Morgane Tschiember - Taboo - Dilecta

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Morgane Tschiember

TAB O O

Éditions Dilecta


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Atlas p. 2-12 Sans titre / Untitled Quentin Bajac p.13-16 Œuvres / Works p. 17-144 Barry Schwabsky en conversation avec / in conversation with Mara Hoberman p. 145-150 Ruins in Progress Amélie Lavin p. 151-158 Flash ! Flash ! Flash ! Île / Mer / Froid p. 159-162 Lignes à haute tension / High-Voltage Lines Marjolaine Lévy p. 163-168 Notices Jean-Charles Agboton-Jumeau p. 16-17, 32-33, 48-49, 64-65, 80-81, 96-97, 112-113, 128-129

Sommaire


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p. 2-12 : Sans titre [Untitled], 2007-2015

De format 29 × 22,5 cm, non paginé, l’ouvrage est composé de 100 planches, photographies de surfaces colorées, assemblées par paires, le plus souvent une couleur chaude juxtaposée à une couleur froide. De prime abord, l’ensemble évoque les recherches du milieu des années 1970 de Jan Dibbets autour de la couleur, ses Colorstudies, photographies de surfaces colorées de carrosseries de voiture. L’expérience de Dibbets visait à « débarrasser l’image de sa structure » en photographiant « quelque chose qui est aussi plat et brillant que le papier photo­ graphique 1 » – les carrosseries – et ce faisant, paradoxalement, à refonder une pratique simple et directe de la photographie : comme une tabula rasa à partir de laquelle Dibbets allait littéra­ Sans lement, à partir de la seconde moitié des années titre 1970, reconstruire son propre vocabulaire photographique. Mais là où, chez Dibbets, le champ par colore était parasité par des motifs liés à la prise de vue naturelle – un reflet, une lumière, un détail Quentin de la carrosserie – permettant de lire l’image Bajac comme une représentation photographique, le parasitage chez Morgane Tschiember est bien moins évident. Les aplats apparaissent de prime abord uniformes, véritablement monochromes, et il faudra une grande attention du spectateur pour distinguer, ici et là, des indices indiquant qu’il s’agit de photographies directes de surfaces colorées : celles de ses propres sculptures. Le livre est contemporain de ses Iron Maiden, sculptures de feuilles métalliques colorées et ces surfaces colorées sont des photographies de ces mêmes aplats métalliques. Littéralement, Morgane Tschiember met à plat sa sculpture par la photographie, transposant le vertical de ses compositions souvent murales à l’horizontal du livre. Mais ce faisant elle brouille les genres et les médiums en nous rappelant que ses sculptures monumentales Photographie : pratique généralement mécanique, et son livre partagent un même dénominateur au sens de médiatisée par l’appareil, ne laissant commun – la feuille, ici d’aluminium, là de bien souvent que peu de place au contact direct papier – comme structure de base. Tournant les avec le matériau ; pratique distanciée également, pages, courbant celles-ci, le lecteur retrouvera qui ne fait que peu ou plus vraiment appel au corps ; dans les combinaisons chromatiques révélées par pratique désincarnée enfin, dont les produits, sous l’opération de feuilletage l’expérience des Iron forme d’images, sont bien souvent à l’opposé Maiden et de leurs superpositions. Pourtant le d’une mystique de la matière. On l’aura compris : passage de l’espace de la galerie à la page du livre la photographie n’entretient que peu de liens avec modifiera profondément l’expérience. Le livre le cœur de l’œuvre de Morgane Tschiember, qui apparaîtra alors comme sculpture en mouvese caractérise bien davantage par un travail direct ment – légère, mobile, éphémère, participative, sur la matière, par un lien physique (celui de permettant, de manière souple, d’autres jeux sur l’artiste comme du spectateur) à l’objet­-œuvre et ces aplats de couleur, prolongeant par d’autres par une présence forte des matériaux. La photo- moyens l’expérience physique des Iron Maiden. graphie ne devra donc être envisagée dans la pro- Par là même, Morgane Tschiember réalise un objet duction de cette dernière que comme une activité curieux et paradoxal, tout à la fois pure photo­ en marge, un entre-deux, qui tient de la pause, de graphie et pourtant abstraction complète, documen­ la respi­ration, du lien entre les œuvres. Une pra- tant son travail sculptural sans passer par la tique périphérique encadrant strictement, en amont représentation, entre évocation des coloristes comme en aval, son processus sculptural, faisant américains et nuanciers de couleurs à usage décotantôt office de déclencheur – d’idées, d’images –, ratif et où toute surface monochrome ne l’est pas tantôt celui de continuateur, tantôt d’agitateur. On tout à fait. Elle réaffirme le transfert d’un médium l’imagine facilement considérer cette dernière à un autre et la possibilité de sculpter par d’autres comme une pratique presque récréative, entre deux moyens – la photographie, en l’occurrence. œuvres monumentales : une activité plus mentale que physique, enfin débarrassée du poids de la Notebooks : En 2009, au Château d’Annecy, dans matière, de la lourdeur du matériau et comme une exposition intitulée « Poétique du Chantier », presque détachée des lois de la gravité dans tous dont le commissariat était assuré par Jean-Max les sens du terme ; une pratique légère donc, simple, Colard, Morgane Tschiember présentait ses rapide, qui tiendrait tantôt du ready-made, tantôt Notebooks sous forme de projection de diapo­ du commentaire tant sur son œuvre que sur son sitives. Notes photographiques, les Notebooks rapport au modernisme tardif et aux avant-gardes accompagnent, comme en écho, l’œuvre sculptudes années 1960 et 1970. Tentative d’illustration ral. Des notes prises au jour le jour, dans lesquelles en trois temps. Morgane Tschiember peut puiser des motifs mais 978-2-916636-00-5 est un livre d’artiste, édité à 500 exemplaires en 2007 par la galerie Loevenbruck.

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Cité par Erik Verhagen, dans Jan Dibbets, l’œuvre photographique, Panama Musées, 2007, p. 113.

Sans titre    Quentin Bajac    FR


under construction, the importance of the work- in the tradition of Claes Oldenburg’s 1960s sculpin-progress within her work: walls that refer to tures; a taste for transfer operations from one the idea of an all over, abandoned buildings or medium to another—in Shimmering Substance soon to become so, construction sites, wastelands from the canvas to the photograph, and in Polaroid, or sites of uncertain purpose. In short, spaces that from photography to sculpture via painting (the are themselves often transitional, hesitating gloss paint on aluminium); the same visual referbetween ruin and construction. The Notebooks ences—those of a certain abstract pictorial or refer in their themes, does a projection in its form, informal art—the similarity of which is accen­ to certain ideas of land art and more specifically tuated by similar formal compositions—that of to Robert Smithson’s “A Tour of the Monuments an abstract pattern highlighted by the inclusion of Passaic,” a photographic essay published in of a frame within the frame—such as the circumArtforum in 1967, where Smithson evoked his ference of a lid, or the margins of Polaroid. Finally, walks in his hometown of Passaic, New Jersey, in both cases, there is a negation of a certain and his discovery of ruins in reverse, “That zero denotative dimension of photograph, providing panorama seemed to contain ruins in reverse, that proof (if any was still required) that Morgane is—all the new construction that would eventually Tschiember is hardly interested in the supposed be built. This is the opposite of the ‘romantic ruin’ documentary virtues of the photographic medium. because the buildings don’t fall into ruin after they On the contrary, it is photography’s power of are built but rather rise into ruin before they are abstraction and dematerialisation that makes it so built. This anti-romantic mise-en-scène suggests precious and complex in her eyes. In Morgane the discredited idea of time and many other ‘out Tschiember’s work, the photograph is far from of date’ things.”2 There is a playful dimension being an image of something but, above all and in and a certain derisive poetry to Smithson, in his a conscious manner, it is always an abstraction. focus on these reverse monuments, these anti­ monuments that appear to be echoed in the incom2 Robert Smithson, “A Tour of the Monument of plete structures of Morgane Tschiember. Her Passaic, New Jersey,” Artforum, December 1967. entire body of work could therefore no longer be 3 Robert Smithson, “A Sedimentation of the Mind: seen as a construction site, or work in progress Earth Projects,” Artforum, September 1968. but instead as ruins, as a work in reverse. Her work 4 Robert Smithson, “Art through the Camera” has there the same fascination already found [1971 ca.], published for the first time in Eugenie in Smithson’s for the inevitable destruction of Tsai, Robert Smithson Unearthed: Drawings, the structures and the material and the idea of a Collages, Writings, Columbia University Press, 1991. “construction, that would take on the aspect of destruction”, to quote Smithson expression in “A Sedimentation of the Mind: Earth Projects”. 3 Each structure affirms itself in its state, already, as a future ruin. This destruction is made even more obvious by the photographic process which is, as in Smithson’s work, following the model of destruction or dematerialisation instead of reproductibility, and rendered even more immaterial by the beam of light of the slide projector. To add to Smithson’s statement quoted by Amélie Lavin about photography as a fundamental process of reduction, it is tempting to add another quote, again by Smithson, regarding the photographic act itself: “What we believed to be most solid and tangible becomes in the process slides and prints.”4 Two artworks from the 2000s. Shimmering Substance (2005) is a series of six gelatin silver prints mounted on Dibond each measuring 125 × 125 cm. The subject of each photograph evokes organic elements, a cosmogony or a pictorial all over combing dark stains and whitish smudges. Only informed spectators would know that what they’re looking at is the lid of a yogurt pottle blown up to around twenty-five times its normal size, featuring the remains of milk spatters. The title refers directly to the eponymous canvas by Jackson Pollock in which a dark surface is almost entirely covered by a network of lighter coloured daubs of paint, applied in an almost regular, quasi-circular motif. As for Polaroid, produced in 2010, it uses gloss paint on aluminium in a 175 × 125 cm format. The human-sized sculpture is presented standing on the floor leaning against a wall and represents a Polaroid, as its title explicitly indicates. It is also chemically expired and, strictly speaking, represents nothing, since the pattern is illegible. Shimmering Substance and Polaroid obviously share a certain number of ideas: a certain playful pop spirit, made evident by the enlargement of an everyday object, two­ dimensional and of small dimension in both cases,

Untitled    Quentin Bajac    EN

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Playlist #1


1.0  Blasons    Paris, 2002


1.1

1.0  Blasons    Paris, 2002


2.1

2.0  Chair(s)    Paris, 2003


2.2

2.3

2.3

2.0  Chair(s)    Paris, 2003


5.0  Conférence    Nantes (minibus), 2008


5.0  Conférence    Nantes (minibus), 2008


52 15.2

15.0  Running Bond    MOCA, Tucson (AZ), 2008


53

15.2 15.0  Running Bond    MOCA, Tucson (AZ), 2008


18.0  Folded    Galerie Loevenbruck / Armory Show, New York, 2013


18.2 18.0  Folded    Super Window Project  / Tokyo Art Fair, 2010


76

20.1

20.0  Swing    Centre régional d’art contemporain, Sète, 2012


20.1

20.1

20.0  Swing  21.0  Rolls    Centre régional d’art contemporain, Sète, 2012


15.7 22.3 26.0 18.4

22.3 15.7 26.0

15.0  Running Bond  22.0  Bubbles  26.0  Polaroid  18.0  Unspecific Space    Fondation d’entreprise Ricard, Paris, 2012


18.4 18.0  Unspecific Space  26.0  Polaroid    Fondation d’entreprise Ricard, Paris, 2012


30.0  Pow(d)er    Contemporary Art Center, Vilnius, 2014-2015


30.0  Pow(d)er    Contemporary Art Center, Vilnius, 2014-2015


32.0  Blast    Musée des Beaux-Arts, Dole, 2015


121

32.0  Blast    Musée des Beaux-Arts, Dole, 2015


28.0  Shibari    Galerie Rolando Anselmi, Berlin, 2015


22.4

22.4

22.0  Dust Devil    Galerie Rolando Anselmi, Berlin, 2015


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22.4

22.0  Dust Devil

Home Studio Scatturin – Carlo Scarpa, Venise, 2015


particularité de se construire et de se dire in progress, c’est-à-dire en cours, en chantier.

Ruins in Progress par Amélie Lavin

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« Il disait forme, et maintenant, ce serait matière ? Matière pour signifier présence ? » — Jean-François Lyotard, Que peindre ? « Longtemps la question de savoir qui était un Monstre et qui n’en était pas un nous avait tourmentés, mais désormais la chose était bien établie : nous qui existons nous sommes des Non-monstres, et les Monstres au contraire ce sont tous ceux qui pouvaient être et qui au contraire ne sont pas, parce que la succession des causes et des effets nous a clairement favorisés, nous les Non-monstres, et non les autres. » — Italo Calvino, Cosmicomics

In progress

Partout où je lis, où j’écoute, la même impression que la chose essentielle à dire sur Morgane Tschiember serait la difficulté de décrire, de dire de quoi il s’agit. Mais pourquoi serait-il si difficile de circonscrire son œuvre ? Parce qu’elle est protéiforme, et qu’elle emprunte des voies toujours nouvelles ? Parce que, comme chez Italo Calvino, la ligne de partage entre ce qui est et n’est pas, entre le possible et l’impossible, nous entraîne du côté des « Monstres » ? Circonscrire, ce serait en faire le tour, pouvoir déterminer où elle commence et où elle s’arrête. Mais à la manière ouverte par certains avant elle – Rodin, Brancusi, Nauman, Smithson, entre autres –, l’œuvre de Morgane Tschiember a la

Le chantier est d’ailleurs une bonne entrée en matière pour parler du travail de Morgane Tschiember. En chantier parce que son travail a affaire avec la matière, les matériaux, leurs qualités, leurs états, ce qui leur arrive, ce qui les transforme. En chantier parce que son travail est rude, brut, voire brutal, qu’il utilise, ou va utiliser, des matières et des formes propres aux métiers du bâtiment, de la construction : béton, verre, métal, mousses isolantes, briques, murs, sols, plafonds… En chantier parce qu’elle produit une œuvre ouverte, qui cherche dans toutes les directions, pousse à la fois comme une plante ou une construction sauvage et déterminée à tout essayer, le possible et l’impossible. En chantier parce que chaque expérience d’une forme ou d’une matière en appelle une autre et que rien n’a de fin. Si l’artiste utilise la photographie dans des Notebooks, travaille la peinture depuis toujours, pratique un rapport à l’espace qui est aussi celui d’une constructrice, utilise le son, prépare un film, etc., son travail s’inscrit néanmoins assez naturel­ lement dans le champ d’une sculpture contem­ poraine qui s’interroge sur son histoire et ses fondamentaux. Une sculpture héritière de cette sculpture élargie définie par Rosalind Krauss en 1979 1, qui a vu son domaine s’étendre et se volatiliser entre la performance et le land art. Une sculpture contemporaine qu’on pourrait dire aujourd’hui unlimited – pour reprendre le titre d’un passionnant symposium sur la sculpture contemporaine organisé en 2010 et 2014 à Linz 2 – c’est-à-dire sans limite, qui peut tenir entre les mains, à la fois l’histoire classique des formes et de la statuaire, ne rechignant pas à réinvestir des matériaux comme des processus anciens 3, et la vision moderne puis postmoderne élargie au réel tout entier des matériaux et des territoires de l’art. Dans son utilisation tous azimuts des possibles offerts en termes de médium, de matériaux et de processus, le travail de Morgane Tschiember appartient bien à cette contemporanéité-là, il est totalement ancré dans son époque. Une époque qui aurait doublement assimilé et dépassé à la fois le projet moderniste et sa vision de la spécificité des arts 4 et un postmodernisme dont les contours restent flous mais dont les principes majeurs reposent sur les idées d’hybridation, de mélange, de déconstruction, d’abandon d’un récit téléo­ logique de l’art et de ses formes. Un double dépassement, parce qu’à sa façon Morgane Tschiember réactive ce rêve moderne de l’invention, du nouveau, 1

Rosalind Krauss, « Sculpture in the expanded field », October, no 8, printemps 1979, p. 30-44, repris dans L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Éditions Macula, 1993, p. 111-128.

2

« Unlimited Sculpture » 1 et 2, en 2010 et en 2014, dont les actes sont déjà en partie publiés : Sculpture Unlimited, Sternberg Press, 2011.

3

À ce sujet, voir la recrudescence aujourd’hui dans la sculpture contemporaine de travaux utilisant modelage, moulage, taille directe… et usant, parmi tant d’autres, des matériaux classiques de la sculpture que sont la terre et la pierre.

4

Rappelons que ces débats sur la « spécificité », loin de s’ouvrir avec Greenberg et sa défense du modernisme américain, s’enracinent dans la tradition ancienne du paragone, réouverte par Lessing au XVIII  e avec le Laocoon et réactivée un siècle plus tard dans le rejet de la sculpture adossé au projet moderne baudelairien (voir le Salon de 1846 et son fameux « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse »).

Ruins in Progress    Amélie Lavin    FR


du dépassement de soi, mais c’est un rêve corrodé peinture puisque le plus souvent l’artiste joue des par des forces d’explosion, de décentrement, par effets d’images que produisent ces murs. Au une forme d’entropie. Un horizon qui répondrait musée de Dole, le mur est en briques noires et en partie au projet défendu par Nicolas Bourriaud vient fermer un espace de circulation de manière de repenser moderne : « nombre d’artistes portent très frontale. En briques véritables, c’est-à-dire au cœur de leur pratique les principes essentiels en terre cuite, monté presque à sec, ce mur impose à partir desquels une modernité pourrait se recons- une matérialité dure et fragile à la fois ; il évoque tituer : le présent, l’expérimentation, le relatif, le la peinture, car c’est aussi un véritable monofluide. […] L’expérimentation, parce qu’être chrome noir. C’est une sculpture et c’est aussi une moderne, c’est s’aventurer : ne pas se satisfaire image, plane et en volume à la fois 7. Ce que nous des catégories existantes, mais frayer de nouveaux disent ces murs, c’est que s’il échappe à toute chemins, se faire pilote d’essai. Afin de se tenir à circonscription, le travail de Morgane Tschiember la hauteur de ce risque, il faut remettre en question fonctionne néanmoins selon un principe essentiel, la solidité des choses, pratiquer un relativisme qui serait celui de la tension ou du déplacement. généralisé, un comparatisme critique sans pitié Un des déplacements, et non des moindres, serait pour les certitudes les plus adhésives ; percevoir l’emploi que l’artiste fait des couleurs, et en parti­ les structures institutionnelles ou idéologiques culier de sa couleur de prédilection, le rose. Une qui nous encadrent comme circon­stancielles, histo­ couleur ? Pas tout à fait, si l’on s’en tient à une riques, et donc réformables à merci 5. » Comme définition physicaliste, puisque ce que le peintre un écho de Lyotard qui pensait le postmoderne reconnaît comme du rose (un rouge lavé de blanc) « selon le paradoxe du futur antérieur », comme ne correspond à aucune longueur d’onde du spectre ce qui devance et non plus succède au moderne, visible, mais à un mélange de rouge et de violet, c’est-à-dire comme ce qui défait la logique deux longueurs d’onde placées aux antipodes de linéaire du temps pour « faire voir qu’il y a ce spectre. quelque chose que l’on peut concevoir et que l’on ne peut pas voir ni faire voir […] ce qui se refuse Peu importe ici de débattre de la réalité ou non à la consolation des bonnes formes, au consente- de cette affirmation, qui n’est évidemment qu’une ment d’un goût qui permettrait d’éprouver en question de point de vue sur la perception des commun la nostalgie de l’impossible ; ce qui couleurs. C’est plutôt un prétexte, mais qui permet s’enquiert de présentations nouvelles, non pour de mettre le doigt sur quelque chose d’essentiel en jouir, mais pour faire sentir qu’il y a de chez Morgane Tschiember : son appétit pour des l’imprésentable 6. » rapprochements a priori impossibles, en même temps que son goût pour les gouffres phénoméno­ Pour autant, ce qui déconcerte sans doute dans le logiques. Et un indéniable sens de l’humour. Ce travail de Morgane Tschiember n’est pas cette rose, qui apparaît dès les Blasons, et ressurgit multiplicité des moyens et des médiums, à laquelle partout, jusqu’à contaminer l’exposition du musée ce futur antérieur nous aura tout de même rodés. de Dole, est une couleur importante pour l’artiste Non, ce qui déroute au premier regard, c’est parce que, selon elle, c’est une couleur « active », l’hétéro­généité formelle des œuvres elles-mêmes. qui ne laisse personne indifférent, une couleur Des peintures cuites lisses et acidulées des Pop Up qui évoque la chair, quelque chose d’organique, des années 2006-2008 aux Shibari aux teintes et qu’elle défend, contre toute forme de genre, plus sourdes et aux formes torturées apparus en comme une couleur neutre, impossible à décrire, 2013, des Rolls métalliques et suintants de couleur dont le champ – pour peu qu’on abandonne les à ces nouveaux bétons mous, effondrés que pro- longueurs d’onde pour une approche plus pictuduit en ce moment l’artiste, comment articuler rale – serait immense, tirant à la fois du côté des une œuvre qui semble s’étendre en tous sens rouges, des violets, des orangés, des beiges et des et prendre toutes les directions possibles – et marrons. Pour toutes ces raisons, c’est une couleur s’énonce comme pragmatique, poussée par une taboo, pour reprendre le titre de l’exposition du sorte de hasard, qu’il faudrait peut-être nommer musée des Beaux-Arts de Dole, qui dit bien le positionnement de l’artiste. Aller partout, plus loin, destin ; le destin de la matière ? au-delà du possible. À la manière du lapin d’Alice, nous voilà perdus sur des chemins qui semblent partir en tous sens, L’art des mélanges impossibles. Cela paraît telle­ et qui nous déstabilisent parce qu’ils poussent à ment évident lorsqu’on regarde l’œuvre produite son comble l’hétérogène propre à notre monde par Morgane Tschiember ces dix dernières années contemporain. que c’en devient presque une tautologie : les Rolls, ou l’impossible rencontre entre peinture à l’huile et acrylique, c’est-à-dire entre deux états de la matière, deux densités différentes, deux techniques L’art du paradoxe

Il y a pourtant des marqueurs Tschiember : ces murs par exemple, parpaings, bois, bitume crunchy, briques, que l’artiste n’a de cesse de dresser ici et là pour faire signe, plus que signature. Un mur, qui bloque, qui cache, qui se dresse, à la fois dur et malicieux pour nous faire signe justement. Pour dire quelque chose de ce qui fonde le travail de Morgane Tschiember : à la fois verticaliser, construire, enfermer et protéger, fermer un espace pour mieux en ouvrir d’autres, derrière, visibles et invisibles ; un mur qui est à la fois un « vrai » mur, c’est-à-dire une architecture, mais aussi un volume, c’est-à-dire une sculpture, qu’on peut contourner ; un dessin dans l’espace, et une

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Nicolas Bourriaud, Radicant, Éditions Denoël, coll. « Médiations », 2009, p. 16-17.

6

Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Éditions Galilée, 2005, p. 26 et 31.

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À ce titre, le passage par la photographie dit bien la complexité du rapport aux objets qu’entretient l’artiste. Elle photographie le plus souvent des murs partout dans le monde, et utilise ces « images » comme modèle pour recréer de nouveaux volumes. Une transition complexe de 3 à 2 dimensions puis à nouveau de 2 à 3, qui doit sans doute à l’utilisation de la photographie faite par Robert Smithson : « les photographies sont la forme la plus extrême de contradiction : elles ramènent tout à un rectangle, elles peuvent tout réduire, cela me fascine » (Robert Smithson, « Fragment of an interview with P.A. Norwell », in Lucy Lippard, Six Years: The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, University of California Press, 1977, p. 89).

Ruins in Progress    Amélie Lavin    FR

6.0  Blocks

152

21.0 Rolls


proprement incompatibles. C’est aussi une manière brutale et poétique de réconcilier le temps long de l’histoire de la peinture avec son époque contemporaine, dans un raccourci sous forme de duel.

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Possible, 2006

Au bord du désir

Qu’est-ce qui fait lien ? Qu’est-ce qui fait rapport La grande Bubbles est une autre façon de forma- entre les choses, entre nous et le monde ? Cette liser une incompatibilité ou plutôt une concaténa­ question du rapport, c’est d’abord celle du contact, tion d’incompatibles : une structure en acier en de la zone de toucher, de friction, voire de rupture. forme de grille posée au sol sur laquelle viennent On connaît l’importance des seuils dans le travail se poser des modules en béton, comme des petites de Morgane Tschiember, qu’il s’agisse de murs, sculptures minimales, supports à leur tour de d’espaces à franchir, de passages ténus qui font formes en verre étirées et molles. Si l’on décor- aller la matière du liquide au solide, ou d’infusions tique le processus de fabrication de l’œuvre, le de couleurs qui jouent sur de subtiles transitions verre est soufflé directement sur le béton, épou- lumineuses, presque imperceptibles. C’est, comme sant sa forme comme un contre-moule et venant l’avait parfaitement noté Aude Launay, le mortier opposer à la massivité rigide du bloc gris une qui cimente un parpaing à l’autre, et comme opalescence presque liquide, laiteuse. Puis les l’analyse justement Erwan Michel, c’est une des bétons, qui sont à la fois moules / contre-moules notions fondamentales au travail chez l’artiste 8. et socles, viennent eux-mêmes se poser sur la Mais c’est son désir de révéler cette zone de grille d’acier, qui fait office de sol, de socle et de frottement, de la laisser apparente qui importe : puzzle. La complexité de l’œuvre ne tient pas comme Rodin montrait les traces de jonction de tant à ces imbrications d’éléments qu’au fait certains assemblages, Tschiember rend visible la qu’elle démultiplie, comme une poupée russe, laitance, le point de fusion entre deux tôles d’acier, des emboîtements paradoxaux : l’espace construit de même qu’elle utilise la brûlure du verre soufflé et ouvert de la grille et l’aspect brut et fermé du sur le bois des Bubbles, ou la blessure infligée par béton et l’informe coulant du verre ; la grille, le nœud dans la chair des Shibari ligotés comme forme de la contrainte et de l’art construit et le des corps. Et lorsqu’elle pousse la logique du tout souffle qui évoque le corps, le process, l’ouvert ; contre jusqu’à gorger de céramique des mousses le voca­bulaire de l’architecture moderniste (acier- devenues moules, qui viennent fondre à la cuisson verre-béton, un vrai statement) et un parasitage et vont jusqu’à littéralement faire fusionner la en règle de la pureté du modernisme par ces forme et le moule qui l’a vue naître, Morgane greffes en béton et ces boursouflures en verre etc., Tschiember semble exactement toucher cet infraad libitum. Ici la méthode de composition est mince inventé par Marcel Duchamp, « ce degré celle de l’assem­blage, ailleurs, pour les Shibari qualitatif où le même se transforme en son par exemple, c’est plutôt la question du moule contraire, sans qu’on puisse exactement décider et du contre-moule – mais aussi de l’empreinte, qui est encore le même et qui est déjà l’autre 9. » comme pour les Rolls – qui se voit réinvestie pour Infra-mince : une logique de production par produire une œuvre où le matériau semble en contact, d’où procède, chez Duchamp, et d’une contradiction avec sa forme, tout en l’épousant autre façon chez Morgane Tschiember, une éroparfaitement. tique de l’œuvre d’art 10. Pas de méthode de composition unique qui présiderait à ce type de collisions mais bien une myriade de manières avec laquelle l’artiste joue pour créer des œuvres paradoxales. Le paradoxe, dans le langage commun, c’est l’idée de la contradiction à l’œuvre. C’est surtout un outil, une figure rhétorique ou intellectuelle qui, en littérature ou en philosophie, sert à stimuler la pensée et à révéler toute la complexité du réel. C’est évidemment aussi un outil puissant dans l’histoire de la physique depuis la Grèce antique jusqu’à la mécanique quantique. Étymologiquement, d’ailleurs, le mot décrit bien l’horizon de Morgane Tschiember : aller contre [para] la doxa, c’est-à-dire la norme, le dogme. Le paradoxe est taboo. Cette « logique du paradoxe » est à l’œuvre partout dans le travail de Morgane Tschiember et répond peut-être à cet impératif simple et concret, qui fait partie des projets assumés par l’artiste avec un certain culot : réussir l’impossible, tout simple­ ment. Plus sérieusement, Morgane Tschiember cherche à pousser à bout cette logique paradoxale – qui répond pour partie à la vision postmoderne d’un monde sorti du dualisme et du cartésianisme pour entrer dans l’ère du doute – pour inventer une autre forme de rapport entre les objets et dépasser, finalement, l’opposition binaire qui régit bien souvent notre propre lien au monde. D’ailleurs l’artiste ne dit-elle pas que son travail n’est « qu’une question de rapports : rapports de lumière, rapports de force, rapports de matière, rapports de peinture, etc. » ?

Le corps de l’artiste est premier. C’est à son échelle, à partir de son propre corps, que Morgane Tschiember pense et se dépense. La pièce Possible, que l’artiste décrit comme un autoportrait, serait une sorte de « Modulor Tschiember » : elle est composée de trente-six bâtons de bois, sorte de mikado géant dont chaque morceau « mesure » la taille de l’artiste et qui, une fois amassés en fagot, donne son tour de taille. Jusqu’à ce que la pièce soit achetée, chaque exposition réactivait l’œuvre différemment, selon le bon vouloir du responsable du lieu ou du projet… Malicieuse métonymie qui consistait pour l’artiste à offrir son corps à l’exposition, à la manipulation, pour dire déjà, en somme, que tout part de là. La main, le corps sont bien ses premiers outils et ce n’est pas pour rien qu’elle « fait » toujours l’œuvre, ne délègue pas mais va apprendre techniques et savoir-faire auprès d’artisans, maçons, ingénieurs, et autres maîtres en bondage. Il y a d’abord un 8

Voir Aude Launay, « The world is not enough » et Erwan Michel, « One Still Second by Morgane Tschiember », in Text(e)s, Éditions Loevenbruck, 2009.

9

Jean Clair, Duchamp et la photographie, Éditions du Chêne, Paris, 1977, p. 98.

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L’infra-mince permet à Duchamp de penser l’œuvre d’art comme lieu de l’emboîtement et du retournement. Le moulage étant le processus privilégié par Duchamp pour jouer d’une ambivalence des formes et des images – est-ce le moule ou le contre-moule ? Par exemple, dans le fameux Objet-dard où il est difficile de distinguer s’il s’agit d’un phallus ou de l’empreinte en profondeur d’un sexe féminin – qui fonde son discours sur la réversibilité du désir et l’ambiguïté sexuelle.

Ruins in Progress    Amélie Lavin    FR


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