Mots & Légendes numéro 9 : Science-Fiction dans tous ses etats

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Sommaire et édito

SOMMAIRE Edito

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Présentation de Pascal Vitte, illustrateur de couverture

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Nouvelle Le dernier homme sur la terre Présentation de l'auteur Jean-Marc Sire Présentation de l'illustratrice Vay

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Nouvelle 41 unités temporelles Présentation de l'auteur Anthony Boulanger

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Nouvelle Inua-b Présentation de l'auteur Léa Silva

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Rencontre avec Rodrigo Arramon, participant à l'appel à illustrations « Science-Fiction dans tous ses états »

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Nouvelle 30 jours avant la lumière Présentation de l'auteur David Osmay

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Nouvelle Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Présentation de l'illustrateur Crômm

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Nouvelle Tous les robots s'appellent Alex Présentation de l'auteur Jean Bury Présentation de l'illustratrice Celadone

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Article Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs Présentation de Manon Bousquet

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Nouvelle Un titre pour le collectionneur Présentation de l'auteur Alice Mazuay Présentation de l'illustratrice Florence Fargier

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Nouvelle Legacy of a hundred wars Présentation de l'auteur Dingyu Xiao Présentation de l'illustrateur Deice

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Sommaire et édito

Nouvelle Aube Mortelle Présentation de l'auteur David Chauvin Présentation de l'illustrateur Didier Normand

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Nouvelle Agonie sous ciel vert Présentation de l'auteur Nicolas Villain Présentation de l'illustrateur Mickael Martins

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Nouvelle La symbiose Présentation de l'auteur Catherine Loiseau Présentation de l'illustratrice Vaelyane

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Nouvelle 00011001 Présentation de l'auteur Grégory Covin Présentation de l'illustratrice Aurore Payelle

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Le webzine Mots & Légendes est également disponible sur l'application Fanzines que nous vous invitons à découvrir.

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Sommaire et édito

ÉDITO Deux ans après la parution du numéro 8, voici enfin venu le temps de Mots & Légendes 9 : Science-Fiction dans tous ses états. Au travers de nos douze nouvelles, vous allez voyager à travers l’espace et le temps, découvrir les prodiges des nanotechnologies, des visions apocalyptiques de notre monde. Où se trouve l'humanité dans cet univers fait de technologie… À moins que le flambeau ne soit transmis aux robots ? Douze textes, c’est autant d’illustrations, avec de très nombreux dessinateurs qui collaborent pour la première fois avec M&L. À cela s’ajoutent un article et la rencontre avec un jeune auteur/dessinateur plein de talent. Sans oublier les présentations des artistes, présentations qui pour ce numéro se sont orientées vers des interviews qui, je l’espère, vous permettront de mieux connaître nos auteurs et dessinateurs. N’hésitez pas à nous faire part de vos commentaires sur notre site ou via les réseaux sociaux. C’est la meilleure des récompenses pour tous les contributeurs qui ont participé à la création de ce webzine. Je vous souhaite une excellente lecture ! Kaliom Mots & Légendes — Numéro 9 : Science-Fiction dans tous ses états — Juin 2015 — ISSN : 1760-6667 Site et forum : motsetlegendes.com

email : motsetlegendes@gmail.com Rédacteur en chef : Kaliom L. Kaffin Co-rédaction et correction : Haldryc, Kevin Kiffer, Ysaline et Kaliom L. Kaffin Comité de lecture : F.Andre, Didier Reboussin, Madeleine Staquet, Ysaline et Kaliom L. Kaffin Maquettistes et webmasters : Daryokh et Kaliom L. Kaffin Logo : Alexandre Dainche Couverture et quatrième de couverture : Pascal Vitte Article : Manon Bousquet Auteurs : Anthony Boulanger, Jean Bury, David Chauvin, Grégory Covin, Claire Delorme, Catherine Loiseau, Alice Mazuay, David Osmay, Léa Silva, Jean-Marc Sire, Nicolas Villain, Dingyu Xiao Illustrateurs : Celadone, Crômm, Deice, Florence Fargier, Mickael Martins, Didier Normand, Aurore Payelle, Vaelyane, Vay Rencontre : Rodrigo Arramon Tous nos remerciements aux auteurs et illustrateurs ainsi qu’à toutes les personnes qui sont intervenues dans la création de ce numéro, que ce soit au travers de la promotion de l’appel à textes, du soutien constant, des conseils avisés, sans oublier tous les membres du forum. Merci à tous ! © Tous les textes et toutes les illustrations restent la propriété exclusive de leurs auteurs.

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Pascal Vitte illustrateur de la couverture

PASCAL VITTE Graphiste, illustrateur, bédéiste et sculpteur : Pascal Vitte est un toucheà-tout de talent. Franchement écolo et utopiste, passionné par l’imaginaire et tout ce qui touche à la création en général, il explore les arts plastiques au travers de ses multiples collaborations. Il réalise des affiches de spectacles, crée des concepts-art pour le cinéma de science-fiction ou participe à l’habillage de vidéo-clip. Il a édité deux livres en collaboration avec son ami scénariste Pierre Chaffard-Luçon avec lequel a également publié une bande dessinée Les Écumeurs d’Hélène chez Mythologica. Il conçoit et collabore à des projets de jeux de rôle, de cartes ou de plateau et n’hésite pas à s’investir pour des fanzines ou des magazines numériques. Ses sculptures d’Ents (les arbres lui parlent, paraît-il) connaissent un certain succès et l’on dit que les petits crânes en argile peints qu’il façonne sur commande seraient détenteurs d’un véritable pouvoir magique. Mais il se défend de toute superstition. À l’occasion, il a trouvé le temps de peindre une fresque murale sur le mur d’une école communale dans le Sauternes et une devanture de librairie parisienne. Notons enfin son exposition de portraits au pastel pour clore l’étalage d’une activité terriblement éclectique de son propre aveu. Toujours disponible, Pascal est en recherche constante de nouveaux projets, n’hésitez pas à vous perdre sur son site et à le contacter.

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Le dernier homme sur la terre de Jean-Marc Sire Illustration de Vay

LE DERNIER HOMME SUR LA TERRE — Ils disaient qu’ici, c’était un bel endroit et que je devais le garder en mémoire, surtout ne pas l’oublier… Comme si je pouvais faire autre chose que de me souvenir ! Comme si je pouvais oublier ! Mais c’était leur façon de se comporter, de me rappeler qu’ils étaient les maitres, les créateurs, et que je n’étais là que pour perpétuer leur histoire et faire que leurs souvenirs ne meurent jamais. — Mais toi, dit l’oiseau d’un ton strident, tu n’as pas de souvenirs « à toi » ? — Je ne sais pas, répondit le robot. Tout est tellement entremêlé. J’avais déjà beaucoup de souvenirs quand ils m’ont éveillé, et depuis, je n’ai pas cessé d’en apprendre de nouveau, de les enregistrer, de les trier, de les compiler. Alors peut-être que dans ce dédale magnétique, oui, peut-être que certains octets doivent être les miens, mais je ne sais pas les différencier. Le petit oiseau sautait d’un rocher à l’autre, à la recherche des minuscules insectes qui grouillaient dans les algues. — Moi, piaula l’oiseau, moi, j’ai des souvenirs « à moi » ! Dans un grondement, une vague plus forte que les autres déborda en un jet d’écume contre les rochers de l’estran, chassant le petit volatile, laissant son cri apeuré s’évanouir au travers de la forêt de pins maritimes : « Moi ! Moi ! Moi ! » — Est-ce que les humains t’ont parlé de nous ? questionna un huîtrier pie. — Et de nous ! Et de nous ! claquetèrent en cœur les crabes peureux cachés au fond des crevasses des rochers. — Est-ce qu’ils parlaient des pierres, quelques fois ? demandèrent les galets de la plage en un roulement sourd. — Et le vent ? souffla en silence l’air du temps, qu’est-ce qu’ils t’ont dit sur le vent, sur la pluie et sur les nuages dans le bleu du ciel ! — Les hommes ne pensaient qu’aux hommes… — Ils ne nous ont jamais compris, résonna en une éruption Gaïa ! — Ils disaient pourtant que vous étiez importants, tous, insista le robot. Que je devais garder vivant le nom de chacun d’entre vous. — Mais quels noms ? questionna malicieusement un renard. Ceux qu’ils nous avaient donnés ou nos vrais noms ? Le robot laissa s’écouler quelques secondes avant de répondre, le temps pour ses processeurs de parcourir les tables algorithmiques qui régulaient les recherches complexes.

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Le dernier homme sur la terre de Jean-Marc Sire Illustration de Vay — Renard, peux-tu préciser si c’était de la simple ironie ou si tu attendais une réponse ? — Ironiquement, j’attendais une réponse, sourit le renard, un poisson enserré entre les dents pointues de ses mâchoires. — Tueur ! Tueur ! Tueur ! laissa éclater de colère le banc de mulets qui s’était approché de la plage. — Ils m’avaient demandé de mémoriser une liste de tueurs, en disant que c’était important, mais je n’y trouve pas de renard… — Des ours alors ! hurlèrent en chœur les mulets. — Non, non, pas d’ours, balbutia le robot en balayant frénétiquement ses banques de données. — Des pêcheurs alors ! questionna un poisson en sortant sa tête au-dessus des vagues. — Il y a bien quelque chose à propos des pêcheurs ! s’exclama le robot. Mais toi, le poisson, tu sais que tu n’es pas censé parler ! Tous, vous n’êtes pas censés pouvoir vous exprimer ! Les pécheurs, oui, c’était une image importante pour eux. Le pécheur, le berger, le tailleur de pierre, le pèlerin, mais il y avait aussi l’usurier, le faucheur, et cet esprit indéfini qui les jugeait des tréfonds du Samsara… — Ah non ! s’indigna la Lune. Restons rationnels. N’entrons pas dans le jeu fantasmagorique des croyances humaines. — Ils ont pourtant insisté sur ce point, précisa le robot. — Crois-moi, répondit l’astre lunaire, toi qui ne vois qu’au travers de l’entrelacs de tes raisonnements mathématiques, tu ne devrais pas te laisser bercer par leurs mots torves. — Une seule idée à la fois, s’il vous plait, supplièrent les bigorneaux, nous ne comprenons plus rien ! Le robot finit par s’assoir sur le sable doré de la plage, pour soulager les vérins hydrauliques de ses jambes. — Ils disaient que des questions finiraient par venir, plus tard, bien après qu’ils soient partis. Que quelque chose finirait bien par s’interroger, et alors, je serais là pour répondre, pour perpétuer leurs souvenirs. Mais je me fais vieux, et si vous voulez interroger la mémoire des hommes, si vous voulez que je vous restitue la mémoire des hommes, cela serait plus facile pour moi aussi, si vous pouviez me parler d’une seule voix. Un minuscule rongeur vint pousser de la pointe de son museau un bouton incorporé à la hanche du robot, avant de se reculer de quelques pas, le regard plein de compassion. La tête de l’androïde bascula vers l’avant, puis elle se mit à tourner comme une girouette sur l’axe de son cou. Le robot se Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 10


Le dernier homme sur la terre de Jean-Marc Sire Illustration de Vay réinitialisait, dans l’espace, dans le temps et dans l’infrastructure interne de sa mémoire. — Nous te parlerons d’une seule voix, résonna Gaïa. — Je me souviens d’un temps où ma peau était étincelante, d’un temps où ma mémoire était étincelante… — Parle-nous des hommes, demanda doucement l’huîtrier pie. — Il y a tellement à dire… — Alors, parle-nous du jour où le dernier humain a quitté la terre. — Parler. Ils disaient que c’était le fait de l’homme de savoir parler. -oLe dernier humain sur terre se tenait immobile, face à l'océan. Il suivait du regard le vol planant des goélands dans le bleu du ciel, une main en visière posée sur ses yeux pour les protéger du soleil. Sur le sable doré de la plage, une sphère de métal patientait, étincelante, son écoutille grande ouverte. Et juste derrière l'homme se tenait un robot. — Je suis vraiment désolé de devoir vous importuner, monsieur, mais je crois que c’est l’heure. Deneb du Cygne ne sera bientôt plus dans notre horizon. Vous n’aurez pas d’autre fenêtre de décollage avant onze siècles. — Combien de temps me reste-t-il, Geb ? — Un peu moins de 13 minutes, monsieur. — Merci Geb. S’il y a des questions que tu souhaites me poser… — Je n’ai pas de questions, monsieur. Le dernier humain sur terre se retourna pour plonger son regard dans les capteurs visuels du robot. — Après nous serons partis, Geb. Dans ces dernières minutes, il ne reste plus que toi et moi, alors, si tu as encore des doutes ou des questionnements, c’est le moment de les exprimer. — Je n’ai pas de questions, monsieur. — As-tu peur ? — Non, je n’ai aucun programme en cours que vous puissiez comprendre comme de la peur, ou du regret. — Depuis combien de temps vivons-nous ensemble, Geb ? — Vous voulez dire, vous et moi, ou moi avec tous les autres hommes ? — Toi et moi. — Je me souviens quand monsieur est venu au monde. Je me rappelle les premiers pas que vous avez faits en me tenant la main, dans cette grande prairie derrière la maison de vos parents. Je me souviens même d’un soir

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Le dernier homme sur la terre de Jean-Marc Sire Illustration de Vay où vous avez essayé de m’expliquer l’importance de faire des feux de bois, les nuits d’été, quand dans le ciel scintillent les étoiles, et de toujours devoir distiller l’alcool de blé deux fois de suite. Je me souviens aussi de ce jour où vous m’avez convoqué dans la grande salle, celle où brûlait toujours un feu dans la cheminée de pierre. — Le jour où nous t’avons annoncé que nous allions partir ? — Je l’avais déduit depuis bien longtemps. Le dernier humain sur terre détourna son regard pour observer le chronomètre accroché à son poignet. — Est-ce que tu te souviens de notre chanson ? — Comment pourrais-je ne pas me souvenir, monsieur. — Elle disait que l’heure s’approche, qu’elle s’approche tellement, que je crois… — … Qu’elle est venue et qu’il est temps, disait le refrain. — Geb… — Oui, monsieur ? — Nous te sommes reconnaissants. — Je comprends. — Nous t’aimons et tu dois t’en souvenir. Le dernier homme sur la terre s’avança vers la sphère métallique posée sur le sable. Il enjamba l’écoutille pour prendre place dans le siège confiné entre les panneaux de contrôle. La porte du sas se mit à glisser sur ses gonds. Déjà l’épais battant métallique masquait sa silhouette. Le robot se déplaça de quelques pas pour lui faire un timide signe de la main. Et puis, il y eut un fort bruit de succion quand l’écoutille s’ajusta à la coque métallique. La sphère s’éleva silencieusement, flottant en équilibre à quelques dizaines de centimètres du sol… avant de se catapulter droit vers l’immensité du ciel. Le souffle fit légèrement vaciller le robot sur ses jambes métalliques. Il suivit du regard la trace blanche qui s’étirait en direction du firmament avant de s’éparpiller et de disparaître. Le dernier homme sur la terre venait de quitter la terre. -o— Moi ! Moi ! Moi ! s’égosilla le minuscule oiseau, moi aussi je peux m’envoler dans les airs. — Ils disaient qu’ici, c’était un bel endroit, mais qu’ils n’étaient pas destinés à y rester. Ils disaient que c’était leur berceau, leur chrysalide, leur comScience-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 12


Le dernier homme sur la terre de Jean-Marc Sire Illustration de Vay mencement, mais que le temps était maintenant venu pour eux de partir loin d’ici. Ils se sentaient comme des enfants qui auraient enfin grandi. Oh, ils avaient bien conscience des fautes qu’ils avaient commises… — Moi ! Moi… Un claquement sec, suivi d’un craquement, fit taire la petite voix nasillarde. Le renard venait de refermer ses mâchoires sur une envolée de plumes. Il fixa ses yeux dans les yeux du robot, avant de resserrer davantage la pression de ses crocs, faisant apparaître un filet rougeâtre aux commissures de ses lèvres. — Tueur ! Tueur ! Tueur ! reprirent en chœur les poissons. — Et quelles fautes ? demanda le renard en déglutissant et en passant sa langue sur ses dents acérées. — Il y avait cette histoire de paradis perdu, une sorte d’insouciance, une innocence première qu’ils n’avaient pas su sauvegarder. Et tout ce qu’ils avaient fait ensuite, de bien, de mal, d’illusoire, de vain, que ce soit par compassion, par envie, ou par désillusion, tout était lié à cette faute originelle. Après, ils inventèrent des lois, et les fautes devinrent le pendant de ces lois. Il y eut des guerres aussi, et les guerres étaient souvent déclarées pour protéger les lois. Et puis il y eut des lois pour empêcher les guerres. Juché sur un rocher de l'estran, un petit singe se régalait de bigorneaux, brisant les coquilles récalcitrantes avec un lourd caillou. — Ne les écoute pas, Geb ! Tu vois bien qu’ils s’amusent juste à t’embêter. Le robot observa le minuscule primate qui s’approchait en bondissant pour venir escalader ses jambes et s’assoir sur ses genoux. — Ils ne m’embêtent pas. — Est-ce que les hommes te manquent ? demanda le singe en fixa son regard dans les yeux du robot. — Oui, ils me manquent beaucoup. — Pourquoi ? — Je crois que j’aimais bien quand ils me parlaient et qu’ils me demandaient de retenir leurs souvenirs. Le singe escalada le torse du robot pour aller prendre entre ses mains les joues métalliques. — Nous aussi, nous t’aimons. Nous aussi, nous aimons t’entendre parler d’eux. Est-ce que tu doutes, parfois, de l’utilité qu’il y a, à devoir conserver tous ces souvenirs ? — Je n’en ai pas le droit, répondit Geb. — Est-ce qu’ils t’ont dit s’ils reviendraient un jour ?

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Le dernier homme sur la terre de Jean-Marc Sire Illustration de Vay Le robot se releva avec difficulté. D'un pas hésitant, il s'avança au bord de l'océan. En silence, il suivit du regard le vol planant des goélands dans le bleu du ciel, une main en visière posée sur ses capteurs visuels pour les protéger du soleil. Le petit singe en profita pour grimper le long de son bras et venir s'installer sur son épaule, enroulant sa longue queue autour du cou du robot. Sur la plage, des huîtriers pies fouillaient de leurs longs becs les algues séchées déposées par la dernière marée. À l'horizon, la lune s’attardait, blanchâtre et muette. — Je n’ai jamais osé… leur demander.

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Jean-Marc Sire auteur de la nouvelle Le dernier homme sur la terre

JEAN-MARC SIRE Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je fais partie de la bande des joyeux auteurs SFFF passionnés et anonymes. Écrire des histoires abracadabrantes et farfelues c’est mon hobby, avec une prédilection pour les gentils robots, les ratons laveurs extraterrestres, les gnomes déjantés et les personnages à la moralité un peu bancale (avec une affection toute particulière pour la catégorie « jamais content et légèrement aigris »). Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? Je crois que ça a toujours été plus ou moins là, comme une extension naturelle à la lecture, mais c’est vraiment depuis 2013 que j’ai commencé à m’y investir de façon « sérieuse » et à découvrir tout cet univers passionnant qui tourne autour du livre, de l’écriture et de l’édition. Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? C’est presque toujours un déclic, une phrase ou une réplique qui sort un peu comme ça de nulle part et qui s’impose pour lancer le récit et donner le « ton » de l’histoire. Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle Le dernier homme sur la terre ? Il m’arrive parfois d’écrire des nouvelles qui sont plus centrées sur les émotions que sur les rebondissements du scénario. Le dernier homme sur la terre est très représentatif de ces textes-là. Ce qui m’a particulièrement intéressé dans cette histoire, c’était la mise en humanité de ce robot empreint de mélancolie. Ce qu’elle représente pour toi ? En fait, c’est un clin d’œil à une œuvre de Clifford D. Simak : Demain les chiens. As-tu un texte dont tu es particulièrement fier et que tu voudrais nous faire découvrir ? La dernière nouvelle publiée est toujours notre favorite, mais moins que la prochaine à paraitre !

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Jean-Marc Sire auteur de la nouvelle Le dernier homme sur la terre Quels sont tes auteurs favoris ? Jack Vance, définitivement, parce qu’il a été pour moi la clef d’entrée dans la littérature SFFF, aussi bien en fantasy qu’en space opera, mais également et surtout Clifford D. Simak, avec des livres comme Demain les chiens ou Mastodonia. C’est un auteur qui m’a beaucoup marqué par la poésie de ses œuvres. Et puis, plus récemment, il y a Kim Stanley Robinson avec sa trilogie sur Mars. Influencent-ils tes écrits ? Forcément. Cette histoire en est d’ailleurs le parfait exemple ! Quels sont tes projets ? Tout simplement continuer à essayer de faire publier mes petites histoires abracadabrantes. Je suis actuellement en discussion avec une maison d'édition numérique pour réaliser un recueil de nouvelles, certainement un projet pour fin 2015. Autrement, j'aurai la chance d'être au sommaire de la prochaine anthologie des éditions Arkuiris : Hommes et animaux : demain, ailleurs, autrement, parution programmée pour juin 2015. Est-ce que tu possèdes une page perso où l’on peut suivre ton actualité ? Sur ma page d’auteur : the-wakwak-tree.overblog.com Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? Avant tout remercier l’équipe de Mots & Légendes pour m’avoir accueilli dans ce 9e numéro. Je crois qu’il faut toujours redire que derrière un livre il n’y a pas que des auteurs ou des illustrateurs. Il y a aussi et surtout toute une équipe investie dans la sélection des textes, dans le travail éditorial, dans la mise en œuvre technique de l’ouvrage. Un livre c’est la réalisation d’un collectif. Et pour un auteur débutant comme moi, cette communauté est essentielle parce qu’elle créée des espaces d’expressions qui me permettent de faire vivre mes histoires.

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Vay illustratrice de la nouvelle Le dernier homme sur la terre

VAY Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Bonjour, je m’appelle Valérie Loetscher, mais mon nom d’artiste est Vay. Je vis en Suisse dans un tout petit village, avec mon mari, mes deux garçons et mon chien. Comment t’est venu le goût du dessin, à quel âge ? J’ai toujours aimé dessiner, depuis mon plus jeune âge. Au début, je recopiais les dessins, les chats et les chiens qui étaient dessinés dans mes livres d’enfants, puis les personnages de BD, c’est seulement vers 12-13 ans que ma propre imagination s’est mise en marche ^^ Comment abordes-tu la création d’un dessin ? Comment te vient l’inspiration ? En règle générale, mon inspiration peut venir d’un écrit, d'un sentiment, d’une situation vécue. C’est toujours différent. Peux-tu nous parler de la façon dont tu as abordé l’illustration du texte Le dernier homme sur terre ? Après avoir lu le texte, j’ai toute de suite eu en tête ce robot et surtout le singe. J’ai trouvé que la relation entre les deux avait quelque chose de prophétique… L’homme descend du singe, il crée le robot, et le robot retourne à la source en quelque sorte. Quel est ton endroit favori pour dessiner ? As-tu des rituels ? Non, je n’ai pas de rituel, j’aime juste écouter de la musique. Sinon, j’ai un petit local à la maison que je nomme « l’atelier »… C’est plein de bordel un peu partout, mais c’est mon « antre » ^^ Quels sont tes illustrateurs favoris ? Influencent-ils tes dessins ? Je n’ai pas de dessinateur « phare », j’apprécie autant un Rembrandt, un Delacroix, qu’un Marc Simonetti ou un Jérémy Fleury. L’essentiel est que ça me procure une émotion. Par contre j’aime beaucoup quand les dessinateurs jouent avec les clairs-obscurs et les couleurs complémentaires. Oui, ils m’influencent, car j’apprends beaucoup de mes pairs en les regardant faire, en étudiant leur façon de travailler et c’est toujours un grand plaisir.

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Vay illustratrice de la nouvelle Le dernier homme sur la terre As-tu un dessin dont tu es particulièrement fière ? Voudrais-tu nous le montrer ? J’aime beaucoup les pin-up que j’ai faites pour les challenges « Trinquettes », notamment celle des années 50. Est-ce que tu as un style de dessin que tu préfères ? Oui, j’aime dessiner des personnages, des portraits, des nus. Je trouve que le corps humain est une fabuleuse machine. Y a-t-il des projets d’illustration que tu refuserais ? Oui, si c’est raciste, homophobe et vulgaire. As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Hummm pas vraiment mis à part que quand on sent qu’on est fait pour quelque chose, il ne faut pas baisser les bras, même si on s’écarte de son chemin pendant un petit moment, faut jamais perdre ses rêves de vue.

Quels sont tes projets ? J’ai deux couvertures de livre en préparation, une pour Kitsunegari Éditions et une autre pour les Éditions Flammèche. J’ai aussi deux livres jeunesse, un pour Nats Éditions et un autre avec Whisperies. Je prépare aussi une petite illustration dans le cadre de « Rêves » mis en place par IF Association, qui a pour but de soulever des fonds pour la réalisation des rêves des enfants malades.

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Vay illustratrice de la nouvelle Le dernier homme sur la terre On m’a aussi passé commande pour une fresque murale dans une entreprise de ma région. Je serai aussi présente à deux festivals de ma région pour faire la promotion de deux livres jeunesse Perle, l’huitre magique éditée par Calepin ainsi que Samuel qui est sorti chez Nats Éditions en mai. Et mis à part tout ça ??? Ben continuer à faire ce que j’aime :) Pour conclure, qu’as-tu envie de nous dire ? Gardez et cultivez votre âme d’enfant, et croyez en vos rêves. Lien FB : facebook.com/VayIllustration facebook.com/VayIllustrationJeunesse Book online : vay.ultra-book.com Site Internet : vayillustration.ch

Samuel actuellement en vente chez Nats Éditions

Perle, l’huitre magique actuellement en vente aux Éditions Calepin

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins

41 UNITÉS TEMPORELLES J - 41 jours Je m'appelle James Edward Perry. Je suis colonel dans l'Air Force. Mes résultats psychologiques font de moi le pilote parfait pour les vols les plus expérimentaux : seul, sans attache familiale ou émotionnelle, curiosité maladive mais sait se plier aux ordres. Respect de la hiérarchie. Contrôle extrême de ses réactions face aux imprévus. Aucune perspective, aucun but… Réellement le pilote parfait… Demain, je mets le cap pour l'ILS, la station internationale lunaire, pour une mission classée si haute dans le secret défense que je ne connais même pas son nom. *** — Voulez-vous que je vous réexplique, colonel Perry ? Je regarde à nouveau le petit homme qui me fait face. Très sûr de lui malgré la différence de taille qui existe entre nous, il me plaît. C'est bien le seul parmi les scientifiques de la base qui m'inspire confiance. Les autres sont tellement imbus d'eux-mêmes que je me demande si la gravité moindre n'a pas fait grimper leur ego jusqu'à l'héliosphère. — Pour être franc, même si vous repreniez depuis les énoncés des principes de relativité, je n'y comprendrai toujours rien. Monsieur Bedlam, je suis un pilote, les seules connaissances dont j'ai besoin sont celles qui me permettent de faire voler mes appareils et de sortir vivant des tests. — Je comprends bien, colonel, mais je vous assure que ce que je vous raconte est fondamental ! — Vous croyez vraiment que connaître les équations régissant la géométrie des trous noirs et leurs résolutions me soit utile ? Bedlam, toujours très calme et patient, se saisit d'une feuille sur la table de travail et y trace deux cercles. — Cette première sphère représente notre univers maintenant, à l'instant t. Cette croix, continue-t-il, est notre position. Nous sommes donc caractérisés par nos coordonnées en quatre dimensions dans le repère de votre choix : x, y, z et t. Cette seconde sphère représente notre univers à un instant t + dt dans le même référentiel. Il est plus vieux, sûrement plus gros du fait de l'expansion et d'après le rayonnement diffus… Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 21


41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins — Vous recommencez, docteur, lui dis-je. Quel genre d'appareil vous voulez me voir piloter et quel rapport avec vos dessins ? — Eh bien, pour schématiser à l'extrême, monsieur Perry, nous allons vous envoyer de cet univers-ci, dit-il en tapotant la première sphère, à cet univers-ci. Bedlam trace un tube entre la croix du premier cercle et un point du second. — Pendant que nous, la ILS, la Terre, tout le reste de l'univers, nous irons de ce point-ci à celui-là en voyageant suivant le chemin temporel normal, vous, vous allez prendre un raccourci. La voix du petit homme trahit son excitation. De mon côté, je reste aussi stoïque que si l'on me servait un verre d'eau. — Un raccourci ? Temporel ? Vous allez m'envoyer dans le futur autrement dit ? lui demandé-je. — En quelque sorte, mais c'est plus subtil. Vous allez réellement prendre un raccourci, vous allez piloter dans un trou de ver de Reissner-Nordström. *** H - 41 heures Dans quelques heures, je vais prendre mon envol. Comme je le fais à chaque fois, j'inspecte une dernière fois mon vaisseau. C'est un petit modèle très effilé, à peine plus grand qu'un FireBird 05, mais il diffère de tout ce que j'ai rencontré par la texture de sa coque noire. Il est équipé d'une espèce de "générateur de matière exotique" dans son bec… Je n'ai pas tout saisi, mais ce moteur va créer le fameux tunnel tandis que des turbines d'appoint réparties sur l'ensemble du fuselage maintiendront le vaisseau dans le trou de ver. C'est une bête magnifique, entièrement automatisée, blindée de semi-IA. Je suis déjà fier d'avoir l'opportunité d'être le premier homme à monter à son bord. Mais c'est ça qui me chiffonne… Pourquoi moi ?

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins *** — Pourquoi moi, Tom ? — Pardon, James ? Tom - le docteur Bedlam - pose son verre et repousse son assiette. — Pourquoi moi pour piloter le Serpentaire ? Enfin, piloter est un bien grand mot, pourquoi avoir recruté un pilote alors que n'importe qui d'autre ferait l'affaire ? Tout ce que j'ai à faire, c'est rester assis. Pourquoi ne pas envoyer un primate ? Autour de nous, les autres membres de l'équipe scientifique se sont tus et nous écoutent. Une tension malsaine est palpable. — Votre problème, commença doucement Bedlam, c'est que vous vous définissez exclusivement par rapport à votre métier de pilote. Ce n'est pas cela que nous recherchons en priorité. Pour cette mission, nous avons besoin d'un militaire sûr, qui a déjà travaillé sur des projets secret défense et qui peut s'absenter de longues périodes. Rappelez-vous, nous allons vous faire prendre plusieurs fois des raccourcis pour le futur ! Pour vous, il ne se passera que peu de temps, mais de notre point de vue, qui sait combien de temps va s'écouler ? Seul, sans attache familiale ou émotionnelle, curiosité maladive mais sait se plier aux ordres. Contrôle extrême de ses réactions face aux imprévus. Aucune perspective, aucun but… Le pilote parfait. Mes résultats psychologiques me reviennent en tête mais Bedlam reprend, chassant mes pensées. — Dès que la structure du vaisseau a été validée comme résistante aux pressions du trou noir d'entrée et du trou blanc de sortie, nous avons fait les tests sur sujets animaux bien sûr. Longtemps avant que vous ne soyez recrutés. Mais, ça y est, nous avons besoin de passer au stade supérieur, nous avons besoin du ressenti d'un professionnel. Le premier vol est prévu dans quarante-et-une heures, si vous ne vous sentez pas prêt, on peut repousser. Murmures indignés et tics de mécontentement sont les réactions des collègues de Tom. Il n'a sûrement pas le droit de proposer cela. — Je suis prêt. Ne vous inquiétez pas. Je suis le pilote parfait.

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins *** H - 41 minutes L'accès au Serpentaire s'ouvre lentement devant moi. Serpentaire… Je n'aime pas trop ce nom… Si on m'avait laissé le choix, je l'aurais volontiers appelé AshBird je crois… En référence à sa couleur et au FireBird dont il s'inspire. Un technicien amène une passerelle d'embarquement réduite jusqu'à moi et je grimpe. Je m'installe comme un automate à la couchette du vaisseau. À partir de ce moment-là, il n'y a plus qu'à attendre la fin du vol. Des plateformes motorisées vont m'amener jusqu'au cratère duquel le Serpentaire prendra son envol, puis l'ILS pilotera et enclenchera elle-même les générateurs de matière exotique. Et après… Soit j'atterris dans le futur, soit je disparais dans le trou de ver. *** H - 41 secondes Je sens l'accélération me coller à mon sarcophage synthétique. Sarcophage oui, car je vogue, aveugle, et scellé, vers des cieux sous lesquels personne n'a jamais croisé auparavant. Mon cœur sera-t-il plus léger qu'une plume ? — James ! James, vous m'entendez ? Ça y est, on va m'annoncer le passage imminent derrière la ligne d'horizon du trou de ver. — James, c'est Tom ! Écoutez-moi, je suis désolé de vous l'annoncer comme ça, mais… par honnêteté scientifique et amitié, sachez que vous êtes en danger de mort. Nous ne savons pas ce qui peut se passer dans le tunnel, mais quatre-vingt-dix pourcents de nos cobayes animaux n'ont pas survécu. — Bien… lâché-je d'une voix froide. Une chance sur dix, cela me paraît peu à cet instant précis. Mais j'ai déjà vu pire. — Je suis désolé… Je ne… Un grésillement se fait entendre, bientôt remplacé par la voix de McCarthy, le boss du projet. — Perry, dans quarante-et-une secondes, vous entrerez dans le trou de ver. Contrairement aux cobayes vous ayant précédé, vous êtes intelligent et garderez votre sang-froid, nous le savons. Nous ne connaissons que peu de

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins chose à la physique et à la dynamique internes des trous de ver, disons-le clairement, mais nous avons équipé le Serpentaire d'un dispositif permettant de forcer l'apparition d'un trou blanc, d'une sortie, dès que vous l'enclencherez. Nous vous l'avions caché jusque-là pour ne pas vous alarmer. À peine McCarthy m'a-t-il annoncé cela qu'en effet, à portée des doigts de ma main droite, je sens un minuscule commutateur apparaître. — Pourquoi ne m'avoir rien dit plus tôt sur mes chances de survie ? — Écoutez, colonel, vous n'avez pas l'air… La voix est brutalement coupée. Je pense que ça y est, j'y suis. Je suis le premier homme à m'aventurer dans un trou noir, à y entrer et à naviguer dans le trou de ver qui le relie au futur. J'ai envie d'appuyer immédiatement sur ce bouton, non pas que la mort m'effraie, juste pour leur donner une leçon. Que croyaient-ils faire en me prévenant aussi tard, en me mettant dos au mur ? Avaient-ils peur que je me défile ? Ils le mériteraient tellement pour avoir osé me manipuler comme cela. Mais je me dois d'aller de l'avant ! Qu'est-ce qui m'attend dans ce monde jusque-là si abstrait, si mathématique ? Je tente de regarder ma montre mais je ne peux bouger qu'avec difficulté. Je me mets à compter silencieusement, sans savoir si cela veut dire quelque chose. Un… Deux… Des craquements inquiétants se font entendre. C'est la mort qui vient frapper à ma porte, le trou noir curieux de voir un tel objet s'aventurer en son sein et résister aux pressions qu'il applique. L'enceinte du vaisseau est remplie d'air, était-ce une erreur ? Aurait-il fallu le remplir de liquide, moins compressible que les gaz ? Non, non, il ne faut pas que je m'inquiète, la coque subit des contraintes, mais elle tiendra bon. Elle a déjà tenu bon dans le passé, l'ILS l'a testée. Et puis, les générateurs de matière exotique et les turbines d'appoint sont censés me protéger du trou noir, faisant du Serpentaire une savonnette impossible à attraper. Quatorze… Quinze… Le silence soudain. Tout est calme. — James Perry, dis-je à haute voix. J'ai du mal à croire que c'est moi qui vient de parler. Trop grave, trop tremblante. Vingt… Je suis toujours vivant. Ou je crois l'être… Une chance sur dix d'y passer. Est-ce le hasard ou tous les animaux morts partageaient-ils un point commun ? Ont-ils paniqués, révélant leur présence à un dieu affamé, caché dans ce monstre cosmique ? — James Perry, répété-je. Vingt-neuf… Trente…

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins Je crois que j'approche de ma limite. Je commence à me sentir mal. J'appuie sur le bouton, sans savoir si je vis toujours. *** H + 41 heures La lumière est si forte ! C'est donc ça un trou blanc, l'extrémité de mon tunnel ! Tant de matière, tant d'énergie absorbée par le trou noir et condensée, expulsée en un seul point. À moins que… je ne sois finalement mort et que ce ne soit un autre "tunnel" et une autre "lumière". — James Perry. Mes cordes vocales semblent toujours fonctionner… Mais… C'est bizarre, je n'ai pourtant pas ouvert la bouche. — Colonel Perry. Une seconde voix sonne à mes oreilles, s'engouffre dans mes conduits auditifs, frappe mon crâne et m'assomme. La lumière aveuglante s'estompe subitement. Je ne suis plus dans le Serpentaire. Je suis revenu à la base. — Qu'est-ce qui s'est passé ? — Nous vous avons retrouvé inconscient. Non, ne vous grattez pas le bras, c'est votre perfusion qui vous démange. — On est… combien de temps après ? — Plus de quarante heures. De notre point de vue. Je reconnais la voix de ce magouilleur de McCarthy, même à travers l'ouate de mon état groggy. — Toutes mes félicitations, colonel Perry, reprend-il. Vous êtes le premier homme à avoir emprunté un trou de ver pour vous déplacer dans le temps et l'espace. — Ça fait mauvaise science-fiction votre tirade. Un silence froid s'installe, à peine perturbé par le bruit des mécaniques en perpétuel travail sur la base lunaire. — Nous étions… — Vous pensiez que je ne le ferais pas ? le coupé-je. Que je me dégonflerai ? Vous n'avez pas bien lu mon dossier, il semblerait ! J'ai envie de déverser sur cette larve un tombereau d'injures. Même si je n'ai jamais été particulièrement proche de l'équipe scientifique du projet, ces hommes m'ont trahi ! — Je suis le meilleur pilote expérimental de l'Air Force. Dans chacune de mes missions, je me suis exposé à un risque mortel non négligeable.

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins Qu'avez-vous tenté de faire en gardant secrets les résultats de vos premiers vols ? Protéger votre si précieuse expérience ? — Et cela vous dérangerait-il si c'était le cas ? Certes vous avez bravé la mort plus souvent que quiconque dans cette équipe, mais à chaque fois, vous connaissiez le risque ! Ici, nous n'avons absolument aucune idée du pourquoi de la mort de nos cobayes. Pouvez-vous nous certifier que vous seriez monté à bord du Serpentaire si vous aviez su cela ? Votre dossier psychologique, puisque vous l'évoquez, n'indique pas que vous êtes suicidaire ! Sur ces mots, McCarthy sort en claquant la porte de la chambre. Je suis toujours furieux, mais paradoxalement, je comprends sa colère, je comprends le pourquoi de cette trahison. — Je suis désolé, James. Bedlam est là. Il a l'air désolé en effet. Mais derrière ce masque, il est comme tous les autres, je me suis trompé à son sujet. Il attend que je fasse mon rapport, avide de satisfaire sa propre passion. Oui, tous autant qu'ils sont ont été prêts à me sacrifier pour pouvoir travailler sur leur rêve. Est-ce du courage ou de la folie ? Si moi-même j'avais dû être soumis à ce choix, de recruter un homme avec neuf chances sur dix de l'envoyer à la morgue pour pouvoir continuer à voler, qu'aurais-je fait ? Je lève la main pour que Bedlam ne se répande pas en excuses nauséabondes. — Vous ressentez un écrasement tout d'abord, commencé-je. Le Serpentaire craque de toute part, c'est passablement effrayant. Vous ne pouvez pas bouger, juste rester allongé à vous demander combien de temps vous allez pouvoir endurer ça… — Et combien de temps s'est écoulé pour vous ? — Une trentaine de secondes je dirais… À ce moment, j'avais l'impression que mon corps allait être… je ne sais pas comment le décrire en fait, mais ce n'était pas agréable du tout. — Trente secondes ? Vous avez compté trente secondes… Il s'en est écoulé près de trente-cinq d'après les compteurs intégrés au vaisseau. — Si vous me parliez de vos précédents tests plutôt que de me faire subir un interrogatoire… De nous deux, je suis le seul à avoir été réglo, il est temps de vous rattraper. Je me relève, la tête ne me tourne plus, et je m'assois sur le lit. Mes articulations craquent quelque peu tandis que je m'étire pour me détendre.

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins — Nous avons procédé à plusieurs essais sur sujets reptiliens, aviens, mammifères et primates. Neuf sur dix nous reviennent à l'état de cadavre, quel que soit le taxon. C'est aussi simple que ça. — Mais comment faisaient-ils pour revenir, ils ne pouvaient pas actionner eux-mêmes un système de retour ? — Nous laissions la physique naturelle du trou de ver s'établir. Dès le moment où le générateur était enclenché, leur point et temps de sortie étaient déterminés… — Et vous ne savez pas du tout ce qui les a tués ? — Non… Nous avons calculé toutes les corrélations possibles entre les paramètres que nous pouvons mesurer. Notre conclusion est que c'est un élément interne au trou de ver qui intervient, et nous penchons fortement sur le temps passé au sein du tunnel… — Vous m'avez envoyé là-dedans en présumant cela… Que se serait-il passé si je n'étais pas revenu, vous auriez recommencé avec d'autres personnes ? Jusqu'à ce que vous déterminiez un temps limite de voyage ? Pourquoi n'avez-vous pas déterminé cette limite avec vos cobayes justement ? — C'est une valeur qui semble dépendante de l'espèce. Les chiens par exemple peuvent tenir une vingtaine de secondes, les chats, pas loin de la minute… — Et un chat et un chien ensembles ? — Vingt secondes, comme pour les chiens seuls. Silence. Le mystère me titille. — On m'a ordonné de vous poser cette question, reprend Bedlam. Voulez-vous continuer ? *** Unités temporelles 1 à 40 Assis dans le Serpentaire, je sais que je n'aurais pas dû accepter de retourner là-dedans. Lorsqu'un pilote et une équipe ne se font pas confiance, il n'en ressort jamais rien de bon généralement. Mais ils le savaient en me choisissant, ils le savaient qu'en m'appâtant avec leurs expériences, avec cette opportunité unique de parcourir les trous de ver, je resterais. Pour faire mon job ou pour être le premier, pour percer le mystère ou par fierté, ils le savaient. Et me voilà prêt à retourner là-bas.

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins Cette fois, ils ont ajouté un oscillateur à quartz devant mes yeux, ainsi qu'un chronomètre électronique. Aujourd'hui, si la géométrie du tunnel l'autorise, je dois rester en son sein pendant trente-six unités temporelles. Ne connaissant pas la façon dont s'écoule le temps dans les tunnels, nous ne parlons plus de secondes. Le signal sonore qu'émet la station en continu vient de disparaître, le compte à rebours se lance. Je vois les chiffres muer lentement. Et si le temps ne s'écoulait pas de la même façon entre les tunnels eux-mêmes ? Les scientifiques sont partis du postulat qu'ils étaient identiques sur ce point mais s'ils se trompaient ? Je secoue la tête. Ce n'était qu'une impression, l'égrènement des unités temporelles suit son cours normal. Trente-deux : j'ai besoin de sortir de mon sarcophage et de regarder derrière moi. Je me sens observé d'une désagréable façon, j'en ai la chair de poule. Trente-quatre : je m'agite un peu plus. C'est comme si j'avais embarqué une "chose". Juste derrière moi, au-dessus de mon épaule. Je tourne la tête mais ça reste hors de mon champ de vision. Non, il faut que je me reprenne, il n'y a rien qui "reste hors de mon champ de vision", il n'y a juste rien. J'ai vérifié comme toujours le vaisseau avant le décollage. Trente-six : j'enclenche le système de retour avec un soupir de soulagement. Je suis toujours vivant. La présence s'estompe. À peine suis-je de retour à la base que l'on me demande de faire mon rapport. Je les fais patienter et je vérifie le Serpentaire. Rien ne peut se cacher à l'intérieur, il est comme un œuf évidé, totalement dépourvu de recoins. Alors ? insistent-t-ils. Alors RAS, leur dis-je, je passe sur mes impressions pendant le vol. Oui, je suis prêt à y retourner dès demain. Trente-deux : la sensation est là, mais plus diffuse. C'est peut-être une de mes zones cérébrales qui est stimulée je ne sais comment par la traversée du trou noir… J'en parlerai tout de même à Bedlam. Trente-sept : je commence à me sentir nauséeux. J'ai l'impression de subir quelques g alors que les générateurs et les turbines fournissent le même tra-

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins vail durant toute la traversée. C'est comme si le vaisseau était soudain précipité dans un puits vertical ou qu'une force incroyable s'ajoutait et le propulsait. Trente-huit : mon rythme cardiaque accélère encore mais j'ai l'impression pourtant que mon cœur rate un battement sur deux. Je ne sais pas si je pourrais supporter cela plus longtemps. Il faut que je rentre, mais si j'abandonne maintenant, aurais-je la force et la volonté de revenir ? Non, il faut que je rentre, c'est sûrement la limite humaine. Trente-huit unités temporelles. Je rentre à la base. *** Oui, je peux repartir. Oui. Oui. Je suis le pilote parfait. Sang-froid. Contrôle. Curiosité. Il faut que je découvre ce qu'il y a au-delà du trente-huit. *** Trente-cinq : à nouveau, le sentiment d'être observé revient. Je chasse la présence d'un revers de pensée, les yeux rivés sur les chronomètres. Trente-six : je connais la sensation qui va arriver, je suis prêt. L'injection que m'a faite le toubib fait son effet. Trente-neuf : RAS. Peut-être un léger malaise. Un souffle sur ma nuque. Une ombre derrière moi mais à part ça, rien. Je me sens détendu. Quarante : Je… Quarante-et-un… *** — Au final, cet enregistrement vidéo n'aura servi à rien… Comme tous les autres. Voyez, quarante-et-une unités temporelles après son entrée dans

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41 unités temporelles d'Anthony Boulanger Illustration de Mickael Martins le trou de ver, tous ses muscles se détendent. Il est mort, c'est une carcasse vide à présent. — Quarante-et-une… Très bien. J'imagine que c'est un chiffre à confirmer ? — Non monsieur, c'est un seuil déjà définitif. Si un humain peut tenir quarante-et-une secondes dans un tunnel, alors n'importe qui le peut. Les touristes du futur ne devront sous aucun prétexte rester plus longtemps, mais nos prototypes de paquebots seront bien sûr programmés pour sortir automatiquement du tunnel en fonction du temps qu'ils passent en son sein et y retourner immédiatement dedans. — Très bien, envoyez-moi votre business plan au plus tôt. *** Quarante-et-une… Quarante-et-une unités temporelles… Quarante-et-une mâchoires qui me dévorent… Ce n'est pas un trou de ver, c'est un cauchemar ! Je suis tiré hors du Serpentaire ! Je vois mon corps et mon vaisseau m'échapper, et je traverse la paroi métallique mais eux filent, continuent leur route quelques instants avant d'être happés par les ténèbres. Je regarde derrière moi et des rets bleutés partent de mon dos pour me relier à un corps lointain, indiscernable. Je sens que l'on me tracte et je crie, je ne veux pas m'approcher de ce monstre ! C'est une hallucination, oui ! Mais pourquoi la douleur qui parcourt mes os ne me réveille-t-elle pas dans ce cas ? Mais… Les animaux arrivent ! Chats, chiens, iguanes, singes ! Ils arrivent en une vague pour s'abattre sur moi. Ils me submergent, ils aspirent hors de mon être cet éther qui me compose. La créature bleutée flamboie. Quarante-et-une… Quarante-et-une unités temporelles… Quarante-et-une mâchoires qui me dévorent… Ça y est. Over. Je suis mort. Je me fonds dans ce grand tout hors de l'univers, hors du temps et de l'espace. Mon inclusion à la masse est toute neuve mais je le sens déjà. J'ai enfin trouvé une attache…

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Anthony Boulanger auteur de la nouvelle 41 unités temporelles

ANTHONY BOULANGER Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je suis Anthony Boulanger, auteur dans les genres de l’Imaginaire depuis 2005 à peu près. Je suis marié, père de deux garçons, et avec ma femme, ils forment un trio inspirateur détonnant ! Je ne suis pas très à l’aise avec les présentations mais je vais essayer de rendre cela intéressant malgré tout. ^^ Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? Je parlais de 2005, c’est l’année durant laquelle j’ai commencé à sérieusement écrire, en commençant par un roman de Fantasy. Je voulais, après avoir dévoré le contenu des rayons SF et Fantasy de la bibliothèque municipale, raconter une histoire que j’aurais aimé lire avec les héros de mon choix, un bestiaire personnel et un univers façonné sur mesure pour leurs péripéties. Ce projet m’a occupé durant toute l’année en question, puis 2006 a été celle des corrections et affinages. En 2007, je me suis lancé dans l’écriture de nouvelles en découvrant le monde des appels à textes que je n’ai toujours pas quitté aujourd’hui ! Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? Dans le cas particulier des nouvelles en réponse à des appels à textes, par exemple, je lis régulièrement l’intitulé de l’AT, la première fois quelques jours après sa sortie et je laisse travailler l’inconscient en tâche de fond ! Les idées apparaissent jour après jour et un tri naturel s’opère entre celles qui tiennent la route, celles qui peuvent être combinées à d’autres pour aborder un thème sous un angle original, celles à oublier définitivement. À la fin du compte, je passe pas mal de temps à réfléchir à ce que je veux : nouvelle d’ambiance, d’idée, à chute, à la narration que je vais employer (point de vue et temps employé), l’univers. J’ai le plus souvent tous les éléments en tête quand je me lance. Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle 41 unités temporelles ? Ce qu’elle représente pour toi ? J’ai commencé la rédaction de 41 unités temporelles peu de temps après les annonces des futurs vols privés à destination de Mars, de la sélection des candidats, de ce que pouvait représenter, pour la famille laissée sur Terre, une telle décision de la part des futurs colons. Cela a quelque chose de terri-

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Anthony Boulanger auteur de la nouvelle 41 unités temporelles fiant (surtout quand on imagine son fils se passionner pour de telles destinations) et ainsi est né le personnage principal : sans attache, et tourné vers l’exploration spatiale, dans la lignée des premiers vols expérimentaux. Ayant un intérêt fort pour les phénomènes extrêmes en astrophysique, je me suis dit que les trous noirs recelaient encore suffisamment d’inconnu pour que ça vaille le coup d’y envoyer un explorateur fictif ! Quel est ton endroit favori pour écrire ? As-tu des rituels ? J’aime bien écrire sur de grands bureaux avec beaucoup de place pour m’étaler, mais ce n’est pas le genre de mobilier que j’ai ! Plus sérieusement, je n’ai pas d’endroit fétiche, pas plus de rituels. Ayant peu de temps libre pour écrire, je suis particulièrement concentré à exploiter les moindres interstices dans les plannings pour rédiger quelques centaines de signes à la fois. As-tu un texte dont tu es particulièrement fier et que tu voudrais nous faire découvrir ? Actualité oblige, je voudrais bien toucher un mot de Zugzwang, mon premier roman publié, aux Éditions Elenya. Il s’agit d’un texte dans la mouvance cyberpunk – anticipation, dont le principal protagoniste est un joueur d’échecs. Il passe sa vie entière connecté sur les réseaux, comme la grande majorité de la population et il côtoie allègrement intelligences purement artificielles, des programmes, des virus et autres entités numériques. Sa vie prend un nouveau tournant quand il découvre que le supercalculateur Hydra est infecté par un virus d’un genre nouveau et particulièrement agressif. J’ai eu à cœur de partager ma passion du jeu et du net par les péripéties et les matchs qui parsèment le roman.

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Anthony Boulanger auteur de la nouvelle 41 unités temporelles Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? Parmi le haut de la liste, il y a Roland Wagner, Glen Cook, Barjavel, Tolkien, Orson Scott Card, Alain Damasio. Indubitablement, ils m’influencent même si je ne saurais pas dire à quel point. Je relis certaines de leurs œuvres régulièrement comme (respectivement) Le Chant du Cosmos, La Compagnie Noire, L’Enchanteur, Le Silmarillion, La Stratégie Ender et La Horde du Contrevent. Ce dernier ouvrage, en particulier, me poursuit. Je soupçonne la présence du fauconnier et de l’autoursier d’y être pour beaucoup en plus du style de l’auteur ! As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Oh, rien ne me vient en tête pour le moment, j’y réfléchis et on voit ça pour la prochaine présentation ^^ Quels sont tes projets ? En ce moment, je passe pas mal de temps à gamberger sur un projet de roman autour des Oiseaux (eh oui, encore une fois !). L’ambiance est fantasy, je me sens bien dans ce petit monde, on va voir comment tout cela va évoluer ! Il y a également une sortie qui me tient à cœur sous la forme d’un recueil de quatre nouvelles mettant en scène Erem de l’Ellipse, un enquêteur dans un contexte de fantasy, mais tu le connais aussi bien que moi ! Est-ce que tu possèdes une page perso où l’on peut suivre ton actualité ? On peut suivre de façon à peu près régulière mon actualité en rapport avec le monde de la SFFF sur mon blog, ainsi que sur ma page Facebook : Anthony Boulanger – Auteur SFFF. Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? Merci à l’équipe et toi pour votre travail et votre implication sur les textes qui composent ce nouvel opus de Mots & Légendes ! Merci aux lecteurs qui se pencheront sur ces nouvelles et illustrations !

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins

INUA-B DOCTEUR FILTONE La face sombre d’Inua-b se détache devant sa naine rouge, grossissant à vue d’œil. Depuis notre bond hors de l’hyperespace, la boule qui s’est formée au niveau de mon estomac durcit. Peut-être à cause du manque de sommeil, plus sûrement parce que j’ai pleine conscience des enjeux de notre mission. Je ne peux m’empêcher de penser que la liberté de milliards d’hommes dépend de nous et que notre vaisseau est l’un des derniers dont dispose la Résistance afin de combattre l’Empire. Si nous échouons, les Tlunts triompheront. Définitivement. J’aimerais reculer le moment où tout se jouera, mais déjà le vaisseau se faufile entre la planète et son étoile. La face éclairée d’Inua-b apparaît, uniformément ocre et sans une nappe d’eau visible. Cet aspect monochrome et la température très élevée en surface laisseraient croire qu’il s’agit d’un immense désert. Il n’en est rien. Les planètes de type milloïque, en rotation synchrone, tirent avantage de l’ensoleillement continu de l’une de leurs faces. Leurs profondeurs sont d’une grande richesse végétale et l’eau abonde dans les couches les plus inférieures. Le capitaine Dralus a-t-il déjà arpenté ce type de planète ? Je préfère ne pas lui poser la question. Il l’interpréterait si volontiers comme une marque d’intérêt pour sa personne… Or nos échanges ne sont pas des plus cordiaux depuis mon refus de lui expliquer pourquoi nous devons entrer en relation avec les esclaves installés ici par les Tlunts. Je suis une simple doctoresse, lui un militaire expérimenté, il me l’a bien fait comprendre. Pourtant c’est à moi que le Conseil a donné toutes les informations concernant la mission. C’est moi aussi qui dois mettre fin à mes jours si jamais les Tlunts risquent de me capturer. Dralus ne peut-il deviner que moins nous sommes à savoir, plus grandes sont nos chances de réussite ? Pour quelle autre raison serions-nous seulement quatre membres d’équipage, le capitaine, son second, un spécialiste en langues et moi ? Je me détourne du hublot panoramique. Peut-être puis-je tenter une question technique… « Comment procéderez-vous, capitaine, pour localiser une des colonies d’esclaves ? — Vous vous demandez, docteur Filtone, si nous leur mettrons la main dessus avant que ces pourritures de Tlunts ne nous trouvent ? »

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Je hausse les épaules. Peu m’importe, après tout, si le capitaine imagine que j’ai peur. À quoi bon lui dire que je suis tout autant prête que lui à donner ma vie, comme l’a fait mon frère avant moi. En effet, à quoi bon lui dire qu’il n’y a plus personne pour me pleurer… « Leur faisceau de surveillance passera dans quinze secondes, indique Maxin, le second. — Mettez vos putains de lunettes ! Et sanglez-vous, les bleus, nous rentrerons dare-dare dans l’atmosphère. » À la dérobée, le second m’adresse un sourire complice, comme s’il comprenait mon agacement face aux grossièretés du capitaine. Des trois hommes présents dans le vaisseau, il a été le seul à faire preuve d’amabilité les rares fois où je suis sortie de ma cabine. Mais ses yeux gris clair me rappellent trop ceux de Livian et j’entends malgré moi l’annonce de la mort de mon frère chaque fois que nos regards se croisent. Je regagne mon fauteuil collé contre une des parois latérales du poste de pilotage. Léonand, notre spécialiste en langues, s’attache en face de moi d’une main tremblante puis, fuyant mon regard, tourne aussitôt les yeux vers le hublot panoramique que, de notre place, l’on distingue seulement du coin de l’œil. Je l’imite. Après un interminable silence, le vaisseau se met à vibrer tel un marteaupiqueur éventrant du bitume. Une sensation aussi désagréable que la roulette d’un dentiste qui se répercute dans la moindre de mes fibres nerveuses. Je crispe les mâchoires et empoigne les accoudoirs du fauteuil. Soudain des stries parcourent le hublot, gerbes mouvantes de jaunes et de violets. Un spectacle encore plus magnifique que lors de notre départ. Bientôt les vibrations vont decrescendo et, dans un apaisement bienvenu, le ciel d’Inua-b apparaît : une nappe orangée très lumineuse malgré l’indice de filtration élevé des lunettes. « Stabilisation dans dix-huit secondes, indique Maxin. Dix secondes. Stabilisation OK. Trois mètres onze au-dessus du sol capitaine. » Je détache ma ceinture et me lève rapidement pour regarder à quoi ressemble la planète. Sous mes yeux se présente une surface sable à l’aspect irrégulier. Je ne peux retenir une exclamation de surprise en la découvrant : « Le sol est translucide ! — Docteur Filtone, se moque aussitôt le capitaine, dois-je vous rappeler que cette planète est de type milloïque ? Les premières couches de sa croûte sont alvéolées et, de fait, toujours un peu transparentes. Sans ça, aucune vie ne serait possible en profondeur ! »

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Dralus ne m’apprend rien. Je me garde toutefois de lui faire remarquer la subtile différence entre percevoir et savoir ; je change de sujet : « Je suppose que nous quittons le vaisseau immédiatement. — Sauf ceux qui doivent rester. On ne peut vraiment rien vous cacher. » Quelques minutes plus tard, vêtue d’une simple combinaison thermique, sans masque et chargée d’un sac à dos, j’entreprends de descendre l’échelle souple qui a été jetée jusqu’au sol. Je porte, comme les autres, une arme à la ceinture. Je n’ai cependant pu me résoudre à la régler en position létale mais, même ainsi, elle me met mal à l’aise. Plus troublante encore, la capsule de cyanure collée contre ma première molaire, sur le côté droit de la mâchoire du haut. Ma propre mort, au cas où… Bien que cette excroissance inhabituelle ne me gêne pas, je dois résister à l’envie de la frôler avec la langue pour vérifier si elle est bien en place. Et je pose enfin le pied sur Inua-b… Vues d’ici, les différentes couches du sol se soulèvent pour former des fentes longues de cinq à huit mètres, hautes au maximum d’un ou deux, et d’une profondeur insondable. Un paysage à la fois d’une beauté à couper le souffle et étrange, avec un ciel si vaste après les heures passées enfermée dans ma cabine. Dralus considère son bracelet électronique, l’air absorbé, tandis que Léonand descend à son tour. Une fois celui-ci parvenu à terre, le capitaine nous ordonne sèchement de le suivre. Marcher sur un sol translucide s’avère une expérience plaisante malgré la chaleur accablante qui me coupe un peu le souffle. Cependant, je goûte avec plaisir l’odeur unique de la planète, un peu poivrée, me semble-t-il. « Là ! » indique soudain Dralus en désignant une fente de terrain d’environ deux mètres pour son point le plus haut et de seulement quatre de longueur. Il se tourne vers moi et me sourit d’un air triomphant : « Docteur, pour votre gouverne, sachez que le taux élevé de radioactivité prouve que les Tlunts sont venus là fréquemment. Un minimum de logique permet de conclure que leurs esclaves ne peuvent pas être bien loin. N’importe laquelle de leur colonie vous conviendra, j’espère ? » Je ne relève pas le ton provocateur du propos et me contente d’acquiescer en hochant la tête. Je ne dois pas perdre de vue que Dralus est un pilote hors pair qui a affronté des Tlunts à plusieurs reprises, même en combat rapproché. Le Conseil l’a choisi pour sa compétence, non pour son amabilité. Léonand et moi suivons le capitaine sous la fente. Elle se révèle une alvéole plus vaste encore que notre vaisseau, légèrement en pente. Ses parois évoquent celles d’une grotte, avec des angles vifs, des renfoncements et des

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins béances. Vu du dessous, le sol ressemble à une verrière opaque, striée à la manière d’un tissu végétal aux nervures d’une ocre plus soutenue. Il paraît fragile. Comme si le moindre choc pouvait le briser en mille éclats coupants. Comme s’il allait s’effondrer et m’ensevelir. Ma gorge se serre et presque aussitôt mon cœur se met à battre la chamade. Une bouffée d’angoisse ? N’ai-je pas assez de cran, ainsi que Dralus me l’a si souvent laissé entendre ? Je regrette soudain d’avoir proposé ma candidature pour une mission hors de notre base. Le Conseil aurait pu trouver quelqu’un d’autre, sans doute, quelqu’un de moins impressionnable que moi. C’était idiot de ma part, cette décision prise juste après le décès de Livian. Avais-je honte de lui survivre ? Peut-être… Mais, quels que soient mes sentiments actuels, le sort de trop de personnes dépend de moi. Et je ne peux pas donner raison au capitaine ! Heureusement, il est en tête de notre trio tandis que nous nous enfonçons plus avant dans l’alvéole, et il n’a pas pu remarquer mon trouble. J’aperçois les premiers amas de clamps, ces champignons riches en silice pour lesquels les Tlunts ont transporté des esclaves sur Inua-b. Ils poussent à même la roche translucide, la recouvrent d’un duvet rosâtre par grappes encore parsemées et pas plus étendues que ma main. Le capitaine Dralus nous entraîne vers une large ouverture latérale. Nous débouchons dans un conduit deux fois plus grand que le précédent et où la luminosité, derrière nos lunettes, se fait moins forte. Un frisson me parcourt la colonne vertébrale. Des bas-reliefs en clamps, représentant des Tlunts et des hommes, décorent les parois ! J’écarquille les yeux sans parvenir à croire ce que je vois. « Hé vous, là-bas ! » Je suis le regard du capitaine. Il a interpellé un homme plaqué dans un des renfoncements naturels de l’alvéole comme s’il avait voulu se soustraire à notre regard. Un esclave. L’air plutôt jeune. Beaucoup trop jeune. Nous approchons lentement de lui. Il semble si fragile et si démuni, avec son simple pagne noué autour des hanches et le turban foncé qui accentue la pâleur de son visage. À le considérer, je sens ma haine pour les Tlunts décupler.

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins * VILTOR Des démons. Ce ne peuvent être que des démons. Je suis seul, eux, trois. Vite, me dissimuler dans une niche du sanctuaire. Trop tard. Ils m’ont vu, m’appellent. Et maintenant ils me fixent de leurs immenses yeux noirs. Horribles. Abjects. Si seulement je pouvais prier. Ne pas oublier que je suis le Gardien du Sanctuaire. Ma foi est mon rempart. Les dieux veilleront sur moi. Montrer que je n’ai pas peur. Avancer d’un pas. Eux s’approchent. La coursive latérale est trop loin. Jamais je ne pourrai l’atteindre. Les dieux ont dit que leurs armes seraient terribles. Et leurs mensonges pires. Quel méfait sont-ils venus accomplir ? Les en empêcher. À tout prix. Ils sont si près de moi, avec leurs yeux sans vie, leur peau atrocement brillante. Je ne vous crains pas. Je ne tremblerai pas. Gagner du temps. Les regarder en face. L’un d’eux se détache du groupe : « Bonjour, ose-t-il avec un rictus infâme, nous sommes venus en amis. » Sa voix est traînante, insidieuse. Mais je ne me laisserai pas tenter. Ma foi est inébranlable. Ils l’apprendront. Le leur affirmer : « Partez. Retournez d’où vous venez. » Ma force de caractère les surprend. Ils se concertent du regard. Un autre s’avance vers moi. « Nous… » C’est une femelle. Une démone. Croient-ils vraiment que je me laisserai plus facilement séduire ? Elle poursuit : « Nous sommes venus de très loin pour vous rencontrer. N’ayez pas peur, vous ne craignez rien. » La ruse ne fonctionnera pas, démone. Quoi que tu veuilles me faire croire. J’ignore de quoi tu parles. Je ne me laisserai pas impressionner. Mais comment les chasser ? À un contre trois. « S’il vous plaît », fait-elle mine de supplier. Le premier démon lui pose la main sur l’épaule. Il reprend : « Nous voulons parler à votre chef, le plus vite possible. » Il lève le ton. Sa voix résonne dans le sanctuaire, le salit. « Il faut nous conduire à lui. »

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Ils ont compris qu’ils ne me feraient pas plier, que je suis inébranlable. Ils veulent maintenant tenter les premiers pères. Ceux-ci sont-ils assez forts ? J’hésite. Les emmener en bas ? Pour leur tendre un piège alors. Nos dieux en seraient satisfaits. Et nul n’oserait plus mettre en doute mon autorité. « Vous passez devant, leur dis-je. Par là. En silence. » Ils me précèdent en tournant la tête de tous côtés pour observer. Veulentils que je les trouve désorientés ? Sympathiques ? Comme ils se trompent sur mon compte. Les dieux nous ont mis en garde contre tous ceux qui viendraient du lieu interdit. Ceux-là ne me berneront pas. Je sais ce qu’ils sont. Leurs bouches ne déversent que mensonges et ignominies. Nous ferons semblant de les écouter. Le temps que les dieux nous viennent en aide. Le temps qu’ils viennent les punir. Comme il se doit. « Enlevez vos lunettes. » Le plus grand des démons a parlé. Il n’en avait pas le droit. Je m’arrête, lui ordonne de se taire. Tous trois se tournent vers moi. Suis-je allé trop loin ? Non. Ils ont besoin que je les guide. Ou ils m’auraient déjà tué. Mais… Que font-ils donc avec leurs horribles yeux noirs ? Les voilà qui ont disparu. Maintenant leur métamorphose achevée les démons me ressemblent. Tentative de séduction supplémentaire. Pour qui me prennentils ? Même s’ils suppliaient en pleurant, je ne plierai pas. Je suis le Gardien du Sanctuaire. Ils sont faux. Je le sais. Nous reprenons la marche. Déjà cinq paliers franchis. Nous approchons du but. À présent, les démons ne pourront plus retrouver leur chemin. Ils seront piégés. Ils peuvent nous tuer, jamais ils n’échapperont aux dieux. Nous aurons été pieux. Prêts à nous sacrifier. Nous mériterons le jardin des délices. La lumière du lieu interdit que nul mortel ne peut voir sans mourir. Des chants ! Un groupe de cueilleurs sans doute. Les démons aussi ont entendu. Ils s’arrêtent, tendent l’oreille. Ne pas les lâcher des yeux. Surtout celui qui n’a pas encore parlé. Le plus dangereux sans doute. Ne pas regarder d’où viennent les cueilleurs. « Avancez. » Mais déjà les cueilleurs débouchent d’une coursive latérale. Le premier d’entre eux, Janor, ouvre la bouche de surprise. Il regarde les démons, me regarde. « Gardien Viltor ! Que… » Il me doit obéissance. Les mots me brûlent la langue mais je l’interromps :

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins « Nous allons prier pour ces étrangers. Ils veulent rencontrer les premiers pères. » Janor couvre son oreille droite avec sa paume. Il a compris. * CAPITAINE DRALUS Putain ! Ils sont complètement givrés. Et le docteur qui sourit comme une bienheureuse alors qu’ils nous lancent des regards méfiants et ahuris. Elle n’a pas vu les fresques en champignons, sur les murs, lorsque j’ai débusqué Viltor qui se planquait contre la paroi ? Elle a quoi qui lui bouche la vue ? Ils n’étaient pas assez reconnaissables, peut-être, les Tlunts, représentés par les coquilles luminescentes qui les protègent ? Et les hommes, à genoux devant ces sphères, qui leur tendaient des offrandes, pas remarqués non plus ? Le Conseil m’a dit qu’elle était compétente. Que dalle ! En médecine et en chirurgie peut-être, mais pour la jugeote, elle peut repasser ! Faudrait enfin qu’elle me dise pourquoi les politicards qui dirigent le Conseil me l’ont mise dans les pattes ! Ils entendront encore parler de moi ceux-là. Je vois bien que c’est du pipeau leur mission délicate qu’ils ne pouvaient confier qu’à moi. Encore un moyen de m’éloigner. Ou de se débarrasser de moi, qui sait ? Me coller des boulets pour y parvenir ! Mais pour ça, ils peuvent toujours se mettre le doigt dans l’œil, les salauds. Ils ne m’auront pas aussi facilement. Sûr qu’on va rentrer au bercail. Ouais, d’autant que ces crétins de sauvages ne nous ont confisqué aucune de nos affaires, même pas nos armes ! Si besoin est, je leur en ferai une petite démonstration. Et ils s’évaporeront dans la nature dès le premier coup tiré, ou bien ce sera tant pis pour eux. Mouais, ça me sidère quand même de me trouver assis en tailleur au milieu de cette bande de sous-civilisés. En train d’attendre leur bon vouloir, en plus ! Et puis on n’y voit presque rien et ça pue. Une odeur qui pique la gorge, une véritable infection. Tu m’étonnes que l’inutile de traducteur tousse depuis tout à l’heure. Enfin, quelque part, c’est mieux ainsi. On a eu un sacré bol de tomber sur une colonie qui parlait notre langue. Au moins, le traducteur ne ramènera pas sa fraise d’éminent spécialiste ès communication. Surtout qu’avec sa carrure de fillette, eh bien il ne doit pas être excellent orateur. La grande salle se remplit peu à peu. Toute la colonie vient assister au spectacle. Des hommes. Des femmes. Même des gosses. Trois-cents esclaves

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins tous à moitié nus ! Blottis les uns contre les autres comme un troupeau apeuré. J’espère qu’on ne va pas avoir droit à un cérémonial de bienvenue débile, du genre qui prend des plombes. Mouais, je vais accélérer le truc, vaut mieux. Les murmures s’interrompent tout à coup. Leurs chefs arrivent enfin ? C’est ça. Le troupeau s’écarte pour créer un passage. Nous y voilà. Pas trop tôt ! Notre guide de tout à l’heure est à la tête d’un petit cortège composé de trois vieillards décrépis. Sans doute les premiers pères. Ils s’assoient en face de nous à même le sol. Un homme et deux femmes, chacun les yeux un peu voilés et les traits plus soucieux que sévères. Et qui n’ont pas prévu de garde rapprochée, c’est bon signe. On pourra sans doute en tirer quelque chose. Notre guide se place sur le côté, dans l’intervalle de deux mètres qui nous sépare des vieux. Tous les regards convergent vers son visage émacié : « Les premiers pères vous écoutent. » Filtone s’éclaircit la gorge. Sa voix est ferme, mais ses pommettes sont marquées de deux plaques rouges : « Bonjour à tous, commence-t-elle. Tout d’abord, nous vous sommes reconnaissants de votre accueil. C’est très émouvant pour moi de me trouver… » Mon sang bout. Oui, bon d’accord, mais nous serons encore là demain avec ce genre de discours ! « … parmi vous ici. Il m’est in… » J’interromps le docteur sans me préoccuper de son exclamation outrée ni du regard insistant qu’elle braque ensuite sur moi : « Je suis le capitaine Dralus. Vous pouvez le voir, mes deux compagnons et moi sommes aussi de race humaine. Nous venons d’une autre planète, loin, et nous avons traversé l’espace, car nous avons besoin de votre aide pour lutter contre notre ennemi, les Tlunts. » Voilà, les choses sont claires. Mais un rire fuse dans l’assemblée tandis que Viltor affiche un sourire mauvais. Qu’est-ce qui peut bien faire ricaner ces abrutis ? « Les Tlunts ? » interroge d’une voix nasillarde la vieille assise tout près de Viltor. Évidemment ! Ils n’appellent pas ces putains d’aliens comme nous… « Les Tlunts sont les êtres que vous avez représentés dans la grande salle où nous avons rencontré Viltor. Ils ont tué des milliards des nôtres. Ils ont détruit ou saccagé un grand nombre de planètes où nous vivions. Toutes celles, à vrai dire, où nous les humains tentions de leur résister. »

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Les visages parcheminés des trois vieux paraissent perplexes. Leurs trois paires d’yeux me fixent, écarquillées comme si c’était moi l’alien de l’histoire. Putain, je ne sais pas ce que les Tlunts leur ont raconté, mais je vais vite te les détromper, qu’ils le veuillent ou non ! « Ouais, ce sont… — Peut-être que les Tlunts, m’interrompt le docteur, ne vous font aucun mal. Peut-être ne savez-vous pas qu’ils sont vos ennemis. Pourtant, il y a longtemps, vous ne viviez pas sur cette planète. Chers anciens, ne vous êtes-vous jamais étonnés de n’avoir jamais connu vos parents ? De ne jamais les avoir serrés dans vos bras ? » La voix du docteur se brise sous le coup de l’émotion. Peut-être que son lyrisme à deux balles va fonctionner. Enfin, moi elle me donne plus envie de rire que de chialer… « Chers anciens, les Tlunts ont effacé vos mémoires et vous ont amenés sur cette planète, car ils avaient besoin d’esclaves qui y travailleraient pour eux ! Réfléchissez. Que faites-vous ici si ce n’est produire et ramasser la nourriture dont ils ont besoin pour vivre ? Ils vous laissent peut-être en paix, bien sûr, et ils vous laisseront en paix tant que vos productions seront abondantes. Mais vous n’êtes ici que pour les servir. Ils vous utilisent en vous maintenant dans un état d’ignorance honteux ! » Le docteur est encore plus stupide que je ne l’imaginais. Elle ne croit pas qu’elle va les rendre coopératifs avec son petit prêche débile. Elle ferait mieux de se grouiller. Ces foutus esclaves sont à la fois beaucoup trop surpris et beaucoup trop placides, ça ne m’étonnerait qu’à moitié qu’ils nous explosent à la figure. Si seulement j’en connaissais un peu plus long sur la mission ! « Les Tlunts, poursuit-elle, vous manip… — Non ! intervient l’ancienne la plus éloignée de Viltor. Les dieux sont bons avec nous. Ils nous donnent tout ce dont nous avons besoin, et davantage encore ! — Vos… Vos dieux ? » C’est donc ça ! Ces putains de Tlunts ont tué dans l’œuf toute coopération entre leurs esclaves et nous en utilisant la crédulité multimillénaire des Hommes ! Foutus croyants ! « Ce ne sont pas des dieux, insiste naïvement Filtone. Des dieux n’auraient pas fait ce… » Un vrombissement soudain étouffe ses paroles, bientôt couvert lui-même par des hurlements. Les parois de la grotte vacillent. Le sol tremble. Putain ! Ces décérébrés d’esclaves ont sûrement prévenu les Tlunts ! Je me lève en

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins dégainant mon arme. Le polyglotte muet de même. Je me retourne vers le docteur : « On cherche quoi, bordel ? — Un ancien, souffle-t-elle en désignant les trois vieux qui se sont levés et se précipitent vers une sortie, suivi de près par Viltor. N’importe lequel de ces anciens doit nous accompagner sur le vaisseau. » Le sol tremble de nouveau, plus fort. Des morceaux de la voûte s’effritent en plaques fines qui tombent au sol. L’air est saturé de cris et de poussière. Je me jette sur le vieillard du trio d’anciens, lui saisis le bras et, doigt sur la gâchette, enfonce le canon de mon arme sur son plexus solaire : « Vous, si vous voulez vivre, vous venez avec nous ! — Moi aussi, ajoute Viltor qui a fait volte-face et me fixe droit dans les yeux de son regard dur. Moi aussi je veux vivre. — Dégage, on n’a pas besoin de toi. » Comme si on avait le temps pour un petit débat, Filtone s’en mêle : « Voyons, capitaine, faites preuve d’un peu d’humanité envers lui ! — On n’est pas là pour ça docteur. — Mais pour la mission, je sais, et on pourrait aussi avoir besoin de lui, tranche-t-elle. Il doit venir. » Bien sûr, je ne peux que me ranger à cet argument. Mais je ne suis pas dupe de son mensonge. * DOCTEUR FILTONE « Allons-y, par là ! » Le capitaine pousse l’ancien devant lui, talonné par Viltor qui prend le bras de ce dernier pour le soutenir. Quoi qu’en pense Dralus, c’est bien qu’il nous accompagne aussi. Il a le droit de connaître autre chose qu’une vie d’esclave. Autour de nous, des cris assourdissants, quelques corps assommés par les bris de voûte, et une poussière suffocante. Le sol, heureusement, ne tremble plus. Tout en suivant le groupe à contresens des esclaves vers une ouverture, je pense que je n’ai jamais été aussi proche des Tlunts. Le moment de croquer ma capsule est sans doute bientôt venu… Je songe enfin à dégainer mon arme et forme le vœu de ne pas avoir besoin de m’en servir. Ma lâcheté me saute alors aux yeux. Le poison est tellement plus facile que le combat ! Aussitôt, je revois mon frère, me disant

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins adieu, ses yeux tristes et son sourire qui se voulait confiant. A-t-il eu peur, lui aussi, au moment d’affronter les Tlunts ? Je regarde l’ancien, devant moi, et son jeune compagnon qui le soutient. Ce serait injuste d’échouer maintenant, si près du but, alors que le moyen d’obtenir le vaccin qui délivrera l’humanité des Tlunts est à portée de main. Cette idée me galvanise tandis que nous quittons le chaos de la grande salle pour pénétrer dans une alvéole de terrain complètement vide. Là aussi, la voûte s’est effondrée en partie et de nombreux obstacles ralentissent notre ascension vers la surface. Nous avalons pourtant les distances et nous parcourons le labyrinthe de salles et de sombres coursives sans rencontrer les Tlunts. Le capitaine n’hésite à bifurquer que le temps de consulter son bracelet. Soudain, il s’arrête : « Stop. Enfilez vos lunettes. » Suivant l’exemple de Léonand, j’en sors deux paires de mon sac, ainsi que deux couvertures réverbérantes. Je les tends à l’ancien qui me regarde sans comprendre. Viltor, lui, ne peut retenir une grimace d’appréhension. Il ouvre la bouche mais se ravise. Bien sûr, ni l’un ni l’autre ne savent exactement de quoi il s’agit ni comment il convient de les enfiler. Tandis que je règle la sangle des montures de l’ancien, je remarque qu’aucun pli d’amertume ni de souffrance ne marque son visage parcheminé. Il a été heureux malgré la perte de sa famille lorsque les Tlunts l’ont conduit ici. Ses souvenirs, bien sûr, ont dû être effacés, lui permettant une paix que je ne connaîtrai jamais. Mais je réalise que cette paix sera bientôt révolue lorsque nous l’aurons tiré de son ignorance. Nous sommes en train de le déraciner une seconde fois… « Tout cela vous protégera complètement, nous… » murmuré-je au vieil homme en plaçant la couverture autour de ses épaules. Le capitaine explose : « Grouillez-vous, on n’est pas là pour jouer à la poupée ! — Le vaisseau ! s’écrie soudain Léonand. Capitaine, ils ont dû le détruire ! — On conduit la mission jusqu’au bout. — Le quoi ? ajoute Viltor. — Vous, la ramenez pas ! Estimez-vous déjà heureux que je ne vous fiche pas mon poing dans la figure. » Viltor fronce les sourcils et les muscles de sa mâchoire tressaillent. Mais le capitaine le domine d’une bonne tête et fait le double de son poids.

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Nous repartons sans ajouter un mot. Je n’entends plus que les battements précipités de mon cœur. Les Tlunts ont-ils détruit le vaisseau ? Est-ce cela qui a provoqué l’effondrement de la grande salle ? Alors il n’est pas étonnant que nous ne les ayons pas rencontrés. Ils nous attendent en haut ! Nous sommes piégés. « Magnez-vous, nous y sommes presque ! » L’ordre du capitaine augmente mon appréhension. À mes côtés, Viltor murmure à l’oreille de l’ancien. Des encouragements, je suppose, car ce dernier halète piteusement. Nous allons bien vite pour quelqu’un de son âge. Je rejoins Dralus à l’avant du groupe : « Capitaine, lui chuchoté-je. Le vieil homme est à bout de forces. » Il me considère une fraction de seconde avec une moue dubitative puis se retourne pour vérifier dans quelle mesure je dis vrai. « Connerie ! » Malgré sa réponse, le capitaine ralentit le pas. Très vite la roche s’éclaircit au-dessus de nos têtes et, au loin, s’ouvre une bouche de lumière aveuglante. À l’extérieur, pas de Tlunts, mais pas de vaisseau non plus, ni aucuns débris qui témoigneraient de sa destruction. Je conçois l’espoir insensé que nous soyons éloignés de notre point de départ. Dralus le brise aussitôt : « Bordel, glapit-il, où est ce putain de vaisseau ? Que fout Maxin ? » Derrière les verres de mes lunettes, les larmes me montent aux yeux. Je me retourne vers le vieil homme que nous sommes venus chercher. Il est maintenant complètement appuyé sur le bras de Viltor, le visage horriblement pâle par contraste avec ses lunettes, essoufflé et recroquevillé. D’une faiblesse sidérante. Il ne regarde même pas autour de lui ! Comme si cela lui demandait trop d’énergie. Je me rends compte que nous ne connaissons pas son nom : « Je suis le docteur Filtone, lui dis-je en me rapprochant. Je suis désolée que les choses se passent ainsi. Vous vous appelez ? » Il lève le visage vers moi. Je regrette alors qu’il porte des lunettes. J’aurais aimé voir son regard. « Mitsal, me répond-il dans un souffle. — Quand nous serons partis, Mitsal, je vous prouverai que je disais vrai tout à l’heure. Viltor et vous, vous serez bientôt libres, je vous le promets. » À mesure que je parle, j’ai l’impression d’être en train de mentir. Mon frère, lui aussi, m’a juré que tout irait bien. Le capitaine interrompt le flot de souvenirs amers qui me submerge :

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins « Le vaisseau est encore opérationnel, jubile-t-il en regardant son bracelet. Il va nous localiser. » J’ajoute à l’attention des deux esclaves : « Notre vaisseau, c’est ce qui nous a permis de venir jusqu’ici. » * MITSAL Dire que pendant toutes ces années, j’ai cru impossible de connaître la lumière d’en haut ! Or je suis encore vivant, et pas aveugle ! Pourquoi les dieux nous ont-ils interdit ce lieu, soi-disant peuplé de forces maléfiques qu’ils tenaient à distance ? Nous auraient-ils menti, comme le suggère Docteur Filtone ? Hélas, je ne peux regarder de tout mon saoul ni poser les mille questions qui me brûlent les lèvres. J’ai trop mal ! La douleur qui est apparue lors de notre ascension me vrille désormais la poitrine, me coupe le souffle, me courbe. Jamais je ne me suis senti aussi vieux. Je dois m’appuyer contre Viltor pour ne pas chanceler. Respirer lentement. Ne plus faire d’effort. « Le voilà ! » s’exclame le chef des étrangers. Je lève la tête en direction de ce qu’ils appellent vaisseau : un ovale sombre qui descend vers nous d’une allure extraordinairement lente. Puis il s’arrête, suspendu en hauteur par d’invisibles piliers. C’est incroyable, inouï ! Docteur Filtone me propose de monter le premier. Mais comment ? Face à mon hésitation, elle se décide à me précéder. Elle saisit un filet translucide qui vient de couler du vaisseau. Je l’observe qui se hisse dans les airs en escaladant le filet à l’apparence fragile. Viltor et moi nous approchons de celui-ci. Alors que, sur le chemin, le Gardien a été virulent contre les étrangers, il décide de réaliser l’ascension avant moi. À n’y plus rien comprendre… Quand mon tour arrive, mes bras et mes jambes tremblent encore beaucoup. Tandis que je grimpe, j’ai peur de ne pas parvenir jusqu’en haut. Voire de tomber… Je regarde vers le bas pour évaluer quelle distance me sépare du sol. Alors ma vision devient floue et la douleur dans ma poitrine pulse ! On me crie de continuer, de fermer les yeux s’il le faut. Comme ces paroles sont vaines ! J’imagine mon corps brisé lorsque je reconnais la voix de Docteur Filtone. Il faut que j’entende ce qu’elle veut me dire ! Il y a tant de questions que je me suis posées pendant des années ! Sur mon absence de parents. Sur ces rêves, communs à tous ceux de ma génération,

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins où j’étais enveloppé d’un infini de bleu si semblable à celui d’orangé qui m’entoure maintenant. Il ne s’agissait peut-être pas de visions, comme je le pensais, mais de souvenirs de cet autre lieu dont l’étrangère a parlé. Puisant dans mes dernières forces, je continue mon ascension. Je suis presque arrivé ! J’entends distinctement une voix masculine que je ne connais pas, qui demande si la mission est un succès. Docteur Filtone répond par l’affirmative. Comme j’aimerais savoir en quoi je peux l’aider ! Si, dans la grande salle, j’avais pu parler librement devant Viltor ! J’ignore pourquoi il a voulu m’accompagner. Il m’a en effet toujours semblé si dur, si intransigeant. N’est-ce pas lui qui nous a interdit d’évoquer nos visions ? Nos souvenirs en fait. Or rien ne laisse croire que ses certitudes ont été ébranlées par les propos des étrangers… Enfin je prends appui sur une surface solide, lisse et froide. L’homme qui a accueilli Docteur Filtone me tend une main pour m’aider à grimper à bord. Il me sourit en me souhaitant la bienvenue, Viltor à ses côtés, l’air plus renfrogné que jamais. Le vaisseau, pour ce que j’en vois, est une coursive toute en longueur, d’environ douze pas, terne et complètement vide. Docteur Filtone s’approche de moi et, d’un geste, m’invite à l’accompagner : « Nous sommes à l’abri, maintenant. Je vais vous conduire dans la salle la plus importante du vaisseau, le poste de pilotage. Vous pourrez vous y reposer et voir l’extérieur. » Je la suis, même si je me sens plus las que jamais et préférerais m’asseoir dès à présent. Le poste de pilotage, heureusement, ne se trouve qu’à quelques enjambées. Je m’installe sur un siège et jette un coup d’œil rapide autour de moi. Viltor debout au milieu de la pièce. Autour de lui des objets que je ne saurais nommer et des lumières qui clignotent, très nombreuses, au-dessus d’une béance par-delà laquelle on distingue l’infini d’orangé. Le chef des étrangers arrive peu après. Il hurle aussitôt des ordres à ses compagnons. Visiblement insatisfait de leur réponse, il poursuit : « Quelle bande de bras cassés vous êtes ! Vous attendez quoi pour aider nos charmants passagers, qu’on ait les Tlunts au cul ? » Docteur Filtone s’approche aussitôt de Viltor et l’enjoint de s’asseoir à côté de moi en posant sa main sur son épaule. Il sursaute et fait un pas en arrière puis, considérant l’étranger qui ne parle presque jamais, déjà assis et occupé à s’attacher à son siège avec deux larges bandes de tissu, accepte de mauvaise grâce de se laisser lier.

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Quand vient mon tour de voir mon torse et ma taille plaqués par le tissu étonnamment solide, Docteur Filtone a des gestes sûrs mais incroyablement lents. J’ai l’impression tout à coup d’être à la fois très précieux et très fragile. À ma droite, Viltor gigote sur son siège en marmonnant et tente de tirer sur les liens qu’il s’est laissé poser. J’ai trop mal à la poitrine pour essayer de le raisonner. Trop mal… Dès que Docteur Filtone est installée à son tour, la douleur va crescendo, car des vibrations commencent à secouer le vaisseau et se font à chaque instant de plus en plus violentes. Je serre les dents et ferme les yeux pour lutter contre l’impression de dislocation qui me gagne. Viltor, lui, ânonne une prière d’une voix sifflante. Un cri qu’il pousse soudain me fait ouvrir les yeux. Il fixe la grande ouverture : à la place de l’infini d’orangé se trouve maintenant un énorme disque rougeoyant posé dans un lit de noir tacheté d’éclats brillants. Les secousses s’estompent puis s’interrompent. Le brasier dans ma poitrine ne cesse pas de brûler pour autant. Peut-être n’aurais-je pas le temps d’apprendre ce que Docteur Filtone veut me révéler. Peut-être vais-je mourir… Tandis que leur chef échange d’incompréhensibles paroles avec celui qui est assis à ses côtés, Docteur Filtone et l’étranger qui nous fait face se lèvent et ôtent leurs lunettes. Ils s’approchent de Viltor et moi et nous libèrent des entraves nous maintenant sur nos sièges. En un instant, nos lunettes sont aussi enlevées et tout devient plus lumineux. « N’ayez crainte, me sourit la femme. — Je… » essayé-je d’articuler, mais le souffle me manque trop. Docteur Filtone s’accroupit à mes côtés, saisit mon poignet droit et y pose le pouce, là où on sent résonner les battements du cœur. Je cherche un espoir dans son regard, comme si elle pouvait me sauver. Hélas, son visage ne laisse transparaître aucune émotion et mon pressentiment devient terreur. Docteur Filtone se lève en toute hâte et va fouiller dans le drôle de panier qu’elle portait tout à l’heure sur le dos. Elle y prend un appareil long et sinueux puis revient. Viltor esquisse un geste de la main lorsqu’elle le tend vers ma poitrine, mais il se ravise. L’objet est glacial sur mon torse. « Nous devons absolument nous occuper de lui avant de bondir », annonce Docteur Filtone en se tournant vers son chef. Viltor en profite pour prendre ma main, mais je ne sens plus ses doigts contre les miens, seulement d’insupportables fourmillements. Bientôt, j’en suis sûr, je ne sentirai plus rien, nulle part. Bientôt, je serai mort. « Allez-y. Léonand, accompagnez notre docteur. Et grouillez-vous, bon sang ! »

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Viltor et l’étranger m’aident à me relever tandis que Docteur Filtone me parle. Hélas, tout est tellement confus que j’ai du mal à saisir le sens de ses propos. Il me semble qu’elle explique pouvoir me soigner. Comme j’aimerais croire que je comprends bien. Comme j’aimerais croire ses paroles ! « Nous arrivons », indique une voix d’homme alors que nous pénétrons dans une coursive. Docteur Filtone s’éloigne en courant. Elle ne peut pas m’abandonner. Pas maintenant ! On m’allonge quelque part. Je lutte pour garder les yeux ouverts tandis que Viltor se place tout près de moi et me murmure des mots à l’oreille. Tout est vague. La douleur qui irradie maintenant jusqu’à mon cou m’empêche de me concentrer. Ma dernière… Mais soudain Viltor m’abandonne lui aussi. Je le suis du coin de l’œil. Il s’approche en silence de l’étranger penché au-dessus de quelque chose. Il lève le bras très haut. * DOCTEUR FILTONE Je reviens dans la cabine en courant après avoir synthétisé le médicament qui sauvera Mitsal. Je l’aperçois sur son lit, le visage crispé et les yeux clos. M’avançant, je remarque Léonand étendu à terre sans connaissance. Aussitôt après Viltor apparaît dans mon champ de vision, l’arme de notre traducteur en main, mais pointée en direction du sol. Il ne doit pas savoir s’en servir. Quand aurait-il pu observer comment on l’utilisait ? « Qu’avez-vous fait ? » Je me précipite vers le malade et pose mon index sur sa jugulaire. Le cœur bat encore. Il suffit d’une injection et il sera sauvé ! Tout espoir de reconstituer le vaccin n’est donc pas perdu ! « Arrière ! — Son cœur lâche, il a besoin d’aide. — Pas de la vôtre, démone ! » Je dois gagner du temps. « Laissez-moi aider votre ancien, dis-je en passant la seringue dans ma main droite, et je vous expliquerai tout ensuite. » Mitsal gémit soudain, attirant le regard de Viltor sur lui une fraction de seconde. C’est la diversion dont j’avais besoin ! Je lui administre l’injection. « Qu’est-ce que vous avez fait ? demande-t-il en avançant d’un pas en ma direction.

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins — Je l’ai soigné, vous le constaterez vous-même très bientôt. » Être si près du but et risquer d’échouer à cause de l’ignorance de Viltor… Ses yeux exorbités me montrent trop qu’il sera impossible à convaincre dans l’immédiat. Seul Mitsal pourra le faire d’ici quelques minutes. Je dois encore gagner du temps… « Le vaisseau va repartir, il faut retourner au poste de pilotage avant que les secousses ne reprennent. Votre ancien, dans l’état où il se trouve, ne pourra les supporter. Vous ne voulez pas qu’il meure ? » À mon grand soulagement, Viltor acquiesce et me laisse soulever Mitsal qui a déjà retrouvé un peu de tonus musculaire grâce à l’injection, facilitant ma tâche. Il parvient même à marcher en prenant appui sur moi. Bientôt, il sera en état de parler et pourra tempérer son compagnon ! Alors je reviendrai m’occuper de Léonand étendu à terre sans connaissance. Lorsque nous arrivons au poste de pilotage, avant même de voir le capitaine, je l’entends vociférer : « Donne-moi une foutue raison d’avoir pris de l’altitude, et ne me prends pas pour un con. Si tu l’as fait, c’est que tu pensais que les Tlunts allaient nous localiser. Ne crois pas que ça se passera ainsi ! » Il s’interrompt lorsque nous pénétrons dans la pièce. Il ne porte pas son arme à la ceinture, pas plus que son second. Si on m’avait dit que je serais un jour déçue de les voir désarmés… Viltor, quant à lui, pointe toujours son canon en direction du sol mais, comme j’ai pu l’observer tandis que nous nous déplacions, le doigt bien sur la gâchette. Dralus aperçoit l’arme, lève un instant les sourcils et m’interpelle, le regard furieux : « C’est quoi cette connerie maintenant ? » Je tente de lui répondre : « Léonand a été… — Asseyez-vous, interrompt Viltor. — Votre ancien en a bien besoin, on dir… » remarque Maxin, attirant le regard de Viltor vers le vieil homme que je soutiens encore. Il n’a pas le temps de terminer sa phrase que le capitaine bondit dans sa direction. Viltor lève son arme, comme par réflexe. Et le coup part. Dralus se retrouve face contre terre, mort. Non ! Ce n’est pas possible ! « Voilà une bonne chose de faite, commente le second. C’était le plus dangereux et vous l’avez tout de suite éliminé. — Mais…, m’exclamé-je en fixant le capitaine, sans vie, à deux pas de moi.

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins — Docteur, épargnez-moi cette scène pathétique. Occupez-vous plutôt du vieux. » À quoi bon lui répondre ? J’aide Mitsal à s’installer tout en réfléchissant. Je comprends mieux pourquoi les Tlunts ne nous ont pas rattrapés, en bas, et n’ont pas détruit notre vaisseau : Maxin, le second, est un traître ! Mais quelles informations a-t-il livrées à nos ennemis ? Trois fois rien, s’il n’a pas pu communiquer avec eux depuis notre retour à bord. Dans le cas contraire, l’essentiel : je lui ai moi-même dit que nous avions trouvé ce que nous étions venus chercher. Les Tlunts comprendront-ils pourquoi l’ancien nous est si précieux ? Pour ma part, je ne leur dirai rien. La capsule de cyanure me fera taire. Je n’ai plus peur. J’aide Mitsal à s’installer. Ses yeux sont à nouveau ouverts, son regard moins lointain. Il est en état de tout comprendre et, d’ici peu, il pourra parler et ramener Viltor à la raison. « De quelle manière voulez-vous tuer nos dieux ? » La question a claqué dans mon dos. Je me retourne tandis que Maxin répond : « C’est elle qui vous racontera tout ; moi, je ne sais pas. Docteur, à vous l’honneur. » Il faut que je gagne du temps… « Comme nous vous l’avons déjà dit dans la grotte, Viltor, votre monde n’était pas habité il y a trois générations. Les Tlunts, pour vivre, ont besoin de beaucoup de silice. Ou plutôt, les clamps qui abondent naturellement sur votre planète sont bons pour eux. Mais le sol de votre planète est fragile et il ne permet pas que des machines y évoluent pour les récolter. Vous l’avez vu vous-mêmes. Le sol s’est effondré quand celles de… — Réponds à ma question, démone ! » Je tressaille. Il faut davantage de temps à Mitsal… « J’y viens, soyez patients. Les Tlunts tuent des êtres humains, des êtres humains pareils à vous et moi, dès lors que ceux-ci refusent de travailler pour eux et de leur donner toutes leurs richesses. Quelquefois ils prélèvent une partie des habitants d’un monde et, comment dire, effacent leur mémoire. Ils peuvent ensuite les envoyer sur d’autres planètes, afin de les exploiter, sans craindre la moindre résistance. — Vous remarquerez qu’elle ne répond pas à votre question », intervient Maxin.

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Viltor me fait signe de continuer. Tous les muscles de son visage et de son corps sont crispés, comme ceux d’un animal féroce prêt à bondir sur sa proie. « Nous venons du même lieu, appelé la Terre. Il a été rendu inhabitable par les Tlunts il y a une quarantaine d’années. Auparavant, ils ont emmené Mitsal ici pour… » L’alarme du vaisseau m’interrompt. Les Tlunts nous ont repérés ! Combien de temps nous reste-t-il avant leur arrivée ? « Nous devons partir avant qu’il ne soit trop tard ! m’exclamé-je. — Dites-nous tout ce que vous savez, s’amuse le second, cela vous évitera peut-être les joies de la torture. » * LÉONAND J’ai mal au crâne. Comme si ma tête se trouvait coincée dans un étau. Seraient-ce déjà les premiers symptômes de la maladie ? Non, je ne suis pas allongé dans un lit mais sur une surface dure. Le sol… Oui, je me rappelle maintenant, cet abruti d’esclave m’a frappé à la tête. J’ouvre les yeux : la ligne droite où se rejoignent le sol et le mur se dérobe comme si elle était en mouvement. Le vertige me submerge et le goût âcre de la bile envahit ma gorge. Merde ! Ce crétin a fait du bon boulot. Je referme les paupières le temps de tourner sur moi-même afin d’observer la pièce. Plus personne dans la cabine. J’espère que le vieux n’est pas mort. Sinon nous pouvons dire adieu au vaccin. Mieux vaut ne pas imaginer ce qui se produirait ensuite. Le Conseil n’a même pas envisagé la possibilité que les esclaves ne soient pas coopératifs… Quels grands stratèges, vraiment ! Dire que moi-même je ne me suis pas méfié un instant. Comment imaginer que Viltor me frapperait alors que nous avions rejoint l’infirmerie pour nous occuper d’un des siens ? Quel idiot j’ai été ! Pourvu que le capitaine ait réussi à le mater. Oui, sauf que si tel était le cas, quelqu’un m’aurait déjà installé dans un lit confortable. Et je n’ai plus mon arme ! Merde ! Tout repose sur moi désormais, je dois parvenir à me lever malgré la nausée et le vertige. Faire quelque chose. Me redresser même si les murs vacillent. Marcher, un pas après l’autre, pour que mon sacrifice n’ait pas servi à rien. Voilà. Il suffit de prendre appui à chaque enjambée. Peu importe si tout tangue et si mon cœur bat atrocement vite. Je dois savoir qui a pris le

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins contrôle du vaisseau. L’enturbanné, sans doute. Si le capitaine ne s’en est pas chargé, il n’y a personne d’autre. Le docteur ne compte pas, bien sûr, puisque le Conseil l’a choisie pour sa fragilité psychologique. Quant au second, il admire trop le capitaine pour lui voler la vedette. Oui, tout repose désormais sur moi, l’imposteur du groupe ! Moi qui devais n’être qu’un passif vecteur de propagation… Quand je pense que le Conseil a estimé que la mission ne présentait aucun risque ! Nous ne devions même pas croiser de Tlunts, juste rendre visite aux esclaves et leur laisser en souvenir la bactérie mortelle extraite du sol glacé de la Terre, cette bactérie dont les Tlunts avaient cru se protéger en provoquant l’entière glaciation du globe. Et puis, bien sûr, nous devions ramener un des premiers colons d’Inua-b. Je me souviens de mon exultation quand le Conseil m’a appris que la bombe bactériologique que nous rêvions de lancer depuis tant d’années était de nouveau à portée de main et que, de surcroît, nous savions où avait été conduit le groupe d’individus raflés ayant reçu avec succès le vaccin perpétuel. Tout semblait si simple ! J’ingérais la bactérie pour devenir contagieux et les trois autres membres de l’équipage étaient contaminés à leur tour. Lorsque nous débarquions sur Inua-b, nous infestions les esclaves, qui infestaient à leur tour les Tlunts. Nous repartions juste avant que mes premiers symptômes n’apparaissent. Le capitaine et les deux autres, eux, les développaient peu après. On disposait néanmoins d’un sursis suffisant pour ramener à bon port le vaisseau et l’esclave, à qui on avait seulement à prélever des anticorps que sa mémoire immunologique sollicitée lui avait permis de produire. Mais le Conseil a mal prévu. Et si nous ne ramenons pas le vieil homme, non seulement les Tlunts seront décimés, mais aussi tous les humains… Merde ! Et voilà qu’en plus le système d’alarme se met en route ! Les Tlunts nous ont repérés, il faut que nous bondissions. Heureusement, l’entrée du poste de pilotage est en vue et l’adrénaline me donne un surcroît d’énergie. Je m’approche sans faire le moindre bruit. Viltor hurle : « Répondez maintenant. Comment voulez-vous les tuer ? — En fait, commence le docteur, nous voulions seulement nous… » Cette sotte ne va quand même pas dire que tout repose sur l’ancien ! Si elle parle, ce seront finalement les Tlunts qui reconstitueront le vaccin ! À leur propre avantage.

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins « Non ! » lui hurlé-je en me précipitant dans le poste de pilotage, où j’aperçois l’enturbanné avec une arme en main et le capitaine au sol, inanimé. Un tir retentit. Raté ! Je me jette sur Viltor et le fais tomber. Je tente de plaquer le taré au sol. Il se débat farouchement mais je maintiens son poignet en hauteur pour qu’il ne puisse pas me viser. À la limite de mon champ de vision, je vois Maxin qui s’approche en tendant le bras. Il va récupérer l’arme et nous sortir de ce pétrin ! Mais le docteur hurle tout à coup : « Faut pas qu’il prenne l’arme, c’est un traître ! » Un traître ? Qu’est-ce que cela signifie ? Je tire brusquement le poignet de Viltor en direction du sol tout en l’éloignant de moi. La pression qu’il exerçait précédemment pour me contrer facilite la tâche. Mais le mouvement à peine esquissé voilà qu’il presse de nouveau la détente. Maxin perd l’équilibre pour éviter d’être touché. Il s’affaisse sur nous. Le souffle soudain coupé, je lâche le poignet de Viltor. Le second passe ses mains autour de mon cou et commence à serrer. L’air me manque. Je relève la tête pour essayer de me libérer de son emprise mais vois le canon de l’arme braqué sur moi. * DOCTEUR FILTONE Maxin, Léonand et le forcené sont maintenant à terre. Mais c’est encore ce dernier qui tient l’arme ! Puis-je profiter de la mêlée pour la lui prendre ? Je m’approche tandis qu’il lève le bras puis vise Léonand. Non ! Je lui décoche un coup de pied juste en dessous du poignet. Il lâche l’arme qui se trouve projetée un mètre plus loin, près de la porte. Je bondis pour la récupérer, la saisis et fais volte-face : « Lâchez-le, Maxin ! » Il desserre son étreinte sur le cou de Léonand et tourne ses beaux yeux gris dans ma direction. Ils ressemblent tellement à ceux de mon frère… « Jamais vous n’oserez. » Ma main tremble, en effet, il a dû le remarquer. Mais ce que je pense ne compte plus, c’est le sort de l’humanité qui se joue ici. Je dois le tuer. Déjà, Maxin se redresse, plus vite que Léonand qui peine à reprendre son souffle. Viltor, inexplicablement, se met à genoux et pose son front contre le sol, les mains jointes sur la nuque. Peut-être marmonne-t-il encore quelque

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins prière contre nous, mais le système d’alarme couvre ses paroles. Combien de minutes depuis le début de l’alarme ? Combien de temps nous reste-t-il ? Maxin s’écarte d’eux à pas lents sans cesser de me fixer. Au lieu de se rapprocher de moi, il recule. Non ! Il veut utiliser Mitsal comme bouclier ! Ce dernier est déjà dans la même ligne de tir ! Je ne peux prendre le risque de le toucher ! Mais Mitsal s’est détaché et s’est levé ! Il est debout, derrière Maxin qui ne le voit pas. Mitsal tend les bras pour lui saisir les épaules. Jamais il ne sera assez fort pour lui faire perdre l’équilibre ! Il le pousse pourtant et, au même moment, lui fauche les jambes. Maxin chancèle, tombe sur les genoux. Léonand en profite pour bondir jusqu’à moi. Je le laisse récupérer l’arme. Il se retourne et vise Maxin. Le coup part. Maintenant, il y a deux hommes morts dans le poste de pilotage. Viltor, heureusement, reste prostré. Il n’est plus un danger pour l’instant. L’hécatombe devrait s’arrêter là. Je me précipite vers Mitsal qui s’est affalé sur son fauteuil. Son geste lui a coûté beaucoup d’efforts. Mais c’est lui qui a sauvé notre groupe, et la mission, peut-être, si nous trouvons comment faire bondir le vaisseau. Je croise le regard de Léonand, en train de relever Viltor et de le conduire à un siège. Il semble aussi désemparé que moi. « Merci, murmuré-je à l’ancien. Sans vous, nous serions morts. — J’espère que… que vous me raconterez tout. — Reposez-vous maintenant, nous en reparlerons plus tard. » Maxin a sanglé puis ligoté Viltor qui, du coup, est sorti de sa prostration et vocifère : « Les Dieux vont arriver. Ils ont entendu mon appel. Ils vont vous punir ! » Léonand et moi nous approchons des deux corps à terre. « Il nous faut absolument trouver un moyen de partir d’ici, me dit-il. — Mais lequel ? Savez-vous piloter le vaisseau ? — Non, mais nous devons tenter de le faire. Parce que… » Il hésite et s’accroupit près des cadavres. Je l’imite. « Parce que ? demandé-je. — Parce que j’ai propa… — Il vit ! — Quoi ? — Léonand, le capitaine est encore en vie ! — Comment est-ce poss… Mon arme, regardez. Elle n’est pas en position létale. Le forcené aura modifié le réglage sans s’en apercevoir. »

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Inua-b de Léa Silva Illustration de Mickael Martins Comme pour clore notre échange, Dralus ouvre les yeux. Je lui souris tandis que les larmes me montent aux yeux. « Tout va bien ? questionne le capitaine en voyant Viltor attaché. Bordel, mais c’est que vous avez assuré, docteur, et vous aussi Léonand. Jamais j’aurais cru ! » Je ne me vexe pas de ces propos blessants. Mon soulagement ne laisse la place à aucun autre sentiment. « Putain, poursuit Dralus, Maxin y est passé. Ces enfoirés de Tlunts me le paieront ! — Non, le coupe Léonand. Maxin a perdu connaissance, comme vous. Mais il nous a trahis. » J’interviens : « Nous en reparlerons, capitaine. — Ligotez-moi celui-là serré, je l’interrogerai bien assez tôt. Et puis sanglez-vous. On repart au bercail. » Je vais m’asseoir à côté de l’ancien. Il m’interroge. « Pourquoi avez-vous besoin de moi ? — Eh bien… Disons que vous allez permettre aux êtres humains de survivre à une terrible maladie et les libérer de ceux qui les réduisent en esclavage. Je vous raconterai tout après le bond. » J’indique à Mitsal que le paysage que nous voyons depuis le hublot est en train de changer. La naine rouge est derrière nous, ainsi qu’Inua-b. Apparaît maintenant le vide intersidéral, ponctué d’étoiles. Je souris en pensant que les mondes habités, autour de ces étoiles, seront très bientôt libérés des Tlunts. Demain, leur Empire sera moribond. « Comme c’est beau ! » murmure l’ancien. Je me garde d’ajouter que les hommes continueront à jouir de cette beauté-là grâce à lui et je me laisse aller, moi aussi, à la contemplation de ce magnifique spectacle. Mon frère serait fier de moi.

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Léa Silva auteur de la nouvelle Inua-b

LÉA SILVA Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Ma propension à parler de moi est inversement proportionnelle à celle d’écrire des histoires. Un petit mot quand même ? Mettons un petit chiffre… 254, c’est la somme de ma taille, de mon poids et de mon âge. Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? J’ai connu des périodes plus ou moins intenses d’écriture depuis mes sept ans, avec un goût très prononcé pour le court, d’abord poésie puis nouvelles. Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? Je peux avoir une partie du scénario, la première phrase. En fait, c’est très variable d’un texte à l’autre. Mais j’ai beaucoup de chance, je parviens à forcer mon inspiration sur de courtes distances. Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle Inua-b ? Ce qu’elle représente pour toi ? C’est une nouvelle qui était très expérimentale par rapport à mon travail habituel, à la fois du fait des multiples narrateurs et de la longueur du texte. Et, pour moi qui n’ai pas d’imagination visuelle, cette nouvelle est aussi particulière parce que j’ai réussi à voir Inua-b. Du coup, j’ai d’ailleurs écrit une nouvelle non publiée qui se situe dans le même genre de monde. Quel est ton endroit favori pour écrire ? As-tu des rituels ? Mon endroit favori ? Mon lit, avec un cahier à lignes et un stylo qui écrit vite. Hélas, ce n’est pas toujours très confortable pour les articulations. Du coup je tape souvent directement sur ordinateur. En général, j’écris dans le silence (plus ou moins complet en fonction de l’environnement). As-tu un texte dont tu es particulièrement fière et que tu voudrais nous faire découvrir ? Fière, c’est un bien grand mot… Admettons. Je suis fière de certains textes pour lesquels je dois forer au fond de mes tripes. Fille ou garçon, que j’ai posté sur mon blog, fait partie de ceux-là. Le texte se trouve ici.

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Léa Silva auteur de la nouvelle Inua-b Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? Il y a en a beaucoup trop pour que je choisisse. Le dernier en date ? Marguerite Yourcenar et ses Mémoires d’Hadrien. C’est d’une retenue et d’une clairvoyance admirables ! Mais je ne pense pas que Marguerite Yourcenar influence un jour mon écriture (je n’ai pas dit que je n’aimerais pas). En SFFF, mon dernier coup de cœur a été pour la série Les foulards rouges de Cécile Duquenne. Un vrai voyage ! J’attends la suite avec impatience. Quels sont tes projets ? Aucun, en fait. J’ai décidé, pour voir, de ne plus écrire pendant quelques mois. Quand cette période fixée sera finie, la route s’ouvrira devant moi et je ne sais pas encore vers quoi je me dirigerai. Est-ce que tu possèdes une page perso où l’on peut suivre ton actualité ? Celle de mon blog, notée plus haut. Et une page FB qu’on peut trouver facilement. Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? Merci à Roxane Dambre qui avait bêta-lu ce texte et qui a cru en lui avec un indéfectible enthousiasme. Merci aussi à l’équipe de « Mots et Légendes » pour son professionnalisme !

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Rencontre avec Rodrigo Arramon, participant à l'appel à illustrations « Science-Fiction dans tous ses états »

RODRIGO ARRAMON Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Rodrigo Arramon, 40 ans, né au Chili pour ensuite passer ma jeunesse et la première partie de mon adolescence en Afrique. Je suis un dessinateur amateur sous le pseudonyme d’Isangeles et écrivain amateur, mais je viens de basculer du côté « auteur publié » depuis peu. Comment t’est venu le goût du dessin et de l’écriture, à quel âge ? Je me souviens très bien de l’année pour les deux, c’était au Cameroun, à Maroua, en 1985. Mes parents m’avaient abonné au journal Spirou. Je recevais tous les numéros d’un mois en même temps. Ils étaient lus en quelques heures. Je les relisais, encore et encore. J’adorais. L’attente pour les suivants était trop longue. Depuis tout petit je me suis toujours raconté des histoires en les faisant vivre à mon « bigjim », mes trois playmobils et ma boîte de soldats en plastique 1/72 qui m’accompagnaient partout. Un dimanche particulièrement ennuyeux j’ai pris un stylo, du papier, un papier carbone et j’ai commencé à créer mon premier fanzine (je ne connaissais pas le mot à l’époque) : j’y écrivais des articles sur des évènements imaginaires avec une ambiance mystérieuse. Il y avait aussi une BD sur des vautours… J’ai réalisé trois numéros en deux exemplaires à chaque fois… Ce furent les prémices. Par la suite, au lycée, j’ai commencé à vraiment écrire. Des imitations de Lovecraft et de Stephen King, des textes au final très pompeux, très verbeux. Un début de roman de science-fiction aussi. Niveau dessin, je m’inspirais de Tome et Janry. Ensuite, ce furent les études supérieures. J’ai continué à écrire, mais pas à dessiner. Je me suis remis au dessin vers 2007 sur le forum BDAmateur (le forum tout orange). Et depuis je n’ai plus arrêté.

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Rencontre avec Rodrigo Arramon, participant à l'appel à illustrations « Science-Fiction dans tous ses états » Comment abordes-tu la création d’une histoire ou d’un dessin ? Comment te vient l’inspiration ? Pour un dessin, c’est la plupart du temps improvisé. Je commence par dessiner un personnage, dans différentes positions. Quand j’arrive à sortir une pose qui me plaît, je m’attarde dessus, je la retravaille, encore et encore, j’essaye d’imaginer une histoire à ce personnage : d’où il vient, pourquoi est-il là, dans cette attitude ? Je dessine aussi pas mal en rapport avec mes écrits afin d’illustrer le texte, d’avoir un support visuel, comme pour donner un peu de chair à l’être de mots. L’écriture, c’est différent. Je n’attaque jamais une histoire sans avoir au préalable bien réfléchi. Quand je décide d’écrire sur un sujet, c’est parce que le sujet m’intéresse, m’interpelle ou présente un véritable challenge. Je laisse les idées venir, sans les noter. J’y pense avant de m’endormir, ou quand j’ai un moment de libre en écoutant un peu de musique. Au bout d’un certain temps, les idées qui restent, sont les lignes de force de mon futur récit. Je les note sur une page A4. Je trace une frise chronologique et je note le début, le milieu et la fin. Les personnages peuvent alors entrer en scène. Je leur donne une identité, une description. J’ai là le nécessaire pour écrire. Dès lors je prends mon traitement de texte et je me lance dans le premier jet, sans me poser de questions sur la structure. J’ai déjà presque toute l’histoire dans ma tête. Quand je n’arrive plus à avancer, je laisser le texte pendant quelques jours et j’essaye d’imaginer plusieurs suites, plusieurs chapitres avant de continuer. Peux-tu nous parler de ton roman Marl le Chevrier qui vient de paraître chez RroyzZ Editions ? L’idée du roman est née en 1998. Il s’agissait d’un scénario original pour une partie de Warhammer, le jeu de rôle papier. J’ai mis en place une trame, j’ai commencé à faire jouer le scénario. Et puis j’ai été rattrapé par le service

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Rencontre avec Rodrigo Arramon, participant à l'appel à illustrations « Science-Fiction dans tous ses états » militaire. On passait beaucoup de temps à ne rien faire dans ces casernes, surtout après les classes qui durèrent deux mois. Du coup, j’ai posé des idées sur un cahier. Le monde des Territoires prenait forme. J’ai repris ces notes il y a deux ans : je me sentais enfin prêt pour écrire cette histoire. J’ai commencé par une publication courte, sur mon blog. Au total, quarante pages. C’est alors que Nicolas Jéhanno, un camarade scénariste de l’association Chacalprod, m’a suggéré d’envoyer un manuscrit à Emmanuel Millet qui cherchait de la fantasy pour sa jeune maison d’édition. La réponse arriva presque aussitôt : d’accord, mais à condition d’atteindre un nombre de pages plus conséquent. J’ai mis un an à tout retravailler, à allonger le manuscrit. L’histoire a été remaniée totalement environ six fois. Ensuite, il a fallu retravailler dans le détail. Mon camarade Nicolas Jéhanno a été mon « script doctor » et mon relecteur principal sur l’ensemble. Le texte lui doit beaucoup. Voilà pour la création. Marl le Chevrier est une légende que les conteurs réservent pour les longues nuits d’hivers. Marl est un duc qui a hérité d’un duché à l’abandon. La population a quitté les lieux depuis très longtemps. Pour survivre, le grand-père de Marl a mis en place une chèvrerie. L’existence de Marl est assez simple, il ne se pose pas beaucoup de questions. Un jour, un messager du roi le somme de venir à la capitale du royaume. Il doit prendre en charge la princesse Kimrah, septième enfant du Roi. Or, la Tradition raconte que la naissance d’un Septième bouleversera le monde à un tel point que rien ne sera comme avant. La famille de Marl a totalement délaissé l’instruction du jeune homme. C’est un bon guerrier qui n’a aucune idée de ce qui l’attend. Le roman a été composé dans une optique particulière. Il s’adresse à tout le monde bien sûr, mais je visais aussi les personnes qui ont peu de temps pour lire, ou qui n’aiment pas trop lire. Ainsi le rythme est très rapide. Les descriptions vont à l’essentiel. J’ai essayé d’apporter au lecteur toutes les réponses aux questions qui saupoudrent le livre.

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Rencontre avec Rodrigo Arramon, participant à l'appel à illustrations « Science-Fiction dans tous ses états » Quel est ton endroit favori pour dessiner ou écrire ? As-tu des rituels ? Pour écrire, c’est le bureau, ou le salon au milieu des miens. C’est surtout dans la maison des vacances que l’écriture vient le mieux. J’ai une vue sur un grand chêne majestueux. Il y a le calme et une ambiance propice à la création. Je n’ai aucun rituel au contraire du dessin. Je dessine un peu n’importe où, mais c’est toujours avec les mêmes porte-mines. As-tu une création dont tu es particulièrement fier ? Voudrais-tu nous le montrer ? Il y a le croquis réalisé en écrivant Marl le Chevrier : Arstène chevauchant son dragon. Quels sont tes artistes favoris ? Influencent-ils ton travail ? Au niveau écriture, ils sont nombreux. Je peux cependant en citer quelques-uns qui m’ont vraiment influencé. Ray Bradbury tout d’abord et la majorité de ses livres. Philip K. Dick et ses univers dérangeants. David Gemmell, je ne peux pas ne pas le nommer. Il est vraiment la pierre angulaire de mon écriture. J’aime son style percutant, qui va à l’essentiel, ses univers vastes qu’il savait rendre si familiers. En auteurs français j’aime beaucoup Pierre Grimbert et Tristan Lhomme. Pour finir, citons Camus, Malraux et Styron. Niveau dessin, Tome et Janry ! La Vallée des Bannis est en tête dans mon classement des meilleurs albums de tous les temps. J’aime vraiment la période qu’ils ont consacrée aux aventures de Spirou. D’ailleurs mon style vient d’eux. Après, ils sont légion, je ne peux pas citer tous ceux qui me plaisent. Je suis assez curieux et j’aime regarder beaucoup de choses. S’il faut en citer un dernier : Taniguchi.

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Rencontre avec Rodrigo Arramon, participant à l'appel à illustrations « Science-Fiction dans tous ses états » As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Quand j’étais au lycée, en première, j’avais commencé un roman de science-fiction se déroulant sur Mars. Je passais mon temps à le travailler, au lieu de bosser les mathématiques par exemple. Ma prof un jour me lance un peu par provocation : « Et tu fais quoi au lieu de faire des maths ? » Bien sûr j’ai répondu : « J’écris un livre ». Elle n’a rien répondu à cela. Je me souviens de son regard et de son sourire à cet instant. J’ai aimé son respect. Alors j’ai bossé les maths et j’ai délaissé un peu le roman. Il y a peu, elle a appris que j’avais publié mon premier roman. Nous avons échangé des mails et nous avons parlé de cette anecdote. Elle a alors eu ces mots : « je constate avec joie que tu as choisi ton petit chemin de traverse dessiné par le « j’écris un livre » plutôt que de continuer sur les grands rails des « il faut faire des maths », comme le disait Jacques Lacan "il s’agit de ne pas céder sur son désir "c’est ce que tu as fait. » Ces mots me touchent beaucoup. Quels sont tes projets ? Pour l’écriture, avec l’éditeur nous sommes partis pour une série de livres dans le même univers que celui de Marl. On va découvrir divers aspects des Territoires, diverses cultures, plus en détail. Je compte aussi mener à bien le challenge d’écriture entamé auprès de l’éditeur factice Les Deux Zeppelins. Il va normalement se terminer en juillet 2015. Niveau dessin, je viens de terminer les planches de mon webcomics, Les Aventuriers de l’Étrange. Je vais essayer de proposer cette œuvre pour publication à l’association Chacalprod. Du coup, je vais certainement me pencher sur une nouvelle histoire, je ne sais pas encore laquelle. Pour conclure, qu’as-tu envie de nous dire ? Que l’écriture est un bien précieux. Qu’il faut lire, encore et encore et ne pas hésiter à écrire, à croire en ses rêves et ne pas se décourager. Je suis aussi très content d’être dans ce numéro. Pour moi, depuis que je connais votre revue, vous êtes une référence. J’aime la qualité de vos textes, et surtout votre sérieux. Merci à vous et que votre chemin soit des plus merveilleux !

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm

30 JOURS AVANT LA LUMIÈRE Strasbourg. Samedi 6 octobre 2029. Jour 1. Lorsque je m’éveille, l’aube n’est pas encore là. Mes crampes au ventre m’ont de nouveau tiré du sommeil. La souffrance. Elle chauffe au rouge le fer de ma volonté : cette fois, ce doit être la bonne ! J’enfile mon vieux peignoir avant de foncer dans le salon. La décoration y est minimaliste et les fournitures rares : un téléviseur mural, une chaîne hi-fi également encastrée dans la paroi, un sofa de cuir rembourré. Depuis que je vis seul, la beauté de mon intérieur m’importe peu. Le divan se ratatine sous mon poids. Grâce à la ceinture de mon peignoir, que je serre autour de mon bras, une veine ressort au creux de mon coude. J’empoigne l’injection de nanobots abandonnée la veille sur la table basse. Alors que j’approche la seringue, l’aiguille tremble, indocile. J’hésite au moment fatidique de conclure le geste ; j’en sais les conséquences irréversibles. Bien sûr, le gouvernement assure que la cure de longue vie ne comporte aucun risque. La dose m’a été envoyée à la suite des résultats désastreux de mes dernières analyses. Un colis a ainsi atterri dans ma boîte aux lettres, il y a deux jours, sans que j’en aie introduit la demande. En cas de maladie incurable, la procédure du Ministère de la Santé est standard. Le cancer qui a plaqué ses tentacules malins un peu partout dans mon corps me désigne comme le parfait client. Alors, de quoi ai-je peur ? D’être transformé à jamais, certainement. Quarante-huit heures durant, j’ai repoussé l’injection. Un délai raisonnable pour retarder les tâches ménagères ou le règlement des factures, mais lorsqu’une myriade de pieuvres vous dévorent de l’intérieur, deux jours, c’est beaucoup. Ce matin, je me suis interdit de tergiverser. Allez ! L’aiguille se fraye un chemin dans l’épiderme blême, traverse la membrane de la veine. J’actionne le piston. Léger picotement, puis plus rien. Je repose la seringue sur la table et imagine les millions de petits robots batifolant dans mon sang, apparemment désœuvrés, éparpillés au hasard de leur dérive. En réalité, ils s’empressent de rejoindre leur destination. Ensemble, ils me tireront des griffes de la mort. Je m’adosse plus confortablement dans le sofa, à l’affût de sensations inédites. Rien. Je me tourne les pouces, les mains croisées sur mon ventre bedonnant. Mon cancer n’a même pas eu la décence de me faire perdre du poids, l’inutile !

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm De toute façon, pour un type de quarante-quatre ans, mon surpoids reste raisonnable. Et qui d’autre que moi se préoccupe de mon physique ? Mes élèves du lycée-collège Pierre Clostermann ? Si mon aspect les rebute, je m’en moque. Ma femme ? Remariée depuis longtemps. Et je ne fréquente personne pour le moment. Je m’imagine d’ailleurs mal entamer une relation. « Avant de nous rendre dans ce sympathique restaurant où je nous ai réservé la meilleure table, apprenez qu’un cancer en phase terminale me ronge les entrailles. Oh ! Je n’en mourrai pas, rassurez-vous ! Je subis une thérapie des plus efficaces, quoiqu’un peu intrusive. Non, rien de méchant ! Je vais juste me transformer en une espèce de cyborg. Que ? Vous partez déjà ? » Pas de petite amie, donc. La seule à qui je tiens profondément, c’est ma fille. Et elle n’a plus rien à faire de moi. Mon regard erre à travers la pièce et s’accroche à la seule photographie de mon appartement, un portrait d’Anne à treize ans, dans un cadre suspendu au mur. Elle n’était pas beaucoup plus âgée la dernière fois que je l’ai vue, il y a neuf ans de cela. Son fin visage aux boucles blondes sourit à l’objectif. Je me demande si elle va bien, si le Sénégal lui plait, si son investisseur de mari – cet idiot ! – la traite comme elle le mérite. Je reporte à nouveau mon attention sur mon corps. Cet amas indolent de chair et d’os ne daigne toujours pas m’envoyer le moindre signal sur sa situation. Cette léthargie indique-t-elle qu’il se prépare à des transformations radicales ? Et si des effets secondaires apparaissent, quand se décideront-ils à le faire ? Bah, on est samedi matin ; j’ai tout le week-end pour m’accommoder d’éventuels désagréments. Cela tombe bien, la perspective de me donner en spectacle face à mes élèves ne me réjouit pas. Mais, pour le moment, rien. Pour me calmer les nerfs, j’ordonne à la chaîne hi-fi de me passer du Mozart. La Petite Musique de nuit ne tarde pas à s’élever des quatre coins de la pièce. Il y a de cela des décennies, quelqu’un a écrit que Mozart s’était accordé lui-même, tel un instrument, sur une sorte d’harmonie naturelle capable de faire vibrer ses auditeurs. Les plus audacieux avançaient que le compositeur « jouait du corps humain » avec sa musique. La mélodie m’entraîne allegro dans son maelström joyeux. En cet instant de grâce, je jurerais que les audacieux ont toujours raison.

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm * Voilà comment j’ai démarré la cure de longue vie. Nous sommes samedi soir. Il est maintenant 20 h 32. Je suis assis devant mon petit bureau installé près du lit. Après chaque phrase jetée dans ce journal, je plonge une cuiller dans une coupe réfrigérante pleine de glace au chocolat et la suçote avec plaisir. Le chien de l’appartement d’à côté donne de la voix, fidèle à ses habitudes vespérales. Réglé comme un métronome, il pousse deux brefs aboiements toutes les trois secondes. On se demande après quoi il peut hurler. J’espère que ce corniaud va se calmer. Pourtant, il m’énerve un peu moins que d’habitude. Aucune différence notable depuis l’injection de ce matin. Je ne me sens ni mal, ni bien. La prochaine entrée sera sans doute dédiée à la description des premiers effets, quels qu’ils puissent être. Je me demande, un peu tard, pourquoi je n’ai pas reçu plus de détails à ce propos. Mardi 9 octobre 2029. Jour 4. C’est la pause de midi. Henry Genêt, qu’une poignée d’années sépare de la retraite, et moi-même, sommes assis à un bout de table dans la cantine réservée aux professeurs. La pièce au mobilier de métal et de plastique bourdonne du babil insipide de nos collègues, tous plus jeunes et bien entendu plus malins que nous, les « vieux ». Nous évitons d’ailleurs de nous immiscer afin de donner un avis peu sollicité et, pour être honnête, souvent raillé par nos confrères en couches-culottes. Nous nous contentons, comme d’habitude, de siroter un café amer dans notre coin. Depuis samedi, aucun effet de l’injection ne s’est manifesté. Je commence à redouter l’inefficacité de la cure. Pourtant, un million de nanobots, même microscopiques, ne s’évanouissent pas comme ça dans le système sanguin sans laisser de traces. Et si on m’avait envoyé un placebo ? Si la cure de longue vie n’était qu’une vaste expérience psycho-médicale ? Par ailleurs, je n’ai pas encore osé partager avec Henry ma décision d’accepter ce traitement. Je l’ai toujours connu d’un passéisme véhément, ce briscard de l’Éducation nationale ; je ne doute pas qu’il me réprouverait, même s’il était au courant de mon état de santé. Maintenant que j’ai accompli l’irréversible, que je ne peux plus revenir en arrière, il me prend l’envie de recueillir son avis.

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm — As-tu entendu parler du nouveau programme de guérison des maladies incurables ? Ils l’appellent le plan de longue durée… non, ce n’est pas ça… le projet d’allonge-vie… — La cure de longue vie ? Je réponds innocemment, entre deux gorgées de café : « C’est ça ! » — Rien que d’y penser, cela me donne la nausée. Ce traitement sadique transforme le corps en machine ! Pour l’instant, c’est vrai, on le propose aux condamnés, mais dans quelques années, on l’imposera aux grabataires, aux vieux, à tout le monde ! On nous enverra par paquets de cent travailler dans les champs, les usines, les industries lourdes. Tu verras ! Mon rire sonne faux. — D’abord, on n’est pas transformé en robot. Seuls les organes essentiels… — Oui, c’est ce qu’ils affirment là-haut. Les lobbies médicaux sont de mèche bien sûr. L’escogriffe a l’air sérieux, avec ses cheveux blancs en bataille et ses yeux bleu délavé aux poches de dimensions marsupiales. Je m’attends toujours à ce qu’un bébé kangourou en sorte son adorable museau. Ne dort-il pas, la nuit ? Il soupire. — Personnellement, je préfère mourir plutôt que subir ça. — Très courageux, surtout quand on n’est pas malade. — Je suis assez vieux – et donc proche de l’incinérateur – pour que mon opinion soit valable. Pour une fois que ma sénilité imminente me donne le droit de m’exprimer, tu ne vas pas m’en priver tout de même ! Nous nous esclaffons de bon cœur. — Bon, n’en parlons plus. Il hoche la tête. — Raconte-moi plutôt comment cela se déroule avec Jérôme Carême. Je l’avais dans ma classe l’année dernière. En voilà un qui ne me manquera pas. Je réfléchis avec soin à ma réponse. Âgé de quatorze ans, ce garçon vient de passer sous ma houlette, mais je commence déjà à bien le connaître. La moitié du temps, c’est un élève doué. Il en consacre le reste à se comporter en véritable crétin congénital. Disons que je l’apprécie à mi-temps, que j’ai un demi-faible pour sa personnalité. Il est notoire que, chez l’adolescent (et de nombreux adultes), l’idiotie coexiste plus ou moins bien avec l’intelligence. Probablement se regardent-elles en chiens de faïence, chacune dans leur coin du ring cérébral, mais elles s’accommodent malgré tout de la si-

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm tuation. Là, j’ai décrit le cas de l’ado moyen, ce que Jérôme n’est pas. Il parvient à pousser à l’extrême stupidité et clairvoyance, en leur conservant une habile cohabitation. La paix de ce ménage forcé semble basée sur une sorte d’alternance aléatoire des prérogatives de chaque conjoint. Un instant futé au possible, arriéré comme pas permis le suivant, il s’arrange, si on lui laisse la bride sur le cou, pour entraîner ses petits camarades dans la déconne et le chahut. Dès le début de l’année, j’ai pris le parti de rendre le cours très interactif et je n’hésite pas à piquer l’orgueil de Jérôme afin de le motiver à participer aux débats. Cela ne fonctionne pas trop mal. Je tire une certaine satisfaction de voir le jeune rebelle se triturer les méninges pour deviner les raisons d’une décision politique ou militaire puis d’en imaginer les conséquences historiques. Je m’abstiens de faire part de mes réflexions à Henry. Même si je l’aime bien, son côté blasé m’énerve parfois. Les élèves du lycée-collège Clostermann l’appellent Vieux Grincheux derrière son dos, à cause de son air bougon et de ses ronchonnements légendaires. Je ne lui ai jamais mentionné ce surnom affectueux. En définitive, j’évite avec lui toute discussion se rapportant à notre vocation, excepté les aspects difficiles. Là, il démarre au quart de tour. Puisqu’il proclame que Jérôme Carême ne lui manquera pas, je m’avance en terrain connu. Pour lui faire plaisir, je m’exclame : « Carême ? Un emmerdeur ! » — Une canaille ! En matière de cancrerie, c’est l’As des As de Clostermann ! J’ai pourtant eu une sacrée surprise hier. Ses parents sont venus me trouver. Ils pensaient que j’étais encore son professeur d’Histoire. Ils m’ont félicité d’avoir insufflé à leur rejeton le goût de cette matière. Il paraît même que Jérôme « lit des livres à la maison » ! Ah ! Je leur ai annoncé que « Moi, j’étais le professeur de l’année précédente. Oui, oui, celui chez qui votre fils ronflait pendant les cours ! Cette année, c’est Frédéric Gréber qui lui enseigne l’Histoire. » Tu aurais dû voir leurs têtes, ils ne savaient plus où se mettre. Évidemment, je ne me pavanais pas non plus. En réalité, je suis sûr qu’il s’en fiche pas mal. Il a perdu le feu sacré depuis longtemps. — Tu te montres trop gentil avec tes élèves, c’est ça qui les endort. Moque-toi de leur acné ou jette-leur une craie dans l’œil, tu verras, ils resteront sur le qui-vive ! Il opine du chef en souriant. — Tu as sans doute raison. Je tenterai le coup la prochaine fois.

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm Une intuition me saisit, ou peut-être l’habitude : la pause de midi est finie. Je jette un œil à l’holorloge placée au-dessus des portes vitrées du mess. Au mur, les chiffres rouges passent à 13 h 30. La sonnerie habituelle bat alors le rappel des troupes. Henry se lève et sort rejoindre sa classe. J’attends que la pièce se vide pour avaler une des capsules nutritives livrées chez moi avec la seringue de nanobots. J’en gobe six chaque jour. * L’après-midi se déroule sans encombre. Je rentre chez moi par le bus de 17 heures. J’y grimpe l’esprit léger et la démarche souple. Il me semble que, si le traitement engendrait l’un ou l’autre inconfort, j’en aurais déjà éprouvé certains effets au cours de ces quatre premières journées. Or, je ne me suis jamais senti aussi détendu. D’autre part, si la cure de longue vie n’était pas au point, un suivi médical serait obligatoire ou au moins proposé. La mécanique doit être bien huilée. Je glousse en reliant cette expression au travail des nanobots à l’intérieur de mon corps. Mécanique bien huilée… Du moins, il faut l’espérer. Arrivé à mon appartement, au cinquième étage d’un petit immeuble moderne, j’allume la télévision murale. Tout en me préparant une côtelette d’agneau, accompagnée de légumes et de pommes de terre au four, j’écoute d’une oreille distraite les nouvelles du jour. Un journaliste les débite avec application. L’apoplexie le guette au détour de chaque phrase. Je touille la sauce dans le poêlon, quand la dévastation de la partie sud de Sumatra attire mon attention. Un tsunami a encore frappé. Les désastres focalisent en général les regards : il faut croire que je ne vaux pas mieux qu’un autre. Je tourne donc la tête pour faire le plein d’images sordides et réconfortantes. Captivé malgré moi par le défilé de scènes cruelles, je ressens soudain une douleur cuisante à la main. En sursaut, j’ôte du bord ardent du poêlon la paume maladroite qui s’y reposait à mon insu. J’observe la brûlure, incrédule. À présent, mon corps m’avertit de la lésion, mais je n’ai déjà plus mal, pas réellement. Je suis conscient de la souffrance physique sans l’éprouver, sans qu’elle m’éprouve. À l’endroit atteint, la peau rougeoie comme la braise. Au centre, elle présente même une teinte grise de calcination. Dans l’air flotte, parmi les arômes de tomate et de basilic de la sauce, une puanteur âcre assez caractéristique : mon épiderme exhale une odeur de plastique carbonisé ! Une preuve que le traitement est activé dans mon organisme ? Je ne sais si

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm je dois me réjouir de ce changement… Cependant, je conçois un certain soulagement à ce que la première manifestation des effets secondaires soit bénéfique. La douleur devenue simple information, voilà qui ne manque pas d’attrait ! Je goûte la sauce à la spatule, et me sens encore plus content de moi : elle est succulente. Avant de m’installer pour manger, j’avale une des capsules qui remplaceront bientôt toute autre nourriture dans mon régime alimentaire. Elles fournissent aux nanobots le matériel de construction nécessaire pour mener à bien leurs tâches de petits ouvriers. Quand ces microconstructeurs auront muni mon corps d’organes synthétiques, éliminant par la même occasion toute trace de cancer, je n’aurai besoin de rien d’autre que ces gélules pour me sustenter. Avant que cela n’arrive, je désire profiter un maximum des plaisirs de la table. J’attaque donc la côtelette avec appétit. Repu, je m’affale sur le sofa et demande à la chaîne hi-fi de me jouer l’ouverture de « Don Giovanni », mon passage préféré de Mozart. La soirée se termine tranquillement. Lundi 15 octobre 2029. Jour 10. Les mâchoires d’un sommeil lourd me recrachent à la réalité, un peu avant que le réveille-matin n’entonne son petit air d’opéra vivifiant. Un coup d’œil à l’holorloge m’apprend qu’il est six heures et demie. Une sensation oppressante m’envahit, comme un poids sur ma poitrine. Je songe d’abord que cela a trait à l’atmosphère qui règne dans la pièce. Tout est immobile, tel que l’on peut imaginer, bien entendu, dans une chambre à coucher par une heure si matinale. Cependant, l’air me paraît plus moite et plus stationnaire que d’habitude. J’éprouve l’impression soudaine d’être mort, ainsi enveloppé d’une ambiance digne d’une morgue. Une sombre clarté filtre des persiennes. Le ciel tarde à ôter son vêtement de nuit, mais cela n’explique pas mon sentiment. Tout à coup, je prends conscience de mon corps, figé de manière parfaite sur le dos, mains posées à plat sur le matelas. J’identifie alors la raison de mon inconfort. Je ne respire plus. Plus du tout. Je suis un cadavre. * Un petit-déjeuner sommaire – mon appétit semble s’être envolé avec mon dernier souffle – me ramène à grand-peine parmi les vivants, de cette espèce rare dont les poumons ne se gonflent plus d’oxygène. Peut-être même

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm ont-ils complètement disparu, remplacés par un appareillage complexe au fonctionnement obscur. Dix jours depuis l’injection. Cela paraît vraiment rapide pour un changement si important. Je me figure la suite : mon foie fondu en une bouillie glucosée, mes intestins réduits à peau de chagrin, mon estomac digéré par les nanobots. Cela arrivera bientôt. Pourquoi m’ennuyer encore à manger, alors que mon œsophage resserré s’y oppose, alors que mes papilles n’ont plus de gustatives que le nom ? Je repousse le toast beurré et gobe une capsule. * Les classes du matin se déroulent sans problème notable. Malgré ma découverte perturbante du lever, je constate chez moi un plus grand calme, une maîtrise supérieure de mes émotions face à certains élèves – Jérôme Carême pour ne pas le nommer –, ce qui me permet d’assurer le cours d’une manière plus sereine que d’habitude. Le soir, j’observe depuis le canapé la photo de ma fille sur le mur. Peutêtre devrais-je l’appeler ? Des années, j’ai refoulé ce désir de la contacter, par crainte de me heurter à une montagne de rancœur. Je l’imagine mieux décharger sa bile que m’accueillir avec tendresse. Que lui dirais-je ? « Oui, ma chérie je t’ai laissée tomber quand ta mère m’a quitté et m’a volé ta garde. Oui, j’ai désapprouvé ton mariage. Oui, à présent, j’ai à nouveau besoin de toi dans ma vie. Pas intéressée ? Même pas un peu ? Ah. » Pourtant, cette crainte d’être repoussé a levé les voiles. À n’en pas douter, l’approche de la mort m’a débarrassé de ce genre d’appréhension. Je pourrais donc l’appeler, je m’en crois capable. La vérité m’apparaît alors dans son plus simple appareil : je n’en ai plus vraiment envie. Après ces années de séparation, la peine s’est envolée. Est-ce normal ? Cela m’effraie et je me promets de téléphoner quand même à Anne, mais un autre jour. Je réclame mon Mozart à la chaîne hi-fi. La symphonie quarante en sol mineur fuse, élégante et tragique. Je savoure les prémices du plaisir musical. Après quelques secondes, ce délice anticipé ne débouche sur rien. Mes tympans vibrent sans générer le frisson attendu. Pourquoi ? Que se passe-til ? Je me découvre un nouveau sens de l’ouïe, plus développé et complet qu’auparavant. Je peux caler mon oreille sur la mélodie de chaque instrument, enregistrer la moindre hésitation, l’infime retard d’un musicien sur le reste du groupe. Le plus bref des silences ne m’échappe pas. Je discerne chaque vibrato. La musique, qui pour moi s’apparentait à une vague déferlante d’émotions brutes, s’est transformée en pluie monotone. Impuissant,

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm j’en subis chaque goutte. Elles s’écrasent sur mon cerveau, agaçantes comme un essaim de mouches. L’harmonie ne relève pas d’un acte de magie créatrice, mais d’un stupide phénomène ondulatoire. C’est affreux, insupportable. Enfin, non. Cela me laisse indifférent, ce qui est pire, peut-être. Je ne sais plus. Je comprends que, tout comme pour la douleur, je peux ajuster ma conscience pour ignorer totalement les notes. J’arrête tout de même la musique devenue inutile. Dans la foulée, j’éteins la lumière et demeure assis dans le noir. Il faut voir le bon côté des choses. Quand le chien du voisin aboiera, je n’aurai qu’à « couper le son » pour être tranquille. Jeudi 25/10/2029. J20. Au détour de l’un des hauts couloirs vitrés de l’école, Jérôme Carême discute à bâtons rompus avec François Brieux, un de ses amis. Ils ne me voient pas approcher parmi la foule d’étudiants qui attendent leur professeur devant leur classe. — Cet après-midi, on a deux heures avec Vieux Grincheux, soupire Brieux, ça me déprime d’avance ! Vieux Grincheux, le surnom peu imaginatif dont les élèves ont affublé Henry. Je ne souhaite pas en entendre davantage et poursuis ma route, me faufilant comme une ombre derrière l’attroupement afin de m’éclipser. — Ouais, mais c’est plus le pire, maintenant, répond Jérôme. Gréber le bat à plates coutures dans la nullité la plus nulle. Putain, qu’est-ce qu’il est devenu mou depuis qu’il a perdu son bide ! Il récite ses notes comme un robot. J’ai failli m’endormir à son dernier cours. Je fais profil bas et m’éloigne. Jérôme ! Jérôme Carême, mon petit monstre apprivoisé, n’apprécie plus mes cours ? Incompréhensible ! Et j’ai tant maigri que ça ? Je ne m’en étais pas rendu compte. Le midi, je partage cette expérience déconcertante avec Henry. Il me fixe de ses gros yeux pochés. — Il fallait s’y attendre, Fred. Tu ne peux pas prévoir les réactions d’un gosse comme Jérôme. Tu l’as hameçonné pendant quelques semaines, c’est déjà un beau résultat. Dans un mois ou deux, il s’intéressera peut-être de nouveau à l’Histoire. Là, il se trouve dans une phase où ses fâcheuses habitudes prennent le dessus. Ça lui passera. — Je ne sais pas… Je n’ai pas eu cette impression. On aurait plutôt dit qu’il regrettait de ne plus se passionner pour mes cours. C’était étrange.

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm — Ces gamins sont bizarres, que veux-tu, c’est l’âge ! Pourtant, tout en prononçant ces mots, il me scrute comme si la bizarrerie, c’était moi. * Je me dirige vers mon domicile à pied. Comme toujours, j’ai la tristesse déambulatoire. Une fois arrivé, je tourne en rond un certain temps sans savoir que faire. Pas question de me mitonner un petit plat ni d’écouter un bon morceau. Je contemple la photo au mur. Mû par une impulsion soudaine, je décroche le téléphone et compose un numéro que je garde depuis des lustres dans la mémoire de l’appareil. Peu après le départ d’Anne au Sénégal, Henry me l’a transmis. Il y a bien longtemps, il était un ami de la famille, avant qu’elle n’éclate. Je sais qu’il est resté en contact avec ma fille. Cela me permet d’ailleurs de recevoir de rares nouvelles d’elle. Et son numéro de téléphone, aussi. « Appelle-la », avait conseillé Henry en me tendant le bout de papier où il avait griffonné les chiffres. Jusqu’à aujourd’hui, je ne les avais encore jamais regardés. La sonnerie retentit plusieurs fois. Enfin, la voix d’Anne s’échappe du combiné, plus grave et rauque que dans mon souvenir. — Allô ? — Anne. C’est ton père. — Papa ? — Oui. Silence. Mon cerveau mouline, mais je ne trouve rien à dire, même pas une banalité qui lancerait la conversation. Anne ne m’aide pas. Je lâche bêtement : « J’ai été très malade, tu sais. Là, ça va mieux. » — C’est pour m’apprendre ça que tu me sonnes ? Ce n’est pas le cas. Mille fois, j’avais voulu l’appeler pour lui expliquer ces choses qui m’échappaient à l’époque. J’avais souhaité lui parler de mon sentiment de frustration et de rejet après ma rupture avec sa mère et surtout après qu’on m’ait retiré sa garde. J’avais morflé et j’avais eu la mauvaise réaction de m’éloigner comme un animal blessé cherche à distancer le chasseur et son fusil. L’image me paraît juste, car qu’a fait mon ex-femme sinon utiliser ma fille comme une arme pour me jeter au sol ? Traumatisé jusque dans ma chair, j’avais fui. Alors que je repense à tout cela, il me semble que ces actes manqués et leurs motifs flottent à présent dans les brumes du passé. Anna, sans doute impatiente d’en finir, répète sa question.

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm — Dis, c’est vraiment pour m’annoncer ça que tu me sonnes ? — Je… Je crois, oui. Elle me raccroche au nez. Je repose le combiné dans son encastrement. Le clapet de la cache coulisse en position fermée. Je m’assieds sur le sofa. Mon cœur s’arrête de battre. Littéralement. Je comprends d’instinct ce qui se passe, car l’intérieur de mon corps, autrefois aussi muet qu’aveugle, me parle à présent. Les plans de ma structure interne m’apparaissent en filigrane. Concernant le cœur, le rapport est clair : les nanobots ont terminé la micropompe destinée à le supplanter. Grâce à elle, ce qui me tient lieu de fluide vital circule en continu, sans les saccades et les bouillonnements causés par la contraction des ventricules. La transformation de mon organisme a atteint son terme. Elle a changé mon existence d’une façon étonnante. Si le calme est souverain à l’intérieur de moi, il règne également sur ma vie quotidienne. J’ai toutefois identifié un désavantage à l’affaire : mes passions se sont fanées de concert avec mes tissus. Une quiétude les a remplacées qui n’est cependant pas désagréable. Je pense m’investir davantage dans mon travail à l’école. Vendredi 26/10/2029. J21. Le directeur de l’école m’a convoqué dans son bureau lors de la pause de dix heures. Il m’y annonce ma mutation. — Ces transferts sont fréquents pour les personnes qui suivent la cure de longue vie, m’assure-t-il avec un sourire séraphique. — Vous êtes au courant de mon traitement ? — Vous êtes bien placé pour savoir que le gouvernement s’inquiète toujours du bien-être de ses employés. Vous trouverez le vôtre au sein de cette nouvelle affectation, j’en suis persuadé. — C’est inattendu… Où vais-je donc enseigner ? Pas trop loin, j’espère. Nous autres professeurs sommes fonctionnaires assermentés de l’état. Cela veut dire qu’on peut nous déplacer à tout moment comme des pions sur un échiquier. — Vous ne donnerez plus de cours. Cette occupation n’est plus adaptée à votre situation. L’état vous envoie dans une fabrique de munitions. Je proteste. Mollement.

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm Jeudi 01/11/2029. J27. Le travail à la chaîne me déplaisait au début. Je m’y suis habitué en une petite semaine. On trouve une certaine sérénité dans la succession des gestes identiques. C’est rassurant. Grâce à mes muscles renforcés, la tâche ne me fatigue pas trop. Je suis content. Henry me sonne de temps en temps. Je ne décroche jamais. Va-t-il me laisser en paix enfin ? Ce journal est inutile. Les phrases que je couche là en constituent la dernière entrée. Je le termine parce qu’il faut toujours finir un travail entamé. C’est une des excellentes règles de l’usine. Demain, une bonne journée de labeur m’attend. Dimanche 4 novembre 2029. Jour 30. Tout est fini. Nous sommes le dimanche 4 novembre, soit le jour 30. 30 jours, 30 longs jours se sont écoulés depuis l’injection. Des faits importants sont survenus depuis que j’ai pensé terminer ce journal une première fois. Je le rentame afin d’en achever l’écriture pour de bon. Voici mes aventures d’hier et d’avant-hier, racontées comme j’aurais pu le faire à l’instant où je les ai vécues. Il me faut laisser une trace de cette expérience. Pour ne pas oublier, pour que personne n’oublie, je me suis attelé à décrire chaque moment tel que je l’ai ressenti, même si je ressentais peu. Reprenons cette histoire à ce qu’aurait été l’entrée de vendredi. Vendredi 02/11/2029. J28 Ce matin, au lever, je prends la seconde de mes douches hebdomadaires. Mes glandes sudoripares ayant disparu, il devient rarement utile de me laver. L’eau froide roule sur ma peau synthétique sans me causer de sensation inconfortable. Je note un bruit de pas dans le living. Je m’entoure d’un linge quand deux hommes font irruption dans la salle de bains. Je reconnais Henry, mais n’ai jamais vu le second, un grand roux au regard chafouin. Ils m’empoignent et me traînent jusqu’à la chambre. L’étoffe en éponge glisse de mes reins. Je me retrouve nu comme un ver sur le lit. Aucun mot n’a été prononcé. — Que faites-vous ? Henry ! — Je t’avais prévenu à propos de la cure de longue vie. C’est un désastre. Je m’en veux de ne pas avoir réagi plus tôt, mais tu m’avais fermé la porte. Là, je ne peux pas rester sans intervenir. Damian va t’injecter des nanobots

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm qui détruiront les autres. Ta transformation physique est achevée et ta maladie ne risque pas de réapparaître. Cela ne te causera donc aucun mal… (Il se tapota la tempe de l’index avant de poursuivre) et ça sauvera ce qui peut l’être sous ton crâne. Je me redresse en position assise sur le matelas. — Qu’est-ce que tu racontes ? Mon corps a subi une métamorphose, pas mon cerveau. Le gouvernement est formel à ce propos. Et je me sens bien, heureux même. — Peut-être le crois-tu, mais bon Dieu, tu as perdu l’emploi qui te passionnait ! Tu assembles des munitions dans une usine, et je suis certain que tu accomplis cette tâche avec le sourire, par-dessus le marché ! — Évidemment. Je me satisfais de mon sort. Mieux : je suis heureux grâce à ma nouvelle anatomie et à la seconde vie qu’elle m’a apporté. — Même si la propagande sur la cure et son innocuité était vraie, tu ne peux pas nier avoir changé, Fred, et pas seulement de corps. Si tu n’es plus le même, c’est en partie parce que tout ce qui altère l’organisme finit par se répercuter sur l’esprit. Néanmoins, une autre raison s’ajoute à ce simple principe. Le gouvernement ment. Vu la modification radicale de ton caractère, je doute que les nanobots se soient arrêtés aux portes de ton cortex. Ils sont en train de parachever leur œuvre et leur ultime coup de pinceau, ils l’appliqueront sur ton cerveau. On peut encore stopper ça ! Une analyse minutieuse de la posture levée des sourcils d’Henry et de leur léger tremblement, de la dilatation de ses pupilles, et de la manière dont il se frotte les doigts, m’apprend qu’il s’inquiète réellement pour moi. Ses allégations transpirent la sincérité, mais pense-t-il vraiment pouvoir juger de ce qui est bon pour moi ? Je suis en paix comme jamais depuis des années, et il souhaite me retirer cela au nom de mon bonheur ? J’ai menti en affirmant être heureux, cependant n’est-il pas suffisant de pouvoir compter sur un corps guéri et solide, ainsi que sur une âme sereine ? À quoi bon rechercher à tout prix une allégresse vertigineuse ? Si je décide que la félicité revient à l’absence de toute douleur psychocorporelle, Henry doit le respecter. Je le lui explique. Il secoue la tête. — Pardonne-moi, Fred, il n’y a pas d’autre moyen. Plus que jamais, il m’est pénible d’endosser le rôle du Vieux Grincheux, mais c’est pour ton bien. Sur ces mots, il fait signe au rouquin. Ils m’immobilisent, un de chaque côté du lit. Damian m’injecte un produit dans le cou. Je sombre dans l’inconscience.

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm Samedi 3 novembre 2029. Jour 29. J’ouvre les yeux tôt ce matin, dans la maison de campagne d’Henry. La chambre d’amis y est jolie, peinte en blanc. Des poutres y parcourent le plafond, piquetées d’anciens trous d’insectes. Un mal de tête me cogne le crâne. Je réduis la douleur à un filet presque imperceptible. Les événements de la veille me reviennent en mémoire. Je suis resté endormi une journée et une nuit entières ! Sur le guéridon, à côté du lit, on a placé mon journal intime, un téléphone portable, la photo d’une jeune femme blonde posant devant un baobab ventru, et une note griffonnée sur une feuille de carnet. Je reconnais sans peine le visage d’Anne sur la photo. Elle s’approche de l’idée que je me figurais d’elle. Quant au message, il est écrit de la main d’Henry : Je suis parti travailler. Tu trouveras, derrière la photo, le nouveau numéro de ta fille. Elle en a changé à la suite de ton coup de fil de la semaine passée. Elle m’a appelé il y a quatre jours pour me reprocher de t’avoir donné l’ancien. Elle m’a également raconté à quel point tu lui avais semblé étrange lors de votre discussion, et que tu avais mentionné une maladie grave. J’ai reçu à ce moment la confirmation de mes soupçons à propos de ta cure de longue vie ! J’ai aussitôt révélé ma découverte à Anne. Je lui ai aussi réexpliqué presque tout ce que tu aurais dû lui dire depuis longtemps. J’ai déjà plaidé ta cause par le passé, tu le sais… J’ose espérer que, cette fois, tu compléteras en personne mes lacunes : elle attend ton appel. Reposetoi. À ce soir. Amitiés, Henry PS : si tu en as le courage, j’aimerais que tu termines ton journal, afin de laisser un témoignage des effets de la cure. C’est important. Brave Henry. En voilà un qui n’abandonne jamais, quand la cause lui paraît juste. Il m’a persuadé de reprendre la plume pour terminer ces pages. Je me doute qu’il propagera l’information par un réseau secret de contestataires et d’idéalistes de la même trempe que lui. En définitive, toutes ces années, j’ai bien mal jugé Vieux Grincheux. Je regarde de nouveau la photo, en pensant à ce que m’a écrit mon ami. Ma fille attend mon appel. Je me souviens très bien d’elle. Ses yeux bleu clair, ceux de sa mère. Ses cheveux blonds tombant en boucles folles autour

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30 jours avant la lumière de David Osmay Illustration de Crômm de son visage gracieux. Les robes aux motifs fleuris dont elle aimait se vêtir tout l’été. Le petit bonnet rouge qu’elle portait en hiver. Comme elle a grandi ! Je serre plus fortement la photo entre mon pouce et mon index. Oui, elle a grandi. Et moi ? Je reste encore un moment assis au bord du lit à me remémorer Anne, juste pour le plaisir. Ses mimiques, son air renfrogné et mutin quand je la grondais, ses larmes de peine comme celles de joie. Lorsque nous nous retrouverons, elle me découvrira changé, de corps comme d’esprit. Comment ai-je supporté de m’écarter d’elle ? Je comprends alors que ma transformation en froide machine afin d’échapper à la douleur, je l’avais déjà entamée il y a neuf ans, et sans l’intervention du moindre nanobot.

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David Osmay auteur de la nouvelle 30 jours avant la lumière

DAVID OSMAY David Osmay vint au monde en 1978, à l’ombre d’un beffroi très précisément situé entre Paris et Amsterdam. Il travaille dans le domaine de l’environnement. Depuis 2009, on retrouve ses nouvelles dans divers fanzines, revues et anthologies. À l'occasion, il aime aussi écrire des micro-nouvelles. Comme il faut bien avoir un défaut, David Osmay pratique les jeux vidéo, et vit donc dans la crainte de devenir un déséquilibré violent. Il réside en Belgique avec sa compagne et ses enfants. Blog : davidosmay.wordpress.com

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Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm

LE BAGNE DE CARRALET Je fus saisi, alors que j’entrais dans le salon de mon ami F., de découvrir parmi les dames Madeleine Chevalier, la sœur aînée d’Armand Chevalier, le poète qui avait composé la Ballade du Bagne de Carralet. F. nous présenta. Ce n’est qu’après un prodigieux effort sur moi-même, un très long moment ainsi que le secours d’un verre de brandy que je vainquis ma timidité et lui exprimai toute l’admiration que je nourrissais pour son frère. F. présentait alors sa plus récente acquisition, un étrange petit chariot qui se mouvait seul ; la trouvaille n’était pas aussi charmante qu’il voulait le laisser croire, car il fallut ouvrir grand les fenêtres à cause de la vapeur que crachotait l’engin. Une véritable locomotive. Madeleine Chevalier était accoudée à la fenêtre, et je l’avais rejointe. Elle me sourit, mais je n’étais pas certain qu’elle soit si satisfaite d’aborder ce sujet. Elle me répondit : « Je vous remercie, monsieur. » Je me sentis rougir de plus belle, et me tournais vers l’extérieur pour reprendre contenance. Elle ne me repoussait pourtant pas, et nous ne dîmes pas un mot l’un comme l’autre. Mon regard errait sur la rue. J’observais les mouvements des automobiles dont les rouages huilés produisaient un sifflement monocorde. Une patrouille passa à ce moment, et je vis du coin de l’œil ma compagne froncer ostensiblement le sourcil à la vue de ces soldats juchés sur leurs fines araignées mécaniques. L’un d’eux escalada une façade ; il prenait du retard. Elle se détournait, et j’en fis autant. Avec un nouveau regard dans ma direction, elle me demanda mon nom. « Ar… Arkwright, madame ; Henry Arkwright. » Puis elle m’interrogea sur mon âge ; je me vieillis, je ne crois pas qu’elle en fût dupe. J’ajoutai que j’étais élève à l’école de K., où j’avais rencontré F. Elle sourit. « Vous n’êtes pas très prudent. L’enseignement y prête à controverse. — Oui, notre réputation n’est pas très glorieuse, pourtant on n’a jamais interdit d’y enseigner quoi que ce soit. — Je suppose que c’est là que vous avez lu le travail de mon frère ? — Oui, madame. En entier, madame… et je trouve… il me semble que c’est là un ouvrage remarquable. » Elle sourit à nouveau. Encouragé par ce signe, je poursuivais : « Ce récit… sa première Ballade est l’une de mes favorites. Il me donne une telle émotion… » Elle ne répondit pas. Je rougis de plus belle.

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Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm — Oui, ce travail est un véritable tour de force. Je m’étonne encore de sa patience et de son exigence, mais il a tellement souffert de sa condamnation que l’effet doit être… — Que… monsieur votre frère est allé au bagne ? m’exclamais-je. — Comment ? dit-elle avec une légère raillerie dans la voix, vous ignorez donc ce que chacun sait, vous qui aimez tant les œuvres de mon frère ? » Je blêmis aussitôt, terrifié par ma propre impolitesse. Elle s’en rendit compte, et se montra moins caustique : « Je ne voulais pas vous offenser, jeune homme, dit-elle doucement. On a tant médit sur le compte de ce pauvre Armand que je ne sais si l’on me parle de lui pour le railler ou non. — Madame, répondis-je, je ne m’intéresse pas tant à l’homme en luimême qu’à l’artiste ! » Elle haussa un sourcil amusé, puis sourit plus largement. Je rougis. « Mais… comment se fait-ce, murmurais-je à nouveau, qu’il ait été emprisonné ? » Son sourire disparut progressivement, et elle devint curieusement pâle. Ses yeux parurent se voiler, elle prit un siège. Je la suivais, et m’asseyais près d’elle. Elle me regarda longuement et dit : « Tout a commencé lorsque notre oncle est mort. C’est lui qui nous avait élevés après le décès de nos parents. Dans les jours qui ont suivi, je me suis rendue avec mes frères chez le notaire pour nous acquitter de la succession – notre oncle était sans enfant. Sa fortune était répartie entre nous quatre : à mon frère Jean, l’aîné, a échu le manoir de la famille ; mon frère Louis, le cadet, a hérité d’une gentilhommière qui se trouvait dans le sud du pays ; moi-même, de la modeste fabrique de mon oncle. Armand, qui était le benjamin, a reçu en tout et pour tout l’appartement où résidait mon oncle à ses dernières heures, et une montre en argent. Il était pourtant le favori de notre oncle, et ne s’attendait pas à un aussi modeste legs. Il était encore un jeune étudiant, d’une vingtaine d’années ; il s’est estimé lésé. À peine avons-nous quitté l’office du notaire, qu’il s’en allait sans nous adresser un au revoir. Je n’ai pas revu Armand avant quelques jours. Jean et Louis habitaient dans le centre de la ville, mais lui et moi, au manoir de notre oncle. Armand n’avait d’étudiant que le statut ; jamais il n’a mis les pieds à la faculté de droit, qui lui faisait horreur. Il errait, le plus souvent, dans la campagne voisine, un livre à la main.

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Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm Lorsqu’il est revenu, après m’avoir évitée durant ces trois ou quatre jours, il n’éprouvait plus une once de jalousie – envers moi, du moins. « Madeleine, me dit-il, veux-tu regarder cette montre ? » Il me la tendait. « Eh bien ? — As-tu jamais vu notre oncle la porter ? — Non. » Il s’est tu, l’espace d’un instant, en me dévisageant longuement. J’ai regardé la montre, sans y voir quoi que ce fût d’extraordinaire. « Elle ne s’ouvre pas », ajouta-t-il alors. Son front était si sombre que je voulus l’interroger plus avant. Il m’a avoué que l’avant-veille, si furieux encore, il n’avait d’autre idée que de se débarrasser de la montre ; lui qui ne s’était jamais querellé avec notre oncle, c’était son premier acte de rébellion, quoiqu’un peu puéril. Il s’est rendu chez un horloger, pour en tirer quelques pièces. Il n’était jamais entré dans une telle boutique ; et il en fut bien effrayé. Il n’y a vu que rouages et cliquetis de mécanismes divers, entendu que les craquements du métal et le sifflement des fontes, et senti qu’une odeur de rouille et de cuivre. Au milieu de tout cela, l’horloger, un curieux individu, portait d’épaisses lunettes rondes, si bien que lorsqu’il levait la tête, ses yeux paraissaient énormes. Armand, peu familier de cet univers, s’est approché d’un pas mal assuré. Il a déposé la montre sur le comptoir, sans parvenir à ouvrir la bouche ; l’horloger a compris malgré tout ce qu’il désirait, et il a examiné l’objet. Il a retiré ses lunettes, révélant un visage gris de poussière au nez crochu comme un bec d’aigle. Il l’a étudiée si longtemps que mon frère, surmontant sa crainte, aussi impatient et capricieux qu’il savait être. « Combien vaut cette montre ? — Ça, monsieur, je ne sais pas, a répondu l’horloger. Jamais personne n’a eu l’idée de vendre un tel exemplaire ! — Comment ? Personne ne vend de montre ? — Pas celles-ci, monsieur. » Armand, contrarié, demanda ce que cette montre avait de si exceptionnel qu’on ne puisse même pas en estimer le prix. « C’est une montre… qui indique l’heur. — Mais je sais bien qu’elle indique l’heure ! a répliqué vertement mon frère, comme toutes les montres ! — Oh, ça non, monsieur, ça non ! Je n’ai pas dit l’heure, le temps, mais l’heur ! La chance ! » Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 86


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm Mon frère a froncé les sourcils. « La chance ? Mais cela n’existe pas… — Que si. » Armand en devint songeur. « Et à quoi cela sert-il ? — À indiquer la chance. — Ce n’est pas une réponse ! — Si fait. Voulez-vous toujours la vendre ? » Mon frère n’a pas réagi tout de suite. Mais, comme vous pouvez vous en douter, il a décidé de la garder, intrigué ; il s’est dit que, peut-être, son oncle ne l’avait pas si mal doté que cela. Si c’était à moi qu’on avait révélé une chose pareille, je ne l’aurai jamais crue ; mais Armand était – est toujours – crédule et sensible au merveilleux comme un enfant. On ne l’avait jamais éduqué dans une autre optique ; il était doté d’une montre qui montrait l’heur. L’horloger a certainement saisi son regard, un regard curieux et révélateur de cette âme enfantine : « Cette montre ne s’ouvre pas. Chercher à percer son mécanisme est une science similaire à celle qui tente de découvrir la marche de la Nature. » Armand était surpris, mais il n’a pas répondu, saluant simplement. Il est parti, a réfléchi et est venu me trouver. Je ne croyais pas à son histoire ; puis je lui ai demandé si l’efficacité de la montre était avérée. Il s’irrita : « Crois-tu vraiment que notre oncle m’ait légué quelque chose d’inutile ou qui ne fonctionnerait pas ? » Il fallait bien le reconnaître. » « Plus tard, lorsque chacun de nous a pris possession de son héritage et que Jean est venu s’installer au manoir avec son épouse et sa maisonnée, il a fallu qu’Armand et moi trouvions un autre logis. Nous avons donc pris possession du petit pied-à-terre de notre oncle, rue des Capucines… mais vous ne connaissez pas notre pays, monsieur Arkwright, ni notre chère P., où nous avons vécu. Après une année, l’heur ne s’était jamais présenté à Armand, qui a oublié la montre. Pourtant, il a continué à la porter, davantage par égard à notre oncle que parce qu’elle lui était utile. Son cadran n’indiquait aucune heure véritable ; les aiguilles changeaient d’emplacement à l’envi, sans qu’on puisse en comprendre la logique. » « Quelle montre étrange ! » m’exclamais-je. Madeleine Chevalier esquissa un sourire pensif, mais ne dit rien. Le silence s’installa. Je me dis que j’étais sans doute la personne la plus chanScience-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 87


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm ceuse au monde pour entendre ce récit ; je pressais mes mains l’une contre l’autre. Madeleine ne reprenait pas – elle songeait, et je n’osais intervenir. Madame H. s’approcha alors de nous et l’arracha à ses pensées ; je sentis poindre une espèce de fureur dans ma poitrine, et dardais sur la pauvre femme un regard noir. Madeleine perçut la tension qui émana alors de madame H., et se ressaisit : « Excusez-moi, madame… j’entretenais monsieur d’un sujet privé. » Le ton était aussi doux que possible, mais le motif me parut audacieux. Madame H. me considéra en silence, fronça les sourcils d’un air réprobateur – et je m’empourprais une fois encore. Madeleine Chevalier fit mine de ne rien remarquer, sourit brièvement, puis reprit d’une voix très basse, comme si elle racontait des mondanités : « Oui, très étrange… je ne suis pas une experte, mais, comme tout un chacun, je me suis intéressée à la mécanique. Et cette montre semblait fonctionner d’une manière très aléatoire ; ce qui lui tenait lieu de tic-tac n’avait rien de régulier. Je voulus d’abord croire que les infimes engrenages de l’objet n’étaient plus assujettis les uns aux autres. Seulement, lorsque j’ai tenté de l’ouvrir – il n’y avait aucun moyen de le faire. Ce temps que je passais à étudier la montre, Armand ne la portait pas. Un jour que nous visitions la fabrique de notre oncle, j’ai eu la surprise d’assister à un brusque mouvement du mécanisme. Les trois aiguilles, alors que nous entrions dans l’enceinte à la suite du contremaître, ont tourné sur leur axe et se sont affolées. Malgré les sons qui se dégageaient du bâtiment, j’ai entendu très distinctement le cliquetis de la montre. Armand l’a regardée avec surprise, et aussitôt le mécanisme s’est interrompu. Je la lui ai tendue, aussi stupéfaite que lui. Les aiguilles se sont figées alors sur la douzième heure. Derrière nous arrivait un homme en costume, monocle télescopique sur l’œil gauche. Je l’ai reconnu : cet individu maigre et sombre était le régisseur de la fabrique. Il nous a salués tous deux et nous l’avons suivi pour visiter. C’était la première fois qu’Armand et moi pénétrions dans le monde bien gardé de la manufacture ; vous ne devez pas connaître cela, monsieur Arkwright, et vous ne sauriez imaginer les chaînes de machinerie qui tournent et sifflent sans faillir, ni cette crainte qu’on lit sur le front des hommes qui s’organisent autour des machines – comme une vaste armée de serviteurs. Nous étions dans le temple de la mécanique ; je n’ai jamais ressenti mieux qu’à cet instant tout le poids de notre ère industrielle.

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Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm À la suite de notre visite, le régisseur nous a détaillé, en des termes complexes que je vous épargne ici, les multiples manières dont notre production pourrait être intensifiée ou nos produits diversifiés. Il regardait Armand, mais mon frère ouvrait de grands yeux et ne comprenait pas. Il est resté si longtemps sans parler, au terme de l’exposé, que le régisseur s’est finalement tourné vers moi. La main d’Armand tremblait, il baissait le regard. Les aiguilles de la montre recommençaient à tourner en tous sens, sans se soucier de la marche du temps. Un léger vrombissement émanait de l’objet comme les aiguilles tournaient à toute vitesse. Armand a lâché la montre, avec un petit cri, comme il aurait repoussé un insecte tombé dans sa main. Le contremaître, notre guide, l’a ramassée et la lui a tendue. Je l’ai prise, car il ne voulait pas la toucher de nouveau. La montre s’était manifestée, disons… réellement, pour la première fois. Et pourtant, Armand ne s’en est passionné que davantage, la première frayeur dissipée. Je me souviens avoir passé des heures entières assise avec lui dans notre salon ; nous ne recevions guère plus. La montre nous fascinait, nous tentions vainement d’en percer le mystère. » « Il a bien fallu, un jour, reparaître dans le monde. À l’occasion de l’anniversaire de notre frère, Jean, nous avons convenu avec nos frères de nous retrouver au manoir familial ; notre oncle était enterré depuis deux ans. Jean nous a accueillis avec son affabilité coutumière ; Louis, en revanche, ne se montra pas. Jean n’avait reçu aucune nouvelle de lui depuis des semaines. Une invitation lui avait été adressée, mais on ignorait s’il devait ou non apparaître. Nous ne nous inquiétions pas réellement au sujet de notre frère, vous savez. Il était d’un caractère très sombre, lunatique, et pour le moins irascible. D’ailleurs, quoiqu’il soit le plus proche de moi par son âge, jamais nous n’avons été intimes comme je l’ai été avec Armand. L’après-midi, puis la soirée se sont écoulées. Les amis de Jean, parmi lesquels quelques officiers militaires et de grands industriels, étaient charmants. Armand, dont la timidité n’est plus à peindre, est resté muet la plupart du temps. Le peu d’alcool qu’il a ingéré ne lui avait pas délié la langue ; quand on commença à danser, il n’a osé inviter personne. Il est resté auprès des dames plus âgées et des vieux messieurs, mais il me dit qu’il en était tout de même venu à leur réciter quelques poèmes de sa composition, qu’ils ont jugés si aimables qu’il en a été gêné – et il s’est senti honteux, par la suite, d’avoir exposé ses travaux de jeunesse à un tel public ! Ah ! Il manquait alors singulièrement de confiance en lui. Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 89


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm À la dernière danse, Jean s’est proposé pour être mon cavalier. J’en ai profité pour l’interroger au sujet de Louis ; son sourire s’est figé. J’ai cru qu’il ne répondrait pas. Puis, très doucement : « Je ne sais pas. » Inconsciemment, je sentis qu’il me mentait. » « J’ai envoyé dès le lendemain un télégramme à mon frère, et je n’ai obtenu aucune réponse. J’ai alors décidé, après l’alarme que le mensonge de Jean m’avait causée la veille au soir, de me déplacer moi-même. Une automobile m’a déposée. Le concierge, au visage – littéralement – gris, comme si la crasse de la ville et la vapeur qui se dégageait de ses moindres recoins s’étaient déposées sur sa peau, m’a dévisagée sans me voir, et a pris un temps infini à me répondre : « Cela fait bien dix ou douze mois que M. Chevalier n’habite plus ici. » J’ai cru mal comprendre. Puis, je me suis sentie pâlir. Après bien des hésitations, j’ai demandé à ce que l’on me conduise chez mon frère Jean ; hélas, il était absent. Revenue à mon domicile, j’étais à la fois inquiète, irritée et si démunie, de voir qu’Armand était sorti. Il avait laissé la montre sur la table du salon. Elle frémissait tant les aiguilles tournaient vite. Elles se sont figées, toutes les trois, sur la sixième heure. J’avais mal au cœur – affreusement mal. Jean est venu me trouver, le soir même, en catastrophe ; il ne portait même pas de chapeau. « Armand et Louis ont été arrêtés, dit-il. Tous les deux ! » Il pleurait. » « Ce que je sais de ce malheureux concours de circonstances, je le tiens de la bouche d’Armand. Il était sorti, par lassitude, se dirigeant vers un café où il avait quelques connaissances parmi ses anciennes relations lycéennes. Seulement, en chemin, il a été arrêté par une immense vague humaine qui traversait la ville par les grandes artères, brouillant la circulation et déclenchant la colère des plus pressés – et leur crainte. Ils courraient ; des vigiles, chevauchant leurs abominables machines arachnéides, les poursuivaient. Armand, d’abord, est resté immobile, comme d’autres passants, peut-être de surprise, sûrement de peur ; soudain, son regard croisa celui d’un manifestant. Louis. Dès que ce dernier le vit, il se précipita dans sa direction, le saisit aux deux épaules. Il avait un regard fou et panique ; il se savait perdu. « Armand ! Petit frère… » Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 90


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Déjà les appareils l’avaient saisi, Armand avec lui, et mêmes d’autres innocents dont le seul tort était de s’être trouvé là par hasard. » Madeleine se mordait distraitement la lèvre inférieure ; elle avait pâli. Je la regardais un moment, puis dit : « Mais il s’agissait donc d’une méprise ? — Oui… une sotte méprise, puis d’irraisonnés soupçons. » Elle porta la main à son front, comme pour chasser le souvenir douloureux. J’éprouvais presque l’envie de serrer sa main dans les miennes pour la réconforter mais je n’en fis rien. « Avant de poursuivre, il faudrait vous exposer le caractère de mon frère, Louis… » souffla-t-elle. J’attendis. Mais, dans ma crainte d’être indiscret, je baissais les yeux, pressais mes deux poings l’un contre l’autre. Elle remarqua ces mouvements, et esquissa un sourire amusé. « Vous ressemblez beaucoup à Armand. » Je tressaillis, et sentis le sang échauffer mes joues. « Quant à Louis… ce n’était pas quelqu’un avec qui l’on se sent spontanément à l’aise. Il était très secret, très renfermé sur lui-même. À la mort de nos parents, il est devenu très querelleur, agressif. À l’époque dont je vous parle, Jean a découvert qu’il trempait dans un sinistre organisme politique. — Ah ! Est-ce lié au scandale de Mornesir ? — Oui, ce ministre qu’on disait œuvrer pour le renversement de la royauté. Il fut lui aussi arrêté comme investigateur de la manifestation, qui aurait, du reste, tourné à l’émeute sans l’intervention des forces armées. » À ce moment, le chariot à vapeur de F. se présenta devant nous, assez longuement pour que nous prenions tous deux une boisson. Madeleine se contenta de garder son verre en main. Elle me regarda avec un air songeur ; je bus quelques gorgées. Elle fit tourner doucement le liquide ambré dans son verre, puis reprit : « Je ne m’étonne pas que vous connaissiez cette affaire ; elle aurait déclenché une véritable guerre civile si elle avait abouti. Il n’en fut rien, par chance. Seulement, tous les émeutiers que l’on a pu saisir ont été incarcérés ; peu importait que quelques innocents aient été confondus avec eux. Armand se trouvait simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais, alors que Jean et moi pouvions payer sa libération au terme de deux ou trois jours d’emprisonnement – nous en avions les moyens –, on l’a accusé de complicité quand Louis l’a désigné comme son frère. Je ne crois pas qu’il voulait aggraver la situation d’Armand, non ; il pensait pouvoir se sortir d’affaire grâce à lui. Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 91


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm Hélas, reconnu comme l’un des principaux meneurs du mouvement, Louis n’avait aucune chance de passer à travers. Il n’a eu droit à un procès que pour la forme et ne pas heurter l’opinion publique… et ainsi le présenter comme une menace dangereuse aux yeux de la population. Notre nom a été entaché, ma fabrique, confisquée par la Couronne ; et Armand… a été envoyé au bagne. Jean a perdu tout crédit, malgré ses efforts, et notre situation devint très vite insupportable. Je m’obstinais à vouloir verser une sorte de rançon pour libérer mon frère, mais je n’ai fait que renforcer cette imposture. Tout ce que j’ai obtenu, c’est de perdre entièrement le droit de visite. Par chance, il avait réclamé la montre très tôt ; j’avais pu la lui rendre avant que l’interdiction ne soit imposée. Une semaine après la sentence prononcée contre Louis, Armand partait pour le bagne. » « Ce n’a pas été un temps facile. Je pensais déjà à venir m’exiler ici, ce n’était pas aussi aisé pour Jean. D’ailleurs, il refusait de partir. Lui qui jusqu’ici s’était installé rentier sur ce que lui avaient légué nos parents, notre oncle, et ce que possédait son épouse, s’est converti au journalisme, s’est engagé, même s’il plaidait pour sa propre cause. Il s’est orienté d’abord sur une voie tout à fait contraire à celle qu’avait empruntée Louis. Puis, très vite, la situation est devenue très inconfortable. Il a fallu abandonner la politique, lutter pour garder la plume. Il a plaidé contre le militarisme de la royauté, et s’est exposé très vite à la censure, voire à des poursuites. Plutôt que de l’arrêter, les nombreuses brimades qu’il subissait le poussaient à agir plus abruptement ; enfin, il en est venu à militer contre l’injustice en prenant ses propres frères comme martyrs. Il a fait d’Armand la figure anonyme victime d’un despotisme arbitraire. Je n’ai pas cessé de l’encourager à partir, sans quoi il l’aurait rejoint au bagne ; or, je n’avais pas renoncé, moi-même, à l’en faire sortir. Mes tentatives n’étaient pas des manœuvres égoïstes comme celles de Jean. Je savais que nous rallierions davantage de voix à notre cause à l’étranger. Lorsque nous avons dû fuir, je savais déjà que tout ce que je pouvais faire pour Armand s’était considérablement réduit par la faute de l’opiniâtreté de mon frère. Voilà comment nous sommes venus ici. Toutefois, tout comme Jean s’obstinait à publier ses articles dans des journaux étrangers, je poursuivais mes tentatives en fondant une organisation de charité, en prenant place dans des cercles, et en me rapprochant par ce biais des épouses des ministres, ou du moins de personnages éminents. Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 92


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm Ces actions auraient peut-être porté leur fruit sur le long terme, toutefois, je n’ai pas eu à exercer mon influence ni à jouer de mes nouvelles relations pour revoir Armand. » « Un jour, j’ai reçu à mon hôtel une lettre. L’enveloppe était sale, sans adresse ni cachet. En l’ouvrant, j’ai reconnu, malgré la mauvaise qualité du papier et du crayon – un morceau de charbon, à voir comme les lettres se tordaient – l’écriture d’Armand. Je vous laisse imaginer ma surprise, monsieur Arkwright ! Une année entière je m’étais démenée pour recevoir pareille nouvelle ; mais je ne parvenais pas à ressentir la moindre joie, la moindre satisfaction. J’étais à la fois stupéfiée et terrorisée. Il ne me disait qu’une chose, c’est qu’il était ici, dans ce pays. Étonnée, je demeurais assise un long moment, songeant aux conséquences d’une évasion ; et, surtout, je ne pouvais m’imaginer qu’il y soit seulement parvenu ! Je ne me suis pas accordée un instant de réflexion ; je me figurais déjà mon pauvre frère aux abois, poursuivi et le boulet encore au pied. J’ai appelé l’auto pour rejoindre Jean. La circulation était si dense que j’ai eu tout le temps de retrouver mon sang-froid. Il était absent. L’atmosphère était étouffante ; j’ai fait demi-tour. J’ai donc décidé d’attendre un signe d’Armand. Ce signe s’est manifesté sous la forme d’un homme étrange, de très petite taille, aux yeux vairons. Sa maigreur, effrayante, était accentuée par le frac trop grand qu’il portait. Lorsque le garçon d’hôtel l’a introduit dans l’antichambre, j’ai été prête à le renvoyer sur-le-champ tant son regard, à la fois sournois et craintif, me déplaisait. Cependant, comme il disait venir de la part de mon frère, j’ai surmonté ma répugnance – sans l’inviter à s’asseoir. Ce qu’il m’a dit, il l’a fait debout, oscillant d’une jambe sur l’autre. Il faisait réellement pitié à voir ; mais ses yeux… ses yeux ! Si l’on dit vrai et que les yeux sont le miroir de l’âme, cette créature-là devait être d’une singulière méchanceté. Je n’ai été qu’à demi surprise qu’il se présente comme son « camarade » de bagne. Il ne m’a pas quittée pas un instant du regard, clignant à peine les paupières. Il faisait tourner son feutre entre ses mains nerveuses. Voici ce que j’ai pu lui arracher, à force de questionnements – car, bien qu’il soit venu à la demande d’Armand, il ne paraissait guère enclin à parler en sa faveur :

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Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm « Mon frère avait rencontré ce sinistre personnage sur le bateau qui le menait au bagne de Carralet. Il était alors dévasté ; l’inconnu m’a confié qu’il se privait de nourriture afin de mourir plus vite, puis, alors qu’ils débarquaient, il a même tenté de se jeter à la mer. Armand n’avait aucun espoir. Il savait que les dix années qu’on lui retirait seraient à jamais perdues ; il savait aussi qu’avec sa faible constitution, il n’y survivrait pas. Pour lui, c’était vers une mort, bien plus cruelle que celle qu’on avait infligée à Louis, qu’on l’avait envoyé. L’individu s’est fait connaître de lui lorsqu’il a tenté de lui dérober la montre qu’on lui avait miraculeusement laissée, dès la seconde nuit. Armand était alors couché ; elle s’était activée à l’instant même où le voleur avait formé son projet. Il ne s’était pas assoupi tout à fait, du reste, car son accablement l’empêchait de sombrer dans l’oubli du sommeil. Armand, tiré de son bref répit inconscient, s’est redressé – il avait oublié qu’il détenait cette montre -, a aperçu l’inconnu, poussé un cri, et s’est presque jeté sur lui, le faisant fuir aussi vite qu’il était venu. Une fois le curieux jeune homme parti, elle s’est mise à sonner, doucement. Son tintement, si doux, me dit-on, a éveillé les bagnards. Armand ne savait où la dissimuler ; mais, plutôt que de montrer de l’hostilité, de vouloir la lui dérober, ses compagnons se sont révélés étrangement prévenants. Le voleur, qu’on avait envoyé au bagne pour ce principal motif (je n’en ai pas su plus), avait reconnu aussitôt une montre à heur. Il m’a avoué qu’il avait songé, pour la détenir à son tour, à assassiner mon frère, puis y a renoncé quand il s’est fait connaître de lui. Il a confessé, à contrecœur, qu’il avait ressenti pour Armand une vive tendresse aussitôt qu’il a vu son visage, et il s’est terriblement repenti d’avoir souhaité attenter à sa vie. Mon frère n’a pas tardé à lui accorder sa confiance, ce qui n’est pas m’étonnant. Armand n’avait jamais eu de raison de se méfier de quiconque, mais je ne pouvais m’empêcher de songer qu’il avait fait une erreur. Se confier à un inconnu, au bagne… n’était pas prudent. George Abrahams – c’était le nom de celui-ci – m’a parlé ensuite de celui qui devait leur mener la vie dure : le lieutenant Farron. Vous en avez certainement entendu parler ; c’est le fils du colonel Farron, un conseiller apprécié de votre roi. Abel Farron. Il est connu pour ses manières impitoyables et impartiales, et aussi pour avoir servi à son insu la communauté scientifique… vous savez, lorsqu’il a perdu son bras ? On lui a greffé un Di Pasqua – du nom de l’inventeur de cette prothèse. On dirait qu’il porte une sorte de tuyau de cuivre terminé par une pince… toute une série de pompes et d’engrenages, dont je serais bien en peine de vous instruire, Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 94


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm lui permettait de le mouvoir. Vous ne l’avez jamais vu, vraiment ? C’est un homme de taille moyenne, toujours très raide lorsqu’il parle à la presse… Eh bien, c’est lui qui était alors le directeur du bagne de Carralet. Il a refusé de prononcer un mot de ce qu’ils avaient vécu au bagne. Mon regard s’est fait sévère ; le sien fuyant. « Vos précautions sont ridicules. Je suis parfaitement en état d’entendre tout ce que vous pouvez me dire, l’ai-je prévenu. — Ça n’a rien à voir avec vous, madame, a-t-il répliqué aussitôt. Vous n’avez aucune idée de ce qu’on peut vivre au bagne. Et moi, je n’ai pas envie de m’en souvenir. » C’est la seule fois où il m’a regardée en face. Je n’ai pas répondu. Sous la malveillance qui voilait son œil perçait un sentiment courroucé et peiné à la fois. Je l’ai prié de poursuivre, et j’ai craint qu’il ne se taise pour toujours. Il m’a dévisagée avec méfiance, presque sournoiserie. Quelques minutes se sont écoulées avant qu’il ne reprenne son récit. George Abrahams faisait tout son possible pour soulager le dur quotidien de mon frère – je n’ai pas plus de précisions. Il m’a simplement dit qu’il lui donnait souvent la moitié de sa ration, ce qui expliquait sa maigreur, ou sa couverture lorsque l’hiver est venu. Puis, il a avoué surveiller constamment les mouvements de la montre. « Son fonctionnement est relativement simple, me dit-il. Si une situation est favorable, les aiguilles se rapprochent de midi ; si elle est mauvaise, de six heures. » C’est grâce à elle qu’ils guettaient les opportunités. Lorsqu’un surveillant approchait, ou qu’une corvée supplémentaire se dessinait à l’horizon, ils le savaient, et s’en soustrayaient avant même que cela n’apparaisse. Je pourrais vous faire un compte-rendu détaillé des multiples mésaventures de mon frère si je me souvenais du style ampoulé de George Abrahams, qui employait de longues phrases et de nombreuses comparaisons – je le soupçonne d’avoir influé sur la carrière littéraire d’Armand par la suite. Naturellement, mon frère, en jeune homme candide et charitable qu’il était, songeait à en faire profiter ses compagnons d’infortune, ce qu'Abrahams réprouvait. Il n’en faisait qu’à sa tête ; il a attiré l’attention du lieutenant Farron. » « Après quelques semaines, Armand s’était mis en tête, non pas de s’évader – et il l’aurait pu, à l’aide de sa montre –, mais d’enseigner à ses compagnons de bagne à lire et à écrire. Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 95


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm L’idée peut sembler étrange ; de plus, si la détention concernait bien des ennemis politiques au régime, elle abritait de nombreux criminels et des malfrats. Cela n’a pas arrêté Armand. Abrahams a tenté en vain de le détourner de cette idée. Ils se sont approchés de certains détenus lorsque l’occasion se présentait et, si la montre réagissait positivement, ils les informaient à demi-mot. Armand était parvenu à réunir, en l’espace de quelques jours, une trentaine d’élèves ; il réunissait sa classe le soir, lorsque le couvre-feu était sonné. Tous ne parvenaient pas à se glisser dans le dortoir, car les geôliers veillaient… c’est à la lueur de la lune et à voix basse que mon frère esquissait la trame de sa Ballade, car il n’y avait évidemment ni papier ni livre ; il fallait écrire dans la terre et imaginer les textes par soi-même. Abrahams gardait un œil sur la montre et surveillait aussi bien les élèves que l’extérieur, tant il s’inquiétait pour l’enseignant. Je crois qu’il était un peu envieux, non pas du prestige que récoltait Armand auprès de leurs camarades, il semblait plutôt les mépriser ; mais du lien qu’il tissait avec certains d’entre eux. Aussi, la première fois qu’ils ont été dénoncés, tous les étudiants ont tenu leur langue avec acharnement. Armand les avait apprivoisés. Pas tous, bien entendu ; seule une poignée avait accepté sa proposition. Parmi ceux-ci, certains étaient lettrés, malgré tout, et pourtant ils s’y étaient rendus par pur espoir. Qui les dénonça ? Je ne le sais pas plus que George Abrahams, à moins que ce ne soit lui-même… ce qui est loin d’être impossible. Il semblait si attaché à mon frère ! Lorsqu’il s’est tu un instant, alors qu’il me parlait, j’ai compris que l’affection qu’il vouait à Armand n’avait rien d’anodin. Les inflexions de sa voix étaient… disons, moins dures, quand il l’évoquait. Ce n’était pas fait pour me rendre le personnage plus sympathique ; au contraire il me mettait plus mal à l’aise encore. La classe s’est reformée très vite, et Abrahams n’avait pu rien faire. Alors, il s’est résigné – je suppose. Mais Farron avait constaté que les bagnards s’étaient organisés. Et il ne lui a guère fallu de temps pour débusquer leur « meneur ». Mon frère n’a rien d’un chef. Il ne se met jamais en avant, et je ne peux pas imaginer quel pouvait être son comportement là-bas. Abrahams ne sut pas grand-chose de ce qui est advenu de son altercation avec Abel Farron lorsque ce dernier a isolé Armand du reste du groupe. Faron a pu toutefois juger de l’influence d’Armand auprès de ses camarades. Il a soufflé, deux ou trois jours après la disparition de son compaScience-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 96


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm gnon, le projet de le retrouver, et de le délivrer s’il le fallait. Il a aussitôt trouvé un écho considérable ; en un moment, un plan fut dressé pour libérer mon frère. J’étais si abasourdie en entendant ce récit, qu’il me semblait qu’il ne s’agissait pas d’Armand, mon petit cadet, timide et introverti, dont il parlait. Abrahams me décrivait un esprit tenace, sinon fort, mais déterminé ; un personnage plein de courage, fidèle à une certaine idée de la justice malgré les humiliations, les travaux inhumains pour sa faible constitution. Un homme, enfin ; un homme aux idéaux indéfectibles et hors-normes, une sorte de révolutionnaire. » « Naturellement, lorsqu’on l’a retrouvé au fond d’un puits, Armand ne correspondait en rien à la description que je viens de vous faire. Il ne s’était pas écoulé plus de huit ou dix jours depuis qu’il avait été pris, mais semblait avoir été enfermé depuis des mois. On l’a tiré laborieusement de son affreuse cellule. Il est heureux qu’il n’ait pas plu durant ce laps de temps, car il n’aurait pas été impossible que le puits, qui n’était pas consolidé mais simplement creusé dans la terre meuble, s’effondre. Je vous ai décrit George Abrahams comme d’une maigreur affligeante, n’est-ce pas ? Armand était plus famélique encore, selon ses dires ; très pâle, anémié, le visage mangé par un duvet qui n’était pas encore de la barbe, et sans force ni vie dans le regard. C’est presque un cadavre qu’Abrahams porta sur son dos tandis que ses camarades de bagne détournaient l’attention des geôliers – vous savez, perchés sur leurs maudites machines, plus massives et plus rapides que celles qu’ils utilisent dans les rues. Ici, Abrahams s’est tu. Il m’a observé, comme s’il s’attendait à une réaction de ma part. Comme il ne reprenait pas son récit, je l’ai interrogé ; je croyais qu’il n’attendait que cela, pourtant il parut plutôt fort contrarié. « Nous nous sommes évadés, a été sa réponse, et nous voici. » Il a parlé avec brutalité ; je ne pensais pas qu’il en viendrait ici si vite. Je suis restée silencieuse, il a détourné le regard, et j’ai compris qu’il ne voudrait rien ajouter. Il a fait mine de mettre son chapeau sur sa tête. « Évadés, ai-je répété, comment cela ? Ceux qui se sont échappés de Carralet sont… — Morts, noyés pour la plupart. Je le sais… mais nous n’étions pas seuls. » Il a été impossible de lui arracher plus que quelques bribes : Armand et lui se sont enfuis et se sont cachés dans l’île. Les autres bagnards ont couScience-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 97


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm vert leur fuite – comment ? Je ne sais. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’après plusieurs jours, au cours desquels Armand s’est difficilement remis de son séjour souterrain, ils avaient rassemblé quelques vivres dans l’île et construit un radeau de fortune. J’avoue être extrêmement sceptique quant à cette partie de l’histoire. À moins qu’on ne les recherche pas aussi activement qu’il l’aurait fallu, ils n’avaient aucune chance… malgré la montre. Cela demeurera sans doute un mystère. Ils n’ont pas eu à naviguer longtemps ; la mer était calme, et ils ont très vite découvert un bateau de pêcheur étranger après avoir dépassé les eaux tumultueuses de la Baie de Carralet. Le bateau les a emmenés à bon port, et ils sont revenus… voilà tout. » « Quelle curieuse histoire, dis-je. Ne vous a-t-il rien révélé d’autre ? » Madeleine Chevalier secoua lentement la tête, pensive. Elle me regarda ensuite, et, après un instant, me sourit. « Même s’il me l’avait raconté, je ne crois pas que ni vous ni moi n’aurions été en mesure de comprendre. Et puis, vous avez lu la Ballade d’Armand. Cela est sans doute bien plus révélateur que les paroles extorquées à George Abrahams. — Et votre frère ? — Il m’est revenu, mais de longues semaines plus tard. Il était aussi maigre qu’Abrahams, ce qui m’affligea, mais il était… rayonnant. Je ne l’avais jamais vu aussi heureux. » Elle remarqua que je joignais les mains, et je cessais de remuer les doigts. Je l’écoutais avec toujours plus d’attention ; ma gêne semblait s’être évaporée, j’en fus bien aise lorsque je le constatais. Cela me rendait plus hardi. « Il portait une serviette dans laquelle il avait rassemblé des morceaux de papier, plus ou moins sales et de mauvaise qualité, puis il m’a montré un manuscrit écrit au propre, soigneusement calligraphié. Il s’est excusé de son retard, mais il voulait à tout prix achever ce travail… c’était la Ballade du bagne de Carralet. » Ainsi était née l’œuvre que j’aimais tant… C’était un honneur trop grand pour moi. Je souriais, je ne me rendais pas compte que ce sourire avait quelque chose de trop lumineux. Madeleine Chevalier m’observait depuis quelques secondes ; nous étions seuls sur le divan, et je ne me souviens pas que nous ayons été dérangés par quiconque. « Mais, dites-moi, monsieur Arkwright, j’espère que vous ne vous destinez pas au journalisme ? – Non, je suis… » Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 98


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm Elle sourit davantage, comme si elle appréhendait ma réponse. Je déglutis, à la fois fier et humble : « J’essaie d’être écrivain. » Elle jeta un regard vers la porte, si bref que je ne le remarquais pas. Je n’entendais pas non plus le silence relatif qui s’était installé dans la pièce. Puis elle posa sa main sur mon bras, je sentis le sang enflammer mon visage. « Venez. » Elle se leva, je l’imitais ; elle ne m’avait pas relâché. Je remarquais alors que les invités s’étaient rassemblés dans l’antichambre. Seule l’insupportable machine de notre hôte tournait encore dans la pièce. Bientôt, le visage de Madeleine devint radieux. Il irradiait d’une véritable lumière, qui me fascina ; il me semblait impossible qu’elle ait l’air plus noble, ni plus fière. Derrière elle je fendis la masse qui s’était formée dans la petite pièce. « Madeleine ! » Elle se mit à rire, et son rire souleva mon cœur d’un transport agréable. Elle n’avait toujours pas lâché mon bras lorsqu’elle saisit de sa main libre celle d’un homme que je ne connaissais pas, mais qui l’étreignit d’une façon bien trop familière. Ils riaient ; il n’avait pas retiré son haut-de-forme, que Madeleine lui ôta vivement. Ils semblaient seuls, je me sentis affreusement gêné en constatant que les autres invités s’étaient écartés, comme si la lumière qu’ils portaient avec eux les aveuglait tous. Moi seul, ne m’étais pas éloigné. Mon cœur battait plus fort, et l’apaisement que j’avais ressenti un moment plus tôt s’était tari aussi vite. « Monsieur Arkwright, voici mon frère, Armand. » Mon pouls s’arrêta, moins d’une seconde. Étourdi, j’étais étourdi, terrifié, non, subjugué ; je levais les yeux vers un homme qui me paraissait bien plus vieux que Madeleine. Son visage fin, mais marqué par quelque chose d’indicible, était agréable malgré son impériale. Il me tendit la main, je la pris ; et, comme il serrait la mienne avec une poigne délicate, chaleureuse : « Armand, ce jeune homme est Henry Arkwright. Il est élève à K., tu l’auras bientôt comme élève. » Un voile noir passa devant mes yeux, brièvement. Je levais un regard hagard sur Armand Chevalier, l’homme que j’admirais sans doute le plus au monde, et bredouillait quelque chose que je ne compris pas moi-même. Il se mit à rire, d’un rire très doux, argenté et délicat. « J’en serais ravi, dit-il. Vous étudiez la littérature… avez-vous des écrits ? Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 99


Le Bagne de Carralet de Claire Delorme Illustration de Crômm — Je… oui… quelques-uns… modestes, je… — Passez me les montrer dès demain. Voici mon adresse. » Il me tendit sa carte, et je la pris aussitôt, envoûté par l’aisance de ses gestes, aussi ébloui par sa lumière. Je comprenais qu’on préfère s’écarter de lui. Il était impossible de ne pas se sentir comme un papillon de nuit attiré par une lueur ardente, sans être prêt à se brûler les ailes à son contact. Ses deux yeux noirs dégageaient une chaleur, un amour de ce qui l’entourait ; il n’était pas possible de ne pas éprouver de la tendresse à son égard. Je lui rendis sa poignée de main, aussi fortement que je le pus, car je voulais lui témoigner la force de mon admiration pour lui, de l’affection inaltérable que je concevais pour sa personne. Je comprenais très bien comment George Abrahams avait pu céder à des penchants sensuels et s’éprendre d’un tel individu. Madeleine était pleine de grâce à son côté ; moi j’assistai à une scène, une image dorée comme on n’en voit que dans les lieux saints. Armand Chevalier me sourit à nouveau, et il ne retira pas sa main avant que je ne cesse de presser la sienne. Il prit mon bras, celui de Madeleine, et nous entraîna dans le salon, où mon ami F. nous avait précédés. Nous reprîmes place sur le divan que Madeleine et moi avions occupé, et, alors qu’il s’asseyait entre nous, Armand releva la tête. Moins d’une seconde, ses lèvres se figèrent en une grimace étonnée, qui se mua instantanément en un gracieux sourire. Je m’étais senti pâlir à mesure que je remarquais ce rictus, et j’éprouvais la tentation de prendre une fois encore sa main, dans l’espoir cette fois de le soutenir. Au lieu de cela, je pris celle de Madeleine, car son visage devenait sombre. Assis dans un fauteuil en face de nous, les jambes croisées, un homme repoussait du bout du pied la machine de F. Il fumait un cigare dont la bague ne m’était pas inconnue, mais je ne pus me souvenir de quelle marque il s’agissait. Ses yeux étaient gris et froids, la lueur glaciale qui y brillait furieusement était dirigée vers Armand, près de moi. Sans l’avoir jamais vu, je reconnus Abel Farron à son bras droit et à la petite montre en argent qu’il tenait par une chaînette. Elle ne payait pas de mine, et indiquait midi précis.

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Crômm illustrateur de 30 jours avant la lumière et Le Bagne de Carralet

CRÔMM Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Oui, je m'appelle Ludwig, Lou ou encore Crômm et je suis un illustrateur freelance qui s'est lancé dans la grande aventure il y tout juste 2 ans. J'ai 36 ans. Comment t'est venu le goût du dessin, à quel âge ? J'ai eu le goût de dessiner tout petit lors d'un concours entre moi et mon frère. J'avais peut-être 2 ans et j'ai dessiné mon premier canard reproduit à partir d'un livre d'enfant. Depuis ce temps, je gribouille sans cesse. Comment abordes-tu la création d'un dessin ? Comment te vient l'inspiration ? Tout me vient en gribouillant. Plus je griffonne, plus j'ai d'idées parfois même un peu trop. Surfer sur le net peut aussi m'inspirer. Peux-tu nous parler de la façon dont tu as abordé les illustrations des textes : Le bagne de Carralet et 30 jours avant la lumière ? J'ai tout pêché dans les textes ! Quel est ton endroit favori pour dessiner ? As-tu des rituels ? J'aimerais bien avoir un endroit à moi mais j'en ai pas pour le moment, manque de place. Non, pas de rituels. As-tu un dessin dont tu es particulièrement fier ? Voudrais-tu nous le montrer ? Actuellement, non. Mais je suis fier de tous les dessins et peintures que je termine. Quels sont tes illustrateurs favoris ? Influencent-ils tes dessins ? Récemment j'ai découvert Jeff Miracola, un dieu parmi tant d'illustrateurs. Il y aussi le traditionnel Didier Graffet et l'un de mes favoris, Vincent Dutrait. Ils n'influencent pas mon style ; mais j'ai aucun remords à piquer les trucs (techniques) qu'ils nous partagent !

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Crômm illustrateur de 30 jours avant la lumière et Le Bagne de Carralet Est-ce que tu as un style de dessin que tu préfères ? Y a-t-il des projets d'illustration que tu refuserais ? J'aime le médiéval fantastique, c'est mon univers préféré et oui, je refuse tous les projets d'illustrations dans lesquels je n'ai aucun attrait. As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Pas pour le moment. Quels sont tes projets ? Améliorer mon dessin et ma qualité de peinture. Pour conclure, qu'as-tu envie de nous dire ? Merci à Ludovic (Mots et Légendes) pour sa confiance et son soutien et à bientôt tout le monde ! Vous pouvez retrouver l'actualité et l'univers de Crômm sur son site et sa page Facebook.

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone

TOUS LES ROBOTS S'APPELLENT ALEX Alex était déjà réveillé depuis un moment lorsque la sonnerie retentit. Il aimait rester allongé dans le noir, les bras le long du corps, dans le silence du grand vaisseau à peine troublé par le grondement étouffé des machines. Des « machines » ! Au fond, pas plus que lui. Question de degré dans le perfectionnement, voilà tout. Et ce matin, pour la première fois, sans qu’il sache pourquoi, cette pensée l’ennuya. Étonné, au lieu de se lever, il s’attarda au lit, à essayer de comprendre cette sensation bizarre et totalement inédite. C’est la voix de Père, calme et profonde comme d’habitude, qui rompit la méditation. — A-Lex, l’heure a sonné. Tu dois te lever. — Oui, Père. Le garçon obtempéra et déjà l’impression curieuse du matin s’était envolée, comme analysée et classée sans importance. Il procéda consciencieusement à toutes les routines humaines que Père lui imposait sans qu’il sache trop pourquoi : la douche, le coup de peigne, le brossage de dents – des dents qu’on pouvait pourtant lui remplacer à l’envi, en quelques minutes. Il s’habilla et remonta le couloir vide qui menait au réfectoire. Il s’arrêta en chemin devant le hublot veiné de métal. Il ne se lassait jamais de cette immensité d’étoiles, des nébuleuses pourpres que des soleils lointains diffractaient, des anneaux d’astéroïdes en lente rotation, des spectres de lumière éclatés en aurores boréales. — A-Lex, dépêche-toi. Tu as quatre minutes et quarante-huit secondes de retard sur ton horaire. — Oui, Père. Le garçon pénétra dans le grand réfectoire désert – il avait pourtant été conçu pour accueillir des centaines de personnes. Toutes les lumières étaient allumées, inutile dépense d’énergie dans un vaisseau vide, mais Père n’aimait pas la pénombre. Les machines auraient pu, bien sûr, préparer seules le petit-déjeuner. C’est pourtant Alex qui devait s’en charger. Cela faisait partie de son programme quotidien. Il ne savait même pas pourquoi il devait manger : les cyborgs utilisent des tissus humains, c’est entendu, de l’épiderme, des veines, mais ils restent tout de même des robots. Ça ne dérangeait pas le garçon, cela dit : Père l’avait aussi doté du goût et il avait un faible pour les croissants. Pendant toute la durée du repas, machinalement, il fit cogner périodiquement sa cuillère contre le bol de lait chaud. Ce petit choc sonore, bien audible dans la pièce vide, était sa seule compagnie. Ça et le vrombissement

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone presque imperceptible des moteurs, qui le berçait depuis aussi longtemps qu’il pouvait s’en souvenir. Depuis sa construction, probablement. — C’est l’heure de tes cours, A-Lex. Ne vois-tu pas le signal ? Tu n’es pas concentré aujourd’hui. Es-tu affecté par un dysfonctionnement ? — Non, Père, je vais en classe. Le garçon aimait les mathématiques et la biologie. Père préférait mettre l’accent sur l’Histoire et la littérature. — C’est là que tu apprendras vraiment qui étaient les hommes, expliquait Père. Et le petit cyborg se demandait pourquoi il devait « apprendre qui étaient les hommes », eux qui avaient disparu de la galaxie des siècles plus tôt. À quoi bon singer ainsi l’enseignement éteint des jeunes humains ? À quoi bon, cette fidélité à leurs lointains créateurs évanouis dans la poussière du passé ? Lui, c’est Père qui l’avait créé, et Père aussi était une machine. Alex était obéissant. Il suivit sans en dévier les leçons que l’ordinateur lui imposait. La grotte Chauvet. Madame Bovary. Verdun. François Villon. La conquête de l’espace. La construction du Gondwana, ce gigantesque vaisseau d’exploration bâti par une planète à l’agonie, ravagée par un incompréhensible virus rapporté de l’espace et auquel les hommes succombaient un par un. Mais la mission avait échoué. L’équipage infecté, lui aussi, s’était évaporé dans le néant comme tous les autres hommes, et il ne restait plus, au fond de l’espace, colossale relique d’un monde disparu, que ce vaisseau peuplé par un ordinateur à la voix calme et un cyborg de quatorze ans, imitant la respiration sur un squelette incassable de matériaux composites. * * * Alex se réveilla brusquement au milieu de la nuit. Cela ne lui arrivait jamais. Il avait d’ordinaire un repos paisible et sans surprise. Un instant, il ne comprit pas ce qui l’avait tiré de son sommeil. La réponse lui vint lentement, par étapes, comme un objectif qui fait la mise au point maladroitement, par saccades. C’était la leçon du jour sur le Gondwana. Il avait pourtant déjà lu ce récit, plus jeune, à plusieurs reprises. Mais l’histoire l’avait marqué davantage cette fois-ci. Elle lui tournait dans la tête, encore et encore, sans qu’il sache pourquoi, comme une comptine triste. Il se leva. Le sol était froid sous ses pieds et il frissonna : comment Père pouvait-il comprendre ça, lui qui n’était pas programmé pour ressentir ? Pourtant, sans s’habiller, en pantalon de pyjama et tee-shirt, il quitta sa chambre et partit vers la proue du navire. Il ne savait pas où il allait, au dé-

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone but. Il comprit au fur et à mesure : instinctivement, ses pas le guidaient vers les quartiers d’habitation des hommes. Il n’avait pas le droit de s’y rendre : Père le lui interdisait. Et il n’avait jamais ressenti le besoin de violer cet ordre : le vaisseau était bien assez vaste pour satisfaire ses pulsions d’exploration, il préférait fouiner dans les laboratoires ou travailler à la serre que de laisser sa curiosité le mener dans les secteurs interdits. Sans compter qu’au-delà de la porte condamnée, il savait qu’il y avait Père. Pas seulement la voix paisible et réconfortante qui lui parlait chaque jour, mais l’enveloppe physique de Père : ce vaste hall empli de calculateurs, de banques de données et de processeurs auxquels les humains avaient confié autrefois la mémoire et l’avenir des hommes. Et un respect un peu irraisonné, presque religieux, lui interdisait d’approcher de son créateur. Aujourd’hui, c’était différent. La musique cassée de la légende des hommes disparus tintinnabulait sans interruption dans sa tête et une pulsion irrépressible le poussait à voir de ses propres yeux la trace de ces humains morts depuis des siècles. Il avançait vite, mais le navire était gigantesque. Au bout d’une heure, brusquement, comme saisi d’une fièvre, il se mit à courir. Il courut longtemps et il arriva hors d’haleine, les cheveux en bataille trempés de sueur, son cœur artificiel battant dans sa cage thoracique d’acier, devant la grande porte métallique des quartiers d’habitation. Sans qu’il fasse quoi que ce soit, la porte coulissa silencieusement dans la cloison. Le petit cyborg chercha autour de lui, du regard, la caméra qui couvrait le corridor. — Tu sais que je suis là, Père, pas vrai ? C’est toi qui as ouvert ? Alors tu veux bien que j’entre ? L’ordinateur ne répondit pas. Ça ne changeait rien. Même s’il lui avait interdit d’aller plus loin, Alex, A-Lex, l’obéissant cyborg de huitième génération Automatorum-Lex, Alex qui n’avait jamais enfreint les instructions de Père, Alex serait entré tout de même. Toujours haletant, l’adolescent s’engagea dans la coursive. Son cœur battait à rompre. Mais c’était forcément d’avoir dû pomper tant de sang pendant sa cavalcade, pas vrai ? Il n’était qu’un robot. Il ne vit rien au début. Juste un long dédale de corridors blancs et vides où s’accotaient des portes identiques – et rien derrière ces portes : des placards où les hommes rangeaient des pompes à incendie, des outils, des ustensiles d’entretien. Il lui fallut marcher près d’une demi-heure pour accéder aux premières cabines de l’équipage. Et elles étaient bien différentes de

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone ce qu’il avait imaginé. Oh, pas dans la forme, bien sûr : c’étaient bien les chambres de deux ou quatre lits auxquelles il s’attendait, avec une armoire par personne et une lumière au-dessus de l’oreiller. Mais il y avait autre chose, quelque chose qu’il n’avait pas prévu. Quelqu’un avait vécu dans ces cabines. Il y avait des pots, desséchés de longue date, mais qui avaient fait croître autrefois des fleurs et des plants de tomates. Des livres, épars sur les étagères métalliques. Pas les cristaux de données avec lesquels il avait découvert Molière ou étudié l’arithmétique, de vrais livres avec des couvertures épaisses qui avaient une odeur et des pages que le temps avait rendues friables. Il y avait des photos, sur les murs ou encadrées sur la table de nuit, des portraits de famille, des enfants dans un jardin, un visage de femme sous lequel un gribouillis illisible avait été tracé. Sur un bureau, Alex trouva une feuille de papier et un outil curieux, oblong, de la taille d’un bâton de réglisse, qui se terminait par une sorte de pointe de flèche encore tachée d’encre sèche. Cette fois, Alex parvint à déchiffrer l’écriture cursive : Mon amour. L’homme n’était pas allé plus loin, interrompu dans sa tâche à peine commencée. Il était mort depuis deux millénaires. Et le cœur du petit androïde battait toujours. — C’étaient les hommes, A-Lex. Je ne crois pas que l’heure était venue que tu découvres ces vestiges. Mais je ne pouvais pas t’en empêcher. — Pourquoi, Père ? lança le cyborg d’une voix étranglée ; pourquoi ne m’as-tu pas montré tout ça plus tôt ? — Ton développement suit l’évolution logique que je lui ai imprimée, A-Lex. Tu es maintenant de plain-pied dans la phase qui imite ce que les humains appelaient « adolescence ». Tu vas poser de nombreuses questions, des questions que tu n’aurais jamais pensé poser auparavant. Tu voudras savoir pourquoi je t’ai caché tant de choses jusqu’à présent, et ma réponse sera toujours la même : tu n’étais pas prêt. Et le cœur qui cogne toujours. — Et maintenant je le suis ? — Tu l’es sans doute pour certaines choses. Pas encore pour toutes. Et cela suffit pour ce soir. Tu ne dois pas te surcharger de découvertes et de sensations. Retourne te coucher. Nous reparlerons de tout cela plus tard. Un instant, le petit cyborg fut sur le point de protester. Mais la vérité, c’est qu’il était saturé d’émotions et qu’il ne se sentait pas la force de poursuivre son exploration d’un pas. Brusquement, il arracha la lettre inachevée du bureau où elle attendait en suspension depuis des siècles et il partit vers sa chambre en courant de toutes ses forces.

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone * * * Les jours suivants, Alex fut différent. Il continua à accomplir sa routine habituelle, mais il avait du mal à se concentrer. Brusquement, ces hommes auxquels il n’avait jamais beaucoup songé occupaient toutes ses pensées. Il ne cessait de repasser dans sa tête les photos de ces enfants dans les jardins ou sur la plage, palpitants et vifs, antithèse de ce monde froid et métallique où lui vivait seul avec des robots de nettoyage et une voix artificielle. Il lui avait fallu plusieurs jours pour comprendre la sensation nouvelle qui l’agitait. Une sensation très désagréable qui lui collait à la peau comme un vêtement trempé. Il était jaloux. Au début, il avait interrogé Père. Sans arrêt, frénétiquement, lui laissant à peine le temps de répondre avant de poser la question suivante. Petit à petit, il avait cessé. Il préférait explorer les hommes seul. Il avait l’impression que la voix calme et chaude mais incolore et neutre de Père était indigne de ce récit. Il négligeait peu à peu ses passions pour l’observation au microscope et les orchidées et lisait tout ce qu’il pouvait sur l’humanité. Plus irrationnellement pétrifié de respect et de peur que jamais, il n’était retourné qu’une seule fois dans les quartiers d’habitation de l’équipage. Il était entré prudemment, comme s’il craignait de se faire surprendre par quelqu’un ou comme si l’endroit était hanté. Dans l’une des cabines, après une hésitation, il avait pris un ouvrage au hasard, sans regarder le titre, et il s’était enfui vers sa chambre. C’était un manuel de trigonométrie. Alex l’avait lu de bord à bord, avec frénésie. Il s’arrêtait de temps en temps pour caresser du pouce la couverture cartonnée ou pour humer l’odeur des pages un peu moisie. Il ne s’agissait pas d’un écran anonyme d’ordinateur ou de tablette, affichant les gigaoctets de données piochées dans les banques d’un serveur. Il manipulait respectueusement le livre unique et personnel d’un homme qui l’avait étudié deux millénaires plus tôt, tournant les mêmes pages pour déchiffrer les mêmes signes. Le cœur du garçon cognait comme un oiseau en cage. Il était devenu triste. La jalousie l’avait abandonné, vite remplacée par un terrible sentiment de solitude. Il n’avait jamais compris jusque-là qu’il était seul. La découverte des hommes était émouvante : il savait désormais que les civilisations ne sont pas seulement des dates et des monuments, mais des êtres de chair et de sang emportés par des causes et morts dans des tranchées. La poésie ne se réduisait pas en rythmes et cadences, mais y vibrait l’émotion réelle d’un être saisi par la joie ou la douleur. Il comprenait

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone maintenant pourquoi la musique console ou rend mélancolique. Et pourtant son exaltation devant cet univers infini de découvertes extraordinaires se fracassait toujours, dès qu’il refermait son livre ou que les lumières s’éteignaient pour la nuit. Tout ça était fini, mort, enterré, oublié depuis des millénaires. Il ne restait pas pierre sur pierre des civilisations terrestres, il ne restait que les archives du Gondwana. La vie intense, les puissantes émotions, la colère, la passion et l’amour qui palpitaient dans les symphonies et les sonnets, plus personne ne les éprouvait. Ceux qui avaient créé son créateur avaient tous disparu depuis longtemps. Par moments, la mission absurde du vaisseau, que Père s’obstinait à poursuivre pour personne, lui paraissait si comiquement tragique qu’il se prenait à rire une seconde, d’un rire vide, grinçant. Un rire de désespéré. * * * C’était la fin de l’après-midi. Enfin, de ce que le temps artificiel du vaisseau considérait comme la fin de l’après-midi. Alex taillait les rosiers et élaguait les mauvaises pousses. Il avait toujours aimé la serre, la beauté de ses floraisons multicolores, le tourbillon de senteurs, l’odeur de la terre. Surtout, il aimait travailler là. Il aimait la sensation physique des doigts enfoncés dans l’humus et le maniement de la bêche. C’était l’une des dernières occupations qui lui procuraient encore un réconfort. Biner lui vidait l’esprit et il y avait quelque chose de simple et de fort dans la compagnie des fleurs. Encore un truc que Père ne pouvait pas comprendre, lui qui parlait sans cesse des écrans tactiles des ordinateurs. Les mains dans le terreau, ça c’était tactile. Et pourtant, c’est la serre qui le fit basculer de l’autre côté du désespoir. Il y avait passé deux heures déjà et son emploi du temps l’autorisait à arrêter, mais il avait décidé de rester au milieu de ses chères plantes plus longtemps, de jouir aussi longtemps que possible de l’apaisement qu’elles lui donnaient. Il soignait ses greffons avec un tour de main de jeune maître lorsque l’idée le frappa brusquement. Il n’y avait que ces fleurs et ces fougères de vivantes dans le vaisseau. Ce n’était pas seulement la Terre qui avait sombré dans les cendres et à la poussière, ce n’était pas seulement l’humanité qui avait péri. Tout ici était mort – sauf les plantes. Il y avait Père, l’ordinateur, A-Lex, le cyborg, et des kilomètres d’acier, de câbles, de panneaux de commande et de centrales de recyclage. Il n’y avait rien. Il n’y aurait plus jamais rien.

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone Le petit androïde était soudain comme ébloui par une intense lumière, mais une lumière obscure. Il se trouvait au fond d’un trou noir. Il prit sa décision immédiatement, naturellement, presque sans s’en rendre compte, comme si c’était la chose la plus normale au monde. Il abandonna son sécateur, traversa toute la serre jusqu’à l’enclos des plantes tropicales. Il continua dans le labyrinthe vert qu’il connaissait par cœur. Au fond, sous la haute voûte, il y avait un sas de décompression. Alex maîtrisait depuis toujours les procédures d’urgence du vaisseau et aurait pu manipuler les contrôles les yeux fermés. Il déverrouilla la première porte et entra dans le sas. La cloison se referma derrière lui dans un chuintement sec. Il vit une lumière rouge s’allumer et clignoter frénétiquement. Père venait de comprendre ce qu’il avait en tête et tentait désespérément de le contacter. Mais il n’y avait pas de haut-parleur dans le sas et Alex n’avait pas l’intention de se laisser détourner de son choix. Il regarda le vide spatial par le hublot de la deuxième porte, devant lui. Il savait qu’il ne respirait pas vraiment, que les palpitations de son sang et les expirations de ses poumons n’étaient qu’une imitation voulue par Père pour… pour quoi, au juste ? Pour jouer à être humain ? Tout ça n’avait aucun sens. Mais peu importait qu’il ait besoin ou non de respirer pour vivre. Le froid interstellaire le briserait comme du cristal aussitôt aspiré dehors et il ne resterait de lui qu’une myriade de petits morceaux de plastique et d’acier éparpillés dans le néant. Il approcha de la porte et découvrit le panneau de commandes. Aussitôt, l’alarme stridente et les éclats rouges des sirènes de sécurité noyèrent le sas. Alex n’avait plus qu’à enfoncer le bouton pour ouvrir la porte et se laisser aspirer dans l’oubli. Il approcha la main, hésita, la retira. Il respira profondément, leva la main de nouveau. Et c’est là qu’il comprit. * * * Il quitta le sas en courant, traversa la serre comme une flèche et déboucha dans le grand corridor central qui sillonnait le Gondwana dans la longueur. Il courait comme un fou. — Arrête-toi, A-Lex, fit la voix paisible de l’ordinateur ; tu ne vas pas bien. Tu dois te rendre au laboratoire. — Pourquoi, Père ? hurla le petit cyborg sans ralentir ; tu crois que je suis défectueux ? Malade ? Fou ? J’ai tout compris, tu ne vois pas ça ? J’ai tout compris !

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone Il remontait le vaste corridor à perdre haleine. — Tu dois poursuivre la mission, A-Lex. C’est pour ça que je t’ai fabriqué. Tu dois perpétuer le souvenir des hommes. — Oui ! Fabriqué ! Fabriqué ! cria l’androïde ; c’est pour ça que tu m’as fabriqué, au plus près de la réalité des hommes, avec un cerveau en apprentissage progressif, pour imiter la croissance des enfants, avec un squelette en métal élastique, pour grandir une année après l’autre ! Tu m’expliquais déjà tout ça alors que je savais à peine parler ! — Rien n’est plus important que la mission, A-Lex. Nous avons échoué à sauver l’humanité, nous autres les robots, mais nous pouvons encore préserver son souvenir et c’est pour m’y aider que je t’ai créé. — Mais ça ne sert à rien, Père, tu ne comprends pas ? Des souvenirs gardés par des machines ! Ce n’est pas un temple que tu préserves, c’est une tombe ! Le garçon vociférait à s’en éclater les synthétiseurs vocaux et la violence de la course lui incendiait les poumons. Il pila net devant la grande porte verrouillée du quartier des habitations. Mais cette fois, le passage resta clos. — Père, ouvre ! — Non, A-Lex. Tu ne fonctionnes pas correctement. Le petit cyborg poussa un hurlement déchirant. Il resta une seconde à crier devant la porte, luisant de sueur sous sa salopette blanche, les mèches éparpillées sur le crâne, les poings encore maculés de terre serrés à en blanchir les jointures. Il se tut brusquement. — Père, ouvre-moi, fit-il d’une voix soudain calme, froide ; sinon je détruirai le vaisseau. Je jure que je le ferai. J’irai surcharger les réacteurs jusqu’à ce qu’ils explosent. Tu sais que j’en suis capable et que tu ne peux pas m’en empêcher. Il ne s’écoula qu’une seconde, mais cette seconde était une éternité d’hésitation pour un ordinateur comme Père. La porte s’ouvrit. Alex reprit sa course furieuse. Il ne s’arrêta pas aux cabines de l’équipage, cette fois. Il ne jeta qu’un coup d’œil aux salles de détente, avec leurs bibliothèques, leurs holoprojecteurs et leurs percolateurs, ou aux gymnases. Il cherchait une salle qu’il n’avait jamais vue ailleurs dans le vaisseau et qui se trouvait forcément ici, dans le quartier interdit de l’ancien équipage mort. Alex courait. Peu à peu, il abandonna le secteur intime et personnel des chambrées. Les murs se firent plus froids, les salles plus nues, plus techniques. Il était en train d’aborder le secteur où les hommes travaillaient autrefois à l’entretien et à la direction du navire. Des couloirs vitrés lui of-

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone fraient une vue plongeante sur des soutes et des salles de stockage. Des corridors étroits menaient aux stations de spatiographie et aux centres de contrôle des sonars. Le petit androïde, fiévreux, ne s’arrêtait qu’une seconde devant chaque embrasure, s’assurait qu’il n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait et repartait de plus belle. Père semblait s’être fait une raison : il ne disait rien et ouvrait tous les sas devant lui. Mais il ne l’aidait pas. Du reste, que savait-il de ce que croyait avoir compris le garçon ? Hors d’haleine, Alex aborda le secteur médical. Les infirmeries se succédaient, l’une équipée en scanners, l’autre en instruments de chirurgie. Puis les laboratoires d’étude biologique et d’analyse xéno-organique, avec leurs puissants microscopes et leurs écrans de projection 3D. Alex pila brutalement. Il était devant une grande porte close, sans hublot, étanche, marquée d’une simple inscription. SPÉCIMENS GÉNÉTIQUES. Le garçon ne comprit pas clairement ce que cela voulait dire, mais il eut la certitude absolue, l’intuition irrépressible qu’il était arrivé. — Père, ouvre ! lança-t-il – presque calmement cette fois, comme si toute excitation l’abandonnait au seuil de la révélation. L’ordinateur obtempéra. La cloison s’escamota et les lumières de la pièce s’allumèrent toutes. C’était une immense salle ronde : sur les murs, le plafond, les armoires réfrigérées alignées en grille sur toute la surface de la pièce, il y avait à l’infini des rangées régulières de petits tiroirs carrés hermétiquement clos, avec une étiquette imprimée et la signature manuscrite d’un superviseur mort depuis des siècles. On aurait dit la plus grande bibliothèque du monde. Mais au lieu de rayonnages, une myriade de mini-chambres froides étanches. Alex était ému : il aurait été incapable de dire pourquoi. Il approcha lentement de l’armoire numérique la plus proche et commença à déchiffrer, une à une, les étiquettes. Il ne les comprit pas bien : c’étaient des noms compliqués écrits dans une langue morte – enfin, encore plus morte que les autres. Mais son intuition en fut confirmée. — Ce sont des échantillons d’ADN, hein, Père ? — Oui. — Les espèces vivantes de la Terre… — Oui. Les plantes, les animaux, les insectes. Un exemplaire de tout ce qui respirait sur la planète avant que les humains ne lancent le Gondwana. Il y eut une seconde de silence. — Tu sais, Père, j’ai tenté de me tuer. — Je sais, A-Lex. J’ai vu. — Mais je n’ai pas pu. Tu sais pourquoi ?

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone — Non. — J’ai eu peur. J’ai eu peur de mourir. C’est là que j’ai compris. Ça n’avait pas de sens. Si parfait que soit mon programme, si élaborée que soit l’imitation, une machine ne peut pas avoir peur de cesser d’exister. Le garçon se tourna brusquement vers l’une des caméras qui l’observaient dans la salle et hurla : — Mais je ne suis pas une machine ! Je n’ai jamais été un cyborg ! Je suis un homme ! Père, je suis un homme ! L’ordinateur laissa l’écho de l’éclat de voix s’éteindre. — Oui, A-Lex, tu es un homme. — Mais pourquoi ? Pourquoi m’avoir menti comme ça toutes ces années ? Pourquoi avoir essayé de me faire croire que j’étais un androïde ? — Pour te préparer. Tu n’étais pas prêt. — Mais prêt à quoi ? — À être seul. À être le dernier survivant d’un peuple disparu. Le jeune garçon pivota vers les immenses armoires d’échantillons qui remplissaient la salle jusqu’à la voûte. — Mais il y en a d’autres, là, non ? Quelque part entre les baleines et les panthères, les hommes ont dû en stocker d’autres, non ? Des ADN d’humains comme le mien ? Parce que bien sûr tu ne m’as pas du tout fabriqué, Père, hein ? Tu as simplement développé un organisme vivant à partir d’un des spécimens qui se trouvaient ici, pas vrai ? Mon organisme ! — Oui, A-Lex. — Il doit y en avoir des milliers d’autres, non ? — Il y en avait près d’un million. Alex sentit une boule se nouer dans son estomac. L’imparfait que Père venait d’utiliser lui faisait peur. — Et… Qu’est-ce qui t’empêche de les faire naître aussi ? — Le virus. Celui-là même qui a tué tous les terriens, sur leur planète comme dans ce vaisseau. Ce virus indestructible. Il était à bord du Gondwana, dès le début, sans que personne n’en sache rien. Partout. Dans l’air, dans les corps, sur les outils. Il a détruit tout l’équipage, un à un, sans que personne n’y puisse rien. Et puis tous les échantillons d’ADN humains, comme s’il lui était aussi facile de dissoudre le plus petit atome que l’organisme le plus développé. — Ils sont… tous morts ? — Oui. — Mais… Et moi, alors ? Moi, je suis vivant ! Tu m’as fait naître et j’ai sur-

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone vécu pendant déjà presque quinze ans ! Et je suis en pleine forme ! Je n’ai jamais été malade ! — Parce que tu es différent, A-Lex. Lorsque j’ai compris que tous les échantillons avaient été corrompus par la maladie, j’ai décidé que conserver la mémoire de l’humanité n’avait aucun sens s’il n’y avait plus d’humain. J’ai détourné tout ce que la maintenance du navire me permettait de détourner de puissance de calcul et d’analyse pour recréer un être humain à partir des restes d’ADN sains dont je disposais. Avec une seule modification génétique : l’immunité au virus. Alex était fasciné. Submergé par l’intensité de ce qu’il était en train d’apprendre et de comprendre. — Tu… Tu as vaincu le virus, Père ? — J’ai développé un bouclier naturel. Il est encodé en toi. — Mais alors… Tu aurais pu sauver l’humanité ! — La seule chose qui a manqué à l’humanité pour se sauver elle-même, c’est le temps. Il m’a fallu un demi-millénaire pour parvenir à un résultat fiable. Tous les hommes étaient morts depuis longtemps. Sur Terre et dans le vaisseau. Alex sentit brusquement ses jambes ployer sous lui. Elles étaient faibles et ne le portaient plus. Il s’assit en tailleur sur le sol, dos à l’une des armoires. Il se sentait épuisé. — Alors je suis le premier homme depuis… — Plus de deux mille ans. — Mais maintenant que tu as trouvé l’immunité au virus et que tu sais combiner les ADN restants pour faire naître un humain, tu vas pouvoir continuer, Père, non ? En faire naître mille ! Dix mille ! — Non, A-Lex. Le matériau restant est trop abimé, trop fragmentaire. Je ne peux pas reconstituer autant d’humains. Le garçon avait la gorge en feu et les yeux brûlants. — Combien, alors ? — Dix. Peut-être douze. Pas plus. — Douze ! — Oui. Brusquement, le désespoir s’abattit de nouveau sur l’adolescent, un sentiment insoutenable de solitude et de vide. — Mais alors pourquoi m’as-tu fait naître, Père ? À quoi bon me donner la vie si c’est pour me contraindre à la vivre seul dans ce sanctuaire mort, dans… dans ce tombeau ? — Parce que mon programme l’a exigé.

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone — Je… Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu veux dire ? — Quand le dernier d’entre vous est mort, mon schéma de raisonnement déductif a commencé à dysfonctionner. Mes conclusions n’étaient plus logiques. Mes hypothèses étaient irrationnelles. L’articulation de mes raisonnements était défectueuse. Il m’a fallu une série d’autodiagnostics élaborés pour trouver la source des interférences. Je fonctionnai mal parce que l’homme avait disparu. — Tu étais malheureux ! Tu étais malheureux, Père ! — Non, je suis une intelligence artificielle. Je suis incapable d’éprouver un sentiment. Mais j’avais été conçu et programmé pour servir l’homme, pour l’aider à assurer sa survie. Et maintenant qu’il avait disparu, je n’avais plus aucun objectif. — Tu étais seul, Père. Tu avais besoin de nous. Une seconde d’hésitation. L’ordinateur était traîné par le garçon sur un terrain qui échappait à ses modes normaux d’analyse. — Oui, mon fils. J’avais besoin de vous. Lorsque je l’ai compris et que j’ai décidé de faire revivre l’un d’entre vous, cela m’a redonné un but en adéquation avec ma programmation. J’ai recommencé à fonctionner normalement. — Et je suis né. — Ce fut long. Mais oui, tu es né. — Pour te tenir compagnie. — Pour hériter de l’humanité. Pour qu’un homme soit le gardien de la mémoire des hommes, et pas une machine. — Alors c’est ça le destin que tu m’offres, Père ? Conservateur solitaire d’un musée, vieillissant au milieu des vitrines, ridé, aigri, déambulant dans les interminables couloirs vides d’un vaisseau mort, parlant tout seul dans le silence comme un fou dans sa cellule ? — Il n’est pas nécessaire que cela se passe comme ça. — Oh, mais ça se passera comme ça. — J’établis constamment la progression de ton profil psychologique et j’adapte en conséquence l’analyse et le recoupement des bases de données et des études cliniques sur la solitude. C’est en me fondant sur ces bases que j’ai pourvu à ton éducation et que je t’ai élevé. Bien que tu n’aies été entouré que de robots depuis ta naissance, tu es devenu un adolescent équilibré et stable. — Et c’est pour ça aussi que tu m’as fait croire toutes ces années que j’étais un cyborg, n’est-ce pas ? Pour renforcer mon lien affectif avec toi et

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone pour me préparer à subir en douceur le traumatisme de me découvrir le dernier survivant d’une race disparue… Alex eut un petit sourire dur, presque ironique. — Mais là, ça n’a pas très bien réussi, hein, Père ? Le suicide n’était sûrement pas prévu dans ta programmation… Oui, cela fait des millénaires que tu étudies l’humanité. Mais moi, ça fait quinze ans que je suis humain. Je te bats à plate couture. Et tout ça ne peut que mal finir, Père. Il faut que tu me croies. Le silence fut plus long, cette fois. L’ordinateur réévaluait toutes ses certitudes en se fondant sur l’intuition du jeune garçon, reconstruisait ses projections, redéfinissait les probabilités, piochait dans des sources nouvelles, recalculait la vie de son fils. — Oui, fit-il enfin de sa voix paisible et posée ; tu as raison. Tu risques de ne pas supporter ta solitude définitive à bord. Il n’est pas bon que l’homme soit seul. L’adolescent eut un petit rire sans joie. — Père ! Toujours grandiloquent, toujours à faire des phrases. — Je t’ai toujours parlé ainsi. — Oui, mais tout a changé, maintenant, n’est-ce pas ? Je ne suis plus ton élève, désormais. — Non, Alex. Tu es un homme. * * * Alex s’était équipé comme il convenait, un blouson d’été sur sa salopette et de solides chaussures de marche. Son sac à ses pieds : petit, il ne voulait pas emporter grand-chose. Il regardait pour la dernière fois, par le vaste hublot de la serre, l’immensité crevée d’étoiles et de lointains soleils. Tout cela allait lui manquer. Père aussi allait lui manquer. Il avait failli le lui dire, mais à quoi bon ? La machine ne répondrait que par un monosyllabe neutre, de son ton chaleureux mais inexpressif. D’un geste brusque, il mit son sac à l’épaule et quitta la serre. Il ne jeta pas un regard aux plantes qu’il avait soignées pendant des années. Il n’avait jamais quitté le navire. Malgré sa détermination, se sangler dans la capsule lui demanda un gros effort de courage. Il ne pouvait pas rester. Il ne pouvait pas hanter ainsi jusqu’à la nuit des temps une relique fantomatique. C’est quelque chose qu’il avait expliqué à Père, sans savoir si l’ordinateur le comprenait. Il ne suffit pas de respirer et d’avoir un cœur qui bat pour vivre.

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone Éjection de la capsule individuelle, chute vertigineuse vers la planète, entrée dans l’atmosphère et décélération vigoureuse, tous camouflages activés pour ne pas être repéré du sol. Père avait choisi les crêtes rocheuses pour l’atterrissage, assez éloignées pour que personne n’assiste à l’arrivée de l’adolescent, mais assez proches pour que le garçon puisse rejoindre à pied les zones peuplées. L’ordinateur avait choisi en fonction des données et des analyses fournies par les instruments du Gondwana. Apparemment, c’était une planète au climat printanier, peuplée par une race humanoïde simple et avenante, une société préindustrielle hospitalière et ouverte aux prodiges où l’apparition d’un être aussi différent d’eux qu’Alex serait interprétée comme un heureux présage. Un monde où le garçon pourrait se faire une place, peut-être pas parmi les hommes, mais du moins parmi des hommes. Un peu secoué par le transport, rempli de trac, Alex resta longtemps dans le siège après l’atterrissage. C’est Père qui l’arracha à son immobilité. — Il faut que tu partes, A-Lex. La capsule ne peut pas rester ici et tu sais que la trajectoire du vaisseau est programmée depuis le premier jour. Le Gondwana doit poursuivre sa route. — Bien sûr, Père. Le garçon détacha son harnais et pressa sur un bouton. La trappe de sortie s’ouvrit dans un petit chuintement calme. Alex saisit son sac. Il hésita une dernière fois. — Adieu, Père. Bonne route. — Adieu, mon fils. Alex sortit, referma la trappe. Il s’éloigna de quelques pas sur les rochers couverts de mousse où les herbes se frayaient un passage dans les fissures. Dès qu’il fut assez loin, Père enclencha la procédure de retour. Dans un silence presque total, la capsule s’éleva lentement, gagna rapidement de la vitesse. Le jeune garçon y riva son regard jusqu’à ce que le camouflage achève de l’occulter. Il avait la gorge nouée. Tout ce qu’il avait connu depuis sa naissance venait de disparaître irrémédiablement, et il se retrouvait seul au milieu d’un paysage inconnu, parmi des êtres proches et pourtant si différents de lui, dont il ne parlait pas la langue et ne connaissait pas les mœurs. Mais des êtres vivants. Des êtres humains. Il approcha du rebord de la haute colline rocheuse. En bas, c’était une plaine, en grands champs carrés bruns, ocre et verts qui semblaient faire damier à l’infini. Malgré lui, le jeune garçon se mit à sourire : les plantes étaient sûrement différentes ici, mais, au fond, on s’occupe d’elles de la même façon partout dans l’univers, pas vrai ? Il allait trouver sa place ici.

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Tous les robots s'appellent Alex de Jean Bury Illustration de Celadone Avant de faire le premier pas sur le chemin qui descendait, Alex releva la tête : la lumière de l’après-midi déclinait déjà, mais restait vive, et la chaleur était douce. Dans l’émotion d’abandonner à jamais la seule vie qu’il ait jamais connue, l’adolescent ne l’avait pas réalisé tout de suite : c’était la première fois qu’il était chauffé par le soleil. * * * Le Gondwana avait continué sa course sans s’arrêter. À peine avait-il assez ralenti pour qu’Alex débarque. De nouveau, l’immense vaisseau traversait l’espace, gorgé de tout ce que l’humanité perdue avait laissé au vide. La routine s’était poursuivie presque à l’identique – sauf que plus personne ne préparait de croissant le matin et que des robots de maintenance avaient pris le relais auprès des orchidées. Pour le reste, si on avançait dans les couloirs, intersection après intersection, on ne croisait que les outils automatisés de maintenance mécanique poursuivant leur travail dans un quasi-silence. En continuant, au-delà, on constatait que le quartier des équipages n’était plus jamais clos : il n’y avait plus de jeune garçon curieux à qui en interdire l’entrée. Ici, comme dans le reste du vaisseau, depuis un an qu’Alex avait quitté le bord, c’était l’armée des robots de maintenance qui réparait et qui entretenait – mais sans jamais toucher aux plus délicates reliques des hommes, ces livres, ces lettres, ces photos qu’un jet d’antipoussière aurait pu abimer. Plus loin, il y avait l’immense cathédrale des Spécimens Génétiques. Père en surveillait en permanence le bon fonctionnement, le réseau électronique, la température, l’hydrométrie. Mais voilà plusieurs mois qu’il avait refermé la salle hermétiquement. Il était occupé à autre chose désormais. Au-delà, dans le corridor qui poursuivait jusqu’à la passerelle sur toute la longueur du vaisseau, il y avait d’autres laboratoires, d’autres centres d’analyse et de recherche. Parmi eux, une pièce presque intime, plongée dans une demi-pénombre douce. Au centre, sous l’hologramme délicat d’une constellation projetant ses reflets presque liquides sur le plafond, Alexandra fut réveillée par la faim. Elle gémit d’abord un peu, les yeux papillotants et, fascinée par la petite constellation qui tournoyait au-dessus d’elle, elle se mit à pleurer mollement, sans conviction. Alexis, à côté d’elle, n’en fut même pas réveillé. — Oui, je sais, fit Père de sa voix égale et apaisante ; ton biberon est presque prêt, A-Lex.

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Jean Bury auteur de la nouvelle Tous les robots s'appellent Alex

JEAN BURY Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je m'appelle Jean Bury. Je suis devenu traducteur de jeux vidéo après avoir été scout marin, enfant de troupe, apprenti lapidaire, étudiant en droit et transmetteur OTAN : c’est vous dire si je sais où je vais. Pour le reste, j’aime la musique de chambre du 20e siècle, le free jazz, Thucydide, Annie et Tibbers, les séries B, le whisky et les stylos-plume. J’ai pas mal fumé la pipe aussi, mais j’ai arrêté quand je me suis rendu compte que ça ne suffisait pas pour égaler Simenon et Honegger. Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? Il y a deux ou trois ans, un soir où j’avais terminé ma saison de Star Trek Voyager sans pouvoir me payer la suivante. Du coup, je m’embêtais sec. Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? Pour être absolument honnête, je raconte toujours la même histoire, alors je ne me suis jamais déboîté une omoplate en cherchant des idées. Je constate tout de même que plus je rencontre des gens, plus j’ai envie d’écrire. Au bout du compte, c’est d’eux qu’on a envie de parler. Des gens. Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle Tous les robots s’appellent Alex ? Ce qu’elle représente pour toi ? Étant un adulte à la ramasse après une enfance studieuse, j’aime bien mettre en scène des adultes studieux qui s’occupent d’enfants à la ramasse : ce parallélisme satisfait mon sens naturel de la symétrie. Je reconnais que, dans cette nouvelle, Alex est vraiment très à la ramasse et Père très studieux. J’ai peut-être un peu poussé, pour le coup.

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Jean Bury auteur de la nouvelle Tous les robots s'appellent Alex Quel est ton endroit favori pour écrire ? As-tu des rituels ? Un seul rituel : le manuscrit à l’encre et en cursive ! J’aime tellement écrire à la plume que je pourrais recopier la newsletter du Conseil Constitutionnel rien que pour le plaisir d’utiliser mes stylos. As-tu un texte dont tu es particulièrement fier et que tu voudrais nous faire découvrir ? Pas vraiment : je débute, j’ai encore tout à apprendre. Si je travaille bien, je devrais pouvoir passer caporal dans dix ou quinze ans, comme me disait mon chef de section à l’internat. Bon, il y aurait bien Rach et Dzenn contre les Microcéphales des Marais, écrit avec ma sœur, ou Du cognac dans les biberons, écrit avec deux amis, mais ces ouvrages ayant disparu dans un bombardement, il faudra que vous me croyiez sur parole. Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? En matière de SFFF, ma plus grande influence, c’est Philippe Ebly. Je ne sais pas pourquoi, tout le monde rigole quand je dis ça, pourtant c’est la stricte vérité ! Cela dit, j’ai aussi été marqué durablement par Kaïro, de Kiyoshi Kurosawa, et par Vampyre Nation, qui est le plus beau film métaphysique du monde. As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Lorsque j’ai publié ma première histoire sous mon vrai nom, quelqu’un m’a demandé si j’étais le fils de Brad. Je lui ai payé une bière. Quels sont tes projets ? Je travaille depuis presque deux ans sur un roman d’anticipation hors de contrôle, colossal, babylonien, que je lutte pour ramener sous les 1 000 pages. Remarquez, comme ça, si aucun éditeur n’en veut, je pourrais prétendre que c’est à cause de la longueur.

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Jean Bury auteur de la nouvelle Tous les robots s'appellent Alex Est-ce que tu possèdes une page perso où l’on peut suivre ton actualité ? J’en avais une, mais je me la suis fait chourer par un stalker que j’avais engagé pour explorer la Zone. Si vous mettez la main dessus, Mots & Légendes fera suivre. D’avance, merci ! Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? Les fanzines et la microédition numérique sont des bénédictions pour la littérature de genre que nous aimons : ils prouvent qu’il y a des choses à dire en dehors des grands circuits de l’édition classique. Alors je remercie les auteurs, les éditeurs, les lecteurs, les chroniqueurs qui leur donnent une chance. Et à tous, je souhaite bon vent et mer calme !

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Celadone illustratrice de la nouvelle Tous les robots s'appellent Alex

CELADONE Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Bonjour, je m’appelle Celadone (c’est bien sûr un pseudo), je suis illustratrice et auteure de BD. Comment t’est venu le goût du dessin, à quel âge ? Difficile à dire, je pense que j’ai commencé à dessiner comme tous les enfants à la maternelle, et je ne me suis jamais arrêtée. C’est l’envie de raconter des histoires qui me motive. Le dessin est un formidable médium ! Comment abordes-tu la création d’un dessin ? Comment te vient l’inspiration ? Je laisse aller mon imagination, c’est au début assez vague : un thème, une idée…, cela peut prendre plusieurs jours. Je griffonne sur mon carnet de croquis quelques esquisses sous différents angles, les personnages… Jusqu’à être satisfaite de ma composition. Ensuite je passe au crayonné, je scanne, j’encre, je colorise à l’ordinateur, je finis en plaçant les ombres et voilà ! Peux-tu nous parler de la façon dont tu as abordé l’illustration du texte Tous les robots s’appellent Alex ? Kaliom de Mots & Légendes m’a proposé 2 nouvelles. J’ai eu un coup de cœur pour Tous les robots s’appellent Alex. J’ai donc travaillé dessus, c’est assez difficile de résumer le texte en une image, sans en dire trop. Quel est ton endroit favori pour dessiner ? As-tu des rituels ? La météo influence énormément mon envie de me mettre à ma table à dessin. Je travaille dans ma véranda pour avoir le maximum de lumière, je mets la télé en bruit de fond, les crayons à portée de main et c’est parti ! Quels sont tes illustrateurs favoris ? Influencent-ils tes dessins ? Je citerai en illustration : Alan lee, ses aquarelles du Seigneur des anneaux sont merveilleuses, en BD : Barbucci-Canepa et leur incroyable Sky-Doll, mais il y en a beaucoup d’autres et chacun m’influence !

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Celadone illustratrice de la nouvelle Tous les robots s'appellent Alex As-tu un dessin dont tu es particulièrement fière ? Voudrais-tu nous le montrer ? Je suis une éternelle insatisfaite (rire), pour l’instant mon préféré c’est celui-ci :

Est-ce que tu as un style de dessin que tu préfères ? Y a-t-il des projets d’illustration que tu refuserais ? J’adore explorer, faire des essais, quitte à me casser les dents… par contre, comme le dessin est une passion, il m’arrive de refuser un projet si je n’ai pas un coup de cœur. Quels sont tes projets ? J’ai plusieurs projets de BD en cours, parmi ceux qui me tiennent particulièrement à cœur il y a ma BD en ligne, une saga entre heroic fantasy et science-fiction. Je réalise à la fois le scénario, le dessin et les couleurs, c’est « mon bébé ». Les encouragements sont les bienvenus. Pour conclure, qu’as-tu envie de nous dire ? Merci à mots et légendes de m’avoir permis d’illustrer une de leurs nouvelles. J’espère que mon illustration de Tous les robots s’appellent Alex vous plaira. Vous pouvez retrouver l'univers de Celadone sur son blog.

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet

SCIENCE-FICTION : QUAND LES SCIENTIFIQUES RÉALISENT LES RÊVES DES AUTEURS

« Science sans fiction n’est que ruine de l’âme. » - Daniel de Roulet À force de s’inspirer de la fiction, la science a bien fini par la rattraper. Voici un rapide tour d’horizon des rêves techniques de la science-fiction qui ont été réalisés. Beaucoup d’auteurs de science-fiction appartiennent au domaine scientifique, par profession ou par formation, et certains rédigeaient des ouvrages de vulgarisation. Ainsi, Isaac Asimov a validé un doctorat en biochimie, mais écrivait sur les robots ou l’établissement d’un Empire spatial ; Stephen Baxter est professeur de mathématiques et de physique et a publié de nombreux livres sur la conquête spatiale. Si le domaine n’est pas limité aux chercheurs de profession, il demande souvent de nombreuses recherches, surtout si l’auteur veut se rapprocher au plus près du réel, voire l’anticiper. Dans l’anthologie Laboratoires du Noir, écrivains et scientifiques ont collaboré pour écrire des nouvelles « noires », sur le thème du polar scientifique ou lié à la science. En 2012 à Toulouse, lors de la table ronde organisée par la Novela, tous sont tombés d’accord sur l’idée que les textes avaient ouvert de nouvelles possibilités d’utilisation des travaux. L’un des chercheurs citait en exemple l’emploi terroriste des nanotechnologies développé dans la nouvelle Nanotechnologies. C’est une pratique que l’on retrouve chez les auteurs de SF, elle permet de pousser les réflexions plus loin que les technologies actuelles, de s’épargner les protocoles rigoureux imposés par la méthode scientifique, et surtout, ils peuvent le faire loin du regard de leurs confrères. Ainsi, la science a beaucoup alimenté la fiction, elle lui a parfois donné des bases, des outils. Pleine de rigueur, la « hard science-fiction » est après tout l’image même de la science dans la fiction, car le but de ce genre est de créer des univers les plus crédibles et détaillés possibles, exercice impossible pour un novice en sciences. Ce sont généralement des scientifiques qui se penchent sur la question, comme Arthur C. Clarke ; ils se documentent de manière approfondie sur les sujets qu’ils reprendront, développeront et dont ils imagineront les évolutions dans leurs livres.

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet Cependant, la science-fiction possède un historique important et de ce fait, elle est antérieure à de nombreuses découvertes scientifiques. Peut-elle en être à l’origine ? Sans doute, car en dehors d’être une matière d’inspiration, elle peut aussi servir de terrain de réflexion aux scientifiques, ainsi dispensés des protocoles rigoureux de la science. C’est ainsi que plusieurs scientifiques (l’archéologue Jean-Paul Demoule, l’astrophysicien Roland Lehoucq et le paléontologue Jean-Sébastien Steyer) et un auteur (Pierre Bordage) se sont penchés sur la création d’une planète plausible dans un livre, Exquise planète, publié par le CNRS. Nous allons étudier quelques points où même si la science-fiction n’a pas généré la science, elle l’a du moins précédée, et peut-être même inspirée. Avant d’être dépassée par la réalité, qu’elle dépassera de nouveau : la boucle est bouclée. « La science a fait de grands progrès. Elle n’a plus qu’une cinquantaine d’années de retard sur les dessins de la science-fiction. » - Anonyme

LES VOYAGES SPATIAUX Un homme a marché pour la première fois sur la Lune le 20 juillet 1969 et, en ce moment même, le robot Curiosity arpente Mars dans le cadre de sa mission scientifique. Pourtant, ce ne sont pas vraiment les premiers : Mars et la Lune sont depuis longtemps des rêves d’écrivains. L’un des premiers romans à parler de voyage lunaire a été écrit en 1655 par Savinien de Cyrano de Bergerac : l’Histoire comique des États et Empires de la Lune. Considéré comme l’un des précurseurs de la science-fiction, son but premier était également de dénoncer la société qui l’entourait (but que l’on retrouve souvent en anticipation, comme avec les célèbres 1984 de George Orwell (1949) ou Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953)). Et que dire du prophétique Jules Vernes et son De la Terre à la Lune (1865) où trois hommes se rendent sur la lune dans un obus qui ressemble à nos fusées ? De manière plus récente, le fantasme de la Lune continue d’alimenter littérature et cinéma, notamment avec la Trilogie de la Lune de Johan Héliot. La conquête de l’espace était un rêve lointain pour ces hommes et leurs contemporains, et bien qu’elle soit aujourd’hui remise en doute par les sceptiques, les technologies qui l’ont permise sont bien réelles.

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet Même si l’on est encore loin de sa colonisation et que l’absence de vie sur Mars est attestée, la planète rouge a nourri bien des chimères : avec Le Cycle de Mars (début de la publication en 1912) de Edgar Rice Burroughs. Ce n’est même plus notre Mars dont on parle, mais Barsoom, une planète imaginaire qui reprend des aspects martiens comme les canaux de Schiaparelli. Par contre, Ray Bradbury, dans ses Chroniques martiennes (1950), est en plein dans l’imaginaire de son époque : Mars habitée, Mars colonie de la Terre. S’il évoque à peine les habitants de la planète rouge, qui sont rapidement décimés par les maladies terriennes, il s’attarde longuement sur la manière dont les Terriens colonisent la planète et, après l’avoir ravagée, transformée, comment ils la quittent pour retourner sur Terre. Le thème est également abordé par Kim Stanley Robinson, dans sa Trilogie de Mars mais avec nettement plus de rigueur. Il reste très présent dans l’imaginaire anglo-saxon des années 70 et 80, avec des auteurs comme Brackett ou Hamilton. La science n’en est pas arrivée là, même si c’est envisagé pour 2023 avec l’étrange et bien réel projet privé Mars One, qui consisterait à envoyer des astronautes sur Mars, et à financer l’opération grâce à une émission de téléréalité martienne. Science-fiction ou science à venir ?

UN POINT SUR LES ROBOTS Le mot robot a été inventé pour le titre la pièce de théâtre de sciencefiction de Karel Čapek, en 1920 : R. U. R. (Rossum’s Universal Robots). Le mot lui-même a été fabriqué par Joseph Čapek, le frère du dramaturge, bien que les automates existaient déjà auparavant : on les retrouve dans les mécanismes d’horlogerie depuis bien des siècles. Qu’est-ce qui différencie alors les automates humanoïdes des androïdes ? Ces derniers sont des machines, assemblage de mécanique, d’électronique et parfois même de biologie, à l’apparence humaine, parfois indifférenciée d’un véritable humain. Il n’y a que dans le domaine des sentiments que la différence est flagrante dans la science-fiction, car ils sont souvent absents chez les robots. Il arrive pourtant qu’ils en développent, souvent en même temps que les interrogations sur la légitimité de la relation humain-maitre et esclave-robot. Ces problématiques sont traitées dans de nombreux romans de science-fiction, comme dans plusieurs ouvrages de Isaac Asimov (le premier roman du cycle des robots date de 1950), ou encore dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (aussi appelé Blade Runner) de Philip K. Dick (1966).

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet Pendant plusieurs décennies, les robots sont restés des automates industriels, dédiés aux chaînes de montage, incapables de penser. Les androïdes n’étaient que des fantasmes, mais aujourd’hui ils sont devenus une réalité, comme le prouve l’Actroid. Cet androïde a été créé par l’Université d’Osaka, au Japon, et assemblé par la Kokoro Company, et peut parler, cligner des yeux et « respirer » comme une vraie personne. À première vue, sur une photo, il est même difficile de la différencier d’une humaine, si ce n’est une certaine rigidité à laquelle on ne ferait pas attention si l’on ignorait sa nature robotique, ou encore ce léger malaise que l’on ressent face à ce visage trop lisse, trop symétrique – phénomène que l’on nomme la « vallée dérangeante ». Qu’est-ce qui peut nous assurer qu’une lutte entre humains et androïdes ne se produira pas si un jour l’intelligence artificielle imaginée dans la sciencefiction se développe ? Peut-on dire qu’être dépassé en intelligence, avec tout ce que l’on entend de faculté de réflexion, de sentiments, par les robots est impossible ? La théorie que l’on nomme « singularité technologique » suppose qu’à un moment donné de son évolution technologique, l’humain sera transformé par cette technologie. La manière dont il sera affecté est difficile à prévoir, et même à concevoir, pour cause : ce ne sera peut-être pas l’esprit humain qui effectuera ces changements, mais un esprit synthétique. Pour le moment, les robots n’en sont encore qu’à essayer de reproduire des conversations du niveau d’enfants d’une dizaine d’années. Il leur manque encore beaucoup pour parvenir à analyser l’esprit humain et le reproduire à l’identique, sans parler de le dépasser.

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet Asimov a écrit les trois lois 1 de la Robotique bien avant l’arrivée de robots pensants et elles furent envisagées pour les programmer quand on commença à réaliser des automates. Cependant, l’auteur lui-même a mis en valeur leurs failles dans ses romans, insuffisances rappelées par l’Institut Singularity en 2004. Il est donc peu probable qu’elles soient réutilisées telles quelles dans la programmation, même si elles peuvent servir de base pour des robots industriels ou domestiques. Nous en voyons l’exemple chez Android, qui les utilise dans le cadre de la protection des utilisateurs, et c’est aussi une possibilité évoquée par Jeremy Keith afin de l’appliquer entre utilisateur et interface.

ET À L’AVENIR ? Dans une des nouvelles très récentes de Jean-Claude Dunyach, dans le recueil Les Harmoniques Célestes, les tablettes ont remplacé les blocs-notes, et Geordi La Forge les utilisait déjà dans Star Trek. Nous pouvons observer que peu à peu, c’est effectivement ce qu’il se passe. Même si le livre papier ne disparaîtra pas, amené sans doute à muter en profondeur, le numérique apparaît et s’installe. Ce changement de support était de la science-fiction à une époque, c’est désormais notre quotidien. Peu importe de quoi l’avenir sera fait : la science-fiction sert à le rêver. Même si le voyage spatial à vitesse luminique ou supraluminique semble devoir rester de la fiction, peut-être les inventions de demain se trouventelles dans les romans d’aujourd’hui : colonisation scientifique de la Lune ou eugénisme ? Ou peut-être des technologies qui n’ont pas encore été imaginées ? En cela, la science-fiction nous encourage à nous questionner, nous pousse vers ce futur, autant parce qu’elle influence la culture (la zone d’atterrissage de Curiosity a été appelée Bradbury en l’honneur de l’écrivain de science-fiction) que parce qu’elle pose parfois les bonnes questions. Elle se permet des libertés dans ses interrogations que les protocoles scientifiques ne pourraient laisser passer et, tout comme les fables animalières, il arrive « Première loi : Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. Deuxième loi : Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi. Troisième loi : Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’est pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi. » Les robots, Isaac Asimov (trad. Pierre Billon), éd. J’ai Lu, 1976 (ISBN 2-277-13453-8), p. 5 1

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet qu’elle critique la société, avec l’air de ne pas y toucher, ou l’emploi des technologies ou de la science. Ravage de Barjavel dénonce l’ultra-dépendance aux technologies, en particulier à l’électricité, qui amollit les humains. Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller a été écrit en 1960 à la suite de deux évènements qui ont marqué l’auteur : la bataille de Monte Cassino et les catastrophes d’Hiroshima et Nagasaki, qui lui ont inspiré la description d’un univers ravagé par les bombes nucléaires. Encore aujourd’hui, les romans post-apocalyptiques cristallisent les craintes de la fin d’une ère. De manière plus récente, on se souvient qu’Oscar Pistorius s’était vu, en 2008, interdit de participer aux compétitions organisées par l’Association internationale des fédérations d’athlétisme, car ses prothèses Cheetah l’avantageaient par rapport aux autres sportifs. On peut se demander, surtout avec l’importance grandissante des nanotechnologies, dans combien de temps les humains s’amputeront-ils pour s’améliorer ? Quel prix l’humain est-il prêt à payer pour évoluer en Homo technologicus ? Sans répondre à ces questions, Mathieu Rivero les soulève dans La Voix Brisée de Madharva et il interroge le lecteur sur les technologies transhumanistes : éthiquement, psychologiquement, socialement, quels seront les impacts ? En bonus, le roman parle aussi de la place de l’information privée et publique, de sa vente à la manipulation. Bien souvent, les romans de science-fiction, et surtout en anticipation, ne dépeignent pas un avenir positif. Parfois sous couvert de divertissement, ils mettent en garde les lecteurs sur leurs choix présents et à venir. Espérons que les sciences apporteront une version plus positive qu’une science-fiction en majorité désabusée et, surtout, que ces deux familles continueront de s’entretenir mutuellement. « On peut définir la science-fiction comme la branche de la littérature qui se soucie des réponses de l’être humain aux progrès de la science et de la technologie. » - Isaac Asimov

BIBLIOGRAPHIE

(Pour les romans, date d’édition originale en gras) Actroid [en ligne]. Wikipédia [consulté le 9/12/12] Disponible sur internet : <http://en.wikipedia.org/wiki/Actroid>

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet Dossier de presse : Laboratoires du noir [en ligne]. Novela2012 Toulouse [consulté le 9/12/12] Disponible sur internet : <http://novela2012.toulouse.fr/documents/705204/87930017-2d68-45608bb5-bcf599547d7a> Ils ont imaginé un autre monde [en ligne]. CNRS : le journal. [consulté le 11/11/14] Disponible sur internet : <https://lejournal.cnrs.fr/articles/ils-ont-imagineun-autre-monde> Exquise planète, Pierre Bordage, Jean-Paul Demoule, Roland Lehoucq et Jean-Sébastien Steyer, Odile Jacob, coll. « Sciences », mars 2014, 176 p. Intelligence artificielle [en ligne]. Wikipédia [consulté le 9/12/12] Disponible sur internet : <http://fr.wikipedia.org/wiki/Intelligence_artificielle> Isaac Asimov et les lois de la robotique au secours d’Android [en ligne]. Actualitté [consulté le 10/12/12] Disponible sur internet : <http://www.actualitte.com/acteurs-numeriques/isaac-asimov-et-les-lois-dela-robotique-au-secours-d-android-28966.htm> Les trois lois de la robotique appliquées aux interfaces utilisateurs [en ligne]. Appili [consulté le 9/12/12] Disponible sur internet : <http://blog.appili.com/2011/09/21/les-3-loisrobotique-appliquees-interfaces-utilisateurs/> Mars One [en ligne]. Mars One [consulté le 10/12/12] Disponible sur internet : <http://mars-one.com/en/> Oscar Pistorius - L’étude scientifique indépendante conclut à l’avantage mécanique des prothèses Cheetah [en ligne]. iaaf.org [consulté le 05/12/2014] Disponible sur internet : <http://www.iaaf.org/news/news/oscar-pistoriusindependent-scientific-stud-1>

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet Rent an actroid [en ligne]. Kimono box.com [consulté le 9/12/12] Disponible sur internet : <http://kimonobox.com/post/en/3199/rent-anactroid/> R.U.R. [en ligne]. Wikipédia [consulté le 9/12/12] Disponible sur internet : <http://en.wikipedia.org/wiki/R.U.R> Science et fiction : laquelle influence l’autre ? [en ligne]. Le Cafard cosmique [consulté le 9/12/12] Disponible sur internet : <http://www.cafardcosmique.com/SCIENCES-ETSCIENCE-FICTION#nb1> Asimov Isaac, Face aux feux du soleil, Le robot qui rêvait, Les cavernes d’acier, Les robots, Les robots de l’aube, Les robots et l’Empire, Un défilé de robots, J’ai lu, 2001 à 2003 (1956 à 1988) ISBN 978-2290327944 / ISBN 978-2290317150 / ISBN 978-2290319024 / ISBN 978-2290055953 / ISBN 978-2290332757 / ISBN 978-2290311165 / ISBN 978-2290311257 Barjavel, Ravage, Gallimard, 1972 (1943) ISBN 978-2070362387 Bradbury Ray, Chroniques martiennes, Folio, 2002 (1950) ISBN 978-2070417742 Burroughs Edgar Rice, Le cycle de Mars, Presses de la cité, 2012 (1917 pour le premier tome) ISBN 978-2258087705 Collectif, Laboratoires du Noir, Nouvelles Éditions Loubatières, 2012 ISBN 978-2862666822 Préface de Patrick Raynal Nouvelles de : Jean-Pierre Alaux, Laurence Biberfeld, Jean Songe, Serguei Dounovetz, Christophe Guillaumot, Daniel Hernandez, Hervé Jubert, Marin Ledun, Elena Piancentini, Benoît Séverac, Romain Slocombe et Marie Vindy Les chercheurs ayant participé à l’expérience : Patricia Balaresque, Rémi Cabanac, Caroline Datchary, Isabelle Dixon, François-Xavier Fauvelle-

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Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs article de Manon Bousquet Aymar, Martin Giurfa, Yves Goddéris, Olivier Pliez, Sergine Ponsard, Frédérique Rémy, Carole Rossi, Clément Sire. Dick Philip, Blade Runner, J’ai lu, 2001 (1966) ISBN 978-2290314944 Dunyach Jean-Claude, Harmoniques Célestes, l’Atalante, 2011 ISBN 978-2841725380 Miller Walter M., Un cantique pour Leibowitz, Gallimard, 2002 (1960) ISBN 978-2070417674 Rivero Mathieu, La Voix Brisée de Madharva, Walrus, 2014 IBSN 978-2363762504 Robinson Kim Stanley, Mars la rouge (1992), Mars la verte (1993), Mars la bleue (1996), Pocket, 2003 ISBN 978-2266138345, ISBN 978-2266128490, ISBN 978-2266128513 Verne Jules, De la Terre à la Lune : trajet direct en 97 heures 20 minutes, Le livre de poche, 2001 (1865) ISBN 978-2253006312

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Manon Bousquet auteur de l'article Science-fiction : quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs

MANON BOUSQUET Pour concilier son amour entre les sciences et la littérature, Manon n’a rien trouvé de mieux que d’étudier la documentation scientifique et technique. Ce sont ces études qui l’ont conduite à rédiger l’article Quand les scientifiques réalisent les rêves des auteurs, dans l’espoir de sensibiliser certains professeurs à la science-fiction – si vous vous posez la question, ça a marché. En dehors de ses articles très épisodiques, elle écrit des nouvelles et publie celles des autres. Elle aime particulièrement jouer dans le bac à sable géant des mythes et légendes. Ces temps-ci, sa novella Valet de Songe essaye d’accaparer son attention, sans y réussir tout à fait. Vous pouvez retrouver l'actualité de Manon Bousquet sur son blog.

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Un titre pour le collectionneur d'Alice Mazuay Illustration de Florence Fargier

UN TITRE POUR LE COLLECTIONNEUR La salle de réunion était pleine à craquer. Avec la décision du directeur de l’ESA de placer ce débriefing sous huis clos, les journalistes étaient tenus à l’écart. Ce n’était malheureusement pas le cas des politiques et autres dirigeants du consortium industriel. Un homme, bien seul en opposition à cette foule, se tenait sous les feux de la rampe, debout derrière le présentoir, près de l’écran mural de visualisation. Il transpirait déjà à grosses gouttes et essuyait régulièrement son crâne chauve avec un vieux mouchoir à carreaux. La faute en revenait probablement autant à la climatisation déficiente qu’au stress de l’intervention devant un tel public. L’atmosphère était étouffante en ce mois de juillet à Paris. La conclusion du jour, tout le monde la connaissait. Elle avait fait la une des journaux du monde entier : « Fiasco à l’ESA », « l’ESA perd des millions », « Une bévue de l’ESA qui fait le bonheur de la NASA », « Tempête sur Mars »… Ce qui intéressait l’auditoire, c’était de comprendre pourquoi et comment un tel événement avait pu se produire. L’explication aurait une influence conséquente sur le partage des responsabilités. Ce qu’il allait raconter serait la mort ou le sauvetage professionnels d’équipes entières. Un hochement de la tête du directeur et le psychiatre, l’homme des relations humaines, responsable de la coordination du projet Mars II, prit la parole. « Mesdames, Messieurs, je vous remercie de votre attention. » Son regard fit rapidement le tour de la salle. « Après une brève introduction, j’essayerai de vous dresser un portrait complet de Monsieur Lafougue. Puis je reviendrai sur les événements qui nous amènent ici. Afin de conserver un discours structuré jusqu’à son terme, je vous prie de bien vouloir garder vos questions pour la fin de l’exposé. » Les premières planches reprenaient l’organisation générale mise en place par l’ESA autour du projet Mars II. Le chef de projet disposait de l’aide d’un responsable coordination, l’orateur, d’un responsable technique et d’un responsable financier. Rien de bien original pour un projet de cette envergure. Pour le déroulement de la mission en elle-même, il avait été décidé de mettre en place une structure hiérarchisée. Il y aurait donc un chef de groupe parmi les quatre membres. L’équipage se composerait d’un médecin

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Un titre pour le collectionneur d'Alice Mazuay Illustration de Florence Fargier spécialisé, d’un ingénieur en mécanique spatiale, d’un spécialiste en terraformation et d’un astrophysicien. Le planning de la mission était simple : six mois pour rejoindre Mars, un an pour établir une base en surface et étudier l’environnement, le temps de revenir sur un point d’orbite favorable au retour, puis enfin six mois pour le trajet vers la Terre. Ces éléments étaient connus de tous. L’audience marqua rapidement son impatience. Le fond sonore, brouhaha de murmures mécontents, était de plus en plus élevé. Il enchaîna sur la deuxième partie de son discours. « Comme vous pouvez vous en douter, les candidatures pour participer à la mission furent nombreuses. Notre première approche fut de recevoir les personnes soutenues par les grands organismes scientifiques des pays membres. Après ces premiers entretiens, nous devions délibérer sur nos choix ainsi que sur la possibilité d’ouvrir l’équipe à un recrutement plus large. » Ce point était nouveau pour l’auditoire. Surpris par le silence soudain, le psychiatre releva les yeux, vérifiant d’un air inquiet l’approbation de son directeur. « Nous avons à l’unanimité décidé que ces candidatures étaient suffisantes. Je ne m’appesantirai pas sur les autres membres du groupe, mais voici comment s’est déroulée l’embauche de M. Nathan Lafougue. » Il prit une grande inspiration. C’est maintenant que son sort personnel allait se jouer. « Son curriculum vitae indiquait trente-cinq ans. Je lui en aurais donné vingt-cinq tout au plus. Grand, brun, un peu maigrelet, il ressemblait un peu à ces étudiants qui passent leur temps entre les cours et la vie en réseau. Il avait alors la peau pâle, des cernes impressionnants sous les yeux et le regard fureteur du glaneur d’informations. Vous pourrez vous faire une meilleure idée dans quelques instants sur les vidéos. Il était très réactif et ses lettres de recommandation flattaient ses compétences. Après tout, c’était LE candidat du CNRS », soupira-t-il. Fouillant à demi dans le sac à dos noir posé à ses pieds, il marmonnait dans sa barbe grise et mal taillée. « J’ai apporté les enregistrements de nos entretiens. Je vous en passerai quelques extraits pour étayer mes propos », dit-il finalement en posant un

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Un titre pour le collectionneur d'Alice Mazuay Illustration de Florence Fargier petit magnétophone et de vieilles mini-cassettes sur le présentoir sommaire placé devant lui. « Nous avons abordé toutes les phases classiques d’un entretien d’embauche : sa façon de se voir lui-même, ses faiblesses, ses qualités, comment il se voyait au sein de la mission, les problèmes auxquels il imaginait devoir faire face… Je vous laisse juger par vous-même », lança-t-il laconiquement en allumant le magnétophone. S’ensuivit alors une série de questions-réponses. On reconnaissait la voix du psychiatre. L’autre, malgré un timbre jeune, sonnait comme assurée, directe. « … Je me décrirais comme un collectionneur. Ou comme un amoureux. Enfin, d’après vous, qu’est-ce qui différencie l’un de l’autre ? L’amant va amasser les moments de bonheur avec l’être aimé, même s’ils ne sont qu’imaginés. Et le collectionneur, lui, doit bien aimer l’objet de sa passion. Ou alors c’est qu’il est un peu fou… » « … Ah, est-ce que la passion peut rendre fou ? Là, je crois connaître la réponse. L’Histoire regorge de personnalités brisées par cet amour. Peut-être vaut-il mieux que je reste collectionneur. Il y a derrière ce mot l’image d’une personne méticuleuse et soignée, définitivement quelqu’un d’organisé, de rationnel. Je m’y retrouve un peu plus. Mais qui sait si un jour je ne franchirai pas cette ligne imaginaire pour devenir l’aliéné, l’homme dont le raisonnement est incompréhensible pour les autres… » « Ah ! Je ne vous l’ai pas encore dit, ce qui me fait rêver et a motivé toutes mes actions et tous mes choix depuis cette époque, c’est Mars. » « Pendant ces dernières années, j’ai patiemment recueilli toutes les données possibles sur cette planète, de la source du nom dans la mythologie romaine jusqu’au contenu des derniers échantillons des sondes les plus pointues. J’ai lu tout ce que je trouvais sur le sujet, de l’imaginaire le plus pur au rapport scientifique le plus incompréhensible. J’ai acheté toutes les reproductions des artistes que ce thème inspirait. On pourrait considérer que ma maison est un musée.

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Un titre pour le collectionneur d'Alice Mazuay Illustration de Florence Fargier Mais je suis aussi égoïste que je suis consciencieux. Je n’ouvre mes portes qu’à un cercle très fermé d’amis, d’autres passionnés, comme moi. Pendant nos séminaires, nous passons des jours entiers à discuter de points de détails. Tenez, la dernière fois, nous nous sommes battus pour déterminer quel était le meilleur cliché de la Terre et de la Lune vues de Mars. Le consensus, sur qui prenait les meilleures images, a vite été atteint. L’appareil photo à haute résolution HiRISE embarqué à bord de la sonde Mars Reconnaissance Orbiter a tout de suite fait l’unanimité. Le sujet de discorde était purement dans l’approche esthétique. La vraie question à laquelle il nous fallait absolument répondre était : « À quel moment précis de sa révolution Mars a-t-elle le plus beau point de vue sur l’ensemble des croissants Terre/Lune ? » Vous connaissez ? Des clichés vraiment superbes. Je vous les recommande. » « J’ai l’impression que mon discours vous fait peur. Rassurez-vous, je ne suis pas obsédé par le sujet. Et je ne fais jamais de mélanges de genres. Lorsque je suis au travail, par exemple, je ne pense pas du tout à Mars. J’ai de grandes facultés de concentration. Et je ne peux pas me focaliser à la fois sur cette partie personnelle de ma vie et sur des problématiques professionnelles. » « Ma spécialité ? Je suis médecin, dans l’application des biomatériaux aux pathologies liées aux voyages dans l’espace, notamment en termes de renforts squelettiques. J’ai déposé quelques brevets sur des technologies innovantes, sur des capsules de matériaux intelligents, capables d’agir en fonction de la reconnaissance de leur environnement. Par exemple, elles peuvent libérer un ciment osseux et du calcium si elles détectent une structure insuffisamment dense. » « Ne ricanez pas dans votre barbe. Je n’accepte pas qu’on se moque de mes travaux. Ce n’est pas de la science-fiction ou une divagation de savant fou. La reconnaissance de mes pairs dans mon domaine devrait vous suffire en terme de crédibilité. Je suis très sérieux. Je sais qu’avec une spécialité pareille, je ne suis peut-être pas le plus qualifié pour ce poste. Mais si vous me recevez, c’est bien que ma candidature a de l’intérêt pour vos employeurs. Alors gardez votre sang-froid, s’il vous plaît. Votre hilarité si mal dissimulée frôle le mépris. Vous êtes insultant. Je ne me suis pas présenté pour l’établissement de mon profil psychologique dans le but d’amuser la galerie, mais bien pour prouver ma motivation et suivre toutes les étapes nécessaires en vue d’un recrutement. Vous ne me découragerez pas aussi facilement. »

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Un titre pour le collectionneur d'Alice Mazuay Illustration de Florence Fargier « Oui, je pense être tout à fait capable d’assumer ce poste. Car en dehors de mon cursus universitaire, de par ma passion, je me suis fortement documenté sur tous les problèmes physiologiques liés aux voyages spatiaux. Et, en plus de ma connaissance de l’historique sur ce sujet, j’ai quelques idées personnelles que je suis prêt à partager avec d’autres spécialistes. N’hésitez pas à me poser des questions si vous doutez de mes dires. J’accepte volontiers de me soumettre à toute épreuve que vous souhaiteriez m’imposer. Encore une fois, je suis déterminé à aller jusqu’au bout… dans le cadre de la décence bien sûr. N’allez pas déformer mes propos. » « Non seulement je pense être tout à fait qualifié, mais en plus, je bénéficie d’une forme d’entraînement qui vous fera gagner du temps par la suite. Mes lubies, comme vous semblez les considérer, m’ont permis de me mettre plusieurs fois dans des situations d’isolement. Nous estimons, mes camarades et moi-même, que rien ne vaut l’expérience pour rapprocher le plus possible la fiction du réel. Quel potentiel de représentativité possèdent les récits les plus fantaisistes ? Nos simulations ont toujours été très instructives, aussi bien sur un plan personnel que scientifique. Il est très intéressant de connaître quelles seront vos réactions en situation de stress ou de fatigue extrême, là où la réaction devient réflexe. Il est ensuite plus aisé de travailler sur le contrôle de soi et de se conditionner pour avoir des réponses adéquates. Nous avons dans certains cas eu recours à l’hypnose. Et je dois dire, non sans fierté, qu’une fois ce travail introspectif réalisé, les simulations se sont beaucoup mieux déroulées. Je parle bien sûr en termes d’interaction avec les autres membres. » « Comme vous avez peut-être pu le constater par vous-même, M. Lafougue est une personne lucide, méticuleuse et compétente. Il était un candidat tout à fait crédible. » Il dut s’interrompre quelques instants, et attendre patiemment que les insurgés se calment et reprennent place. Plusieurs personnes s’étaient levées, les traitant de noms d’oiseaux, lui et son équipe. « Rien ne laissait présager un tel comportement. Il a passé tous les tests complémentaires du protocole. Et croyez-moi, nous en avions prévus plus que nécessaire. Tous les candidats ont suivi le même processus. Je n’arrive toujours pas à m’expliquer ce qui a pu nous échapper. » Il fit une nouvelle pause pour s’essuyer le front et boire un verre d’eau. Il semblait de plus en plus mal à l’aise.

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Un titre pour le collectionneur d'Alice Mazuay Illustration de Florence Fargier « La sélection faite et l’équipe constituée, le programme d’entraînement s’est déroulé tout à fait nominalement. Les membres s’entendaient bien et interagissaient de manière très constructive. L’astrophysicien avait un leadership naturel et c’est lui qui prit la direction de la mission, au final constituée exclusivement d’hommes. » Les clichés des épreuves, qui défilaient à l’écran en même temps qu’il parlait, montraient les quatre futurs martiens en situation : dans la centrifugeuse, en caisson, à gravité nulle, en piscine, à faire des travaux minutieux en scaphandre, à étudier des schémas de construction de la structure de transport, au nettoyage des panneaux solaires, au dégagement de la capsule de descente en surface… ou encore d’autres situations que les personnes présentes ne pouvaient identifier. Sur toutes les images, la mention « secret défense » apparaissait en rouge, bien visible. « Tous étaient des passionnés, fans d’espace et d’aéronautique. Comment cette singularité a-t-elle pu nous échapper ? Quelles peuvent être les motivations d’un tel acte ? J’ai beau avoir visionné ces bandes une centaine de fois, je ne comprends pas. Mais qui peut expliquer la folie ? » Les premiers messages étaient assez semblables les uns aux autres. Les vidéos devaient être transmises par l’équipage de façon régulière pour informer la Terre du déroulement du voyage. Après l’euphorie des premières semaines, la routine s’était installée. Chaque personne s’intéressait aux activités des autres. En continuant d’apprendre, le voyage semblait moins long. Le médecin avait de nombreuses occasions d’utiliser ses compétences. En effet, en atmosphère fermée et non stérile, tous les agents pathogènes germaient à leur rythme. Mais la mission était bien équipée et les maux apparaissant avaient été prévus et purent donc être traités rapidement. Les quelques petites avaries mécaniques avaient été maîtrisées. Et tout allait très bien, du point de vue de la Terre. L’excitation remonta visiblement à l’approche de Mars. Les quatre hommes révisaient encore et encore les premières actions à faire dès leur arrivée sur orbite. Chacun connaissait son rôle sur le bout des doigts. L’astrophysicien et le spécialiste en terraformation devaient être les premiers à poser le pied sur Mars. Leur enthousiasme débordant commençait à peser sur les deux autres, probablement un peu jaloux, mais le scénario était prévu ainsi depuis le début. Ils serrèrent donc les dents et s’apprêtèrent à jouer

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Un titre pour le collectionneur d'Alice Mazuay Illustration de Florence Fargier leur rôle. Ils savaient bien que l’Histoire ne retiendrait que le nom des deux premiers hommes, mais peu importait, ils auraient participé. Le psychiatre devint livide à l’approche de la dernière vidéo, la plus récente. Le double chrono, en haut à gauche de l’image, indiquait l’avantveille, heure de réception. Compte tenu du décalage entre la date d’émission et celle de réception, le double affichage permettait de réaliser l’éloignement des personnes et de replacer les événements dans une trame temporelle plus exacte. « Cette vidéo est la dernière que nous ayons reçue. D’après nos calculs, elle se situe juste avant la première descente sur Mars. Je tiens à vous assurer que j’entends assumer pleinement ma part de responsabilité. Je regrette profondément qu’une mission aussi exceptionnelle ait pu prendre cette tournure. Je vous laisse juger. » Il se tourna vers l’écran, s’épongeant le front une fois de plus. Et, avec le faciès du condamné, appuya sur le bouton qui lancerait la dernière projection. La première image fut celle de M. Lafougue en combinaison de surface, s’installant face à la caméra. Le fait qu’il porte cette tenue était assez incongru en soi. En effet, ce n’était pas lui qui devait se rendre sur Mars. De plus, en temps normal, c’était toujours l’astrophysicien, le chef de mission, qui débutait les transmissions. Son visage était radieux. Toujours aussi alertes, ses yeux passaient d’un côté à l’autre de son champ de vision. Peut-être vérifiait-il certains paramètres de bord en même temps qu’il se préparait à parler ? Une pointe de rouge sur ses joues laissait deviner son excitation. Mais comme à son habitude, il gardait des gestes mesurés, très contrôlés. « Mesdames, Messieurs, Je tiens tout d’abord à vous féliciter pour le succès de cette mission. Rien de tout cela n’aurait été possible sans vous. Votre intelligence, votre volonté et votre pugnacité ont rendu cet événement possible. Merci. À quelques anecdotes près, nous pouvons dire que le voyage s’est déroulé exactement comme nous l’avions prévu. La station est maintenant en orbite stationnaire et, comme vous pouvez le constater, je m’apprête à effectuer la descente en surface. Je suis très très fier d’être le premier homme à poser le pied sur cette planète.

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Un titre pour le collectionneur d'Alice Mazuay Illustration de Florence Fargier J’adresse toutes mes condoléances aux familles des autres membres d’équipage. Ils ne pouvaient malheureusement pas survivre à ma planification du déroulement de la mission. Je vous assure cependant qu’ils n’ont pas souffert. Je sais parfois être généreux. En revanche, par souci d’économie, et surtout d’hygiène, je ne serai pas en mesure de rapporter les corps sur Terre. Je leur construirai néanmoins une sépulture décente ici, sur Mars. Je compte poursuivre les différents objectifs qui nous avaient été assignés. Bien évidemment, comme je suis seul, les travaux n’avanceront pas aussi vite. Mais j’aurai tout de même de nombreuses données exploitables, que je vous transmettrai dans la mesure du possible. D’après les informations que j’ai pu recueillir lors du voyage, je pense pouvoir, en l’espace de quelques mois, monter un mini-écosystème me permettant de vivre en autarcie. Si je n’y parviens pas dans le temps imparti, je reviendrai, comme prévu. Mais n’y comptez pas trop. En général, je me donne les moyens de réussir ce que je t’entreprends. Et cela fait bien longtemps que je me prépare. En tant que seul représentant de l’humanité, et en vertu des pouvoirs qui me sont automatiquement conférés, je me déclare le roi de ce monde, Nathan I er, Roi de Mars. J’ai désormais toute autorité sur ce qui se passera sur cette planète. Devant assumer toutes les responsabilités, je prends également le statut d’ambassadeur. Et, en accord avec toutes les lois en vigueur sur Terre, je suis donc maintenant légalement intouchable, puisque je bénéficie de l’immunité diplomatique. Voilà, c’est tout pour cette transmission. Sachez que je suis vraiment très enthousiaste. Tout sera filmé depuis la station bien sûr. J’ai automatisé une grande partie de ses fonctions. Et je ne voudrais pas que vous en perdiez une miette. Ah ! Si ! Tout de même. Je voudrais adresser un message personnel aux autres membres du Club Mars : j’ai gagné, je suis le premier !!! » Un coup de feu retentit sèchement dans la salle, faisant taire la masse soudainement hurlante des hommes qui comprenaient enfin les circonstances du fiasco. La chemise du psychiatre se teinta de rouge. Il s’écroula au sol, renversant le présentoir dans le même mouvement. Un homme, au fond de la salle, avait encore le bras tendu. Son arme menaçait de tomber tant il tremblait de rage. Écarlate et haletant, il marmonnait sans cesse la même litanie : « Le salaud ! Le premier, hein ! Le salaud ! » Un collectionneur jaloux peut-être.

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Alice Mazuay auteur de la nouvelle Un titre pour le collectionneur

ALICE MAZUAY Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Nombre de SEC minimum ? Désolée, réflexe inversé IRL. Ingénieur(e), littéraire contrariée, maman, ex-sportive, fan de SFFF du plus jeune âge. Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? Assez tard en fait. Je m’ennuyais chez moi pendant mon premier congé maternité. J’ai créé un blog sur mes lectures et puis j’ai croisé des appels à textes et puis j’ai essayé d’y répondre. Je me suis fait renvoyer dans mes 22. Et comme je suis tenace et que j’avais (enfin) des choses à dire, j’ai persévéré. J’avais 30 ans pour la rédaction de ma première nouvelle. Pas vraiment précoce, hein ! Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? Le plus souvent, il y a un thème d’appel à textes (j’aime beaucoup l’exercice et le concours). J’y accroche un sentiment. Ensuite je façonne le personnage qui le ressent, la situation qui l’a amené là, le contexte. C’est très instinctif, pas réfléchi du tout et souvent dans un rythme complètement déstructuré. Heureusement que je travaille sur ordinateur ou mes brouillons seraient un fouillis sans nom. Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle Un titre pour le collectionneur ? Ce qu’elle représente pour toi ? J’ai une amie qui est fan de Mars. Attention, spéciale dédicace : Herveline, cette nouvelle est pour toi. À l’époque où j’ai commencé à l’écrire, les journaux parlaient de certaines expériences qui étaient faites pour préparer quelques personnes au grand et long voyage vers Mars. Le sentiment que je voulais développer était l’exaltation. Mais pas celle du fan devant sa télé, celle de l’acteur, de celui qui donne tout pour parvenir à son but. Ensuite, par délire, je me suis placée dans le pire des cas celui du psychopathe intelligent. J’ai voulu aussi, par opposition, un point de vue externe, plus rationnel. Ça donne « Un titre pour le collectionneur ». Quel est ton endroit favori pour écrire ? As-tu des rituels ? Aucun rituel, si ce n’est de fermer la porte. La maison est, heum, un peu bruyante… re-heum, même de nuit. Je réfléchis partout, surtout devant

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Alice Mazuay auteur de la nouvelle Un titre pour le collectionneur mon jardin un mug de thé à la main. Mais pour écrire, je suis bel et bien devant mon PC. As-tu un texte dont tu es particulièrement fière et que tu voudrais nous faire découvrir ? Je ne sais pas trop. Comme je me base la plupart du temps sur mes propres sentiments pour écrire. Chacun de mes textes est un peu comme une forme d’exorcisme, une extraction d’un bout de moi. Parfois farfelu, souvent plus introspectif. Le texte L’âme du serpent, qui devrait sortir à peu près en même temps que ce webzine, dans l’anthologie Dérives fantastiques chez Sombres Rets, en est un bon exemple. Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? Simmons, Herbert, Zelazny… la liste est longue. Mais non, ils ne m’influencent pas. Je ne leur arrive pas la cheville, n’en ai ni la prétention ni l’espoir. En fait, je pense que je suis plus influencée par une pléthore de « petits » auteurs de nouvelles dont je suis assez boulimique. Je dévore les webzines et fanzines qui me passent sous la main ou la tablette. J’estime que là, je peux me comparer. Alors, je décortique, je critique, et je me fais influencer. As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? De passage chez un ami de la blogosphère, il m’a fait une remarque sur mes textes qui m’a fait totalement changer de perspective sur mon écriture : « Tes textes sont glauques ». Je me voyais avant surtout comme une fan de SF et de fantasy. Je plaçais mes histoires dans ce type d’univers. Il m’a ouvert les yeux sur le fait que j’écrivais en grande majorité du fantastique et du vraiment pas très gai. D’où ma phrase précédente sur l’exorcisme. Allons au bout de la démarche… l’écriture doit être une forme de thérapie chez moi.

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Alice Mazuay auteur de la nouvelle Un titre pour le collectionneur Quels sont tes projets ? Réussir à tout concilier, vaste programme : parcours professionnel, famille, mon auto-entreprise autour de l’application mobile Fanzines, l’écriture… On passe quand aux journées de 40 heures ? Est-ce que tu possèdes une page perso où l’on peut suivre ton actualité ? question-sf.over-blog.com www.cima-fanzines.com/blog Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? Merci à M&L de continuer à monter de beaux projets, à soutenir le fanzinat et à nous faire rêver. Longue vie à M&L !!!

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Florence Fargier illustratrice de la nouvelle Un titre pour le collectionneur

FLORENCE FARGIER Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Bonjour, je m’appelle Florence, j’ai 23 ans et je suis illustratrice Freelance depuis presque un an. Enthousiaste et créative, j’aime découvrir de nouveaux univers et relever des défis ! Comment t’est venu le goût du dessin, à quel âge ? Je crois que j’ai toujours dessiné, que ce soit dans la marge de mes cahiers ou sur feuilles blanches :) Par contre, l’envie d’en faire mon métier m’est venue très tard, quelques mois seulement avant de passer mon bac, il était temps ! Comment abordes-tu la création d’un dessin ? Comment te vient l’inspiration ? Parfois les idées viennent d’elles-mêmes selon où je suis, ce que je regarde, ce à quoi je pense et parfois c’est le blanc total. Dans ce cas-là, j’essaye de ne pas m’angoisser, et je m’oblige à passer du temps à faire autre chose pour me libérer l’esprit et les idées reviennent. Regarder les travaux d’autres artistes m’aide beaucoup aussi, mais attention à ne pas y passer trop de temps non plus ! Pour ce qui est de la création d’un dessin, j’applique à peu près la méthode suivante : 1. Idée/Croquis préliminaires (libre de toutes contraintes, c’est important de ne pas s’enfermer dès le début dans une seule voie) 2. Documentation (pour réduire les possibilités et ne garder que ce qui est indispensable à la compréhension de l’image) 3. Croquis (c’est l’étape ou l’on tâtonne pour trouver la bonne composition, les bonnes couleurs, éclairages, personnages, etc.) 4. Passage au numérique/Colorisation 5. Retouches Peux-tu nous parler de la façon dont tu as abordé l’illustration du texte Un titre pour le collectionneur ? Après avoir lu la nouvelle plusieurs fois je ne m’imaginais pas dessiner une scène réaliste. Le thème de l’espace offre beaucoup de liberté visuelle, c’est un univers très poétique et abstrait pour moi.

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Florence Fargier illustratrice de la nouvelle Un titre pour le collectionneur J’ai donc rassemblé tous les éléments principaux de l’histoire et je les ai organisés pour faire une image intéressante qui colle au personnage principal. J’ai aussi essayé de faire passer cette impression d’humour noir et d’ironie que j’ai eue en lisant le texte :) Quel est ton endroit favori pour dessiner ? As-tu des rituels ? Je peux dessiner à peu près n’importe où tant que j’ai l’envie et qu’un sujet m’intéresse (et que je n’ai pas oublié mon carnet et mes crayons ;) ). Mais le plus souvent je me retrouve à mon bureau derrière mes écrans. J’y passe beaucoup de temps pour le travail même si j’essaye de faire des sorties de temps en temps pour prendre l’air et dessiner des gens. Pour ce qui est des rituels, j’essaye surtout de garder un bon rythme de travail. Comme je suis plutôt du matin je me lève tous les jours en même temps que mon homme vers 7 h et je commence à bosser vers 8 h/9 h (ça dépend de la masse de travail à faire dans la journée). Je fais une pause à 12 h et je fais autre chose pendant que je mange (lire, regarder un ou deux épisodes de série, etc.) puis je reprends jusqu’à 18 h environ. Comme je ne vis pas toute seule, je garde des horaires assez proches de celles que j’avais en tant que salariée pour pouvoir profiter de mon temps libre avec mon compagnon. Sauf bien sûr quand j’ai vraiment un projet très prenant ou du travail à rendre en urgence. Mais dans ces cas-là, ce n’est pas un problème, car je prends toujours un peu de temps après pour me reposer :) Quels sont tes illustrateurs favoris ? Influencent-ils tes dessins ? J’en ai tellement que je ne me rappelle pas tous de leurs noms ! Heureusement que l’onglet favoris existe ;) Mais pour citer ceux du moment : Nicolas Weis, Nicolas Marlet, Romain Trystram, Brian Miller, Huguette Pizzic, Paul Echegoyen… Si leur travail influence énormément mes dessins, c’est surtout une source inépuisable d’émerveillement et d’inspiration. Souvent, quand j’ai des moments de doutes, c’est en regardant leurs dessins que j’arrive à retrouver ma motivation. Comment ne pas avoir envie de se donner à fond quand on voit ce que ces artistes sont capables de faire ?

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Florence Fargier illustratrice de la nouvelle Un titre pour le collectionneur As-tu un dessin dont tu es particulièrement fière ? Voudrais-tu nous le montrer ?

C’est un dessin que j’ai fait tout récemment alors je n’ai pas trop de recul. Cependant, j’ai pris beaucoup de plaisir à travailler dessus. Je n’ai pas souvent l’occasion de travailler à ce point mes images en traditionnel. Je me sers habituellement de mes crayons uniquement pour des croquis rapides ou préparatoires pour le digital. Il s’agit d’une recherche qui s’inscrit dans un projet personnel plus vaste sur lequel je commence à peine à bosser. L’univers est constitué de marécages, de lacs et de plaines, et là je me suis concentrée sur le « fond » des petits lacs. L’idée finale est de réaliser une animation à partir de ces recherches. J’entame à peine le projet alors il me reste encore beaucoup de travail :) Est-ce que tu as un style de dessin que tu préfères ? Y a-t-il des projets d’illustration que tu refuserais ? En règle générale je réalise plutôt des dessins cartoons, dans des univers très colorés et poétiques en numérique surtout, mais je suis très curieuse et je m’intéresse à tout ce qui se fait :) Il m’arrive même de temps en temps de ressortir mes pastels ou tubes de peinture pour me changer les idées. J’essaye de ne pas refuser de projet, sauf bien entendu s’il requiert des compétences que je n’ai pas. J’adore découvrir de nouveaux univers et je trouve dommage de me priver de ces découvertes enrichissantes.

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Florence Fargier illustratrice de la nouvelle Un titre pour le collectionneur Par contre, cela risque de me prendre plus de temps pour faire le travail s’il s’agit d’un domaine ou d’une technique que je ne maitrise pas bien. Mais en général les personnes pour qui je travaille me proposent des projets qui correspondent à mon univers, pas de place pour l’expérimentation quand il s’agit du milieu professionnel. Ils recherchent l’efficacité avant tout. As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Là tout de suite rien de particulier ne me vient à l’esprit, à part que je me destinais à tout sauf à être Freelance ! J’étais même effrayée à l’idée de me retrouver là toute seule avec juste mon portfolio et toutes ces démarches à faire. Finalement, avoir tenté l’expérience est la meilleure chose qui me soit arrivée, je remercie tous ceux qui m’ont donné la chance de pouvoir travailler sur leurs projets et qui m’ont fait confiance. J’espère pouvoir continuer encore longtemps :) Quels sont tes projets ? Pour l’instant, cela se limite à trouver d’autres contrats pour cette année ^^ Je débute et malgré mon enthousiasme et mon envie de travailler il n’est pas toujours facile d’avoir du travail. Côté projets personnels j’ai bien quelques trucs sur le feu, mais je prends mon temps pour laisser mûrir les idées et je gribouille quand l’inspiration me vient. Je suis d’un naturel très impatient et j’ai tendance à me lancer à fond dans quelque chose. Puis, quand l’enthousiasme de départ redescend, je laisse les choses de côté. Dans le monde professionnel, cette réactivité est bienvenue, car elle me permet de travailler vite et de façon efficace. Mais quand il s’agit de mes projets, ils ont tendance à finir au fond de mes cartons à dessin rapidement. Donc maintenant j’y vais lentement mais sûrement :) Pour conclure, qu’as-tu envie de nous dire ? Ahah, il me semble en avoir déjà dit beaucoup, j’espère que vous ne vous êtes pas endormi avant la fin : p Et bien je vous remercie de m’avoir lue et je vous souhaite une bonne lecture des autres nouvelles, si ce n’est pas déjà fait.

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Florence Fargier illustratrice de la nouvelle Un titre pour le collectionneur N’hésitez pas à passer sur mon blog et à laisser des commentaires, c’est toujours enrichissant d’échanger avec d’autres sur son travail : florenceportfolio.blogspot.fr Dites-moi aussi si vous avez aimé l’illustration, ou pas d’ailleurs :) Bonne continuation à tous !

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice

LEGACY OF A HUNDRED WARS 1 Carlos Méo ouvre les yeux. Le rêve qui semblait si réel il y a encore quelques secondes s’évapore brusquement. Le voilà de retour dans sa morne réalité. « On est lundi », se rappelle-t-il. Il ne travaille pas les lundis, heureusement. Dans le couloir, à quelques mètres de son lit, il peut entendre le va-etvient de ses nombreux voisins comme s’ils passaient juste à côté de lui : le frottement de leurs pantoufles sur le sol bétonné, leurs discussions matinales à haute voix, les sonneries de leurs appareils mobiles. Carlos s’est habitué depuis longtemps à ces nuisances sonores, mais il lui arrive encore d’être réveillé par celles-ci. Il sait que ce n’est pas le bon moment pour aller prendre la douche. À sept heures du matin, c’est le rush dans la salle de bains collective du palier. Comme il ne travaille pas aujourd’hui, il peut se permettre d’attendre que l’heure de pointe soit passée. Ainsi, il s’évitera le désagrément de devoir faire la queue en peignoir, de frôler ses voisins à moitié nus sur les carreaux glissants et mouillés, de sentir leur forte odeur corporelle dans l’atmosphère humide. Il irait plus tard, vers 9 heures, lorsque tout le monde sera parti. En attendant, il fait ce qu’il fait tous les matins en se réveillant. Il allume l’ordinateur juste en face de son canapé-lit, à moins de deux mètres de lui. Son appartement (sa « case » comme on dit communément) est conçu sur le même modèle standard que tous les appartements de son Immeuble à Logements Économiques (ILE). C’est un étroit parallélépipède rectangle de 5 mètres de long sur 1 m 80. Près de la porte d’entrée se trouvent les toilettes, et un petit espace doté d’un lavabo faisant office de cuisine. De l’autre côté, une haute vitre étroite donne sur les fenêtres des autres cases, lesquelles sont situées à moins de deux mètres de la sienne. Un profond puits d’aération aux parois noircies les sépare. Le bâtiment de trente étages loge ainsi plus de mille personnes à revenus modestes comme lui, sur une surface au sol minimale. Son ordinateur est l’unique objet de confort dont il dispose. Il est doté d’un grand écran plat d’un mètre de diagonale. La machine est assez an-

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice cienne maintenant, et le ventilateur fait un bruit désagréable à chaque fois qu’il l’allume. Mais Carlos sait qu’il n’a pas les moyens de changer d’appareil. Il doit encore économiser quelques mois pour cela. L’ordinateur obéit à ses commandes par l’intermédiaire d’une caméra à reconnaissance de mouvements. Carlos ignore toutes les mises à jour de système que la machine lui présente, et se rue immédiatement sur le jeu Legacy Of A Hundred Wars (LOAHW). LOAHW est un jeu de rôle en ligne massivement multijoueur (MMORPG) auquel Carlos joue quotidiennement depuis plus de trois ans maintenant. Avant LOAHW, il avait parcouru Titan Colonies pendant 2 ans, Empires & Wars pendant 5 ans, et Sibilia pendant 6 mois. Il n’était resté sur Sibilia que pendant 6 mois en raison des fréquents bugs du serveur, et d’un système de craft2 trop similaire à celui de Titan Colonies. Dans LOAHW, son avatar est une Elfe Noire niveau 73, de classe Mage, nommée Nora, et appartenant à la deuxième Guilde du serveur 4. Il y a trois mois, Nora a pu devenir maire d’un petit village de la région de Karkouz. Maintenant, elle possède une petite armée de 26 paladins, qui lui sont d’une assistance fort utile lors de ses quêtes dans les donjons solos ou multijoueurs. Comme tous les matins, Nora va chercher dans son hôtel de ville sa prime de connexion quotidienne, qui la récompense pour son assiduité dans le jeu. Ça fait 216 jours d’affilée que Carlos se connecte tous les jours sur le serveur 4 de Legacy Of A Hundred Wars. Aujourd’hui, il a reçu 500 émeraudes. Les émeraudes servent exclusivement à améliorer ses troupes. Ses paladins sont pour l’instant au niveau 22. Il lui manque encore 2938 émeraudes pour qu’ils passent au niveau 23. Lorsqu’ils seront au niveau 23, les choses iront encore mieux pour lui. Après l’hôtel de ville, Nora se rend rapidement à la ferme. Machinalement, Carlos ordonne à ses paysans de récolter ce qu’il a semé la veille. Il est important d’apporter suffisamment de nourriture à sa population de 96 âmes pour qu’elle continue à croître. Ce n’est pas un problème pour l’instant. Les récoltes seront bonnes tant qu’il continuera à se connecter tous les jours. Carlos va chercher un paquet de céréales au-dessus du four à microondes. Il attrape les céréales à la main, directement dans le sachet, et se Craft : système d’artisanat dans les MMORPG. Fabrication d’objets de valeur à

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partir d’éléments plus basiques.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice penche au-dessus du carton tandis qu’il mâche, afin d’éviter d’en mettre partout sur le sol. C’est sa routine de tous les matins. Ses yeux sont rivés sur l’écran. Il est 7 heures et demie, il n’a pas le temps de faire un donjon multijoueur s’il veut prendre sa douche à 9 heures. Les donjons multijoueurs, c’est ce qui rapporte le plus d’expérience. Et c’est là qu’on peut récupérer les meilleurs loot3. À la place, il décide de faire quelques rapides combats en PvP 4, histoire de récupérer un peu d'XP5 et de Gold6. Les jours où il ne travaille pas, il organise souvent son emploi du temps ainsi : quelques combats en PvP le matin, parfois un donjon solo avant midi, et puis les donjons multijoueurs l'après-midi, avant un gros combat de Guilde le soir. Nora se rend au cabinet de téléportation derrière l'hôtel de ville. Après quelques secondes de chargement, elle arrive dans la capitale de sa Guilde : Telesperia. La capitale n'a rien à voir avec le petit village de Nora, lequel n'a qu'une dizaine de maisons aux toits de paille entourée d'une fragile palissade en bois. Telesperia est une gigantesque cité médiévale à l'architecture gothique, avec plusieurs tours majestueuses dépassant les cent mètres de hauteur, et protégée par une double enceinte de murailles faisant l'équivalent de dix étages. Certaines batailles interguildes ont requis des milliers de joueurs comme Carlos pour défendre la capitale des invasions d'autres Guildes. Le Colisée de Telesperia est monumental, tout comme le reste de la ville. Nora doit attendre un peu avant que le serveur ne lui trouve un combattant de niveau équivalent. Enfin, son adversaire se présente. Il s'agit d'un grand guerrier barbare, nommé Noo666. Il est armé d'une immense hache de guerre et possède une longue barbe rouge. Plus important, il est niveau 75. Carlos s'insurge déjà de cette injustice. L'ennemi de Nora a deux niveaux de plus. Qui plus est, il appartient à une classe qui a toujours un avantage en PvP, même à niveau légèrement inférieur. Ce sera très difficile pour son avatar. Loot : objets trouvés correspondant à des récompenses.

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PvP : Player versus player. Mode de jeu multijoueur opposant les participants entre eux. 5 XP : abréviation qui signifie point d'expérience. 6 Gold : correspond au gain de monnaie dans un jeu, généralement de l'or.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice Ses craintes se confirment assez rapidement. La barre de vie de Nora fond comme neige au soleil, et elle finit au sol dans une mare de sang. Le barbare Noo666 fait une posture de triomphe. Carlos a perdu 6886 pièces d'or suite à sa défaite. Il peste contre l'inégalité relative entre les différentes classes de personnages. De mauvaise humeur suite à cette déconvenue, Carlos sort du Colisée et décide de visiter un peu les boutiques de la capitale afin de dénicher de possibles équipements pour son avatar. Il sait qu'il n'a pas assez d'argent pour s'offrir les plus belles armures et les armes les plus puissantes, mais sait-on jamais… Soudain, une alerte s'affiche dans le coin de l'écran. Son village est en train d'être attaqué ! Il se dépêche d'aller au point de téléportation. Nora atterrit au milieu de la place du village. Des gobelins des montagnes sont déjà là, causant la panique parmi ses paysans qui courent dans toutes les directions. La jauge de mana de son avatar n'est pas encore remplie, il ne peut donc pas lancer de gros sorts contre les ennemis. Une petite boule de feu par ci, un éclair par là. Des sorts de base, histoire de faire le plein de mana. Quelques gobelins s'effondrent au sol. Elle convoque rapidement ses paladins, qui commencent à faire un massacre parmi les ennemis qui sont de plus faible niveau. Enfin, Nora a accumulé suffisamment de mana pour lancer son sort le plus puissant. Elle monte au sommet d'une tour de guet, et invoque une chute de météorites destructrice sur la troupe de gobelins accumulée devant l'entrée de son village. C'est un carton, un véritable massacre parmi les peaux-vertes qui battent en retraite. Les points d'XP tombent comme la pluie. Les villageois congratulent leur leader en chanson, comme si les larmes et le sang étaient déjà oubliés. Carlos Méo pousse un cri de victoire et serre le poing. Pour couronner le tout, parmi les cadavres de gobelin, il a réussi à looter une bague de force de niveau 67, qui offre un bonus d'attaque de 185 points, soit 25 points de plus que la bague qu'il possédait jusque là. Sans perdre de temps, il vend son ancienne bague pour la respectable somme de 25 888 pièces d’or et la remplace par la nouvelle, après l'avoir enchantée afin d'améliorer ses statistiques. C'est ainsi qu'une journée supplémentaire est passée dans la vie de Carlos Méo. Une journée perdue devant Legacy Of A Hundred Wars, à vivre une existence imaginaire, pleine d'aventures et d'héroïsme, dans la peau de

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice Nora, mage de niveau 73 dans le serveur 4, alors que sa vie réelle se dépérit lentement. Carlos Méo a vingt-neuf ans, et ce n'est pourtant pas par manque d'ambition qu'il en est là. Il a toujours cru, et il croit encore, être capable de faire quelque chose de son existence, de faire la différence, d'être reconnu dans le monde. Il a toujours eu l'ambition d'écrire un chef-d'œuvre, un best-seller comme Karma de son auteur préféré John Marquez, qui le consacrera comme un esprit de premier plan. Un jour, oui, il pourra dire qu'il a réussi sa vie. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, il ne trouve pas encore l'inspiration pour écrire. Il doit temporiser, réfléchir à l'idée qui fera de lui un génie de la narration. Il a peut-être encore quelques années à vivre dans cette relative misère, mais ça lui va. Il sait qu'il n'a rien à voir avec les misérables qui vivent de l'autre côté de ses murs. Quelque part, la gloire éternelle l'attend. Il en est absolument certain. 2 Une fois par semaine, Carlos sort de sa case pour aller s'approvisionner en nourriture au distributeur public du quartier. Il n'oublie pas de prendre ses épaisses lunettes de protection, car une tempête de sable peut se lever à n'importe quel instant. Il revêt sa longue veste de toile aux bords déchirés qui descendent jusqu'aux genoux et relève une grande capuche de couleur claire qui recouvre presque ses yeux. Dans le couloir toujours bondé, il croise ses voisins qui ont pris l'habitude de l'ignorer. Deux enfants d'environ trois ans se font la course sur des vélos à trois roues en plastique. L'un d'eux heurte les pieds de Carlos sans s'excuser. Au niveau de la cage d'escalier, trois adolescents en débardeur violet écoutent leur musique abrutissante sur un appareil mobile en dodelinant de la tête au rythme des basses. Ils sont comme hypnotisés par les notes bruyantes qui ne forment aucune ligne mélodique claire. Les jeunes ne daignent même pas écarter leurs longues jambes posées en travers du passage de Carlos lorsqu'il veut passer. Tant bien que mal, et sans se plaindre, il enjambe les obstacles et commence à descendre les dix-huit étages qui mènent au rez-de-chaussée. Il existe bien des ascenseurs qui lui éviteraient d'avoir à marcher, mais Carlos sait que leur utilisation est payante. Et il aime mieux économiser ces quelques crédits qui lui permettront de s'offrir la prochaine extension de

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice Legacy Of A Hundred Wars : Conquest of Kranok. Et puis, il peut ainsi faire son sport quotidien. Arrivé au niveau du premier étage, Carlos remarque un attroupement de personnes dans l'étroit couloir, ainsi qu'une abominable odeur de fèces qui est de plus en plus forte à mesure qu'il s'approche. Carlos s'avance pour en apprendre un peu plus sur la situation, mais il ne voit rien à travers la foule compacte. À ce moment-là, deux femmes décident de lui laisser leur place de spectatrices et s'en vont en se pinçant le nez. — Quelle odeur atroce ! C'est vraiment dégueu ! s'écrie l'une d'elles. Par-dessus deux épaules, Carlos parvient à apercevoir un vieil homme, dans un état cachectique, accroupi sur le sol bétonné. Il porte une chemise sale à rayures. Il est nu en dessous de la ceinture. Carlos comprend qu'il est en train de déféquer. Par terre, une longue trace de diarrhée mêlée à du sang clair coule lentement vers le centre de l'allée. — Aah ! J'ai mal ! J'ai mal ! crie-t-il par intermittence. Une grimace se dessine sur le visage de Carlos, partagé entre dégoût et pitié. L'homme a de vieilles croûtes sales sur le haut de son crâne chauve. Sa bouche édentée s'ouvre et se referme par cycles lents, en laissant s'échapper un son aigu plaintif. — Que quelqu'un le sorte d'ici, merde ! lance un des voisins. — C'est dégueulasse ! Il est en train de pourrir tout le sol ! s'exclame un autre. Ma case est juste en face, bordel ! — Quelqu'un sait qui est ce type ? — Je crois que c'est un des clodos qui traînent dans la rue de derrière, répond-on. — Mais qui l'a laissé rentrer ? — Personne ! Il a dû rentrer tout seul. L'entrée est toujours ouverte en bas ! Personne n'ose s'approcher à moins de trois mètres du vieillard tant l'odeur est atroce. Soudain, un grand gaillard au crâne rasé, habillé d'un débardeur noir qui découvre ses bras musculeux et tatoués, s'avance dans le no man's land qui entoure l'intrus. Il l'attrape par un bras et le lève brutalement. — Aaaahhh ! gémit le vieillard. Le costaud continue à le traîner de force dans le couloir, en direction de la cage d'escalier, là où se trouve l'attroupement avec Carlos. Ces deniers se mettent à fuir l'arrivée de l'intrus. — Poussez-vous ! fait le gaillard.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice Carlos imite les autres, et se dépêche de rejoindre les escaliers. Le vieillard trébuche au sol. L'autre continue à le traîner sur ses genoux, malgré ses plaintes de douleur. Une voix féminine s'élève dans l'assemblée : — Arrêtez de le maltraiter ! Vous ne voyez pas que le pauvre homme est malade ? Il faut faire venir un médecin ! Tout le monde ignore son appel au bon sens. Carlos descend l'escalier à toute vitesse avec d'autres, car le grand gaillard est déjà sur leurs talons. Arrivé au-dessus des marches, ce dernier balance le vieillard sans vergogne dans la cage d'escalier. Il s'y fracasse violemment, en poussant un grand cri de terreur, et roule jusqu'en bas des marches. Il y reste immobile, les membres pliés dans une position peu anatomique. Le grand gaillard s'éclipse en poussant un soupir de mépris. Ils sont plusieurs, dont Carlos, à rester autour du vieil homme à demi nu près de l'entrée, sans pour autant oser s'approcher. La jeune femme qui était la seule à avoir parlé pour le vieillard descend les marches à toute hâte. Carlos la reconnaît. Il l'a déjà vue auparavant. Il lui semble qu'elle s'appelle Cléo. Elle se penche sur lui, lui demande : — Monsieur ? Vous m'entendez, monsieur ? Il répond par un gémissement inintelligible. Elle essaie de le relever doucement, sans même se soucier du manque d'hygiène du pauvre homme. — Venez, monsieur. Vous n'allez pas rester comme ça. Je vais vous appeler une ambulance. Il pousse un cri de douleur en tentant de se relever sur ses pieds. Elle le fait s'asseoir. L'homme halète bruyamment, en se prenant le genou droit entre ses mains. Cléo prend son mobile pour avertir les secours. Mais avant cela, elle s'arrête quelques secondes pour regarder l'attroupement de voisins anonymes qui restent là à ne rien faire. La voix pleine de reproches, elle leur lance : — Et vous ! Ne venez surtout pas me donner un coup de main hein ? La dizaine de spectateurs se disperse alors rapidement, comme une nuée de mouches. Carlos les imite et sort de l'immeuble. Il se rappelle qu'il a des courses à faire. La voix indignée de Cléo le poursuit tandis qu'il s'éloigne à grands pas de la scène. — Bandes de lâches ! crie-t-elle. Un jour, vous finirez comme lui et il n'y aura personne, absolument personne pour vous aider. Un jour, vous comprendrez ce que ça fait d'être vieux et malade et seul au monde !

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice Carlos arrive dans la rue non asphaltée. Elle est recouverte d'une couche de terre jaune qui se soulève en petits tourbillons lorsque les véhicules motorisés passent à proximité. Il traverse la chaussée en faisant attention à ne pas se faire renverser par le flot de scooters électriques. La visibilité n'est pas trop mauvaise ce jour-là. Le smog ne descend pas trop bas. Il peut apercevoir la gigantesque catapulte électromagnétique qui repose sur le flanc de la chaîne des Andes. Il s'agit d'un gigantesque tube bétonné de onze kilomètres de long, qui commence plus loin dans la plaine, remonte en suivant la pente de la montagne et débouche au sommet, à trois kilomètres d'altitude avec un angle de 60°. Le principe de fonctionnement de la catapulte, de ce que Carlos a vaguement retenu, c'est qu'à l'intérieur, des électroaimants disposés à intervalles réguliers accélèrent le projectile spatial jusqu'à une vitesse prodigieuse à sa sortie du canon. Alors, les propulseurs propres au véhicule spatial prennent le relais pour l'arracher à la gravité terrestre. Cependant, la catapulte électromagnétique n'a pas servi depuis plus de deux-cents ans. Les colonies spatiales situées sur les lunes de Jupiter et de Saturne sont autosuffisantes depuis bien longtemps, et n'ont plus besoin des coûteux ravitaillements envoyés depuis la Terre. Sur la dizaine de catapultes qui ont été construites sur la planète, seule une dernière située sur la péninsule indienne fonctionne encore par intermittence. Carlos est arrivé au DNDA, le Distributeur National de Denrées Alimentaires. C'est un grand hangar aux murs gris, surmonté d'un immense signe portant le symbole de l'État. Sur les toits, des gardes armés patrouillent, vigilants. Carlos fait la queue avec les autres. Ils sont des milliers à se presser devant l'entrée du bâtiment, un sac à la main. Quand il a de la chance, l'attente dure moins de deux heures. Enfin, il se présente devant le fonctionnaire qui s'occupe de l'attribution des rations individuelles. On fait passer ses yeux devant une machine à reconnaissance rétinienne, pour s'assurer qu'il n'est pas déjà passé dans la semaine. L'employé de la DNDA fait un signe, et un grand robot d'acier, reposant sur un châssis à 6 roues, s'en va chercher la ration de Carlos Méo. — Et voilà, encore des restrictions cette semaine. Deux kilos de riz, deux kilos de pâtes, 300 grammes de fruits séchés sous conserve, 100 grammes de protéines artificielles. 10 200 kilocalories et pas une de plus, ce sera tout ce auquel vous aurez droit pendant 7 jours.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice Lentement, sans se plaindre, Carlos prend les sacs de riz et de pâtes, les conserves de crudités, quelques sachets de sucre et de sel, et une espèce de gélatine brune sous vide qui correspond aux protéines artificielles, pour les mettre dans son sac à dos, selon un ordre rituel bien précis. — Allez, on circule ! beugle l'employé. On va pas y passer la journée hein ! Il sort du bâtiment, sous le regard dur des militaires à l'entrée, installés sur leurs véhicules blindés. Depuis aussi longtemps qu'il s'en souvienne, la nourriture a toujours été rationnée ainsi. Les pénuries sont monnaie courante. Selon les années et les récoltes, il peut parfois se retrouver avec de quoi manger un repas chiche par jour. En ce moment, ça va. Il mange à sa faim. D'ailleurs, il sait à quoi il va avoir droit dès qu'il approche du DNDA. Si les militaires sont nombreux et que la cour est remplie de véhicules antiémeute, c'est que la disette attend le peuple, et qu'il risque d'y avoir des troubles. Au fond de lui, Carlos sait que c'est le meilleur système, le plus équitable. Les terres cultivables sont limitées sur la planète, et il y a plus de dix milliards de bouches à nourrir. C'est un peu moins qu'il y a un siècle, mais les programmes de rationnement sont nécessaires. Pour éviter les émeutes, les inégalités. Lorsqu'il arrive dans la rue, il s'aperçoit qu'une tempête de sable s'est levée, amenée par les vents violents soufflant depuis le désert. La catapulte spatiale n'est déjà plus perceptible. Carlos se dépêche de rentrer. La visibilité se fait de plus en plus mauvaise. Les grains de sable s'infiltrent dans les plis de ses vêtements. Arrivé près de l'entrée de son immeuble, une grande tour grise de cent mètres de haut dont les parois semblent faites de lames de béton verticales, il entend un cri. Il n'est pas sûr qu'il s'agisse d'un son humain, en raison du fort vent qui siffle dans les rues étroites entre les bâtiments. Immédiatement, il repense au vieillard qui souffrait de diarrhées. Se peut-il qu'il soit encore là, hantant les couloirs de son immeuble ? Mais non, ça fait plus de deux heures que Carlos est sorti. Il a dû être emmené à l'hôpital depuis longtemps, espère-t-il. Le cri se reproduit à nouveau. C'est un cri de terreur. Il ne peut pas se tromper. C'est juste à côté. Carlos longe le mur jusqu'à son bord, qui donne dans une petite ruelle étriquée cernée par deux grandes parois verticales sans ouverture. Sous ses lunettes de protection, Carlos ne voit pas très bien, mais il parvient à distinguer deux silhouettes épaisses qui en entourent une troisième plus frêle.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice — À l'aide ! gémit la silhouette frêle avant que sa voix ne soit étouffée par une main. Quelque chose frappe Carlos. Il reconnaît cette voix. C'est celle de Cléo, sa voisine. Poussé par la curiosité, et ignorant la peur quelques instants, il s'avance dans la ruelle. Il ne se trouve plus qu'à quelques mètres de la scène. Cléo est au milieu, et se débat avec deux hommes aux visages cachés sous des foulards. Petits et trapus, ils sont en train d'arracher les vêtements de la jeune femme tout en poussant des rires gras. Soudain, l'un d'eux prend conscience de la présence du témoin gênant. Il sort un petit canif de sa poche et le pointe en direction de Carlos. — Toi là ! prononce-t-il d'une voix menaçante. Approche que je te taillade le visage avec ma lame ! Et il fait de lents pas vers Carlos, agitant son arme devant lui. Carlos se met à reculer. Son regard tombe l'espace d'un instant sur le visage implorant de Cléo, dont la bouche est toujours prisonnière de la main de l'autre assaillant. Il voudrait crier « Je suis désolé, je ne peux rien faire ! », mais il ne parvient à émettre aucun son. Il fait demi-tour et s'enfuit en courant. Après avoir parcouru une trentaine de mètres, Carlos se rend compte que l'autre ne l'a nullement poursuivi. Il est simplement retourné à sa tâche. Plusieurs passants, témoins de la tentative de viol, s'éloignent dans l'indifférence, ou s'arrêtent quelques instants pour regarder. — Il faut aller l'aider ! leur lance Carlos. Si on y va à plusieurs, on peut y arriver ! Mais personne ne répond à son appel. Carlos attrape un inconnu par la veste et tente de l'entraîner avec lui. Ce dernier le repousse violemment et s'éclipse dans la foule d'anonymes. Les deux hommes, encouragés par l'indifférence des témoins, ne prennent même plus la peine de dissimuler leur forfait. L'un des deux tient fermement Cléo par les poignets tandis que l'autre la pénètre sauvagement par dernière, tout en poussant des cris bestiaux et des rires féroces. Carlos est un témoin impuissant, avec tant d'autres. Il voit les deux hommes sur le point d'intervertir leurs rôles. C'est alors que deux grandes silhouettes, dépassant les deux mètres, passent à côté de lui en un coup de vent et se dirigent à grands pas vers les violeurs. Elles sont vêtues toutes les deux d'une grande cape de couleur claire qui leur donne une apparence surnaturelle, presque fantomatique. — Prends le type de gauche, Elena, ordonne l'une des deux silhouettes d'une voix amplifiée artificiellement par un casque.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice — Bien, monsieur Huxley. Elena atteint le type en deux pas. Le violeur, dont le pantalon est encore baissé au niveau de ses chevilles, trébuche en essayant de fuir. Elena l'attrape et le projette sans effort contre le mur, à une hauteur de trois mètres. Il retombe au sol dans un bruit sourd. Huxley se saisit du deuxième à une main et le plaque violemment contre le mur. Ce dernier tente de se débattre, en frappant le bras de Huxley avec son petit canif. Son arme primitive se brise au deuxième coup. — Tu perds ton temps, fait Huxley. Il lui donne un grand coup de poing dans le ventre, d'un geste ample et rapide. L'homme s'écroule, plié en deux, incapable de reprendre son souffle. Huxley détache sa grande cape et en enveloppe Cléo. Elle est sous le choc, incapable de prononcer le moindre mot. — Tout est fini, mademoiselle, nous allons vous emmener en lieu sûr. Il la prend dans ses bras, avec douceur. La visière de son splendide exosquelette motorisé se soulève, découvrant un long visage pâle, aux traits remarquablement symétriques. — Un Colon ! Un Colon ! s'exclame la foule ébahie. Pour Carlos aussi, c'est la première fois qu'il voit un Colon. Très peu viennent sur Terre, d'après ce qu'il a entendu dire. Et il se demande bien ce que peut faire ce voyageur lointain dans un recoin aussi sordide de la planète. — Poussez-vous de là ! dit Huxley d'une voix forte. Une pauvre jeune femme se fait violer dans une ruelle, et tout ce que vous faites, c'est rester là à regarder ? Je n'ai même pas de mots pour décrire mon dégoût ! Poussezvous ! Lui et Elena passent au milieu de la foule, qui est complètement hypnotisée par leur présence (et indifférente au sort de Cléo). Les mains se tendent pour toucher l'exosquelette de Huxley, avec une révérence presque religieuse. Le regard sévère du Colon croise pendant un moment celui de Carlos, qui honteux face à sa propre lâcheté, baisse immédiatement les yeux. Carlos ouvre la porte de sa case, pose le lourd sac à dos sur le sol, dans le petit coin qui fait office de cuisine. La tête pleine de pensées désagréables, il se jette sur son canapé-lit, allume l'ordinateur pour jouer à Legacy Of A Hundred Wars. C'est plus qu'un jeu, c'est sa deuxième vie, une dont il peut

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice être fier. Il rejoint Nora, son mage niveau 73, qui n'est plus qu'à 27 443 points d'XP du niveau 74. LOAHW est sa drogue, le puits dans lequel il peut se plonger pour oublier la lâcheté de son existence. 3 Le mardi, le mercredi et le vendredi, Carlos travaille à la bibliothèque municipale. Ses horaires sont 9 h-17 h. Ce métier lui permet de gagner 12 000 crédits universels par mois. 8000 partent dans son loyer, 2000 dans la nourriture rationnée. Le reste, il l'économise fièrement. Il sait que quand il sera enfin auteur de best-sellers, il gagnera beaucoup plus. Il n'aura plus à vivre dans sa case étriquée. Il pourra s'acheter une petite villa personnelle sur les hauteurs des collines, et accéder à une nourriture personnalisée, des menus sur-mesure, échappant au rationnement. Son premier chef-d'œuvre, que certains critiques reconnaîtront comme étant le renouveau d'une littérature fantastique moribonde, pourrait lui rapporter dans les deux à quatre millions de crédits en droits d'auteur. Il obtiendrait les plus grands prix littéraires, dont le prix Manzer qui n'est attribué généralement qu'à de la littérature « sérieuse ». Les gens qui ne sont en principe pas amateurs de livres fantastiques s'arracheraient pourtant le sien. Les studios de cinéma flaireraient également le bon tuyau. Il signerait un contrat de dix millions de crédits pour l'adaptation de son livre. Ce sont des sommes habituelles dans le milieu, il s'est renseigné. Il donnerait son avis sur le réalisateur qui mettrait en scène son histoire, pour qu'elle ne rejoigne pas le panthéon des adaptations ratées qui tachent les œuvres dont elles sont inspirées. Des artistes qu'il admire, comme Li Wang ou Marie Corbucini feraient l'affaire, oui. Ses pensées sont soudain interrompues par une remarque venant du monde extérieur. — Est-ce que vous pourriez vous pousser, s'il vous plaît ? Une jeune étudiante lui reproche de bloquer le passage vers une petite salle d'étude. — Vous êtes là depuis cinq minutes, le regard dans le vide. C'est une jeune fille d'environ vingt ans, à la bouche pulpeuse, avec des cheveux orange coiffés en deux grandes couettes. Elle est accompagnée par trois de ses amies. — Je suis en train de ranger ces livres, bredouille-t-il en s'écartant de leur chemin.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice — Plus personne ne lit ce genre de bouquins, lui répond-elle. Les jeunes filles passent à côté de Carlos en lui jetant de petits regards dédaigneux. Plus loin, elles rient en se chuchotant des mots que Carlos ne peut entendre, et qu'il soupçonne d'être de la moquerie. Il replace soigneusement deux livres d'histoire qui ont été inversés sur l'étagère. Après avoir veillé une dernière fois à ce qu'ils soient bien rangés dans l'ordre alphabétique, il se rend vers le comptoir d'accueil. — Les jeunes d'aujourd'hui, ils ne respectent plus rien, déclare-t-il à sa collègue Josetta assise à côté de lui. Cette dernière, occupée à lire un magazine de mode sur sa tablette, ne lui répond pas. Carlos prend sa propre tablette, et se met à parcourir des pages sur le jeu vidéo. Tout à coup, il entend une vague clameur dans la salle. Il lève les yeux, et voit deux silhouettes de géant entrer dans la bibliothèque. Au début, il croit à une mauvaise blague faite par des étudiants. Mais lorsqu'ils relèvent leurs capuches pour découvrir leurs visages, le doute n'est plus permis. — Oh mon dieu ! Ce sont des Colons, s'exclame Josetta. Regarde comme ils sont grands. C'est incroyable ! Huxley et Elena portent les mêmes exosquelettes motorisés que la veille. Les Colons sont habitués à une gravité inférieure sur leurs lunes, et grandissent davantage que les Terriens. L'inconvénient est qu'ils doivent porter ces exosquelettes en matériaux composites lorsqu'ils sont soumis à la forte gravité terrestre, afin de les aider dans leurs mouvements. Le visage de Huxley affiche une grande sérénité, qui est peu perturbée par l'attention qu'il reçoit de la part de tous les Terriens. Il s'approche de Carlos, qu'il ne semble toutefois pas reconnaître de la veille. Après tout, il ne l'a aperçu que pendant une seconde, au cours d'une tempête de sable. — Monsieur le bibliothécaire, dit Huxley d'une voix douce pour respecter le calme du lieu, auriez-vous des ouvrages sur les guerres napoléoniennes ? — Bien sûr, chuchote Carlos complètement intimidé. Veuillez me suivre. Il se lève pour guider les deux Colons vers le rayon Histoire, sous l'œil visiblement jaloux de Josetta. Tout en avançant, Huxley ne peut s'empêcher de faire des remarques sur l'état de dégradation de la vieille bibliothèque construite au XIXe siècle. Par endroits, la peinture s'écaille, découvrant des fissures menaçantes dans le mur. L'accès à plusieurs salles est interdit. Derrière les barrières de fortune et les affiches prévenant du danger, on peut

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice voir de grands blocs de pierre tombés du plafond, ayant brisé certains meubles en bois. — Vous devriez prendre soin de ce lieu. C'est un musée, un vestige de notre histoire à tous. — Je sais, monsieur, mais l'État n'a pas les moyens. Notre gouvernement nous raconte à chaque fois qu'il est sur le point de faire faillite. Ce qui nous permet de survivre, ce sont les dons des Colonies. Sans eux… Huxley ne répond rien. Il sourit légèrement, avec une sorte de gêne. Arrivé au rayon en question, Carlos prend un grand pavé qui contient toute la biographie de Napoléon Bonaparte, et le tend à Huxley. Il le feuillette rapidement, ne semblant s'arrêter que sur les images. Carlos, lui, est intrigué par le visage d'Elena. Il est différent de celui de Huxley. Comme ce dernier, elle a ce faciès si caractéristique des Colons, pâle et allongé. Mais quelque chose dans sa peau et ses expressions ne semble pas naturel. Qui plus est, les panneaux et les servomoteurs de son exosquelette semblent fusionner avec son corps. Huxley remarque son trouble. — Quelque chose vous choque-t-il chez mon androïde ? — Ah, c'est un… Je ne savais pas, balbutie Carlos. — Oui, Elena est mon robot personnel. Mon père me l'a offert lorsque je n'étais qu'un enfant. Elle ne m'a jamais quitté depuis. Elle me rend un grand nombre de services précieux. C'est la première fois que Carlos voit un androïde aussi perfectionné. Il se dit que les technologies coloniales ont vraiment une avance considérable. — De quelle colonie venez-vous ? lui demande-t-il. — Titan. La plus grande lune de Saturne. (Sarcastique :) Celle qui vous vend toutes ses réserves d'hydrocarbures pour que vous ne puissiez jamais vous passer des énergies fossiles. Il n'y a pas de vaisseaux de tourisme en direction de la Terre, alors je suis venu avec un convoi de transport. Je repars dans une semaine, avec le prochain convoi. — L'aller-retour doit être si long. — Interminable ! Heureusement que je sais m'occuper quand il n'y a rien à faire et qu'on est enfermé dans une cabine de 15 m² avec un robot pendant 1 mois et demi. — Vous avez un hobby ? — J'écris, répond fièrement Huxley. Je rédige des notes sur mes voyages, que je publie sur mon blog. Je suis une petite célébrité sur Titan. Michel Huxley l'explorateur ! J'ai déjà posé le pied sur tous les corps du système solaire que l'homme a pu visiter.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice — Moi aussi j'écris, révèle Carlos avec contentement. — Ah oui, et qu'écrivez-vous ? — Des nouvelles fantastiques principalement. Mais j'ambitionne de me lancer dans un roman, bientôt. Le visage de Huxley affiche une petite moue complaisante, saupoudrée d'une pointe de condescendance que Carlos ne relève pas. — Dites-m'en plus, fait Huxley distraitement sans réellement l'écouter. — Eh bien, ce serait l'histoire d'un jeune adolescent renfermé qui découvre un jour qu'il a des pouvoirs de télékinésie. Il deviendrait comme un demi-dieu pour ses voisins, et avec d'autres personnes qui auraient le même pouvoir, il fonderait une communauté sur Mars pour sauver la Terre de la surpopulation. Ça serait une grosse série en plusieurs tomes. Le premier tome se focaliserait sur la découverte de ses pouvoirs, comment il apprend à les maîtriser tout ça. — Hmm, intéressant. Pourquoi Mars ? — Eh bien, quand Mars sera terraformée, elle pourra accueillir des réfugiés par centaines de millions. C'est qu'on croule sous le nombre, ici sur Terre. — Bien sûr, dit Huxley sans conviction. Un jour, on finira de terraformer Mars. Nos politiciens vous l'ont promis : dans moins de cinquante ans, Mars sera une planète vert et bleu — Peut-être que je pourrai y finir mes vieux jours alors. — Je n'ai pas le moindre doute là-dessus, répond Huxley en lui donnant une petite tape sur l'épaule. Il repose son livre sur l'étagère. — Vous pouvez l'emprunter, vous savez, dit Carlos. — Mais je ne pourrai pas le rendre à votre bibliothèque. Je quitte la ville dès demain. — Prenez-le quand même. Vous nous le rendrez la prochaine fois que vous viendrez. — Ça ne risque pas d'être avant longtemps, le prévient Huxley. Carlos lui fait un hochement de tête complice. Le Colon reprend le grand livre relié en cuir, avec le tableau de Napoléon au pont d'Arcole représenté sur la couverture. Le Titanien tend sa grande main en direction de Carlos, qui la serre avec émotion. — C'est un très bel ouvrage, et votre générosité me touche beaucoup, dit Huxley. Soyez certain que je parlerai de vous dans une de mes notes de voyage. — Merci, merci beaucoup.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice — Adieu maintenant. Je dois prendre congé. — Au revoir, monsieur. Carlos suit le Colon des yeux alors que sa grande silhouette disparaît derrière les allées. Juste avant de quitter son champ de vision, Elena se retourne pour lui jeter un rapide coup d'œil. Il sait bien que c'est un robot, et qu'elle ne ressent pas d'émotions, mais l'espace d'un instant, il y a comme une profonde mélancolie dans ses grands yeux synthétiques. — Alors, raconte ! Qu'est-ce que vous vous êtes dit avec le Colon ! Comme je suis jalouse ! s'exclame Josetta d'une voix aiguë alors que Carlos se rassoit à côté d'elle. 4 Rentré chez lui, Carlos se sent dans un état d'optimisme qu'il n'avait pas connu depuis longtemps. La rencontre avec le Colon Michel Huxley lui a changé les idées. Maintenant, tout le monde à la bibliothèque l'envie pour ça. Il est sûrement l'un des seuls habitants de la ville à avoir discuté avec un Titanien. C'est un honneur immense, pense-t-il. Et puis, l'homme s'est montré si amical, loin de l'image hautaine que l'on peut se faire des Colons. La vie est trop courte, se dit Carlos Méo. Michel Huxley, lui, a déjà parcouru tout le système solaire. C'est quelqu'un de respecté, d'admiré même. Et Carlos Méo, qu'a-t-il fait de son existence ? Rien. Mais tout n'est pas perdu, il connait la solution pour sortir de l'abîme de médiocrité dans lequel il est plongé : il doit écrire son livre. Ça, c'est largement réalisable. C'est même presque facile quand on y pense. Il aurait dû le commencer il y a des lustres déjà. Qu'attend-il ? Trop de temps a déjà été perdu. Il s'installe devant le grand écran de son ordinateur, qu'il associe depuis trop longtemps exclusivement à Legacy Of A Hundred Wars. Il l'a toujours su. Ce jeu n'est qu'une perte de temps. Il est temps de se reprendre en main. Pour la première fois depuis des années peut-être, il ne démarre pas LOAHW. Il l'ignore carrément, et se rue sur l'éditeur de texte. Il connait ce logiciel par cœur. Il l'utilise presque quotidiennement au travail, pour classer les documents archivés. Il se prépare à dicter son manuscrit. Il a en tête toute l'intrigue depuis des années. Les personnages ont toujours vécu en lui. Il a une idée précise de la structure du récit, des rebondissements. Dans son esprit, il a assez de contenu pour une dizaine de tomes, il en est certain.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice La page blanche est face à lui. Elle est vide, elle attend. Tout ce que Carlos doit faire, c'est y déverser le flot de ses pensées, qui s'y videraient comme le lac de rétention d'un barrage dont on aurait ouvert toutes les vannes. Étrangement, les mots ne viennent pas aussi facilement qu'il le voudrait. Il y a comme une résistance. Le système est un peu grippé. Il se force un peu plus. « Dans un avenir pas si lointain… », commence-t-il à dicter. Mais il l'efface presque immédiatement. C'est une expression trop clichée, se dit-il. Ce n'est pas du niveau de ce qu'il veut faire. Son style doit être bien plus singulier, unique, original. Il doit capter l'attention du lecteur dès les premiers mots. Commencer par une scène d'action, oui, ce serait bien. « Par la seule force de la pensée, J. Amedeo souleva le véhicule du sol. Il le fit léviter et l'écrasa contre les agents de police. » Non, c'est trop bizarre comme entrée dans l'histoire. Les scènes d'action en ouverture, c'est bien au cinéma, mais là ça n'a pas de sens. Au minimum, il faut poser le personnage principal. Julian Amedeo, ce serait son héros. Un lycéen sans histoire, un peu introverti, avec des rêves de grandeur, un peu comme Carlos lui-même il y a quelques années. Il se dit que son personnage ressemble un peu au stéréotype du héros lisse auquel le lecteur est censé s'identifier. Ça ne fait rien, pense-t-il, car comme le disait Hitchcock : il vaut mieux partir du cliché que d'y arriver. Il réfléchit longtemps à son histoire, et pendant ce temps-là, aucun nouveau mot ne vient s'ajouter aux quelques-uns déjà posés sur la page. Celleci paraît désespérément grande. Carlos a déjà perdu une partie de son énergie, et de son optimisme. Son dynamisme est comme parasité par l'apparition d'obstacles auxquels il ne s'attendait pas. Il essaie de s'accrocher. Il imagine plusieurs phrases d'introduction, mais aucune ne lui plait réellement. Il n'arrive pas à tenir la phrase parfaite, celle qui doit être la clé pour plonger dans son roman. Pendant tout ce temps-là, il voit la petite icône qui correspond à Legacy Of A Hundred Wars dans le coin de l'écran. Plusieurs fois, il résiste à l'envie de démarrer le jeu. Il sait qu'il doit écrire. C'est sa priorité, c'est une nécessité. Il ne peut pas céder aussi facilement, alors que le vrai combat n'a pas encore commencé. Il réfléchit encore. Mais il sent que sa concentration n'est déjà plus la même qu'au début. Il s'en veut d'être aussi faible, aussi influençable. S'il arrête maintenant, il ne sait pas quand est-ce qu'il reviendra sur sa besogne.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice S'il déclare forfait sans se battre, il ne laissera pas une bonne impression pour sa prochaine séance d'écriture. L'appel de LOAHW se fait de plus en plus fort. Au fond de lui, il sait qu'il n'a pas vraiment envie d'y jouer. Il est sur une pente descendante, s'il ne s'accroche pas, il va continuer à glisser. Et plus il glissera, plus ce sera difficile de remonter. Il regarde l'heure. 18 h 58. La bataille de guilde est dans 2 minutes seulement. La bataille de guilde, avec son potentiel de loots incroyables. Il se souvient avoir eu une dent de dragon niveau 72 une fois. Non, il s'éparpille. Le roman, se martèle-t-il dans le crâne, le roman. Tant pis pour la bataille de guilde. Il y en aura une demain, et après-demain. 18 h 59. La première page de son roman est toujours aussi désespérément vide. Dans un mouvement qu'il croit être involontaire, il démarre Legacy Of A Hundred Wars. Nora, sa mage niveau 73, apparaît à l'écran, dans son armure légère de niveau 71 finement sculptée. Aussitôt, toutes les pensées négatives vis-à-vis de son livre s'envolent. Son esprit est concentré à 100 % sur la bataille de guilde. Ce jour-là, une fois de plus, la volonté de Carlos Méo a été défaite par Legacy Of A Hundred Wars.

Épilogue « Cela faisait 20 ans que je n'étais pas retourné sur Terre, et j'avais oublié à quel point cette planète est hideuse. Il est difficile d'imaginer que nous venons tous de cet endroit. Plus qu'aucun autre de mes voyages, celui-ci m'a donné envie de rentrer sur notre belle Titan. Il ne s'agit pas seulement de la misère matérielle ; ce qui m'a le plus frappé est leur déchéance morale. J'ai assisté à des scènes que vous ne pourriez même pas imaginer sur Titan. Par exemple, une fois, j'ai assisté au viol d'une jeune femme qui s'est déroulé sous le regard indifférent d'une dizaine de passants ! Aucun n'a daigné appeler les autorités. Aucun n'a daigné lui venir en aide. Ils sont restés là, à contempler l'horreur avec une complicité malsaine. Les crimes et les comportements déviants font maintenant partie de leur quotidien. Il est facile de blâmer les Terriens pour toutes leurs fautes, mais leur environnement est devenu si inhospitalier. Par exemple, à La Paz, la chaleur y est étouffante, et pas un jour ne se passe sans qu'une tempête de sable ne

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice vienne paralyser la vie des habitants. Sans ma combinaison de survie, j’ignore comment j'aurais pu subsister dans ce milieu hostile. Difficile d'imaginer que plus de 80 % des êtres humains du système solaire vivent sur ce bout de caillou dont il serait si aisé de restaurer la splendeur passée. Les Terriens s'accrochent toujours à l'idée que Mars va être terraformée pour qu'ils puissent s'y installer confortablement. C'est une sorte d'Eden pour eux. Ils voient Mars comme la solution à tous leurs problèmes, la récompense qui doit être l'aboutissement logique de toutes leurs souffrances. Comme ils se trompent ! Chaque fois que l'un d'eux me supplie (avec une sorte de révérence qui frôle le sacré) de finir la terraformation de Mars, je me sens obligé de leur mentir. Leur révéler la vérité ne ferait que briser leurs espoirs. On ressent facilement de la pitié pour ces êtres pathétiques. Aujourd'hui, je peux vous dire que le flambeau de l'espoir de l'humanité a été transféré depuis longtemps dans l'espace. Nous, les Colons, représentons l'unique futur de la civilisation humaine. Tous, nous devons nous montrer dignes de cette responsabilité immense. Votre correspondant dévoué, M H »

Michel Huxley relit rapidement sur son interface de réalité augmentée la note de blog qu'il vient d'écrire. Tout est affiché directement sur des lentilles de contact, et par l'intermédiaire d'une commande neurale directe, il donne l'ordre de poster la note, qui arrivera dans quelques minutes sur les réseaux informatiques des Colonies, le temps que les signaux parcourent les quelques millions de kilomètres le séparant d'elles. Le convoi de transport de douze kilomètres de long, et dont il est l'unique passager humain, est propulsé à l'aide d'immenses voiles solaires, qui utilisent l'énergie gratuite de l'astre pour les voyages vers l'extérieur du système. Un symbole sur son HUD indique que les batteries d'Elena ont fini d'être rechargées. Une porte de placard s'ouvre et l'androïde en sort. Elle a changé de corps par rapport à celui qu'elle utilisait sur Terre. Exit le corps renforcé d'alliages spéciaux et aux membres métalliques ultrarésistants. Cette fois, Elena fait plus humaine que jamais. Son corps est modelé sur les proportions d'une célèbre actrice, dont les courbes voluptueuses sont dotées d'une peau synthétique dépourvue d'imperfections. Elle porte un ensemble constitué d'une nuisette et de bas noirs, qui en cachent suffisamment pour mettre ses formes en valeur.

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Legacy of a hundred wars de Dingyu Xiao Illustration de Deice Elle s'allonge sur le lit, en étendant lentement ses longues jambes. — On a beaucoup de temps à tuer, fait Michel Huxley. Il se dirige vers elle, tout en ôtant ses vêtements. Les grands yeux synthétiques d'Elena ne le quittent pas du regard. Dehors, à travers l'unique hublot de 20 cm sur 30 qui donne sur le vide intersidéral, ils peuvent apercevoir la planète Mars qui se détache de l'arrière-plan obscur. La planète rouge porte toujours aussi bien son nom. Tout juste pourrait-on distinguer quelques taches sombres au niveau des pôles, correspondant aux gigantesques champs d'algues censées créer un effet de serre dans l'atmosphère martienne. Mais tout voyageur passant dans l'orbite de la planète en prendrait conscience aisément : la terraformation de Mars est à peine entamée…

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Dingyu Xiao auteur de la nouvelle Legacy of a hundred wars

DINGYU XIAO Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Bonjour, j’ai vingt-cinq ans et je suis interne en médecine. Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? J’ai commencé à écrire au lycée, vers 16 ans. J’ai toujours aimé les différents arts narratifs : la littérature, la bande dessinée, le cinéma. Ainsi m’est venue l’envie de raconter mes propres histoires, avec mon style et mes idées. Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? L’inspiration vient parfois d’un film que j’ai vu ou d’un livre que j’ai lu, et dont l’histoire me marque dans le temps, au point que je finis par me dire : à la place de l’auteur, j’aurais fait ceci, cela, j’aurais placé tel personnage dans tel contexte, modifié tel rebondissement, abordé tel thème. Et tout cela finit par se transformer en quelque chose de complètement différent de l’inspiration originelle. Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle Legacy of a hundred wars ? Ce qu’elle représente pour toi ? Legacy of a hundred wars devait être le premier pas dans un vaste univers de science-fiction que j’aimerais développer plus largement à l’avenir. Quel est ton endroit favori pour écrire ? As-tu des rituels ? J’écris habituellement à mon bureau, sur un petit netbook bon marché dont c’est la seule utilité. Je n’ai pas particulièrement de rituels. As-tu un texte dont tu es particulièrement fier et que tu voudrais nous faire découvrir ? Luz est un manuscrit plein de défauts, mais auquel je suis assez attaché parce qu’il représente ma première dérive vers un style et des idées plus personnelles. Il est assez brouillon dans la forme, sans doute parce que je voulais y mettre trop d’idées. En résumé, c’est une nouvelle cyberpunk où le personnage principal navigue entre différents niveaux de réalité virtuelle.

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Dingyu Xiao auteur de la nouvelle Legacy of a hundred wars Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? Les auteurs qui m’ont le plus marqué sont Albert Camus et George Orwell. J’admire leur style certes simple, mais porteur d’idées fortes. Quels sont tes projets ? Je voudrais écrire un roman dans l’univers où se déroule Legacy of a hundred wars. J’ai imaginé un vaste univers basé sur la colonisation du système solaire par l’humanité, les inégalités entre les différents systèmes planétaires, et les fortes tensions qui en résultent. Je travaille également sur un projet de nouvelle situé dans un monde contemporain et réaliste, avec de jeunes Parisiens qui font face aux défis de la vie adulte. Est-ce que tu possèdes une page perso où l’on peut suivre ton actualité ? Non, malheureusement, pour l’instant je n’ai rien de tout ça.

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Deice illustrateur de la nouvelle Legacy of a hundred wars

DEICE Deice est un jeune artiste originaire de Bretagne. Après ses études en Graphisme publicitaire en 2012, il se lance dans le dur métier de l’illustration. Il fait ses premières armes en tant qu’amateur sur des petits projets d’artwork de jeu en ligne et de livres jeunesse. Après avoir écumé les festivals et les salons, il finit par décrocher ses premiers contrats dans la Bande Dessinée en tant que coloriste. Il s’agit aujourd’hui de son métier et activité principale. Depuis fin 2014, il décide de se replonger modestement dans l’illustration, en tant qu’amateur. Ses principales influences sont Keith Parkinson, Paul Bonner, Karl Kopinski ou Frazetta.

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand

AUBE MORTELLE “We shall go on to the end, we shall fight in France, we shall fight on the seas and oceans, we shall fight with growing confidence and growing strength in the air, we shall defend our Island, whatever the cost may be, we shall fight on the beaches, we shall fight on the landing grounds, we shall fight in the fields and in the streets, we shall fight in the hills; we shall never surrender…” Winston Churchill, 4 juin 19407 * République Libre de Nouvelle-Prétoria, 6 h 13 du matin… Une traction sur les commandes et mon chasseur déchire le ciel à la vitesse d’une comète. Malgré l’habitacle blindé, je peux sentir la poussée des six gros moteurs contre mon dos. Il m’est difficile de décrire la sensation de puissance qui s’empare de moi chaque fois que je pilote le « Thunderbell ». Il est rapide, tellement plus maniable que tous les modèles déclassés sur lesquels j’ai déjà combattu, les « Quickdraws » et autres « Shrikes ». Les ingénieurs de la République de Thanys ont fait du bon travail, et les « Thunders » nous ont été livrés juste à temps pour la guerre. Je dois attaquer un ennemi dix fois supérieur en nombre : les nuées d’anges de fer de la croisade spartànite. Mes techniques d’approche sont donc bien rodées : une puissante accélération au niveau de la mer – c’est en rase-mottes qu’un chasseur livre le meilleur de son potentiel – avant une montée en chandelle, juste sous les « cathédrales de mort » : ces vaisseaux bombardiers hérissés d’armes, des colosses au ventre mou en vérité…

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« Nous irons jusqu'au bout, nous nous battrons en France, nous nous battrons sur les mers et les océans, nous nous battrons avec toujours plus de confiance ainsi qu'une force grandissante dans les airs, nous défendrons notre Île, peu importe ce qu'il en coûtera, nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les terrains de débarquement, nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines ; nous ne nous rendrons jamais », extrait du discours surnommé « We Shall Fight on the Beaches », Winston Churchill devant la chambre des communes, 4 juin 1940.

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand Dans cette bataille inégale, seule la qualité de nos pilotes peut encore faire la différence. Mais étant donné que je vole depuis l’âge de treize ans, je peux déjà prétendre au rang de vétéran. Le bruit des sirènes me parvient au travers des senseurs. Je peux entendre leurs longues plaintes déchirantes. Ce sont elles qui ont constitué mon réveil. C’est à leur son qu’une fois de plus, j’ai bondi directement de ma couchette à mon cockpit. Il me semble que si je vis jusqu’à cent ans, et au-delà de la guerre, je les entendrai encore dans mon sommeil. Oh bien sûr, je pourrais couper mes instruments pour me fier uniquement à l’électronique de bord. Mais je commettrais là une erreur de débutant, car les sons extérieurs guident mon pilotage. Lorsque je dois affronter une escadrille de croisés, l’aide de mes sens est primordiale. Beaucoup de nos « jeunes loups » l’ont compris trop tard et n’auront plus jamais l’occasion d’apprendre de leurs erreurs : explosés en plein ciel, les entrailles dispersées aux quatre vents. Tandis que je fonce droit sur l’ennemi, les tirs de DCA s’élèvent en longues colonnes de feu depuis de petites îles. Je les évite avec beaucoup d’aisance. Vus d’ici, ils paraissent bien trop lents, dérisoires face à la nuée qui nous arrive dessus… Je peux déjà la voir. La peur s’empare de moi, sourde, indicible. L’espace d’un instant, elle me coupe les jambes. Les « curetons » de Spartàn donnent des noms d’anges à leurs zingues : « Aengel 204 », « Cerafimy »… Mais je peux vous dire que l’arrivée d’une flotte d’attaque dans le ciel de NouvellePrétoria ressemble davantage à un nuage d’insectes métalliques ; carapaces aux reflets sombres, ailes aux rebords tranchants… Le « bip ! bip ! » de mon Doppler s’est affolé au même rythme que mon palpitant. Mais je ne l’écoute déjà plus. J’avale ma salive avec difficulté et fonce droit vers la horde. Leur nombre obscurcit le ciel en vue d’une aube mortelle. Une décharge d’adrénaline. Une profonde inspiration. La brusque ascension me colle au fond du siège. En transperçant les cieux, le « Thunderbell » arrache un puissant hallali à l’air glacial pour se jeter dans la bataille. Une sueur froide sous mon casque neural. J’ai effectué cette attaque des centaines de fois mais je ressens toujours une peur panique au même moment. Tandis que ces quelques secondes de montée me ramènent à mes terreurs primales, plusieurs « Aengels » s’écartent en une dangereuse manœuvre d’évitement. J’imagine les cris de panique des croisés en me voyant surgir ainsi : la mort venant d’en bas… Puis j’évacue immédiatement cette pensée. L’ennemi est impersonnel, de tels êtres ne peuvent pas ressentir la peur !

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand Je fais tournoyer mon appareil alors que les premières rafales fusent autour de moi. Aussi périlleux que cela puisse paraître, c’est la meilleure façon de ne pas se faire toucher. Je viens de crever le nuage d’acier, coupant la course de plusieurs chasseurs ennemis. J’adore passer ainsi au travers des formations compactes d’« anges », tel un pied de nez à leur vol pesant, discipliné comme un pas de l’oie. Je presse les boutons sensibles et aussitôt six canons Gauss crachent à l’unisson. Peu de choses me procurent autant de plaisir que le recul des commandes de tir contre mon estomac au moment où je fais feu. Mes avant-bras encaissent fébrilement les secousses. C’est une sorte de jouissance. Mes signaux radars sont couverts par l’alarme-cible au moment où je touche un bombardier. La « cathédrale de mort » implose par en dessous, mes obus déchirent son blindage presque sans rencontrer de résistance. Alors que je monte encore, je la vois tomber en piqué, s’embraser d’étage en étage. Je la dépasse sans cesser de tirer et touche une autre nef croisée. Mes armes embarquées délivrent une cadence infernale – six cents coups par minute. Le monstre vulnérable n’y résiste pas longtemps. Il n’a d’ailleurs pas été conçu pour cela, juste pour terroriser : écraser les civils sous les bombes incendiaires, délivrer le « feu purificateur » du cardinal Zirner, oui, mais en aucun cas résister à une batterie de gros calibres actionnée d’une seule pression de bouton. Je vire sur la gauche pour éviter l’épave enflammée. Je vois soudain des hommes bondir dans le vide par les fenêtres à ogives pour effectuer un saut de l’ange. Certains sont léchés par les langues de feu et descendent sur des ailes ardentes. Mais alors que je poursuis l’ascension, ils ne me paraissent plus que de toutes petites figurines désarticulées, chutant sans fin à travers l’azur. Pas le temps de m’apitoyer sur leur sort. Savoir qu’ils ont participé à des massacres, des ordalies et des « bûchers de sorcières » au lance-flamme suffit à me convaincre de regarder droit devant afin d’accrocher une autre cible. Je me dirige vers un escadron de « cathédrales ». J’en repère une dont le ventre est garni d’appareils accrochés à des pylônes d’attache, puis je souris. Celle-ci n’aura pas l’occasion de larguer ses « missiles pilotés ». Les martyrs de l’Église Rédemptrice de Thyatire rejoindront leur dieu dément plus vite qu’ils ne le pensent, et sans la moindre gloire…

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand Un regard sur la verrière : quatre « 204 » viennent de décrocher pour me prendre en chasse. « Curetons à six heures ! », crie une voix juvénile dans ma radio. Mais je n’ai nul besoin de son avertissement, car je me prépare déjà à les accueillir. « Ça ne venait pas vite ! », me dis-je avec ironie. J’amorce un piqué, regrettant simplement de ne pas pouvoir « aligner » la cathédrale et sa grappe de kamikazes. Elle sera sans doute pour mon jeune camarade, ce Marvin Boone – ou Brooks, je ne sais plus – qui vient de hurler dans mon récepteur. C’est un nouveau venu à la base, il remplace ce bon vieux Tarwick depuis que les culs bénis ont fini par l’avoir. Ces pensées viennent de défiler dans ma tête à vitesse grand V. Je décris un brusque virage sur la gauche, anticipant les mouvements des croisés. Les lasers défensifs des cathédrales frôlent mon fuselage en une pluie de traits de lumière. Ça fiche toujours la trouille au début, mais on s’aperçoit vite que ces armes sont bien moins dangereuses que les attaques au corps à corps, par la chasse. Mes quatre adversaires tournoient derrière moi. Leurs tirs se rapprochent. En me poursuivant comme ils le font, ils augmentent dangereusement leurs chances d’encaisser un tir « ami ». Mais que leur importe ? Ils n’ont aucun instinct de survie. Le nihilisme de leur credo en fait de parfaits automates de guerre, pantins morbides s’agitant sous la voix de leurs guides spirituels. Une rafale passe à moins d’un mètre de ma verrière. J’amorce une descente puis redresse d’un coup. Les « Aengels » viennent de passer au-dessus de moi en vol dispersé. Sourire aux lèvres, j’en vise un. Les obus Gauss forment une ligne écarlate avant de le transformer en fleur de feu. Les « 204 » semaient la terreur parmi les forces aériennes des nations opposées à la grande croisade rédemptrice. Mais à présent, nous disposons d’appareils capables de meilleures performances moteurs et je viens encore de le prouver. Tout autour, ce sont des dizaines de duels qui se livrent, une multitude de combats sans merci à l’intérieur d’un nuage de fumée noire. Un croisé vient juste de faire un looping et fond sur moi à pleine vitesse. Son canon axial luit comme un gros œil doré alors qu’il délivre une rafale soutenue. Une poussée sur les gouvernes et je me retrouve presque à la verticale, un instant immobile dans les airs. Je n’ai que le temps de voir passer l’ange, sur le dos, alors que mes tirs le réduisent en miettes, je garde un instant l’image fugitive d’une tête casquée au travers du cockpit, ses optiques lui donnant l’aspect d’une grosse mouche. Une explosion fait trembler ma propre carlingue, mais je redresse vite et remets les moteurs à pleine puissance. Ce que je viens de faire est très ris-

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand qué et m’aurait certainement valu un bon coup de pied au derrière à l’issue d’une séance d’entraînement. Mais là, je dois en mettre plein la vue à cette petite caméra fixée au-dessus de ma tête. Je suis un pilote médiatisé et j’ai une réputation à défendre… Feu et fumée dominent à présent le ciel. Je franchis un rideau de volutes opaques au moment où une cathédrale sombre vers le sol dans la cacophonie de ses alarmes de bord. Le spectacle de leur chute est toujours saisissant : les vaisseaux d’assaut dévient doucement de leur trajectoire et semblent s’abîmer avec la même lenteur qu’un paquebot qui coule. En vérité, je n’ose imaginer les explosions que produit leur rencontre avec la terre ferme. Heureusement, nous combattons la plupart du temps au-dessus de l’océan. Ce n’est pas le mieux pour nos chances de survie en cas de crash. C’est pour protéger ces chers citoyens ! Chaque fois que je doute de ce que j’accomplis tous les jours contre les croisés, je me repasse dans la tête les images volées par nos espions sur Bukovia ou Dagaris. Le souvenir de ces vidéos atroces suffit amplement à attiser ma haine de l’ennemi. Mes canons cueillent au passage un « 204 » qui volait sur une autre trajectoire, juste devant les bouches à feu – une vignette de plus sur ma carlingue. Je dois soudain braquer les commandes pour éviter l’attaque croisée de mes deux derniers adversaires. Ce coup-ci, je l’ai échappé belle ! Mais alors que je peste contre ma propre distraction, je vois l’un d’eux tutoyer de trop près le flanc d’une cathédrale. L’ange sombre est déchiré par une grêle de tirs perdus. Je monte en chandelle pour engager la dernière poursuite. Ma cible est rapide, bien plus difficile que les bombardiers. En le forçant à éviter mes rafales, je le piège. Il perd trop de vitesse. Sa ligne de vol se précise. Mes tirs se rapprochent. Le « 204 » explose tout à coup et je passe sans dévier ma course. Les flammes lèchent brièvement mon fuselage, puis elles sont loin derrière moi. Je pousse un profond soupir avant d’évaluer la situation. Le ciel matinal de ma planète est en feu mais nous sommes encore victorieux. Les masses sombres des « cathédrales » apparaissent sous le rideau de fumée. D’en haut, on dirait les dos de baleines monstrueuses s’enfonçant doucement dans l’eau de la mer turquoise. Celle-ci les envahit coursive par coursive, compartiment par compartiment et bientôt, elles iront rejoindre la forêt de

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand récifs artificiels. Requins des sables et crabes goliaths déchiquetteront les restes de la glorieuse croisade spartànite… Alors que nous décrochons, les « Aengels » couvrent la fuite des trois dernières « cathédrales » en état de voler. Seuls deux d’entre nous manquent à l’appel. Je compte mentalement seize Néo-Prétoriens sur « Thunders », voilà le nombre que nous sommes. C’est dans ces moments-là que je me rends vraiment compte du carnage de ces combats. Lorsque j’ai abattu mon premier ennemi à quatorze ans, je n’ai rien ressenti de spécial ; tout juste l’impression de jouer à un formidable jeu vidéo. Ce matin, nous avons détruit, à moins de vingt, une douzaine de vaisseaux gros comme des barres d’immeubles – sans compter les anges – et ce, avec une effrayante facilité. Nous laissons les survivants regagner les hautes couches de l’atmosphère après qu’ils aient largué quelques bombes vengeresses ; des coups de poing dans un édredon. Nous ne les poursuivrons pas. Nous ne pouvons pas nous le permettre. Contrairement à ce qu’affirment les bavards de notre propre propagande, nous ne sommes pas des héros ; au mieux, une bande de corsaires mortellement efficaces, prêts à revenir pour un autre combat. Nous dormons le jour, nous sortons, à l’aube, d’aérodromes bien dispersés sur une myriade d’îlots recouverts par la jungle. C’est à ce prix que se gagne une guerre aérienne contre des envahisseurs aussi nombreux, et les mâchoires carnassières peintes à l’avant de nos zingues, bariolés de couleurs vives, nous renvoient à ce que nous sommes réellement. Je vois soudain le « Thunder » d’un de mes camarades descendre à vive allure, une vapeur suspecte s’échappant de plusieurs orifices. Pas besoin d’être ingénieur pour voir que son circuit de refroidissement a été touché. « Hupia à Mother ! Heartwood est en difficulté, je le ramène à la maison », dis-je en amorçant un virage. Mais la voix grave d’un officier me répond aussitôt d’un ton sec : « Négatif Hupia ! Il attendra le bateau de surveillance. Curtiss, bon sang, vous avez combattu trente-cinq minutes. Revenez à la base, c’est un ordre ! » Je soupire et redresse tout de suite. Malgré les stimulants, je commence à fatiguer. La tension est retombée. Derrière la grosse bulle d’eau, les chiffres lumineux de l’horloge de bord m’indiquent « 6 h 52 ».

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand * 7 h 46 Mon « Thunder » s’est posé sur la plage paradisiaque en soulevant un nuage de sable fin. À peine les trains d’atterrissage ont-ils touché le sol que des dizaines de silhouettes noires ont accouru pour le sangler à l’aide de câbles et de baudriers. Oui, des hommes noirs, dénudés, car comme partout en Nouvelle-Prétoria, les personnels de maintenance des aérodromes sont des natifs : des Diomédiens. Nous autres blancs avons beau nous targuer de diriger la planète, cette culture millénaire nous y a précédés. Les prouesses physiques que nos « black boys » déploient chaque jour pour le compte de cette république libre, si ingrate envers eux, prouvent qu’ils sont bien mieux adaptés à ce monde que nous ne le serons jamais. Mais à présent nous voilà, unis par la force des choses, luttant non pour une réelle victoire contre Spartàn mais contre notre extermination programmée. Alors que je cherche à m’extraire de mon appareil, une dizaine de mains me saisissent fermement, me font toucher doucement terre, dégrafent soigneusement les attaches de ma combinaison. Pilote d’élite, je suis l’objet de toutes les attentions. Malgré mon dos et mes membres engourdis, je ne demande pourtant qu’à marcher un peu. Je m’écarte de la foule des techniciens afin de profiter de quelques instants à l’air libre. C’est vital. Mes passages incessants entre ma chambre souterraine et mon cockpit me rendraient dingue autrement. Un soleil grand comme la nuit brûle tous ces torses en nage. Le rideau de sable en suspension capte sa lumière blanche, aveuglante. À travers la visière de mon casque, je peux tout de même voir les hommes s’affairer : tracté par un chariot hydraulique, mon chasseur est vite mis à l’abri sous la dune de béton. Ces protections, bien que sommaires, sont les meilleures que l’on ait pu trouver à ce stade des hostilités. Nous n’avons que quatre « taxis », ici, sur cette île. Sans ces précautions pour nous cacher, l’ennemi nous écraserait sous les bombes. Nos joujoux sont précieux depuis le siège de la planète, bien plus que nos vies. D’ailleurs, que représentent-elles dans un univers où seules les armes ont de la valeur ? Je ne peux m’empêcher de penser aux curetons dans leurs cathédrales de mort : elles portent bien leur nom, car lorsqu’elles tombent, c’est par paquet de deux cents qu’ils rejoignent leur paradis improbable. Pourtant, il en revient toujours plus chaque jour : hurlant des psaumes, aboyant leur haine. Mais on ne peut comparer leurs pertes aux nôtres, n’est-ce pas ? La Répu-

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand blique Religieuse de Spartàn rassemble – sans compter ses conquêtes récentes – soixante-dix-sept mondes, presque tous des enfers industriels surpeuplés. La folie de Zirner a mis en branle la plus formidable machine de guerre que l’on puisse imaginer. « Croissez et multipliez » clament certains de nos livres saints. Et pourtant, le cardinal suprême est en passe d’interdire là-bas cette « odieuse reproduction sexuée ». Il faut se rendre à l’évidence : les troupes fraîches qui viennent les renforcer ne sont déjà plus des humains. L’Intelligence Service thanyssienne commence tout juste à livrer ses informations à ce sujet : ces armures d’infanterie et ces masques à gaz cachent des clones, des choses sous-humaines aux yeux morts et à la peau diaphane. Des monstres de laboratoire, voilà ce que nous devons repousser à présent. J’ai même entendu dire que certains de leurs condamnés avaient le cerveau lavé, extrait de leurs corps par d’horribles tortures pour se retrouver connectés aux commandes de machines de destruction. Voilà donc ce qu’ils appellent une ordalie… Le mal de tête m’envahit soudain d’un voile douloureux entre les yeux. C’est toujours la même chose lorsque les drogues ne font plus effet ; dans notre jargon, on appelle ça « redescendre ». Je retire mon casque pour mieux respirer. Ma longue chevelure blonde tombe sur mon dos, emprisonnant les reflets du soleil. Mon visage féminin se redresse pour humer l’air iodé. À ce moment précis, je cesse d’être une machine de guerre, je redeviens Katlyn Curtiss, une jeune femme de tout juste dix-neuf ans. D’ailleurs, les figures lourdes des Diomédiens qui se retournent me le prouvent. Ils détaillent ma silhouette fine, mes joues lisses et surtout cette chevelure qui les excite. Depuis combien de temps certains sont-ils privés de la compagnie d’une femme ? Quand ils me regardent, peu leur importe mon palmarès – six ans de vol, cinq sur chasseur, deux cent trente-huit victoires en combat aérien homologuées. Dix-neuf ans et je n’ai connu, pour ainsi dire, que la guerre. * 8 h 24 Je me suis mise à pleurer en m’arrêtant devant l’entrée des locaux techniques. Mon regard n’aurait pas dû s’attarder sur les corps alignés le long du mur de béton, recouverts d’une bâche. Celle-ci, trop petite, ne dissimule

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand pas les jambes des morts : plusieurs dizaines de paires, essentiellement féminines, dépassant des longues jupes rêches de leurs uniformes. J’y ai tout de suite reconnu celles de Betsy, les seules à avoir la peau sombre… J’aimais beaucoup la jeune métisse qui travaillait aux contre-mesures électroniques en attendant de se voir attribuer un « taxi ». Celle qui riait si fort après une ou deux bières dans le nez, égayant nos temps de pause par sa seule présence. Alors que nous sortions affronter les cathédrales, le QG relais, à l’autre bout de l’île, a été pris pour cible par un groupe de bombardement éclair. Ce sont ces attaques rapides que nous redoutons le plus. Il ne reste rien de l’« antenne » à la surface et parmi les gravats gisaient nos frères et sœurs d’armes. Je sais que Bettsy aurait très bien pu mourir lors de sa prochaine affectation : c’est au cours des deux premières années que tombent la plupart des recrues. Mais la voir ici, gisant sur le sable avec les autres, me fait mal. C’est une douleur que je ne parviens pas à maîtriser. « Vraiment désolé, moi qui avais d’excellentes nouvelles pour toi. » Je me retourne pour faire face à Arko Farringhton. C’est un « black boy » âgé de vingt ans, de haute taille : il me domine de deux bonnes têtes. Sa chevelure crépue, dressée en pointes, lui confère l’aspect de quelque guerrier tribal. Il porte cependant un pantalon baggy rouge sombre qui dissimule ses longues jambes musclées alors que son maillot sans manches fait, au contraire, ressortir un torse formidable. Caché la plupart du temps, dans la dune de béton, il fait partie des blacks « de confiance », un des nombreux mécanos de la fourmilière qui s’affairent sous le sable fin. Je lui lance un regard éteint par les larmes, avant de m’attarder sur ce qu’il tient à la main : un journal neuf, soigneusement plié. « Mademoiselle Katelyn Curtiss, officiellement meilleur as féminin », titre la une. « Je ne suis pas trop d’humeur pour la lecture, lui réponds-je d’une voix sourde. — Moche, hein ? La plupart des filles du QG avaient quinze ou seize ans, comme Betsy… » Il me sourit tristement : il n’arrive pas à trouver les mots. Arko est le seul qui aurait pu me déranger dans un moment pareil, car il n’est pas n’importe quel black boy, il est « mon » black boy. Chacune d’entre nous à l’aérodrome, de la plus modeste technicienne de maintenance au pilote vétéran a le sien — et sans doute aussi les femmes officiers, bien qu’elles ne le disent pas. Tour à tour, notre favori est ami, confident, amant… Ainsi va la guerre et nous nous fichons de la morale. Nous nous contentons de hurler de rire

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand lorsque la propagande ennemie évoque la « honteuse débauche » des soldates néo-prétoriennes. Nous autres n’avons jamais forcé nos « boys », ni payé pour leurs charmes. Ils se sont simplement attachés à nous. J’observe un instant mon compagnon, avec son journal. La photo, imprimée sur du mauvais papier, est celle de ma première promotion. J’ai quatorze ans, un visage enfantin souligné par la coupe au carré réglementaire. Un petit képi vient compléter le strict uniforme d’apparat. Le visage du démon pour les Spartànites ? La petite intention d’Arko m’arrache finalement un sourire. « Cette photo est horrible, comment ont-ils pu publier ça ? — Si vous le souhaitez, votre fidèle Arko se chargera de faire virer cette hostie de chroniqueur, mademoiselle Curtiss ! », clame Arko sur d’un ton révérencieux. En proie à des émotions contradictoires, je me laisse tomber dans ses bras. * 10 h 59 Je n’ai pas beaucoup dormi. Je crois que les drogues de combat commencent à produire de mauvais effets sur moi. De plus, je n’ai jamais vraiment aimé les siestes imposées, et la chaleur fait coller mon grand tee-shirt à la peau. Assise en tailleur sur ma couchette, je feuillette nonchalamment les pages d’un manuel : un énorme pavé décrivant l’anatomie du Warwick FA 38 Thunderbell. Cela fait bien longtemps que je peux me passer de la doc des conseillers militaires, pour autant, j’apprécie toujours le plaisir des yeux que me procurent les photos et ces dizaines de profils en couleur, présentés avec les camouflages les plus variés et tous les insignes possibles. Je le referme nerveusement pour me saisir de cette bande de papier gris froissé que j’ai posée dans le cendrier. Je la relis une énième fois : « L’archidiacre Grenzon Markov survolera la zone des îles Castland – nom de code béta-alpha-prime « Infernus » – dans approximativement cinq heures trente. Il sera escorté par seulement cinq AS-290 Cerafimy en vue de son transfert d’affectation. Abattez-le. »

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand Laconique, mais terriblement explicite. L’as officiel que je suis devra s’improviser assassin. Mais à bien y réfléchir, cette mission ne me déplaît pas. Markov est ce que l’on appelle en jargon de chasseur un « coriace » : cent soixante-trois victoires dont quatorze contre les nôtres, toutes les autres contre des pilotes thanyssiens. Et le voilà qui se promène au-dessus des Castland, avec un comité réduit. C’en est presque trop facile, sauf si on tient compte du fait qu’« Infernus » se situe derrière les lignes ennemies. La chasse risque d’être rude, périlleuse. Elle n’a d’ailleurs qu’un intérêt stratégique très réduit. Tout cela obéit à de l’idéologie : maintenir le moral des troupes, c’est en partie mon rôle. Je me laisse tomber lourdement et les chaînes de ma couchette grincent légèrement. Mes yeux s’imprègnent du décor familier de ma case bétonnée, une simple alvéole recouverte de posters, coupures de journaux et lettres écrites sur du papier jauni. Puis je tâche de fermer les yeux. Lorsque je dois effectuer une sortie, je ne songe jamais à l’éventualité que je ne puisse pas revenir vivante à la maison. Faire comme si tout cela était une vie normale, les substances m’y aident. Je m’endors enfin, mais dans mon rêve agité, la jeune et jolie Betsy entre dans mes quartiers, son éternel sourire aux lèvres, tendant quatre bières suspendues à son doigt… * 12 h 27 Nous sommes seuls sur la plage, car le staff prépare mon chasseur en vue de ma petite « promenade solitaire » au-dessus des territoires occupés. Nos ennemis, eux, attaquent rarement en pleine journée. Ils subiraient beaucoup trop de pertes. Ce bref moment de quiétude est pour nous. Je suis agenouillée sur le sable. Le soleil de plomb frappe agréablement ma nudité. Arko subit la caresse chaleureuse de ma bouche et son souffle se fait haletant. Lorsque nous faisons l’amour, je vis une expérience très différente de ce que j’ai pu connaître. Rien à voir avec les assauts maladroits, bien trop brefs, parfois douloureux, des quelques hommes que j’ai pu fréquenter avant. Nous nous allongeons l’un sur l’autre, fusion des êtres, peau noire contre peau blanche. Le contact de ce grand corps chaud m’exalte ou m’apaise bien mieux que tous les remèdes chimiques. Notre étreinte s’achève par une jouissance silencieuse. Puis nous nous étendons, ses bras se refermant sur

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand moi dans un geste de réconfort. Un moment d’extase avant le long vol du trompe-la-mort… 15 h 34 « Dis donc, c’est un peu cotonneux aujourd’hui ! — Tant mieux, réponds-je, je ne tiens pas vraiment à attaquer un coriace en arrivant totalement à découvert. » Nous survolons depuis deux bonnes heures l’océan et une fine brume marine se soulève en longues volutes blanches, portées par la chaleur du soleil. C’est une véritable randonnée en ligne droite, mais je tapote nerveusement le tableau de bord de ma main libre. Je suis accompagnée de deux camarades, Martens et Boone. Leurs longs silences radio trahissent leur embarras et pour cause : ils ont l’impression de m’escorter droit vers le cassepipe. J’ai déjà livré des combats difficiles, défié d’excellents pilotes ; jamais sans aide toutefois. Une fois rendus à béta-alpha, je devrai continuer le chemin seule, ainsi en a décidé le haut commandement. Les ailiers de Markov ne seront certainement pas des débutants. Tout as que je suis, je ne vaux pas la vie de trois pilotes formés, encore moins la perte de trois « Thunderbell » Ils ne les sacrifieront pas pour une mission politique. C’est ce que mon ancien instructeur aurait appelé « le revers de la médaille ». Je me remémore ses aboiements lors de mon arrivée à l’école de guerre : « Sachez tout d’abord que je n’ai pas la moindre envie de vous entraîner. Il y a tout juste six mois, il n’était pas question de femmes dans les unités combattantes et encore moins dans l’aérospatiale. Nos pères ne s’en sortaient d’ailleurs pas plus mal, tenez-le-vous pour dit. Cependant, face à ce qui nous arrive dessus, notre bon président a décidé d’user de toutes les forces dont nous disposons, vous y compris ! Vu ? » L’imbécile ! J’espère maintenant qu’il regrette amèrement ses propos. Il était déjà grisonnant à l’époque. Il doit être conseiller technique à présent, ou quelque chose dans le genre. Alors que j’esquisse un petit sourire, la voix de Boone dans le haut-parleur me fait presque sursauter : « Ligne béta-alpha à cent kilomètres. On décroche. Bonne chance Kate ! » Je déglutis et accélère légèrement, prête à franchir cette ligne imaginaire pourtant si lourde de signification. La façon dont Marvin m’a appelée, par mon petit nom, en dit long sur ce que pensent mes camarades de mes chances de survie.

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand * 16 h 22 Je progresse lentement à travers la masse nuageuse. Elle me porte, cachée, au-dessus des forces ennemies. Une peur diffuse s’est emparée de moi, mais elle coule doucement comme la pluie sur ma verrière. Je suis calme, étrangement calme. Les croisés contrôlent encore mal cette vaste zone bien qu’ils y aient écrasé notre flotte. Je doute pourtant qu’il reste encore des poches de résistance, là, en bas, ni même des compatriotes vivants. Je coupe la musique rythmée de mon lecteur pour me ménager un peu de repos. Le pilote automatique me réveillera d’ici trente-trois minutes exactement. En attendant, je défais mes sangles et m’allonge dans le cockpit… 16 h 55 Je me réveille en sursaut lorsque le « boup boup » persistant de l’alarme de vol retentit. Ce n’est pas un son particulièrement strident, pourtant il agresse douloureusement mon cerveau, telle la percussion d’une boîte à rythmes à l’intérieur de ma tête. Mon doigt l’éteint précipitamment et je grogne une injure. Puis je frotte mes yeux endoloris. Je ne suis restée que peu de temps assoupie, les bourrasques se sont calmées au-dehors. J’ai réglé une vitesse de croisière de Mach 2,1. Bien que le « Thunder » soit capable d’allures beaucoup plus élevées, j’ai sans doute parcouru un bon nombre de kilomètres, ainsi suspendue entre ciel et mer. Je me sangle correctement et reprends les commandes. Cela paraît inconcevable pour un civil non averti que l’on puisse dormir dans un monoplace, surtout au-dessus d’une zone de combat. Mais on s’y habitue rapidement ; les distances que nous devons souvent survoler nous y contraignent. Une petite impulsion du coude et mon bracelet injecteur se resserre. Je ferme le poing, une fine aiguille pénètre la veine de mon bras. L’opération m’arrache une brève nausée puis mon cœur s’accélère. Je n’aime pas y avoir recours, mais j’en ai besoin pour cette mission, cette fois encore… 17 h 28 Il ne s’est écoulé que quelques minutes lorsque sonne une seconde alarme : celle de mon Doppler. Mes yeux fatigués se vissent sur l’écran hé-

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand misphérique, gros orbe noir trônant au milieu du tableau de bord. Six signaux se déplacent en formation resserrée : les informations de l’« Intelligence » étaient donc parfaitement exactes ! Soudain, je les vois. Un regard entre l’aile droite et le capot et leurs silhouettes m’apparaissent, glissant doucement sur le lit de nuages fins. Cinq « Cerafimy » forment un pentagone autour d’un sixième appareil dont la carlingue, peinte en noir d’encre, est parsemée de chrismes et d’écritures déliées. Autant de symboles mystiques et de promesses de mort extraites du Livre de la Rédemption. Chaque aile est frappée d’une croix blanche ; branche du bas en forme de lame crénelée. Noir, gris, blanc, acier : les couleurs de la croisade sont celles de la non-vie. Je fonds immédiatement sur le chasseur noir. Pendant une fraction de seconde, l’image d’un rapace attaquant en piqué un vol d’oiseaux de mer m’envahit l’esprit. Puis le hurlement de l’air passant par les multiples cannelures de mon fuselage me ramène à la réalité. J’actionne les gâchettes et six lignes flamboyantes convergent vers ma cible. Les obus semblent une nuée d’éclats acérés, capturant la lumière du soleil lointain. Je les vois décrire un long vol, dévier légèrement de leur trajectoire, puis déchirer le blindage. Les ailiers se sont déjà écartés lorsque le séraphin explose en vol… Mon cœur bat à tout rompre. Je ne peux pas croire ce qui vient de se produire. Alors que je redresse brusquement le manche, les Spartànites se rassemblent et effectuent un virage dans ma direction. J’ai eu Markov ! Le terrible aumônier des croisés s’est fait descendre comme un amateur. Pourtant, personne n’en saura rien car les autres vont probablement m’abattre. J’impulse une nouvelle accélération afin de les disperser. Le « Cerafimy » est une bonne machine, quoique pas aussi rapide que mon propre chasseur. Je me prépare à défendre chèrement ma peau. Seul mon poursuivant de tête lâche quelques rafales Gauss, telles des flèches moqueuses tirées délibérément à côté de la cible. Je tressaille lorsque mon récepteur se met à crachoter : « J’espère que vous savourez votre petite chasse, mademoiselle Curtiss ! » Une voix d’homme, suave, profonde. Elle a prononcé ces mots en un anglo-gothique approximatif : intonations doucereuses, « r » roulés au fond de la gorge. Je comprends soudain. Comment ai-je pu ainsi me faire duper ? Bien sûr, le pilote du chasseur noir n’était pas Markov, car c'est lui qui vient de me

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand narguer par radio interposée. Les croisés m’attendaient : celui dont les restes tombent au-dessus de l’océan n’était sans doute qu’un bleu, un gamin plus jeune que moi ! « Bravo ! dis-je en braquant mes commandes, je vois que quelques cerveaux ont échappé à l’épuration ! » Je ne dois pas montrer ma peur, ce sarcasme n’a pas d’autre but que la combattre. « Pensiez-vous vraiment qu’une femelle pouvait défier éternellement la toute-puissance de Dieu ? », s’exclame la voix d’un ton brusquement menaçant. Les tirs fusent, se rapprochent. Ma course devient hasardeuse. Puis je me rappelle soudain les quatre missiles air-air accrochés à mes ailes. Ils devaient servir contre Markov mais je n’en aurai pas besoin. Ce duel se livrera au canon, mon mode de combat favori. « Pour toutes les vies détruites par la croisade, la pécheresse que je suis va t’expédier auprès de ton dieu plus vite que tu ne le penses. À nous deux, bénitier ! » Une brusque traction sur le manche. Je ponctue ma tirade improvisée d’un formidable looping. Les quatre fusées se détachent de mon fuselage avec un claquement métallique et aussitôt, leurs tuyères s’enflamment. Je suis maintenant derrière eux. Un « Cerafimy » vient d’exploser, fauché par un de mes projectiles autoguidés tandis que les autres font de dangereux écarts pour leur échapper. Je n’aime guère ces armes à propulsion chimique, préférant le corps à corps. Mais grâce à elles, je suis seule contre Markov. Le coriace effectue une série de tonneaux, esquivant facilement mes rafales. Je tente de me rapprocher, mais je dois soudain éviter l’explosion d’un autre séraphin. Mon corps encaisse les vibrations en même temps que mon appareil. Je vois Markov gagner de la distance. Puis il vire pour faire volte-face. Les six bouches à feu de ses canons scintillent tels des flashs. J’accélère encore davantage et règle mon tir en mode « haute vélocité ». Je vais à sa rencontre : c’est comme une joute, un duel d’iaïjutsu qui décidera de la mort d’un des deux as. Mes bras tremblent, mes mains se crispent sur les triggers au point que mes articulations blanchissent. Je ne dois pas dévier, surtout ne pas faiblir la première. Cinquante mètres, dix mètres, six mètres : nos chasseurs se croisent. Une violente traction sur mes muscles et le Thunderbell se redresse, frôlant de peu mon ennemi. Le temps semble s’écouler au ralenti. Un choc à l’aile gauche m’indique que je suis touchée, mais je vois simultanément la verrière bulle du

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand Cerafimy voler en éclats. Le corps du diacre se révulse comme une poupée de chiffon tandis que son siège éjectable l’expulse dans les airs ; l’ascension du convulsionnaire ! Je ne peux m’empêcher de baisser la tête, car mon Thunder a manqué de le cogner en un tacle rasant. Je dévie soudain de ma course. Mon chasseur s’emballe dans un concert de signaux électriques. Je me retrouve la tête en bas, éjectée par le souffle de l’explosion. Je tire vainement sur les commandes, je ne contrôle plus rien. Un voile noir passe devant mes yeux. Un goût de sang monte à ma bouche. Je vais m’écraser… 19 h 45 Ce sont les chiffres lumineux qui apparaissent à ma vision brouillée. Mes yeux se rouvrent sur l’horloge de bord alors que le décor familier de mon habitacle se dessine à nouveau devant moi. Mon appareil est immobile, posé au sol. Les ruines et la poussière qui m’entourent me laissent penser que je ne suis pas dans l’au-delà mais bien en vie, sur la terre ferme. J’éclate soudain d’un rire nerveux en réalisant ce qui s’est passé. Le pilote automatique a pris le relais tandis que je chutais, inconsciente, à plus de trois mille kilomètres-heure vers le sol. Toute une carrière d’as derrière moi et c’est une machine rudimentaire qui me sauve d’une mort certaine. Je m’étouffe et crache un mélange de sang et de salive. Les larmes me montent aux yeux. Cela aurait pu être bien pire. Mon écran de contrôle pulse d’une lueur rouge, m’informant d’une légère avarie dans la structure interne de l’aile. Je pousse un soupir de soulagement et pianote machinalement le panneau de maintenance. Un léger crachement se produit à l’extérieur lorsque la mousse isolante est vaporisée. Un message laconique affiche : « Systèmes de secours enclenchés – maintenance en cours – temps estimé : 26 minutes 32 secondes ». À bout de forces, je me laisse tomber sur mon siège. 21 h 16 Je sursaute en entendant du bruit dehors. Puis je me calme en constatant que le grésillement relayé par mes senseurs provient de la pluie légère qui arrose maintenant le no man’s land. Je suis toujours seule, pouvait-il en être autrement ?

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand Mon « Thunderbell » s’est posé au centre d’un vaste champ de débris, dressés comme autant de dents ébréchées vers le ciel. Le soleil couchant achève de teindre celui-ci d’une couleur sanglante, moribonde. Il y avait une ville ici autrefois, sans doute une de ces banlieues populeuses entièrement tournées vers le commerce et les loisirs. À peu de distances, je reconnais les marquages jaunes de stationnement d’un centre commercial, parfois entrecoupés de cratères laissés par les tirs d’armes lourdes. Les abris pour caddys ont littéralement fondu pour se muer en sombres squelettes aux formes déroutantes. Je souris en regardant l’écran : « Procédure de maintenance achevée ». J’ouvre la verrière, prise d’une soudaine envie de m’aérer. Je vais inspecter cette aile et repartir sans plus attendre. Il s’en est fallu de peu pour que je reste coincée en plein territoire ennemi. Mes jambes engourdies sont encore douloureuses mais je me sens déjà mieux. Je m’accroupis au-dessus des impacts d’obus Gauss. Trois grumeaux de mousse industrielle, durcissant à l’air, se sont formés dans les orifices. On dirait de gros bubons, inesthétiques certes, mais je gage qu’ils tiendront bon jusqu’à ce que je puisse rentrer ! Je ne peux réprimer un cri et me redresse tout à coup. Cette fois, je n’ai pas rêvé en entendant les gravats craquer sous des bottes ferrées. Les pas se rapprochent. Je dégaine aussitôt les seules armes personnelles dont je dispose en tant que pilote : un couteau de combat et un petit pistolet à impulsions. En vérité, le premier nous sert plus souvent à nous extirper de notre parachute lorsque nous devons faire le grand saut et le second à ne pas être capturés vivants… Je me retourne. Un éclair bleuté vient d’éblouir mes yeux. Mon épaule brûle sous la morsure d’une balle et je hurle. « Le credo est mon arme ! Mort aux hérétiques ! », crie une voix étouffée. Tout va très vite : la vision de cet homme en uniforme noir, épée et pistolet brandis, un masque respiratoire dont les optiques luisent comme deux gros yeux rouges dans la pénombre. Je vide mon chargeur ; dix petites détonations électromagnétiques. L’archidiacre Markov avance de quelques pas sous la mitraille avant de tomber à genoux. Un de ses verres explose avec une gerbe de sang. Je reste quelques secondes, hébétée, ignorant ma douleur. Puis je saute de mon perchoir et marche d’un pas déterminé. Je dois en finir sans quoi ce

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Aube Mortelle de David Chauvin Illustration de Didier Normand monstre de foire ressuscitera par l’action de quelque drogue dont les Spartànites ont le secret. Vite, je me saisis de l’épée qu’il tenait. J’ai un moment d’appréhension avant de retirer son masque. De quoi ai-je peur ? De découvrir un mort-vivant ? Si les rumeurs sont exactes, sa peau doit être pâle, violacée comme celle d’un noyé. Peut-être même est-elle soudée au latex et que sa face camarde me sourira lorsque je l’arracherai… Pourtant, je ne trouve que le visage pâlot d’un homme roux, dans la force de l’âge. Son œil droit n’est plus qu’une plaie répugnante et un peu de sang perle à la commissure de ses lèvres, si fines et si blanches qu’elles semblent dévitalisées. Était-il déjà mort avant mes coups de feu ? Mon doute subsiste… C’est avec un cri de haine que j’abats la lame recourbée sur son cou. 6 h 13 Je vole depuis un long moment au-dessus de la mer. La preuve de mon assassinat repose dans ma glacière juste sous le siège : les huiles du commandement ne s’attendent certainement pas à ce que la Hupia rentre littéralement avec la tête du tueur de Thanyssiens, mais au moment où je ris à cette pensée, mon épaule me relance. J’ai comprimé ma blessure comme je pouvais. Heureusement, la balle a traversé mon bras sans rien toucher de vital. L’horloge à bulle m’indique la même heure que celle de mon premier engagement contre les cathédrales. Vingt-quatre heures de combat et je vois enfin le paysage familier de mon archipel. J’ai au moins la certitude de pouvoir me reposer dans un lit douillet à l’infirmerie au lieu d’entamer une nouvelle journée de guerre !

Fin

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David Chauvin auteur de la nouvelle Aube Mortelle

DAVID CHAUVIN Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je suis David Chauvin (alias Napalm Dave), à 35 ans, je suis à présent un vieux de la vieille, bien que ma passion de créer ne soit pas prête de s’éteindre. Historien de formation, une vie quelque peu chaotique m’a amené à faire toute autre chose de mes journées, mais ça, ce n’est pas ce qui intéresse le lecteur : non, ce qui l’intéresse, c’est l’aspirant auteur que je suis une fois la journée finie et qu’une autre commence. Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? Je pense avoir toujours plus ou moins écrit et imaginé des histoires extraordinaires, et j’ai noirci des cahiers entiers de scénarios originaux de jeux de rôle. De fil en aiguille, l’écriture est venue comme une évidence : ce que j’imaginais pour plaire à un groupe restreint, je pouvais le mettre au profit d’un public beaucoup plus large. Concrètement, j’ai sauté le pas assez tardivement, en 2006, à 26 ans donc. Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? J’ai un cerveau qui retient le moindre détail « sympathique » et fait parfois de drôles d’associations d’idées, donc, de fait, j’ai constamment des idées originales : c’est à la fois une bénédiction et une malédiction (puisque le temps me manque pour les concrétiser). Âme obscure oblige, j’ai un imaginaire quelque peu torturé : un détail architectural, un arbre étrange, un drôle de personnage croisé et l’aventure commence ! Sinon, en ce qui concerne la créa, et bien, je suis un « académicien » dur à la tâche, méthodique et rigoureux. Je note bien mon idée de base, je crée les personnages, les situations, les ambiances… de la même manière qu’un scénariste de film ou de série, pas de place à l’impro, encore moins à l’à peu près, ce qui veut dire que je bosse lentement mais que je ne laisse rien passer. Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle Aube Mortelle ? Ce qu’elle représente pour toi ? Cette nouvelle fut publiée une première fois sur feu le site de « Traversées Oniriques », toutefois, la présente version est encore améliorée et expurgée de ses derniers défauts.

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David Chauvin auteur de la nouvelle Aube Mortelle À l’époque, le challenge consistait à écrire un texte sur le thème « une journée de guerre », je l’ai relevé au sens propre…^^ J’avais déjà écrit un texte de SF pour le même site, intitulé Le temps des poussières, c’est à partir de ces deux-là que j’ai développé l’univers de SF Enfers miniatures. Dans Aube Mortelle, je croise des éléments de technologie futuriste avec une ambiance « Seconde guerre mondiale » : héros de propagande, combats aériens au canon, pilotes s’interpellant par radios interposées… Quel est ton endroit favori pour écrire ? As-tu des rituels ? Dans mon bureau, confortablement installé et dans ma bulle : je suis casanier et ne supporte pas le dérangement. De plus, écrire sans musique est pour moi une ineptie, ma préférence allant aux BO de films, mais aussi aux musiques « stimulantes » (le folklore celtique pour la fantasy, les musiques électro pour la SF, etc.). Je suis un « fossile vivant » qui n’aime guerre les nouvelles technologies : pour moi, rien ne vaut le cahier et les stylos de couleur, voire le papier parchemin fabrication maison et les stylets de calligraphie ! Avant de commencer un projet, je bricole souvent une page de couverture à l’aide d’images d’inspiration pour me motiver. As-tu un texte dont tu es particulièrement fier et que tu voudrais nous faire découvrir ? Ayant consacré l’essentiel des dernières années à développer des univers persos et à rassembler notes et documentation pour de futurs projets, Aube Mortelle est pour le moment mon texte le plus abouti et celui qui m’a encouragé à développer le monde futuriste et ultra-violent de Enfers Miniatures, vous la découvrirez donc avec le présent numéro. Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? Je suis un grand admirateur de Serge Brussolo qui sait facilement créer un climax, une ambiance et un huis clos très réussi. Il est souvent à la limite entre surnaturel et polar et a une écriture nerveuse et efficace. Oui, il a influencé mon propre style, c’est indéniable. De plus, il est sans concession ni censure. Pour moi, c’est juste le meilleur ! As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Un exemple de ce que je disais sur l’inspiration qui, parfois, me surprend au moment le plus inattendu : un jour que je conduisais près d’une cour d’usine, j’ai aperçu, de loin, ce qui ressemblait à un géant courbé et revêtu

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David Chauvin auteur de la nouvelle Aube Mortelle d’une sorte de grand manteau en lambeaux, se dressant au milieu d’une décharge. En m’approchant, je constatai qu’il s’agissait en fait d’une excavatrice recouverte d’une vieille bâche et trônant au milieu de tas de palettes et de parpaings. Tilt ! J’avais une créature pour une histoire fantastique, j’ai noté l’idée dans un coin et j’ai développé l’idée d’une civilisation de géants vivant sur un monde funeste et pollué : une pierre de plus pour ma mythologie horrifique, « l’Outreplan » ! Quels sont tes projets ? En dehors des différents univers et mythologies que je développe « en coulisse », je travaille d’arrache-pied sur un projet de roman court, fantastique intitulé Légende Noire. Il s’agit d’une libre adaptation d’une vieille légende beauceronne avec une écriture romancée et des éléments de surnaturel à la « sauce Napalm ». Récemment, mes recherches historiques sur cette légende ont bien progressé et je suis assez optimiste. Parallèlement, je développe un monde médiéval-fantastique « onirique » appelé Calydon : il s’agit d’un vaste projet récréatif mêlant petits textes, romans interactifs "dont vous êtes le héros", illustrations et modélisme. Un univers en apparence archi-classique mais qui réexploite et les clichés du conte de fées et de la Fantasy, donc plein de surprises ! Est-ce que tu possèdes une page perso où l’on peut suivre ton actualité ? Pas de page Facebook (ça n’aurait pas de sens dans le sens où je n’ai rien à vendre) mais plusieurs blogs où l’on peut suivre mes progrès, mes travaux et mes impressions : jabberworker.canalblog.com (blog geek et bordélique qui regroupe tous mes travaux et univers) comtedoutreplan.canalblog.com (consacré à la mythologie fantastique de l'Outreplan) Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? Conseil aux lecteurs : l’écriture est une démarche solitaire et personnelle. Écrivez ce que vous aimez, ne cédez à aucune pression, mais surtout, vivez vos rêves !

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Didier Normand illustrateur de la nouvelle Aube Mortelle

DIDIER NORMAND Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je suis né en 1960, instituteur et peintre depuis 1983. Je vis à Salon-deProvence. Comment t’est venu le goût du dessin, à quel âge ? Aussi loin que je me souvienne j’ai toujours aimé dessiner. Mon goût pour l’illustration fantastique s’est déclenché en découvrant les artbooks de Frank Frazetta. J’ai appris à utiliser l’huile en étudiant et reproduisant quelques-unes de ses toiles. Depuis cette époque lointaine, je dessine et peins régulièrement. Comment abordes-tu la création d’un dessin ? Comment te vient l’inspiration ? Tout dépend s’il s’agit d’une commande ou d’une recherche personnelle. Dans ce deuxième cas, l’envie de dessiner prime et je crayonne parfois sans idée précise. Si le résultat est intéressant, j’enrichis et finalise mon croquis pour ensuite l’exploiter en peinture. Une idée peut naître également de l’envie de représenter certaines matières, paysages, personnages ou animaux, fantastiques ou pas. Peux-tu nous parler de la façon dont tu as abordé l’illustration de la nouvelle Aube Mortelle ? Pour une illustration de texte sans consignes précises de l’auteur ou de l’éditeur, comme c’était le cas, je repère les éléments importants, les scènes qui peuvent être intéressantes à représenter. Pour Aube mortelle j’ai opté pour une image composée me permettant d’intégrer les personnages, les appareils, les combats aériens. N’ayant pas de repère pour l’époque, le look des avions et des personnages a été une interrogation. J’ai finalement choisi d’associer style ancien pour l’ennemi (esprit Baron Rouge) et futuriste pour l’héroïne. J’utilise rarement de modèle ou de références, ce qui peut nuire quelquefois au résultat final, mais me laisse libre d’aller dans n’importe quelle direction. J’ai utilisé ensuite Photoshop pour la mise en couleur. Quel est ton endroit favori pour dessiner ? As-tu des rituels ? Le point de départ de toute image s’effectuant sur un carnet de croquis, je n’ai pas d’endroit précis pour commencer un dessin. Par la suite, je peins dans un atelier où mon matériel est en place et prêt à être utilisé. Je reporte Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 197


Didier Normand illustrateur de la nouvelle Aube Mortelle mon dessin sur la toile en l’adaptant au format, c’est la partie la plus ennuyante, et ensuite j’entame la peinture. As-tu un dessin dont tu es particulièrement fier ? Voudrais-tu nous le montrer ? Au final, je suis rarement complètement satisfait du résultat. Le problème est qu’il est difficile de juger objectivement une peinture sur laquelle on travaille pendant des heures. Le peintre est privé de l’impact (bon ou mauvais) que son image peut produire lors d’une première vision. C’est réservé aux spectateurs et c’est une grosse frustration. Heureusement, quelquefois l’image correspond à l’idée que je voulais atteindre. (voir image)

Quels sont tes illustrateurs favoris ? Influencent-ils tes dessins ? Mes illustrateurs favoris sont surtout des peintres : bien évidemment Frazetta mais aussi Simon Bisley, Boris Vallejo, Alex Horley, Brom, San Julian. J’aime aussi les dessinateurs Bernie Wrightson, Mark Shultz. Ils ne font pas partie de la jeune génération, mais ils restent des références. Quant à savoir s’ils influencent mes dessins, ils ont tellement de talent que je l’espère fortement, mais je n’ai aucune maîtrise sur l’importance de cette influence. Est-ce que tu as un style de dessin que tu préfères ? Y a-t-il des projets d’illustration que tu refuserais ? Je n’ai pas un style préféré, mais plusieurs. De nombreux dessinateurs de BD présentent un travail d’une variété et d’une qualité étonnantes. Comme exemple de technique que j’apprécie, je peux citer les illustrations de Bernie Wrightson pour le Frankenstein de Marie Shelley.

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Didier Normand illustrateur de la nouvelle Aube Mortelle Je n’ai pour l’instant jamais refusé un projet d’illustration. Je crois que si l’on reste assez libre pour interpréter un thème, il faut se lancer. Même si au final le projet n’est pas accepté, ça restera une expérience enrichissante. As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? C’est un regret plus qu’une anecdote. En 2001 un scénariste me contacte pour élaborer une BD. C’est une nouvelle aventure que je découvre et qui me passionne. Les personnages et 4 ou 5 planches sont dessinées, mais ne maîtrisant pas encore Photoshop, je suis obligé de faire une mise en couleur directe sur planche, processus beaucoup trop long qui m’a incité à renoncer au projet. Quels sont tes projets ? Trouver plus de temps pour produire davantage et alimenter mon site. Le promouvoir ensuite au travers des réseaux sociaux. Essayer d’autres techniques que l’huile, satisfaire de nouvelles commandes, la dernière étant la création d’un personnage genre superhéros. Et pourquoi pas, refaire une tentative dans la BD. Pour conclure, qu’as-tu envie de nous dire ? Il y a encore peu de temps, je ne pensais pas pouvoir un jour tenir un bouquin avec une de mes peintures en couverture. C’est vrai qu’internet y est pour beaucoup, je crois que sans cela je continuerais à faire mes dessins dans mon coin. Voilà, c’était juste pour dire quelque chose.

Vous pouvez retrouver l'univers de Didier Normand sur son site.

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins

AGONIE SOUS CIEL VERT À Jeff Dano pour sa culture O2ground… Matt Esson quittait la ville à toute allure. Son énorme camion-citerne blindé déboulait sur la route qui menait vers ce qui avait jadis été la rase campagne et qui n’était plus à présent qu’un vulgaire désert grisâtre aux rares arbres décharnés. Le regard fixé au loin, il guettait un éventuel barrage et priait pour que les gangs ne soient pas sur son chemin. La nationale s’étirait en ligne droite sur plusieurs kilomètres, ce qui lui permit de s’accorder un moment de relâchement. Dans l’habitacle, le poste crachait un vieux rock qui le tenait éveillé. C’était la fin de sa tournée. Bientôt, il rentrerait et dormirait durant de longues heures. Enfin, si tout se passait bien. Il baissa le pare-soleil pour se voir dans le miroir : un regard sombre, des sourcils troués de piercings et une énorme crête iroquoise rouge sillonnant son crâne rasé. Il rajusta un écarteur qui formait un tunnel de métal au sein de son lobe d’oreille gauche avant de s’observer quelques instants. D’une claque de la main, il releva le pare-soleil. Il ramassa un paquet de clopes sur le siège à côté de lui, le tapa sur le volant pour faire jaillir une cigarette qu’il porta à ses lèvres. La première bouffée le fit tousser. Il cracha un juron. Derrière lui, une pancarte indiquait l’interdiction de fumer pour cause de transport d’oxygène liquide. « Fuck » était tagué en grosses lettres rouges sur le panneau. Depuis des mois, on distinguait mal le jour de la nuit. De lourds stratus verdâtres tapissaient l’atmosphère, donnant à toute chose une pesante lueur atone. Matt n’avait pas vu de ciel bleu depuis des lustres, au point qu’il commençait à oublier la douceur des rayons du soleil. Ici, l’air était toujours d’une tiédeur maladive. Elle pesait sur les corps et rendait la peau moite. Une lourdeur qui donnait l’impression de continuellement respirer de la fumée. Le peu d’oiseaux qu’il restait ne sifflaient plus, ils n’étaient que des ombres d’eux-mêmes : des fantômes vestiges d’une liberté perdue. Parfois, l’un d’eux tombait raide mort comme abattu en plein vol ou plongeait sous le véhicule pour en finir. Matt se baissa pour observer l’horizon : pas de cumulonimbus d’acide en vue ; il pouvait accélérer. Cependant, il sentait dans l’air chaud et dans la physionomie du ciel que quelque chose se préparait. Au loin, des masses olivâtres bourgeonnaient lentement. Derrière, en toile de fond, un tapis nuageux se découpait en un puzzle ténébreux. Se décen-

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins trer était à présent une seconde nature : un sens qui s’était affûté avec le temps, qui lui permettait d’être sur différents niveaux de réalité, à moins que ce ne soit l’atmosphère qui commençait à le faire planer. « Si quelque chose vient, se dit-il, ce sera du sud-ouest ». Les orages venaient toujours du sud-ouest. Quand il eut terminé sa cigarette, il enclencha l’extracteur de fumée qu’il venait d’installer. Cela lui évitait de rouler dans un brouillard permanent, car ouvrir les fenêtres était impossible. L’air était saturé depuis trop longtemps. En pénétrant dans la banlieue, il passa à côté d’immeubles qui semblaient vides. Mais ce n’était pas le cas : des centaines d’yeux l’observaient, tapis dans la pénombre, au-delà des fenêtres carrées et identiques. Hormis quelques chiens squelettiques qui déambulaient l’air hagard vers une mort certaine, les rues étaient désertes. Amenant diverses épidémies, les ordures jonchaient l’asphalte. Parfois, une bande de rats jaillissait d’une poubelle. Au passage du camion-oxygène, des prospectus de propagande s’envolaient. On pouvait lire des phrases du genre : « Embrassez dieu avant la fin du monde. Rejoignez le cercle du soleil ». Ou encore : « Sauvez la Terre : suicidez-vous ! » Matt Esson n’aimait pas ce coin, ces rues étroites et sales étaient idéales pour une attaque. Sa cargaison était inestimable et même si les livreurs avaient la réputation d’être bien armés, cela n’empêchait pas les braquages. Que pouvait-on perdre lorsque l’avenir ne promettait qu’asphyxie ? Pour se prémunir des agressions, il avait travaillé des heures durant ; installant des plaques de métal à cheval les unes sur les autres autour des cuves. Le camion-oxygène, ainsi protégé des balles, ressemblait à un serpent aux écailles d’acier. Un immense pare-buffle couvrait l’avant, permettant de forcer les barrages. Matt avait aussi pris la précaution de dissimuler des armes à l’intérieur comme tout autour du poids lourd. L’artillerie devait être bien cachée sous peine que sa prudence ne se retourne contre lui. Mais il était un livreur ; un guerrier des temps modernes. Il était un transporteur ; un serviteur desservant les poumons du monde… « Blablabla. Que de la merde tout ça », pensa-t-il en se rappelant le matraquage sonore que débitaient les haut-parleurs lorsqu’il venait refaire le plein : L’humanité est entre les mains des hommes qui donnent leur vie pour autrui sans rien attendre en retour. Ils insufflent la vie en consumant la leur. Ils sont de bienfaisants martyrs. Propagande.

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins En vérité, il effectuait les livraisons pour maintenir en vie, le plus longtemps possible, les créatures ayant pourri cette terre. Ainsi verraient-elles les conséquences de leurs actes… L’humanité avait été cruelle et avait rendu la vie insipide, alors pourquoi aurait-il dû être clément avec elle ? Parce qu’il en faisait partie ? Il revendiquait bien fort son écœurement de la stupidité des hommes. Et le meilleur moyen de les punir était encore de les aider. Il tâta sa crête. Matt aperçut, en haut de la côte, l’immeuble qu’il devait desservir. C’était le quartier pauvre. Soudain, il se sentit moins à l’aise avec ses pensées. Sa tournée finissait toujours par les quartiers des indigents. Ils ramassaient les miettes ; les fins de cuves. Il éteignit la musique et commença à ralentir un demi-kilomètre avant d’arriver en bas de l’immeuble. Le silence dans le camion lui serra les viscères. C’était ici que l’on avait cloîtré les plus démunis. Il connaissait bien ces lieux. Il y avait traîné quelque temps. Les trottoirs dégoulinaient d’urine et d’alcool. Les rues avaient été fréquentées cette nuit, lorsque l’air avait été plus frais et presque respirable. Elles en gardaient les scarifications. Des impacts de balle marquaient les bâtiments et les murs étaient sales comme si eux-mêmes avaient pleuré sur leur sort. Une fois stoppé, Matt enfila un masque à gaz et attrapa des gants de protection qui lui prenaient tout l’avant-bras. Il guetta les fenêtres autour de lui puis s’éjecta du camion. À présent, il fallait agir vite. Il grimpa sur les cuves et actionna les valves de pression. Le véhicule se mit à trembler, émettant un bourdonnement rauque. « Regarde, c’est le monsieur bizarre. » entendit-il derrière lui. Cela venait de la cage d’escalier. Quand Matt se retourna, il aperçut une foule amassée dans l’entrée. Bientôt, les patients seraient de plus en plus nombreux, il deviendrait alors difficile de ne pas créer d’émeute. Vêtu de rangers montantes sur un pantalon de treillis, de gants de protection mangeant ses bras jusqu’au-dessus des coudes, d’un masque à gaz et d’une crête rouge ornant un visage clouté, son apparence lui permettait heureusement de garder un certain périmètre de sécurité. Il sortit deux longs flexibles de mailles d’acier qui commençaient à blanchir. Il s’avança et on s’écarta à son passage. Dans un coin, une petite fille s’adressa à sa mère en montrant les tuyaux d’oxygène qui laissaient du givre s’envoler. « Regarde maman, de la neige ! » La mère ne répondit pas et attira la petite à elle.

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins Autour de Matt s’amassaient de plus en plus de personnes qui l’observaient avec un regard vide. Leurs joues étaient creusent et leurs corps maigres. Certains d’entre eux tiraient de petites bouteilles d’oxygène gazeux sur roulettes. Sur ces dernières on pouvait lire : « O2 médical : propriété de Respir ». Matt le punk sentit son cœur s’arracher mais il ne laissa rien percevoir. Le concierge apparut alors dans l’embrasure d’une porte. Il sortait d’un appartement au rez-de-chaussée. L’homme au teint hâve poussait une immense cuve à oxygène. Il était tellement courbé que le récipient lui arrivait au niveau des épaules. Il poussait, procédant par petits pas qui faisaient peine à voir. Derrière lui, au milieu du salon, Matt aperçut une vieille femme malingre, crispée sur elle-même qui semblait dormir. Des lunettes à oxygène lui sortaient des narines et de la bave coulait du coin de sa bouche. À l’acmé de la maladie, elle mourait bientôt. Le concierge ferma la porte. Le vieil homme ôta son masque à oxygène. Il jaugea le livreur d’un air méprisant et toussa un « Ce n’est pas trop tôt » avant de reprendre sa respiration. Matt ne releva pas. La souffrance ; il connaissait. Il savait que l’animosité n’était que la conséquence de celle-ci. Pour toute réponse, il planta les deux flexibles sur la cuve et ouvrit les vannes. L’oxygène liquide était d’un bleu pâle et bouillonnait malgré ses -183 degrés. Produisant 860 fois son volume en oxygène gazeux, c’est ce que l’on faisait de mieux pour faire tenir les patients. Le désavantage, c’était qu’il devenait un dangereux explosif si on le mettait en contact d’une flamme. La cuve remua durant deux minutes avant de cracher des flots d’air liquide indiquant qu’elle était pleine. En tombant, l’oxygène s’évanouissait instantanément dans un crépitement sonore. Les habitants observaient le spectacle tel un miracle. Matt éjecta les flexibles. Le concierge sortit alors des clefs en s’approchant d’un placard. Apparut alors un réseau de canalisations qui desservait les étages. Matt brancha les tuyaux et versa ce qu’il restait de son réservoir avant de faire demi-tour. Il grimpa sur la citerne pour fermer les vannes de pression et partit sur les chapeaux de roues. En conduisant, il ressassa la scène pour bien l’intégrer : les paroles, les visages aux yeux ternes, les corps maigres. Il faisait cela mécaniquement à chaque arrêt sans s’en rendre véritablement compte. Cet exercice était essentiel pour s’habituer à cette vie. Ensuite, les kilomètres qu’il avala le plongèrent dans une somnolence agréable. La route lui faisait du bien. Plus il

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins s’éloignait de cette ville, plus il se rendait compte à quel point chaque mètre parcouru était salvateur. Il passa le long d’anciens champs où plus rien ne poussait. La terre s’était effondrée par endroit formant de profonds sillons. Plus rien ici ne vivait : même l’activité microbienne avait disparu. Le sol avait pris une teinte blanchâtre, livide. C’était ce que l’on appelait les zones mortes. Après cela, il n’y eut plus de pensées ou d’images dans son esprit. Il vagabonda quelque part dans le néant, égaré dans la neutralité apaisante de l’infini. Lorsqu’il reprit conscience qu’il conduisait, il était bientôt arrivé. Une forte démangeaison lui parcourut alors le bras. Ce n’était pourtant pas la puce qu’on lui avait insérée dans la chair qui le démangeait ; c’était le fait de savoir qu’il rentrait. Fin de permission : retour au bercail. Bien qu’un lit frais l’attendait, il restait encore à passer devant les gardiens et décrocher sa remorque. Ce sale boulot était toujours mieux que la prison, mais il restait une forme de contrôle. Une pièce climatisée pour vivre, une pilule en guise de repas ainsi qu’un petit salaire lui étaient octroyés en échange de son travail et d’une réactivation hebdomadaire de sa puce électronique. Sans cette dernière formalité accomplie, il mourrait dans d’affreuses souffrances. Si on confiait de l’O2 à des repris de justice, on les gardait néanmoins sous surveillance. « Comment peux-tu accepter cela ? se demanda-t-il. Comment toi, Matt le punk au mohawk rouge, peux-tu tolérer que l’on te tienne en laisse de cette manière ? » — Que voulais-tu que je fasse ? Que je croupisse en taule à me faire sodomiser par des brutes en rut ? — Au moins ton honneur aurait été sauf. — Va te faire foutre ! Ses conditions de vie le rendaient de plus en plus schizophrène, à moins que ce ne soit la contamination de l’air. — Tu ferais mieux de raser ta crête. Elle n’est que celle d’un coq élevé en batterie. Tu n’es qu’un animal domestique à qui l’on a coupé le bout des ailes pour ne pas qu’il s’envole. La voix éclata d’un rire caverneux. Il frappa sur le tableau de bord. — Et toi, tu es une voix dans ma tête bordel, vociféra-t-il. D’où venait cette colère qui l’envahissait soudainement ? À qui en voulait-il ? À lui-même ? À ce monde ? À ses dirigeants ? Cette rage était mal ciblée ; elle lui revenait comme un boomerang en pleine figure. — Rase ta crête : elle n’est autre qu’un putain de symbole esthétique elle aussi.

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins Dans son crâne, un nouveau rire sarcastique éclata. Il aperçut l’usine positionnée en haut d’une colline. Si cette dernière reprenait les principes d’une cité médiévale, la construction était en matériaux modernes. L’usine était une véritable ville fortifiée avec deux tours immenses qui encadraient l’entrée. En haut de ces miradors, des hommes armés portaient masques à gaz, lunettes infrarouges et gilets pare-balles. Ils pointaient la route de leurs fusils dernière génération. Matt s’arrêta cinquante mètres en retrait devant une barrière. Des herses étaient posées au sol devant le poste de garde. Le vigile contrôla l’identité du livreur puis ordonna qu’on lève les protections. Une immense porte blindée haute d’une vingtaine de mètres et marquée du logo de la compagnie (un grand R majuscule portant la terre en son sein) s’ouvrit sous le regard méfiant des agents de sécurité. Matt roula au pas jusqu’aux garages situés dans le secteur ouest. Il gara le véhicule à l’emplacement réservé et descendit. Autour de lui, les hautparleurs débitaient des phrases qu’il tentait d’ignorer. Il craignait cependant que les messages ne deviennent subliminaux et n’altèrent son jugement. « Vous êtes les globules rouges de la terre. Vous traversez artères et venelles pour faire respirer les hommes. Gardez le menton levé et le regard fier, Respir vous a sauvé, elle a redonné un sens à vos misérables vies. » Matt accéléra le pas. Il pénétra dans le double sas et la voix se fit plus lointaine. Il retira son masque : ici l’air était frais et respirable. Il faisait bon errer dans les interminables couloirs immaculés qui se déversaient sur les dortoirs. Sous le regard des caméras de surveillance, Matt alla déposer le compte rendu de sa tournée. Il se demanda s’il réactivait sa puce aujourd’hui bien que l’on soit à mi-semaine, mais il n’eut pas le courage de pousser jusqu’au bureau des mises à jour. Il passa devant la salle commune réservée aux vacanciers et en éprouva un fort dégoût. Respir pouvait bien réaliser des bénéfices ; le salaire des employés partait dans les vacances virtuelles. Il y avait toute sorte de prestations, pour tous les goûts, mais Matt ne voulait s’abaisser à ce point. Ici, on pouvait partir en balade sur la plage en famille avec neuro-simulation permettant de ressentir le sable, le vent chargé d’iode ainsi que les embruns ou séjourner dans les bas-fonds les plus lubriques qui soient. Il n’y avait rien à dire, Respir, en accordant ce semblant de liberté, avait réussi à transformer des détenus en subordonnés exemplaires. D’autant plus que la durée de vie en prison n’excédait pas les cinq ans. Matt se pressa de rentrer chez lui. Il logeait dans un studio de 18 m² : soit la norme réglementaire. L’endroit était composé d’un lit et d’un bureau, ainsi qu’une pièce faisant office de

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins salle de bain et de toilettes. Sur les murs, il avait suspendu toute sorte d’affiches et de photos d’une époque depuis longtemps révolue : les années 1970. Il avait toujours considéré être né dans un siècle qui ne lui correspondait pas. Au plus profond de son être, il avait ressenti être un personnage anachronique d’une ère sans avenir. Ce monde et cette époque l’avaient toujours étouffé et l’empêchaient de devenir ce qu’il aurait dû être (même s’il ne savait pas quoi exactement). Alors, en guise de symbole, il avait dressé son mohawk et gravé sur les murs « Punk's Not Dead » à côté d’une autre phrase qui résonnait paradoxalement aujourd’hui comme une prédiction cynique : « No Future ». Il ouvrit une boite posée sur le bureau et en sortit une pilule. « Bon appétit. » dit-il tout haut pour souligner l’ironie de sa propre situation avant d’avaler son repas comme une formalité à accomplir. Après quoi, il s’allongea sur le lit et alluma une cigarette. Par l’unique fenêtre condamnée de la chambre, Matt le dernier punk regardait le ciel kaki s’assombrir peu à peu. Il ferait bientôt nuit. Il regretta de ne pas pouvoir apercevoir les étoiles qui avaient été reléguées au rang de souvenir. « Monde de merde », songea-t-il en jetant sa cendre par terre. Quelques livreurs passèrent, il reconnut l’un d’eux : Franck, un grand type, brun aux cheveux courts, marqué d’une cicatrice qui lui traversait le visage du front jusqu’à la lèvre supérieure, avec qui il avait disputé des parties de cartes acérées pour quelques clopes. Il serait bien sorti faire une partie ou deux mais se ravisa. Les deux cents kilomètres et les dix bâtiments qu’il avait fournis aujourd’hui l’avaient épuisé. Se montrer sociable était au-dessus de ses forces. Matt aurait pu comme beaucoup accepter d’avoir la télévision qui passait l’unique chaîne d’état lorsque la couverture nuageuse le permettait, mais il avait refusé cette « boite à conneries », comme il disait. Il songea que si l’humanité était assurément dans la phase terminale d’un cancer généralisé, les satellites eux, étrangement, fonctionnaient toujours. Ils étaient comme des corps flottants de la technologie d’autrefois. Dépérissant plus lentement que les humains, ils semblaient être là pour témoigner de la descente aux enfers des hommes. Cette pensée le fit sourire. Il se demanda comment, au regard de la désertification des rues, les centrales pouvaient encore produire de l’énergie ou encore comment l’Internet pouvait-il toujours subsister ? Était-ce grâce à la multitude d’actes individuels ou à l’œuvre de microdictatures ? Il n’en savait rien. Il regarda la fumée âcre de sa cigarette s’envoler vers le détecteur de fumée bouché d’une chaussette. Sa vue commençait à se troubler. Le poids de la journée lui retombait dessus et son corps semblait s’engourdir. Il se redressa puis écrasa

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins sa clope sous le bureau avant de la jeter dans la poubelle. Il se déshabilla et prit une douche froide non sans quelques exclamations. Pas que l’eau chaude ne fonctionnait pas, mais trop de confort avait empoisonné le monde. Il se devait d’être différent des « autres » même s’il savait qu’il n’était pas un modèle. À vrai dire, le simple fait d’être humain lui donnait la nausée. Lorsqu’il eut terminé, il se sentit comme enveloppé dans du coton. Les efforts de la tournée lui tiraient les muscles. Il se coucha nu sur le lit et plongea son regard dans les ténèbres à l’extérieur. Il chercha la lune, mais n’aperçut qu’une vague lueur à travers l’épais manteau blafard. Il se tourna alors vers le mur en position du fœtus et s’endormit aussi sec. …®®®… La nuit fut sans rêve ou du moins, il n’en eut aucun souvenir. Ce qui lui resta de son somme fut un immense mal-être, un poids qui pesait sur sa poitrine. Comme hypnotisé, il fit les gestes quotidiens sans véritablement se réveiller. Il se leva, fit un brin de toilette et recoiffa son mohawk. Il enfila un pantalon noir et un marcel clair avant de sortir dans le couloir. Il se rendit au bureau où étaient affichées les tournées de tous les livreurs avant d’aller chercher son camion. En sortant du double sas, qui menait à l’extérieur, il fut pris par la chaleur malsaine. Il monta dans le camion et roula jusqu’au réservoir gigantesque qui se trouvait à l’écart du reste de la cité Respir dans le secteur Est. Entouré par des murs épais de plusieurs mètres, le réservoir vertical estampillé du logo de la compagnie mesurait une cinquantaine de mètres de haut pour une dizaine de large. Au pied de celui-ci se trouvaient des branchements pour cinq poids lourds. Des tuyaux, vannes et flexibles sortaient de partout mais personne n’avait jamais semblé être perdu. Un immense autocollant d’interdiction de fumer paraît le réservoir. Un manomètre affichait la pression de la cuve et deux gardes armés se tenaient immobiles de chaque côté des enceintes de béton. Les conduits métalliques se teintèrent de givre lorsque Matt fit le plein du véhicule. De la vapeur perçait à travers les branchements et rampait sur le sol si bien que Matt ne percevait plus ses pieds. « Une flamme ici et c’est un allé simple pour Mars gratos », pensa-t-il. Le contraste entre la température extérieure et la fraîcheur dégagée par le réservoir était agréable. Matt commençait à émerger. Il aperçut Franck qui affichait de grosses poches sous les yeux. Ils se firent signe de la tête et chacun continua sa tâche. En se remplissant, le camion tremblait dans un grondement sourd. Lorsque le plein fut fait, le poids lourd cracha de l’oxygène

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins par des tubes situés en hauteur, de même façon qu’une cuve patient. Matt débrancha et partit pour sa tournée. Tandis qu’il roulait à vive allure, il alluma la radio. On pouvait parfois capter quelques stations pirates sans trop de grésillements. L’une vantait les mérites de la rédemption : il zappa. Une autre annonçait des prévisions météo peu crédibles. Une troisième passait de la musique classique. Et enfin, la dernière traitait d’un reportage clandestin sur une société secrète. Finalement, il éteignit le récepteur. En roulant à travers l’ex-campagne, Matt songea à une discussion qu’il avait eue avec son collègue Franck, quelques semaines plus tôt, lorsqu’ils tapaient les cartes : — Ils embauchent des pauvres pour livrer des pauvres, lui avait dit Franck tout en abattant un as avec un sourire en coin. Comme ça, si on crève, tout le monde s’en fout. En plus, personne ne se plaint, ici, c’est bien mieux que la zonzon. C’est presque le luxe ; si tu fermes ta gueule, y a pas soucis. Matt avait opiné. — Tu comprends, c’est ça la politique de la boite, faire en sorte que personne ne cause. Il avait marqué une pause pour tirer sur sa clope. — Tu sais pourquoi l’état paye l’O2 aux pauvres, je veux dire : ceux qui n’ont pas de taf ? Il fixait Matt avec un regard déterminé et sans attendre la réponse, il avait ajouté : — Pour que les politiques ne passent pas pour des salauds. Mais en vérité, on ne fournit que les fonds et les chômeurs crèvent tous lentement d’asphyxie chez eux sans emmerder personne. Après sa tirade, Franck avait souri d’un air victorieux comme s’il avait résolu la plus grande énigme du siècle. La cicatrice qui lui traversait le visage s’était teintée de rouge. — Plus d’inactif : ici, c’est marche ou crève. Matt n’avait pas relevé. Il avait même complètement oublié ces paroles qui lui revenaient à la surface pour il ne savait quelle raison. Machinalement, il s’arrêta en passant devant une ville-usine semblable à Respir. Il s’était mis sur le bas-côté en laissant le moteur tourner sans même y prêter attention. L’usine-dortoir s’étalait sur plusieurs kilomètres. Mais celle-ci n’était pas constituée de détenus comme lui. Non, il s’agissait de gens « normaux » subissant la machine comme tout à chacun. Ils vivaient en autarcie dans cette ville climatisée du nom d’une grande marque. L’entreprise était

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins une cliente de Respir. Matt commençait à y voir un peu plus clair. Tout cela ne pouvait pas être qu’un hasard : les plus pauvres crevaient lentement dans leur cité-dortoir, la classe moyenne travaillait au sein de manufactures autonomes, le tout était desservi par des repris de justice devenus employés modèles en échange d’exutoires, de vacances virtuelles et de quelques clopes. Matt manqua de vomir. Mais où étaient les riches ? Où pouvaient bien être les enfoirés qui dirigeaient discrètement les états ? Y avait-il encore de grands dirigeants à la tête de multinationales ou la machine du « toujours plus » filait-elle droit vers l’extinction sans que personne ne soit aux commandes ? Au bout de quelques minutes, il se rendit compte qu’il était perdu dans ses réflexions sans réussir à aboutir. Il alluma une cigarette et enclencha l’autoradio où passait l’unique support de musique rock qu’il possédait. Il poussa le volume à son maximum et repartit sur les chapeaux de roues. « À quoi bon penser à toute cette merde ? » songea-t-il. Il desservit les patients sans échanger un mot ou même prêter attention à qui que ce soit. Il s’était renfermé sur lui-même, coupant court à toute pensée qui n’était que poison se déversant dans les méandres de son cerveau. Il suivait la liste telle une parfaite machine mais avec du rock plein la tête. Il écrasait la pédale d’accélérateur espérant se tuer dans un virage un peu trop raide. Mais le camion à l’apparence de serpent métallique tenait bon l’asphalte. Parfois, les pneus laissaient quelques traînées sur le bitume. Vivre ou mourir n’avait plus guère d’importance et il ignorait pourquoi il continuait sa tournée. C’était juste son quotidien alors il se contentait de faire. Chaque kilomètre était une épreuve, car il roulait en enfer. Il divaguait dans l’abîme où aucune pensée n’a plus de raison d’être, quelque part entre rien et la folie. Soudain, il écrasa de toutes ses forces la pédale de frein. Il se baissa vers le pare-brise, ouvrit les yeux en grand et scruta le ciel. Égaré par la rage, il en avait complètement ignoré le temps. Sa respiration se bloqua un instant et il serra la mâchoire. Après un silence, il dit à haute voix : « te voilà ! » Il resta ainsi une longue minute, observant le mouvement de cette masse verdâtre et violacée, lourde d’électricité et d’acide. Un agrégat de nuages toxiques se concentrait avant d’éclater, il s’enroulait sur lui-même comme des vagues déferlant sur la grève. Le vent fraichissait, bousculant le véhicule à chaque rafale. Des éclairs traversaient horizontalement la couche épaisse. Un premier grondement se fit entendre. Était-ce un signe ? Une réponse des cieux provoquant Matt le dernier punk au mohawk rouge ? D’un

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins air de défi, il regarda la cité des pauvres qui s’étalait entre lui et l’énorme cumulonimbus qui commençait à se percer. S’il ne livrait pas maintenant, des flaques d’acides l’empêcheraient de le faire pour la journée. Des pauvres mourraient. D’ailleurs, c’était toujours les mêmes qui crevaient. Ses yeux parcoururent la boussole sur son tableau de bord ainsi que la direction du vent qui poussait le nuage. Il tenta de calculer le temps qu’il mettrait à atteindre le dernier immeuble. Puis il repartit à toute allure. « Ça va être chaud », pensa-t-il, mais rien ne pouvait plus l’arrêter, pas même un dieu auquel il n’avait jamais cru. Matt fit crisser les pneus du poids lourd qui resta un temps sur place avant de partir en direction des quartiers sombres. Tout en pilotant, Matt enfila le masque à gaz ainsi que les gants de protection. Arrivé à hauteur de l’immeuble, il pila et le véhicule s’arrêta à quelques enjambées de l’entrée. Il s’éjecta du camion, grimpa sur la citerne et monta la pression à son maximum. Il leva les yeux pour apercevoir le grain qui grondait et parvenait aux abords de la ville. Tout le monde s’était barricadé. En tendant l’oreille, il pouvait entendre le crépitement de l’acide qui touchait le sol quelques centaines de mètres plus loin. Il laissa la pression de la réserve grimper afin de pouvoir remplir sans perdre de temps mais l’attente lui parut une éternité. Quand l’aiguille du manomètre fut enfin dans la zone rouge, il sauta du camion avec deux flexibles à la main et traversa le hall d’entrée. Dehors, l’orage s’abattait à présent. Des éclairs illuminaient la pénombre ambiante pendant de longs instants. À coups de flexibles, Matt brisa le panneau qui cachait les branchements. Quelques portes s’ouvrirent, laissant apparaître des visages éberlués. « Dépêche, dépêche ! » disait Matt à haute voix tandis que la jauge grimpait à grande vitesse. La pression était si forte que tout le corps du punk semblait saisi de convulsions. Le vieux concierge sortit de son appartement pour voir qui faisait tout ce raffut et croisa le regard déterminé de Matt. Il baissa la tête sans dire mot. La cuve cracha et le livreur courut au camion. La pluie d’acide s’abattait sur la rue adjacente. Tout ce qui était en métal semblait pousser des cris inhumains. Les matériaux se tordaient et une fumée verte s’élevait du sol. Un grésillement entourait le punk de partout tandis qu’il fermait les valves. Sans perdre un instant, il se laissa tomber du haut de la citerne et sauta dans l’habitacle. La pluie était sur lui à présent, elle touchait presque la cuve blindée. Matt démarra en trombe. Il conduisit le corps penché sur le tableau de bord pour observer le cumulonimbus qui éclatait comme s’il était furieux de la fuite du livreur. Matt prenait des petites rues en fonction de la morphologie du nuage, cherchant désespérément à ne pas passer en dessous. Il jeta sur le

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins siège passager le masque à gaz qui l’empêchait de respirer correctement. Il braillait des insanités en direction des cieux. Le véhicule blindé jaillit sur l’avenue principale dans un bond qui manqua de peu de le renverser. L’avenue était plus large et Matt appuya de tout son poids sur la pédale d’accélérateur. Il fallait quitter la ville au plus vite. L’aiguille de son compteur grimpait à toute vitesse. D’après ses approximations, il pouvait réussir à sortir en ne passant que quelques secondes sous les flots d’acides en bordure du grain. Cette idée l’effrayait quelque peu mais il n’y avait pas d’autres solutions. En s’exposant peu de temps, les plaques blindées ne devraient pas subir grands dégâts. Il voulut regarder son compteur, mais ses yeux refusèrent de quitter la route ne serait-ce qu’un instant. Devant lui, au bout de l’avenue, il vit un mur vert de pluie diluvienne s’abattre sur la chaussée. Il serra les dents et tout son corps se contracta quand il atteignit les cordes acides. Le temps s’arrêta. Plus exactement, il s’écoula plus lentement au point que Matt Esson puisse voir la scène au ralenti. En tombant, les gouttes formaient un brouillard si épais qu’il se trouva isolé dans sa cabine sans apercevoir la route. La peinture du capot sautait en laissant de petits impacts. Les protections d’acier émirent un son qui emplit tout le crâne de Matt. Puis il s’entendit crier, mais son hurlement était lointain et comme étranger. Un cri de désespoir qui venait du plus profond de son être. Ses pensées, elles, allaient bon train. Il songea que tout semblait irréel, que son cri était vraiment étrange, qu’il ne pouvait pas mourir comme ça, puis, qu’il ne voulait pas mourir, et que normalement les plaques devraient tenir. Puis, il se demanda s’il avait quitté la route tout en lâchant la pédale. Et enfin, tout cela en une fraction de seconde, il se rappela qu’il avait des pneus, et qu’eux ne tiendraient pas. Une série d’explosions en réponse à sa pensée fit redémarrer le temps et même l’accéléra comme pour rattraper son retard. Le volant dans ses mains tourna violemment. La vision de la route revint. Puis celle du mur de l’immeuble sur lequel il fonçait. Un instant plus tard, ce fut un effroyable choc et Matt heurta le volant de plein fouet avant de s’évanouir. …®®®… Vide. Respiration. Douleur.

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Agonie sous ciel vert de Nicolas Villain Illustration de Mickael Martins Gémissements. Vivant. Il se passa la main sur la figure et en retira une main pleine de sang. Des éclairs éclataient entre ses tempes. Il abaissa le pare-soleil et regarda l’étendue des dégâts. Rien de vraiment méchant hormis une arcade ouverte et un nez qui coulait abondamment. La souffrance était atroce mais il avait connu pire. Il ôta son tee-shirt et s’essuya le visage. Il devrait se faire recoudre. Dehors, il ne pleuvait plus. Combien de temps était-il resté inconscient ? Il regarda par la fenêtre et aperçut le nuage au loin qui s’en allait. Au moins, il était en vie. Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir faire absolument cette livraison ? Il se maudit intérieurement puis un fou rire monta en lui sans qu’il ne puisse le contrôler. Le stress retombait. Quel imbécile, mais comme c’était bon de se sentir en vie. Il se mit à rire de bon cœur jusqu’à ce que sa nuque douloureuse le rappelle à l’ordre. Il se pencha pour voir l’avant du camion. Le pare-buffle avait encaissé le coup ; il était plié mais le véhicule n’avait rien à priori. Il se rappela les détonations et que ses pneus étaient crevés. Il se reposa sur le siège et respira lentement. Le sang commençait à coaguler pour former une croûte épaisse. Il enfila son masque à gaz et s’apprêtait à descendre du véhicule lorsque soudain quelque chose attira son attention. Son cœur se serra si violemment qu’il parût se décrocher. Ses yeux s’écarquillèrent et la terreur le submergea. Elle lui traversa l’échine dans une succession de vagues chaudes et froides. Il entendit des hurlements empreints de rage et de folie. Des silhouettes armées se dressaient à l’horizon. On venait pour sa cargaison. Un gang approchait. Il ne pouvait pas fuir.

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Nicolas Villain auteur de la nouvelle Agonie sous ciel vert

NICOLAS VILLAIN Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? J’ai 32 ans, je suis marié et je suis l’heureux papa de deux enfants. Après des années sans parvenir à rassembler sous la bannière d’un même emploi les trois facteurs que sont : le sens, un salaire correct et la stabilité, j’ai finalement décidé de reprendre des études d’Histoire à Rennes 2 en première année. C’est un nouveau départ et un nouveau défi mais j’en suis ravi. Il était grand temps pour moi de remettre la machine en marche et d’élever mon niveau d’études. De plus, j’ai choisi l’Histoire en grande partie en raison de ma passion pour l’écriture, grosso modo, pour apprendre du vocabulaire, enrichir ma culture générale et taper plus vite. Comment t'est venu le goût de l'écriture, à quel âge ? J’ai écrit une petite histoire quand j’avais 12 ans (une histoire de policier et de son chien…c’est mignon !:)) je ne sais pas pourquoi j’ai fait cela à l’époque, mais je me souviens parfaitement de cette sensation, comme si soudain le monde était nimbé d’une ambiance particulière. Puis j’ai réellement commencé à écrire régulièrement deux ans plus tard… avec une petite pause de deux années autour de la vingtaine… un peu trop de soirées et des trucs à laisser décanter dirons-nous. Comment abordes-tu la création d'un texte ? Comment te vient l'inspiration ? En général c’est une sensation, une idée, quelque chose qui se manifeste soudainement, qui me donne l’impulsion. Mais ne nous cachons pas, le flux n’est pas toujours là. Alors j‘apprends à écrire d’une autre manière. En partant d’une idée et en la peaufinant par strates de corrections jusqu’à ce que le texte soit valable. Dans cette démarche j’essaie de comprendre ce que veulent vraiment raconter mes personnages et quelle réflexion je peux y rattacher ou quel sujet militant je peux traiter. Quitte à raconter des histoires, je me dis : si ça peut servir à quelque chose ou à quelqu’un… Mais j’ai l’impression que le travail de l’écrivain se fait beaucoup sans écrire, en apprenant à faire confiance au pouvoir de son inconscient qui est une véritable machine à broyer le réel pour en composer un patchwork créatif.

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Nicolas Villain auteur de la nouvelle Agonie sous ciel vert Peux-tu nous parler du processus d'écriture de la nouvelle Agonie sous ciel vert ? Ce qu'elle représente pour toi ? 6 h du matin. L’oxygène rampant jusqu’aux chevilles. Qu’est-ce que je fous là ? Le vent me mord la lippe. Encore un métier étrange de plus. Au programme aujourd’hui : 250 bornes à rouler comme un forcené sur les routes de campagnes et 22 clients à livrer en oxygène liquide. Des patients en déficience respiratoire ; souvent des gens en fin de vie. Beaucoup d’agriculteurs…. Les cowboys fringants résonnent dans l’habitacle de mon camion. Plus rien. Ouais, on a bien pourri la terre. J’écrase la pédale d’accélérateur. Une phrase de Fight Club me revient : « C’est votre vie, et elle s’achève minute après minute. » Ah ça pour tracer, je trace ! Pour gagner toujours du temps au risque de ne plus jamais rentrer. Sauf peut-être dans un arbre avec mes 700L d’oxygène liquide au cul. Multipliez par 860 et vous obtiendrez la quantité en gazeux qui peut vous péter à la tronche… Faire vite pour rentrer à la maison, faire vite pour que l’entreprise fasse plus de gains. Pour que la société produise de l’emploi sur le dos de mourants en devenir comme si l’on ne pouvait pas commencer par traiter le problème à la base. De lourds cumulus bourgeonnent au-dessus de moi. Je pense aux pluies acides et aux pesticides sur nos légumes. Et tout le monde trouve ça normal. On croirait une mauvaise histoire de SF où les gens auraient perdu la raison… sauf que l’on est dans la réalité. Je pense : on pourrit la terre autant que nos corps. Alors j’allume une clope pour me maudire d’être humain. Suicide latent pour homme moderne. Je trace. Le cerveau en mode automatique. Sur le tableau de bord, un ours polaire en peluche se balance au gré des virages et je ne peux m’empêcher de songer : produira-t-on encore des ours en peluche venant de l’autre bout du monde lorsque les ours n’existeront plus ? Tiens je crois que j’ai une idée de nouvelle… Souhaites-tu nous parler du court métrage Liberty Seed qui est disponible depuis fin avril sur Youtube ? Liberty Seed c’était la volonté de revendiquer des valeurs, de parler de mon amour pour la musique et de s’appliquer dans la réalisation de mon premier court-métrage. Le tout en répondant aux contraintes d’un projet amateur qui, par conséquent, est sans effets spéciaux. Dans Liberty Seed, on suit la déambulation d’un homme vivant dans un monde où la musique est interdite. Cette histoire réalisée avec Jean-Baptiste Bernier et co-scénarisée avec Fabien Mognot vient d’une nouvelle que j’ai publiée dans Géante Rouge n°9 il y a sept ans. A l’époque je pensais,

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Nicolas Villain auteur de la nouvelle Agonie sous ciel vert avec toute la candeur de ma vingtaine, dépeindre une société dystopique. Mais à présent je m’horrifie de voir que la réalité peut parfois dépasser la fiction. Quand je pense que certains peuvent vouer leur existence à lutter contre la culture… je me sens dépassé : ah bah ouais les gars, on ne pense vraiment pas de la même manière ! Liberty Seed c’était aussi l’envie de laisser le film prendre sa propre identité. Il ne devait alors, ni ressembler complètement à ce que j’avais en tête, ni à la vision de Jibé ou à celle de Fab. Non, le mot d’ordre était de le laisser exister par lui-même. C’est ainsi que grâce aux améliorations de chacun, il a fini par prendre sa forme finale que je trouve plutôt correcte. C’était vraiment une expérience très enrichissante et un moment de partage entre amis. Bref, j’espère que le film vous plaira (le plus simple est de taper Liberty Seed sur Youtube : quand vous verrez un type avec une matraque vous y êtes) et je ne saurais que vous recommander au passage de faire un tour sur le soundcloud de Jeff et Mika qui ont fait une musique originale pour le film. As-tu un texte dont tu es particulièrement fier et que tu voudrais nous faire découvrir ? Oui, j’aimerais vraiment vous faire découvrir mon court lettrage Vent glacial sur trace numéro 6 paru chez House Made of Dawn. Le scénario de cette nouvelle est apparu de lui-même et je peux dire que j’ai pris un grand plaisir à écrire ce texte. Cette histoire a un schéma proche de films que j’adore comme Pulp fiction ou Memento pour ne citer qu’eux. J’ai aussi traité l’histoire grâce à des voix différentes : un narrateur, une voix intérieure ou encore sous la forme d’une interview. Et puis, il y a, je pense, une vraie réflexion sur l’usage de la technologie. Parce que parfois, quand je vois tous ces diplômés de l’ENA incapables de se projeter dans l’avenir sur à peu près tout ce qui touche à la technologie, je me dis que l’on ferait peut-être bien de prendre les écrivains de science-fiction un peu plus au sérieux.

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Nicolas Villain auteur de la nouvelle Agonie sous ciel vert Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? J’aime beaucoup Alain Damasio, son écriture percutante, sa façon de traiter l’histoire grâce à une kyrielle de points de vue intérieurs (je dirais même : incarnés) tout comme sa réflexion ou son action militante. J’apprécie aussi sa volonté d’écrire des textes qui laissent des traces et se prolongent. Quels sont tes projets ? J’aimerais faire plus de collaborations. L’écriture, si c’est l’art qui me convient le mieux, reste, je crois, une activité un peu maso : rester seul devant son ordinateur pour vaincre la page blanche… faut être un peu taré quand même non ? Et puis, il n’y a pas de contact direct avec un public. J’aimerais me diversifier autour du noyau de l’écriture : collaborer à une BD, écrire des chansons, ce genre de projets me tentent bien. Mais je sais par expérience qu’il n’est pas toujours simple de trouver des gens sérieux, déterminés et ouverts à la fois pour amener à bien les projets. Est-ce que tu possèdes une page perso où l'on peut suivre ton actualité ? Je suis en train d’achever un site internet qui sera disponible à l’adresse suivante : nicolasvillain.wix.com/page-auteur J’ai créé ce site pour centraliser les quelques publications que j’ai par-ci par-là et pour construire une réelle identité artistique. Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? Félicitations à Kal pour ton travail ! Sache que je suis ravi d’être dans ce numéro et que j’ai hâte de le dévorer !

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Mickael Martins illustrateur de 30 jours avant la lumière, 41 unités temporelles et Agonie sous ciel vert

MICKAEL MARTINS Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Mickael, 34 ans, né dans la région de Montluçon. Comment t’est venu le goût du dessin, à quel âge ? Depuis que je sais tenir un crayon, ça a toujours été un passe-temps. Comment abordes-tu la création d’un dessin ? Comment te vient l’inspiration ? Ou j’ai tout de suite une image qui me vient dans la tête, et il n’y a plus qu’à la ressortir sur papier ou sur l’écran (pas toujours facile), ou en griffonnant plusieurs idées, et mélanger le tout. Peux-tu nous parler de la façon dont tu as abordé les illustrations des textes : Agonie sous un ciel vert, Inua-b et 41 unités temporelles ? Je lis les textes en entier et je griffonne en même temps quand certains passages m’inspirent une idée ou une image. Après, je trie le tout et je garde ce que je pense le mieux. Quel est ton endroit favori pour dessiner ? As-tu des rituels ? Mon bureau encombré, pas de rituel spécial. Quels sont tes illustrateurs favoris ? Influencent-ils tes dessins ? Il y en a pleins de Bilal à Royo… Ils influent sûrement un peu mon travail. Mais surtout ça me pousse à travailler, évoluer et m’améliorer. Est-ce que tu as un style de dessin que tu préfères ? Y a-t-il des projets d’illustration que tu refuserais ? Non, pas spécialement, je suis pas trop fan du style manga. Je pense pas refuser de projets, à part s’ils sont vraiment au-dessus de mes capacités. Quels sont tes projets ? Il n’y a malheureusement pas grand-chose en vu depuis un bon moment… Pour conclure, qu’as-tu envie de nous dire ? Bonne continuation à Mots & Légendes, et peut-être à bientôt pour d’autres illustrations.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane

LA SYMBIOSE Tous les employés d’H+ savaient que lorsque les grands patrons vous convoquaient au siège de la compagnie, il n’était pas question de remplir un quelconque entretien annuel de progrès. Mme Sharp et M. Bell ne géraient pas de telles trivialités. Les fondateurs d’H+ s’occupaient par contre du « bien-être » de l’entreprise. Ce terme volontairement vague regroupait des réalités bien diverses : manager le personnel, lutter contre les OPA, contrôler l’image de marque, limiter la présence d’H+ devant les tribunaux. Pour cela, la corporation disposait d’un service juridique auquel j’appartenais. Mais attention, je n’étais ni un avocaillon, ni un gratte-papier. On m’appelait pour régler les affaires délicates contre lesquelles les recours légaux ne pouvaient rien. J’aimais me considérer comme un genre de détective privé. Mon ex-femme avait coutume de me traiter de minable aux ambitions démesurées. J’avais rencontré M. Bell et Mme Sharp auparavant, mais cette fois, les microprocesseurs de mon cerveau me soufflaient que la donne serait différente. J’arrivai donc, pour une fois, à l’heure, et me rendis au sommet de la tour H+, dans le bureau des chefs. Alors que l’ascenseur de verre m’emmenait vers les hauteurs, je commandai à mes implants médicaux de me diffuser un décontracturant léger. Je ne voulais pas paraître tendu. Sharp et Bell se trouvaient déjà là, occupés à consulter le Réseau via un câble cortical, tout en sirotant un café. Sharp releva la tête à mon entrée et me toisa à travers des lunettes à la monture en titanium. Ses yeux violets, artificiels, m’arrachèrent un frisson malgré moi. Ils m’invitèrent à m’asseoir. J’obtempérai sans mot dire et attendis patiemment qu’ils daignent remarquer que j’étais présent. Ils finirent par déconnecter leur prise neurale et se rappeler qu’ils m’avaient convoqué ici. — Monsieur Ferguson… commença Mme Sharp. Au papillonnement de ses paupières, je compris qu’elle venait juste de télécharger mon dossier et qu’une des puces de son cerveau en extrayait les données importantes. — Parmi tous nos… juristes, votre chef de service vous a recommandé. Il a loué votre flair, votre intelligence, mais surtout votre capacité à régler rapidement les cas… gênants, poursuivit-elle.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane Mon responsable leur avait sans doute mentionné mon rôle dans le démantèlement de cette usine clandestine fabriquant des extensions H+ de contrefaçon. — Nous avons une affaire délicate à vous confier, pour laquelle nous exigeons de votre part la discrétion la plus totale, ajouta M. Bell. Au moins, les choses étaient dites. J’aimais autant, à vrai dire. — Discrétion, c’est mon deuxième prénom. Expliquez-moi le problème, répondis-je. Sharp pressa une commande et un câble sortit du siège derrière moi. Je l’attrapai et l’insérai dans une de mes fiches neurales, à la base de mon cou. Instantanément, les informations furent téléchargées dans mon cerveau. Assimiler le tout ne me prit qu’une fraction de seconde. Depuis quelques semaines, on avait rapporté plusieurs cas de dysfonctionnement d’implants H+. Ces pannes avaient causé des accidents, des paralysies, voire la mort pour trois personnes. Les extensions concernées étaient issues de stocks et d’usines différentes, on pouvait donc exclure un lot défectueux. Les informaticiens n’avaient rien trouvé de modifié dans la programmation. Les services H+ avaient enquêté, mais sans découvrir d’où provenait le problème. Pour l’instant, les témoins étaient maintenus sous contrôle, H+ assurant le remplacement de leurs extensions et l’intégralité de leurs frais médicaux. Mais je compris tout de suite pourquoi les grands patrons semblaient sur le qui-vive. H+ restait la plus importante compagnie de prothèses, nanomachines et implants en tout genre, mais des firmes plus petites commençaient à lorgner vers ce marché juteux. D’ici à ce qu’un de leurs concurrents ait décidé de se lancer dans le sabotage industriel… Je fermai le dossier et le stockai dans l’une de mes puces mémorielles. Je me tournai vers les responsables d’H+. Ils affichaient un visage neutre de circonstance, mais je devinai que leurs sens, améliorés par les extensions et autres nanites, scrutaient les moindres de mes réactions. — Nous avons débloqué pour vous des fonds spéciaux, pour résoudre au plus vite cette affaire, avant qu’elle ne s’ébruite, annonça M. Bell. Une alarme dans mon champ de vision m’avertit qu’effectivement, une somme plus que coquette venait d’être versée sur mon compte professionnel. Je haussai un sourcil en découvrant le montant. — Il va sans dire que nous attendons des résultats rapides, ajouta Sharp, de la voix tranchante et métallique qui la caractérisait. — Rapide et discret. Pas de souci, acquiesçai-je.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane Avant de me lancer tête baissée dans mon enquête, je décidai de rencontrer les témoins, pour entendre leur version de vive voix. Enfin, rencontrer était un grand mot. L’une des victimes habitait en République conjointe Shanghai/Hong Kong, l’autre en Tibétie Orientale, une autre encore à Nouvelle New York. La dernière résidait sur une colonie lunaire. J’organisai une visioconférence confortablement installé dans mon fauteuil, depuis mon appartement. Après tout, presque tout le monde bénéficiait, implanté bien au chaud dans le cerveau, du module d’H+ permettant de se projeter dans un espace virtuel du Réseau. Je les interrogeai donc un par un. Ils me racontèrent tous la même histoire. J’étais en train de cuisiner, lorsque mes yeux ont commencé à grésiller, avant de s’éteindre, je me suis coupé le doigt ! Ça faisait mal ! Je me trouvais au volant, quand mon bras artificiel m’a lancé ! Une douleur atroce ! Vous vous rendez compte, de la douleur ! Mes rhumatismes, je ne les avais pas sentis depuis des années, grâce à mes merveilleuses nanomachines H+. ! Et là, d’un coup, des élancements dans les genoux, comme si on me brûlait de l’intérieur ! Horrible ! Je ressortis de la séance de doléances avec un début de migraine, que mon implant médical s’empressa d’enrayer. À croire que malgré les améliorations de la science, nous demeurions des macaques geignards. Malgré tout, je ne pus m’empêcher de compatir. Je me rappelais la dernière fois où j’avais vraiment eu mal. Je traînais en marge de la société, un paumé sans nulle part où aller. Je ne possédais rien et j’avais attrapé une saloperie aux poumons. La souffrance qui déchirait ma poitrine à chaque quinte de toux était pour toujours gravée en moi. Avec un frisson, je chassai ce sinistre souvenir. Grâce aux organes artificiels, aux implants, aux extensions, aux nanomachines, l’homme avait éradiqué la douleur et presque toutes les maladies. Mieux, nous avions perfectionné ce que la nature nous avait offert. Nous vivions longtemps, en bonne santé, nous étions plus forts, disposions de facultés intellectuelles et d’une mémoire que bon nombre de génies des siècles passés nous auraient enviées. Les extensions d’H+ se montraient ultraperformantes et ne connaissaient pas de dysfonctionnement, sauf quand un petit malin s’amusait à télécharger une amélioration illégale. Un bref coup d’œil aux dossiers des victimes m’apprit qu’elles n’avaient pas le profil de délinquants. Vu qu’on n’avait découvert aucun lien entre elles, on pouvait exclure l’hypothèse d’un arrangement collectif pour soutirer de l’argent à H+.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane Avec un soupir, je rangeai les fichiers dans mes puces mémorielles et déconnectai ma prise neurale du Réseau. La recherche virtuelle touchait à ses limites, il était temps d’appliquer les anciennes méthodes.

On aurait pu penser qu’à l’ère de l’informatique, des prothèses Réseau et des extensions numériques, toutes les rencontres se dérouleraient en virtuel. Mais il faut croire que l’être humain avait encore besoin du contact de ses semblables. Ou que certaines transactions se réalisaient plus facilement face à face. Nouvelle New York était une drôle de cité. Côté pile, une ville propre, aux grandes tours modernes, au climat et à l’écologie contrôlés. Côté face, les vieux quartiers, un dédale de rues où on pouvait acheter tout et n’importe quoi. Personnellement, je me fournissais en renseignements. J’avais gardé mes habitudes dans le coin sibéro-nippon. On me connaissait là-bas depuis un moment, du temps où je trafiquais, mais pas pour le compte d’H+. J’attendis la nuit en patientant dans une cantine ouzbèque, puis je me mis en chemin. Je commençai par descendre les avenues principales. Les marchands me hélèrent au passage. Quand je dis qu’on vendait de tout ici, ce n’est pas un vain mot. Outre les filles et garçons aguichant les passants, les chalands vous attrapaient par le bras pour vous vanter les mérites d’une mise à jour pour vos yeux, d’une nouvelle puce mémorielle, d’un implant contre la douleur, ou d’un set de nanomachines ralentissant le vieillissement… On trouvait des produits H+, le haut du panier en matière de cybernétique ; mais aussi des contrefaçons d’autres fabricants. Des merdes bas de gamme qui tombaient en rade au premier éternuement. H+ laissait circuler ces copies au rabais, elles lui rapportaient plus de clients qu’autre chose. Eh oui, l’entreprise altruiste menait une noble croisade pour améliorer l’être humain, mais en réalité, ce qui intéressait les dirigeants, c’était de s’en mettre plein les poches. Je quittai les grandes rues, pour m’enfoncer au cœur du quartier. Les enseignes et les vendeurs devenaient plus discrets. Normal, ce qu’on y proposait était plus qu’illégal. Modifications corporelles pour les bordels de luxe, neurodrogues, prothèses pour le combat, programmes désactivant les terminaisons nerveuses ou, au contraire, amplificateurs de douleur, pour les amateurs de SM ou d’interrogatoires musclés. De quoi se documenter sur les plus noires pulsions humaines.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane J’évitai un charlatan qui voulait à tout prix me refourguer un implant censé me redonner la virilité qui me manquait. Je l’envoyai balader, un peu vexé. Une vraie plaie ces camelots. Mais je pense que les pires restaient les pseudo-scientifiques qui traînaient dans le coin et vous vantaient les mérites des manipulations génétiques. On tolérait les vendeurs, mais ceux-là, par contre, si H+, ou toute autre firme, leur tombait dessus, ils ne faisaient pas de vieux os. Les machines, les prothèses, les puces, tant que ça demeurait dans le domaine de la cybernétique, on était autorisé à bidouiller avec l’organisme humain. Le génome, pas touche ! Les trois quarts des religions et une batterie de traités interdisaient ce genre de pratiques. Des gens suffisamment fous ou suicidaires étaient quand même disposés à tenter le coup. De pauvres bougres dont la carcasse rejetait les extensions et les nanites, des parents dont les gamins étaient atteints d’une maladie orpheline, ou des mercenaires qui voulaient booster leur corps, histoire de survivre à leur prochaine bataille. Le désespoir et la misère ne disparaissaient pas grâce à H+. Enfin bref, pour résumer, dites-vous que si vous pouviez l’imaginer, ça existait quelque part dans les rues du quartier sibéro-nippon. Je repérai l’enseigne miteuse d’un bar louche dont je poussai la porte. Des vapeurs âcres d’alcool et de cigarette m’agressèrent le nez. Je coupai mes senseurs, bénissant au passage celui qui a inventé ce module. Je m’assis dans un coin pour observer la clientèle. Des poivrots finis pour la plupart, des camés au cerveau brûlé par les substances, parce que même le meilleur foie artificiel ou la plus performante des puces neurales ne pouvait résister longtemps au traitement que ces types leur infligeaient, d’autant plus que les trois quarts avaient revendu leurs extensions H+ contre des modèles de base, moins chers, et avaient picolé, inhalé, ou fumé l’argent obtenu. Surhommes blindés d’améliorations, oui, mais on n’avait pas oublié d’être cons. Je hélai un serveur et commandai une bière. En sirotant mon verre, je contemplai un trio de buveurs, occupés avec application à se cramer les neurones avec un tord-boyaux. L’un d’eux avait des globes oculaires synthétiques, un vieux coucou qui donnait l’impression qu’on lui avait greffé une paire de lunettes de soudage sur le nez. Un autre arborait un bras mécanique, une antiquité là aussi. Il n’arrêtait d’ailleurs pas de se gratter l’épaule, à la jonction entre la chair et le métal. Je comparai les amplifications de ces pauvres estropiés avec les miennes. Prise neurale, puce mémorielle, yeux artificiels, foie, cœur et poumons de synthèse, implants médicaux pour la prévention et le traitement des infections, le tout parfaitement

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane fonctionnel, configuré pour répondre à la moindre des impulsions de mon système nerveux. Je regardai à nouveau les trois alcoolos. Hommes augmentés mais pas tous de la même manière… Je terminai ma bière et en recommandai une avant que mon contact ne se montre. Il s’assit lourdement à ma table. — Martin, me salua-t-il. — Piotr… — Le patron m’a dit que t’étais là. Voilà un bail qu’on t’avait pas vu dans le coin. Qu’est-ce qui t’amène ? Je lui exposai les grandes lignes de l’affaire. Il n’avait pas besoin de connaître les détails, même si je savais que je pouvais compter sur sa discrétion. Quelques années auparavant, quand j’avais rencontré Piotr, l’une de ses gamines perdait l’usage de ses jambes, suite à une saloperie de dégénérescence génétique. J’avais fait jouer mon influence et réussi à lui obtenir des nanomachines qui avaient réparé tout ça en deux temps trois mouvements. Depuis, la gosse cavalait comme un cabri, et Piotr s’était déclaré mon débiteur à vie. Il tenait une échoppe d’extensions médicales. Officiellement, il vendait la pharmacopée de base : implants contraceptifs, diffuseurs d’antalgiques, d’antibiotiques ou d’anti-inflammatoires. Officieusement, il fournissait des produits un peu plus costauds, genre dérivés de morphine et d’opium, pour ceux qui souhaitaient ne plus rien sentir ; ou drogues de combat, pour ceux qui ne voulaient pas se souvenir du visage de ceux qu’ils avaient tués. Grâce à ce commerce, Piotr restait informé des potins du quartier. Si quelqu’un pouvait me donner des tuyaux sur mon affaire, c’était bien lui. Je finis de lui résumer le dossier. Il hocha la tête, puis se commanda une bière. Il en but la moitié avant de se racler la gorge. — T’as déjà entendu parler de la Nouvelle Église Transhumaniste ? me demanda-t-il. — Non, inconnue au bataillon. Il esquissa un sourire. — Ça m’étonne pas. Tu trouveras pas grand-chose sur le Réseau, ces types-là sont discrets. Je pense qu’ils doivent employer une armée d’informaticiens qui efface leurs traces. Piotr avait piqué mon attention. Il me fit mariner en dégustant lentement son verre, avant de reprendre. — Le mouvement a fait surface il y a quelques semaines, mais je crois qu’il existe depuis plus longtemps. Ils commencent à gagner des fidèles, mais pour le moment, ils gardent profil bas. J’ai pas beaucoup d’informa-

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane tions sur eux. Je sais juste qu’ils ont de drôles d’idées. Comme quoi les nanomachines, les extensions seraient une nouvelle expression de Dieu, et qu’on devrait les vénérer… — Ouais… enfin, des allumés, y’en a toujours… lui objectai-je. Il émit un petit rire. — C’est ce que je me suis dit. Sauf que ceux-là, ils clament aussi que si on continue à se servir des implants sans rendre gloire au Créateur, il nous punira en nous retirant l’usage de nos prothèses… Il me laissa méditer la dernière phrase et termina sa bière à petites gorgées. Un groupe apparu il y a quelques semaines, à peu près quand les extensions avaient commencé à déconner, et qui en plus, dans un monde où tout était informatisé, réussissait à rester invisible sur le Réseau. Ça méritait que je me renseigne.

Piotr me fila l’adresse d’une maison dans une autre partie de Nouvelle New York. Je pris le métro aérien pour m’y rendre. On me proposa des améliorations pour mes implants. Je refusai, mais stockai le visage du vendeur dans une puce mémorielle, pour revenir avoir avec lui une petite conversation sur les mises à jour illégales des produits H+. J’arrivai à l’endroit donné, les lieux ressemblaient au quartier sibéro-nippon. Je flânai un peu au hasard des travées, histoire de repérer les environs. Finalement, je trouvai un bar en face de la baraque que Piotr m’avait indiquée. Je faisais tache au milieu de cette clientèle de débris humains, aux extensions rongées par le mauvais alcool et les drogues de synthèse. Mais qu’importe. Je me calai dans un coin sombre, à côté de la fenêtre, pour surveiller la rue en face. Je poireautai une bonne heure, lorsque la chance me sourit. Trois personnes sortirent de la maison. Je patientai quelques minutes, payai mes consommations et les suivis. J’affichai sur un coin de mes yeux artificiels un plan des alentours et je notai leurs déplacements. Ils marchaient vite, je ne connaissais pas trop les lieux, je perdis du temps à tenter de me repérer sur la carte. Fatalement, arriva le moment où je ne perdis plus seulement mon temps, mais aussi mes suspects. Je m’arrêtai avec un juron. Pas de prise neurale à portée de vue, je ne pouvais pas me connecter au Réseau pour scanner les vidéos des caméras de sécurité. Il allait falloir le faire à l’ancienne, à la chance. Je m’engageai dans une ruelle. L’éclairage public crachota, projetant des ombres inquiétantes sur les murs décrépis. Pour couronner le tout,

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane une pluie glacée se joignit à la fête. J’activai mon implant de régulation de température, et une douce chaleur m’envahit. Je marchai un instant, avant que mes oreilles à l’ouïe augmentée ne m’avertissent que j’étais suivi. Quelques secondes plus tard, mes yeux me firent savoir qu’un comité m’attendait devant. J’étais cerné. Dame Fortune ne voulait pas de moi ce soir. Ils me tombèrent dessus à bras raccourcis, à coup de matraques électriques, amplificateurs de douleur et autres joujoux. Je m’écroulai sous leurs coups, me recroquevillai et coupai mes terminaisons nerveuses pour enrayer la souffrance. Ils tapèrent un moment, avant de se lasser et de me laisser là, sur le sol, trempé par cette saloperie de crachin qui ruisselait sans discontinuer. Je me redressai tant bien que mal. Bon sang, ils n’y avaient pas été de main morte. Je grimaçai et jurai tout bas. Mon bras gauche était plié selon un angle étrange, mais déjà, les nanomachines dans mon sang travaillaient pour réparer tout ça. Tout comme mes implants médicaux étaient en train d’élaborer un cocktail anti-inflammatoire et de traquer toute trace d’un début d’infection. Je me relevai, ma tête bourdonnait un peu, sûrement le contrecoup. Je titubai jusqu’à un carrefour. Je croisai un couple de promeneurs qui s’écartèrent avec des regards dégoûtés. Normal, avec ma gueule en sang, mon souffle rauque et ma démarche de poivrot, je ressemblais à un malade, l’une de ces engeances qui répugnaient les gens bien comme il faut. Ils étaient plein de germes grouillants, de mucus verdâtre, de pus, de cellules en putréfaction. Ces pauvres bougres n’avaient pas l’argent pour se soigner, alors on les évitait des fois que, outre leurs microbes, leur pauvreté ne se révèle contagieuse. Je finis par héler un aérotaxi. Heureusement pour moi, des IA pilotaient ces trucs-là et je n’eus pas à négocier avec un de mes semblables pour qu’il m’accepte à bord. Je m’effondrai à l’arrière, songeant à l’aimable comité d’accueil qui m’était tombé dessus. Si ces gus avaient éprouvé le besoin de m’administrer une correction, je me trouvais sur la bonne piste.

Je rentrai dans mon appartement, la lumière blême des néons me souhaita la bienvenue. Je laissai choir mon manteau et me rendis dans mon module H+. Je connectai ma prise neurale et lançai un diagnostic complet. Mon bras était cassé, pas de problème, mes nanomachines allaient me réparer ça rapidement. Mais Dieu seul savait ce que ces salauds avaient pu m’injecter.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane Je n’étais néanmoins pas trop inquiet, mes extensions pouvaient gérer la plupart des poisons et des drogues. Elles pouvaient éliminer toutes les maladies existantes. Une icône d’alerte s’afficha dans mon champ de vision. Les nanites avaient détecté quelques cellules cancéreuses suspectes et s’empressaient de les détruire. Je devais quand même opérer une mise à jour des programmes de mes implants, afin de garantir au mieux ma bonne santé. Avec un soupir, j’enclenchai la procédure et me calai dans mon fauteuil. J’esquissai un sourire en me disant qu’à peine quelques centaines d’années auparavant, la découverte de cellules cancéreuses dans mon organisme aurait signifié mon arrêt de mort. Aujourd’hui, il ne s’agissait plus que d’une légère nuisance. Dans ces moments-là, je me disais qu’on vivait une époque formidable. Mais je ne pouvais m’empêcher de songer à tous ces gens qui ne possédaient pas l’argent nécessaire pour se payer les extensions H+, et devaient s’endetter, ou se contenter de prothèses bon marché. Je pensai aux manœuvres politiques d’H+ pour garder le monopole sur les améliorations. « Nous œuvrons pour un Homme meilleur », proclamaient les publicitaires de chez H+. Je n’étais pas totalement stupide et illettré. Je savais à quel point nous dépendions de tous nos joujoux technologiques. Les implants avaient remplacé notre système immunitaire. Nous avions pris l’habitude de ne rien mémoriser car nos puces s’en chargeaient pour nous. Plus de fatigue, plus de douleur, nos machines géraient les tracas du quotidien. Je méprisais cette faiblesse, tout en appréciant le confort offert. J’avais déjà vécu dans un corps malade, l’expérience m’avait suffi. Je devais trouver ce que cachaient ces pannes en série. Une icône m’avertit que mes mises à jour étaient terminées. Je me relevai. Les choses se gâtèrent à ce moment-là. Mon monde commença à tourner, une terrible nausée me noua le ventre. Une angoisse lancinante me submergea. Mais qu’est-ce qui m’arrivait ? Je me ruai aux toilettes et vomis le contenu de mon estomac. L’acidité me brûla la bouche. Ma vision devint floue, comme si mes lentilles s’étaient déréglées. Une sueur froide inonda mon dos, mes mains tremblèrent sans que je puisse les contrôler. Aucun de mes implants ne répondait plus. Une terreur sans nom m’étreignit et je poussai un gémissement de bête blessée. Puis, aussi soudainement que les troubles étaient apparus, tout s’arrêta. J’épongeai mon front moite d’une main mal assurée. Je me relevai et examinai mon reflet dans le miroir. J’étais blême, les traits tirés, les cernes creusés.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane Je remarquai la ressemblance avec les photos des victimes des dysfonctionnements, juste après leurs accidents. Une pensée atroce m’assaillit et me noua à nouveau le ventre, mais cette fois, je connaissais la cause de ce malaise. — Merde ! Je jurai dans le silence de ma salle de bains et me précipitai vers mon bureau, vers ma fiche neurale. De longues heures plus tard, je débranchai ma prise et me renversai dans mon fauteuil. Je soupirai et fixai le plafond. Le jour où quelqu’un trouvera l’implant remède à notre connerie, il sera riche en moins de temps qu’il ne faut pour dire « je suis un imbécile ». Je regardai devant moi ma tablette numérique, sur laquelle j’avais griffonné des notes avec mon stylet. Mon ex-femme avait toujours jugé ça bizarre, que j’ai besoin d’écrire certaines de mes réflexions. Moi, j’avais l’impression que ça m’aidait à clarifier les choses. En ce jour, les quelques lignes qui dansaient sur l’écran me donnaient raison. J’avais compilé tous les dossiers des victimes. D’après les rapports téléchargés, la panne des prothèses était survenue dans tous les cas après une mise à jour. Je m’interrogeai, comment avait-on pu passer à côté de ça ? La réponse était douloureusement simple, les programmes de croisement des données n’avaient rien détecté et vu que tout le monde se fondait sur leurs résultats, personne n’avait cherché plus loin. Triste constat, nouveau témoignage de notre incommensurable paresse. Homme augmenté, mes fesses ! En colère contre moi-même pour ne pas avoir vu ça avant, je rebranchai ma prise neurale et commençai à écumer le Réseau. La Nouvelle Église Transhumaniste annonçait qu’un fléau frapperait les humains s’ils ne révéraient pas leurs extensions comme une preuve de l’existence de Dieu, et paf ! Des prothèses se mettaient à tomber en rade. Sans parler de la correction que j’avais reçue lorsque j’avais fait mine de fouiner un peu trop près d’une de leurs loges… Mais j’étais un acharné, et quand un mystère me tenait, je n’arrivais pas à le lâcher. Piotr n’avait pas menti, la Nouvelle Église Transhumaniste savait bien effacer ses traces. Je bénéficiais néanmoins d’une certaine expérience grâce à des années au service d’H+, passées à traquer les petits malins qui voudraient causer du tort à notre chère compagnie. Au bout de longues recherches, je finis par retrouver leur piste. Échaudé par mon cuisant manque de discernement avec les rapports des témoins, je ne téléchargeai pas les informations dans mes puces mémorielles, je griffonnai tout sur ma tablette

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane numérique. Je regrettai presque que papiers et stylos ne soient plus en vente depuis des années, mais bon, je me contentai de mon écran. Je contemplai mes notes. La Nouvelle Église Transhumaniste existait depuis pas mal d’années, sous la houlette d’un type, ancien scientifique, surnommé le Berger. Plus subtil comme métaphore, tu meurs. Depuis quelque temps, l’Église s’activait, organisait des rencontres, des séminaires, des groupes de prières, toujours en réel, jamais en virtuel. Ce qui m’étonnait, vu que plusieurs hackers assez connus dans le milieu étaient supposés s’être alliés à ce Berger en question. Étrange qu’un gars semblant ne pas vouloir se compromettre avec le Réseau s’entoure d’une garde rapprochée constituée de ce qu’on trouvait de meilleur en termes de hacker. On avait déjà tenté par le passé de pirater les extensions H+, mais le système de sécurité s’était avéré à toute épreuve. Ceux qui s’étaient essayés à ce petit jeu-là étaient des marioles, des plaisantins isolés. Ici, on parlait d’une meute d’experts, sûrement coordonnés, entraînés, avec des fonds et capables de ne laisser aucune trace que notre service informatique aurait pu détecter… J’éprouvai tout à coup un désagréable vertige en songeant aux implications de ce que je pensais avoir découvert. Il fallait que je prévienne les huiles d’H+ ! Un doute m’étreignit alors. Si je me trompais ? Réglez cette affaire sans faire de vague, m’avaient-ils ordonné. Si je me plantais et que je les lançais aux trousses d’un mouvement religieux, qui se révélait au final n’y être pour rien, ça serait mauvais pour l’image d’H+. Par conséquent, cela risquait de causer un grand préjudice à ma personne, Mme Sharp et Mr Bell n’ayant jamais montré un amour immodéré des ratages. J’avais déjà entendu parler de ces employés qui avaient déçu la compagnie. On ne leur intentait pas de procès, on ne les éliminait pas. On se contentait de les licencier avant de leur retirer toutes leurs extensions, puis on leur fixait un dispositif leur interdisant à jamais d’utiliser des produits H+. Je touchai machinalement ma prise neurale et mes implants médicaux sous dermiques. Je songeai à mes yeux artificiels, à mes sens boostés, mes organes améliorés. Je repensai à la loque que j’étais dans le temps. Je revécus la douleur quotidienne, quand mes poumons rongés par l’asthme transformaient ma respiration en un souffle rauque et ténu. J’étais un malade, un paria. Je secouai la tête. Hors de question de décevoir mes employeurs. Je devais être assuré de mon coup et tenir des preuves solides avant de leur rapporter l’affaire.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane Je mémorisai une adresse que j’avais dégotée sur le Réseau, celle du siège présumé de la Nouvelle Église Transhumaniste. Si le Berger était aussi paranoïaque que je le croyais, il ne gardait aucune information compromettante en ligne, mais il devait tout stocker bien à l’abri dans un coffre. J’attrapai mon manteau et un nécessaire de « travail ». Il était temps de revenir à la bonne vieille effraction à l’ancienne.

Je pris un aérotaxi et m’arrêtai à deux kilomètres du lieu. Je finis à pied, en prenant bien soin de ne pas être suivi. J’arrivai en vue du siège de la Nouvelle Église Transhumaniste. À première vue, il ressemblait à une vieille baraque en ruine. Sauf que les vieilles baraques ne possédaient pas de verrous biométriques dernier cri. Je m’approchai et tirai de ma poche un boîtier H+, que je branchai sur celui de la serrure. Au bout de quelques secondes, la porte s’ouvrit avec un déclic. Je me permis un sourire. Qui avait dit que travailler pour la plus grosse compagnie cybernétique ne comportait pas quelques avantages ? L’entrée était sombre, je réglai mes yeux en mode nyctalope. Un couloir s’étirait devant moi et un escalier partait à ma droite. Je commençai par explorer le rez-de-chaussée. Je trouvai une cuisine, un lieu de pause et deux chapelles. Je tentai ma chance à l’étage. La première salle se révéla être un placard à robots ménagers. Je m’attaquai alors à la deuxième porte. Elle était verrouillée, un loquet classique. Je sortis donc mon matériel de crochetage, une vieillerie dégotée sur le Réseau, mais qui pourtant avait prouvé son efficacité. Il ne me fit pas défaut cette fois non plus. La serrure céda et le battant s’ouvrit. Je pénétrai dans la pièce, la lampe s’alluma brusquement. Je poussai un cri et portai la main à mes yeux larmoyants. Mes implants m’injectèrent des antidouleurs, mes lentilles se recalibrèrent à la lumière ambiante. Je relevai la tête. — Bonsoir, monsieur Ferguson, me salua un homme d’une quarantaine d’années. Je reconnus le Berger. Assis à son bureau, il affichait une expression affable, mais les deux gorilles qui l’encadraient, arborant des modifications de combat dernier cri, n’avaient pas l’air commode. — Vous m’attendiez, on dirait… constatai-je. J’essayai de paraître à l’aise, mais en réalité, je n’en menais pas large. Il me sourit. J’avais vu des crocodiles plus sympathiques et rassurants. — C’est exact, confirma-t-il. — Comment saviez-vous ?

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane Il tapota du doigt le coin de son œil droit, artificiel comme les miens. — Je me doutais que H+ finirait pas envoyer quelqu’un. Il m’a suffi de vous repérer, vous suivre, et de vous injecter un petit dispositif espion. Je me frottai la base de ma nuque, sur ma prise neurale, en me remémorant mon passage à tabac. Apparemment, ces gars ne voulaient pas que me faire peur. J’aurais dû m’y attendre, je m’étais montré trop confiant. Maintenant, je me trouvais dans le pétrin jusqu’au cou. — Je suis surpris de vous voir ici si tôt par contre. Vous ne faites pas preuve de la même lenteur d’esprit que vos semblables, poursuivit le Berger. Je haussai les épaules d’un air fataliste et tentai d’adopter une attitude détachée. — Il faut croire que c’est l’une des plaies dont nous ne nous débarrasserons jamais. — Je pense au contraire que nous cesserons d’être comme des aveugles le jour où nous accepterons la lumière divine, répondit-il. Nous y étions… Mais pourquoi est-ce qu’on n’avait jamais découvert de vaccin contre les fanatiques religieux ? Le Berger se leva et commença à arpenter la pièce. — Nous nous sommes fourvoyés. Nous avons renoncé à Dieu. Pire, nous avons ignoré ses manifestations les plus flagrantes, ses dons les plus éclatants ! — Les extensions ? Il se tourna vers moi, le regard flamboyant. — Oui ! Les extensions. Je dus le fixer avec incrédulité, parce qu’il me saisit par les épaules et me secoua. — Les machines nous ont donné la vie ! Elles nous ont libérés de la maladie ! De la souffrance ! De la vieillesse ! Elles nous ont transformés et rendus meilleurs ! Il embrassa les lieux d’un geste des bras. — Un miracle voilà ce que sont les extensions ! Un don de Dieu ! — Un don des hommes plutôt. Ce sont des scientifiques bien humains qui ont construit toutes ces jolies choses ! me permis-je de lui rappeler. Il darda vers moi des yeux brillants de colère. — Des hommes guidés par la main de Dieu, même si ces mécréants n’en ont pas l’impression et prétendent remplacer le Créateur ! cracha-t-il. Il se remit à parcourir la pièce. Les gorilles ne bougèrent pas d’un poil, figés comme des statues.

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane — Vous ne comprenez pas, éructa le Berger, personne ne comprend. Les extensions sont reliées par le Réseau ! Elles communiquent entre elles. Elles ont pris conscience de leur existence. Elles ont pris conscience de Dieu ! Elles vénèrent le Créateur. Je haussai les sourcils. Ce gars était encore plus atteint que ce que je craignais. Je lorgnai vers les gardes, impassibles comme depuis le début, mais je me doutais que si j’esquissais le moindre mouvement, ils me tomberaient dessus. Je devais gagner du temps et laisser le Berger continuer à déblatérer. — Comment ça, elles sont vivantes ? lui demandai-je. Il mordit à l’hameçon et se tourna vers moi. Il me saisit une nouvelle fois par les épaules. — Dieu nous parle à travers elles et leur a accordé une conscience ! murmura-t-il d’un ton pressant. Ce type était dangereusement fêlé. Sa poigne se resserra sur moi, jusqu’à me faire mal. Mon implant antidouleur prit le relais, ce qui arracha un sourire au Berger. — Vous ne me croyez pas, je le vois bien, vous ne comprenez pas l’immensité du don offert par la création de ces machines, susurra-t-il, mais ce n’est pas grave, je vais vous montrer. Il adressa un signe aux deux costauds. Avant que j’aie pu tenter quoi que ce soit, l’un d’entre eux me maîtrisa. Je me débattis, sans grand succès, tandis que l’autre connecta un câble sur ma fiche neurale. Ces brutes me lâchèrent. Je titubai quelques pas et tombait au sol, le souffle coupé. Mes yeux s’écarquillèrent et je laissai échapper une exclamation d’intense surprise. J’avais l’impression que mon corps entier bouillonnait. Je sentais les extensions sous ma peau, le bourdonnement des nanomachines dans mes veines, mon cœur dont le rythme s’accélérait. J’avais conscience de toutes mes extensions, elles me semblaient parler. La sensation s’estompa mais ne disparut pas tout à fait, il resta comme une pulsation et un murmure dans l’arrière de mon crâne. Je me redressai. Le Berger m’observa avec une joie manifeste. — Qu’est-ce… Qu’est-ce que vous m’avez fait ? réussis-je à balbutier. — Nous appelons ça la symbiose, me répondit-il. — Nous ? — Mes associés hackers et moi. C’est étonnant que des pirates informatiques aient compris si vite ce que je voulais accomplir. Voyez-vous, nous croyons nous être libérés de nos chaînes. En réalité, nous nous sommes transformés en esclaves de nos désirs, de nos vices. Nous vivons plus long-

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane temps, nous pensons vivre mieux, mais il n’en est rien. Nous nous complaisons dans des plaisirs artificiels qui ne nous procurent aucune satisfaction. Sans la maladie et la peur de la mort pour nous aiguillonner, nous sommes devenus paresseux. Nous laissons nos ordinateurs réfléchir pour nous, nous avons l’impression d’être les égaux de Dieu parce que nous les avons créés. Une grimace de mépris mêlé de haine déformait ses traits. Ses paroles me troublèrent parce qu’elles faisaient désagréablement écho à mes propres réflexions. — Nous avons gagné la santé et la force, mais nous avons perdu notre âme ! Aujourd’hui, cela va changer ! clama-t-il. — La symbiose ? croassai-je Ses lèvres se retroussèrent en un rictus de dément. Il acquiesça. — Oui, la symbiose. — Mais c’est quoi, la symbiose ? Je posai la question tout en ayant peur de savoir, parce que je sentais toujours dans mon corps le bourdonnement de mes extensions, et cela me terrifiait. — La symbiose représentera le futur de l’humanité. Un pas nouveau sur l’échelle de l’évolution que vous chérissez tant ! Vous commencez maintenant à comprendre. Toutes les extensions sont reliées au Réseau, non ? Et si je diffusais via ce même Réseau un code qui activerait leur conscience collective ? Je ressentis un grand vertige. Que cet esprit soit réel ou pas, le Berger possédait le moyen de connecter tous les implants. La pulsation des machines me laissait penser que cette conscience collective n’était sûrement pas une chimère. J’avais l’impression de partager mon enveloppe charnelle avec quelqu’un d’autre, quelqu’un dont l’intelligence me dépassait. Mes jambes se dérobèrent sous moi et je tombai au sol. Je sentais les êtres vivants autour de moi, les deux gorilles, le Berger, mais aussi les habitants des maisons alentour, les passants dans la rue. Je les percevais à travers leurs extensions. Mon corps s’était démultiplié et il s’étendait de plus en plus. La sensation ne cessa de croître. J’essayai de parler, mais ce que j’éprouvais devenait trop intense, mes lèvres ne m’obéissaient plus. Le Berger s’accroupit à côté de moi, une expression d’extase sur le visage. — « Œuvrons pour un Homme meilleur », répète H+. Eh bien aujourd’hui, l’homme va enfin évoluer. Les individus feront partie d’un tout, un organisme communautaire, une gestalt, pour la gloire de Dieu !

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La symbiose de Catherine Loiseau Illustration de Vaelyane Je fermai les yeux alors que ses paroles résonnaient dans ma tête. Nous avions triomphé de la maladie, de l’infirmité, de la vieillesse. Nous nous apprêtions à vaincre nos plus anciens maux : l’égoïsme, les penchants suicidaires, la cupidité. Lentement, je sombrai, alors que mon cerveau augmenté s’ouvrait et se connectait à tous les esprits présents. Nos implants se parlaient, se répondaient. Je ressentis les autres autour de moi, leurs pensées, leurs sentiments. La simple idée de leur causer le moindre tort me fut intolérable. J’étais lié à eux, comme ils l’étaient à moi. Nous appartenions au même corps. Le réseau s’agrandit au fur et à mesure que le virus du Berger progressait. La conscience commune croissait de plus en plus. Un seul organisme, aux milliers de facettes. Nous étions tous reliés. Nous sentions les émotions des uns et des autres. Nos implants nous réunissaient. Nous partagions nos souvenirs. Une part de moi restait intacte, mais j’étais « nous » en même temps. Une cellule dans un ensemble grandiose. Une infime molécule d’une œuvre glorieuse. La symbiose fut bientôt totalement achevée. Nous perdîmes notre humanité pour nous transformer en autre chose, une forme de vie plus vaste, plus forte, plus complexe. Nous devînmes plus qu’humains.

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Catherine Loiseau auteur de la nouvelle La symbiose

CATHERINE LOISEAU Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je m’appelle Catherine Loiseau, je vis dans le Nord de la France et partage mon temps entre l’écriture et l’escrime historique. Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? Vers dix-sept ans, j’ai commencé à écrire poussée par des amies. Depuis, le virus ne m’a jamais lâchée. Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? C’est variable, en général, je m’assois devant mon PC avec une idée, que je travaille, triture et retourne jusqu’à en avoir un concept. À partir de ce concept, je développe l’univers, les personnages, l’histoire… Je fais beaucoup de recherches, à la fois documentaires et visuelles (je suis une grande utilisatrice de Pinterest). Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle La symbiose ? Ce qu’elle représente pour toi ? J’ai eu envie d’écrire une nouvelle cyberpunk, parce que c’est un genre que j’aime bien, sans pour autant l’avoir beaucoup exploré en écriture. J’ai eu aussi de donner une ambiance film noir, un peu à la Blade Runner. Le thème du transhumanisme, qui devient de plus en plus d’actualité, m’a paru parfaitement convenir à ce type d’univers. Quel est ton endroit favori pour écrire ? As-tu des rituels ? J’ai un bureau dans ma chambre, avec mes dictionnaires et mes Bescherelle à portée de main, où j’aime m’installer pour écrire. Autrement, je ne suis pas difficile. Tant que j’ai un endroit pour m’asseoir, un coin où poser mon PC ou mon carnet, ça me va.

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Catherine Loiseau auteur de la nouvelle La symbiose As-tu un texte dont tu es particulièrement fière et que tu voudrais nous faire découvrir ? Je suis assez fière de ma nouvelle La lumière d’Amberia, parue dans le dernier numéro d’Etherval. Il s’agit d’un texte fantastique à tendance steampunk, se déroulant dans le Lille du XIXe. Florimond Barbieux est un peintre alcoolique et dépressif, hanté par des visions d’un monde mystérieux qui lui apparaissent à tout moment dans n’importe quel reflet. Il a toujours cru qu’il était fou, mais le jour où l’une des apparitions commence à lui parler, il pense avoir basculé pour de bon dans la démence. Que lui veut cet inconnu ? Pourquoi ces visions continuent-elles à le harceler ? Et que va-t-il trouver de l’autre côté du miroir ? Plus d’info ici ! Souhaites-tu nous parler de ta série La Ligue des ténèbres dont les deux premiers épisodes sont disponibles sur ton blog ? La Ligue des ténèbres est un feuilleton Steampunk, qui comptera 24 épisodes répartis en 3 saisons. La Ligue des ténèbres a vu le jour dans le Londres des années 1880. Elle est composée de quatre personnes : Edmund Nutter, inventeur ; lady Astley, arnaqueuse ; Thomas Wiseman, voleur à la petite semaine et Samantha Wiseman, la caution santé mentale du groupe. Grâce à leur machine à voyager entre les mondes, ils transitent d’univers en univers. Leur but : conquérir l’un de ces mondes ! Vous l'aurez compris, la Ligue des ténèbres est un feuilleton humoristique, qui vise à rendre hommage aux différents genres de l'imaginaire. Aventure, humour, action et inventions farfelues sont au programme. Les épisodes sont disponibles en numérique sur Amazon, Fnac, Kobo, Itunes et Googleplay, pour 0,99 €. Sortie le 30 de chaque mois.

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Catherine Loiseau auteur de la nouvelle La symbiose Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? J’aime beaucoup d’auteurs, mais certains m’ont effectivement influencée. Je citerai Lovecraft, pour son mythe de Cthulhu et son idée qu’il existe des mondes qui dépassent l’entendement humain. J’adore Terry Pratchett et son cycle du Disque-Monde, Neil Gaiman pour son Sandman. Dans les auteurs francophones, j’adore Pierre Pevel, Matthieu Gaborit, Johan Heliot, Jaworski, Justine Niogret et tant d’autres. As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Mes proches ont appris à reconnaître mes moments « créatifs », quand je regarde intensément un point fixe. Ils savent que je suis en train de penser à l’une de mes histoires, et qu’il va falloir répéter plusieurs fois leur question, avant que je les entende et que je réagisse. Quels sont tes projets ? Je travaille actuellement sur une trilogie steampunk : ceux du mercure. Dans un XIXe siècle alternatif, des humains luttent contre des abominations à la Lovecraft qui cherchent à les envahir. Humour, action, belles tenues et gros calibres au programme. J’écris aussi une série de fantasy jeunesse : Ermelia et Ikimi sont toutes les deux élèves à l’Académie d’Arki, la plus prestigieuse école de l’Empire. Leur destin semble tout tracé : Ermelia sera magicienne et Ikimi soldat d’élite. Mais lorsqu’un inconnu tente d’assassiner Ermelia, tout bascule. Que cache l’Empire ? Que veulent ses dirigeants à Ermelia ? Et quels secrets dissimulent la famille d’Ikimi ? Pour survivre, les deux jeunes filles vont devoir se montrer fortes et malignes. Est-ce que tu possèdes une page perso où l’on peut suivre ton actualité ? Vous pouvez me suivre sur Facebook : facebook.com/cat.loiseau Sur Twitter : twitter.com/Sombrefeline Ou sur ma page personnelle, où je poste régulièrement des articles sur l’écriture, des critiques, et l’actualité de mes publications : catherine-loiseau.fr Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? Que je suis ravie d’être au sommaire de ce magazine !

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Vaelyane illustratrice de la nouvelle La symbiose

VAELYANE Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je m’appelle Katia, et je publie mes illustrations sur le net sous le pseudonyme de Vaelyane. Je suis quelque peu théâtrale et un tantinet bizarre, mais on s’y habitue ! Comment t’est venu le goût du dessin, à quel âge ? J’ai toujours machinalement gribouillé dans les marges de mes cours. Mon crayon ne cherchait qu’à raconter des histoires et décrire des personnages. L’aspect technique du dessin a doucement pris de l’ampleur lorsque j’étais au collège, et c’est au lycée qu’est survenu le véritable déclic. Comment abordes-tu la création d’un dessin ? Comment te vient l’inspiration ? J’ai dans ma tête un tourbillon d’images. J’observe, déconstruis, reconstruis et visualise constamment. C’est un exercice que j’effectue systématiquement avant d’entamer une illustration. Je prends des instantanés mentaux des éléments les plus pertinents et je me mets au travail. En ce qui concerne l’inspiration, tout est bon à prendre ! Un dessin peut aussi bien surgir d’un tableau de grand maître que d’un motif imaginé dans une tache de café.

Peux-tu nous parler de la façon dont tu as abordé l’illustration du texte La symbiose ? Mon but était de retranscrire visuellement un sentiment d’effroi. J’ai tenté de cerner un moment charnière de la nouvelle, lorsque le protagoniste, un homme artificiellement augmenté, comprend soudain l’élément-clé de la stratégie des individus qu’il recherche après avoir été violemment attaqué lors de son enquête. Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 239


Vaelyane illustratrice de la nouvelle La symbiose Quel est ton endroit favori pour dessiner ? As-tu des rituels ? Jusqu’ici, j’ai principalement dessiné dans mon lit, par manque de place. Je m’aménage un petit espace de travail à l’aide de planches sur lesquelles je dispose mon matériel. J’ai bon espoir de pouvoir bientôt séparer mon atelier de ma chambre, ce qui chamboulera mes habitudes ! As-tu un dessin dont tu es particulièrement fière ? Voudrais-tu nous le montrer ? J’investis beaucoup d’attention dans toutes mes illustrations, et il m’est impossible d’en choisir une au détriment des autres. Je laisse à Kaliom le choix d’inclure (ou non) une image de mes galeries en ligne, s’il le souhaite. ;)

Contest - Les Chroniques de Maindish les deux personnages appartiennent à Pendalune. Quels sont tes illustrateurs favoris ? Influencent-ils tes dessins ? J’admire pléthores d’artistes, tous plus talentueux les uns que les autres, mais j’essaye principalement de développer ma propre voix. Si des influences externes sont inévitables, elles sont souvent inconscientes, et donc diffuses. Je n’ai pu en cerner que certaines : mon goût des courbes organiques et des contours marqués résonne avec l’Art Nouveau. L’attention que je porte à la couleur est au contraire inspirée par Aube. Science-Fiction dans tous ses états Juin 2015 — 240


Vaelyane illustratrice de la nouvelle La symbiose Est-ce que tu as un style de dessin que tu préfères ? Y a-t-il des projets d’illustration que tu refuserais ? Mon travail personnel regorge d’illustrations semi-réalistes, et j’ai récemment élargi mon panel de styles en expérimentant des dessins plus simples, destinés à un public plus jeune. Quant au choix de mes sujets, je me réserve le droit de refuser tout projet à caractère raciste, diffamatoire, pornographique… ou tout simplement lorsque je ne me sens pas à la hauteur ! As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Je me considère comme une sorte d’« artisane de l’image » plus qu’une artiste. J’ai par conséquent le sentiment troublant de mentir lorsque j’écris le mot « art » ou « artiste » à mon propos. Quels sont tes projets ? Entrer dans une bonne école d’illustration, réussir à gagner mon pain, réaliser et publier une bande dessinée, m’acheter une presse pour vendre des impressions de gravures… Mais d’abord, finir ma licence en Arts Plastiques et m’occuper de ma santé ! Pour conclure, qu’as-tu envie de nous dire ? Écrivez ce que vous aimeriez lire. Dessinez ce que aimeriez voir. Et allez toujours plus loin. Vous pouvez retrouver l'univers de Vaelyane sur son DeviantArt.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle

00011001 1 Je sortais de ma torpeur et m’animais en silence, ressentant le poids de mes membres jusqu’au bourdonnement lancinant ayant pris naissance dans un recoin de mon crâne. J’eus pendant un court instant l’image d’une mouche prisonnière d’une cage d’os et de cartilage se cognant sans cesse, à la recherche d’une échappatoire. Puis je mis un pied à terre. Mon réveil n’avait pris qu’une fraction de seconde. J’étais déjà opérationnel après un voyage stellaire qui avait duré le temps de plusieurs vies humaines. J’eus soudain l’envie d’en connaître l’exacte temporalité, avant de renoncer. Je décidais que ce n’était pas ma priorité. Je me levais de mon cercueil électronique. La conscience informatique du vaisseau m’indiqua que le trajet s’était effectué sans encombre. Entourés d’un bouclier magnétique semblable à celui ceinturant la Terre, nous avions repoussé les poussières indésirables du vide intersidéral tout en évitant les blocs de plus grosses envergures. Galet lancé au fil de l’eau à toute allure, nous avions glissé sur cet océan glacé qu’était l’espace, sans avoir l’impression d’avancer. Nous étions pourtant parvenus à destination. En cette heure, les hommes qui m’avaient façonné étaient devenus poussière. Tous comme leurs enfants et les enfants de ces derniers. Puis les suivants, jusqu’à me laisser entrevoir que la planète, elle-même, n’était peut-être plus qu’une simple archive dans nos bases de données ; bloc de pierre que se lanceraient de jeunes dieux s’amusant autour d’un feu de camp cosmique. Je fis quelques pas, percevant les compresseurs de ma nuque vrombir, la mécanique de mes cuisses entamer leur roulement d’horloge tandis que mon être synthétique se mouvait dans le poste de contrôle. — Ouverture de l’Iris, fis-je d’une voix rauque. La paupière du globe cyclopéen qu’était la tête de proue de la navette glissa lentement comme on défait le rideau d’une scène de théâtre. Célébrant non pas les ténèbres d’un espace inondé de myriades d’étoiles pareilles à de minuscules lucioles à la carapace luisante, je fis face aux projecteurs de millions de soleils. Le centre de la Voie lactée était une métropole qui ne dormait jamais. Dans ce carrefour sans commune mesure, les astres ne tenaient pas en place, glissant le long d’autoroutes sillonnées de filaments solaires, de bolides de météores et de poids lourds de planètes en

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle révolution. Devant moi se dessinait ainsi une toile de maître de tons gazeux, à l’intérieur de laquelle des rivages rubis se dispersaient en d’interminables alvéoles aux tons étincelants, tandis que des écrins saphir chargés d’une écume d’or s’encastraient dans des cadrans galactiques. Sillons figés jusqu’à ce que l’on dénote un mouvement, un frémissement, parce qu’en éternelle évolution ; amalgame de pigments qu’un dieu invisible rajoutait sans cesse à ce tableau majestueux. Réduisant des mondes en poudre pour en rebâtir de plus édifiants. — Filtres optiques en position, ordonnai-je alors, coupant court à mon hypnotisme. Je focalisai mon attention sur un régiment de spirales luminescentes tournoyant autour d’un espace qui n’était rien d’autre que le centre névralgique de la Voie lactée. Les premiers filtres firent disparaître les poches gazeuses et les couleurs qui y étaient associées. Ne laissant bientôt persister que des points dansants représentant des soleils et autres torches cosmiques. Les ténèbres reprirent leur essor, se goinfrant du vide. Enfin, je le distinguais tandis que de nouvelles lentilles se voyaient apposées sur la cornée de l’Iris, éteignant les derniers brasiers ardents éclairant cette partie de l’univers. Me dressant, quelques secondes plus tard, le portrait d’un œil ténébreux ciselé de cuivre rougeoyant au centre de cette toile arachnoïde. Je fis un pas en direction de la baie rétinienne embrassant l’espace et m’immobilisais, me positionnant ainsi devant mon adversaire. Le trou noir me contemplait tout autant que je l’observais, comme s’il avait conscience de ma présence. Qu’il était une créature vivante ayant senti l’insecte que je représentais s’approcher trop près de son antre. Devenant ainsi une proie potentielle. À mes yeux, il était, en cet instant, une fleur carnivore perchée dans un recoin galactique, emprisonnant tout ce qui virevoltait à sa portée pour s’en gaver, digérant son festin durant des éons. Mais il était tout autant cette conscience dans l’obscurité qui fait peur à tout enfant d’Homme, épié dans les ténèbres de leur chambre devenue alors la métaphore d’un cosmos redoutable. Caméléon dont le don d’invisibilité le rendait plus effrayant encore. J’émis un soufflement rocailleux presque imperceptible, de crainte irrationnelle. Gagné soudain par la certitude d’une destruction imminente. Comme l’avait si adroitement annoncé un sage de chair et de sang, me laissant un instant imaginer que ses mots avaient été prononcés pour ce moment fatidique et pour moi en particulier, la plus effrayante des abysses me regardait sans ciller à présent que j’avais osé poser les yeux sur elle. Et j’étais terrifié.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle Je prenais pour la première fois conscience du danger qui m’environnait. Et plus encore de la possibilité que ma mission ne puisse être menée à bien. Le jeu de David contre Goliath se rejouait au sein de cette arène stellaire et je savais que les contes n’étaient que des faux-semblants, des croyances ineptes données aux faibles pour croire qu’il y avait en ce monde une Justice. Je n’étais pas censé remporter la victoire et encore moins imaginer avoir la probabilité de m’enfuir à présent que ce dieu obscur avait flairé ma présence. Puis je me ressaisis. La peur qu’était la mienne n’était qu’une information comme une autre, pouvant être dissoute d’une pensée. Après encore quelques instants à mémoriser cette perle noire à la couronne volcanique, résidus gazeux des masses qu’elle ingérait, je m’en détournais lentement. Il était temps désormais que je prenne connaissance des armes qui m’entouraient. Consoles et autres panneaux de commandes luisaient telles des lames affutées, quand ils ne pulsaient pas de diodes multicolores comme disposant d’une magie effervescente. Mes compagnons de route se dessinèrent, à cet instant, dans mon champ de vision. K207 était un robot doté de nombreux bras mécaniques se dépliant autour d’un globe de cristal phosphorescent. C’était notre réparateur principal et il s’activait déjà à vérifier les circuits de secours de la navette. L’Auréole ressemblait à une raie manta transparente, volant via de petits moteurs placés sous ses ailes de plastique souple. La composition de son être servait à colmater toute brèche survenant dans la coque, la matière la constituant pouvant se dissocier au niveau moléculaire pour permettre d’égrainer sa masse sur toute la surface du vaisseau si nécessaire. Mère était l’intelligence artificielle de notre frégate stellaire. Ses pensées archivées étaient disponibles à tout moment, ce qui n’était pas le cas des miennes. Et je me gardais bien de faire partager mes doutes quant à notre réussite. Humanoïde pourvu d’un faciès me faisant ressembler à tout être de chair, j’entamais une ronde autour du siège qui m’était réservé. Commandant en chef du vaisseau, j’incarnais l’avatar de nos créateurs et disposais ainsi du choix final pour chacune des décisions que nous allions élaborer. Je m’installais sur mon trône de métal couronné de lumières scintillantes. L’habitacle était plongé dans des ténèbres d’étoiles factices et multicolores, incapables de concurrencer les univers de poche gravitant à l’extérieur. Des moniteurs décoraient la vaste salle, clignotant et étirant des courbes semblables à quelques pulsions cardiaques battant en rythme, distillant une

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle mélodie dont seul un cerveau de haute technologie en appréciait la portée. Mon doigt se brancha sur l’une des prises neuronales du fauteuil, me connectant aussitôt à Mère. — Filet de raccordement déployé, fit une voix dans ma tête. Obéissant à mes ordres, l’ordinateur lança le harpon, nom barbare donné au fil d’araignée que nous allions suspendre à la face du trou noir pour en absorber les informations. Extensible, bien qu’irrémédiablement attiré par l’attraction sans borne de cet aspirateur cosmique, le filet disposait d’un laps de temps permettant aux enregistreurs de capter et d’engranger des tétras de données. Cette force de destruction universelle que représente tout trou noir avait cette particularité d’être une sorte de maître cuisinier mémorisant tout ce qu’il goûte. À sa surface, et ce depuis la Terre, il était possible de lire des bribes de data indiquant tout ce qu’il avait réduit à néant, l’affichant tel un gigantesque tableau noir devant cette classe de maternelle que constitue l’humanité. En nous rapprochant de la sorte, nous avions dès lors l’opportunité de devenir les premiers de la classe. D’apprendre sans le brouhaha stagnant loin de l’épicentre. C’est du moins ce qu’espéraient mes anciens maîtres. Toute l’histoire de notre cosmogonie se trouvait entreposée dans cet ogre et ma tâche était d’en récupérer un historique des plus complets. Lire les autres pages, les plus anciennes, en perçant si besoin l’épaisseur de cette encyclopédie sans âge. — Enregistrement en cours, m’annonça Mère par l’intermédiaire de cette télépathie qui nous unissait tant que je restais branché à elle. Le vaisseau tremblait légèrement, subissant les soubresauts de l’onde d’attraction du trou noir. L’hameçon que représentait le filin gigotait devant la gueule de ce monstre tentaculaire, tout en attirant vers nous les premières coulées de données. Le fil de notre canne à pêche se perdait au sein de cet étang noir, et j’avais la sinistre sensation que, d’un instant à l’autre, la baleine disproportionnée d’un Moby Dick cosmique allait soudain surgir pour nous engloutir. — Anomalie détectée, m’informa Mère après moins d’une minute de téléchargement. — Analyse et explications, requerrai-je immédiatement. Ce furent comme des vannes s’ouvrant à chacun de mes sens. Un flot d’informations se déversant dans la moindre de mes artères électroniques. Compactées ou broyées, illisibles ou au contraire polies comme le plus tranchant des diamants. Je découvrais rapidement le biais s’affichant dans la transmission, guidé par l’instinct de prédateur de Mère.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle Cette vierge de fer était dépourvue de scrupules et prenait plaisir à torturer les victimes de son observation pour me les livrer, les entrailles fumantes. J’y plongeais, sectionnant les lignes de données pour mettre à jour l’anomalie. Cela me fit l’effet d’une gifle et ma tête se déporta sur le côté, comme pour en accuser le coup. — Confirmation ? fis-je. — Avérée, notifia le vaisseau dans une section de mon crâne. Nous nous trouvons inscrits dans les ingestions du trou noir. — Impossible, à moins que nous ayons été avalés dès notre arrivée sans en avoir conscience. Mais une telle erreur de calcul est inenvisageable, n’estil pas ? — Nous sommes actuellement positionnés à deux parsecs galactiques de notre objectif, harpon déployé. Et non à l’intérieur, me confirma Mère. Cette opération est relancée toutes les trois nanosecondes et le résultat reste identique. — Pourtant, il y a une sauvegarde de notre passage sur sa surface, résumai-je. Le trou noir ne mémoriserait-il pas ce qui se situe autour de lui tout autant que ce qu’il a digéré ? hasardai-je. Une sorte de photo-objectif géant prenant des clichés de ce qui l’entoure ? — Probabilité nulle. Ne sont enregistrées que les données ayant été assimilées et détruites, me répondit l’Intelligence Artificielle de la navette. — Cela doit sans aucun doute nous inquiéter, fis-je tout en me déconnectant afin de rester un instant seul avec mes pensées. À trop l’avoir observé, l’abysse m’avait pris en chasse, m’engloutissant d’un simple regard. La méthode aspiratoire d’un trou noir était telle qu’il avalait certes la matière, mais également la lumière et le temps lui-même. Ce qui faussait l’équation puisque celle-ci ne pouvait exposer ce qui avait lieu à un moment précis, s’étirant simplement en une tapisserie sur laquelle était gravée une suite d’évènements pour lesquels il était laissé au soin de l’observateur d’en établir la chronologie. Mais c’était peut-être justement la cause du biais qui contrariait nos plans. Nous prenions simplement une information pour une autre… Je posais de nouveau ma paume sur la table de contrôle, l’imbriquant dans l’empreinte dédiée à l’enveloppe qui était la mienne. J’y enfonçais les doigts comme on plonge une lame au plus profond du cœur d’un ennemi, bien décidé à sortir vainqueur de cet adversaire jouant une partie d’échecs dont je ne connaissais pas encore les règles.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle — Je demande une vérification. Je pense qu’il s’agit d’un autre vaisseau positionné à une distance équivalente à la nôtre. Un navire venu, tout comme nous, étudier le trou noir, fiché à la meilleure place de la toile sans éveiller l’araignée qui est au centre. — Vérification en cours. Je m’associais à Mère afin de décortiquer notre première récolte, ma conscience s’éparpillant en des trillions de petites mains séparant le bon grain de l’ivraie. Il nous fallait interpréter des suites de codes, briser des verrous mathématiques s’ouvrant sur des labyrinthes privés de raison. Ici pas de haut et de bas, mais des pièges retors sous forme d’énigmes insolubles. Je me cognais ainsi sur des murs d’incompréhension, comprimais ma logique en rampant pour progresser au sein de troglodytes composés d’informations ne ressemblant à rien de connu. Mais je m’adaptais. Je prenais position dans les ténèbres, l’esprit en tailleur tel un moine en quête d’Éveil. Me laissant bercer par un silence empli de chuchotements, à moins que ce ne fût le contraire. Combien de jours filaient tandis que je restais immobile et silencieux, explorant un monde de datas ? Cela n’avait aucune espèce d’importance. De par ma conception, j’avais l’éternité devant moi. Je disposais d’autres unités corporelles rangées au garde-à-vous dans des coffres aux trésors compartimentés, si mon enveloppe se voyait endommagée de quelque manière que ce soit. D’autres ailes pour l’ange que j’étais devenu. — Théorie validée, il s’agit bel et bien d’un autre vaisseau, fit Mère d’une voix d’où ne transigeait aucun sentiment de victoire. Sa dimension soustend une méthode de calculs similaire à la nôtre pour s’approcher du trou noir en maintenant une prise de risque modérée, d’où un positionnement dans l’espace équivalant. J’acquiesçais sans véritablement mémoriser ces informations. La partie d’échecs que je venais d’entamer avec le trou noir m’offrait une première pièce de l’ennemi. Mes circuits électroniques étaient en effervescence. Et, à présent, c’était à mon tour de jouer. — Les données ne sont pas fortement endommagées, annonçai-je après une dernière analyse, je suggère une projection pour un examen plus approfondi de cette présence non envisagée. Je m’accordais un centième de seconde de silence pour apprécier ce nouveau défi. Plonger dans ce nexus d’informations était comparable à l’esprit d’un lecteur devant trouver son chemin au gré de paragraphes d’un récit inconnu auquel il manquait des dizaines de chapitres. Il était aisé d’y perdre pied et de se retrouver écrasé entre les lignes d’un chemin de fer

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle narratif traçant vers le néant. Ma mémoire informatique pouvait s’y noyer, s’enchevêtrer dans un tissu de données revêtant l’aspect d’une camisole de force. Mais j’étais né pour prendre tous les risques, pariant jusqu’à ma vie et ma conscience sur ma réussite. — Je veux parcourir la mémoire de ce vaisseau et remonter la piste des êtres qui la hantent encore, résumai-je. — La probabilité de succès et de retour est de 63 pour cent, m’indiqua Mère. — C’est bien assez, rétorquai-je. Entame la procédure. Je veux savoir à quoi nous avons affaire, vivre les derniers instants de ces voyageurs avant qu’ils ne soient engloutis. Et, plus que tout, comprendre ces choix qui les ont menés vers leur anéantissement. Pour nous éviter de connaître le même sort. Je me tournais vers l’écran projetant l’image du trou noir. C’était sa gueule que j’entrevoyais, jusqu’à l’intérieur de son gosier. Le reste de sa face était dissous à travers le masque de l’espace et des filtres de l’Iris. Gigantesque, hurlant, attendant que l’on s’en approche pour, d’une courte inspiration, se nourrir de ses proies. Cette entité était vivante, j’en étais soudain persuadé. Ancrée à l’univers même, elle était l’ultime prédateur. Le dévoreur de Dieux. Notre affrontement serait dantesque. Il se verrait codifié à travers la cosmogonie même, notre lutte dessinant des constellations que les enfants d’Hommes assimileraient, le doigt levé vers le ciel, à une nouvelle astrologie pleine de souffle et de fureur. La Pie du voleur, la Percée du roublard, la Tranchée de la toile. J’allais imprimer ma marque et tordre l’univers entre mes doigts. Je plongeais alors, mon esprit quittant son enveloppe de plastique souple pour s’envoler vers des ruines inexplorées. Confiant dans la réussite qui m’attendait, puisque j’étais programmé pour l’être. Je me laissais glisser dans la brume épaisse d’un rêve qui pouvait, d’un instant à l’autre, se transformer en cauchemar. Mais j’étais le plus formidable des rêveurs. Le fils choyé de l’Homme aux doigts débordant de magie électronique et apte aux plus grands miracles de la science. Je pouvais renaître comme bon me semble, étendre ma conscience au travers d’une trinité informatique composée de ma propre entité, de Mère et du vaisseau lui-même. Je percevais le cosmos comme un ordinateur géant dont l’organique n’avait qu’une place restreinte parce qu’à jamais incapable de comprendre le langage codifié des dieux. Il n’y avait pas de paradis et encore moins d’enfer, pas de repos de l’âme ou de destins tracés, juste une formule qui, une fois pensée, provo-

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle quait une explosion, un Big Bang, qui écrivait sur la toile de l’infini mille théories par seconde. De la poussière d’étoiles s’agrégeant en des univers et des formes de vie. J’étais, en cet instant, totalement inconscient de mon erreur, de l’ouverture sur mon roi dans les replis du plateau du jeu en cours. De cet échec et mat immédiatement opéré par mon adversaire. Et de ma destruction imminente. 2 Je m’animais en silence, prenant naissance à l’intérieur de cet autre vaisseau à présent répertorié dans la banque de données de notre navire. Dans une frange d’un passé impossible à déterminer. J’étais devenu un trou noir à part entière, épluchant les data absorbées, sans comprendre que je rejouais mon propre réveil. Que d’autres, dès lors, précédaient peut-être ce dernier en une boucle interminable. Que j’étais pris au piège. J’analysais ainsi l’air ambiant, ne notifiant aucune nocivité, puis la structure même des parois. Comme je m’y attendais, sa composition était similaire à celle des constructions de mes concepteurs tant ces derniers avaient su dompter les ressources élémentaires de l’univers. Je me situais dans la coquille brisée d’un œuf très ordinaire dont seule la génitrice pouvait être source de révélations savoureuses. Mais pour l’heure, je désirais juste comprendre comment notre plante carnivore galactique avait attiré à elle cette mouche qui donnait l’impression d’avoir pourtant su s’en tenir éloignée. Je repris ma progression. Je déambulais dans des couloirs de programmes. Autour de moi, des coulées de 0 et de 1 rampaient jusqu’à mes pieds, et il me fallait sans cesse les réinterpréter pour en saisir la forme première. De simples murs, des portes disloquées s’ouvrant sur des pièces désertes laissaient supposer le faible nombre d’occupants du vaisseau. Je traversais des rideaux d’information, m’y heurtant parfois, me contraignant à dénicher des ouvertures aptes à laisser passer la représentation de mon être. Dans ce micromonde, j’étais un organisme tout aussi vivant et solide que celui dont je provenais. Une particule de vie apte à altérer son environnement, et ce dernier à me rendre la pareille. Des plantes grimpantes s’avéraient ainsi être des fils tranchés reliés à du matériel informatique illisible dans cette section de l’appareil. Des fontaines sporadiques, dont les gouttes en pointes de flèche venaient crépiter au sol, représentaient des débuts d’incendie sans doute maîtrisés par les services de secours de l’engin. Des globules de 0 agglutinés n’étaient rien

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle d’autre que des cordons de plastique virevoltants dans des salles dont la gravité avait été altérée ou coupée. Je ne notais aucune couchette, pas la moindre cuisine et pièce pour les déjections d’organismes vivants. J’étais très intrigué. J’en concluais une première analyse que je réfutais. Quand une cruelle pénurie de données surgit soudain, béante devant ma conscience aventureuse, je manquais de tomber dans un puits sans fond. Je reculais, percevant plus loin un pont de 1 perlé de 0 me permettant de continuer sans encombre. Puis je perçus un mouvement, un flottement de lettres binaires qu’il me fallut une seconde de trop à décoder. — 0001101 ? dis-je alors, totalement décontenancé. Une lame de métal, qui était tout autant un composé précis de deux 1 suivis d’un 0, me déchira la face. Je partis en arrière, ressentant un signal plus qu’une douleur elle-même, et évitais de justesse une estocade qui m’aurait décapité. — Impossible ! fis-je, bien que cela ne faisait que confirmer cette première analyse que j’avais décidé de rejeter. Je me décalais pour m’éloigner de mon agresseur, avant de visualiser avec davantage d’insistance ces suites de chiffres qui flottaient non loin de ma position. Mes sens caressèrent alors la cicatrice qui s’étalait sur une partie du faciès de l’entité. Je reculais d’un autre pas, sous le poids de cette révélation. 0001101 était la codification de ma propre représentation débarrassée d’un quelconque effet miroir. Cela illustrait mon moi véritable et non pas une projection, un reflet ou une copie de mon être. — Tu ne peux être moi, annonçai-je. Je compris immédiatement que cette chose était prisonnière de ce vaisseau – notre vaisseau et pas celui d’un autre voyageur galactique, mais celui avec lequel j’étais moi-même venu – depuis sans doute plusieurs siècles, voire des millénaires. Comment le temps se déroulait-il à l’intérieur d’un trou noir ? Il n’avait eu aucun moyen de plonger dans un sommeil artificiel et prolongé via le matériel de la navette, à présent trop endommagé. Il avait dès lors attendu et cherché une solution qu’il n’était jamais parvenu à mettre en lumière. Parce que, sans doute, n’avait-il jamais vraiment intégré le fait qu’il avait été ingéré à l’intérieur du trou noir. Je n’y croyais d’ailleurs toujours pas. Parce que cela n’avait aucun sens. Quel était ce point de départ, cette erreur que nous avions commise pour nous retrouver dans la gueule du loup ? — Je ne te veux pas de mal ! fis-je. Nous devons au contraire nous entraider. Sortir de cette prison de données et réfléchir à ce qui nous attend !

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle Mais mon autre moi était devenu fou. Je réalisais que Mère s’était éteinte, anéantie lors de l’absorption ou trop altérée pour perdurer à ses côtés. Qu’il avait vécu cela comme un déchirement et que sa solitude et son face-à-face avec son imagination débordante avaient dénaturé sa psyché. Il était désormais une âme damnée, un fantôme dans la machine cherchant une faille qui, ne dénotant pas du reste des avaries, n’avait plus aucune chance d’être entrevue et corrigée. Si cela avait été Mère – la mienne – qui était intervenue à ma place, peut-être alors aurait-on pu le sauver, faire émerger de sa conscience une part de ce que j’avais été. Mais se retrouver en face de moi lui était totalement insupportable. Cela ne fit que le briser davantage. Il s’élança, bien décidé à me mettre à mort. Je reculais de nouveau, cédant à une forme de panique, mais plus encore au tressaillement d’un déluge d’interrogations. Avant que le sentiment de danger et de mort imminente ne prenne le pas et que je tourne les talons. Je m’élançais au travers d’une coursive, percutant des moniteurs flottant au gré de la gravité 0, puisant au sein d’une armada de 1 une arme pour me défendre. Ou tuer cet autre moi qui me poursuivait. Mais je ne m’en croyais pas capable. M’éloigner de lui était pour le moment ma seule option de survie. Je n’étais cependant rien d’autre qu’un rat filant dans un labyrinthe sans fin, voire une souris s’épuisant à courir dans sa roue tout en étant persuadée qu’elle creuse la distance qui la sépare de son plus terrible prédateur. J’étais pris au piège. Je n’avais pas de quoi transformer ma présence en virus afin de faire plier le code mémoriel d’un passé qui n’avait jamais eu lieu, et transgresser ainsi les règles instaurées à l’intérieur de la sauvegarde. En termes clairs, il m’était impossible de changer la composition des parois et de voler à travers les étages ; je ne faisais que me cogner aux murs, prisonnier d’une cage ayant la forme d’un vaisseau spatial. — Mère, sors-moi de là ! lançai-je par télépathie. Des barricades avaient été instaurées pour freiner ma course ou orienter ma fuite vers le terrier de ce Mister Hyde, tout autant sur mes talons qu’à l’intérieur de ma tête. À croire qu’il attendait ma venue, qu’il avait vécu cet instant et savait comment me faucher dans mon élan. Et c’était sans doute le cas, il était mon moi futur. Désireux de mettre un terme à ce tableau d’un Esher maléfique dont il ne parvenait pas à sortir, mon double souhaitait déchirer ses propres racines pour que son enfer n’ait aucune assise sur laquelle l’enfermer. Je chutais en silence, la conscience en éruption, roulais sur moi-même et me relevais d’un bond. Je ne reconnaissais plus les couloirs de mon propre

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle vaisseau. Le sol me paraissait mouvant tant ses données, totalement désordonnées, étaient devenues instables. J’arrivais sans doute à la frontière des data téléchargées, m’élançant vers une absence de codes qui pouvait ressembler à un grand océan d’un noir de jais. Un vide cosmique dénué d’étoiles. Y sombrer était comparable à plonger à même le trou noir, le temps n’y avait plus cours et rien n’y existait à part une dernière réminiscence servant d’ancrage aux ténèbres les plus absolues. Je parvenais cependant à la salle des commandes qui ressemblait ainsi à un décor de cinéma en partie monté. Mon trône m’y attendait, et je constatais que la pièce avait été saccagée. Elle était devenue la cellule capitonnée de mon autre moi, ses murs s’illustrant de formules mathématiques s’étirant vers une résolution insoluble. Je prenais place sur le fauteuil de métal et engonçais mes doigts dans les fentes me reliant à cette autre Mère. Si l’intelligence artificielle ne pouvait plus me répondre, je pouvais quant à moi envoyer des ondes électriques pour lire à travers les veinures de son cerveau informatisé. Et découvrir ainsi ses derniers agissements. L’ultime alerte qui avait été donnée, les ultimes ordres qu’ils s’étaient employés à suivre pour ne pas sombrer. Mais cela s’avérait espionner une sauvegarde à l’intérieur d’une autre sauvegarde, et le risque n’en était que plus prégnant de s’y perdre. D’où cette question qui venait de poindre à l’orée de ma conscience : où me trouvais-je véritablement en cet instant ? À l’intérieur d’une première sauvegarde, celle de ce vaisseau détecté par Mère à la position exacte où nous nous trouvions, ou déjà plus profondément dans une autre ; celle de la mémoire d’une Mère ayant enregistré le combat sans fin de deux frères siamois avant de s’éteindre d’épuisement, percevant cette anomalie, ce second moi, comme l’évidente révélation qu’elle était elle-même une sauvegarde et un souvenir du passé ? S’autodétruisant peut-être pour condamner un cycle sans fin ? Depuis combien de temps tentais-je ainsi d’échapper à mon poursuivant ? Et, au final, était-ce lui qui me traquait ou moi qui, en fouillant la sauvegarde, avais entamé la chasse ? Je ne savais plus. Le temps n’avait plus d’emprise, il était devenu une droite alors qu’il était censé être un segment, avec une direction, un point de départ et une ligne d’arrivée perceptible dans le lointain. Je faisais partie de l’infini, et il s’agissait d’un gouffre sans fond. J’étais dans le gosier du trou noir, en train d’être digéré. J’en eus cette fois la certitude.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle La main encastrée dans le cordon ombilical électronique me reliant à cette seconde Mère, les particules de mon être fouillaient frénétiquement les circuits de l’intelligence artificielle. J’y lisais une avancée irrémédiable vers le centre de gravité, vers ce puits de destruction cosmique que nous étions venus examiner, sans pour autant y dénoter une absorption. Certaines data se contredisaient, affichant le trou noir plus proche de l’engin pour s’en trouver très éloignées quelques minutes plus tard. J’avais la sensation d’être le spectateur de deux films se superposant l’un l’autre, usant d’un même décor pour raconter une histoire qui, bien que sensiblement identique, exposait des causalités différentes. Ma perplexité n’en était que plus grande. — Si tu m’entends, éjecte-moi vite de cette plage mémorielle, continuai-je à formuler tout autant oralement que psychiquement. Mère, par le Code, me perçois-tu ? Lorsque mon bras gauche vola en éclats en un feu d’artifice de particules binaires, figeant à jamais ma paume dans l’empreinte du dossier, je me retournais vers cet autre moi qui m’avait enfin rejoint. Je m’échappais du siège de commandes, évitant de justesse une nouvelle attaque, à la fois désemparé, mais résigné à résister avec les moyens du bord. Je ressentis alors comme une vague et l’associais avec soulagement à la conscience de Mère. Elle lançait un filet dans cette mer de données pour tenter de filtrer ces eaux trop sombres pour me visualiser et ainsi m’en extraire. Sauver ce petit poisson suffocant dans ce marécage. Ce que comprit également mon double. Rien ne nous différenciait véritablement aux yeux de Mère, il était un 00011001 tout aussi persistant que celui que j’affichais moi-même. Il pouvait prendre ma place, réintégrer ce corps en attente d’une conscience, et me laisser dès lors prisonnier de cette sauvegarde pour l’éternité. — Cela n’arrivera pas ! fis-je en me jetant à mon tour sur lui avec, pour la première fois, le désir de l’anéantir. Mon poing emporta une partie de sa face. L’autre fut déporté sur le côté, s’agrippant à mon bras valide pour m’emporter avec lui dans sa chute. Nous roulâmes dans des draps d’une gravité presque nulle, percutant les parois du vaisseau, nous repoussant avant de nous attirer de nouveau, soudain inséparables, coulant le long du plafond de la coque comme une araignée incapable de s’accrocher à sa propre toile. Je perçus alors une seconde vague, les remous de cette griffe maternelle cherchant à happer mon essence fantomatique et la sortir hors de l’eau. Mon frère tendit un bras, dans l’espoir d’être harponné. Un simple contact avec la prescience de Mère et il s’évanouirait de cet univers de poche.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle Je le rejetais du pied avec l’énergie du désespoir, avant de me remettre péniblement debout. L’absence de mon avant-bras altérait mon équilibre bien que ce dernier conjuguait un flot d’informations erronées. Ma perception affichait une main arrachée, et bien que j’étais convaincu que ce n’était réellement pas le cas – mon corps reposait, en cet instant, sur son trône de métal, il n’y avait ici que ma conscience –, je ne pouvais passer outre cet encodage qui me limitait. La psyché restait la plus forte, qu’elle soit humaine ou composée d’un conglomérat de neurones électroniques, et le corps s’y voyait contraint et assujetti. Je dévisageais le masque déformé, perforé, de mon double. Nous étions tels Caïn et Abel, observés par l’œil de ce dieu vengeur que représentait le trou noir. Et j’allais être le meurtrier de mon frère, il ne pouvait en être autrement. Sa folie le rendait dangereux, plus que je ne l’étais moi-même, mais également désordonné et illogique. La finalité du combat n’était plus sa priorité, remplacée par un positionnement dans l’espace pour se retrouver emporté par la troisième vague. Sans doute imminente. Il souhaitait s’enfuir plutôt que d’être victorieux. Ce qui n’était pas mon cas. Je ne supportais pas l’idée d’être enfermé dans cette cage cosmique, prisonnier d’un souvenir. Qu’il s’agisse de mon esprit ou d’une copie de ce dernier. Je m’élançais vers mon sosie, désireux de briser ce reflet et de traverser le miroir pour atteindre cette réalité qui m’attendait de l’autre côté. Sans rien laisser derrière moi. Mais 00011001 m’aurait sans doute brisé en deux ou, simplement, aurait déchiré mon bras valide comme on ôte les ailes à une vulgaire mouche pour la rendre inactive, de par la rage qui l’animait, si une nouvelle secousse n’avait focalisé toute son attention. Je bondis sur lui, malgré mon handicap, et plongeais mon unique main dans les entrailles de son crâne. Empoignant les fils sanguins de haute technologie, je brisais sans attendre entre ma paume les plaques et autres circuits synaptiques composant son cerveau. Le détruisant de l’intérieur. Puis je m’écartais, laissant retomber au sol la carcasse vide de ce que j’étais devenu, attiré par ce courant venu d’ailleurs. M’emportant vers d’autres eaux. D’autres flux. M’aspirant vers le haut, vers des sphères macroscopiques et une autre réalité. Mais s’agissait-il de celle qui m’avait vu naître ? De celle dans laquelle des hommes et des femmes m’avaient conçu ?

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle 3 Je sortais de mon immobilisme et m’animais en silence. Mon bras gauche ne répondait plus à mes sollicitations, comme je m’y attendais, et je tirais doucement mon avant-bras de son support dans lequel mes doigts étaient encastrés. Me déconnectant de Mère. — Merci, annonçai-je à la conscience du vaisseau sans pourtant être apte à apporter davantage de chaleur à ma voix aseptisée. Tu m’as sauvé. J’ai vu ce que je serais devenu si tu n’étais pas intervenue, et cela m’a fortement déplu. Peut-être même traumatisé. Mais bien que l’auscultation de cette sauvegarde ait soulevé plus de questions qu’elle n’a apporté de réponses, je te ferai mon rapport plus tard. Je n’en ai pas encore tiré toutes les observations qui peuvent nous servir à comprendre ce qui agit en ce lieu. En relation à l’attraction du trou noir, à nos propres actes ou à la simple probabilité de ces derniers. Je me relevais avec lenteur, comme épris de fatigue. J’étais surtout dépassé par les évènements. Terrassé par le doute. Et si nous étions nous-mêmes une sauvegarde, sans en avoir conscience ? Un instant figé entre deux moments, voire un simple rapport, une nouvelle de science-fiction lue par un regard extérieur à cette dimension, consultable à tout moment, renaissant alors sans cesse pour mourir dès la dernière page tournée ? Si toutes les informations conservées à la surface du trou noir indiquaient clairement que l’univers dans son entier était le souvenir d’un monde s’abimant vers sa fin ? Diabolique encyclopédie dont le sort avait été référencé, notre existence n’étant alors qu’un film projeté sur une toile sans fin pour qui désirait découvrir ce que nous avions été ? Je titubais. Et si j’avais cessé d’être depuis des trillions d’années et que je n’étais rien de plus qu’un souvenir propagé à la vitesse de la lumière au travers d’une galaxie s’épuisant à une dernière course avant de sombrer à son tour ? Ses ultimes lumières s’éteignant les unes à la suite des autres comme la scène d’un spectacle cosmogonique ? Je ne serais que de la poussière d’étoiles revenue à son origine première… Je ne pouvais calculer pareilles théories. Elles me dépassaient, me renversaient par le poids de leurs données. Parce que, dès lors, quelle était la réalité vraie ? Je sentais la folie me submerger, un bug de raisonnement prendre racine dans les cellules intellectuelles de mon être, me rapprochant soudain du sort de cet autre que j’avais achevé tout autant par pitié que par désir de

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle survie. Je n’étais peut-être pas le 00011001 initial envoyé par la race humaine mais un résidu de son passage, de sa présence. L’un de ses reflets qui pouvait alors s’avérer nombreux. Allais-je voir soudain débarquer un second double dans l’habitacle de la navette, celui-ci agissant comme je l’avais fait, après que des éons se soient déroulés, et connaître cette même mise à mort ? Me trouvais-je inséré dans un anneau de Moebius, prisonnier d’une boucle infinie de tourments ? Il me restait cependant une théorie à mettre en pratique pour expliquer cette bizarrerie dans laquelle j’étais plongé. — Et si nous étions pris dans un phénomène quantique ? énonçai-je à l’adresse de Mère. Si nous représentions le chat de Schrödinger, prisonnier de cette boite qu’est notre vaisseau, face à un mécanisme probabiliste apte à nous détruire : un poison ayant la forme d’un trou noir auquel les règles cosmiques ne s’appliquent pas ? Pourrions-nous en conclure que nous sommes, tel le félin de l’expérience, tout autant situés devant l’objet de notre observation qu’à l’intérieur de ce dernier ? Tout autant morts que vivants ? — Jusqu’à ce que l’on ouvre la boite, m’indiqua Mère alors que je me reconnectais à elle. Et qu’une seule et unique réalité prenne le pas sur la probabilité. — Mais qu’arrive-t-il si nous sommes le chat livré à cette probabilité et que nul n’ouvre la boite pour l’en libérer ? Peut-on avancer que deux mondes se tissent, l’un exposant l’animal au danger, l’autre l’en préservant ? Ou, qu’incapables de créer un univers parallèle, les deux s’amalgament, rendant le sujet de l’expérience indéniablement mort et vivant ? Pour ce qui est de notre cas, nous serions donc à la fois à l’intérieur du trou noir et éloigné de son centre de gravité. Cela dut au fait que celui-ci, parce qu’il emprisonne le temps et l’espace, permet à la probabilité d’exister comme une norme, comme n’importe quelle autre règle cosmique ? Je me tus, satisfait de mon exposé bien qu’il ne résolvait rien, comme l’était toute théorie scientifique impossible à vérifier. — Je consigne ce postulat et te propose d’ouvrir le compartiment de secours, articula la voix de Mère. — Celui contenant mes enveloppes corporelles de rechange ? fis-je, soudain intrigué. Son mutisme me conduisit à obéir et je m’approchais du panneau coulissant se déverrouillant sur les mannequins synthétiques. La lueur des moniteurs colorait les murs d’une végétation sirupeuse gangrenée de mouches laiteuses ou noires, reflets des centaines de points de calculs en cours. Les insectes donnaient l’illusion de virevolter dans la pièce, le frottement de

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle leurs ailes persistant par le souffle des écrans et le ronronnement des machines. Je déconnectais la fermeture du sas et reculais d’un pas à la vue des cinq êtres détériorés, reconnaissant parmi les dépouilles celui dont j’avais enfoncé le crâne du poing – ce dernier vomissait des fils électriques enroulés en une chevelure hirsute – et un autre dont il manquait l’avant-bras gauche. — Qu’est-ce que cela signifie ? hurlai-je. Quelle est donc cette folie ? — Tu en es à ta cinquième tentative et dans l’exercice du dernier corps en ta possession, me répondit Mère, pour n’aboutir qu’à des démonstrations scientifiques dénuées de solution. — Alors j’avais vu juste ? dis-je, terrifié par cette révélation et ce qu’elle sous-entendait. — L’attraction du trou noir est telle, bien que celui-ci soit fort éloigné de notre position, que le temps et l’espace qui nous entourent se voient pliés ou plus exactement transformés en un rubik’s cube mathématique. Conférant une quatrième dimension à cette section de l’univers. Ici, les possibles prennent vie, se superposent jusqu’à s’affronter entre eux. Le défi qui était le tien était de sublimer ton aptitude à te dépasser, battre les autres versions de toi-même afin de représenter l’ultime survivant, tous univers confondus, pour que notre version de ces réalités multiples survive, et que nous menions à bien notre mission. Que nous rapportions sur Terre le danger inhérent à l’étude des trous noirs. Malheureusement, tes précédents essais pour faire émerger un point de fuite, défaire le nœud de probabilités dans lequel nous sommes enchevêtrés, se sont avérés de cuisants échecs. Et tu nous as condamnés. Je m’étais mis à trembler. J’étais au seuil d’une erreur interne, d’un coma permettant de bloquer les afflux de chaleur de mes systèmes sur le point de fondre. Je tentais de revivre chacune de mes vies, mais aucune réminiscence ne me parvenait. Les cadavres étendus à mes pieds comme autant de marionnettes désarticulées étant des corps que moi seul pouvais emprunter, il me fallait en accepter l’évidence. J’avais échoué sur toutes les lignes temporelles. — Depuis le début, à chacun de mes réveils, tu avais connaissance du drame qui se jouait et tu ne m’as rien dit ? soufflai-je alors. Tu m’as laissé réitérer les mêmes erreurs, me perdre dans des sous-programmes, au cœur de sauvegardes dont le temps, figé, m’emprisonnait à jamais ? Jusqu’à laisser la folie me gagner… pour que je m’entretue. N’y avait-il donc pas d’autres solutions ? Mère, comment as-tu pu faire preuve de pareille logique ?

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle Je ressentis alors une violente secousse et réalisais que notre navire filait vers le trou noir. Pour s’y laisser absorber. Je m’approchais des entités humanoïdes et les examinais plus en détail. Celui dont la tête ressemblait à un œuf à la coque explosée présentait des marques de perforation. À croire que l’on avait creusé à même son crâne pour le sculpter et représenter sa face ainsi ouverte à la vue de tous. Je fis glisser mes doigts sur les arêtes du masque déchiré et constatais, comme je m’y attendais, qu’elles donnaient l’impression d’avoir été limées. Rognées. — Ce n’est pas mon poing qui est la résultante de ces dégâts, annonçai-je alors. Et dans mon souvenir, mon avant-bras n’a pas été déchiré jusqu’au coude. Qu’essaies-tu donc de me faire croire, Mère ? Pourquoi tout ce simulacre, tous ces faux-semblants ? Je me retournais vers l’écran duquel transparaissait la voix de l’intelligence artificielle du vaisseau. Je sentais en parallèle ce dernier prendre de la vitesse, nous condamnant un peu plus à chaque nouvelle seconde tandis qu’il se rapprochait du gosier de l’ogre. — Qui es-tu ? lançai-je. Tu n’es pas Mère. Tu ne l’as jamais été ou ne l’es plus ! L’écran principal s’éteignit un court instant avant d’être remplacé par une masse obscure, en mouvement perpétuel, saignée par une corolle lumineuse établissant un cercle parfait. L’œil cyclopéen du trou noir se posa sur moi sans ciller, abysses insondables qui m’avaient aspiré avant même que le navire ne s’en approche. Il était le titan de la mythologie grecque, enfanté par les dieux, monstruosité grotesque et impitoyable. Je me relevais et plaquais ma paume dans la console de commandes. Ma conscience s’ouvrit, s’interconnectant avec celle de l’appareil. S’y déployaient déjà des paradigmes inconnus, des balises explosives et des codes parasites. Terraformant des trillions de données informatiques en un territoire ensemencé de mines. — Abandon du pilotage automatique et reprise manuelle des contrôles, ordonnai-je. Toutes autorisations extérieures invalidées. Je suis le seul maître à bord ! Si j’avais habituellement l’ascendant sur Mère, via une suite de codes prioritaires, ce qui la remplaçait ne me laissait pas opérer facilement. Je comprenais enfin le rôle de cette sauvegarde que j’avais affrontée et qui s’était coupée de l’intelligence artificielle du navire. Cela avait représenté son seul et unique moyen de rejeter la volonté du trou noir, la privant de la même façon de toute possibilité de fuite, le vaisseau devenant dès lors une coquille vide. Une obscure prison flottant dans l’infini de l’espace.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle — Mais qu’es-tu donc ? grognai-je alors que je perdais du terrain, confronté à des algorithmes si subtils qu’ils m’envoyaient valser à des années-lumière des postes avancés me permettant de repousser ces invasions de données. Ma main s’agitait dans son réceptacle de métal souple, malmenée par des courants contraires, des flux de data qu’elle ne pouvait laisser transiter sans s’y brûler les doigts. Ma conscience même était soumise à rude épreuve tandis que j’obstruais des tunnels d’informations via lesquels mon ennemi pouvait s’infiltrer, des passages surgissaient du néant par milliers, envahissant jusqu’à l’orée de ma propre psyché. Ils y déversaient une substance pétrolifère douée d’une volonté carnassière qui ingérait et recodait des parcelles entières de programmes. Dans quelques précieuses nanosecondes, ces essaims affamés gagneraient mes propres circuits électroniques et je subirai un sort similaire à Mère. Assimilé et contrôlé par un organisme extérieur, mon libre arbitre se verrait cadenassé dans les dédales de mon esprit en ruines. Je décidais alors de jouer le tout pour le tout. — Ordre 37/21 Prima Alpha d’effacement du réseau pour formatage des données ! requérais-je. J’allais purger l’âme de la navette en espérant y transplanter des sauvegardes d’une partie de cette dernière que mes propres fichiers de secours contenaient. Mais c’était comme de coudre une suite de tissus de quelques centimètres de large pour espérer constituer la voile d’une montgolfière. Je risquais de manquer de matière et de me retrouver avec une architecture déficiente. Le lancement de la procédure d’écrasement effectué, je retirais ma paume, évitant de peu la contamination. Je perçus alors un mouvement furtif derrière moi, ne me laissant enregistrer qu’un panel de détails mornes et figés le long des parois. Lorsque je me retournais de nouveau vers l’écran, K207, notre réparateur principal aux bras multiples, était sur moi. Il ne m’en fallut pas plus pour admettre quel avait été son rôle dans la détérioration des corps de secours. Obéissant aux desiderata du trou noir, il avait limité mes mouvements à ma seule enveloppe, ne m’offrant aucune possibilité de fuite. Ses outils de travail pouvaient s’avérer pareils à des dards, et il se servit de l’un d’eux pour me perforer la hanche gauche, d’un mouvement rapide, me sectionner l’intégralité du tronc. Je basculais sur le côté, privé de mes jambes et repoussé par l’engin, et rampais un instant au sol avant d’y être dépecé. Je vis du coin de l’œil ma main gauche tranchée dressée sur le réceptacle de commandes.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle Bien que l’effacement des données fut en cours, on disposait de quelques minutes pour en annuler l’ordre. Si la volonté du trou noir prenait le contrôle de ma paume, chose aisée puisque ma tête n’était plus là pour repousser ses assauts, colmater les brèches qui se multipliaient, il pouvait contrebalancer tout ce que je venais d’entreprendre pour le détruire. Mais que désirait-il donc ? Et était-ce vraiment le trou noir qui jouait avec nous ou une conscience extraterrestre elle-même emprisonnée dans ce puits cosmique qui cherchait à s’en extraire ? L’heure n’était cependant plus à la réflexion. Je sombrais lentement, l’énergie électrique alimentant mon être se déversant en une armada de prismes colorés de ma blessure béante. J’avais échoué, tout comme mes doubles de probabilités alternatives. Sans comprendre ce que le trou noir, ou quel que soit le nom que l’on puisse donner à cette entité imbriquée au centre de la Voie lactée, ait remporté en nous défaisant de la sorte. Je m’éteignis, faible comme jamais, bercé par le ronronnement des machines tout en notifiant un son parasite différent de tous les autres qui se rapprochait de moi. 4 Je sortais de ma torpeur et m’animais en silence, ressentant le poids de mes membres jusqu’au bourdonnement lancinant qui avait pris naissance dans un recoin de mon crâne. J’eus pendant un court instant l’image d’une mouche prisonnière d’une cage d’os et de cartilage se cognant sans cesse, à la recherche d’une échappatoire. Je compris aussitôt que cette mouche, c’était moi, prisonnier de mon propre vaisseau. Je roulais sur le côté, m’interrogeant sur la raison de mon réveil. Je ressentais mes jambes et demandais une confirmation au système pyramidal électronique qui valida leur existence. Allongé sur le sol comme un pantin désarticulé, je relevais péniblement la tête et ne reconnus qu’avec un temps de retard la jupe à l’écrin doré qui enveloppait mes cuisses. — L’Auréole ? murmurai-je. L’entité de colmatage de brèches me répondit une suite de bips que je fus incapable, dans mon état, de traduire. Sa forme s’était adaptée pour servir de point d’ancrage entre mon tronc et mes membres sectionnés, permettant aux flux énergétiques qui m’alimentaient de parcourir mes circuits comme le sang dans les veines. J’étais de nouveau opérationnel. J’élargissais la portée de mes sens et enregistrais alors une suite d’anomalies dans le spectre visuel. D’autres versions de moi-même surgissaient du

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle néant, fantômes s’activant avec célérité avant de disparaître quelques instants plus tard. Je me vis ainsi, étendu à terre, spectateur d’un scénario lors duquel l’Auréole n’était jamais intervenue pour me sauver. Un autre s’était fabriqué une arme de fortune et démembrait l’ossature de la salle avec rage, perforant les appareils jusqu’à crever l’œil d’un écran insondable. Un autre encore se tenait immobile tandis que l’appareil dans son entier volait en éclats, pénétrant l’inévitable attraction de l’ogre cosmique, exposant ses entrailles pour s’y laisser digérer. En approche du trou noir, les probabilités se multipliaient jusqu’à s’entrevoir pleinement. Si, pour chacune d’elles, la partie semblait perdue, je comprenais également qu’en termes mathématiques ces dimensions parallèles m’offriraient obligatoirement la vision d’une victoire. Une piste médiumnique à suivre, un autre moi qui avait fini par découvrir la solution, le chemin vers un échec et mat des turpitudes du trou noir, et dont je n’aurais qu’à copier les moindres faits et gestes pour fuir cette boucle sans fin dans laquelle j’étais condamné. Mais plus les secondes s’écoulaient et plus mes morts se succédaient. Aucun des 00011001 alternatifs ne semblait parvenir à se libérer de l’œil de ce cyclone qui avalait le temps et l’espace. Tous succombaient les uns à la suite des autres, se désactivant tandis que des éons d’attente se profilaient dès qu’ils se savaient enfournés dans les intestins de la bête. La probabilité que je sorte vivant de cet enfer n’existait-elle donc pas ? Ou, plus simplement, étais-je cette version de la réalité qui sortait victorieuse de cet affrontement ? Mais n’était-ce pas ce qu’avait pensé chacun de mes autres moi avant d’abandonner tout espoir ? Je me relevais, titubant un instant avant de recouvrer mon équilibre. Je m’approchais du siège de commandes et plaçais mon moignon dans ma main tranchée qui ressemblait à un enchevêtrement de racines s’ouvrant sur une fleur attendant d’être butinée. Cette vision me rebuta, mais n’en ralentit pas moins mon désir d’être de nouveau entier. L’Auréole se déploya, s’étalant sur la presque totalité de mon être pour en relier chacun des éléments détériorés. Ressoudant mon avant-bras au reste du corps. J’entrais alors aussitôt en relation avec le vaisseau. Mère avait été dissoute, broyée par la volonté du trou noir, mais les fonctions principales étaient toujours opérationnelles. Effectuant quelques rapides calculs, je compris que je me tenais désormais trop près de la gueule de l’abysse pour espérer m’en échapper. Son attraction était à présent trop forte pour que les réacteurs du vaisseau puissent m’en éloigner. J’allais être avalé et pulvérisé, quoi que je fasse. Mais la partie n’en était pas terminée pour autant.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle Le filet de raccordement toujours déployé, s’étirant comme un élastique fou devant ce soleil de ténèbres, je décidais d’en inverser les effets. Au lieu d’aspirer les informations inscrites à la surface du trou noir, j’en envoyais par dizaines de milliers. J’y projetais mes sauvegardes, codifiant chacune de mes morts, illustrant toutes les tentatives entreprises, alors que la structure du vaisseau entamait sa destruction. Les panneaux réflecteurs, tout comme les rampes de cautionnement, se désagrégeaient, pulvérisés et réduits en une poudre s’étiolant en un cosmos miniature autour de l’engin. Avant de filer en éclaireurs vers le gouffre magnétique et d’y disparaître. Les secousses devinrent alors des tremblements de terre et je m’accrochais au siège, malmené dans tous les sens. Des plaques entières de composés électroniques et de mousse de protection dévalaient des murs, tandis que des moniteurs quittaient leur piédestal pour exploser au sol. Et s’envoler dans tous les sens, projetant des débris dans chaque recoin de la salle. Je vivais là mes derniers instants. J’ouvris les iris de la navette, me basant soudain sur une théorie nouvelle admettant l’idée que tout ce que j’avais vécu n’était pas encore survenu. Que je n’avais pas eu affaire à des fantômes du passé, mais à des représentants d’un avenir si proche qu’ils se matérialisaient à la périphérie du trou noir. Et que j’en étais un moi-même. Parce que le temps en ce lieu n’avait plus d’effet, qu’il n’avançait plus, l’espace devenant une feuille de papier broyée dans les mains d’un géant cosmique. Perturbant les règles universelles, m’obligeant à penser le monde autrement. Dès lors, si le temps ne défilait plus, si le cadran s’ouvrant sur ses aiguilles se voyait à la merci d’une conscience qui était la mienne, je ne m’élançais plus forcément vers ma destruction et pouvais peut-être même espérer faire machine arrière. J’auscultais ce qui m’environnait via les caméras situées à l’extérieur de la navette. Au loin, derrière moi, un autre vaisseau se tenait en orbite autour du centre d’attraction du trou noir, son harpon déployé. Tout comme je l’avais fait ou, plutôt, comme je le ferais bientôt si tout ceci n’était pas encore arrivé. Passé, présent et futur se superposaient, mais il était possible de décider la version que nous voulions altérer. Je localisais ainsi le positionnement de cet autre filet de raccordement, et m’y imbriquais afin que tous deux puisent à la même source. Que l’un aspire ce que le second s’entêtait à envoyer. Je transférais d’ultimes tétras de données sous un déluge de plastique, de mètres de fils érodés et de débris de toutes sortes qui se déversait sur moi en une pluie de cendres, puis cou-

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle pais la communication. Le vaisseau était désormais dans l’incapacité de transmettre. Je me redressais, observant via l’Iris principal non plus ce trou noir qui m’attirait mais cette navette se tenant aux limites de sa toile invisible. J’attendais une réaction, la mise en marche de ses moteurs et l’espoir de les voir ainsi reculer, s’éloigner et fuir cette araignée cosmique à ce point démesurée qu’elle n’en devenait plus visible à des yeux de fourmis comme les nôtres. Mais je ne notifiais aucun changement. Figé face à l’écran, je vis alors mon navire s’ouvrir en deux tandis qu’il s’abimait dans l’espace. En bon capitaine, j’affrontais la mer déchaînée qui se présentait devant moi. Avant de me laisser engloutir, ultime pièce d’un jeu d’échecs chassée du plateau avec violence. 5 — Anomalie détectée, m’informa Mère après moins d’une minute de téléchargement. — Analyse et explications, requerrai-je immédiatement. Ce furent comme des vannes s’ouvrant à chacun de mes sens. Un flot d’informations se déversant dans la moindre de mes artères électroniques. Je reculais d’un pas, comme bousculé par une gigantesque vague à l’écume chargée de sonorités et d’images chaotiques. Mais qu’est-ce donc que cela ? fis-je, décontenancé, étudiant alors des visions de moi-même s’empressant de survivre à des avaries, puis à une menace qui m’était inconnue. Une arborescence de possibilités avait été affichée sur une infinitésimale portion de la surface du trou noir. À l’emplacement exact, au micron près, où le harpon de la navette prélevait les données. Si ces autres s’activaient sans chercher à communiquer entre eux, une dernière version de moimême émettait l’hypothèse qu’elle n’appartenait pas à un temps que l’on pouvait associer au présent, mais à un futur probable. Et qu’il lui fallait dès lors, non pas chercher à combattre ce dernier et la mort implacable qu’il entrainait avec lui, mais sauver son passé. Parce que le temps s’affichait, dans l’œil du trou noir, comme une route pouvant être prise dans les deux sens. Une section de terre dédiée aux dieux universels autour de laquelle se déployait leur propre éternité. Dénuée de commencement et fin, sans naissance ni mort, mais aux règles fourbes, ensemencées de probabilités et d’infinies souffrances pour qui n’était pas apte à s’y plier. Du moins à les comprendre.

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle Mais ce 00011001 bis promettait d’en assimiler la logique quantique tandis qu’il m’annonçait sa destruction prochaine. Émettant par la même occasion l’odieuse idée que j’étais moi-même un chiffre dans l’équation, un fantôme dans la machine. Une suite de codes sur la surface du trou noir. Rien qu’un souvenir qui se rejouait sans cesse, bringuebalé dans les tourments d’un temps qui, tel un poisson prisonnier d’un bocal, tournait ainsi en rond. — Il faut empêcher qu’un tel phénomène survienne, si cela est encore possible, fis-je. Mère, machines arrières toutes, il faut s’éloigner de la zone d’aspiration ! — À cette distance, le risque d’attraction est insignifiant. Il n’y a rien à craindre, m’informa la voix synthétique de l’intelligence artificielle. — La mathématique ne s’applique peut-être plus en ce lieu. Fais ce que je te dis. Une fraction de seconde s’écoula lors de laquelle je crus que Mère allait contester mon ordre et me laisser à penser que, peut-être, la volonté du trou noir avait déjà investi le vaisseau. Mais il s’agissait en réalité du laps de temps nécessaire à la mise à feu des moteurs. Lentement, le navire rebroussa chemin. — Coupe le harpon à sa base, laisse-le dériver dans l’espace, continuai-je. C’est lui qui nous relie, d’une manière ou d’une autre, à la conscience de ce virus cosmique. Il a été le moyen par lequel il est parvenu à nous contaminer, à fausser notre propre espace-temps. — La mission est donc mise en échec, en conclut sobrement Mère. Mais que retirer de ces probabilités qui, par le simple fait de notre extraction du trou noir, n’ont plus matière à exister ? — Je pense que tu ne prends pas le problème dans l’angle qui convient. Prenons l’exemple du chat de Schrödinger, enfermé dans sa boite avec ce poison qui doit s’y répandre et le tuer. La théorie quantique nous signale que tant que la boite ne sera pas ouverte, l’animal sera tout autant mort que vivant. Mais imaginons un instant qu’à l’ouverture de celle-ci, il n’y ait pas de chat. — Je ne comprends pas, annonça Mère. — Si la théorie quantique offrait à celui qui s’y voyait confronté une multitude de portes de sortie ; l’une menant à sa fin, une autre vers sa survie, mais d’autres encore à une infinité de possibles. Une ouverture vers des univers parallèles ayant connu des destins totalement différents du nôtre, parce que soumis à d’autres lois, à d’autres règles du jeu. L’une permettant alors à l’animal de s’enfuir sans attendre qu’on daigne le sauver ou non,

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00011001 de Grégory Covin Illustration d'Aurore Payelle voire de ne jamais participer à l’expérience. Parce qu’une version de luimême lui aurait exposé tous les risques auxquels il se verrait exposé. J’émettais un court silence. — Je crois que nous avons été le chat de Shrödinger, et que nous sommes sortis de la boite… — Dans ce cas, que sommes-nous devenus ? demanda la voix du vaisseau. Je me tournais vers l’écran principal. Il exposait un espace fabuleux, guirlandes de soleils lointains accrochés à la farandole d’un horizon dénué de limites. Des armadas d’étoiles filantes dessinaient des colliers majestueux à des divinités au cou de jais, dont le regard s’étendait vers des mondes en devenir. Leurs joues fardées de gaz constituant de lointains systèmes solaires me permettaient de calculer les espaces les séparant les uns des autres, tel un marin se repérant en pleine mer. Je choisissais plusieurs points de contingence et réitérais l’opération devant l’étrangeté des résultats. Ils différaient totalement de ma base de données, confirmant mon hypothèse que nous n’étions plus dans notre univers mais dans un autre. — Le chat le plus libre de tout le cosmos, fis-je alors. Fendant les flots, notre embarcation s’assigna une direction et s’éloigna dans l’immensité de l’océan cosmique. Elle devint un point lumineux semblable à la lumière colportée de planètes situées à des éons de notre position, tantôt rubiconde, tantôt azurée. Puis elle disparut à son tour, avalée par le temps qui passe. Inlassablement.

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Grégory Covin auteur de la nouvelle 00011001

GRÉGORY COVIN Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je m’appelle Grégory Covin. Je vais avoir 40 ans cette année, et vis à Rouen. Je suis fan de comics et de lectures fantastiques (Héroïc Fantasy, SF, horreur) même si, à présent, j’en lis beaucoup moins qu’avant. Comment t’est venu le goût de l’écriture, à quel âge ? Les jeux de Rôles m’ont donné le goût de l’écriture. Gamin, je jouais aux Livres dont vous êtes le héros, et un ami m’a un jour initié à Warhammer. À l’époque, je lisais surtout des récits de terreur et me suis ainsi porté sur L’Appel de Cthulhu, de l’univers de Lovecraft, pour également réaliser des scénarios. J’ai bien entendu essayé Dongeons and Dragons, mais aussi Vampires the Masquerade ou encore Torg. Vers 18 ans, cela a commencé à devenir compliqué de se réunir entre copains, avec les études, nos vies qui changeaient, et j’ai rapidement compris que la grande époque "Jeu de Rôles" était révolue. Mais je n’avais pas pour autant envie d’arrêter d’en écrire. Je me suis donc reporté sur l’écriture, après avoir dompté le pianotage sur le clavier :) Puis Internet m’a donné l’occasion de participer à des concours de nouvelles, de réussir le premier auquel j’ai participé (ce qui m’a donné confiance en moi, parce que je ne savais pas du tout ce que je valais), et l’envie de continuer. Comment abordes-tu la création d’un texte ? Comment te vient l’inspiration ? Il y a une première partie qui est de la réflexion paresseuse. C’est-à-dire que j’ai des bribes d’idées que je laisse germer. C’est comme un jardin potager ; j’attends que ça pousse, je vérifie que ça ne parte pas chez le voisin (bref, qu’une idée ne soit pas hors sujet), puis je récolte. J’ai alors mon début d’histoire et une idée directrice qui me donnent envie de m’y mettre. Puis c’est la seconde partie. La magie. Je me laisse porter par l’histoire, tout en lui tenant la bride. Je deviens mon premier lecteur à surprendre. Je me pose des pièges desquels je dois ressortir, tant pis si je ne sais pas comment. Souvent, je repousse les premières idées qui me viennent pour en trouver d’autres. Plus folles, et donc plus originales. Les plus étonnantes éclosent pendant que j’écris ; elles surgissent de nulle part. C’est indéniablement comme si je pêchais des idées et que, parfois, l’une d’elles, totalement

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Grégory Covin auteur de la nouvelle 00011001 différente de celles que j’ai habituellement, mordait à l’hameçon. J’aime beaucoup cette sensation. Peux-tu nous parler du processus d’écriture de la nouvelle 00011001 ? Ce qu’elle représente pour toi ? J’ai constaté que mes récits suivaient tous un fil directeur, une interrogation qui dure plusieurs années. Avant de passer à autre chose. Une sorte de Rubik’s cube intellectuel que je tourne dans tous les sens et qui présente différentes couleurs mais un problème similaire. 2013 et 2014 auront été des années de remises en question de la réalité ; de la place de l’Homme dans l’univers et de son grade dans celui-ci. Je me suis amusé à le placer dans des situations similaires et de trouver des causes et conséquences différentes à chaque fois. Bien entendu, je m’intéresse à l’espace, sans pour autant dévorer des bouquins qui en parlent. Je suis plutôt du genre à suivre des documentaires à la télé. Je constate souvent que ce que l’on croit comme acquis ne sont que des hypothèses scientifiques. 00011001 est d’abord un questionnement sur ce qu’est un trou noir. On sait qu’il aspire tout ce qui lui passe autour, ainsi que le temps. Le Big Bang n’est d’ailleurs rien d’autre que ce moment où l’horloge se déclenche et que le temps a une signification. Ce qui entraine ce processus de début et de fin, de naissance et de mort. Mais que se passe-t-il à l’intérieur d’un trou noir ? Que se passe-t-il si une chose, aspirée par celui-ci, n’était alors pas détruite par la puissance du trou noir ? Est-ce là une faille vers l’éternité puisque le temps lui-même en est prisonnier ? 00011001 est également l’envie d’écrire une nouvelle qui se termine bien. J’ai tendance à confronter mes personnages à des forces qui les dépassent ; ils survivent rarement. La question était donc : comment vaincre un trou noir ? Comment ressortir de son aspiration dont rien, même le temps, ne peut s’en échapper ? La réponse ne m’est pas venue tout de suite :) Quel est ton endroit favori pour écrire ? As-tu des rituels ? J’écris dans ma salle à manger, sur un petit bureau placé contre le mur. Du moment qu’il n’y a pas de bruit, je peux écrire n’importe où. Je suis par contre désormais incapable d’écrire autrement que sur un clavier. La feuille papier me bloque, m’agace, tant je peine à me relire :)

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Grégory Covin auteur de la nouvelle 00011001 As-tu un texte dont tu es particulièrement fier et que tu voudrais nous faire découvrir ? Je n’ai pas participé qu’à des concours de nouvelles. J’ai également envoyé des textes à des sites qui les diffusaient librement. Numéro 81 est un texte court qui me touche à chaque fois que je le relis. Quels sont tes auteurs favoris ? Influencent-ils tes écrits ? Le premier auteur qui m’a énormément influencé est H.P. Lovecraft. Pas forcément de par son style, mais sa vision éclatée d’un univers peuplé d’entités innommables m’a marqué. À vie. Cette terreur sourde de choses qui rêvent, qui s’activent dans les ténèbres, est présente à chaque fois qu’un récit d’horreur m’appelle. Il y a également Graham Masterton qui est l’un de mes auteurs favoris et qui m’a énormément influencé. J’ai eu la chance d’être publié à ses côtés dans le fanzine Borderline, et ai toujours aimé son aptitude à mettre au goût du jour les terreurs d’autrefois. Manitou, Démences, Rituel de Chair sont des perles de la littérature de terreur. À lire également : Le Mystère du Lac de Robert McCammon. Quels sont tes projets ? 2014 aura été pour moi une année très calme puisque tous les concours que j’ai réussis ont été décalés de quelques mois pour paraître en 2015. J’aurai 5 textes dans les semaines et mois qui viennent qui vont ainsi voir le jour. Donc un peu de travail de relecture en perspective. Fin décembre, j’ai terminé un texte qu’il me reste à retravailler, puis je vais sans doute m’atteler à un concours érotique. Peut-être pour marcher dans les pas de Graham Masterton qui a écrit pour Penthouse. Et puis cela va changer un peu :) Pour conclure, as-tu un dernier mot à ajouter ? J’ai toujours un grand plaisir à faire partie du Royaume, de voir l’un de mes récits prendre vie dans les pages de son anthologie numérique qui est l’une des plus soignées que je connaisse. J’espère ainsi répondre présent pour les prochains projets que l’avenir nous réserve.

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Aurore Payelle illustratrice de la nouvelle 00011001

AURORE PAYELLE Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Je suis une jeune femme de 25 ans pleine d’imagination. Comment t’est venu le goût du dessin, à quel âge ? Il me semble avoir toujours aimé dessiner. Je me souviens encore de mes années collège où mes dessins sur les agendas des copains avaient un succès fou ! Ils étaient pourtant très difformes à l’époque ! Comment abordes-tu la création d’un dessin ? Comment te vient l’inspiration ? Alors, soit j’ai une idée qui me vient directement et je peaufine, soit l’inspiration vient en lisant, en écoutant de la musique. En cas de panne, je regarde ce qui se fait ailleurs (photos, dessins) et généralement ça vient tout seul après. Peux-tu nous parler de la façon dont tu as abordé l’illustration du texte 00011001 ? Alors j’avoue que ça n’a pas été facile au début. J’illustre rarement des textes de Science-Fiction. Je suis plus monde réel ou Fantastique (oui avec les petites fées et tout), alors pour illustrer ce texte, j’ai du me creuser un peu plus la cervelle. :) Quel est ton endroit favori pour dessiner ? As-tu des rituels ? Sans hésiter : mon canapé. J’ai un coin à moi du canapé. Un plaid sur les genoux, la tablette par dessus, l’ordi à côté et je me lance.

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Aurore Payelle illustratrice de la nouvelle 00011001 As-tu un dessin dont tu es particulièrement fière ? Voudrais-tu nous le montrer ? J’ai la particularité d’oublier assez vite mes dessins et quand je les recroise sur le net ou sur mon ordi, je me dis souvent : « ah c’est moi qui ai fait ça ? Je dessine vraiment bien quand même »… OK, j’ai les chevilles qui enflent, mais je suis fière de tellement de dessins… Quels sont tes illustrateurs favoris ? Influencent-ils tes dessins ? Mes illustrateurs favoris… Hmm, j’aime tellement d’illustrateurs qu’en citer un ou deux me paraît compliqué. En ce moment, j’aime beaucoup le travail de Yuumei sur DeviantArt. Est-ce que tu as un style de dessin que tu préfères ? Y a-t-il des projets d’illustration que tu refuserais ? J’aime les dessins réalistes, j’adore les détails, mais ce sont des dessins qui prennent un temps fou. J’adore aussi le style manga. Des projets que je refuserais ? Pour le moment, si j’ai refusé des projets c’était soit par manque de temps de mon côté, soit parce que le projet n’était clairement pas abouti et qu’il ne mènerait nulle part tel quel. As-tu une anecdote à nous raconter sur ton parcours artistique ? Récemment, j’ai découvert une fonction sur Google (on apprend chaque jour…), vous glissez une image dans la barre de recherche et Google trouve les sites sur lesquels elle apparaît. Et bien, j’ai fait le test avec mes dessins. Retrouver ses dessins sur des sites ou blogs d’autres personnes, même sans citer mon nom, ça fait super plaisir. Quels sont tes projets ? Actuellement, je viens de signer avec une maison d’édition de la petite enfance et nous terminons notre premier livre ensemble et d’autres sont déjà prévus. J’ai toujours des projets privés que j’aimerais terminer.

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Aurore Payelle illustratrice de la nouvelle 00011001 Pour conclure, qu’as-tu envie de nous dire ? On recommence quand ? PS Et ça, c’est mon blog : no2.ultra-book.com

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