paperJam economie & finances janvier 2013

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«  UN DÉFICIT DE COMPRÉHENSION » Le discret président du comité de direction de la Banque de Luxembourg regrette une large méconnaissance, par les citoyens, de notions économiques de base, qui ne leur font pas mesurer l’importance de concepts tels que productivité ou compétitivité, et leur font craindre toute idée de « rigueur ». TEXTE JEAN-MICHEL GAUDRON PHOTO DAVID LAURENT / WIDE

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ares sont les sorties médiatiques de Pierre Ahlborn. Il a fait de la discrétion et de l’humilité un leitmotiv, presque un style de vie, fuyant toute idée du culte de la personnalité et d’ego démesuré. Cela n’a jamais été, et ne sera plus que probablement jamais le genre de la maison. « Influent », Pierre Ahlborn ? L’intéressé s’en défend presque. « Je ne me sens pas homme d’influence, assure-t-il. La nature de mes responsabilités m’impose une certaine obligation de réserve, par respect pour ceux que je sers. J’essaie tout simplement de faire mon travail en âme et conscience, et de remplir du mieux que je peux les responsabilités qui sont les miennes. Je reste persuadé que les solutions naissent avant tout d’un exercice d’intelligence collective, plutôt qu’au travers d’individus qui exercent leur ‘influence’. » Des postes à responsabilités, Pierre Ahlborn n’en manque pas, fidèle à ses idées et à son employeur. Car il n’a connu que la seule Banque de Luxembourg sur un plan professionnel : il y est entré en 1988, après ses études, en a rejoint le comité de direction en 1998 et a accédé à la fonction d’administrateur délégué et président du comité de direction en 2000, prenant la succession de Robert Reckinger. À côté de cela, il est membre du comité exécutif et trésorier de la Croix-Rouge luxembourgeoise, président de la Philharmonie, vice-président d’EFA, et membre de nombreux conseils d’administration (ABBL, Bourse de Luxembourg, CDCL, ou encore l’Entreprise des P&T, pour ne citer que les plus « visibles »). Une jolie brochette qui lui permet de garder un contact direct avec de nombreux et variés secteurs d’activité. « Par définition, un banquier est un intermédiaire entre différents acteurs du système économique, explique-t-il. C’est un poste d’observation tout à fait passionnant. Chaque man-

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dat d’administrateur est intéressant, par l’élargissement de l’horizon de connaissances qu’il apporte. Mais, mandats ou pas mandats, le simple fait de côtoyer des clients et des partenaires, luxembourgeois ou non, constitue la richesse de ce métier. Nous avons la chance, en tant que banquiers privés, d’être plus que de simples banquiers. Nos clients nous invitent à entrer dans leur sphère personnelle ou professionnelle. » Observateur, Pierre Ahlborn l’est aussi de la vie politique et sociale du pays, et il reconnaît volontiers que, collectivement, il n’est pas aisé de bien comprendre tout ce qui se passe actuellement, sur les plans économique et financier, tant les causes profondes des crises actuelles successives sont, à ses yeux, multiples et complexes également. « Les crises économiques naissent moins de problèmes de surstockage conduisant à des licenciements massifs, mais résultent de plus en plus souvent d’anomalies d’évaluation de certaines classes d’actifs, appelées ‘bulles spéculatives’. Il s’agit là d’un phénomène assez nouveau, qui demandera des réponses qui seront forcément différentes de celles utilisées lors de cycles traditionnels. Même au niveau académique, il y a relativement peu d’écrits et de propositions de réponses sur la question. »

Attention aux cassures sociales Alors que les générations précédentes, au sortir de la guerre, connaissaient la valeur d’un franc, et savaient faire la distinction entre dépenses de consommation et dépenses d’investissement, les consommateurs, aujourd’hui, semblent de moins en moins appréhender et percevoir cette notion. La crise actuelle ne nous vient-elle pas directement du surendettement des ménages aux ÉtatsUnis, où ils n’ont pas hésité à mettre en garantie des biens d’investissement (une maison, par exemple) pour financer des crédits destinés à des

biens de consommation (des vacances, par exemple) ? « Il en résulte une situation patrimoniale nette proche de zéro et la disparition de certains mécanismes d’ajustement, regrette M. Ahlborn. Cela illustre les déficits d’explication de certaines notions assez fondamentales d’économie. » De même, à l’échelle des discussions sur les déséquilibres budgétaires, la distinction est désormais très floue entre un « bon » déficit (celui qui sert à financer des infrastructures, en vue d’améliorer la productivité et, donc, de générer du rendement et des recettes fiscales ultérieures) et un « mauvais » déficit (un subside permettant des dépenses qui sont davantage à ranger dans la catégorie « consommation »). « De là vient une grande confusion, car le public se méfie de plus en plus du mot ‘rigueur’. Par ailleurs, des notions comme productivité ou compétitivité devraient être mieux expliquées. » Devant cet état des lieux, Pierre Ahlborn refuse de montrer du doigt les seuls gouvernants politiques, qui semblent en peine à trouver des pistes de sortie. « La classe politique n’est qu’un reflet de la société. Je pense que nous sommes dans un déficit de compréhension, qui est dû à la fois à des effets de mode et à des déficiences dans le système d’enseignement. L’erreur serait d’attendre que des décideurs politiques prennent des décisions qui vont résoudre l’équation. Je pense que l’ensemble des acteurs de la société, y compris les entreprises ont leur rôle à jouer, tout comme les partenaires sociaux, et les partis politiques. » Quelles pistes suivre, alors ? Celles que M. Ahlborn qualifie de bon sens, essentiellement. Comme redonner à toute entreprise sa finalité première : non pas celle, caricaturale, d’une grosse machine qui ne servirait qu’à engendrer des bénéfices, mais plutôt celle d’une organisation qui mobilise des talents autour de tâches à accomplir ; une organisation qui, forte d’une responsabilité sociétale, donne du travail et des missions à des hommes et des femmes. « On en revient alors à la notion de collectif », note-t-il, s’étonnant que certains acteurs se sentent obligés de mettre spécialement en exergue leurs actions en matière de RSE (responsabilité sociale des entreprises). « Pour moi, ce doit être quelque chose d’absolument naturel, une obligation de base pour tous. Il ne devrait pas y avoir le moindre mérite à le faire. » Avec l’espoir, aussi, que la fragilisation croissante d’une certaine catégorie de la population – et pas uniquement les pauvres – ne soit pas sous-estimée. « Aucune société ne peut réussir s’il y a des cassures sociales trop importantes. Ce que nous observons en Espagne, en Grèce, en Italie ou au Portugal, montre que nous arrivons, même dans nos pays européens, au bord de ruptures sociales qui pourraient conduire à des crises majeures. Il faut rester vigilant. »


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