en dynamisant le tourisme local avec la création de nouvelles

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institutions culturelles. De l’autre côté, les défendeurs invoquent des acquisitions légales ; ils souhaitent éviter le démantèlement des grands musées universalistes européens et américains ; ils estiment que restituer revient à injurier l’histoire et la géographie. Néanmoins, le musée issu des Lumières est-il prêt à abdiquer l’un de ses principes fondamentaux, celui de l’arrachement, c’est-à-dire, pour André Gob et Nathalie Drouguet, la soustraction d’un objet « à son milieu naturel au profit de l’incorporation dans un nouvel environnement artificiel 1 » ? La réponse est complexe et il convient sans doute de se tenir au milieu du gué : le refus ne doit pas être absolu, sans que la décision soit pour autant totalement libérale. Les arguments doivent s’apprécier au cas par cas, alors même que les difficultés sont nombreuses. Aussi, la question mérite d’être envisagée en dressant un panorama de la restitution qui, loin d’être exhaustif, résulte nécessairement de choix arbitraires au regard de la complexité et de la multiplicité des situations, invitant le lecteur à poursuivre son cheminement sur la question, dont un nouveau chapitre semble aujourd’hui s’ouvrir.

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« Translocations patrimoniales forcées » Littéralement, « restituer » signifie « rendre une chose dérobée ou retenue indûment » – à savoir un bien culturel (œuvres d’art, objets archéologiques, etc.) – et englobe une réalité multiple dont les forces en présence traitent d’un flux d’attractions-répulsions qui s’interpénètrent : restitution actuelle (trafic illicite), restitution historique (constitution des collections des grands musées aux xix e et xx e siècles) et restitution singulière (biens spoliés par le Troisième Reich). C’est sous le terme de « translocations patrimoniales forcées 2  » que l’historienne de l’art Bénédicte Savoy propose de regrouper les situations au sein desquelles le pouvoir politique du conquérant s’empare des biens des perdants. Dès l’A ntiquité, ces « trophées de guerre » étaient légitimés par philosophes et historiens en invoquant le jus belli (droit de la guerre), et le Moyen Âge, qui vit l’émergence de la notion de « guerre juste » au sein du ius praedae (prise de guerre), ne changea pas la donne. Les contestations, quant à elles, étaient de plus en plus prégnantes et, bien que confidentiels, certains exemples de restitutions sont connus au sein des traités de paix, à l’image de celui conclu entre Cesare Borgia et le duc Guidobaldo d’Urbino, engageant le premier à restituer au second les œuvres d’art enlevées au palais ducal d’Urbino (1503). C’est pourquoi le pillage culturel ou la conquête artistique, c’est selon, a toujours été une arme, à l’instar de la diplomatie. Comme le narrait l’académicien Maurice Rheims, « Napoléon, pourtant peu versé dans l’histoire de l’art, suit personnellement [l]es pillages3 » orchestrés par Vivant Denon et ses collaborateurs lors des campagnes d’Italie, qui vont garnir le musée du Louvre. En 1815, à la défaite de l’Empereur, la question des restitutions devient pour la première fois véritablement internationale, avec le retour dans leur patrie d’origine des biens déplacés. Pour Xavier Perrot, professeur de droit à l’université de Limoges, spécialiste de l’histoire du droit du patrimoine culturel et auteur d’une thèse de référence en la matière4, « il s’agit d’un événement si considérable qu’il va, d’une part, favoriser la sensibilisation des nations, pour certaines encore en devenir, à leur patrimoine culturel et, d’autre part, contribuer à l’accélération

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du processus de moralisation du droit de la guerre en matière de spoliation et de transfert contraint des œuvres d’art ». Pour autant, le xix e siècle est discret sur ces restitutions et la prise de conscience ne naît réellement qu’au sein de la convention de La Haye de 1907 sur les lois et coutumes de la guerre, et plus subrepticement dans certains accords régionaux, tel le Pacte Roerich signé sous les auspices de l’Union panaméricaine en 1935. Il faut donc attendre le milieu du xx e siècle pour que ce ne soit plus la victoire qui constitue le fondement de la reprise, mais le droit.

Disharmonie internationale Le premier jalon de cette conquête juridique fut la convention de La Haye de 1954 visant à aider les autorités locales à protéger leur patrimoine culturel en cas de conflit armé ; ce texte a permis l’élaboration de la convention de l’Unesco de 1970 portant sur les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, à la suite de l’expansion du trafic d’œuvres d’art volées dans des musées ou des sites patrimoniaux. Ce texte clef prévoit que les États parties, aujourd’hui au nombre de 134, s’engagent « à prendre des mesures appropriées pour saisir et restituer à la requête de l’État d’origine partie à la convention tout bien culturel ainsi volé et importé après l’entrée en vigueur de la présente convention [le 24 avril 1972] 5 ». Or ce texte ne fut adopté par l’Organisation des Nations unies qu’en 1987 et la France ne le ratifia qu’en... 1997 ! Corinne Hershkovitch, avocate à Paris, spécialiste des biens culturels et du marché de l’art, pointe la portée fondatrice du texte, car « on oublie trop souvent que cette convention de l’Unesco reflète la pensée d’une protection du patrimoine culturel pour tous les États parties, ce qui n’existait pas avant et qui doit constituer la base de réflexion de toutes les restitutions, bien que la non-rétroactivité du texte dénote la vision des pays européens et américains afin que leurs possessions ne soient pas remises en cause ». Dans le sillage de ce texte, la convention d’Unidroit sur les biens culturels volés ou illicitement exportés (24 juin 1995) a modifié la question au plan

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RESTITUTIONS

international avec pour mérite d’être plus efficace et réaliste, bien que limitée par la faible ratification par les États. La France a certes signé le texte, mais le processus de mise en œuvre n’a jamais été achevé, notamment en raison de l’intervention musclée des antiquaires, et fait depuis l’objet d’un statu quo. De l’autre côté de l’Atlantique, Louis-Philippe Gratton, avocat au Québec, docteur en droit et fondateur du site d’informations et de recherches Exculturae, précise que « le Canada n’a toujours pas ratifié cette convention, puisque le pays estime qu’elle a été adoptée pour les États qui ne pouvaient adhérer à la convention de 1970, d’autant que la loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels en vigueur comporte des disposions déjà conformes à la convention Unidroit ». À l’échelon européen, la question a pris une tout autre ampleur avec une directive de 1993 permettant une lecture plus lisible avec de meilleures garanties pour protéger et restituer des biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d’un État membre, tandis qu’en France la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine permet d’annuler l’acquisition d’un bien culturel en raison de son origine illicite dans les cas d’entrée dans les collections publiques françaises intervenues après 1972 6. Face à la richesse des solutions juridiques, Xavier Perrot estime toutefois que « le droit international de la restitution présente certaines lacunes en envisageant les biens culturels parfois comme de simples objets juridiques noyés dans un droit des biens qui ne reconnaît pas pleinement leur spécificité. Ce droit forme un maquis juridique difficile à appréhender, cumulant un certain nombre d’insuffisances au regard du statut des biens culturels, notamment l’absence de rétroactivité des textes, la subordination de l’efficacité des outils à l’adhésion des États, la portée des instruments conventionnels (convention Unidroit de 1995) limitée à la lutte contre la criminalité culturelle et à la restitution au propriétaire d’origine ». Néanmoins, et derrière la question de la restitution, se pose incidemment celle de la provenance des œuvres, préalable à toute restitution. Cette conception est encore récente en France alors que les États-Unis ont été les pionniers en la matière, conséquence de divers conflits avec l’Italie à propos de biens culturels. Depuis, les musées américains n’achètent des œuvres qu’avec l’assurance de leur provenance, et la question s’immisce

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ces dernières années au sein des musées français. La traçabilité est devenue un nouveau défi, notamment avec la refonte de la directive sur la restitution des biens culturels, dont la transposition française a partiellement intégré une obligation de diligence requise lors de l’acquisition d’un bien culturel, dont la charge de la preuve pèse sur le possesseur. La pression du marché de l’art impose de trouver des solutions, car un objet entaché d’un défaut de provenance est invendable. Cette obligation a changé la façon de travailler des professionnels du marché de l’art et participe du mouvement des revendications. Il convient donc de digérer cette nouvelle pratique avant de poser de nouvelles règles. Pour Corinne Hershkovitch, « les outils juridiques sont aujourd’hui efficaces : la convention Unesco, l’obligation de diligence requise et les outils de lutte contre le blanchiment demeurent les piliers de la protection du patrimoine et permettent d’assainir le marché de l’art, même s’il est difficile d’imposer des règles contraignantes au plan international en raison de la mobilité des biens culturels ». C’est de l’action conjuguée de ces instruments juridiques que des restitutions sont fréquemment réalisées : celle, par le Metropolitan Museum of Art (États-Unis), de deux idoles au Népal en 2018 ou du cratère d’Euphronios à l’Italie en 2008, la restitution par le Canada d’une épée et d’une dague antiques à la Bulgarie en 2016, ou encore la restitution en 2009 par la France de cinq fragments d’un tombeau acquis par le musée du Louvre à l’Égypte ou de trois statues acquises par le musée du Quai-Branly au Nigeria en 1999. Pour autant, Louis-Philippe Gratton estime qu’il est « difficile de mesurer l’“activité” d’un État en matière de trafic illicite des biens culturels. Sa réactivité se mesure-t-elle en matière d’activisme législatif ou d’implication dans les organisations internationales actives sur ces questions, ou se limite-t-elle à une vision purement comptable du nombre d’objets effectivement interceptés par ses services douaniers ou restitués à un État tiers ? Une comptabilité des objets restitués ne rendrait compte que d’une statistique. Elle ne dirait rien de la valeur de ces objets pour la communauté concernée ni de l’importance de ces restitutions pour le patrimoine culturel mondial ». Malgré tout, si le droit international favorise la restitution des biens issus du trafic illicite, le droit national peut, quant à lui, créer des entraves à la restitution, comme c’est le cas en France. Une difficulté majeure réside dans

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la domanialité publique des objets revendiqués qui sont, le plus souvent, conservés dans des collections ayant l’appellation « musée de France ». Cette domanialité publique implique que les biens culturels sont imprescriptibles et inaliénables 7. Dès lors, il semblerait que ceux-ci ne puissent être restitués. Or, l’inaliénabilité des œuvres du domaine public n’est pas intangible et le législateur français autorise qu’un bien culturel sorte du domaine public à condition qu’il soit déclassé après avis de la Commission scientifique nationale des collections 8. Pour autant, ce déclassement est conditionné à la perte de l’intérêt public du bien culturel et, en matière de restitution, ce critère semble bien difficile à remplir, sauf à considérer l’irrégularité de l’acquisition, d’autant qu’il semblerait que la commission n’ait, à ce jour, jamais été formellement saisie. Pourquoi ? Car, derrière cette possibilité de déclassement, la question de l’inaliénabilité soulève la réticence des professionnels muséaux qui y voient l’ouverture d’une boîte de Pandore, non pas pour restituer, mais pour engager l’aliénation des œuvres de leurs collections, telle qu’elle peut être autorisée dans les pays anglo-saxons avec le deaccessioning. Paradoxalement applicable sans être appliquée, la restitution d’une œuvre par son déclassement est possible, mais demeure brouillée par le fait politique qui opte, de nos jours, pour un « déclassement législatif ». Ainsi, la France a pu restituer plusieurs biens culturels, tels que des têtes maories à la Nouvelle-Zélande en 2012 ou une Vénus hottentote à l’Afrique du Sud en 2002, mais le déclassement de ces biens s’est fait à la faveur de lois. Aujourd’hui, la restitution, qui induit une dépossession pure et simple, se voit repoussée par un autre truchement juridique qui peut sembler irréprochable d’un point de vue politique, mais qui est juridiquement discutable. En 2001, la France et la Corée du Sud ont signé un accord intergouvernemental portant sur un prêt, renouvelable tous les cinq ans, de manuscrits coréens « emportés » par la France en 1881 ; autrement dit, une restitution qui n’en est pas une. Malgré tout, c’est cette voie qui semble être étudiée par de nombreux pays, tel le Royaume-Uni, qui vient de proposer à l’Éthiopie un prêt de longue durée d’œuvres conservées au Victoria and Albert Museum, alors que le pays s’était vu refuser une demande officielle de restitution en 2007.

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Succès et échecs Si la France et le Royaume-Uni sont au cœur de nombreuses revendications culturelles, le problème demeure mondial et les exemples sont légion. Alors que le trafic illicite concerne la sauvegarde des patrimoines nationaux, la restitution historique tente de reconstituer un patrimoine national pillé, où le continent africain joue un rôle central. L’Égypte mène depuis dix ans une véritable croisade pour se voir attribuer, sans grand succès, les biens qui lui ont été soustraits – pierre de Rosette conservée au Royaume-Uni, buste de Néfertiti en Allemagne, statue de Ramsès II en Italie, Zodiaque de Dendérah en France, etc. Ces demandes peuvent sembler de prime abord des plus légitimes, mais certaines s’avèrent plus complexes. C’est ainsi que, depuis 1983, la Grèce tente d’obtenir la restitution des marbres du Parthénon que le British Museum détient depuis 1816, mais jusqu’à ce jour le Royaume-Uni oppose une fin de non-recevoir en raison de la légalité de l’acquisition. De la même manière, la Russie refuse toujours de restituer le trésor de Priam disparu d’A llemagne en 1945 et caché jusqu’à la chute du régime soviétique au musée Pouchkine, au nom d’un butin de guerre. Toutefois, si la plupart des demandes de restitution sont globalement refusées ou font l’objet de litiges entre pays, certains États n’ont pas hésité à restituer des biens culturels. La Belgique fut précurseur en retournant dès la fin des années 1970 certains chefs-d’œuvre des collections de Tervuren au Zaïre (actuel Congo), tout comme l’Italie a rendu la Vénus de Cyrène au Liban en 2007 ou l’obélisque d’A ksoum à l’Éthiopie en 2005. Une autre difficulté tient au caractère de certains biens culturels qui sont en réalité des objets cultuels ou des restes humains dont les expositions faites par les musées internationaux peuvent choquer. Quoi de plus légitime que de les restituer par un geste éthique conciliant le respect de la dignité humaine et le dialogue interculturel ? Selon Xavier Perrot, « on comprend aisément que les usages mémoriels des restes humains ou des biens cultuels puissent entrer en conflit. Si le musée se veut le gardien de la mémoire des civilisations en exposant de tels objets, certaines communautés, elles, se présentent comme les dépositaires

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Provenance. Historique complet d’un objet depuis sa découverte ou création permettant d’en déterminer l’authenticité et la propriété.

Discours du président de la République Emmanuel Macron et création d’une mission sur la restitution de biens culturels africains.

CHRONOLOGIE DE DEUX SIÈCLES D’ENGAGEMENT Prise de conscience avec la défaite de Napoléon et les premiers 1815 retours, dans leur patrie d’origine, de biens culturels déplacés.

2017 2018

Restitution Fait pour un État de rendre un bien culturel dérobé ou retenu indûment envers un autre État qui a perdu ledit bien.

Tournant politique du ministère de la Culture 2013 concernant les biens spoliés par le Troisième Reich.

1954 Spoliation Acte de dépossession illégitime de biens d’une personne par l’autorité publique, notamment lors d’un conflit, soit par l’ennemi, soit sous son contrôle.

Patrimoine culturel Ensemble de ressources héritées du passé ayant une importance artistique, historique, esthétique, scientifique ou technique dont la propriété publique ou privée est transcendée.

Premier déclassement législatif par lequel la France rend 2002 une Vénus hottentote à l’Afrique du Sud.

Convention de l’Unesco portant sur les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels.

Déclassement Les biens culturels publics font partie du domaine public mobilier et sont à ce titre inaliénables et imprescriptibles. Afin de pouvoir être restitués, ces biens doivent être déclassés après avis d’une commission. Exceptionnellement cet avis peut être écarté par le vote d’une loi portant déclassement d’un bien culturel. Convention d’Unidroit sur les biens culturels volés ou illicitement exportés.

1970

Trafic illicite Pluralité d’actes, notamment le vol (musées, monuments et sites), l’excavation illicite d’objets archéologiques (conflits armés ou occupation militaire), l’exportation et l’importation illicite de biens, la production de faux.

1995

Directive européenne sur la restitution de biens culturels ayant quitté illégalement le territoire d’un pays de l’Union européenne.

Premier jalon juridique avec la convention de La Haye visant à aider les autorités locales à protéger leur patrimoine culturel en cas de conflit armé.

1993

Biens culturels. Biens mobiliers, mais aussi immobiliers, qui présentent une grande importance pour le patrimoine culturel des peuples du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique. Par exemple : les œuvres d’art, les manuscrits, les collections scientifiques, les archives, etc.

1977 1983

La Belgique rend certains chefs-d’œuvre des collections de Tervuren au Zaïre (actuel Congo).

La Grèce demande la restitution des marbres du Parthénon au Royaume-Uni.


RESTITUTIONS

d’une mémoire vivante, à travers le cadavre ou l’objet cultuel. On a affaire ici à un patrimoine mémoriel funéraire conflictuel, qui rend problématique l’exposition, voire l’appropriation ». Il semblerait donc que les pays soient plus enclins à restituer de tels biens sans qu’il y ait obligation systématique de restitution. C’est ainsi que le Canada s’est vu remettre par la Suède le totem d’une tribu amérindienne en 2006, que l’Australie et l’Algérie sont en passe de se voir respectivement restituer des restes humains aborigènes et des ossements d’insurgés algériens lors de la révolte de Zaatcha, aujourd’hui conservés au musée de l’Homme, et que l’Uruguay s’est vu restituer un squelette par le Muséum national d’histoire naturelle de Paris en 2002, sans pour autant procéder ni d’un déclassement ni d’une loi. Toutefois, si les demandes de restitution ont le plus souvent lieu entre États, il ne faut pas oublier que certaines tribus, bien qu’accompagnées par leur pays, tentent d’empêcher la vente aux enchères de leurs biens sacrés. C’est le cas de tribus indiennes des États-Unis qui agissent régulièrement en France. Mais, à ce jour, aucune demande n’a pu être concrétisée, car le droit français n’interdit pas la vente d’objets religieux et le droit international, notamment la convention Unidroit, bien que précisant qu’un objet interdit de vente dans son pays d’origine l’est aussi dans les pays signataires, demeure inefficace puisque non ratifiée par l’Hexagone. Seule une volonté politique pourrait résoudre le problème. En revanche, il convient de préciser que certaines demandes de restitution ne pourraient avoir lieu en raison de leur qualité diplomatique. Il en va ainsi des cadeaux offerts par certains pays, et il y a peu de chance que l’Égypte réclame un petit temple de Dendour offert aux États-Unis ou un buste d’Akhenaton à la France. Il est encore moins probable que l’Italie demande à la France le retour des Noces de Cana de Véronèse, que cette dernière s’était attribuée en 1797 par le traité de Campoformio, puisque, pour éviter de la rendre en 1815, elle fut négociée contre une Madeleine chez le pharisien de Le Brun. De surcroît, le sort d’une œuvre « emportée » qui aurait été incorporée dans un ensemble artistique monumental questionne Xavier Perrot : « C’est le cas par exemple de l’obélisque égyptien que Le Bernin a intégré à sa fontaine des Quatre Fleuves à Rome, au xvii e siècle. Une restitution

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entraînerait une dégradation irréparable de l’ensemble. Il faut compter aussi avec les appropriations psychologiques collectives : la Victoire de Samothrace ou la Vénus de Milo ne sont-elles pas davantage aujourd’hui françaises que grecques ? Et qui imaginerait le lion ailé de saint Marc ailleurs qu’à Venise ? »

Cas singulier : les spoliations nazies En miroir des restitutions classiques, un type de restitution atypique doit d’être pris en considération. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux biens culturels spoliés, notamment aux familles juives, par le Troisième Reich ont été retrouvés en Allemagne par les Alliés. Parmi ces récupérations, un reliquat d’un peu plus de 2 100 œuvres est revenu sur le sol français en raison de certains indices qui laissaient à penser qu’elles en provenaient. Couramment dénommés sous le sigle de MNR, pour Musées nationaux récupération, ces biens n’appartiennent pas à l’État français, mais il en demeure le détenteur provisoire, le gardien, dans l’attente de restitution à leurs propriétaires légitimes, suivant un décret du 30 septembre 1949. Ces MNR, ne faisant pas partie des collections publiques, ne sont pas marqués par le sceau de la domanialité publique et peuvent donc être restitués. Cependant, après une politique de « restitution énergique et volontariste, [...] un long oubli 9 » s’est instauré selon l’historienne Corinne Bouchoux, et les restitutions sont de moins en moins nombreuses, car il ne reste plus personne pour les réclamer – un peu moins de cent cinquante œuvres ont été restituées en plus de soixante-dix ans. Face à l’inertie des gouvernements successifs, la question bénéficie d’un regain d’intérêt depuis le rapport de la mission Mattéoli sur les spoliations et le tournant politique a été définitivement impulsé en 2013 par Aurélie Filippetti, alors ministre de la Culture, à la faveur d’une campagne plus volontariste, mais encore inefficace. C’est d’ailleurs la conclusion du récent rapport de David Zivie consacré à la question, pour lequel « l’État et les musées nationaux en particulier ‘‘paient’’ [...] l’inaction de quarante années. C’est pourquoi l’action actuelle est insuffisante, en raison de son manque

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de coordination, de pilotage et de visibilité 10 ». Il convient donc aujourd’hui de rassembler les forces, notamment en confiant de plus grands pouvoirs à la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS), afin qu’elle puisse s’autosaisir sur les biens culturels et statuer sur les demandes de restitution. Telle semble être la solution envisagée par le ministère de la Culture, puisqu’une mission, portant sur la création d’une structure administrative spécifique, a été mise en place à la suite des déclarations du Premier ministre, Édouard Philippe, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv’ le 22 juillet 2018. Cette structure devrait permettre à la CIVS d’examiner les demandes de restitutions tandis que le ministère instruira les dossiers et conservera, paradoxalement, l’organisation des recherches sur la provenance des œuvres. Néanmoins, seule la promulgation d’un décret, à l’automne prochain, permettra d’éclaircir ce nouveau mécanisme de « renforcement ». Quoi qu’il en soit, cette proposition n’est pas dénuée de sens et révèle encore une fois que l’exemple vient d’ailleurs, notamment du Royaume-Uni, qui s’est doté en 2000 du Spoliation Advisory Panel 11, compétent pour statuer sur les demandes de restitutions d’objets pillés par les nazis et détenus dans les collections nationales britanniques ; face aux difficultés des statuts juridiques de celles-ci, l’Holocaust (Return of Cultural Objects) Act de 2009 permet désormais de restituer les œuvres d’art pillées, comme en 2014 lorsque l’A shmolean Museum de l’université d’Oxford a dû rendre une salière de la Renaissance. Plus originale est la notion autrichienne d’extreme Ungerechtigkeit (injustice extrême) qui permet de contourner une décision de justice inique par un réexamen historique des faits. C’est ainsi qu’un tableau d’Edvard Munch spolié a pu être restitué à l’héritière de la veuve de Gustav Mahler en 2007. De surcroît, et en dépit des efforts réels et honnêtes de la France, il est légitime de se demander si les conservateurs des musées sont prêts à rendre les œuvres MNR. Pour Corinne Hershkovitch, « il faut réfléchir à ce que les questions de restitutions ne soient plus une attribution du service des musées de France mais du ministre de la Culture, car les conservateurs ne peuvent être à la fois juges et parties ».

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Il suffit pour s’en convaincre d’observer le manque d’ambition des institutions pour mener une vraie médiation des œuvres et de la question auprès du public, bien que d’excellents élèves, à l’instar des musées des villes d’Angers et de Valenciennes, se soient saisis de la question. Dans ce contexte, les récentes actions du musée du Louvre, qui a décidé de consacrer deux salles aux MNR, aussi louables soient-elles, demeurent bien superficielles pour le « premier musée du monde ». De fait, le retrait de la compétence du service des musées de France en la matière, prévu par le futur décret, n’est pas si anodin face à sept décennies de résultats mitigés. Aujourd’hui, le dynamisme et les initiatives se situent davantage à l’étranger, à l’image de la Fondation Max et Iris Stern au Canada ou du Centre allemand des œuvres d’art disparues (Deutsches Zentrum Kulturgutverluste), qu’en France, où seule la création d’un tel institut pourrait modifier les règles du jeu en prévoyant une méthodologie et des outils pour les recherches de provenance et instaurer des procédures scientifiques. La question va bien au-delà des simples MNR et concerne l’ensemble des œuvres des collections publiques françaises : « Lors de la conférence de Washington en 1998, la France s’était engagée à faire le tour des provenances des œuvres de ses musées acquises entre en 1933 et 1945, or cela n’a pas été fait, alors même que les questions liées au récolement des collections publiques se mettaient en place. Vingt ans après, aucune ligne n’est consacrée à la question », déplore Corinne Hershkovitch.

(En)jeux de pouvoir En ce début de xxi e siècle, tous les éléments convergent pour que les pays soient plus coopératifs en matière de restitutions, bien que la politique et l’arbitraire des arrangements nationaux soient de plus en plus prépondérants. Dans la lignée du magistrat Antoine Garapon, ne devrait-on pas abandonner une logique de pilleurs, de coupables, pour s’orienter vers une nouvelle conception politique de la restitution qui reposerait à la fois sur un pari et un échange : le renoncement à une dette qui serait payée avec la construction d’un nouveau modèle politique 12 ? Dès 1978, le directeur général de l’Unesco

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RESTITUTIONS

plaidait pour une restitution aux pays demandeurs des biens culturels les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels ils attachent le plus d’importance, ou dont l’absence leur est psychiquement intolérable. En quarante ans, l’idée a fait son chemin, non sans tomber dans certains travers, afin de conditionner les restitutions à des objectifs de préservation et de conservation des objets dans des lieux adaptés. Ne serait-il pas plus important que ces biens soient protégés, non pas dans leurs lieux d’origine, mais des endroits qui les mettraient en valeur et les conserveraient ? La question est certes polémique et critiquable, mais elle mérite d’être prise en considération, bien que, comme le suggère l’auteur ghanéen Kwame Opoku : « Est-ce que quelqu’un qui a volé ma Mercedes Benz peut me déclarer sa volonté de me la rendre à la condition que je bâtisse un garage adapté aux bonnes dimensions et que j’engage un chauffeur expérimenté13 ? » C’est pourtant l’idée à laquelle beaucoup de conservateurs du patrimoine s’accrochent : la revente par le Zaïre de biens restitués par la Belgique trotte toujours dans leur tête, même si l’histoire est ancienne. C’est pourquoi d’autres voies sont ouvertes, et l’on peut songer à l’exécution de copies matérielles ou numériques, à l’aménagement d’un régime de propriété particulier (trust, copropriété), au prêt de longue durée ou de manière plus drastique par le paiement d’une indemnité plutôt qu’une restitution. Par exemple, les États-Unis et la Jordanie, qui détenaient tous les deux la moitié d’un disque de grès représentant le zodiaque et Tychè, ont décidé d’échanger des moulages pour que chacun puisse l’exposer dans son intégralité. Ce type de coopération dessine un avenir plus éthique de la restitution au profit d’un accompagnement culturel. Il pourrait s’agir de restituer les biens les plus emblématiques des pays en les aidant à les valoriser, à créer des structures de conservation adaptées et en les accompagnant scientifiquement, dans la droite lignée des antennes des musées nationaux à l’étranger. Ce partenariat culturel rejoindrait la visée universelle du musée tout en favorisant les échanges mondiaux, même si demeure la question du financement de ces collaborations. Ces hypothèses doivent être pleinement envisagées pour que le processus patrimonial et celui de la restitution ne soient pas qu’une

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démarche politique et diplomatique. On se souvient qu’en 2016 François Hollande avait refusé de restituer des biens culturels au Bénin au nom de leur inaliénabilité. Or, en novembre 2017, Emmanuel Macron avait tendu une main aux pays africains en déclarant lors d’un discours à l’université de Ouagadougou que d’ici à cinq ans les conditions devaient être réunies « pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique 14 ». Or, beaucoup de commentateurs ont omis la suite de ce discours, dont le sous-texte n’est pas négligeable : une restitution qui « supposera aussi un grand travail et un partenariat scientifique, muséographique, parce que, [...] dans beaucoup de pays d’Afrique, ce sont parfois des conservateurs africains qui ont organisé le trafic et ce sont parfois des conservateurs européens ou des collectionneurs qui ont sauvé ces œuvres d’art africaines pour l’Afrique en les soustrayant à des trafiquants africains ; notre histoire mutuelle est plus complexe que nos réflexes parfois ! ». La mission confiée à Bénédicte Savoy et à Felwine Sarr sur la restitution du patrimoine africain à l’Afrique pourra constituer un changement complet en la matière, si elle parvient à des résultats concrets. Comme le souligne Corinne Hershkovitch, « il faut avoir une vision optimiste, car la protection du patrimoine en Afrique n’est pas encore aboutie, bien que le mouvement soit enclenché. L’absence de réaction des pays africains dénote également un grand travail à effectuer pour nouer le dialogue avec ces derniers. Il ne faut pas imposer un retour, mais surtout réfléchir à comment est venu le patrimoine en France ». Toutefois, cette mission laisse Louis-Philippe Gratton sceptique : « Les restitutions historiques concernent également des objets en provenance d’A sie ou d’Océanie. Pourquoi des règles spécifiques devraient-elles être appliquées aux États africains ? » Reste à savoir jusqu’où l’État français est prêt à aller, et sous quelles conditions. Pour ce faire, Xavier Perrot rappelle qu’il faut tout d’abord s’interroger : « Dans quelles conditions le transfert de propriété de l’œuvre a-t-il eu lieu ? Quel était l’état du droit au moment des faits – silence du droit international ou non en matière de protection du patrimoine culturel, droit de la guerre interdisant le pillage ou non ? Quelles étaient les circonstances – guerre, paix, domination coloniale, expéditions punitives, etc. ? Ces questions sont en apparence banales, mais importantes. » Cela implique également d’appréhender d’autres

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considérations qui ne sont pas que juridiques, mais également politiques (idéologie nationale, réaction des conservateurs), muséologiques (quelles structures d’accueil et quels biens) et sécuritaires (comment protéger les biens in situ et éviter les tensions locales), car, comme le constate le professeur de droit, « si le temps du droit cherche à imposer l’oubli par la prescription, le temps mémoriel entretient durablement le souvenir de l’œuvre déplacée, et, en matière de revendication de biens culturels, se retrancher derrière le droit ne permet pas d’éteindre les tensions, car patrimoine et mémoire vont ensemble ». En dernier lieu, si la France peut être perçue comme un pays pilleur, il ne faut pas oublier qu’il est aussi un pays pillé – le vandalisme de la Révolution française en demeure l’un des exemples les plus significatifs. De nombreux biens culturels, notamment religieux, ont été soustraits plus ou moins légalement à la domanialité publique, et l’État mène depuis plusieurs années une véritable croisade envers les particuliers français pour obtenir restitution de son patrimoine au nom de son imprescriptibilité et de son inaliénabilité, à l’image de la revendication d’un fragment du jubé de la cathédrale de Chartres ou d’un pleurant du tombeau des Ducs de Bourgogne, tout autant qu’il se tourne vers des propriétaires étrangers, comme l’illustre la récente demande de restitution adressée au Metropolitan Museum of Art à propos d’un buste reliquaire subtilisé à une église de Haute-Vienne au x x e siècle. Or, la question de la restitution se double ici d’un paradoxe : la France revendique les biens soustraits par des particuliers à son domaine public, mais n’hésite pas à refuser des demandes tout aussi légitimes, au premier abord, de pays qu’elle a pillés. Cette position est d’autant plus ambiguë que la France tente de jouer un rôle de protecteur du patrimoine en situation de conflit armé face au trafic des « antiquités du sang 15  », alors que dans le même temps ses récents « coups médiatiques » à propos des prêts de la Joconde et de la tapisserie de Bayeux sont les archétypes d’une médiocratie culturelle où les biens culturels deviennent de banals objets de diplomatie au détriment d’une protection du patrimoine. Le constat peut laisser songeur.

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En définitive, la France et bien d’autres pays ne peuvent plus dorénavant échapper à la définition d’une doctrine sur les restitutions afin de maintenir une certaine cohérence dans leurs actions. Rendre ou garder ? La réponse est bien difficile et ne peut se limiter à un choix binaire ou à un raisonnement manichéen. Aucune situation ne se ressemble et seul un examen au cas par cas permettra de rendre compte de la complexité des futures réflexions en matière de restitutions. Un nouveau chapitre s’ouvre ; il faut prendre le temps de comprendre et d’écouter le quatrain de Goethe afin que les déclarations de la France ne soient pas de simples intentions illusoires : « Vous expédiez de-ci, de-là des tableaux/ perdus et acquis/ et de ces convois en tous sens/ que nous reste-t-il ? Du gâchis 16. » 1. André Gob et Nathalie Drouguet, La Muséologie. Histoire, développements,

enjeux actuels, Armand Colin, collection « U », 2014, 4e éd., p. 201. – 2. Conférence de Bénédicte Savoy, « Translocations patrimoniales forcées : le temps long de la mémoire », au Collège de France, le 10 mars 2015 (visible sur www.college-de-france.fr). – 3. Maurice Rheims, Les Collectionneurs. De la curiosité, de la beauté, du goût, de la mode et de la spéculation, Ramsay, 1981, p. 162. – 4. Xavier Perrot, La restitution internationale des biens culturels aux xix e et xx e siècles.

Espace d’origine, intégrité et droit, thèse de droit, université de Limoges, 2005 (consultable sur hal.archives-ouvertes.fr). – 5. Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, Unesco, 1970, article 7, alinéa b, (ii). – 6. Codifié à l’article L. 124-1 du Code du patrimoine. – 7. Code du patrimoine, article L. 451-1 ; Code général de la propriété des personnes publiques, art. L. 2112-1. – 8. Code du patrimoine, article L. 155-1. – 9. Corinne Bouchoux, « Si les tableaux pouvaient parler... » Le traitement politique et médiatique des retours d’œuvres d’art pillées et spoliées par les nazis (France 1945-2008), Presses universitaires de Rennes, 2013 (cette thèse de doctorat en histoire contemporaine soutenue en 2011 à l’université d’Angers est disponible sur tel.archives-ouvertes.fr). – 10. David Zivie, « Des traces subsistent dans des registres... » Biens culturels spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale : une ambition pour rechercher, retrouver, restituer et expliquer, rapport remis en février 2018, rendu public en juillet 2018 (consultable sur www.culture.gouv.fr), p. 95. – 11. Christel de Noblet, « Le Spoliation Advisory Panel britannique », in Juris art

etc., no 43, février 2017, p. 45. – 12. Antoine Garapon, Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, Odile Jacob, 2008, p. 249. – 13. Lors de l’émission Affaires étrangères (« Art africain : partage ou restitution ») sur France Culture, le 23 décembre 2017 (disponible sur www.franceculture.fr). – 14. Discours du président de la République Emmanuel Macron à l’université Ouaga-I-Professeur-Joseph-Ki-Zerbo, à Ouagadougou, 29 novembre 2017. – 15. Jean-Luc Martinez, Cinquante propositions françaises pour protéger le patrimoine de l’humanité : rapport au président de la République sur la protection du patrimoine en situation de conflit armé, novembre 2015. – 16. Johann Wolfgang von Goethe, « Museen », Werke, Weimar, 1887-1919 (Weimarer Ausgabe), tome III, p. 121.

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© Les Films du Losange

Le Genou de Claire, Éric Rohmer, 1970. « Bref, elle était assise en face de moi, le genou aigu, étroit, lisse, fragile, à la portée de ma main. Mon bras était placé de telle façon que je n’avais qu’à l’étendre pour toucher son genou. Toucher son genou était la chose la plus extravagante, la seule à ne pas faire, et en même temps la plus facile. Je sentais à la fois la simplicité du geste et son impossibilité. Comme si tu es au bord d’un précipice, que tu n’as qu’un pas à faire pour sauter dans le vide et que, même si tu veux, tu ne le veux pas. »


CHRONIQUES

CET OBJET DU DÉSIR

Le genou PA R J E A N S T R E F F

À DA DA S U R M O N B I D E T  !

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. L’articulation de la jambe, tantôt cachée, tantôt dévoilée, attise la gourmandise du voyeur ; le fougueux idolâtre se pâme, fléchit sa jointure, jamais trop n’embrasse, toujours bien étreint.

J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante, Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux. [...] Parcourir à loisir ses magnifiques formes ; Ramper sur le versant de ses genoux énormes. Charles Baudelaire 1

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’est dans un bain moussant que s’étire langoureusement la jeune Jacqueline Sassard sous les yeux de la richissime Stéphane Audran au début du film Les Biches 2. Elle l’a trouvée sur le pont des Arts faisant des dessins sur le trottoir. Et lui a balancé un gros billet. La fille l’a suivie, un peu pouilleuse. Il faut la laver et lui apporter une tasse de café. Trop sucré, le café ! Audran ne moufte pas, mais regarde avec insistance et promesse de plaisir ces genoux qui par intermittence émergent de l’eau du bain. Cette séquence, d’un érotisme sophistiqué jouant sur les codes du sadomasochisme, porte au genou une attention si particulière que l’on peut se demander si Claude Chabrol n’était pas fétichiste de cette partie trop sous-estimée de la jambe.

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Le genou est si licencieux, érotique, voluptueux que Betty Boop, la célèbre héroïne de dessins animés des Fleischer Studios, dut en 1934, sous la menace du code Hayes 3, rallonger sa jupe qui laissait apparaître cet objet pygocole. Trente ans plus tard, la petite histoire de la télévision raconte que Noëlle Noblecourt, speakerine de l’ORTF, se serait fait licencier de l’unique chaîne de l’époque pour avoir porté dans l’émission Télé Dimanche une jupe trop courte laissant apparaître ses genoux ! Minijupe inventée en 1962 par la styliste anglaise Mary Quant, et qui a entraîné une véritable révolution sexuelle. La photo de Jean Shrimpton, la plus célèbre mannequine de l’époque, arrivant ainsi court-vêtue à la Melbourne Cup 4 a fait le tour du monde. En Australie, la tenue était considérée comme « insultante et scandaleuse ». Car, comme le soulignait Denis Diderot dans Jacques le fataliste et son maître : « Quand on est arrivé au genou, il y a peu de chemin à faire 5. » Aussi inconditionnel du genou que Jérôme, le héros du Genou de Claire 6, l’artiste conceptuel allemand HansPeter Feldmann a consacré en 1969 un de ses premiers Bilder, petits livres de compilations de photos, aux genoux

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S E M E TT R E À G E N O U X , P L I E R L E G E N O U, M E TT R E U N G E N O U À T E R R E , S E J E T E R AU X G E N O U X . . . TO U T E S C E S L O C U T I O N S R E N VO I E N T À L A S O U M I S S I O N ,

des femmes. La somme ainsi réunie finit par mettre le feuilleteur/voyeur dans un état de trouble et de désir devant tant de beauté ainsi dévoilée : genoux serrés, genoux croisés, genoux écartés, mais tous promesse d’un au-delà plus haut perché sous ces jupes retroussées. La photographe Géraldine Lay nous propose, quant à elle, des genoux écorchés. Et ce faux sang/vernis à ongles provoque un tel émoi qu’une nostalgie des jeux de l’enfance nous remonte brusquement en mémoire – tendres réminiscences de vestiges passés à soigner avec force Mercurochrome et concupiscence le genou égratigné du premier amour, élans du désir naissant devant ce genou éraflé par une chute en patins à roulettes ou de vélo. Époque lointaine puisque, de nos jours, les enfants sont dès trois ans bardés de genouillères, telles les concurrentes en short sexy qui s’affrontaient, se bousculaient, se renversaient à coups d’épaule, de coude et de genou sur la piste de Bliss 7, film qui dut en grande partie son succès au harnachement de ces jeunes demoiselles. Dans les sports de combat, le coup de genou dans les parties génitales a toujours été prôné comme le premier geste d’autodéfense féminine devant l’agresseur. Au sein des pratiques sadomasochistes modernes, le rapport de force s’est inversé, puisque le soumis demande à la dominatrice de lui balancer de grands coups de genou dans les testicules. L’expression « faire du genou » renvoie souvent à une tentative de séduction pernicieuse se déroulant sous la table. Emma Bovary, l’héroïne de Flaubert, n’a pas besoin de nappes cachottières pour être troublée par celui de Rodolphe, son futur amant. La scène se passe lors d’une promenade à cheval : « De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l’étrier d’Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure. D’autres

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© Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon.

VO I R E L ’ A D O R AT I O N .

Les Biches, Claude Chabrol, 1968.

fois, pour écarter les branches, il passait près d’elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe 8. » Se mettre à genoux, plier le genou, mettre un genou à terre, se jeter aux genoux... Toutes ces locutions renvoient à la soumission, voire l’adoration quand on implore sur les prie-Dieu des églises catholiques, conçus à cet effet : « Elle salua le tabernacle du maître-autel d’une grande inclinaison de tête, renforcée d’une légère révérence, et elle tourna à droite, revint un peu vers l’entrée, puis, prenant une résolution, elle s’empara d’un prie-Dieu et s’agenouilla 9. » Cette position de recueillement n’a évidemment pas échappé à quelques bricoleurs érotomanes qui ajoutèrent sur l’assise de l’objet de prière un godemichet, permettant à la pénitente sans culotte

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CET OBJET DU DÉSIR

Théodore Géricault, Portrait de Louise Vernet, vers 1818, Paris, musée du Louvre.

Géraldine Lay, Un mince vernis de réalité, 2005, Lyon, galerie Le Réverbère.

de le glisser subrepticement dans son sexe en pliant les genoux. Les catholiques s’agenouillent pour déguster le corps du Christ à travers l’hostie ; les adeptes de la fellation, eux, posent leurs genoux devant leur dieu phallus. Si la révérence, qui se pratique en penchant le buste et pliant le genou, marque encore le respect devant les rois et reines de ce monde, elle fut, au temps du menuet, une invitation réciproque de deux partenaires au désir de danser ensemble, même si cette danse préférée de Louis XIV se transformait au fil des figures en partouze symbolique, les participants finissant par se mélanger les uns aux autres. Le genou tient un rôle important dans de nombreuses danses (russes, irlandaises, espagnoles, etc.), en particulier dans le charleston, dont Joséphine Baker lança la mode en France en 1925 dans la Revue nègre au music-hall des Champs-Élysées. Sans oublier le french cancan, chorégraphie érotique s’il en est, où les danseuses soulèvent leurs jupons et font tourner leurs genoux sur

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la musique du Galop infernal extrait d’Orphée aux Enfers d’Offenbach. Spectacle d’autant plus licencieux qu’à l’époque de son invention à Londres, en 1868, les femmes portaient encore des culottes fendues. Les genoux des jouvencelles sont souvent mis en évidence dans l’œuvre de Balthus, découvrant un entrejambe enrobé d’innocentes culottes blanches. Géricault, lui, peignit la fille du peintre Horace Vernet avec une telle impudeur que Bruno Chenique, spécialiste de son œuvre, décrit ainsi le Portrait de Louise Vernet : « Se détachant sur un paysage aussi sombre que mystérieux, Louise Vernet, campée [...] telle une Lolita, est vêtue d’une petite robe provocatrice, flanquée du traditionnel chat qui vaut ici emblème pervers de sexualité latente. L’un de ses genoux est découvert tandis que l’autre est entremêlé dans un étrange jupon blanc aux plis trop nombreux et trop complexes pour être réalistes. L’image dérange, fascine, interpelle 10. » L’érotisme du genou lié à l’amour peut se poursuivre jusque dans la tombe, comme la fin

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Un an après Le Mépris (1963) – « Tu les aimes mes genoux aussi ? – Oui, j’aime beaucoup tes genoux » – Jean-Luc Godard filme vingt-quatre heures de la vie d’une femme amoureuse et infidèle. Une femme mariée. Suite de fragments d’un film tourné en 1964 est réalisé en quatre mois, avec l’objectif d’être en compétition à la Mostra de Venise. L’économie du film permet une invention narrative et stylistique propre au cinéma de Godard. Charlotte (Macha Méril, actrice à qui il ne manque aucun grand réalisateur) offre sa peau douce à la caméra de JLG et de Raoul Coutard. « Du film de Godard je me souviens d’une extase. [...] Je ne jouais pas un rôle, je remplissais l’écran avec ma chair. [...] Si Godard m’avait demandé de filmer mon sexe frontalement, j’aurais trouvé cela justifié : il se situait au centre du discours. Jean-Luc me demanda seulement de me filmer nue, assise sagement sur un lit, de profil, le genou relevé et un bras cachant la poitrine. Il savait que toute autre vision eût été censurée1 », témoigne Macha Méril. Le film fut pourtant jugé « une illustration salace de scène de sexualité 2 » par la commission de contrôle, qui en prononça l’interdiction : « Ce film est à peu près exclusivement consacré à la photographie, en gros plan, des ébats d’amoureux d’une jeune femme avec son amant, puis son mari, puis de nouveau son amant. Les scènes de nu sont innombrables,

1. Macha Méril, Biographie d’un sexe ordinaire, Albin Michel, 2003. – 2. Lettre

de Henry de Ségogne à Alain Peyrefitte, citée par Antoine de Baecque, Godard, Grasset, 2010, p. 267. – 3. Cité par Antoine de Baecque, id. Le film, modifié par Jean-Luc Godard, obtint un avis favorable, accompagné d’une interdiction aux moins de 18 ans. Voir Antoine de Baecque, « L’Affaire Une femme mariée : naissance du “phénomène Godard” », in Godard, Grasset, 2010. – 4. Suzanne Schiffman, 2 e cahier, 18 juillet 1964, 7/22, archive La Cinémathèque française. – 5. Suzanne Schiffman, 1 er cahier, 4 juillet 1964, 1/7, archive La Cinémathèque française. – 6. « Pourquoi filmez-vous Jacques Demy ? », in Libération, hors-série, mai 1987 : « Parce que j’aime ça/ Parce que ça bouge/ Parce que ça vit/ Parce que ça pleure/ Parce que ça rit/ Parce qu’au ciné/ On est au chaud/ Entre un mec qui vous fait du genou/ Et une nana qui enlève le sien... » Une partie de ce texte a paru dans le numéro 17 de La Septième Obsession.

© Gaumont

LA POSITION IDÉALE

habilement et vicieusement photographiées, toujours le geste suggestif, l’attitude à la limite de l’outrage aux mœurs. Ce ne sont pas que quelques scènes que la commission pourrait demander de couper, mais la moitié du film 3. » Chaque caresse, frôlement, dévoilement du corps de Charlotte (aucun attribut sexuel) fait l’objet d’un plan, où le genou est le point de fuite principal. « Pierre embrasse les genoux 4 », « Charlotte de profil assise sur le lit (on voit le haut de ses genoux et les genoux de l’amant). La main de l’amant entre dans le champ, caresse les genoux, le visage 5... » indique Suzanne Schiffman dans son rapport de script. Le genou se découvre sous le glissement d’un drap brodé, Charlotte pose sa main sur celui de son amant, ils s’effleurent, se croisent... et dessinent l’érotisme des corps amoureux. Si Jean-Luc Godard aime autant le genou, c’est certainement pour la qualité de son articulation. « J’aime bien m’asseoir comme ça. C’est la position idéale du spectateur de cinéma », répond Charlotte, pieds sur le tableau de bord et genoux relevés sur la poitrine, à son amant. Vingt ans plus tard, avec encore un scandale à la sortie, Jean-Luc Godard cadre à nouveau sur des genoux. Ce sont ceux de Marie (Je vous salue Marie, 1985). Sur la table d’examen, Marie, les genoux repliés – dans cette horizontalité idéale du spectateur de cinéma, « entre un mec qui vous fait du genou et une nana qui enlève le sien 6 », révèle à son médecin qu’elle attend un enfant, mais assure n’avoir jamais été touchée. Le cadre serré ne bouge pas et les genoux de Marie nous font face. De l’érotisme du genou à celui du cinéphile, le fils de Marie sera réalisateur. A .   C .


Une femme mariĂŠe, Jean-Luc Godard, 1964.


© Museo Nacional del Prado © Jérôme Tréca

CHRONIQUES

Luis de Madrazo y Kuntz, Étude d’une main posée sur un genou, début du xix e siècle, crayon de charbon de bois sur papier verdâtre, Madrid, musée du Prado.

Jérôme Tréca, Ligne 3, 27 avril 2018.

de ce poème d’A nna de Noailles : Et je me réjouirais d’être un repas funèbre Et d’héberger la mort qui se nourrit de nous, Si je sentais encor, dans ce lit des ténèbres, L’emmêlement de nos genoux 11. Mais le plus étonnant dans le genou reste cet engouement moderne pour le jean déchiré, effiloché afin d’exhiber cette partie de la jambe que les sportifs assurent pour des millions d’euros. Lancé par les Sex Pistols, The Clash et autres Ramones dans les boîtes branchées de Londres à la fin des années 1970 12 , la punk attitude trouva en Vivienne Westwood sa styliste parfaite. Que l’attribut d’un mouvement contestataire aussi radical soit devenu le (très cher) pantalon favori des stars d’aujourd’hui laisse pantois, ou, au choix, sur les rotules, que Jean Yanne et Jacques Martin portèrent au pinacle en 1964 dans leur chanson Gloire aux genoux : On a chanté du corps humain Les bras, les seins, les ch’veux, les yeux, les doigts, les mains,

NOTO

Oui mais jamais on a chanté Ce qui se trouve entre le buste et les doigts de pieds. [...] La paix unira le genre humain, La joie régnera sur la mappemonde, Quand tous les genoux du monde Voudront se donner la main. 1. Charles Baudelaire, « La Géante », Les Fleurs du mal, 1857. – 2. Les Biches,

Claude Chabrol, 1968. – 3. Code de censure cinématographique instauré aux États-Unis en 1934 par le vertueux sénateur William Hayes, président de la Motion Pictures Producers and Distributors Association, et appliqué jusqu’en 1966. – 4. La Melbourne Cup est la plus célèbre et la plus huppée des courses hippiques australiennes. – 5. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, 1765-1784. – 6. Le Genou de Claire, Éric Rohmer, 1970. – 7. Bliss, Drew Barrymore, 2009. – 8. Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1856. – 9. Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885. – 10. Bruno Chenique, « Enfance rebelle » in Patrice Béghain, Sylvie Ramond, Bruno Chenique, Stefan Germer, Géricault. La folie d’un monde, Hazan, 2006. – 11. Anna de Noailles, Poème de l’amour, Arthème Fayard & Cie, Paris, 1924. – 12. En fait, le mouvement punk exista dès les années 1960 aux États-Unis à travers des groupes comme The Stooges ou Motor City Five.

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CHRONIQUES

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Un linceul P A R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

L E S J E U N E S G A R Ç O N S E T L A M O RT

Notre imaginaire collectif résonne dans nos réactions à certains clichés d’actualité. À quoi tiennent leur force et leur présence ? Comment se construit une image ? La guerre en Syrie n’en finit pas, de puis 2011, d e ravager le p ay s. Des photographes de guerre nous ont fait connaître l a so u ffra nce de l a p o p u l at i o n, en particulier d es enfants. Sous la représentation contemporaine affleurent des codes picturaux anciens.

E

n février 2018, les forces syriennes ont intensifié leurs bombardements sur l’enclave rebelle de la Ghouta orientale, située aux portes de Damas. Plus de 400 000 habitants y vivaient avant le conflit. L’endroit fut, pendant des siècles, un lieu enchanteur, réputé pour la fertilité de ses terres. Dès l’Antiquité, des canaux avaient été creusés pour favoriser l’irrigation. La Ghouta était considérée depuis l’hégire comme « un des paradis terrestres de l’Islam ». Grenier à blé de la capitale syrienne, Damas, la région est aussi connue pour son esprit de résistance au pouvoir central ; dès le mandat français, dans les années 1920, plusieurs émeutes avaient eu lieu au sein de la Ghouta. Le sentiment de rébellion s’est intensifié au fil des décennies, accru par l’impression de ses habitants d’avoir été abandonnés par le régime alaouite. Faute d’une urbanisation concertée, les espaces des villes se sont développés de manière anarchique, aux portes de Damas. L’exode rural a provoqué un doublement de la population en quinze ans, au cours des années 1980

NOTO

et 1990. Cette urbanisation endémique a constitué une des conditions favorables à la révolte qui a animé les habitants de la Ghouta depuis 2012. Pilonnée par les attaques aériennes, la région est dévastée et sa richesse agricole n’est plus qu’un lointain souvenir. Victime d’un siège d’une rare intensité, isolée de Damas – un seul point de passage a été ménagé par les autorités –, la Ghouta orientale est un lieu meurtri dont les habitants souffrent. Les bombardements de la fin de l’hiver ont fait naître des scènes d’horreur. Le photographe syrien Abdulmonam Eassa commente, avec émotion, ses photographies, prises dans l’enfer de la Ghouta : « J’étais submergé par la peur, mais j’ai pris conscience que ça ne changerait rien, alors je suis resté, j’ai pris rapidement des photos, et j’ai filé. Après une frappe, l’air est rempli par la peur. Même les secouristes ont peur. Dans de telles conditions, pour s’approvisionner, il faut aller dans les quelques marchés très tôt le matin. Il y a aussi des magasins ouverts toute la journée, avec des gens tellement habitués aux bombardements qu’ils ont l’air d’attendre la mort

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© AFP/Abdulmonam Eassa

Abdulmonam Eassa, Ghouta orientale, 2 février 2018. Dans un hôpital de fortune à Arbin.


CHRONIQUES

dans la rue, juste pour vendre quelque chose, de quoi tenir un peu plus longtemps. » Malgré leur dureté, l’AFP a pris la décision de publier ces images, estimant que la nécessité de témoigner était plus forte que le risque de choquer. Prise dans un hôpital à Arbin, le 2 février 2018, l’une de ces photographies montre trois très jeunes garçons devant un linceul blanc posé sur une table métallique. À l’arrière-plan, un autre linceul, évocation de la banalité de la mort en raison des combats. Le tissu blanc recouvre complètement le corps du·de la défunt·e, dont on ne distingue que l’extrême maigreur. Une dérisoire étiquette manuscrite constitue sa seule épitaphe. Les trois enfants forment comme une procession ; le plus âgé d’entre eux, 10 ans à peine, la tête recouverte d’une capuche bleue, baisse le visage, place une main devant la bouche ; il ne pleure pas, la gravité de la situation semble avoir emporté son chagrin. Le plus jeune, au centre, a tourné la tête vers le photographe qu’il regarde, avec fermeté et non sans défi, comme s’il le rendait responsable de ne rien avoir pu faire, de ne rien pouvoir entreprendre. Abdulmonam Eassa écrit aussi : « Il n’y a plus un seul lieu sûr. Les frappes visent les mosquées, les maisons, les marchés, les écoles, les rues principales, même les quelques sous-sols. Il y a des missiles qui les touchent en premier, puis les immeubles environnants. Il m’arrive souvent de quitter ma maison tôt le matin et de découvrir en rentrant qu’un endroit a été touché non loin. Dans ces conditions, il faut tout faire le plus vite possible. Même enterrer les morts. Les gens ont peur que les cimetières soient bombardés. Parfois, on les enterre la nuit. » Le troisième enfant, vêtu d’une veste abîmée, penche le visage vers le corps. Il ne pleure pas.

NOTO

Ary Scheffer, Le Christ et les Saintes Femmes, 1845, huile sur panneau, Manchester, Art Gallery.

Rien ne nous est dit des liens qui ont existé entre ces enfants graves et le·la défunt·e. La scène apparaît d’autant plus saisissante qu’elle fait l’économie de tout pathos démonstratif. Ni larmes ni colère. La dignité de ces trois garçons émeut plus que ne l’aurait fait leur chagrin. Ils se tiennent droits, sans chercher de réconfort – sans doute savent-ils que personne ne saurait le leur procurer. Ils ont peut-être perdu un proche, une mère, un frère, une sœur, ou sont peut-être là parce que personne n’a pensé à leur interdire l’accès, ou ne l’a voulu. Leur présence solennelle exalte la sensibilité et l’émotion de la scène.

78


CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

L A S C È N E A P PA R A Î T D ’ AU TA N T P LU S © Manchester Art Gallery, UK / Bridgeman Images © © Benedict J. Fernandez info@benedictjfernandez.com

SA I S I S SA NTE QU’ EL L E FA I T L ’ É CON OMI E D E TO U T PAT H O S D É M O N S T R AT I F. N I L A R M E S N I CO L È R E . L A D I G N I T É D E C E S T RO I S G A R Ç O N S É M E U T P L U S Q U E N E L ’ A U R A I T FA I T L E U R C H AG R I N .

La force de l’image tient aussi à sa référence à des modèles anciens, que le photographe connaissait. La noblesse de l’attitude des enfants syriens, leur manière remarquable de tenir à distance le chagrin, sans s’en détourner, évoquent la dignité des trois enfants photographiés devant le cercueil de Martin Luther King par Benedict J. Fernandez, le 6 avril 1968. Le pasteur, dont le combat pour les droits des hommes et des femmes de couleur aux États-Unis était remarquable, avait été assassiné le 4 avril à Memphis. Moins de cinq ans après son vibrant discours « I have a dream », prononcé le 28 août 1963, l’homme était abattu, malgré les protections. Plus de cent mille personnes suivirent ses funérailles à Atlanta ; le président américain Lyndon B. Johnson décréta un deuil national, en hommage au courage de King. Trois de ses enfants sont représentés sur l’image. Comme les petits garçons de la Ghouta, ils ne pleurent pas, ils ne crient pas. Malgré la brutalité du destin, ils demeurent avec une dignité profonde. La richesse du cercueil de Martin Luther King , gainé de satin blanc, et les grands bouquets de lys blancs soulignent par comparaison le dénuement de l’hôpital de fortune d’A rbin. Trois spectateurs en proie à un chagrin tellement grand qu’ils n’ont plus de larmes ; un défunt dont le combat fut juste et généreux ; une mort causée par l’absurdité des hommes. Les deux photographies évoquent, implicitement, le modèle historique et esthétique des saintes femmes au tombeau, penchées sur le linceul du Christ, qui vient d’être crucifié à Jérusalem. Ary Scheffer (1795-1858), artiste d’origine néerlandaise installé en France, ami

NOTO

Benedict J. Fernandez, Le Corps de Martin Luther King , assassiné le 4 avril 1968, sous le regard de ses enfants Yolanda, Berenice et Martin Luther King III, 6 avril 1968, Houston, Museum of fine arts, don de l’artiste et d’Eastman Kodak Compagny.

d’Eugène Delacroix, peignit en 1845 un émouvant tableau, Le Christ et les Saintes Femmes. Le peintre a choisi de centrer la composition de son œuvre sur le groupe formé par les femmes et le Christ mort, dont elles referment le linceul, remettant, comme le veut la règle d’alors, le rite funéraire au troisième jour, après la célébration du sabbat. L’homme qu’elles ont aimé, respecté, suivi jusqu’à son martyre, faisant preuve d’un courage que les apôtres, le jeune saint Jean mis à part, n’eurent pas, disparaîtra bientôt à tout jamais, enfoui dans le linge blanc qui va recouvrir son visage – du moins le pensent-elles, avant la révélation

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Antoine Wiertz, Les Orphelins, 1963, huile sur toile, Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Louis Welden Hawkins, Les Orphelins, 1881, huile sur toile, Paris, musée d’Orsay.

NOTO

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© Stasys Eidrigevicius

de la résurrection. La peine des enfants oubliés dans l’enfer de la Ghouta, le chagrin des enfants de Martin Luther King s’élèvent ainsi, par la référence aux œuvres religieuses, à l’universel. Leur désespoir atteint au sacré. Leur désolation est celle du martyre, celui d’une condition humaine douloureuse, où la haine des hommes cause la disparition des justes et provoque l’effroi des enfants. D’origines britannique et autrichienne, Louis Welden Hawkins (1849-1910) se forma à la peinture en France, au sein de l’Académie Julian. Proche des artistes symbolistes, il fut attentif dans ses œuvres à rendre sensibles, au-delà du naturalisme des scènes, la pensée et les émotions. Dans un village triste, où les portes et les fenêtres sont fermées, comme délibérément sourdes et aveugles à tout chagrin, sous un ciel blême, deux enfants se tiennent, seuls, devant une tombe modeste, sans pierre tombale, à peine marquée d’une simple croix en bois : Les Orphelins (1881). Le garçon se tient debout derrière sa sœur, qu’il embrasse d’un air protecteur. Hawkins a peint les deux enfants dans la partie droite de la toile, laissant une part importante de la composition vide – ce vide fait écho au destin des enfants, privés d’enfance par la disparition de leur parent, oubliés de ceux auprès de qui ils vivaient, qui ont clos leurs portes à leur douleur. Le chagrin auquel sont confrontés ces deux enfants est insoutenable. Il ne saurait être comparé avec celui que cause la perte d’un animal auquel les petits se seraient attachés. La gravure populaire donna, souvent, à la représentation de l’enterrement d’un oiseau, trouvé mort dans le jardin, ou disparu du fait même des soins que lui offrirent ceux qui voulaient le protéger, mais qui l’éloignèrent de sa mère, une mélancolie solennelle. L’Enterrement de l’oiseau offre d’imaginer une procession triste des enfants qui ont recouvert d’un linge blanc leur brouette pour emporter la fragile créature jusqu’à la tombe que l’un d’entre eux a creusée. Insignifiante pour les adultes, la

© Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles/photo : J. Geleyns - Art Photography

CHRONIQUES


CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Currier & Ives, L’Enterrement de l’oiseau, lithographie coloriée à la main sur papier vélin, New York, Brooklyn Museum. Stasys Eidrigevi č ius, Birds, 1986.

peine des enfants est profonde. La mort de l’oiseau est, sans doute, la première à laquelle ils sont confrontés. En quelques heures, ils font l’expérience de la disparition sans retour. La saynète enfantine n’est pas dénuée d’un charme nostalgique que l’estampe a diffusé dans toute l’Europe. C’est à ces instants à la fois familiers et tristes que semble faire référence l’illustrateur et affichiste Stasys Eidrigevi č ius (né en 1949 en Lituanie) dans sa représentation de trois oiseaux recouvrant délicatement d’un voile de dentelle un congénère mort. Eidrigevi č ius a donné à ses oiseaux les couleurs et la matière du ciel. Comme les enfants des scènes de deuil évoquées, les trois animaux semblent garder dignité et calme, offrant à leur ami mort la capacité, pour lui rendre hommage, de dominer leur chagrin. Publiée entre 1999 et 2006, la série littéraire pour la jeunesse Les Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire décrit les malheurs de Violette, Klaus et Prunille, trois

NOTO

enfants restés seuls après que leurs parents ont péri dans un incendie. Persévérants, ils échappent aux manigances du machiavélique et cupide comte Olaf, tout en provoquant diverses catastrophes. Les enfants ne perdent pourtant jamais courage ni dignité, ne se laissent jamais submerger par le chagrin. Si leurs aventures imaginées par l’écrivain américain Daniel Handler ne leur ménagent aucun répit, ils ne cessent de se jouer de leur ennemi. Fable non dénuée d’ironie, offrant aux enfants le modèle d’un Bildungsroman de notre époque, la suite romancée met en évidence la force de la détermination enfantine. Les petits garçons de la Ghouta orientale, plongés dans l’horreur véritable, ont bien besoin que tous les enfants du monde, et parmi eux, ceux qui ne tremblent qu’aux péripéties des orphelins Baudelaire – seul effroi auquel des petits d’homme devraient être soumis –, leur offrent la résolution ferme de concevoir, ensemble, un avenir sans violence.

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« Nous sommes des marins... » E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C I L L U S T R AT I O N T I G H T P O U R N O T O


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

D E N I S L AVA N T COMÉDIEN

Le langage,

L’image

ce mystère

suspendue

Mon amour du langage s’est imposé par

J’ai tout de suite apprécié la poésie parce

La poésie, les images fortes des poètes

la poésie, à l’inverse de ce que j’étais au

que c’est aéré. Sur la page, il y a quelques

m’ont donné du matériel pour m’exprimer.

naturel – plutôt dans la danse, l’acrobatie,

lignes, quelque chose se raconte en peu de

J’ai commencé par la poésie avant le théâtre,

la chute, une sorte d’énervement corporel,

mots, c’est une épure qui passe par l’image

apprendre des poèmes pour me les dire,

une énergie qui passait par cette expression.

et qui va à l’essentiel. Je me suis rendu compte

pour le plaisir de faire sonner la langue et

Je trouvais le langage impressionnant, et je

que ma flemme m’amenait vers quelque

surtout de pouvoir projeter des images,

me méfiais de ce que l’on dit, de ce qui vous

chose qui valait le coup. La poésie, c’est

parce que la poésie est faite d’images,

échappe, des lapsus. Ce n’est pas pour rien

l’essence de la littérature. Les grands poètes

souvent macabres. La Ballade des pendus

que j’ai été bercé par la psychanalyse,

vont à l’essentiel. Ce n’est pas simplement

de François Villon : cette image de danse

Françoise Dolto ; ma mère a repris des études

quelque chose pour faire joli, faire de belles

macabre m’a fasciné parce que c’était pos-

pour devenir psychologue. J’ai un peu servi

images ou parler bien. C’est souvent une

sible de la représenter dans la poésie, pas

de cobaye à tout ce langage de la psychana-

parole importante, une mise en garde, un

forcément dans la vie. La poésie permet

lyse, les actes manqués, etc. Pour moi, le

avertisseur, un constat sur l’état de l’humain,

d’atteindre l’extrême des passions humaines.

langage est mystérieux. J’étais intimidé par

sur la terre en général, et qui parle à un autre

La poésie, c’est de l’image suspendue dans

le fait de prendre la parole. Je ne peux pas

niveau de conscience primordial. Cela existe

l’air accessible au spectateur. La poésie

dire que je n’avais pas de pensée, mais la

dans le cinéma, le théâtre, dans la prose. Il y a

devient une forme, une mouvance sur laquelle

manifester vocalement, donner mon avis,

des prosateurs, des romanciers qui sont de

le spectateur peut accrocher son propre

c’était intimidant.

grands poètes. Ça part d’une vision. C’est

imaginaire, et plus l’imaginaire du locuteur

Je me suis intéressé aux textes poétiques

une manière de communiquer avec le monde

est puissant, précis et concret, plus il y a

parce que le langage m’effrayait un peu,

et de communiquer le monde aux specta-

matière pour le spectateur de s’accrocher.

et surtout parce que la lecture me rebutait.

teurs et aux lecteurs.

Comme un écran. C’est du cinéma avant

Les romans où il y avait des pages noircies de

la lettre. La poésie est le cinéma que j’ai

mots, je trouvais ça épouvantable à aborder.

choisi avant tout.

NOTO

83


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

La poésie est une disposition à être per-

Dans les classiques, il y en a qui m’accom-

méable à certaines émotions, à des choses

pagnent depuis longtemps, même si je ne

moment-là que l’on aperçoit tout le tableau

qui se passent tous les jours : une lumière,

me suis pas rendu compte que j’étais attaché

que le poème éclaire. Parfois, ça s’éteint,

un regard que l’on croise, quelque chose de

à eux, comme Rimbaud, le petit poème

mais ça peut revenir. À un moment, on atteint

fortuit, c’est éminemment poétique. Ça fait

Sensation, Le Bateau ivre, d’autres bribes...

cette communion avec le poème tel que

partie de la vie, mais pas simplement de

La poésie se défend par soi-même, a toujours

le poète l’a écrit. Les poètes ont une vision,

manière bucolique ou que l’on trouve dans

été cultivée, mais ce n’est pas un produit,

une sensation complète d’une chose qu’ils

la nature ; on peut avoir de la poésie dans

ce n’est pas rentable, ça ne paraît pas sérieux,

déposent. Ils ne comprennent pas forcément

la ville, dans le métro, il y a toujours de

au contraire d’un roman, d’un pavé dont on

ce qu’ils ont écrit. Et c’est un peu comme

petits incidents. L’imaginaire s’y attache. Et

va parler. La poésie, c’est quelque chose qui

une pierre de Rosette, c’est un événement

quelque chose se dilate, un espace, un temps,

appartient à un langage secret. C’est un sens

qui permettra l’interprétation d’un poème.

un rapport contemplatif. Il se produit quelque

caché. Il y a eu beaucoup de poésies qui véhi-

chose. Les poètes sont capables de déposer

culaient un sens caché à travers les images,

cela avec des mots sur du papier, de les

pour dissimuler un message amoureux,

mettre dans une forme. Un haïku est un petit

protester contre un oppresseur, revendiquer

moment saisi, qui perdure, qui agrandit

à mots couverts. La langue verte aussi, jouer

l’espace et le temps et qui se dépose. Ça

avec des jeux de mots, coder le sens. Il y a

Et Alfred Jarry est toujours là ! Pour moi,

arrive ou ça n’arrive pas. Ça se passe tout le

quelque chose de la durée dans la poésie,

la pataphysique est une invention qui s’avérait

temps. Tout dépend de notre disposition à

car on ne s’en lasse pas. Les poèmes que j’ai

nécessaire, qui a eu des suiveurs et des héri-

le vivre. La poésie, c’est de l’émotivité à tra-

appris très jeune s’éclairent différemment

tiers, comme Boris Vian, l’un des meilleurs

vers le quotidien qui se répercute, qui circule.

aujourd’hui. Je les redécouvre ou je les com-

héritiers de la pataphysique, qui a continué

prends au fur et à mesure de mon existence.

cette invention entre l’esprit scientifique

Au lycée, j’avais un ami, un grand découvreur

et quelque chose de délirant. Et poétique.

qui aimait beaucoup la littérature ; il était en

C’est partout. Ce que Jarry a décelé est mer-

avance sur les autres et m’a indiqué beau-

veilleux. Ça parle du langage. J’ai connu Jarry

coup de pistes de poètes, comme René Char

très tôt, quand j’étais au lycée, avec des

– Post-Scriptum, ce poème qui dit : « Écartez-vous

copains, nous nous sommes éclatés avec le

Le sens caché de la poésie

où la phrase s’éclaire. Et ce n’est qu’à ce

Jarry, l’iconoclaste

de moi qui patiente sans bouche... » Ça m’a frappé.

Père Ubu, avec le « Merdre », avec Gestes et

De nombreux poètes m’accompagnent. Il

On n’est pas obligé de lire un recueil de

opinions du docteur Faustroll, pataphysicien. Nous

y en a que je retrouve, que je perds de vue,

poèmes en entier, on l’ouvre au hasard et

n’y comprenions pas grand-chose, c’était

d’autres que je découvre. C’est avec Henri

on tombe sur un qui vous parle ou ne vous

très référencé à une époque, c’était déjà

Michaux que j’ai commencé à comprendre

parle pas. Parfois, il suffit de commencer un

du style mallarméen. Ce sont deux pôles

que la poésie pouvait se dire et s’entendre.

poème, il y a une image forte qui retentit en

de la poésie qui me fascinent : aller de Jarry

C’est un extraordinaire poète parce qu’il

vous, elle peut rester mystérieuse, énigma-

à Mallarmé en passant par d’autres poètes,

travaille des mots simples, mais il décrit tou-

tique comme un hiéroglyphe, et il suffit

des inconnus, des biscornus. Jarry n’a pas très

jours quelque chose d’atypique, d’étonnant.

d’une circonstance de vie, d’une situation

bonne presse parmi les soi-disant amateurs

NOTO

84


D E N I S L AVA N T

de littérature. Je m’en étais rendu compte

xix e siècle

Pierre François Lacenaire. C’est

comédiens à avoir ce rapport aussi riche

quand j’avais joué Ubu Roi au théâtre de

un meurtrier cynique et poète. Pour moi,

à la langue, qui va donner aux mots qu’on

Gennevilliers avec Bernard Sobel. La plupart

la figure d’Ubu qui déborde, c’est un peu la

n’emploie plus toute leur valeur.

des gens qui entouraient ce projet, assistants,

créature que nous avons inventée, avec Leos

On est dans une époque où le langage

dramaturges, avaient un avis contre Alfred

Carax, Monsieur Merde, que nous avons fait

s’altère, c’est redoutable au cinéma : il y a

Jarry, qui avait endossé la paternité du Père

se manifester à Tokyo et au Père-Lachaise,

une sorte de parler vite, pour ne pas faire

Ubu. Pour eux, c’était un truc de potache,

à Paris. Il est encore possible de faire émerger

entendre la sonorité des mots, ne pas sculp-

de lycéen. Or ça va beaucoup plus loin,

une figure qui déborde.

ter le langage comme il l’est dans les bons

c’est étayé dans toute son œuvre : Messaline,

dialogues de cinéma – dans les scénarios

Les Jours et les Nuits, le Surmâle, c’est une prose

de Leos, la moindre parole est stylisée. Il y a

radicalement moderne, une littérature qui ouvre la voie aux romanciers modernes ! Jarry est iconoclaste, il met les pieds dans le plat, il a une sorte d’insouciance énorme.

aujourd’hui une déperdition au profit d’un

La rupture

naturalisme flou pour être comme dans la vraie vie. Je trouve ça un peu abscons. Ça

du silence

ne m’intéresse pas. C’est dans l’air du temps. On brasse énormément de langage. On est

Jarry est passionnant, car il incarne par ce qu’il est la poésie. Il est la manifestation du

Je ne sais pas si on devient ami de la poésie,

dans les sons, dans l’oralité, avec le téléphone,

Père Ubu, de la pataphysique dans le quoti-

mais c’est quelque chose qui perdure. Sou-

on se parle tout le temps. Il n’y a pas beau-

dien, de l’éthylisme, du dérèglement humain

vent, on a affaire aux poètes disparus, puis

coup de place pour le silence. Or la prise de

avec une sorte de dignité presque médié-

on en rencontre des vivants et de grands

parole, c’est quand même la rupture d’un

vale, avec une science de l’héraldique. C’était

diseurs. Certains comédiens, certains chan-

silence. Quand la parole peut arriver dans

quelqu’un d’extrêmement cultivé.

teurs ont un incroyable rapport avec le verbe.

un silence, elle prend une vraie valeur. En

Le Père Ubu est devenu le cliché pour définir

Un des premiers qui m’a mis la puce à

plus, on ne croit plus personne sur parole.

le tyran de base, l’autocrate abruti qui a existé

l’oreille par sa manière de dire des poèmes

à toutes les époques. Ubu en est la quin-

est Serge Reggiani. C’est un comédien devenu

tessence ! Mais il est aussi un explorateur, un

chanteur, un très bel interprète et, souvent,

aventurier du langage. Ce n’est pas qu’un tyran

en introduction de quelques chansons, il disait

borné, une sorte de caricature de Macbeth

des poèmes. Par exemple, avant Le Déserteur,

de Shakespeare. Jarry va beaucoup plus loin

il disait Le Dormeur du val de Rimbaud ou

avec l’invention du langage. « Merdre » ramène

Le Pont Mirabeau d’Apollinaire. Et je trouvais

à Cambronne, mais ça dépasse Cambronne.

ça formidable. J’ai entendu des poèmes de

Ça ramène à Napoléon avec les « oneilles »,

Lorca. Des voix m’ont bercé. Mes parents

des petits bouts de bois dans les « oneilles ».

avaient des enregistrements, puis j’ai rencon-

J’aborde tout texte avec cette connaissance

Un truc enfantin, mais génial, très puissant.

tré des comédiens. Serge Merlin a un rapport

de la poésie, avec ce rapport au verbe et

Jarry, dans sa manière de casser, de déchirer

à la langue extraordinaire. Le moindre mot

à l’imaginaire que nécessite la poésie. Les

les règles de la société, de façon poétique et

est sculpté avec sa densité, sa valeur histo-

textes sont plus ou moins poétiques. Quand

littéraire, me fait penser au criminel du

rique, sa valeur vibratoire. C’est un des rares

on se met à dire de la poésie, il peut y avoir

NOTO

85

Dire, décrire, peindre avec les mots


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

de la mise en scène, mais il n’y a pas forcé-

sa trajectoire émotionnelle, de la contenir,

quelque chose de sacré dans cet acte. C’est

ment de personnage. On est généralement

de la guider – de rendre accessible ce que

ce qui a attisé ma curiosité et ma sympathie

le locuteur du poète qui décrit ce qu’il voit,

l’on comprend du texte et ce qui échappe.

pour ce que voulait raconter Leos, ça m’a

qui décrit sa vision. Et souvent à la première

Et de modeler cela jour après jour, parce

permis d’avoir accès au personnage, de ren-

personne, c’est lui qui est la caméra qui

que le verbe est une matière extrêmement

trer dans l’histoire. Le reste m’était plus

filme et le projecteur qui donne les images

volatile. Même si c’est écrit, d’un jour sur

étranger, énigmatique, et je ne me suis pas

à voir. Au théâtre, le poète est divisé entre

l’autre, ça ne sera pas la même intonation,

trompé. Dans les autres scénarios, Leos a tenu

plusieurs personnages, sauf dans des cas

la même émotion, la même densité. Ça peut

ses promesses, les personnages et le texte

comme Beckett, mais ce n’est pas du théâtre

bouger tout le temps.

sont empreints de poésie. Déjà, dans Boy Meets

où je suis seul, face au public, en train de

Un scénario peut être complètement poé-

Girl, toute la logorrhée d’Alex est irriguée

dire, de décrire, de peindre avec les mots.

tique, inspiré, inspirant, avoir une vibration

de citations poétiques.

Effectivement, il se passe quelque chose

poétique. C’est ce qui m’a attiré dans les

de différent avec les textes de théâtre : il

scénarios de Leos – je pense à Boy Meets Girl.

convient non seulement de s’approprier

Ce n’est pas une situation avec laquelle j’étais

le texte avec la partition, avec ses phrases,

en phase, à l’époque, en 1981, j’avais 20 ans,

la syntaxe des images et de la pensée, mais

Leos avait un an de plus que moi. Il racontait

il y a également l’intention du personnage

l’histoire d’une rupture amoureuse avec

à prendre en compte. On ne s’adresse plus

un type qui devait partir au service militaire.

au public, mais au partenaire, à l’autre. Cela

Je n’étais pas loin de cette situation, mais

La poésie plane au-dessus de la politique.

crée des rapports, nécessite de l’écoute, et

je n’étais pas encore dedans, j’étais dans

Pasolini, grand poète avant d’être cinéaste, se

il faut tenir compte de la manière dont on

quelque chose de très médiéval, un baladin,

décrit comme un oiseau au-dessus du chaos

reçoit le texte. Forcément, on prend une

un jongleur de Notre-Dame, dans un univers

humain, qui verrait tout et ne pardonnerait

personnalité d’emprunt, très vague : un per-

shakespearien, décalé dans le temps. Mais

rien. C’est effectivement cette conscience

sonnage. On a dit beaucoup de chose sur

dans le scénario de Leos, il y avait des détails

très étendue, presque panoramique, qu’ont

le personnage, sa formation, ses méthodes,

qui retentissaient comme des précipités de

la plupart des grands poètes. Ils sont dans le

mais c’est quand même quelque chose qui

poésie. Par exemple, il décrit le personnage

passé, ont un pressentiment du futur, vivent

se définit de manière aléatoire, car cela passe

d’Alex qui court sur un trottoir où il y a des

dans le présent avec une vision totale de

par le prisme du comédien, sa sensibilité, sa

carrés. Il s’efforce de poser les pieds dans les

l’humanité, historique et politique. Les chan-

conscience, son imaginaire, son intelligence

carrés et de ne pas mordre sur les bandes.

sonniers sont dans une provocation politique,

avec le texte, s’il est en phase avec le person-

Ça m’a forcément frappé. C’est une sorte

mais la poésie est beaucoup plus vaste que

nage qui est décrit, qui parle. On a alors

de superstition poétique que l’on se forge en

cela. Il y a quelque chose de sacré. La poli-

besoin d’un maître d’œuvre, quelqu’un qui va

étant enfant. C’est déjà un accès à la poésie.

tique aujourd’hui n’a rien de sacré, c’est du

guider, qui va organiser cela dans l’espace.

Il y a beaucoup de gens qui n’osent pas en

commerce. Ce sont des marchands de tapis

Au départ donc, c’est la même chose. Le

parler, mais qui se disent que marcher sur

qui font du commerce entre pays. On perd

texte écrit par un autre, on l’infuse de la

la bordure peut être très dangereux. On ne

de vue l’humain. Or, la poésie est axée sur

même manière, on essaye de comprendre

sait pas quel danger on court, mais il y a

l’humain, et c’est pour cela que c’est sacré.

NOTO

86

Conscience panoramique


D E N I S L AVA N T

Si on la compare au théâtre, la poésie a da-

partagé et pas seulement par une élite.

c’est l’idéal pour se mettre au service de

vantage une dimension spirituelle et envoie

Actuellement, j’ai l’impression qu’il y a un

l’auteur, de la partition.

des messages très subjectifs. Le théâtre est

théâtre public qui a tendance à verser dans

Je m’oriente vers le théâtre forain, le théâtre

plus un reflet du monde et de la société. C’est

le pédantisme, avec des productions intel-

de rue, par où j’ai commencé, la commedia

une fable qui fait écho à ce que l’on est en train

lectuelles qui exigent d’avoir étudié, et un

dell’arte, à Bruxelles, et pour lequel j’ai une

de vivre, et souvent ce sont des situations

théâtre privé qui serait plus dans la distrac-

certaine fascination. C’est un endroit de

humaines. Je ne sais pas définir le politique,

tion, presque à tomber dans le vulgaire. C’est

liberté, pour travailler en plein air, être dans

cela devient très flou. En principe, la politique,

dommage. Je pense que l’on peut allier les

un rapport différent avec le public, ne pas

c’est se mettre en état de comprendre et de

deux théâtres. On peut faire un théâtre aussi

être enfermé dans une salle noire. Je com-

servir la cité, un pays, des citoyens, de réunir

ludique, divertissant, épique et qui ait une

mence à être fatigué par le théâtre soumis

des conditions pour améliorer le sort de cha-

revendication politique. Mais c’est rare. Les

à une sorte de commerce frénétique, d’ail-

cun. Mais il y a différentes politiques – et

grands écrivains de théâtre classique sont

leurs plus le théâtre public que le théâtre

je n’y ai jamais cru. À un certain niveau de

ainsi, les auteurs grecs, Aristophane, Molière,

privé. Ça ne m’intéresse pas d’y participer.

pouvoir, il y a la corruption de l’esprit. Ce n’est

Shakespeare, etc.

Je n’y trouve pas ma place.

pas normal pour quelqu’un d’être à la tête

Ce qui m’intéresse dorénavant, c’est retrou-

d’un État hiérarchisé. La hiérarchie crée des

ver d’autres rapports d’échanges – ça ne veut

dépendances, de la bêtise, de l’obéissance

pas dire que l’on ne rencontre pas les pro-

et de la corruption, infantilise les rapports humains et les valeurs ; puis on est obligé de faire des grèves, de se mettre dans un chan-

Un navire

blématiques de commerce dans le théâtre

et son équipage

tage, presque de bouder. C’est devenu une

de rue, car il est devenu une institution, mais il y a encore une autre posture de pensée ; c’est moins bien payé, ça a tout pour dé-

relation entre un enfant et un adulte. Au sein

On peut comparer notre métier à celui

plaire, mais c’est jubilatoire d’y revenir. Il y a

du théâtre, on retrouve ce même phénomène

du marin. À chaque fois, on embarque sur

quelque chose qui me rebute dans la manière

et on peut analyser les degrés de rapports

un navire de théâtre ou de cinéma avec un

d’aborder ce métier, c’est d’envisager le

sociaux dans ce microcosme. Il y a souvent

équipage, avec lequel il faut faire un bout

théâtre comme quelque chose d’ascendant.

un maître d’œuvre qui décide, qui est à la tête

de route ; ce qui tient, le cap, c’est la pièce,

En faisant carrière, on commence par le

d’un projet, qui organise les différents corps

la fable qu’on a accepté de raconter ensemble,

théâtre de rue, après on fait du théâtre,

de métiers (au cinéma, c’est le producteur).

la parole de l’auteur – c’est le plan de navi-

ensuite de l’audiovisuel, puis du cinéma,

Ensuite, il y a de nombreux niveaux de rapports

gation. Tous ensemble, nous pouvons avoir

après on ne fait plus que du cinéma en

de pouvoir, de manipulation, de « marionnet-

de vraies relations de dialogue. Le metteur

menant le train de vie du star-système, qui

tisation » des comédiens, qui sont serviles,

en scène a une vision d’ensemble d’un spec-

est un enfermement. Je ne m’y reconnais

manipulables – ou qui le refusent.

tacle, il donne un cadre général, tandis que

pas, et je ne reconnais pas cette ascension

Le théâtre est une manifestation sociale, faite

le comédien a une vision de l’intérieur, la

sociale. Faire du théâtre, c’est une manière

pour la cité. Le plus bel acte d’une définition

moelle, c’est-à-dire la parole de l’auteur. Il

de vivre, c’est de trouver là où ça respire,

théâtrale, c’est le théâtre de Jean Vilar,

est dans une compréhension plus intime, plus

là où il y a de la liberté. C’est comme ça que

c’était un théâtre épique, fait pour être

profonde du texte. Quand ça communique,

je navigue.

NOTO

87



E N I M AG E S

M É T I E R S D ’A R T

Les ateliers des costumes de la Comédie-Française T E X T E E T P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É R O U T

À la fois vêtements, objets artistiques et éléments de patrimoine, les costumes du théâtre de la Comédie-Française sont entièrement créés en interne : se cache au dernier étage de la maison un véritable atelier de haute couture, où cinquante-sept personnes travaillent sur la réalisation, l’exploitation et l’entretien de trois cents à six cents costumes par saison. Née à la fin du xvii e siècle de la fusion sur ordre royal de trois troupes, dont celle de Molière, la Comédie-Française est aujourd’hui un théâtre national proposant des spectacles dans trois salles, la plus célèbre étant la salle Richelieu, en bordure des jardins du Palais-Royal, à Paris. Trois principes guident sa programmation : l’alternance, qui suppose de proposer différents spectacles durant une même période, mais aussi de distribuer plusieurs comédiens sur un même rôle ; le répertoire, qui compte environ trois mille textes susceptibles d’être joués ; enfin, la troupe, qui réunit soixante comédien·ne·s, six jeunes académicien·ne·s et vingt-deux sociétaires honoraires. C’est ce fonctionnement particulier qui dicte l’organisation des ateliers costumes, dont les équipes assurent à la fois les créations, les reprises, l’entretien, l’inventaire et la conservation des vêtements portés sur scène.


Douze spectacles par an. La Comédie-Française propose neuf cent soixante-quinze levers de rideau par an. La production de costumes concerne essentiellement les spectacles de la salle Richelieu, soit environ cinq créations et sept reprises par saison. Les costumes des pièces programmées dans les deux autres salles sont généralement constitués à partir d’éléments du stock transformés. Trois mois sont nécessaires pour créer les costumes de chaque spectacle, soit un mois de préparation et deux mois de réalisation, sans compter le travail lié aux reprises. Chaque spectacle a évidemment ses spécificités : si soixante-dix silhouettes ont été réalisées pour L’Éveil du printemps de Frank Wedekind mis en scène par Clément Hervieu-Léger et créé en avril 2018, seules une quinzaine seront nécessaires à La Locandiera de Carlo Goldoni mis en scène par Alain Françon, créé en octobre prochain, sachant qu’il s’agit de costumes inspirés du xviii e siècle, plus longs à réaliser.

L E S AT E L I E R S CO S T U M E S S E S I T U E N T S O U S L E S TO I T S D E L A CO M É D I E - F R A N Ç A I S E ,

À L ’ É TA G E R A C H E L . H O M M A G E À M L L E R A C H E L ( 1 8 2 1 - 1 8 5 8 ) , C É L È B R E C O M É D I E N N E , Q U I T R I O M P H A D A N S L E S R Ô L E S T R A G I Q U E S .


Minuté. Pour les ateliers costumes, le problème central est le temps. La création d’une veste pour homme prend trois semaines, celle d’une robe de trois à cinq semaines. Aux vêtements visibles, il faut ajouter la lingerie : chemise, jupon, corps baleiné, bas, col, fraise... Le processus de création des costumes débute par la rencontre de la cheffe des ateliers Sylvie Lombart avec le·la metteur·se en scène et le·la créateur·trice des costumes du spectacle. Le·la créateur·trice présente des maquettes qui sont analysées avant d’associer au processus les cinquante-sept personnes de l’équipe : régie textile, atelier hommes, atelier femmes, modisme, lingerie, repassage, habillage et régie costumes.


Couleurs et matières. C’est la régie textile qui prend l’échantillonnage en charge pour établir dans quels tissus les costumes seront réalisés. Dans son petit bureau peuplé d’échantillons classés par fournisseurs, la régisseuse estime que le choix de la matière est le point de départ de tout le processus de création. En contact avec des fournisseurs du monde entier, elle propose des tissus et des couleurs en fonction des souhaits formulés par le·la metteur·se en scène et le·la créateur·trice des costumes, à qui revient le choix final. Au-delà des considérations esthétiques, les matières doivent être choisies en fonction de leurs caractéristiques techniques, afin que le costume soit réalisable et durable. Les éléments budgétaires et éthiques entrent également en ligne de compte, les ateliers ayant par exemple décidé de ne plus utiliser de véritable fourrure.

D E S É C H A N T I L L O N S D E T I S S U S À L A R É G I E T E X T I L E , D O N T C E R TA I N S

ONT

ÉTÉ

«  E M P R U N T É S  »

PA R

CHRISTIAN

LACROIX,

QUI

A

CRÉÉ

LES

COSTUMES

DE

PLUSIEURS

S P E C TA C L E S

DE

LA

COMÉDIE-FRANÇAISE.


Les toiles. Les costumiers-réalisateurs et costumières-réalisatrices de l’atelier des costumes féminins et les tailleuses de l’atelier masculin,distincts en raison des techniques différentes, réalisent en toile de coton les formes, les lignes, le volume et l’allure générale. Le chef ou la cheffe de chaque atelier se charge de la coupe dans le respect de la direction artistique, tout en s’assurant de la réalisation, du confort et de la durabilité du costume. Ces toiles sont essayées par les comédien·ne·s qui prennent connaissance de la maquette. De leur côté, les modistes proposent un chapeau en toile de jute ou un élément extrait du stock. Il s’agit de créer une première image de la silhouette en s’accordant d’importantes marges de modification pour apporter des ajustements, mais aussi s’adapter au tissu qui sera choisi.




Régie. Les régisseur·se·s costumes extraient du stock des pièces déjà existantes pour que les comédien·ne·s commencent à répéter dans des habits proches de ceux qui seront créés. Les répétitions du spectacle en création ont lieu en journée, avant d’enchaîner sur les représentations des spectacles en cours d’exploitation le soir : la régie costumes a donc aussi la charge d’assurer le transport des costumes de répétition et des spectacles. Le service habillage accompagne les comédien·ne·s pour s’habiller, place les costumes dans les loges et les entretient. Parallèlement à la création de nouvelles pièces, les équipes doivent s’acquitter de toutes les tâches liées à l’alternance de spectacles différents au cours d’une même semaine – régie, retouches, entretien, réparations, etc.


Haute couture et grandes mesures. Une fois les lignes, mesures et volumes précisés et les matières choisies, la régie textile se charge des commandes de tissus pour que les ateliers se consacrent à la réalisation. Dans chaque atelier (hommes et femmes), chaque personne réalise un costume complet du début à la fin. Trois semaines minimum sont nécessaires à la réalisation des costumes : c’est après ce délai que le deuxième essayage a lieu. Les coupes sont finalisées et les décorations et finitions, choisies. On réalise les patines, mais aussi les teintures si besoin est. Les costumes sont également présentés aux habilleuses qui devront connaître le déroulé du spectacle. À la même période, la régie costumes se charge des accessoires qui ne sont pas fabriqués sur place, notamment les chaussures.


De la tête aux pieds. Les modistes réalisent les coiffes et chapeaux pour hommes et femmes dans des matières extrêmement diverses, allant des coquillages au cuir en passant par des perles, de la dentelle, de la paille, du feutre ou des plumes. Si elles suivent l’esprit des dessins proposés par le·la créateur·trice des costumes, elles réalisent de véritables créations dont la réalisation s’opère sur des formes aux mesures de chaque comédien de la maison. Parce que les perruques, coiffures et postiches participent à la silhouette complète, les huit personnes du service coiffure interviennent aux essayages au même titre que les modistes. Les perruques et postiches sont créés sur place ou modifiés à partir des éléments du stock, sachant que leur entretien doit être réalisé régulièrement au cours des répétitions et des exploitations. Comme les habilleuses, les coiffeur·se·s prennent connaissance de la conduite, ou déroulé du spectacle, pour assurer les changements éventuels pendant les représentations.


À flux tendu. Deux semaines avant la première, les comédien·ne·s commencent à répéter dans leur costume définitif. Les ateliers se consacrent alors immédiatement à la création des costumes du spectacle suivant, ou bien à l’adaptation de costumes précédemment créés dans le cas des reprises de spectacles. Une fois la première passée, il sera nécessaire d’entretenir les costumes et accessoires tout au long de l’exploitation : lessives et repassage à réaliser tous les jours, mais aussi teintures à refaire, boutons à recoudre ou coutures à renforcer font ainsi partie des tâches des habilleuses, repasseuses et lingères.


Fraises et jabots. Tout au long des représentations, les repasseuses entretiennent les éléments de lingerie masculine : chemises, fraises, cols et collerettes sont repassés intégralement à la main et parfois amidonnés. La lingerie féminine est prise en charge par l’atelier femmes. Juste à côté, les lingères sont rattachées à l’atelier hommes : elles créent entièrement la lingerie, comme les chemises, jabots ou blouses, qui sera portée sous les costumes. En coton et lin, suivant la mode et le style de l’époque à laquelle le spectacle se rattache, toutes les pièces sont réalisées en double pour faciliter l’entretien et la gestion. Contrairement aux autres services, l’atelier lingerie gère lui-même son stock.


L E S F R A I S E S , D E N T E L L E S E T C H E M I S E S À J A B OT E X I G E N T U N R E PA S S A G E

A U F E R À T U YA U T E R O U A U F E R À C O Q U E , Q U ’ I L F A U T PA S S E R

Patrimoine. Une fois l’exploitation d’un spectacle terminée, la régie costumes réalise l’inventaire de toutes les pièces en les prenant en photo pour archivage, avant de les intégrer au stock : elles seront ainsi réutilisées lors de la reprise du spectacle. Toutefois, lorsque l’administrateur·trice de la Comédie-Française, actuellement Éric Ruf, prend la décision de casser un spectacle, c’est-à-dire de ne pas le reprendre, un tri est opéré entre les costumes qui partiront dans le stock, où ils seront préservés dans des conditions très précises en attendant une nouvelle vie, ceux qui sont trop abîmés pour être réutilisés et ceux qui seront conservés pour mémoire au Centre national du costume de scène et de la scénographie situé à Moulins dans l’Allier, qui promeut le patrimoine immatériel du spectacle en conservant et valorisant le travail des équipes de création des costumes, notamment à travers des publications et des expositions.

DANS

CHAQUE

FORME

POUR

LUI

REDONNER

SON

ARRONDI.


À L A FAV E U R D ’U N TAG « Il ne faut pas donner un lieu à la poésie, car il devient un refuge où on lui fait porter le poids des plus douteux qui s’y précipitent. » Yves Bonnefoy, lettre à Jacques Dupin, 29 juin 1975

IL Y A D’ABOR D E U E N FÉ VR IE R CE «  LA P OÉ S I E   » rue de la Roquette, à Paris, en capitales et au feutre noir, placé au-dessus d’un interphone. Photo prise, j’ai envoyé l’adresse à Guillaume Lecaplain, qui dans Libération a imposé une rubrique sur l’actualité poétique avec « Un peu de poésie ». Deux mois plus tard, je le retrouve en majuscules au 79, rue Saint-Maur. Cette fois, on annonce simplement, avec assurance et évidence, « Poésie partout », sans point d’exclamation ni de point d’ailleurs. Ce n’est pas une affirmation, mais un fait, la poésie est partout, point. Certains déplorent la maigre place qu’on lui accorde et ajoutent qu’elle n’intéresse plus personne. Cette rubrique, née à la faveur d’un tagueur – qu’il soit ici chaleureusement remercié –, tente d’être une réponse à cette litanie, qui consiste surtout à se plaindre de son faible rendement économique. Vous allez pouvoir juger de sa vitalité et de sa persévérance. En tout cas, la poésie est une question d’appétit, un sport, dans le métro, et elle peut même faire œuvre de réunification. Nous remercions E, poète clandestin, d’habiller les pages de ce qui ne doit être ni « un lieu à la poésie » ni même « un refuge ». A . C .



CHARLES JULIET É C R I VA I N POÉTE

« POÉSIE PARTOUT  ? C’E ST UN E QUE ST ION DIFFICILE . Tout dépend de la sensibilité de celui qui regarde et de celui qui reçoit. Certaines personnes peuvent être émues par un paysage, par un visage ou un regard ; mais c’est surtout la sensibilité de celui qui est face au monde et qui peut ressentir de la beauté, de la poésie lorsqu’il est frappé et reçoit une émotion. Si chacun est porté à avoir ce regard attentif sur les choses et les êtres, ça se fait de soi-même. La poésie est une question d’appétit. Un poème peut éveiller quelqu’un, mais s’il n’y a pas une vraie curiosité, un vrai désir, il s’éteindra après. Je suis attentif au monde extérieur, un observateur sensible et infatigable – je regarde les visages, les regards. Ce n’est pas à proprement parler de la poésie, mais le courant de la vie m’intéresse. Il faut être à l’écoute de sa vie intérieure, de cette voix qui est en nous, qui parle silencieusement, pour tenter de capter ce qui cherche à dire se formuler. « Nous vivons dans un monde affreusement compliqué, source d’angoisse et de désarroi. Il est essentiel qu’un écrivain apporte des énergies positives et des raisons de croire en la vie. Il y a tant de jeunes gens perdus, dans un grand désarroi, une grande tristesse ! Il faut peut-être qu’un poème, une page, soit l’occasion de se reprendre, de trouver de la force. C’est la nécessité de l’art, de la beauté – de tout ce qui parle de choses essentielles, pour précisément nous aider à clarifier, nous unifier, à mieux adhérer à la vie, mieux voir le monde. Un poème doit être ce qui permet de mieux dialoguer avec soi-même, mieux entrer en soi-même, pour mieux se comprendre. Dès qu’un être est en communication avec lui-même, je crois que les choses changent. Tout ceci est un vaste ensemble, qui ne peut se séparer de la grande aventure de la vie. » P R O P O S R E C U E I L L I S PA R A L E X A N D R E C U R N I E R

NOTO

104


I L FAU T D E S B O U C H E S E N T R A Î N É E S AU D I R E E T D E S O R E I L L E S F O R M É E S

C H R I S T I A N S C H I A R E TT I M E TT E U R E N S C È N E C O C R É AT E U R D E S L A N G A G I È R E S D I R E C T E U R D U T H É Â T R E N AT I O N A L POPULAIRE DE VILLEURBANNE

« TOUT PART D’UN CONSTAT : LE RETRAIT DE LA POÉSIE DU CHAMP DU THÉÂTRE. On avait des écritures qui utilisaient pour beaucoup un langage normatif, je dirais une « prose naturelle », mais pas de propositions articulées autour de grands poètes. Il n’y avait pas d’œuvre théâtrale de Jacques Roubaud ni d’Yves Bonnefoy. On constatait une absence des poètes de la réalité textuelle du théâtre. Il existait des tentatives, mais, en général, elles n’étaient pas lues, pas montées. On peut dire que la poésie était absente du théâtre. Ce qui est tout de même un paradoxe ! Comment expliquer ce retrait de la poésie de l’écriture dramatique ? Le théâtre ne se prive pas de revendiquer son origine grecque, mais c’est toujours du point de vue de la cité, du débat moral, des dramaturgies des œuvres antiques qui nous sont restées. C’est rarement du point de vue du processus poétique que l’on représente une tragédie. Par exemple, le chant du mot. Pour qu’il y ait un chant, il faut qu’il y ait une écriture, c’est-à-dire que la langue nous apparaisse comme anormale, donc pas naturelle. Je constatais un appauvrissement de ce chant poétique appliqué au théâtre. Or, le théâtre français est totalement déterminé dans sa définition historique par la poésie et ce, depuis les poèmes épiques. Par exemple, la Chanson de Roland est écrite en décasyllabes. Des formes théâtrales, comme les romans médiévaux, sont écrites en octosyllabes. La fortune baroque mélange les

différentes prosodies avec de l’octosyllabe et de l’alexandrin ; l’orthodoxie classique quant à elle choisit l’alexandrin, puis la révolution romantique attaque cette norme. À la fin du xix e et au début du xx e siècle émerge une proposition de vers libres, œuvres de poètes comme Maurice Maeterlinck, dont l’écriture extrêmement dépouillée dans son recueil Serres chaudes, paru en 1889, porte en elle le potentiel de son écriture dramatique. Puis il y a des d’alternatives poétiques chez Paul Claudel, Charles Péguy, Jean Genet. Après 1968, le chant poétique s’appauvrit dans les propositions dramatiques. On subit un peu la dictature d’une « proséitude » et la dictature du sens. Le politique a de particulier qu’il veut gérer l’excès, et précisément ce que l’on ne comprend pas, ce qui ne s’épuise pas dans la lecture. Je crois que c’est Philippe Jaccottet qui écrit que le point commun entre le mystique et le poète est qu’ils saisissent ou qu’ils parlent l’insaisissable du verbe. Ma volonté était d’avoir des propositions qui bousculent nos certitudes en ce qui concerne le sens. Car le verbe est insaisissable et ne s’épuise pas. Comment remettre le poète au centre du dispositif théâtral ? En faisant en sorte d’être à l’école du poète. D’un côté, il faut avoir des bouches entraînées au dire, parce qu’il n’y a pas de poésie au plateau s’il n’y a pas la technicité pour porter et dire. Il faut des athlètes pour cela. Dans cette pratique, tout le monde n’est pas égal, tout le monde ne peut dire Claudel. De l’autre côté, il s’agit


P O É S I E PA R T O U T

de former des oreilles, c’est-à-dire les spectateurs, et de faire qu’ils aiment la culture et la fréquentation des poètes, que leurs oreilles saisissent les nuances que le poète propose et que l’interprète transpose. C’était le projet initial des Langagières. Être dans la définition poétique de l’art dramatique, dans la discipline de l’art dramatique au service du poète et dans cette discipline citoyenne du public à cette école. Le tout dans une conception du théâtre populaire noble et haute. Je me souviens quand Mahmoud Darwich est venu au TNP donner l’un de ses derniers récitals poétiques en France, peu avant sa disparition. Dans la salle, il y avait d’un côté un public arabophone de luxe – des avocats, des docteurs, des gens qui comprenaient l’arabe littéraire, avec l’assise culturelle et sociale nécessaire –, et de l’autre, à cause de la situation géographique de notre théâtre à Villeurbanne, des jeunes, eux aussi arabophones, qui venaient de Vaulx-en-Velin écouter le poète palestinien parce qu’il fut le rédacteur de certains discours de Yasser Arafat. Ce n’était pas du tout la même motivation qui les animait. Il y avait une tension dans la salle, sociale, culturelle, peut-être politique. C’était visible. Et ma question était de savoir si on allait dépasser cette divergence. Je n’étais pas très à l’aise en tant que patron de la maison. Il y a cette coutume arabe qui est de signifier vocalement par un « hmmm » collectif la qualité d’un vers ou la qualité d’organisation syntaxique d’un vers, donc de le saluer par une sorte de soupir collectif. Et ce soupir collectif a eu lieu ! C’est ça le théâtre populaire, ce moment où dans un stade qu’on appellera théâtre se réunissent des gens qui écoutent et des gens qui disent dans l’épiphanie du verbe, qui dépasse les clivages sociaux et culturels de la salle.

Les Langagières, c’est une quinzaine – en général, j’évite le mot festival, trop couru – autour de la langue et de son usage. On y trouve des poètes, mais pas uniquement. Il y a aussi la langue dans tous ses dérèglements. Je ne voulais pas avoir d’entrée pédante. Le savoir a un devoir de générosité. S’il ne l’a pas, il est pédant. Et l’ignorant a un devoir de curiosité. S’il n’a pas la curiosité, il est populiste. Il faut œuvrer à ce partage-là. La poésie en est l’un des moyens. Comment avez-vous mis en pratique ce devoir de curiosité ? À l’intérieur des Langagières, il y a toujours eu une rencontre entre ceux qui aiment la langue pour différentes raisons. Par exemple, j’ai programmé Arabesques avec Jane Birkin sur les textes de Serge Gainsbourg. C’est une langue travaillée, pour autant ça ne fait pas de Gainsbourg un poète comme Michel Deguy ou Yves Bonnefoy. Il y a un écart, mais cet écart peut coexister pour autant que l’on soit dans une réjouissance collective à la qualité de notre langue. Les Langagières sont à la fois la mise en relation directe de poètes avec un public, sans artifice, des acteurs qui s’emparent de leur passion textuelle et qui font entendre des langues comme des langues étrangères – la poésie commence quand votre propre langue vous apparaît comme étrangère –, mais c’est aussi des manifestations spontanées d’une poésie directe, d’usage commun, au travers de la chanson populaire par exemple : nous avons reçu Abd al Malik, qui a présenté un travail sur Albert Camus ; mais également de la langue travaillée là où on ne l’attend pas, où elle vous surprend par ses dysfonctionnements. L’enfance est un lieu où l’orthodoxie du sens est totalement réinterrogée. Par exemple, le gamin dit : « Autrefois Paris s’appelait Lucette. » On passe de Lutèce à Lucette. Ce genre de dysfonctionnements fait rire et est une réinvention de la langue que je trouve magnifique. Je me souviens d’une boutique qui s’appelait L’Ouvrier bleu. Dans la rue, quand cette

Votre objectif était-il de faire des Langagières un événement populaire ? J’ai lancé une première édition quand j’étais directeur du Centre dramatique national de Reims, il y a une quinzaine d’années, et j’ai repris l’idée au TNP.

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chose arrive, elle peut vous éclairer la journée. Pendant, les Langagières, il y a ces impromptus poétiques. Par exemple, il m’arrive de demander à la salle une minute de silence pour saluer les mots qui sont morts dans l’année. Nous sommes dépositaires d’un corpus langagier qui nous permet la régulation de nos échanges quotidiens. On rend hommage aux mots qu’on n’utilisera plus par autorité du dictionnaire. Dans des endroits particuliers, je fais ce que j’appelle des esclandres, comme un couple qui se dispute dans un restaurant. Il y a une crise, on les entend dans une langue normale de tous les jours et, tout d’un coup, ils parlent en alexandrins. Voilà, c’est une quinzaine manifeste, une quinzaine militante où l’on essaye de faire que le poète soit présent.

que la poésie soit dite, qu’elle ait pour adresse l’expression. Un poème métré appelle à l’oralité ; pour le vers libre, c’est moins évident. Ce qui m’intéresse surtout, c’est que le poème soit à l’intérieur de la proposition dramaturgique : le théâtre en a besoin. Est-ce en remettant le poète au cœur du dispositif théâtral que la poésie retrouvera sa force politique ? Je pense qu’elle n’en a pas besoin. Elle l’est par définition. S’il n’y a pas ce volontarisme, il y a tout simplement l’interrogation d’un art, l’art théâtral, pour un autre art qui est éminemment technique, l’écriture. Ensuite, l’élévation du public. Le fait que le théâtre soit ce grand stade dans lequel se vérifient nos discordances sociales et culturelles à l’intérieur de l’épiphanie poétique, c’est politique au sens haut, pas au sens délivré. Il y a écrit sur les murs du TNP que le théâtre est politique, non parce qu’il aide à résoudre le monde, mais parce qu’il aide à exiger. C’est politique, parce que la hauteur d’exigence de l’oreille élève chacun et que cette élévation en soi est une perspective politique. Je n’assigne pas à la poésie ce rôle-là ; il y eut la polémique entre Paul Éluard et René Char pendant la Seconde Guerre mondiale. Char ne voulait pas que la poésie soit mise au service de quoi que ce fût. Il n’écrivit pas ce qu’Éluard écrivit et prit les armes. Je demande à la poésie d’être elle-même et nous sommes, surtout dans le théâtre public, responsables civiquement. Parce que nous recevons des subventions publiques, nous devons un service : mettre à disposition cette élévation-là, et si possible dans une épiphanie, c’est-à-dire dans une réjouissance et pas dans une souffrance.

Cela peut-il susciter des initiatives d’écriture ? Tout l’œuvre théâtral de Jean-Pierre Siméon vient de là. J’ai monté la moitié du Graal Théâtre de Jacques Roubaud, écrit avec Florence Delay. J’ai fait entendre beaucoup des œuvres théâtrales de Charles Juliet. Un ensemble de propositions sont advenues. Il eût fallu que la manifestation ait plus d’ampleur et de reprise nationale pour que ce soit un vrai mouvement. La poésie contemporaine ne peut-elle avoir de diffusion que par le théâtre ? Je n’irai pas jusque-là. Il y a une diffusion par le livre. Et il y a bien des poèmes qui n’ont de valeur que dans la dimension picturale de leur proposition. Si vous prenez le Coup de dés de Stéphane Mallarmé, il vaut comme tableau. Aller le dire, c’est autre chose. Toute poésie ne demande pas l’oralité. En revanche, le théâtre a nécessairement besoin de cette fréquentation-là, parce qu’il interroge d’une part la capacité du public à recevoir la parole poétique comme un corps étranger qui peut questionner la certitude de nos sens et, d’autre part, la discipline des interprètes qui sont les musiciens de ce type de partitions. C’est une nécessité physique. De manière subjective, je pense qu’il est bon

À quelle souffrance poétique pensez-vous ? La souffrance de l’écoute ! Celle que l’on connaît avec un public captif qui subit un surplomb un peu méprisant des gens de théâtre. Ce n’est pas l’enjeu. L’enjeu, c’est qu’il y ait une réjouissance collective, et c’est cela qui est politique. On a eu tendance à ramener la raison d’être politique du théâtre par le sens qui est véhiculé,

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c’est-à-dire par le fond, alors que je pense le rôle politique du théâtre par sa forme ; sinon, je ne vois pas comment je monterais Claudel. Si on analyse Claudel au travers d’un prisme un peu simpliste, idéologique, ce n’est qu’un catholique bourgeois réactionnaire. Or, c’est un rusé bourgeois anarchiste catholique et c’est un scandale constant. Je peux le monter à partir du moment où l’on dépasse des catégories un peu simples d’un sens vérifié. Comment expliquez-vous que la poésie ne soit plus cet art dominant de la cité ? Tout cela va avec une utilisation du langage qui a des fins strictement commerciales et l’évolution sociale : l’Homo economicus, celui qui ne pense et ne voit le monde qu’au travers d’une définition de l’homme par sa consommation. Ceux qui ont inventé le jetable, le rasoir jetable, ont pensé rendre service à l’humanité, mais, ce faisant, ils sont entrés dans une nécessité marchande de régulation du monde qui en appauvrit la dimension spirituelle, c’est-à-dire que celle-ci est ancrée dans un rapport matérialiste aux choses et fait usage du verbe en s’accordant le lyrisme pour une voiture. On en parle comme autrefois on aurait parlé des éléments. On va avoir une sorte d’outrance signifiante et une domestication à court terme de la langue, ça s’appelle le marketing, qui fait que la société marche en deux temps : d’un côté la grande consommation qui va livrer aux gens du prêt-à-consommer langagier, ça s’appelle la publicité, et, de l’autre, un monde raffiné qui va préserver des respirations spirituelles qui lui permettent de vivre et d’être les complices de cette commercialisation qui abrutit le reste de l’humanité. Cette perte-là est sensible dans le champ poétique comme dans le champ religieux. Tout cela est un long processus. Il n’y a pas de responsable quelque part, il y a une évolution. Des vigilances doivent être exercées et des réactions organisées. Le rôle d’un théâtre public est d’avoir cette exigence.

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Quels sont les domaines plus particulièrement touchés par cette déconstruction du langage ? Regardez dans le domaine de l’Éducation nationale, on a été tout un temps les porteurs d’une déconstruction. La méthode globale rendait les élèves-acteurs, j’en ai eu certains, totalement ignares en matière de syntaxe, incapables de comprendre ce qu’était un balancé syntaxique, incapables de comprendre ce qu’était une protase, une acmé, une apodose. Ils ne pouvaient pas le comprendre car leur rapport à la lecture était conditionné par un repérage des mots et de leur enchaînement, mais certainement pas par la fantaisie mise à disposition par le jeu de la grammaire du poète. J’étais obligé de les rééduquer. Cela va-t-il de pair avec une perte du répertoire ? J’ai vu dans les écoles nationales de théâtre une disparition de l’enseignement de nos fondamentaux littéraires, donc du répertoire. On a tout personnalisé : il y a le Molière d’un tel, le Shakespeare d’un autre. On n’a pas une entrée où l’on se met au service de la langue elle-même. Il y a un auteur et une partition. Ce n’est pas le cas en musique. On n’a pas une symphonie de machin, c’est toujours une symphonie de Beethoven avec un chef qui est à son service comme interprète. La question de l’interprétation est l’abus de langage de la création. Tout le monde est créateur, y compris de la langue. Or, ce faisant, on oublie que c’est une discipline, difficile, ardue. Quelle serait la solution pour sauvegarder la richesse de la langue ? Il faudrait que le rapport que l’on entretient à la poésie et aux représentations soit le même que celui que l’on donne au sport, c’est-à-dire le spectacle de la performance, de l’inégalité et du génie parfois de certains pour réussir à incarner complètement les règles ou les définitions d’une expression, que ce soient les règles du tennis, de l’alexandrin ou de l’octosyllabe. Ce travail est difficile face aux ruses du pouvoir économique qui utilise des facilités jusqu’à abêtir le langage. Aujourd’hui, on

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se pose la question du passé simple. On peut le supprimer si on veut et le remplacer par le passé composé, mais il y a un raffinement qui manquera à la langue. On perd aussi en sonorités. Tout le problème, c’est de ne parler qu’en termes d’utilité. Là, on entre dans un pragmatisme qui est aussi d’essence économique. On enseigne la langue parce qu’il faut savoir parler, mais on peut aussi enseigner le français parce que c’est beau et que ça fait partie du patrimoine mondial de l’humanité. C’est cette beauté qui doit nous être nécessaire et c’est beaucoup plus scandaleux que la simple utilisation du mot.

Il y avait des figures qu’on éliminait pour une sorte de lecture politique un peu simple. Il y avait une figure évidente, Jeanne d’A rc, une figure totalement désinvestie. Pour moi, elle n’appartient à personne, mais aux poètes et c’est le récit qui fera Jeanne. J’ai décidé de la fêter avec deux écritures, celle de Joseph Delteil, une langue extrêmement riche, joyeuse et jouissive, et une langue plus économique et serrée, celle de Charles Péguy. J’ai commencé par Péguy en montant les Trois Prières du mystère de la vocation. Personne ne lit ça, c’est carrément de la spéléologie, vous descendez dans la Pléiade et vous les trouvez sous quelques pierres. Donc j’ai monté ces trois prières à la maison de la poésie pour dix personnes par soir. Un jour, une dame d’un certain âge est venue me voir avec beaucoup de rondeur dans la voix et d’attention et m’a dit : « Monsieur, je pense que vous avez compris réellement la scansion “péguyenne”, et je vous en remercie. » C’était Andrée Chedid. C’est cette anecdote qui nous a marqués le plus. Les poètes, on ne les avait pas sur le plateau, mais on ne les avait pas non plus dans nos salles. Si Andrée Chedid n’était pas venue voir les Trois Prières du mystère de la vocation et si elle n’était pas venue me parler, je ne serais pas le même homme aujourd’hui. En ayant la patience de m’écouter et la générosité de dire que cela vous intéresse, vous remplissez un rôle essentiel. Les relais sur ce que j’ai fait avec les Langagières n’ont pas été toujours très simples à trouver, notamment dans le monde des critiques, qui préfèrent célébrer l’esbroufe plutôt que ce travail laborieux.

Les poètes contemporains sont-ils les derniers remparts contre cette perte du langage ? Les poètes sont surtout représentatifs d’eux-mêmes. Concernant ceux que j’invite aux Langagières, pour certains, ils sont arrivés à une sorte de filtre essentiel de leur activité poétique. Je pense à Charles Juliet. Si vous lisez son journal, sa poésie, ses romans, vous voyez qu’il y a là un dépôt, par l’exigence qu’il a faite sienne dans le rapport à la langue, par rapport à sa vie même. De même pour Jacques Roubaud. C’est aujourd’hui une des grandes autorités poétiques françaises. William Cliff, dans son rapport au divin et sa résistance au vers libre, est une des plus belles propositions poétiques de la francophonie et qui n’a de secret que dans la beauté de l’accent belge dans lequel on retrouve la dimension « consonnale » de notre langue. Ce sont de grands et longs parcours qu’il est normal de faire entendre. On a aussi des plus jeunes comme Albane Gellé, ce sont des propositions plus récentes, mais qui pensent la poésie comme main tendue et ne sont pas dans une rétention. Je suis un homme de théâtre, et je m’interroge sur ce jeu que l’on peut avoir avec la langue, qui est un support pour l’art dramatique et qui suppose une générosité.

Comment définiriez-vous l’acte poétique ? La poésie est une sorte d’acide sur la constitution d’une pensée vérifiée vérifiable. C’est toujours rédempteur d’être déséquilibré par un excès, voilà ce qu’est l’acte poétique par définition. »

Quel est votre point de départ de cette aventure poétique ? Quand j’habitais à Reims, j’étais gêné par la modernité du rapport que l’on entretenait à notre patrimoine.

E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C , À L ’ O C C A S I O N D E S L A N G AG I È R E S AU T N P D E V I L L E U R B A N N E , DU 22 MAI AU 2 JUIN 2018.

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© Juliane Cordes

Juliane Cordes, station Strasbourg-Saint-Denis, Paris. - Pourquoi prenez-vous cette photo ? - Je trouve ça très beau. À l’intérieur de la tête de cette jeune femme, il y a toute une forêt. - Vous voyez tout ça ? - Oui. C’est un cadeau du hasard.


PA R BENJAMIN LECLERCQ

ignorés. Chacun dans leur coin, de part et d’autre de la frontière. La faute à une histoire nationale chaotique, qui n’a pas ménagé leur matière première : les mots. « La langue est un enjeu symbolique très fort en Belgique, rappelle Michel Francard, professeur émérite de linguistique à l’université catholique de Louvain. En 1962, le pays a gravé sa frontière linguistique dans le marbre, et le tracé, officiel, n’a plus bougé. » De surcroît, « les Belges ont alors fait le choix fondateur de l’unilinguisme territorial, au détriment du bilinguisme ». Concrètement, chacune des régions a sa propre langue, et ne parlera pas celle du voisin. Aux 3,6 millions de Wallons le français, aux 6,5 millions de Flamands le néerlandais, et à la petite communauté germanophone (80 000 âmes), à l’extrême est du pays, l’allemand. Bruxelles, elle, tentera d’être bilingue (français et néerlandais). Fracturée par ce petit jeu communautaire, la poésie belge s’est construite sur ces clivages. Une ségrégation linguistique qui n’a pas empêché l’émergence d’un paysage poétique fécond. « La poésie belge est vigoureuse et possède une identité forte », se réjouit David Giannoni. Ce poète, libraire, éditeur et traducteur à Bruxelles est au cœur de la création contemporaine. Sa maison d’édition, Maelström, publie des auteurs des deux langues et organise, depuis une quinzaine d’années, un festival de poésie, le FiEstival, qui réunit des poètes du monde entier. « Il y a dans la poésie belge une liberté de ton, une indépendance vis-à-vis des dogmes, héritée du surréalisme de Paul Nougé, de René Magritte,

B RUXELLES . En face de la porte de Hal, la nuit qui tombe lestement sur la ville est troublée par de curieux éclats de voix. Tantôt scandés, tantôt chantés. On distingue de l’anglais, du français, du néerlandais ; a capella ou accompagnés d’un rock nerveux... Cette éclectique mélopée s’échappe du Jester, dont les grandes portes vitrées ont été laissées béantes pour dissiper la chaleur de cette fin de printemps. Là, derrière l’élégante façade de ce bar du quartier de Saint-Gilles, une joyeuse bande s’envoie des bières et des vers : ce sont les poètes de Belgique qui font la fête. Face au public, il y a le Flamand Jan Ducheyne, 47 ans, qui déclame en néerlandais un texte bruyamment accompagné par son quatuor de musiciens ; il y aussi Bernard Van Eeghem, 65 ans, né en Wallonie et brugeois d’adoption, qui récite, pénétré, des vers en anglais ; et puis le jeune Bruxellois Nathaniel Molamba, 24 ans, qui lit en français les pages noircies de son épais cahier de poèmes. Trois générations, trois langues ; Flandre, Wallonie et Bruxelles réunies... Toute la Belgique, ou presque, dans une soirée poésie. Ou la démonstration qu’en moins de dix ans la poésie contemporaine belge s’est offert une seconde jeunesse.

CHAC U N DANS S ON C OI N Il n’en a pas toujours été ainsi. Longtemps, dans ce petit pays linguistiquement et politiquement coupé en deux, les poètes francophones et néerlandophones se sont

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et du mouvement CoBrA. » Lancé en 1948 par les Belges Christian Dotremont, poète et peintre, et Joseph Noiret, artiste surréaliste, CoBrA (comme Copenhague, Bruxelles, Amsterdam) visait un art collaboratif, pluridisciplinaire et expérimental, « qui évite toute théorie stérile et dogmatique » (Dotremont). « Géographiquement et culturellement, poursuit Giannoni, la Belgique est un pays de carrefours en Europe : entre catholiques et protestants, entre Anglo-Saxons et Latins, entre francophones et néerlandophones, etc. Résultat, on y trouve une grande richesse de styles poétiques. » Preuve que la poésie s’y porte bien : « La Belgique compte une bonne trentaine de maisons d’édition qui publient de la poésie. Pour un petit pays, c’est beaucoup. » Côté wallon, c’est à Liège que, depuis les années 1970, bat le cœur de la poésie francophone. Sous l’impulsion notamment d’un poète obstiné, Jacques Izoard, prix Mallarmé en 1979, « l’école de Liège » a enfanté puis inspiré de nombreuses générations de poètes. En 1983, Allen Ginsberg lui-même vint y tenir salon. En 1984, la ville accueille sa première Biennale internationale de poésie. Aujourd’hui encore, avec sa Nuit de la poésie et son vivier d’auteurs, Liège demeure la capitale poétique de Wallonie. La Flandre jouit quant à elle d’une tradition poétique plus marquée encore. Gant et Anvers, les deux grands pôles poétiques flamands, disposent chacune d’un stadsdichter, un « poète de la ville », qui raconte, en vers, le quotidien de la cité à ses habitants. En Flandre, les soirées poésie font le plein, loin du cliché d’une discipline élitiste et confidentielle.

UNE RÉUNIFIC A TI ON GAI E Et puis il y a Bruxelles. L’épicentre. Il y a la poésie dans les bars et les cafés, bien sûr ; il y a aussi des institutions, comme les Midis de la poésie, un rendez-vous vieux de soixante-dix ans qui présente, chaque mardi entre midi et deux heures, la poésie d’hier et d’aujourd’hui.

Cette année, on put par exemple y écouter la poétesse luxembourgeoise et lauréate du Goncourt de la poésie 2018 Anise Koltz, le poète belge Guy Goffette (grand prix de poésie de l’Académie française en 2001), la poétesse slameuse Lisette Lombé ou encore le poète marocain Abdellatif Laâbi (Goncourt de la poésie en 2009). Bruxelles, donc, où la poésie belge se réunifie gaiement, à l’instar de cette soirée du 12 juin, dont l’éclectisme dense aurait été impensable il y a encore dix ans. C’est au cœur de la capitale qu’est d’ailleurs né le projet symbole de cette petite révolution culturelle, en 2014 : le Poète national. Désireuses de concrétiser leurs liens, les maisons de la poésie flamande et francophone ont inventé ce titre, inspiré du Poet Laureate au Royaume-Uni et du Dichter des Vaderlands aux Pays-Bas, avec pour ambition d’« abolir la frontière poétique en Belgique ». Élu pour deux ans, le poète national est tour à tour francophone ou néerlandophone. Sa mission : parcourir le royaume pour prêcher la belle parole. Et publier, chaque année, six poèmes, traduits par un collectif bruxellois dans les trois langues du pays. Nommée en janvier 2018, la flamande Els Moors, 41 ans, prend son rôle à cœur, bien consciente que le projet, outre sa vocation artistique, revêt une dimension politique dans la Belgique d’aujourd’hui : « Les politiciens, séparatistes flamands en tête, instrumentalisent la question linguistique pour mieux nous séparer. Or la poésie n’a ni langue ni nationalité, c’est sa force. » Alors elle s’en sert. Comme lorsqu’elle décide que son premier poème national sera aussi traduit en arabe, et lu en direct à la radio flamande, utile pied de nez dans une région où ne cesse de grimper le parti anti-immigrés N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie), piloté par le très droitier Bart De Wever. Extrait : nous sommes allés partout et nous avons décidé que nous ne pouvons rester nulle part ailleurs

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aussi sur le papier. Dans le sillage du projet Poète national sont ainsi nés les Belgium Bordelio. C’est l’écrivain, performeur et poète Antoine Boute, pilier de la scène poétique bruxelloise, qui a trouvé le nom ; et c’est le Poëziecentrum de Gand (Flandre) et la Maison de la poésie d’Amay (Wallonie) qui coéditent. « Le titre résume bien le propos, s’amuse l’éditeur et poète David Giannoni, qui a œuvré à la naissance de cette kermesse anthologique. Il dit avec ironie le joyeux bordel qu’est la Belgique, dans un mélange d’anglais et d’esperanto qui s’affranchit des querelles de langues. » Une cinquantaine d’auteurs des deux langues y ont déjà été publiés, dans deux volumes de cinq cents pages ; un troisième est en route. « Ces gros pavés, glisse Laurence Vielle, poétesse francophone dont les textes ont rejoint le Belgium Bordelio, ce sont les briques de la reconstruction de la Belgique... » La poésie comme ciment national, une douce utopie ? « Bien sûr ! Nous autres, poètes, sommes volontiers idéalistes, communistes, un peu naïfs », assume Els Moors. Et Laurence Vielle de citer le naturaliste français Théodore Monod : « Une utopie, ce n’est pas ce qui est irréalisable, mais ce qui est irréalisé. » Elle explique : « L’époque est propice à la poésie. On en a besoin plus que jamais : face à ceux qui cherchent à nous imposer un climat de peur – des attentats, des étrangers, du chômage –, la poésie est une énergie vitale, une insurrection nécessaire qui rééquilibre l’axe peur/désir. » Figure de la poésie francophone belge contemporaine, Laurence Vielle milite pour une poésie du quotidien, proche des gens, sortant des seuls cercles d’initiés. Elle cite volontiers Lawrence Ferlinghetti, le grand poète états-unien, éditeur de Jack Kerouac et Ginsberg : « Poètes, sortez de vos placards, Ouvrez les fenêtres, ouvrez les portes. Il y a trop longtemps que vous êtes terrés dans votre monde fermé. » Alors elle sort, déclame ses poèmes et ceux des autres, pour dire le beau mais aussi pour réveiller ceux qui ploient sous le poids d’une époque compliquée. Au lendemain des attentats du 22 mars 2016

c’est ici que nous enfonçons nos racines dans le sol oui nous voulons rester comme les pavots rouges et sanguinolents et frivoles et pleins de subterfuges comme le pêcheur qui garde l’appât dans sa bouche pendant des années notre jeunesse se repaît au carré du carré et de la bière dans un bol de lait intouchée est la parole que nous continuons de désirer nous intercédons entre la vallée et la façon de s’en échapper ignorants des frontières de notre royaume chimérique Ou comme lorsqu’elle lance, en mars dernier, lors de la Journée mondiale de la poésie, « The Adopted Cities », appel aux poètes du monde entier à dire leur ville et à partager leur « hymne urbain », pour former une anthologie intime et interactive (adoptedcities.be), qui doit « révéler les cœurs mystérieux des villes » et déjouer, un instant, cette « époque d’embourgeoisement urbain, de tourisme de masse et de migration mondiale ». Le mois suivant, c’est à la mémoire qu’elle s’attaque, celle de la Grande Guerre. À bicyclette et en public, elle longe le fleuve Yser (Flandre) pour y déclamer, avec d’autres poètes, des vers qui ressuscitent, geste éphémère, les 45 000 Belges qui moururent sur ce front diabolique.

LE JO Y EU X BO RDE L S’ils reconquièrent, ensemble désormais, le cœur de la cité, poètes flamands et francophones se retrouvent

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Attablés à la Maison du peuple, un café de Saint-Gilles où, un siècle plus tôt, Lénine en personne discourait, les deux cofondateurs (avec d’autres) du PPP dévoilent leur programme. « Le PPP est un outil de plus pour se rassembler. Nous voulons plus de poésie dans les rues et nous voulons que les gens comprennent que la poésie n’est pas que des mots. C’est le ciel et les nuages quand ils lèvent la tête, c’est la ville qui s’éveille quand ils partent au boulot, bref, c’est tout ! » plaide Jan Ducheyne, poète blond vénitien aux yeux couleur mer du Nord (quand-il-fait-beau), dans un français mâtiné de flamand. Lorsqu’il a le temps, cet ancien poinçonneur de la Société nationale des chemins de fer belges distribue des poèmes à la sortie des gares de Bruxelles. Quant à présenter le parti aux élections, c’est non. « Nous y avons pensé, concède Laurence Vielle. Mais nous voulons rester libres. » Le duo réfléchit cependant à la création d’un syndicat à la rentrée. Preuve que la poésie de Belgique est diablement vivante, la nouvelle génération est déjà là, qui pousse la porte pour rejoindre la bande. Ils et elles s’appellent Antoine Vermeersch (élu jeune poète national en 2016), Gioia Kayaga (slameuse bruxelloise), Maxime Hanchir (peintre et poète), ou le groupe Chromatique (six jeunes poètes liégeois). Certains embrassent fougueusement l’héritage du poète Marc Smith, père du slam dans le Chicago des années 1980, ou le spoken word de la Beat generation ; d’autres marient leur poésie à l’art plastique ; tous composent une poésie éclectique et libre ; féministe, urbaine, diverse, qui dit la Belgique d’aujourd’hui. Les Belges peuvent se rassurer. Malgré ses querelles linguistiques et ses soubresauts politiques, la Belgique n’a pas fini d’exister. Elle respire et elle vit, bien au chaud dans le cœur des poètes.

à Bruxelles, celle qui est alors elle-même poétesse nationale (elle a transmis sa couronne à Els en janvier) publie et déclame sur une place du centre-ville Tu es cible, un appel poétique à reprendre la rue, alors que la capitale est ville morte, tétanisée par le couvre-feu. « Les gens étaient très touchés, se souvient-elle. Enfin ils entendaient une parole autre, qui n’était pas celle des journaux ou des politiciens. » Tu es cible je suis cible nous sommes cibles, cibles pour balle fanatique qui se glisse dans nos plis [...] Ma ville au cœur fêlé nos peaux cibles dans tes rues dansent aujourd’hui demain tous nos possibles

« VO TEZ PO U R L A PL U I E  » Avec son copain Jan Ducheyne, elle vient de créer le PPP, Parti pour la poésie (Partij Voor de Poëzie, en flamand). Le lancement officiel a eu lieu le 30 mai à Bruxelles, avec majorettes et fanfare. Le slogan, inspiré d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, dit bien l’ambition de ces poètes engagés : « La poésie doit être faite partout. Par tous. Non par un. » Un mot d’ordre pas anodin alors que se profile, en octobre, une séquence électorale importante en Belgique, les municipales. Les statuts du PPP ne comptent qu’un seul article, bilingue évidemment. C’est un double poème, rédigé par une vingtaine de poètes belges et internationaux, certains célèbres, tous anonymes. Les premiers vers du poème en français donnent le ton : Votez pour la pluie, ne votez pas pour l’or, Votez pour la chair, ne votez pas pour l’os ! À l’heure des rêves forts naît l’art de la révolte : Honnête colère des poètes, Poésie porteuse de vie, Porte ouverte sur l’impossible.

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