Mirages n°1

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Voir et découvrir, revoir et redécouvrir

De l’instrument à l’instrumentalisation du corps et du cœur La Leçon de piano, un film de Jane Campion (1993), par Chloé Kervio

Avez-vous jamais été ébranlé par un film ? Une œuvre si puissante qu’elle vous transperce de part en part et imprime son image en vous aussi sûrement qu’une balle tirée à bout portant ? La Leçon de piano de Jane Campion fait partie de ces créations qui vous saisissent par le collet et vous embrassent passionnément pendant deux heures jusqu’à l’extrême fin du générique en vous laissant le cœur à l’envers, la voix cassée et les yeux humides. C’est une histoire d’amour qui se lie entre le film et le spectateur tout autant qu’entre ses personnages principaux. Ada (Holly Hunter) quitte l’Ecosse avec sa fille (Anna Paquin) pour la Nouvelle-Zélande où son nouvel époux (Sam Neill) l’attend. Elle fait le voyage avec son piano, son unique moyen d’expression depuis qu’elle a cessé de parler ; un piano donc, que son époux laisse à l’abandon sur la plage à son arrivée et qui échoue chez un rustre illettré, Baines (Harvey Keitel), qui vit parmi les maoris. Intrigué autant par l’instrument que par celle à qui il appartient, il décide de le garder et propose à Ada un troc : le lui restituer en échange de faveurs charnelles. Par sa mise en scène épurée et sensible, Jane Campion parvient à faire s’identifier le spectateur, réduit au silence dans les salles obscures, à cette héroïne muette en proie aux plus forts transports. Il n’est plus qu’émotions quand il regarde ces scènes où les relations entre Baines et Ada s’intensifient, jusqu’à dépasser peu à peu la cruauté apparente du marché passé. Il est touché en plein cœur par la sensibilité et la passion qui se dégagent de cette alliance adultère où les mots ont été remplacés par les notes de piano, et le silence par le toucher. Ces scènes

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de mises à nus sont autant d’appel à l’amour, de suppliques à l’être aimé qui cède son corps mais point son cœur, le tout filmé sans artifices, dans l’esthétisme cru des images le plus parfait et le plus émouvant qui soit. Amour, haine, passion, jalousie, désir et peine s’affrontent en un regard, en une note, en un geste mais sans paroles. Gardien de l’histoire et garant des cœurs, le piano assujettit à ses mélodies. Le cadre idyllique du film sert à la fois de purgatoire et de renaissance pour son héroïne traumatisée qui s’épanouira dans le silence des souffles qui s’entremêlent. Pendant deux heures, notre vie est mise à la porte, abstraite par la musique entêtante, obsédante et magistrale du piano qui reflète les moindres pensées du personnage d’Ada. Elle s’adoucit quand elle est calme, s’accélère quand son cœur bat et est impressionnante lorsque l’époux trompé devient une menace. Un tourbillon musical, visuel, sensationnel qui nous emporte d’un bout à l’autre, du début à la fin, sans temps mort et surtout sans superflu. Dans la réalisation, rien n’est de trop, tout est dans la justesse, la retenue et la subtilité. Ainsi, le mari trompé n’est pas figuré comme un hystérique violent, mais plutôt comme un homme perdu qui ne parvient pas à saisir l’étrangeté de sa femme, tandis que son amant ne s’offre pas non plus le beau rôle puisqu’il est celui qui initie ce rapport d’avilissement entre lui et celle qu’il aime. Sa fille également est un personnage en demi-teinte, au début dévouée entièrement à sa mère, elle finit par la trahir pour se venger d’avoir été mise à l’écart. Il ne s’agit pas en somme d’un film manichéen, mais d’un film où l’humain est révélé dans toute sa splendeur, dans toute sa perversion et dans tout ce qu’il a de plus émouvant.


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