"Les vertes prairies" de Kevin Kiffer

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Les vertes prairies Texte de Kevin Kiffer Illustration de couverture rĂŠalisĂŠe en 2009 par Didier Normand


Sommaire Les vertes prairies

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Présentation de Kevin Kiffer

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Présentation de Didier Normand

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Mentions Légales

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Résumé

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Les vertes prairies

L

’astre solaire se levait sur la ligne d’horizon où se dessinait, vague silhouette encore incertaine, la vaste île du Golem. Les longues nuits sur la mer Daltik succédaient aux jours brefs. Tout marin digne de ce nom connaissait le risque de s’éloigner des côtes alors que l’ombre régnait toujours sur les flots. Mais le Prince Éternel fuyait les rivages de l’île du Golem avec un empressement démesuré. À peine sortie des hauts-fonds qui l’avaient ralentie, cette frégate gréée en trois-mâts voguait toutes voiles au vent. À bord, un équipage d’une centaine d’hommes s’activait pour permettre au navire d’embrasser la bise. Dans sa cabine spacieuse et agréable, le capitaine Vincenzo Barca fouillait son secrétaire à la recherche d’une carte de la région, persuadé de l’avoir laissée là avant la dernière escale à terre. Bandana rouge vissé sur la tête, il avait le visage buriné du soldat naviguant depuis ses douze ans, et que rien n’avait détourné des flots en deux décennies. Un large baudrier de cuir barrait sa poitrine taillée par les efforts et les caprices de l’océan. Barca ne pouvait commander à ses hommes de suivre une route au hasard – il ne supportait pas d’abandonner au destin le soin de choisir pour lui. Pourtant, c’était bien la fortune qui l’avait conduit jusque-là et il n’avait aucune indication de son amante capricieuse sur la suite des événements. 4


Des mois durant, le corsaire aux larges épaules avait erré à la barre du Prince Éternel, au service d’un despote fou à lier. Ses pensées bercées par la mer agitée et les craquements de la coque s’emplissaient de vengeance, de spectres du passé, de fantômes du présent qui l’accompagnaient en quête de l’impossible. Et cet impossible, il l’avait trouvé, il l’avait volé, arraché des mains de son maître l’Empereur. Soudain affolé que tout ne soit qu’un rêve, il chercha du regard le précieux coffret. Il était là, sur le bureau, vieil écrin en bois dur écorché par les années, marqué des épées croisées de l’Empire Écarlate. Barca fit tourner le pêne avec la dextérité de mains entraînées au combat. Il entrouvrit à peine le couvercle pour laisser filer un peu d’une éclatante lumière verte et le referma aussitôt d’un geste brusque, peut-être de peur que ce rayon flamboyant ne s’évade. La lassitude le quittait à la pensée des difficiles étapes l’ayant amené ici. À l’instar d’un pirate chevronné, il avait hanté les côtes de nombreuses îles de la Daltik, corsaire au service d’un pouvoir tout puissant. Mais lui poursuivait un autre but. Il devait retrouver ce coffre, seule solution pour tenir une promesse qu’il s’était faite bien des années auparavant : vaincre la mort. Enfin, Vincenzo Barca mit la main sur la précieuse carte et la déroula devant lui. Il repoussa sous son bandana une mèche de ses cheveux bruns, devenus clairs par la force des rayons du soleil. Comme son souvenir le murmurait, le Prince Éternel devait dépasser l’île du Golem, s’engager vers l’est et fondre sur le soleil levant afin de re5


joindre l’archipel de Nemrod. Jusque-là, aucun d’entre eux ne pourrait être en sécurité. Mais ensuite… Il fronça les sourcils, incapable de prédire ce que serait cette suite. Ce qui importait pour le moment était de se mettre à l’abri, loin des canons de son ami Bozniev. Le capitaine prit un peu de papier, trempa la plume qui traînait là dans un encrier, et se mit à griffonner : « Ne pas oublier de prévoir la suite des opérations avec Hawkins. À tout prix échapper à Bozniev. Il nous faut trouver le passage. » Il admira quelques instants sa note et la déposa sur la pile qui s’accumulait sur son secrétaire. Depuis des mois, sa mémoire s’effilochait, la moindre pensée devait être consignée pour ne pas se perdre dans les zones d’ombre de son esprit. Concentré à ne pas laisser ses idées s’enfuir, Barca avait même oublié ce qu’il faisait dans la cabine. Il resta là, hébété, son regard filant à travers le seul hublot. On frappa. Sorti de sa stupeur, Barca reprit conscience d’être sur le Prince Éternel et de l’urgence de la situation. — Cette carte. Où est ce maudit papelard ? chuchota-til avec son regard suspicieux errant sur la pièce, étalant ses papiers comme des documents inconnus. Quelqu’un toqua de nouveau. Vincenzo ordonna d’un ton sec que l’on entre et la porte s’ouvrit en grinçant. Hans jeta un coup d’œil par l’embrasure puis se traîna péniblement à l’intérieur. Un foulard imbibé de sang recouvrait son front et il boitait, le souffle court. S’il remarqua l’air hagard de son chef, il n’en laissa rien paraître. — M’excuse de vous déranger, Capt’ain, mais… — Je vais bien finir par retrouver cette maudite carte. 6


— … Hawkins y pense que vous devriez monter. La vigie elle ‘nonce des navires par tribord. Le regard brun de Barca s’enflamma et il chercha encore quelques instants la carte avant de s’élancer dans les escaliers pour rejoindre la barre. Bozniev. Ce ne pouvait être que Bozniev.

~*~ Sur le gaillard d’arrière de son imposant vaisseau de ligne, le commandeur Aleksandr Bozniev observait le lointain à l’aide de sa longue-vue. Ses cheveux blonds libérés de leur catogan flottaient comme une bannière nourrie par le vent. Sa haute stature en faisait un mat planté près de la barre, inébranlable, une force rassurante pour son équipage. Son profil d’aigle traquait la frégate annoncée quelques instants plus tôt, la cible de son courroux. Pour la rattraper, il avait mis à profit l’expérience de son équipage afin de sortir prestement le Varyag des hauts-fonds que l’on trouvait entre Salernon et le Golem. L’idée avait été un succès et le gigantesque trois-ponts fendait le calme de la mer, les voiles gonflées par les alizés. Elles portaient les lames croisées de l’Empire, prêtes à s’abattre sur l’adversaire ou le traître. À ses côtés se balançaient deux lougres, le Tilsitt et le Karel Zerkhov, les seuls navires d’interceptions qui n’avaient pas été endommagés lors la fuite du Prince Éternel. Quand Barca et ses hommes s’étaient pressés afin de regagner leur vaisseau amarré au port principal de 7


Salernon, huit navires de Sa Majesté l’Empereur s’y trouvaient en escale. Le trois-mâts n’avait pas hésité à faire parler les canons pour les ravager. Il n’en restait que trois en état de voguer suite à cette traîtrise. Une manœuvre aussi machiavélique et rapidement exécutée ne pouvait être l’œuvre que de Barca. Le commandeur serra son poing massif sur sa longue-vue et stoppa sa recherche en scrutant l’arrière du Prince Éternel qui filait devant eux. Pour la première fois, Bozniev et l’Empire avaient subi la félonie et l’intelligence de ce corsaire d’exception. De cet ami. De ce frère. Les poils de sa nuque se hérissèrent en pensant aux années passées à naviguer ensemble, à se battre côte à côte. Nul ne pouvait oublier un tel parcours. Pas même Vincenzo. — Ils serrent bien mieux le vent. Impossible de les rattraper, constata le capitaine Olev. Bozniev se tourna vers son second, accompagné par le cliquetis métallique des nombreuses médailles qu’il portait sur le torse. Il approuva machinalement de la tête et replia sa longue-vue. — Nous le savions. D’où la nécessité de nous adjoindre les lougres. Transmettez au Karel Zerkhov l’ordre d’attaquer. Je m’occupe du capitaine Tang. L’injonction fut portée de voix en voix et des drapeaux s’agitèrent sur le pont afin de faire circuler la consigne. Bozniev ferma les yeux, se laissant envahir par le doux son des flots dansant. La quiétude le gagna comme il sentait la force incomparable des océans le pénétrer, l’emporter et enfin le transporter sur le pont du Tilsitt dans un nuage d’encre noir. 8


La garde de son sabre fut la dernière chose à transiter d’un bateau à l’autre. En lui remettant son arme, symbole de l’amirauté, le maître de toutes les destinées avait également insufflé dans le cœur de son subordonné la possibilité de se rendre où il le désirait. Il ne pouvait aller qu’à des endroits sur lesquels il avait une vue claire et dégagée, mais ce pouvoir ouvrait des champs stratégiques insoupçonnés. Malgré son habitude à utiliser les pouvoirs magiques que lui avait confiés l’Empereur, Bozniev gardait toujours une appréhension. Sa plus grande terreur était d’être happé par des profondeurs autres que la mer, ce noir d’encre dans lequel il se plongeait à chaque transfert d’un endroit à un autre. La crainte de ne pas arriver à destination le poussait à se montrer précautionneux avec ses apparaissances. Du regard, il inspecta sa main diaphane alors qu’il se matérialisait sur le pont de la navette. Puis il contempla son Varyag sur tribord, avec ses trappes à canons qui morcelaient une coque à la longueur démesurée, dont la quille fendait implacablement les vagues. De nouveau souriant, Bozniev observa le capitaine Tang à la barre de son lougre et l’appela. Le petit Asiatique aux muscles noueux et à la fine barbe arriva d’un pas léger. — Avancez toutes voiles dehors et rattrapez-le, ordonna-t-il. Vous approcherez par bâbord et vous vous préparerez à l’éperonner. La seule raison que Bozniev avait d’emmener les lougres était leur incroyable vélocité qui permettrait de rattraper le Prince Éternel au moment opportun. Fils de pêcheur, il avait souvent vu ces petits navires servir à as9


surer la sécurité sur les mers, là où nul ne pouvait les distancer. Ainsi, ils pourraient harceler le navire, le temps pour le Varyag de fondre sur sa proie et de l’envoyer par le fond. Tang, officier résolu, distribua ses ordres à la volée comme les voiles au tiers se tendaient au maximum sous l’effet du vent. Bozniev se cramponna au bastingage, déstabilisé par la secousse qui marquait leur accélération. Tous les lougres de la flotte étaient équipés d’éperons depuis la bataille d’Elan où l’Amiral Tsukov avait vaincu l’ennemi Marsan en jetant ses petits navires contre les vaisseaux adverses. Cette tactique impériale suicidaire était crainte de tous au plus grand profit des officiers, Bozniev le premier. Maintenant que le Tilsitt avait dépassé l’ombre de la poupe du gigantesque trois-ponts, le commandeur pouvait distinguer à leurs côtés que le Karel Zerkhov louvoyait entre les flots. Il décida de rester encore un peu à bord du lougre, au moins jusqu’à l’affrontement, pour assister au début de la déchéance de son adversaire. Sa rage le poussait à remplir son objectif : ramener le coffre… Et tuer Barca.

~*~ Quand il arriva sur le pont du Prince Éternel, Vincenzo dut se couvrir le nez devant l’odeur pestilentielle que le vent distillait à ses narines. Un homme de plus venait de succomber, allongé entre deux tonneaux au-dessus desquels s’amassaient les mouches. Plusieurs marins l’obser10


vaient sans rien dire, l’air désolé. Barca s’approcha et constata que c’était le corps du vieux Cooney qui reposait là, la peau rongée. Depuis que le coffre se trouvait à bord, c’était le troisième décès parmi les membres déjà malades ou affaiblis de l’équipage. À chaque fois, la façon dont ils avaient plongé dans les abysses était différente : Cootridge s’était pendu avec le drapeau de la flotte ; Emilio avait cuisiné ses propres membres à l’équipage ; cette fois Cooney s’était gratté la peau jusqu’au sang, plus loin encore… les infections avaient fait le reste. Vincenzo se savait responsable de ces drames à répétition. L’objet enfermé dans le petit coffre de sa cabine poussait les hommes qui l’entouraient à avoir un comportement de dément. Lui aussi entendait une petite voix murmurant des conseils qu’il se sentait obligé de prendre en compte, au point que son esprit obnubilé faisait l’impasse de ses autres souvenirs. Attristé, il contempla en silence le cadavre de son vieux compagnon. — Alors, tas de serpents de mer visqueux, on se prélasse tranquillement au lieu de faire son travail ! hurla une voix portant loin au-dessus des vagues. Quoi ? Pourquoi me regardez-vous comme un banc de poissons frits ? Allez, balancez-moi ce cadavre à la flotte, et tout le monde à son poste ! Vincenzo balaya le gaillard d’arrière pour distinguer son second, Hawkins, le regard mauvais, qui agitait le moignon de son bras droit en sa direction. Les hommes, résignés, empoignèrent le corps et le jetèrent par-dessus bord sans aucun cérémonial. Certains d’entre eux obéis11


saient mécaniquement, ne se rendant pas compte qu’un frère d’armes parmi les plus méritants venait de mourir. Barca avait déjà oublié l’image de son vieil ami quand il se rendit auprès de son second. Hawkins l’observait de ses yeux vairons, déterminé. Il continuait de lancer des ordres à la volée, suppléant le capitaine. Sa dernière main, charbonnée et couverte de coupures infectées, tenait d’une poigne de fer la barre du Prince Éternel. — Il semblerait qu’Aleks ait retrouvé notre trace, fit-il la mine sombre. — Aleks ? demanda d’abord Vincenzo. Oui… Aleks… Bozniev. Statut ? — L’équipage est prêt au combat. Deux lougres chassent nos flancs. Il va falloir réagir. — Les canons ? — Prêts à faire feu à tes ordres. — Parfait. Quand Barca se pencha par-dessus la rambarde qui l’empêchait de tomber dans l’océan, il eut un moment de doute sur les objectifs qu’il poursuivait. Pourquoi vouloir échapper à ses amis ? Pourquoi fuir ? Mais la petite voix continuait à marmonner des informations qui avaient du sens pour lui : les vertes prairies, Elena, et une phrase qui lui revenait constamment à l’esprit : s’égarer au milieu de nulle part, car de rien viendra le tout. Ses pensées l’obnubilaient. Il se courbait dangereusement en avant, le vide l’hypnotisant, jusqu’à ce qu’il sente une poigne ferme le ramener à l’abri. À ce moment, il se retourna et vit Hawkins s’éloigner afin de reprendre le contrôle du safran. Le marin cherchait quelque chose dans sa poche, rongé par la crainte des mers trop calmes. 12


La superstition faisait partie de ses petites lubies : il conservait un morceau de charbon qu’il manipulait sans cesse. Une protection contre la noyade. Cette habitude avait pris la tournure d’une obsession sous l’influence du coffre. Il avait déjà perdu sa main droite à force de serrer si fort le coke que des coupures profondes l’avaient marquée et s’étaient infectées. Encore une victime de l’objet maudit. Sa poigne légendaire ne serait bientôt qu’un souvenir, Barca le savait, mais ne parvenait pas à s’en soucier. Un tourment supérieur le préoccupait. Un murmure lui glissait qu’il fallait échapper à Bozniev. Lui échapper, mais comment ? Un éclair de lumière traversa son esprit alors qu’il se posait cette question : son intellect reprenait le dessus sur son égarement, une ébauche de plan se fit réalité. Le capitaine Vincenzo Barca redevint en un instant ce redoutable corsaire qui croisait sur les mers. Les premières consignes furent lancées à la volée. Le capiston se glissa aux côtés de son navigateur et lança d’une voix claire : — À tribord toute ! Ensemble, ils firent tourner la barre d’une rotation frénétique. Le Prince Éternel fit une embardée sévère et dévia soudainement de sa route, amenant son bord face au Karel Zerkhov. Les voiles, tendues à craquer afin de serrer le vent, hurlaient leur désapprobation suite à un tel traitement. Vincenzo se retourna pour constater que l’autre lougre avait suivi parfaitement le mouvement et se rapprochait dangereusement du vaisseau par bâbord, légèrement dans son sillage, à l’abri des canons. 13


Chaque chose en son temps. Les hommes s’activaient sur le pont. Hawkins ordonna le tir d’un cri vite couvert par les détonations des pièces d’artillerie. Dix-huit boulets s’attaquèrent au Karel Zerkhov, d’apparence bien frêle sous cette pluie de métal. Trois projectiles arrachèrent le mât arrière, qui tomba à l’eau, alors que des gerbes de bois éclaboussaient la mer Daltik. Un feu commença à prendre. Le lougre était hors de combat. Mais le Tilsitt s’était faufilé de manière fort à propos et s’apprêtait à entamer sa manœuvre finale. Barca connaissait le mouvement par cœur : Tang allait faire dévier son chasse-marée suffisamment afin d’avoir l’angle nécessaire pour frapper le trois-mâts avec son éperon. À ce momentlà, il serait trop tard. Serrant le plat-bord à s’en blanchir les phalanges, il lança un regard à son second et acquiesça avec un petit sourire que le marin connaissait bien. — Accrochez-vous, tas de badernes, ou je vous jette tous à Amphitrite1 ! beugla Hawkins en faisant pivoter la barre de l’autre sens. Déplacer un tel poids dans un mouvement de zigzag s’avérait difficile et le navire hurla sa colère d’être ainsi martyrisé. Mais comme Barca l’espérait, le Tilsitt fut pris au dépourvu par cette tactique désespérée. Le lougre risquait de heurter son adversaire tribord contre bâbord, non de face. Son éperon serait inutile et le choc l’enverrait par le fond. Alors son capitaine fit la seule chose qui pou-

1 Femme de Neptune, déesse des mers.

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vait le sauver : il tenta de s’écarter hors de portée de la coque du Prince Éternel. Trop tard. Le vent joua en sa défaveur. La secousse fit trembler la structure du trois-mâts, des cris apeurés retentirent, il effectua un bref mouvement de balancier avant de se stabiliser avec l’effet des courants. Du Tilsitt il n’y avait plus trace, si l’on excluait quelques planches de bois brisées et des cadavres épars. Pourtant, des éclats de voix parvenaient toujours à Vincenzo. Inquiet, il descendit sur le pont et croisa Hans, affolé, qui émergeait de la cale. — Didiou, didiou, ‘va mourir ! — Qu’est-ce qu’il y a ? — Un ‘rou… gros com’une baleine su’ la coque, répondit le matelot en mimant avec ses bras l’importance exagérée de la fuite. T’ibord. Manifestement, même la manœuvre la plus réussie ne leur avait pas permis de faire échouer le plan adverse. Barca se glissa à tribord et se pencha par-dessus la balustrade pour observer le bois déchiqueté et la faille qui laissait filtrer l’eau. Il ne put s’empêcher de jeter un œil en arrière, vers le Varyag dont la silhouette menaçante flottait à distance respectable. Tu n’as pas encore gagné. Pas encore… Impossible de fuir très longtemps avec une percée pareille. Les charpentiers pourraient seulement limiter l’ampleur des dégâts, mais sa décision devait arriver vite. Peut-être pouvait-il trouver un endroit où s’arrêter ? Un port où l’équipage pourrait au moins colmater la brèche ? 15


Décidé, il voulut sortir la carte de la poche intérieure de sa veste… et constata qu’il l’avait oubliée. Rageur, il s’élança vers la cabine. Le temps pressait.

~*~ Après avoir observé la courte escarmouche qui avait vu la destruction des deux lougres, le commandeur s’était retiré dans ses appartements, méditant devant une carte. Le pouce et l’index de sa main droite pinçaient et tordaient le bout de son menton. Bozniev s’interrogeait sur le prochain mouvement de son ennemi. La seule option du Prince Éternel était de faire escale au plus près pour chercher à atténuer les dégâts de la coque. Une halte dans une crique quelconque paraissait exclue : le navire resterait exposé à une attaque et les moyens pour réparer seraient longs à obtenir. Non, Barca allait s’arrêter dans un port de faible importance, où la garnison impériale ne compterait que quelques soldats, une zone d’amarrage au moins capable d’accueillir un troismâts. Le choix se limitait à deux options alentours : Nelon ou Dyniach. Il fronça les sourcils comme le parquet grinçait sous ses pieds à cause du roulis. Malgré l’imposante taille du Varyag, la mer restait la mer et ses caprices faisaient la loi aux quatre coins de la Daltik, sur terre comme sur les navires. Cette simple constatation appela à lui bien des souvenirs. Des mois durant, il avait entendu le récit des exploits de son camarade, nourrissant de la fierté pour celui qu’il 16


avait connu à la cour impériale. Barca était déjà un corsaire reconnu, mais ils avaient eu l’occasion de mener ensemble une longue campagne victorieuse. L’affrontement s’était soldé par une bataille mémorable, au milieu des flots démontés du détroit de Ganiss, où Vincenzo avait démontré des talents stratégiques insoupçonnés qu’Aleksandr avait appris à lire. Voilà pourquoi son intuition le conduisait à penser que le Prince Éternel allait se rendre à Dyniach. Sans plus attendre, il fit transmettre par une ordonnance l’ordre de mettre le cap vers ce port. Un soldat de sa trempe refusait de se fier à tout va à la sacro-sainte intuition qui pouvait faire les héros ou défaire les plus imprudents. Son père lui racontait volontiers des récits sur ces hommes vaillants vaincus par leur arrogance. Ce combat à venir lui semblait, pourtant, être le dernier événement inédit d’une suite de faits sans logique. Barca se montrait trop imprévisible pour laisser à la dialectique le soin de déterminer la prochaine étape de cette épopée sanglante. Tout avait commencé par un jour de tempête similaire à celui qui avait vu la victoire impériale de Ganiss, comme si les dieux marquaient de leur empreinte les tournants cruciaux de la vie de Vincenzo Barca. Un navire avait sombré corps et bien, entraînant avec lui le cœur du valeureux corsaire, prisonnier de la main de la femme qu’il aimait. Son âme n’allait pas tarder à le suivre dans ces abysses. Devenu fou, il avait accusé l’Empereur d’être responsable de l’incident, puis avait volé le précieux coffre impérial sous la garde de Bozniev. Un précieux coffre… 17


Nul ne savait ce qu’il renfermait, seulement que le Roi de toutes les mers était l’unique homme à savoir dominer son extraordinaire pouvoir. Voilà pourquoi le commandant devait le lui ramener. Voilà pourquoi il était chargé de tuer son ami : seul son souverain devait savoir ce que contenait le mystérieux objet. Son esprit dériva au rythme des flots. Une étrange mélodie lui trottait dans la tête depuis que Barca avait détruit plusieurs des navires lancés à sa poursuite. Un air qu’il n’avait plus entendu, surtout qu’il n’avait pas joué depuis une éternité. Trop chargé de souvenirs. Trop chargé d’amour. Le soleil déclinait déjà quand on toqua à la porte de sa cabine. Le capitaine Olev entra après y avoir été invité. — Commandeur, le Prince Éternel est en vue. Selon votre intuition, il a bien mouillé au port de Dyniach. La main droite de Bozniev esquissait sur le bois de son bureau les quelques notes du morceau sur un clavier imaginaire. La nostalgie ne l’empêcherait pas d’accomplir son devoir. Elle rendrait seulement sa tâche plus difficile. — Parfait. Préparez-vous à l’assaut.

~*~ L’ombre menaçante du Varyag se projetait sur le port de Dyniach. Sa silhouette imposante se découpait dans le sang du soleil de cette fin de journée, glissant lentement vers son objectif. Le capitaine Barca observait son adversaire avec une intense réflexion dans le but de découvrir comment poursuivre sa route. 18


Leur vaisseau était à quai et les réparations à peine commencées. Sa stupidité, dictée par ses tourments, le rendait malade. Peut-être pouvaient-ils reprendre la mer, mais Vincenzo doutait d’aller très loin sans gravement endommager le Prince Éternel. Il ne savait toujours pas vers où mettre le cap et que faire avec le coffre. Pourtant, l’indication était là, dans son esprit : s’égarer au milieu de nulle part, car de rien viendra le tout. Au milieu de nulle part… Se rendre nulle part, encore une difficulté. Il ne pourrait pas utiliser le pouvoir que renferme le coffre avant d’avoir atteint cette destination. Cela lui était impossible. Interdit. Il se frotta les tempes pour tenter de reprendre le contrôle de ses pensées. Cette préoccupation se mêlait à celle qu’une petite voix ne cessait de distiller à son esprit : descends et va-t’en. Cache-toi dans le port. Depuis leur arrivée, une peur permanente de perdre le coffre l’envahissait. Il devait lutter pour résister, ne pas déserter. Un tel acte trahirait ce en quoi il croyait. La tentation restait pourtant présente, envahissante, pesante même. Depuis l’annonce par la vigie de l’apparition de l’ennemi, plusieurs marins avaient quitté leurs postes afin d’observer la menace de leurs yeux. Hawkins se trouvait aux côtés de son capitaine, plongé au cœur d’une grande réflexion. Les détroits menant à chaque solution se refermaient devant eux les uns après les autres à cause de cette tempête nommée Bozniev. — Tu dois partir, Vincenzo, ordonna finalement Hawkins d’un ton sans appel. 19


— Ce n’est pas ta volonté mais celle du coffre. Je ne partirai pas. — Si tu ne le fais pas, je te balancerai par-dessus bord. Le peu de contrôle qu’il me reste sur ma dernière main me suffirait à le faire. — Et toi ? Et vous ? Je suis votre capitaine, je ne peux pas vous abandonner face à Bozniev et ses canons. Hawkins sourit à l’évocation du nom de leur ancien compagnon d’armes. Un autre temps, une autre vie. L’homme qu’il était aujourd’hui n’avait rien à voir avec le soldat qu’il fut hier. — Nous sommes maudits, condamnés à servir cette… chose. Ce malheur pourrait durer l’éternité entière sauf que mon esprit n’y survivrait pas. Eux non plus, continua le Second, amer, en montrant ses hommes du doigt. Personne ne t’en veut, mais nous devons trouver le repos. Nous perdons la tête ! — Je sais. Moi… moi aussi. — Alors, pars. Je te le demande. Nous te supplions tous. Que cette folie s’arrête. — Tu sais que si j’éloigne le coffre, vous allez dépérir et mourir. Une fois que l’on tombe sous son influence, on… — Oui. Sur le pont du Prince Éternel, tous les matelots s’étaient arrêtés pour observer l’échange des deux hommes. De nombreux pirates approuvaient d’un simple geste de la tête. Du haut de leurs dix années d’expérience, ils savaient tous qu’affronter le Varyag les condamnait à un funeste sort. 20


La folie ou la mort. Ils préféraient laisser l’insanité au capitaine et choisir la mort avant d’être délivrés de leurs chaînes par Esquirol. Vincenzo le comprenait. Il acquiesça sombrement. Déjà ailleurs, il ne prit la peine de saluer personne avant de se diriger vers le quai où il descendit le long d’une corde. Derrière lui, les amarres furent tirées à bord et le Prince Éternel prit la mer pour la dernière fois. Dans sa tête, la voix s’était arrêtée de susurrer. Sa mémoire avait déjà occulté le fait qu’il était le capitaine de ce fameux trois-mâts quand il se retourna, attiré par le chant qui s’élevait du vaisseau s’éloignant.

~*~ Le pied appuyé sur la lisse de proue du Varyag, le commandeur Bozniev observait son adversaire manœuvrer dans le port et amurer, voiles tendues, prêt à fondre sur eux. Il se caressa machinalement le menton, percevant à ses côtés le capitaine Olev, nerveux. — Mais que font-ils ? — Je crois que c’est évident, Olev. — Ils ne peuvent pas ! C’est nous qui les avons pris au piège, ils… ils doivent se rendre ! — Ils ne sont pas au courant de ce point de règlement, capitaine. Préparez les canons tribord. Olev fit claquer ses talons et entraîna avec lui le maître de manœuvre. Bientôt, les roues des canons émirent un son rauque et dérangeant pendant la mise en place de la batterie. L’équipage s’activait dans une organisation par21


faite, rodée aux situations de combat. Pourtant, quand le Bosco releva la tête, tous les hommes se turent et s’arrêtèrent, percevant à leur tour des voix torturées à l’unité morbide. Ils tournèrent tous la tête en direction du Prince Éternel qui voguait vers eux, intrépide. Peu à peu, les paroles se détachèrent. Tous connaissaient ce refrain : Nous partirons vers un nouveau conflit Ohé ohé ohé Nous ne craignons ni peines ni roulis Ohé ohé ohé Il faut chanter puisque la mer est belle Il faut chanter puisque nous partirons Quand l’ouragan balaiera le pont Ohé ohé ohé Nous maintiendrons bien haut le pavillon Ohé ohé ohé Il faut chanter puisque la mer est cruelle Il faut chanter puisque nous partirons Et puis un soir mouillant face à la mort Ohé ohé ohé Nous fredonnerons le dernier chant du bord Ohé ohé ohé Il faut chanter puisque la mer est belle Il faut chanter puisque nous partirons 22


L’indécision et la surprise régnaient sur le pont du Varyag. Le commandeur Bozniev s’en rendait compte, aussi il siffla entre ses doigts, suscitant un intérêt nouveau de l’équipage. — Je sais que certains d’entre eux sont vos amis. Moimême, je connais très bien le capitaine Barca. Mais ils ont volé le trésor impérial. Ils nous ont trahis. Il n’y a qu’un seul châtiment possible, assura-t-il, élevant encore la voix pour couvrir le chant. La mort. Armez les canons et affalez les voiles. Une seule salve suffira. Les membres du bord, ragaillardis, s’employèrent à ajuster la batterie sur les trois ponts du navire. Le capitaine Olev les poussa dans leurs retranchements, exigeant toujours plus, toujours plus vite. Le commandeur Bozniev rejoignit le gaillard d’arrière. Il attendit que les voiles tombent au sol de leur propre poids pour s’assurer une dernière fois de la position du Prince Éternel, qui fondait droit sur eux sans se soucier de la mer houleuse. — Messieurs, branle-bas de combat ! À mon signal ! De part et d’autre de la batterie, le commandeur et le capitaine levèrent le bras. Le temps se suspendit à bord du Varyag immobile. Les artilleurs se tenaient à leur poste, guettant la main qui s’abattrait comme la lame d’une guillotine sur un cou exposé. Il régnait sur les trois ponts l’excitation, mêlée de peur, que n’occultait pas totalement la bouffée d’adrénaline due à l’imminence de l’affrontement. Seul Bozniev restait statique, les yeux rivés sur le vaisseau qui approchait, le visage neutre et impassible. D’ici quelques instants serait venu le temps. Pourtant, l’étincelle d’un doute s’insinua en lui : pour la première fois, 23


il allait tirer sur un vaisseau impérial, entraîner au milieu d’un massacre des marins qu’il connaissait et appréciait. Et avec eux, Vincenzo. Il chercha à éteindre ce brasier dans son esprit, conscient que seule importait en fait la survie du vainqueur. Alors il baissa le bras. Ce fut comme un cheval dont les pattes avant heurtaient violemment un obstacle, le précipitant dans une chute rapide et douloureuse, tête la première. Le Prince Éternel s’affaissa brusquement, la figure de proue transperça une vague avant de disparaitre parmi les abîmes de la mer Daltik. Des explosions balayèrent le pont et projetèrent des hommes à l’eau. D’un élan impatient, le navire se planta dans les flots comme sur un banc de sable, se redressa et se retrouva à la verticale. Les matelots s’accrochèrent à ce qu’ils pouvaient pour ne pas être précipités en contrebas. Le chaos et les cris furent couverts par les dernières détonations des canons. Puis la poupe du Prince Éternel retomba sur les eaux, et le silence s’installa. Pour la première fois lors d’une victoire, aucun cri de joie n’émana du pont du Varyag. Seule la prière d’un marin vint rompre le silence pesant : il recommandait les âmes des pécheurs disparus en mer au violoniste, l’homme qui faisait passer aux morts la porte conduisant aux vertes prairies, lieu de repos éternel des navigateurs. Les ordres du commandeur annoncèrent la fin du combat : — Sauvez ceux que vous pourrez. Et rapportez-moi le coffre. 24


Avec la raideur d’un automate incapable d’exprimer des sentiments, il se retira dans ses quartiers en attendant de pouvoir récupérer ce maudit bibelot et quitter ce lieu de mort.

~*~ Le port de Dyniach résonnait du pas de la garnison. Depuis que le vaisseau renégat avait été envoyé par le fond, les soldats avaient reçu l’ordre de retrouver le capitaine félon et de l’appréhender. Sans effusion de sang, si possible. Un garde l’avait vu apponter juste avant le départ de son navire pour la mort. Depuis, toutes les rues de l’enceinte fortifiée se faisaient le théâtre de la traque. Vincenzo avait bien du mal à leur échapper avec son imposant baluchon et le coffre qu’il devait garder précieusement. Il avait tenté de l’abandonner dans une cave où personne ne l’aurait remarqué, mais sa volonté avait subitement failli au moment d’agir. Le voilà lié à l’objet quoi qu’il puisse en coûter. Depuis une bonne demi-heure, Barca se terrait dans un entrepôt, près de la porte nord, attendant le moment propice pour sortir et rejoindre la cité. Comme de coutume dans l’empire, les villes étaient séparées de leurs emporions2, lieux de passage et de commerce tournés vers la mer. La garde venait d’être rejointe par la troupe de Bozniev, les patrouilles doublées aux entrées. Pris au piège, seul, il ne parvenait pourtant pas à douter. Bien sûr 2 Port de commerce dépendant d’une cité dont il est parfois contigu.

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qu’il allait trouver une solution. Une issue. Il ne pouvait en être autrement. Adossé à un mur, il ferma les yeux quelques instants pour rassembler ses esprits. Repassant mentalement les lieux qu’il avait parcourus pendant sa fuite, à la recherche d’une sortie accessible. Le rêve s’imposa alors par flashs successifs : il se vit d’abord monter une échelle, puis longer des remparts et enfin se jeter par-dessus la muraille pour atterrir sur le toit d’une maison. Cette échelle ne se trouvait qu’à une centaine de mètres de sa cachette. Sans aucune réflexion supplémentaire, il se lança à l’extérieur, les bras chargés. Personne ne le remarqua vraiment avant qu’il n’arrive à l’échelle : les gardes étaient trop occupés à chercher un fuyard pour se soucier d’un homme remontant tranquillement une rue. L’alarme fut donnée quand il lança le coffre sur le muret du chemin de patrouille et grimpa sur l’échelle. Les lanciers crièrent à l’intrus, de nombreux soldats convergèrent vers les lieux. Debout sur la muraille, le coffre à ses pieds, Vincenzo faisait face à deux gardes qu’il défia en dégainant son épée. L’affrontement fut bref. Barca se fendit pour transpercer le premier qui s’écroula, puis para une attaque de côté avant de toucher le second à l’épaule. Ce dernier recula en titubant. Un coup de botte bien placé suffit à le faire tomber en contrebas. Au pied de la muraille, les cris s’intensifiaient et une rangée de fusiliers se constituait. Les premiers posaient déjà genoux à terre, prêts à le mettre en joue. Reprenant la 26


boite sous le bras, le déserteur se mit à courir le long de la fortification. Un coup de coffre bien senti écarta de sa route un nouveau soldat qui tentait de l’arrêter. Le corsaire jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : les mousquets le tenaient en joue, les amorces brûlaient. Ils s’apprêtaient à faire feu. Les tirs tonnèrent d’une explosion à en déchirer les tympans. D’un réflexe instinctif, Vincenzo baissa la tête, parfaitement conscient qu’il n’éviterait nullement les balles ainsi. Le poids soudain multiplié du coffre le poussa au sol, seul un tir écorcha son bras droit. Pourtant, quand il se releva, l’ancien commandant de navire devait faire face à six hommes, dont le capitaine Olev, armes au poing, prêts à en découdre. — Vous êtes en état d’arrestation. N’essayez pas de fuir, lança l’officier, résolu. — Venez donc m’arrêter, brava Barca lame en main, déterminé à ne pas se rendre sans combattre. — Vous perdez la raison, capitaine. À un contre six, vos chances sont infimes. Mais Vincenzo ne voulait pas renoncer. Il leur jeta son baluchon et enjamba le mur d’enceinte pour se laisser tomber de l’autre côté. Persuadé de voir le fuyard mort, Olev constata que son adversaire s’était réceptionné sur le toit d’une maison et descendait déjà dans la rue pour reprendre sa fuite éperdue. Une troupe impressionnante remontait les allées parallèles à sa poursuite. La traque l’amena devant les portes 27


closes de l’église de Dyniach, seule cachette possible pour le fuyard, que les lanciers encerclèrent.

~*~ À son arrivée sur les lieux, le commandeur ordonna à ses hommes de rester à l’extérieur puis pénétra seul dans l’église. Le soleil au zénith projetait sur les travées des représentations métaphoriques de marins venant à bout de leurs plus grandes peurs. Bozniev se sentit immédiatement mal à l’aise. Son oreille percevait un murmure lointain, un écho qui ne ressemblait en rien à une prière. Il chercha un vitrail auquel se raccrocher, mais n’en trouva aucun et remonta lentement la nef, son regard balayant l’endroit à la recherche de Barca. Pas un mouvement ne venait troubler la quiétude du lieu saint. Quelques marches le conduisirent à un orgue, installé dans le chœur. Il sonda les recoins sombres sans discerner la moindre silhouette. Sa main droite caressait le pommeau de sa rapière puis la serra très fort, à s’en faire blanchir les phalanges, signe de son agacement et de sa tension nerveuse. Son attention se reporta sur l’orgue, impeccable, illuminé par un rayon de soleil perçant la rosace. Ses doigts frôlèrent les touches et Bozniev se sentit une envie subite d’aventurer quelques notes. En d’autres temps, il fut un pianiste émérite. Et cette mélodie qui lui trottait dans la tête depuis leur départ de Salernon ne l’avait pas abandonné. 28


Il s’installa sur le banc et laissa son index dérouler une esquisse du morceau, ses pieds jouant avec le pédalier. Dès la première note, une colombe effrayée s’envola des plus hauts soufflets, ses ailes battant l’air et le calme de la nef centrale. Il continua pourtant, détachant chaque accord, laissant traîner chaque vibration en un chant élégiaque et mélancolique. Le rythme s’accéléra, le commandant répétant sans cesse les mêmes harmonies avec la haine et la rage que lui inspirait le morceau. En un temps si peu lointain, il avait interprété cette partition en l’honneur d’une femme. Elena. L’amour de sa vie, perdu en mer dans un stupide voyage où la tempête avait sévi. Il venait de se rendre compte qu’il n’avait jamais interprété cet air depuis. Soudain Aleks cessa tout mouvement et l’orgue agonisa dans un souffle rauque. Ses mains tremblaient. Il se sentait incapable de jouer davantage. Une idée l’aida à calmer son trouble : son pouvoir ne fonctionnait pas entre ses murs protégés par une magie défensive, mais il pourrait se matérialiser à côté du fuyard dès sa sortie de l’édifice. Une présence se manifesta sur la gauche d’une petite toux discrète. Le prêtre de la paroisse avait les yeux vitreux, la soutane sale, le corps rachitique symbolisé par cette gorge parcheminée où se dessinait sa trachée. Il venait de s’avancer à la lumière comme la musique avait cessé, curieux de faire la connaissance de cet hôte qui s’était invité au clavier. — Quel superbe morceau, fit le religieux d’une petite voix fluette. Où l’avez-vous appris ? 29


Bozniev se tourna pour l’observer plus attentivement : le confesseur portait sa toge bleu marine trop ample. Ses joues rougeoyaient à cause du soleil, mettaient en avant ses sourcils gris en broussaille et son crâne glabre. — J’y ai longuement réfléchi, répondit prudemment l’officier. Je crois que je ne l’ai pas appris, je l’ai découvert. Un soir, je conversais avec deux amis proches et je n’ai cessé de le fredonner. Peut-être leur présence m’avait-elle inspiré. Et il ne m’était pas revenu en mémoire depuis… longtemps. — Vous cumulez les qualités : commandeur et musicien de talent. Qu’est-ce qui vous amène dans cette humble maison ? — Une âme en peine. — Comme nombre de mes visiteurs. — Celle-là se cache. — Ne sommes-nous pas ici sur une terre d’asile ? répondit malicieusement l’ecclésiastique. Au fur et à mesure que l’homme parlait, Bozniev ne cessait de le trouver agaçant. Moqueur. Faussement accueillant. Il ne l’aimait pas, lui rappelant ces rats flatteurs et comploteurs qui gravitaient autour de l’Empereur. Avec Vincenzo, il s’était battu pour pacifier la cour et lui faire retrouver une force sur laquelle on pouvait s’appuyer. Voilà pourquoi il rêvait déjà d’effacer le sourire naissant sur les lèvres du curé. — Ne vous moquez pas de moi. Je suis à la recherche du félon qui m’a devancé de quelques minutes ici. Je peux… — … Vous ne pouvez rien, le coupa sèchement le prêtre. Les lois impériales sont strictes : nul soldat n’a le 30


droit de violer les terres d’asile. Si vous le souhaitez, je peux vous entendre en confession. Ou vous laisser jouer un peu plus. Mais si vous êtes là pour autre chose, je vais vous demander de partir, commandeur. Ruminant sa colère, Bozniev se dirigea vers la porte mais finit par se retourner, demandant sur un ton sec : — Et qui ose me défier ainsi ? — Frère Wigand, de l’Ordre des Gardiens. Au revoir, commandeur. — Il ne sortira pas d’ici… il ne sortira pas d’ici, répéta à plusieurs reprises Aleksandr alors que la double porte se refermait sur lui. Quand l’ecclésiastique se retourna, il distingua une ombre mouvante derrière l’orgue, qui maintenait ses jambes repliées contre sa poitrine. À son approche, il l’entendit sangloter et vit les larmes aux yeux de son ouaille en détresse. — Votre crime est-il si grand pour provoquer chez vous une telle tristesse ? — Je ne pense pas. Je ne sais plus. Peut-être, si Aleks met tant d’énergie à m’arrêter. La réplique de Vincenzo suscita aussitôt l’intérêt du prêtre. Poussé par la curiosité et la compassion, il s’avança lentement et se baissa à sa hauteur. La tête penchée sur la droite, il cherchait à croiser le regard de Barca, à le capter, à l’attirer pour le tirer de ses pleurs. — Vous connaissez cet officier ? — J’ai servi, j’ai ri avec lui… nous avons vécu tant de choses, nous étions des frères d’armes. Des amis. — Pourquoi se comporte-t-il ainsi ? 31


Les souvenirs affluaient depuis les premières notes interprétées par Bozniev. Cette mélodie était rattachée à tellement de moments heureux dans sa vie… Vincenzo entreprit de raconter l’histoire telle qu’il s’en souvenait, étouffant ses sanglots après avoir pris de grandes bouffées d’oxygène. — Je n’ai plus un souvenir exact de cette période. Pourtant je le devrais, mais autre chose monopolise mon esprit. Voilà ce dont je me souviens : mon service m’avait amené à me rendre à la cour où je me suis rapproché du commandeur et d’une courtisane, la comtesse Elena Delle Diego. L’Empereur reconnaissait nos mérites en nous laissant lui faire la cour. — Voilà une chose qui pourrait aisément briser une amitié solide : le cœur d’une femme. — Non, ne croyez pas cela. Nous avions tous deux conscience de ce qui se passait. Et quand Elena a décidé de m’épouser, Aleksandr s’est proposé d’être mon témoin. Mais… tout ne s’est pas passé comme prévu. — Que voulez-vous dire ? — Un bateau devait la ramener de l’île familiale en vue du mariage. Le navire a été pris dans une tempête et a sombré, corps et bien. C’est notre chagrin, plus que notre amour, qui nous a brouillés. Il me tenait responsable de la mort d’Elena, n’a cessé de reproduire son trajet pour espérer retrouver une trace, un signe. Ne supportant pas l’idée d’avoir perdu celle qu’il aimait plus que tout. Au fond de moi, je la savais morte. J’ai baissé les bras et me suis relancé dans la piraterie en espérant la suivre au fond des océans. — Pourtant, vous êtes là, aujourd’hui. 32


— Parce que j’ai retrouvé l’espoir, mon frère. Parce que je crois que je peux ramener ma chère Elena du monde des morts. Ou peut-être la rejoindre… Ces mots dits, il tapota lentement sur le coffre, le plus précieux objet du monde à ses yeux. — Horreur et damnation, qu’est-ce donc que cette sorcellerie ? Une folie ! Une Folie ! Comment avez-vous pu amener cette… chose en notre lieu saint !? Voulez-vous donc le corrompre ? — Ne vous inquiétez pas, seul le pécheur sera touché par ses pouvoirs. C’est un coffre capturé lors d’un brin d’honnête piraterie. Si j’ai bien compris son gardien avant de le pendre aux côtés de ses camarades esclavagistes, il viendrait des terres du Sud. Je sais que c’est ma chance de retrouver Elena. Depuis ce jour, j’en suis convaincu. J’ai ramené le coffre à l’Empereur et celui-ci l’a enfermé aux côtés de ses innombrables trésors. Insupportable. Wigand contempla le coffre avec une peur croissante. Quel mauvais génie pouvait s’y cacher ? Bien des histoires circulaient dans les ports au sujet de mystérieux artefacts qui séduisaient les esprits et ravageaient les vies de marins glorieux. Des malheurs frappaient chaque semaine ceux qui prenaient la mer et mettaient leur existence en péril afin d’acheminer marchandises, fruits de la pêche, ou simplement quelques personnes. Pourquoi donc un tel objet s’invitait à présent à Dyniach ? Le Frère craignait le pire pour sa petite cité. — Vous ne tirerez rien de bon de cette… chose. Ce n’est que corruption, malheur, et damnation. — C’est une porte, rien de plus. 33


Ce fou ne devait pas rester dans son église sous peine d’attirer la malédiction, mais son engagement le contraignait à donner asile à ceux qui en avaient besoin. Pourtant, cet homme amenait avec lui désastre et destruction. Il devait l’éloigner au plus vite. — Pas une porte, la prison de votre âme tourmentée à jamais. Mais vous ne voulez pas entendre, je le sais, perdu que vous êtes. Vous ne pouvez rester, je le crains. Non, vous ne pouvez pas… — Je sais, mon frère. Aidez-moi seulement à quitter votre foyer en liberté. — Je vous fournirai un passage sécurisé que peu connaissent, provisions et même bateau pour que vous puissiez fuir. Telle sera mon humble contribution. — Je n’en demandais pas tant. Malgré cela, une voix murmurait continuellement à son oreille. Elle l’incitait à effectuer une dernière requête. — Je crois savoir que Dyniach a quelques îles désertes où un vaurien comme moi pourrait se terrer… — Une seule, en fait : l’île des Pièces de Huit. Mais on la dit maudite. Cette rumeur tira un sourire au pauvre Barca, qui se relevait péniblement de sa cachette, encore tremblant. — Un lieu maudit pour une âme damnée, quoi de mieux ? Le Frère Wigand ne lui adressa presque plus la parole jusqu’à son départ, qu’il accompagna d’un soupir de soulagement. Pendant ce temps, les hommes du commandeur Aleksandr Bozniev continuaient à assiéger son église, mais au moins le mal avait-il été éloigné. 34


~*~ Adossé à un arbre protubérant, Vincenzo reprenait son souffle, jetant au sol sa réserve de provisions et le coffre qui lui pesait entre les mains. Voilà près d’une heure, il avait débarqué au creux d’une petite crique de l’île des Pièces de Huit. Depuis il gravissait la crête qui entourait cette petite bande de terre perdue en mer, bénissant le ciel au fur et à mesure que des nuages s’amoncelaient pour couvrir les rayons agressifs du soleil. La soif qui lui asséchait les lèvres le poussa à arracher une outre de son paquetage afin de boire de grandes gorgées, avant de s’asperger le visage puis le cou. En partant, son ambition était de traverser l’arche naturelle qui reliait les deux îles avant la nuit. Là-bas, il serait au milieu de nulle part. Il pourrait ouvrir le coffre. Mais la vigueur lui manquait, il devait sans cesse relire ses notes prises, sur les consignes du prêtre, pour ne pas s’égarer. Le sommet de la crête se trouvait à quelques encablures, ensuite une longue marche dans la forêt serait nécessaire avant d’arriver au pied du pont rocheux. Wigand avait eu beau lui répéter qu’il était impossible d’accoster plus près, il regrettait d’avoir abandonné sa barque. Pour la première fois, Barca baissa les yeux sur la crique où son embarcation attendait, sur une petite plage de sable fin. De sa position, il dominait la baie et ce qu’il vit le terrifia : le Varyag avait jeté l’ancre à distance et trois chaloupes approchaient du rivage sous l’impulsion de grands mouvements de rame. Debout sur l’une d’entre 35


elles, l’allure conquérante, le commandeur Bozniev scrutait la crête en quête de sa proie. Pris d’une panique soudaine, Vincenzo serra bien fort le coffre contre sa poitrine. Les réflexions qui se faisaient de plus en plus rares dans son esprit déversèrent subitement un torrent contradictoire et confus de théories, de possibilités, de sentiments. Une libération bienvenue de sa raison dont il chercha bien vite à reprendre le contrôle. Agenouillé auprès de son barda, afin de se soustraire à la vue de son poursuivant tenace, l’ancien capitaine du Prince Éternel décida d’abandonner la nourriture, le coffre lui paraissant le seul objet de valeur qu’il pourrait transporter sans être ralenti. Son sac de toile fut renversé sur le sol, une enveloppe de notes et sa gourde glissées à sa ceinture. Une longue course l’attendait. Concentré sur son unique objectif, une folie furieuse – s’égarer au milieu de nulle part, car de rien viendra le tout –, il reprit sa fuite, ne se souciant pas des cris qui arrivaient des chaloupes. Il bascula sur l’autre versant de la colline et disparut dans la densité des arbres.

Sa dérobade le mena aussi loin qu’il le put sous un soleil déclinant, traînant le coffre comme un camarade blessé qu’il ne comptait pas abandonner seul au milieu d’une végétation hostile. Dans son esprit, le temps était à la guerre. Vincenzo avançait contre le vent qui soufflait fort, sans détourner la tête. Échapper à Bozniev serait le seul moyen d’accomplir sa mission. Et à quelques pas devant lui, la mince arche rocheuse s’ouvrait tel un pont de 36


liane grossier suspendu au-dessus d’un vide masqué par la végétation. Son attention traqua le moindre détail anormal. Les rouleaux de la mer revenaient inlassablement à l’assaut de la plage en contrebas. Le reflux se brisait sur les valleuses de la presqu’île, et la lune ne perçait pas : un gros temps s’annonçait. Aucune trace de ses poursuivants. Raffermissant sa prise sur l’anse de la cassette, le corsaire tira son épée au clair. Pendant quelques dizaines de mètres, sa marche à découvert représenterait le plus gros risque de sa courte épopée. Ensuite, la dense forêt serait un refuge sûr. À l’horizon, le voile de l’obscurité s’abattait sur la scène lumineuse où le soleil dansait avec les vagues. D’un pas hésitant, Vincenzo s’avança sur le pont de pierre bombé qui reliait les deux îles. Sa capacité à maintenir son équilibre dépendait directement du coffre, mais cette fois encore, l’objet s’adaptait à ses besoins, la gêne étant minime. Le vent l’obligeait à rechercher sa stabilité et il ne progressait pas assez vite pour rester discret. Quelques cris éclatèrent dans son dos quand il tourna la tête afin de voir approcher deux silhouettes qui fondaient sur lui. D’un mouvement rendu difficile par la tempête qui s’annonçait, Barca fit volte-face et se baissa, évitant le premier coup d’épée. Sa rapière transperça son adversaire, emporté par son élan, qui tomba dans le vide. Le deuxième attendait, patient. Olev. — Rendez-vous ! — Jamais ! 37


Le duel s’engagea, festival de parades et de contre-attaques mordantes. Le second de Bozniev dominait, acculait son opposant sur les talons. Vincenzo manqua à plusieurs reprises de chuter mais il tenait, ses gestes rythmés par l’entrechoquement des deux lames de ce ballet de fer et de sueur. Entraîné dans des enchaînements complexes, Barca ne vit pas la racine qui émergeait du sol et trébucha. Olev en profita pour le lacérer à l’épaule. Puis il toucha à la cuisse et se dressa au-dessus du corps allongé, la lame pointée sous le cou de l’homme traqué. — C’est fini… Je ne veux pas vous tuer, affirma avec force l’officier du Varyag. D’un geste instinctif, Vincenzo lâcha son épée, attrapa une pierre et la jeta au visage d’Olev. Ce dernier se replia, occasion pour son ennemi de se redresser et de lui envoyer un coup de coffre en plein visage. Le soldat s’écroula, hagard, le nez en sang, avant d’avoir la gorge transpercée par un Barca à nouveau armé. L’affrontement terminé, Vincenzo s’affala et commença à ramper sur le sol, tirant le coffre à ses côtés. Il y était presque. Il le savait, car la précieuse cassette psalmodiait sans cesse : s’égarer au milieu de nulle part, car de rien viendra le tout... s’égarer au milieu de nulle part, car de rien viendra le tout.

La pluie avait commencé à tomber, noyant les larmes de Vincenzo qui peinait à avancer, mu par une force supérieure, poussé à progresser encore et toujours au milieu de la forêt devenue cimetière de boue. La tourbe collait 38


ses vêtements à sa peau. Il cherchait désespérément de l’air alors que son sang se vidait lentement à travers ses blessures. Pourtant, il se savait proche, terriblement proche. Le coffre lui transmettait l’énergie nécessaire pour aller encore un peu plus loin. Après des heures d’efforts, son paradis apparut sous la forme d’une clairière détrempée où une flaque commençait à se créer. Barca empoigna une touffe d’herbe et s’aida de cet appui pour se traîner encore un peu. Mais le silence trompeur ne l’incita pas à la prudence : la botte du commandeur Bozniev se planta sur son chemin comme par enchantement. Debout sous la pluie, le visage grave, l’adversaire venait d’apparaître. — Toujours aussi têtu, même dans la mort, lança Aleksandr en baissant les yeux sur son vieil ami. La force manquait au blessé. Il se contenta de se retourner et de rester sur le dos afin de prendre de grandes goulées d’air. — Tu as tué mon second, dernier épisode de ta croisade mortelle pour arriver ici. Dis-moi donc pourquoi tu as fait ça, Vincenzo ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui méritait que tu sacrifies la vie de tes hommes et des miens ? Aucune réaction ne vint, provoquant l’agacement du commandeur. Barca décida alors de répondre, d’un murmure, avec un seul nom. — Elena. Ce nom figea Aleksandr sur place, lui faisant ravaler son aigreur et sa colère. Des souvenirs s’associèrent aux larmes naissantes. Elena. Dès qu’il l’avait vue, sa certitude était faite : elle serait la femme de sa vie. Pendant trois 39


ans, il l’avait vue chaque jour, avait ri avec elle, s’était chamaillé avec elle, il avait été simplement heureux. Et puis Vincenzo avait volé son cœur… Et l’avait perdu. — Depuis le début, tout est de ta faute, pesta Bozniev, serrant sa rapière. Tu as cru pouvoir faire mieux que moi alors que j’aurais pu la rendre heureuse. Jamais cela ne devait finir ainsi. Depuis, j’y pense sans cesse, c’est une obsession, une haine qui me nourrit et me consume. Enfin, Barca tenta de se redresser et cracha du sang, tirant toujours son précieux coffre et sa rapière de la même main. Chancelant, il trouva la force de se relever. Sa lame pointait vers le sol, misérable, son éclat noyé sous un tas de gadoue. — J’ai toujours cru qu’elle me reviendrait, poursuivit le commandant. Même le soir précédant votre mariage, j’y croyais encore : elle allait voir qu’elle se trompait, s’enfuir à mes côtés. Le lendemain, je me suis levé et tout avait changé. Elle était morte. J’ai moi aussi commencé à descendre les marches vers les profondeurs. Ma haine me ronge et c’est de ta faute. Depuis ce jour, je suis maudit à cause de toi ! À peine concerné par la diatribe, Vincenzo fit un effort titanesque pour redresser sa lame et se mettre en garde. Sa tête dodelinait. Ses jambes tremblaient. Ses vêtements déchirés lui collaient à la peau et le sang suintait de ses blessures, se mêlant aux nuées de gouttes qui continuaient à s’abattre. — Je l’aimais et tu me l’as enlevée ! hurla Bozniev en se mettant en garde. Jamais je ne trouverai le repos avant de t’avoir occis, traître ! 40


— J’ai… J’ai mon fardeau et tu as le tien, Aleks. Puisque… Puisqu’il le faut… en garde. Le combat fut bref. Une entaille à la poitrine et une pointe dans l’estomac eurent raison de Vincenzo Barca, ancien capitaine du Prince Éternel, mort en traître sur l’île des Pièces de Huit. — J’avais trouvé la porte, murmura-t-il dans un ultime râle. J’avais trouvé la porte, fit-il une dernière fois avant de s’éteindre. La colère faisait trembler un Bozniev d’habitude maître de lui-même en toute circonstance. L’ivresse de ses sentiments le submergeait et maintenant que son ami était mort, il ne ressentait nul soulagement. Nulle tranquillité. Juste un goût de cendres dans la bouche, accompagné des frissons qui parcouraient son être à cause de la pluie. Pendant quelques instants, il contempla le corps englué dans le limon et se fustigea pour son attitude. Il n’avait même pas écouté Vincenzo quand il avait évoqué Elena, trop aveuglé par son désir de vengeance. Alors, son regard se porta sur le coffre avec la subite envie de l’ouvrir. Des rumeurs circulaient sur ses mystérieux pouvoirs. Il se souvenait des conseils de l’Empereur qui avait interdit à quiconque de vérifier son contenu, se jugeant être le seul capable d’en contrôler le pouvoir. Mais quel pouvoir ? Après une vie d’obéissance, Bozniev était prêt à violer la loi qu’il s’appliquait à suivre depuis son entrée dans la marine. Vincenzo avait évoqué un nom, un seul, qui l’avait fait basculer. Alors, il fit sauter le double verrou de métal. La marqueterie grinça sous l’effet des éléments. 41


Une intense lumière verte le fit reculer et lâcher son arme. Protégé par ses mains, Aleksandr tenta d’ouvrir les paupières afin de contempler une sphère verte à l’intérieur de laquelle des formes indistinctes lévitaient avant de s’enfuir vers le ciel. Plissant les yeux, il tenta d’en distinguer davantage. Les images le frappèrent comme des coups de poignard. Bozniev et Barca, vainqueurs des Novardo, fraternisant autour d’une bonne bouteille tirée du secrétaire de la cabine du Prince Éternel ; lui, au piano, jouant un air enjoué entraînant ; Vincenzo et Elena valsant ; Elena, à ses côtés lors d’une longue balade le long des jardins impériaux ; les restes d’un navire au milieu d’un océan froid et glacial. Ces souvenirs le poussaient à regarder toujours plus intensément le globe d’énergie. Des langues de particules s’agitaient autour de lui, l’attirant plus près… plus près. Et là, il sut, il eut l’intime conviction de connaître ce lieu. Une antique légende que son père, fier pêcheur, lui racontait sans cesse : « Alors, quand ton corps disparaitra parmi les profondeurs de l’océan, tu trouveras les vertes prairies. Tu y seras heureux, mais n’oublie jamais que tout ceci n’est qu’illusion, mon fils. Le paradis n’existe pas. Et les prairies se nourrissent de ceux qu’elles capturent. Pour toujours. » Un éclair frappa le commandeur qui sentit ses forces l’abandonner, aspirées par la sphère qui le tuait à petit feu. Un cri de désespoir accompagna sa disparition alors que l’énorme émeraude retombait dans son écrin et perdait de son intensité. La tempête entraîna le coffre vers la mer Daltik où son destin serait de croiser un nouveau navire. 42


~*~ Aleksandr se réveilla allongé sur le sol, le jour était déjà bien levé. Ses respirations saccadées faisaient onduler les brins d’herbe à proximité. Il lui semblait qu’il avait plu la nuit précédente, pourtant la verdure était agréable, ne collait pas, semblait douce au toucher. À peine se redressa-t-il sur ses avant-bras que sa migraine disparut. Il se sentait bien. Autour de lui, on ne voyait à l’horizon qu’une terre riche et verte, où quelques arbres offraient un abri au soleil chatoyant. L’air était doux, agréable, encore frais comme au matin. Enfin debout, le commandeur Bozniev regarda autour de lui et découvrit un village à quelques encablures. Ne sachant où il se situait, il descendit la butte et arrivé près des maisons, se laissa entraîner par le son lancinant d’un violon s’échappant de la place du village. Le sourire aux lèvres, il découvrit des villageois en train de danser. Du bonheur émanait de cet endroit. C’est alors qu’il la vit. Elle était là, à l’écart des autres, le regard levé vers l’horizon, attendant manifestement quelque chose. Ou quelqu’un. Elena. Aleksandr sentit une bouffée d’inquiétude l’envahir. Et si ce n’était pas lui qu’elle souhaitait ? Pourtant, quand il approcha, elle le remarqua immédiatement et le rejoignit. Son étreinte le rendit optimiste pour l’avenir. Il ne pensait plus à Vincenzo. Ni à ses ordres. Ni à ses hommes. Seulement à lui. Toutes ses prières exaucées, il avait trouvé les portes du paradis. Son paradis. 43


Suspendu au bras d’Elena, les habitants lui proposèrent une chope de bière et une pipe sur laquelle il tira de longues bouffées sans jamais en épuiser le tabac. Là, dans la plénitude, il regarda baller les gens au son d’un violoniste qui interprétait une mélodie entêtante qu’il ne connaissait que trop bien. Il rejoignait les ombres errantes de la sphère éternelle, attendant qu’un pauvre bougre libère ces âmes qui ne voulaient pas être relâchées.

Fin

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Kevin Kiffer Sur des mers plus ignorées depuis 1984, Kevin KIFFER affiche pavillon alsacien mais navigue autour du Limousin. Capitaine à bord de son propre bateau, il a déjà servi sur bien des galions numériques (Outremonde, Songes du Crépuscule) et papier (Dimension Ecologies Etrangères). Quand vous le croisez à la taverne, il n’hésite pas à vous rappeler, l’œil aviné par le rhum, comment est née cette histoire : « Petit, j’ai dévoré l’Île aux Trésors de Stevenson à plusieurs reprises et, depuis, je me suis contenté de quelques récits de corsaires au cours de ma formation en Histoire – cinq ans, tout de même. Je vous conseille, si vous avez le temps, de vous pencher sur l’histoire de Port Royal qui est très intéressante. Ma lecture de la trilogie Des tyrans et des rois de John Marco m’a donné envie de me pencher sur le récit maritime de Fantasy. On y découvre, dans le deuxième tome, l’opposition fratricide entre deux marins qui vont se livrer une lutte à mort. La force de ce face-à-face m’a marqué, même si la conclusion du cycle est globalement décevante. Elle m’a poussé à tenter d’écrire sur le sujet. J’aime parler de cette dualité entre deux hommes qui sont proches et que tout finit par séparer. J’ai hérité cela, je pense, de ma passion pour le cinéaste hongkongais John Woo, dont c’est une thématique phare. Peut-être parce qu’on peut comprendre la portée universelle de ce sujet douloureux. » 45


Didier Normand Né en 1960, Didier Normand découvre l'Héroïc Fantasy au travers des artbooks de Frank Frazetta. La représentation des champs de lavandes de sa belle région provençale ne l’attirant pas outre mesure, il préfère apprendre à peindre en reproduisant les tableaux de maître Frank, dont il commence à réunir tous les ouvrages. L’illustration fantastique devient alors une passion qui le pousse à apprendre en autodidacte et à produire rapidement ses premières toiles originales. Il utilise le plus souvent la peinture à l’huile. Après avoir produit un crayonné, il le scanne et entreprend la recherche des couleurs avec Photoshop. Le résultat est ensuite finalisé à la peinture sur une toile. Bien que de moins en moins utilisée, cette technique lui permet de garder un contact direct avec l’image et d’obtenir des effets qu’il ne retrouve pas avec une mise en couleur sur ordinateur. Grâce à internet, quelques auteurs et éditeurs ont sollicité ses services pour illustrer des textes ou signer la couverture de leur livre. Vous pouvez découvrir son travail ou proposer vos commandes sur son site internet : www.normandart.com

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Mentions Légales Auteur : Kevin Kiffer Illustration de couverture (2009) : Didier Normand ISBN : 978-2-37227-016-8 Ebook publié en 2015 par © Mots & Légendes Comité de lecture et corrections : F.Andre, Anthony Boulanger, Malena Emo, Haldryc, Scylliane Mohan, Julie Rogani, Tatooa, Ysaline et Ludovic Païni – Kaffin Maquette : Ludovic Païni – Kaffin

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Résumé Texte de Kevin Kiffer Couverture de Didier Normand « S’égarer au milieu de nulle part, car de rien viendra le tout. » Voilà ce que murmure le coffre à l'esprit de Vincenzo Barca, capitaine du Prince Éternel. Depuis qu'il l'a dérobé à son Empereur, il est obsédé par cette phrase, elle le pousse à l'incohérence, lui fait perdre ses idées et les membres de son équipage. Et surtout, il sait que son ancien ami, Aleksandr Bozniev, commandeur du Varyag, est à ses trousses pour récupérer le coffre... À moins que les raisons de l'acharnement de Bozniev soient d'une nature plus personnelle ? Vincenzo ne se souvient plus, pour retrouver la paix, il doit parvenir à s’égarer au milieu de nulle part, car de rien viendra le tout...


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