Tomsk le Guerrier

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Tomsk Guerrier

Jacqk


La dernière fois que le major Güet m’a expédié en mission lointaine, outre les deux années passées loin des miens, j’en suis revenu avec des problèmes psychologiques qu’il m’a fallu huit mois pour soigner. Aussi, en recevant ce billet signé de sa main, ici à Océanspace, alors que je profite de mon année de repos à ramasser des coquillages sur la plage, je ne peux réprimer un effet de nausée dû à la contrariété. Le billet est laconique, fidèle au style du major ; « Convocation dans mon bureau sans délai » et il est accompagné d’un billet aller simple pour un transfert prioritaire en classe A sur la Navgalax. Je connais bien le major, quand il paie un billet en classe A, c’est qu’il y a urgence. Aussi, est-ce résigné que je remonte dans la suite nuptiale pour faire ma valise. Svetlana est sur la terrasse. Elle prend le soleil. En m’entendant fouiller dans l’armoire, elle se lève pour venir me rejoindre. — Tu fais du rangement ? Je la regarde fixement, prenant cet air affligé qui convient à la situation. — Je suis convoqué par le major. Je n’ai pas le choix, je pars immédiatement.


Son visage se transforme. Le sourire qu’elle ne peut dissimuler, traduit son désarroi. On ne va pas se cacher la vérité. Les animateurs du club de vacances lui tournent tous autour, et sans ma réputation de tête brûlée, de baroudeur, de champion de karabox et de meilleure gâchette du service d’interventions spatiales, il y a longtemps que… bon, c’est vrai que ma mère m’avait prévenu. Ne prends pas cette fille comme compagne, elle a trentedeux ans de moins que toi et n’en veut qu’à ton argent… Finalement, valise bouclée, je la bouscule sur le lit. Être cocu, OK, c’est l’un des risques du métier, mais au moins en profiter un max avant de partir. D’ailleurs, Svetlana se montre particulièrement motivée par notre étreinte. Ensuite, elle insiste pour m’accompagner… jusqu’au taxi. Petit voyage sans histoire, deux heures de douceurs décontractantes offertes par des hôtesses très obligeantes. La routine de la classe A. Puis, à peine le pied posé sur le sol de Hartéore, un planton me prend en charge et me dépose devant le bureau du major dont la porte est ouverte, comme de coutume. — Entre Tomsk, j’ai un boulot pour toi. Je m’avance en prenant mon air des mauvais jours. — Ne fais pas la gueule, je sais très bien que tu t’emmerdes sur ton sable à faire des pâtés. — Et ma môme ? Tu sais que j’ai une…


— Pétasse, oui je sais. Elle s’est fait la moitié de mes effectifs pendant ta dernière mission, moi compris. — Enfoiré ! — Hé ! Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! En acceptant ton job tu connaissais les inconvénients. — On peut rêver de fidélité. Ça existe dans ce monde ! Le major éclate d’un rire cynique. — J’en parlais justement à ton ex, la semaine dernière… — Tu as vu Dummy ? — Non, l’autre, celle d’avant… Mais on n’est pas là pour faire la chronique du plumard de monsieur Tomsk. Il me tend un papier. — Tiens, voici les formalités de ta mission. Tu pars ce soir, il y a une fenêtre vers minuit. Je ne veux pas que tu la manques. Je parcours rapidement les quelques lignes… — Les terriens ? C’est quoi encore ce truc ? — Une nouvelle planète bleue. Tolérances compatibles avec le standard. — Eh bien ? Ce n’est pas mon boulot ! Je ne suis pas touriste ! Le major se gratte derrière l’oreille avec son tentacule droit. Il soupire, plonge son œil rouge dans le mien et me dit, l’air affligé : — Les pros de la section explo se sont plantés ! Ils ont mal évalué l’organisme d’accueil. Ils sont dans la merde car le lascar qui patauge dans l’inconnu sur


cette fichue planète a été matérialisé sous cette forme : Il soulève une pile de dossiers, en ouvre un et me montre une représentation incroyable. Une sorte d’insecte, espèce de bestiole verte, avec deux gros yeux, six pattes, des ailes, des antennes… Une vraie caricature. — Sais-tu qui c’est ? — Jimini Criquet ? — Nape de la Sorce ! — Nape ? Le fils du ministre de l’Intérieur ? — Lui même ! — Quel est le problème ? — Erreur de déchiffrage. Le cerveau de cette bestiole ne contient pas plus de neurones qu’un grain de café. Ce n’est pas la race dominante. — Et alors ? — Alors ? Nape dispose de sa panoplie normalisée, mais il est devenu… débile. Incapable de mener à bien ses travaux et surtout de revenir. Voilà pourquoi j’ai besoin de toi. Tu es le meilleur de… — Stop ! Pas de pommade, je connais le couplet. — Et bien dans ce cas tout est dit. Tu vas te faire préparer pour être expédié là-bas, tu nous le retrouves vivant et tu le ramènes en bonne santé. — Je vais ressembler à ça ? — Je ne crois pas. Nos contrôles ont permis de comprendre l’erreur d’interprétation. La race dominante n’est pas cet insecte, c’est un mammifère, un prédateur presque aussi gros que nous.


— Aussi beau qu’un poulsec ? — J’ai dit ça ? Minuit moins cinq, je m’installe sur cette planche disgracieuse et inconfortable. Les techniciens m’ont cerclé d’électrodes. Couvert d’une pâte graisseuse des tentacules au sommet du crâne, je me sens visqueux. Juste à côté de moi, le caisson de congélation est prêt à accueillir mon corps pour attendre mon retour. Neuf cents millions de parsecs à parcourir en moins de quinze secondes… 98 % de réussite, le système est plutôt fiable… Cracqk… z

lincqk… Slachhhhhhhhhhh….

La prise de possession d’un organisme vivant est toujours très désagréable. On se retrouve soudain au cœur des pensées d’un autre. On doit faire siens ses tracas, ses soucis, ses plaisirs et ses manies. Et son ego aussi. En l’occurrence, mon hôte n’offre aucune résistance. La prise en main semble aisée, quatre membres, donc pas trop compliqués à gérer pour un poulsec qui régente habituellement huit tentacules. Une vision en relief… c’est amusant, pratique et coloré. Des petites mains aux doigts souples, une fourrure douce et légère sous le ventre, mais raide et armée de piques sur le dos. Et là, immédiatement, je comprends la boulette. Peut-être moins con que le criquet de Nape, je n’en


suis néanmoins pas très trapu question QI. Futé, prudent, malin, espiègle, le hérisson l’est, oui sans doute. Mais la première opération compliquée et tout me pète à la tronche. Ma mission est mal barrée. L’endroit que je découvre est une prairie fleurie. Parci par-là, des arbres fruitiers sont dispersés et offrent un peu d’ombre à trois énormes bestioles à cornes. Mon objectif, c’est un criquet sauteur, et ici les sauterelles en tous genres ne manquent pas. À croire que ces insectes sont montés sur trampoline. Dès mes premiers pas, ça saute et rebondit dans tous les sens. Pour retrouver Nape, j’ai un moyen imparable, ses coordonnées mentales. Lancer une recherche n’est, en général, pas trop compliqué. Face à face, dans un couloir, je me suis entraîné des dizaines de fois… Là, ce n’est pas pareil. Des milliers de petits cerveaux émettent des infos, et faire le tri là-dedans ne va pas être du gâteau. Du coup, j’en perds le contrôle d’Alfred (c’est le nom du hérisson, j’y peux rien, c’était comme ça à mon arrivée). Sa préoccupation à Alfred, c’est de casser une petite croûte. Après tout, puisqu’il lui faut prendre des forces, je vais le laisser faire. J’en profite pour scanner les environs à la recherche de Nape ((prononcer Nèpe)… pourquoi j’ai pas écrit nèpe directement ? Bonne question…)


Quand le bol est là ! Voici qu’après avoir consulté quelques cerveaux compliqués (tissage d’une toile, forage d’une galerie, chargement de pollen…) je tombe sur un zig complètement déglingué. D’un côté, il veut bondir, faire des acrobaties, et d’un autre, il a un foutu mal de mer… C’est mon Nèpe. Et justement on s’en approche. Nèpe je l’ai connu, autrefois, quand il voulait devenir chanteur. À l’époque je jouais dans un groupe, les « Céphalotes Déjantés». Il chantait faux, mais il avait derrière lui le pognon de son père, et comme nous on n’avait pas une thune, on l’a pris dans le groupe. C’était le temps des boums et du lycée. Ensuite on s’est perdu de vue. Mon Alfred commence à saliver, sûr qu’il a repéré un repas dans le coin. Moi aussi j’ai repéré ma cible. Un criquet coincé sur une tige d’herbe, droit devant. « — Nèpe, c’est moi, Tomsk. Je viens t’aider » La réponse est un peu évasive :

oo

« — ooooooooooooooooooo » Alfred file, museau en l’air, les moustaches frémissantes, le croc acéré. Je comprends trop tard que nous avons la même cible. Heureusement, le criquet a une réaction de survie. Au dernier moment, il cabriole. La mâchoire d’Alfred se referme dans le vide. Je relâche ma concentration télépathique pour reprendre les commandes.


Le criquet est retombé lourdement sur le dos, presque à la même place. Il est évident qu’il manque un pilote dans l’insecte… Cette fois c’est moi qui dirige le hérisson. Je réfrène ses pulsions de fringale. Grâce à ses petites mains, je parviens à coincer le criquet qui se débat en balayant l’air avec ses cuisses monstrueuses. Pas moyen de le calmer et si ça continue, l’estomac de mon Alfred va se laisser tenter. Finalement, voyant que je ne parviens pas à maîtriser l’insecte, j’opte pour la manière forte. Je sais que ça va être douloureux, que l’ami Nèpe va le sentir passer, mais je n’ai pas le choix. Je lui arrache le cuissot1 droit qu’Alfred engloutit en guise d’apéro puis, comme il gesticule encore, le cuisseau2 gauche est croqué de même. J’ai suffisamment de connaissance en mécanique quantique pour penser que la bête devrait survivre assez longtemps pour atteindre la prochaine fenêtre de transfert. Car pour moi le choix est simple, sans l’aide de Nèpe je vais devoir agir seul. On ne peut quitter un receveur que de deux façons ; volontairement en effectuant un exercice mental, ou par le décès du receveur. Mais dans ce cas, si la mort ne survient pas au bon moment, c'est-à-dire juste pendant les trois ou quatre minutes d’ouverture de la fenêtre, c’est cuit pour l’occupant également. 1

Selon l’académie, on écrit cuissot de chevreuil ou de sanglier mais cuisseau de lapin ou de veau. Rien de prévu pour le criquet 2 E.A.U. ou O.T. ? J’ai tranché pour ôter !


Mon ami Nèpe ne peut manifestement pas faire grand-chose, et ce pauvre criquet va devoir expirer, au moment opportun. Soit 3 heures à attendre. « — Nèpe ! Tu me reçois ? » « —  » Ouais, il a un petit vélo dans le cerveau, c’est ce que je craignais. Ok, pas de panique. J’ai déjà réussi le début de la mission : le retrouver. Il est vivant, pas trop en forme, mais vivant, et sauf catastrophe de dernière minute, je devrais pouvoir déclencher l’opération de retour sans trop de résistance. J’ai soudain une crampe d’estomac, j’ai faim. L’Alfred doit manger, sinon il est capable de boulotter mon ami. Je dois planquer le criquet. Je lève mon museau et renifle l’air ambiant. Un fumet agréable me taquine les papilles. Une bonne odeur de lait… Retenir Alfred serait au-dessus de mon pouvoir. Il démarre en flèche. J’ai juste le temps de commander à sa petite main de saisir le criquet et de le piquer sur notre dos. Ainsi, une aile plantée sur nos épines, je ne le perdrai pas. Nous traversons la prairie. Nous débouchons sur une route en asphalte. C’est pour moi un signe évident de civilisation avancée. Prudent, je veux regarder à droite puis à gauche avant de traverser, mais l’Alfred il s’en fout et fonce. Quand le vrombissement d’un moteur à explosion me parvient, je n’arrive même


pas à lui faire tourner la tête pour voir de quoi il s’agit. Au dernier moment, un réflexe d’autodéfense nous pousse à nous mettre en boule. Quatre grosses roues nous frôlent de chaque côté. J’en ai un hoquet de frousse. Et là, au lieu de courir nous mettre à l’abri, Alfred reste figé dans sa position. Je dois le secouer pour l’obliger à quitter la route. Nous entrons dans une cour en passant sous la barrière. La taille du bâtiment et de ses ouvertures me fait comprendre que le leader sur cette planète est largement plus grand que mon hérisson. Bien plus grand qu’un poulsec. Sur le perron, une assiette de lait semble nous attendre. Nous plongeons notre langue dedans et léchons goulûment. Franchement, le lait ce n’est pas mauvais, et ça calme la faim. — Miaou ! Tien, j’ai entendu un bruit… Alfred également, car nous nous retournons — Miaou ! Il y en a trois, des chatons selon Alfred, ce qui ne le rassure pas plus que ça, et aussitôt, alors qu’ils s’approchent plutôt prudemment, on se remet en boule… Une manie. Ce sont des gosses, ils veulent juste jouer et découvrir. L’un d’entre eux, le plus dégourdi, vient nous renifler d’un peu trop près et se pique le nez. Il lance un coup de patte et se pique à nouveau. Nouveau coup de patte, cette fois il se fait mal, mais nous pirouettons sur le gravier de la cour. Je reçois


un avis télépathique douloureux de Nèpe. Notre roulé-boulé l’a planté plus profondément sur les piquants. Il faut que je reprenne les choses en main, sinon le criquet va y passer avant l’heure. Je prends les commandes, je me redresse et quand le matou approche à nouveau sa patte, je l’attrape et d’un coup de rein, je lui fais faire un soleil d’une prise de judo qui l’expédie dans l’assiette de lait. Comme prévu, c’est la débandade, les matous se sauvent sans demander leur reste. Crissement de gravier. Une voiture entre dans la cour. Je vais enfin voir l’aspect de ce prédateur dominant. Une portière s’ouvre et un être en jaillit. Il est blanc, le poil frisé, une queue en panache fouette l’air. Un jappement fait tressaillir Alfred, il connaît et il craint. Je pige vite qu’avec ses quatre pattes et son air brave, ce gros corniaud n’est pas le seigneur de la Terre. Museau au sol, il vient droit sur nous et nous renifle. J’expédie vite fait le monstre en lui plantant deux doigts dans la truffe et en pinçant fort. Il déguerpit illico en faisant « kaïkaï ». Venant de la voiture, une voix dit : — Dunq ! Don’t approach you the hedgehog, it’s full with chip!3

3

Ne t’approches pas du hérisson, il est plein de puce.


Je ne sais pas ce qu’est une puce, mais par contre, ce que je vois maintenant ne laisse aucun doute, c’est ze4 big prédator ! Une jambe fine et longue, portant un escarpin rose à boucle d’or, une jupe blanche entourant une taille mince et élancée, un buste généreux et provoquant, des bras portant élégamment des bracelets légers et un visage d’ange sous une chevelure blonde vaporeuse… L’horreur dans toute sa splendeur, telle qu’on en voit dans les films de SF. Pour moi, poulsec habitué à l’imprévu, aux rencontres extra-terrestres hors du commun et aux pires calamités du cosmos, c’est quand même un choc difficile à avaler. Prudent, ignorant tout de ce fauve, et constatant la réaction de trouille d’Alfred, je préfère mettre les bouts et m’en éloigner le plus vite possible. Cahin-caha, Alfred s’enfonce dans un fourré. Je lui laisse le manche, je dois vérifier si mon chargement est encore là et vivant. « — Ca va nèpe ? Tu me reçois ? » «—

 enré »

Pas vraiment compris mais il a l’air d’aller mieux, il s’exprime. Alfred marque une pause, il vient de repérer un ver de terre qu’il chope d’une main et commence à croquer dedans comme s’il attaquait un saucisson 4

Prononcer ‘the’ pour les puristes.


géant. Le lombric gigote en se tortillant, mais rien à faire, en quelques secondes il y passe en entier. Je préfère ne pas trop consulter les effets du goût. Bon, maintenant il faut trouver une planque. Mon Alfred est repu, il a mangé, bu, je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher de nous mettre au repos dans un endroit tranquille. Il doit bien connaître un coin pénard ? De son petit train de sénateur, il prend la direction d’un tas de bois. Bonne idée, un fagot doit offrir plein de possibilités de cachettes. Son petit museau est très actif, il renifle en l’air, les cailloux, on dirait qu’il a repéré quelque chose. J’ai du mal à comprendre le message. Le voilà qui va plus vite, ma parole il a le feu aux trousses ? OK, j’ai compris. Débouchant du tas de bois, une femelle hérissonne nous envoie ses phéromones à plein nez. La belle a une idée derrière la tête, et ne m’étonnerait pas qu’Alfred, après un bon repas, se fasse volontiers une petite sieste crapuleuse. Il lui tourne autour, je laisse faire par curiosité, et aussi par humanité. La belle se retourne et hop, il lui grimpe sur le dos. Je ne te dis pas les piquants. Pour la reproduction de l’espèce, il faut du courage. Mais Alfred doit avoir une grande force morale car il ne flanche pas et, malgré les démangeaisons, il officie. Rapidement d’ailleurs. Au revoir madame, pas fâché qu’on s’écarte, car au cours du court ébat, j’ai vu de près pas mal de petites


bêtes noires sauter de l’un à l’autre. Ca doit être les fameuses puces, elles grouillent véritablement. Trois ou quatre s’occupent du criquet. Elles aiment le sang frais et profitent du casse-croûte offert en pâture. Alfred s’en fout comme de son premier piquant. Il vient de dégoter un matelas de feuilles et s’y roule confortablement. Nous bâillons, nous nous étirons, et la douceur du sommeil nous gagne… Mon horloge interne est une des meilleurs du service, je m’éveille. Il fait nuit. Premier réflexe, vérifier si Nèpe est toujours là ! « — Hep vieux ? Toujours dans le coton ? » « —  » Ok, il réagit. Les propos incohérents sont inquiétants, mais ce sont les risques du métier. Pour moi, le principal c’est qu’il soit encore en vie. Maintenant, on retourne à la maison. Bon, inutile d’espérer compter sur lui pour un coup de main. Je dois me débrouiller avec les moyens du bord. Pour cela, Alfred va m’être d’un précieux secours. Ca tombe bien, on a un petit creux. A mon top, je libère ses instincts d’exterminateur de nuisibles. Il chope Nèpe entre ses pattes et croque dedans. Je percute un bruit de gaufrette croustillante et un goût un peu acidulé. Nèpe me communique un message que je n’arrive toujours pas à traduire : « — »


Mais la conversation coupe court car Alfred broie la tête du criquet d’un coup de dent vorace. Ciao Nèpe, bon voyage ! C’est mon tour de mettre les bouts, sans regret j’abandonne Alfred à son repas. Concentration, pensées astrales, visualisation … du cosmos

Ca caille ! Salut c’est moi, je suis de retour. Je connais bien cette sensation de froid. Le corps hiberné est automatiquement remis à température, mais il faut plusieurs heures pour que je retrouve mes fonctions. J’ouvre l’œil. Trois nanas sont présentes dans la chambre. Elles ont commencé les massages. Chacun de mes tentacules retrouve sa souplesse. Moi j’ai bien une idée cochonne qui me traverse l’esprit… le refrain d’une vieille chanson… Le coup du neuvième tentacule, Celui qui gonfle et qui t’enc… Mais l’infirmière en chef n’a pas l’air de badiner et je m’abstiens de chanter. — Allez ! Debout ! Vous êtes propre et sec. Je pose mes tentacules sur le sol et je fais quelques pas flageolants. La porte s’ouvre, un jeune aspirant se pointe : — Capitaine Tomsk ? — En personne. — Je suis le suiveur de votre mission. C’est moi qui analyse les données que vous transmettez. — Alors ?


— Grâce à vous on a compris l’erreur des gars du service ‘explo’. Les terriens portent une peau artificielle faite de fibres végétales ou minérales. C’est un cas unique. C’est de là qu’est venue la confusion. Sinon, c’est une belle planète, pour votre info, l’endroit où vous étiez s’appelle le Pays de Galles, sur une grande île. — M’en fous ! C’est tout ? — Je dois vous conduire immédiatement vers le major. Le major n’est pas seul. Un personnage qu’il me semble avoir déjà vu quelque part est installé dans le meilleur fauteuil. — Tomsk, heureux de te revoir. Tu connais monsieur de la Sorce, le ministre ? — Ravis monsieur le ministre. Tu parles, le bonhomme est venu personnellement me remercier d’avoir sauvé son fils. — Comment va Nèpe, il se remet ? Le major émet un froncement de l’œil : — Quel Nèpe ? De qui parles-tu ? — Et bien de Nèpe… Ho excusez-moi, c’est à cause de la prononciation d’Alfred, il avait un accent british… Nape donc, il va bien ? Le ministre prend la parole. — Nous avons un petit souci. Il bafouille des sons incompréhensibles. Il tourne et saute dans son lit. Je suis inquiet.


— Ne vous en faites pas, il va se remettre. Il a subi une grosse perturbation mentale. Son hôte était un insecte imbécile et, sans me vanter, mon intervention lui a évité une fin atroce. Il aura besoin d’un support psychologique. — Il a quand même réussi à prononcer quelques mots… — Ha, vous voyez, ce n’est pas si grave. Qu’est-ce qu’il a dit ? — Je le cite : « Saloperie de Tomsk ! » — Tiens donc ? Le ministre est reparti. Le major sort sa bouteille de vodgnac et nous sert un verre. — Ma petite femme est là ? — Pas de nouvelles. Pourquoi ? Tu lui avais donné rendez-vous ici ? Je dois avoir l’air d’une frite froide car il a un sourire compatissant. — Je te vois mal barré avec cette nana. Tu ferais mieux de la larguer. Tiens, voici ton billet pour Océanspace. Les coquillages t’attendent… et ta femme peut-être. Je prends le billet mécaniquement, mais je repère tout de suite la classe : — Quoi ! Classe C ? — C’est le standard pour les déplacements du personnel.


Astroport YR2. Je fais la queue dans la file des classes C. Juste à côté, les classes B nous doublent, déposent leur bagage et montent sur le trottoir roulant. Ils sont pris en charge par les hôtesses. Les classes A sont déposées directement au pied du vaisseau et accueillies par le commandant de bord. Nous, nous devons oblitérer notre billet et porter notre bagage directement à la soute. Ensuite chacun se débrouille pour trouver une place. J’ai de la chance, un hublot est libre. Je m’y installe, mais dans la minute qui suit, une grosse pieuvre vient se caser juste à côté. Elle empeste le citron à la menthe, un parfum au rabais. Comment peut-on imposer ses odeurs ? C’est d’un sans-gène ! Je soulève le septième tentacule et lâche un pet assez discret, mais d’une exhalaison à tuer un bœuf. La grosse frémit des narines, regarde à droite puis à gauche, et finalement plonge son œil carmin dans le mien. Pas un mot entre nous, une confrontation odoriférante. Il me reste mon arme secrète, je soulève le huitième tentacule et là, j’envoie un détonant. Imagine une corde de contrebasse qui claque en plein concerto : Dzongggggg. La meuf sursaute, s’ébroue et se lève pour aller chercher une place ailleurs. J’ai gagné. Du coup je m’allonge, et je pique un roupillon. Océanspace.


Je débarque en me faufilant dans la foule. Je la cherche, elle n’est pas là. Je saute dans un taxi. Arrivé à l’hôtel, je vais droit au guichet. — Ma femme est là ? — Svetlana ? — Madame Svetlana ! — Excusez-moi, je vais la prévenir de votre arrivée. Il décroche le téléphone, mais j’arrête son geste. — Pas la peine, je vais lui faire une surprise. Je m’éloigne en direction de l’escalier, un déclic dans mon dos m’incite à me retourner. Le réceptionniste est en train de composer un numéro. Je reviens vers lui. — T’as pas compris bonhomme ? Je veux faire une surprise ! Je saisis le téléphone et le fracasse sur le comptoir. Je gravis les deux étages huit à huit. La porte de la chambre est sans doute close et je n’ai pas la clef, alors, pas de tergiversation. Je la défonce d’un coup de boule zidanesque. Elle est là, à califourchon sur le professeur de natation. A part le sommier qui semble souffrir, on a l’air de bien s’amuser ici. D’une poigne de fer, je l’arrache à son étreinte en la propulsant vers un fauteuil. Le prof se redresse. Il est baraqué et entraîné. Il doit bien faire trente centimètres de plus que moi… Il saute du lit pour me faire face. Du coup, il est aussi grand que moi (c’était la hauteur du lit). Il


ouvre la bouche pour causer ou pour menacer ou pour s’excuser ou pour me demander l’heure… Je ne saurai jamais ! Le coup bas que j’expédie trouve sa cible. Il pousse un hurlement en pliant des tentacules. Je lui colle une mitraillette (une gire sur moi-même en claquant chaque tentacule sur son crâne). Je termine par un direct dans l’œil, histoire de me défouler à fond. Il s’écroule. Je m’approche du moniteur. Il est allumé. Je me connecte au site qqq.union.gouv, m’identifie et ouvre mon dossier. /mariage/annulation/ En deux secondes c’est réglé, notre mariage est annulé. Svetlana pleurniche. Elle se relève l’air implorant. Je lui tourne le dos et sort dignement en lâchant l’insulte suprême : — T’es qu’une vampire ! — Pauvre con ! Par défi, j’aurais bien claqué la porte en partant, mais je viens de la pulvériser, du coup, passant près du mono, je lui balance un coup de latte en bonus. Ça soulage. Arrivé en bas, je lance un regard noir au porte-clés qui se fait tout petit derrière son desk. Je me tire sans régler la note. Qu’elle se démerde… Un taxi me conduit vers les dunes. A cet endroit la plage est quasiment déserte. Juste quelques cabanons de pêcheurs. Il y en a un que je connais bien, celui d’un ami actuellement en mission vers Bételgueuse


dans la constellation d’Orion, une affaire de trafic de faux papiers hygiéniques. Il sera absent plusieurs semaines et m’a demandé de passer arroser ses fleurs de temps en temps. Je vais m’y installer pour le restant de mon séjour. Personne ne saura où je suis et j’aurai la paix. Enfin les vacances et le calme. — Monsieur le ministre, le professeur vous attend. Entrez. Léon de la Sorce pénètre dans le bureau du chef de clinique. Il est nerveux, inquiet. Les événements ne sont pas réjouissants. — Alors cher ami, où en êtes-vous ? Le professeur lui fait signe de s’asseoir. — Une bonne nouvelle, monsieur le ministre, il n’y a pas une heure, nous avons enfin reçu un discours cohérent. Votre fils s’exprime, par bribes, en inversant des mots, mais je suis confiant. Le plus difficile est fait, dans six semaines il sera sur pied. — Qu’est-ce qu’il dit ? Je peux lui parler ? — Pas de problème, il comprend, par contre il est encore dans un monde compliqué, je dirais cauchemardesque. Vous connaissez un dénommé Tomsk ? — C’est le type qui lui a sauvé la vie. Il prononce son nom ? — Oui. Vous dites qu’il lui a sauvé la vie ? — Il l’a récupéré sur une lointaine planète.


— Surprenant… Venez, suivez-moi, je vous conduis à son chevet. Ils enfilent un long couloir obscur jusqu’à une porte comportant de gros verrous. Le professeur sort une clef magnétique qu’il présente devant un détecteur. Les verrous claquent en s’ouvrant. Nape est sur un lit, au milieu d’une chambre sans fenêtre et entièrement capitonnée. — Dites-moi professeur ? Vous n’avez pas d’autre chambre ? — Dans l’état où on nous l’a amené, nous avons pensé plus prudent de le protéger, il faisait des bonds en se débattant. Mais rassurez-vous, ce n’est que provisoire. Le ministre s’approche de son fils. Il lui prend un tentacule qu’il serre avec tendresse. — Alors mon Nape, tu me reconnais ? — Papa ! É peur, Tomsk tué moi. Papa é peur. — Bon sang mais qu’est-ce qu’il t’a fait ? Il t’a sauvé la vie, il t’a fait revenir. — Lui fou…. Moi peur. Bobo papa. Perturbé, le ministre regagne son ministère. Il convoque un attaché du cabinet, celui qui gère les fonds secrets et s’occupe des affaires confidentielles. — Horst ! Vous allez me rendre un service. Mon fils est victime d’un fou. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment que tant qu’il vivra, il sera obsédé par quelque chose que lui a fait quelqu’un. Si ce


quelqu’un disparaît, peut-être que mon fils ira mieux. Avez-vous une équipe sûre, discrète et compétente ? — Monsieur le ministre, nous sommes au cœur de la qualification. Notre ministère s’enorgueillit d’avoir les barbouzes les plus méritants, très compétents, ayant des prédispositions pour les missions réclamant adresse, habileté et talent. — Faites donc le nécessaire, je compte sur vous. La nuit tombe sur Océanspace, le paradis des lunes de miel. Un à un les couples enlacés quittent le restaurant pour une promenade en bord de mer. D’autres regagnent leur chambre pour des promesses coquines ou pour le match à la télé. Depuis plusieurs heures, cinq touristes traînent leur ennui en va-et-vient incessant. Personne ne se douterait qu’ils appartiennent au GIS, le Groupe d’Intervention Secret. Le plan est rôdé, les choses ne s’annoncent pas aussi faciles qu’elles pourraient l’être, mais la situation est maîtrisée. Depuis deux heures qu’ils pistent Svetlana, ils n’ont pas réussi à repérer Tomsk. Ils interviendront donc au cours de la nuit, quand les tourtereaux seront au nid. A pas de loup, ils se glissent dans le couloir de l’hôtel. L’un d’eux a déjà repéré les lieux. La chambre est identifiée, facile de ne pas se tromper, elle a une porte neuve. Encadrant le chambranle, deux des barbouzes sont armés d’un fusil laser. Ils seront chargés d’arroser la pièce pour ne laisser


aucune chance aux occupants. Deux autres font le guet à chaque extrémité du couloir. Le cinquième, un costaud, doit démolir la porte avec une masse en fonte. C’est soudain le déferlement dans la chambre. La porte vole en éclat sous les coups de boutoir et deux rayons étincelants lézardent les murs, les tentures, le lit et les meubles. La moquette s’enflamme, se propageant aux rideaux. La lourde fumée qui se dégage de l’incendie obscurcit la visibilité. On entend crier, des portes s’ouvrent alors que le commando se replie, profitant de la pagaille. Le major accepte la transmission codée qu’il vient de recevoir. Après avoir entendu l’information, ce matin même, il a immédiatement envoyé sur place un enquêteur du service. — Alors ? — C’est bizarre, major, il y a trois victimes identifiées, deux moniteurs de sport travaillant au club voisin et Svetlana, la femme de Tomsk. J’ai récupéré une bande de vidéo surveillance de la police des plages. Je pense avoir une piste. Tomsk est en danger ! — Son ex-femme. Il a divorcé la semaine dernière ! — J’ignorais. — Personne ne le sait. J’ai dû valider des données modifiant son statut. C’est comme ça que je l’ai appris. Pourquoi penses-tu qu’il est en danger ?


— En visionnant la bande, j’ai reconnu deux types fichés chez nous. De vieilles connaissances qui n’étaient certainement pas là par hasard. — Ca ne prouve pas qu’ils en veuillent après lui ? — C’est vrai, on peut imaginer qu’un commando travaillant pour le ministère de l’Intérieur avait reçu mission de liquider un ou deux profs de sport. A moins que ce ne soit contre Svetlana, elle s’est refusée à un gros bonnet ? — Mouais, pas crédible ! Par contre, le ministère de l’Intérieur, ça me dit quelque chose. As-tu retrouvé la trace de Tomsk ? — Pas encore, j’enquête. Je sais juste qu’il a quitté l’hôtel la semaine dernière après avoir mis K.O. un des monos. Il est monté dans un taxi, je vais tous les interroger. — Bon boulot Fletch, sois prudent. Le major ouvre un tiroir du bureau pour en sortir un transmetteur miniature. « Personne ne sait où tu es, mais je te connais suffisamment pour être sûr que tu ne restes pas une journée sans consulter ton tinctof… Photo de Tomsk en main, Fletch interroge le premier taxi de la file. — Vous avez déjà vu ce client ? — Le chauffeur examine le cliché et le lui rend. — Ouais ! Un biffeton surgit sous le nez du gars


— Où, quand ? Le chauffeur saisit le billet et le fait disparaître. — Ce matin, il y a deux heures environ. — Il est monté dans votre taxi ? — Non, des types avec une sale gueule m’ont montré sa photo, comme vous ! — Et alors ? — Ben rien, je ne l’avais jamais vu ! Fletch serre les dents et s’apprête à sortir du taxi, mais le gars le retient. — Je vais tâcher de mériter le biffeton, vos copains ont trouvé ce qu’ils cherchaient auprès de Bob. Vous voyez le taxi vert, en face ? C’est lui. — Merci. Il traverse l’avenue du bord de mer et monte à bord du taxi vert. Le chauffeur démarre immédiatement. — Quelle adresse monsieur ? Fletch lui glisse la photo sous le nez. — Au même endroit où tu as conduit ce mec. — C’est une manie ? J’en reviens à peine. Je viens d’y déposer cinq lascars aux mines patibulaires. Ha, barboter dans l’eau ! Quel bonheur. La plage est déserte, pour moi seul. La mer est peu agitée, roulant des vagues chaudes sur le sable. Je fais la planche en fixant le ciel d’un bleu pastel. Je hume l’air. La bonne odeur de fenouil grillé me chatouille les papilles. Un beau poisson cuit sur mon barbecue, et mon appétit est en éveil.


Je sors de l’eau pour regagner le cabanon. Le soleil s’occupe de me faire sécher. Au loin, vers la route, un peu de poussière est soulevée par le passage d’un des rares véhicules qui fréquente cette partie de la côte. Je vais jusqu’au frigo et je me sers un verre de jus d’algues bien frais. En rangeant la bouteille, je remarque le point rouge clignotant de mon tinctof… D’un bond, je me retrouve sur le toit de tôle brûlante. La petite troupe marche discrètement en utilisant les rares cachettes du terrain, rochers ou cactées. Je redescends pour enfiler mes bracelets de cuir. Chacun de mes tentacules reçoit le sien. Le commando a repéré le cabanon. Discrètement, mesurant chaque pas, les cinq barbouzes se séparent pour une manœuvre d’encerclement. Chacun d’eux est muni d’un discret radian, sorte de flingue minuscule capable de produire un rayonnement destructeur très précis. L’arc de cercle qu’ils forment se resserre lentement vers la cible. Les deux cents derniers mètres seront déterminants pour l’effet de surprise. Il n’y a plus que du sable, des dunes, et quelques touffes de végétaux arides. Arg est le plus à gauche. Vieux baroudeur, il scrute consciencieusement le cabanon d’où monte une fumée parfumée. Un de ses tentacules se pose sur une partie de sable plus molle. Lestement, il fait un grand pas pour l’éviter, il n’a pas le temps de voir le


tentacule cerclé de cuir qui surgit du sol. Une lame longue et effilée se déploie et le transperce pardessous, juste dans les parties mâles. Planté sur place, il meurt sans un cri. Le sable remue et Tomsk se dégage de sa cachette. Il reprend son souffle, s’époussette, récupère le radiant et disparaît. Baih transpire. Il n’aime pas la chaleur. Ses kilos en trop sont cause de son importante sudation. Ses copains le surnomment la savonnette. Allongé sur le sable, protégé par une petite dune, il cherche à repérer ses compagnons. Il n’en aperçoit que deux. A dix mètres derrière lui, un tentacule cerclé de cuir fouette l’air d’un coup sec. La tige d’acier étincelante est acérée. Tel un rayon de clarté fulgurante, elle traverse l’espace et frappe la nuque de Baih. Il n’a qu’un mot, le dernier : « hein ? ». Mais déjà la silhouette de Tomsk se fond dans la lumière. Climy aurait pu être agent de change, vendeur de machines à coudre ou comptable. Mais quand on a un père colonel, on ne choisit pas sa destinée. Engagé dans la police à vingt ans, il a suivi la filière des examens qu’il a ratés méthodiquement. Ne restait que ce poste de merde où il s’emmerde. Enfin, pour une fois qu’on lui fait prendre l’air… Il est tapi dans un trou. Il ne va pas prendre d’initiatives idiotes. Les autres sont bien plus capables que lui. D’ailleurs où sont-ils ? Il remarque un mouvement en face, de l’autre côté du cabanon, mais sur sa


gauche personne ne bouge, ou alors ils sont vraiment doués pour le camouflage. Une ombre lui cache le soleil. Il lève la tête. C’est un tentacule maculé de sable, portant un bracelet de cuir d’où surgit une tige d’acier bleui. Elle le frappe au centre de l’œil, là où ça ne fait pas mal, et traverse le cerveau. Maintenant je dois reculer. La rive n’est qu’à deux pas mais je serais repéré si j’y allais directement. Un peu plus loin, la plage fait un coude. Je m’y faufile et me glisse dans l’eau. Nager sous l’eau est un de mes hobbies et j’ai bon souffle. Domans hésite. Devant lui Elmoe est déjà presque au cabanon. Lui il est bloqué car trop près de la rive, il n’a plus de possibilité de cachette pour progresser. Il place son radian devant lui pour vérifier s’il est à portée de tir. Le cadran lui indique qu’il lui manque trois mètres pour être à pleine puissance. « Je n’aurai qu’à surgir au moment où les autres attaqueront. ». Il regarde à droite, puis à gauche. Rien. Tomsk doit être sur le point de se mettre à table. L’odeur de barbecue le rassure. Pourtant, venant de la mer, un frémissement à la surface de l’eau attire son attention. Soudain, deux tentacules émergent et giflent l’eau presque en même temps. Domans n’a pas le temps de faire un geste, les deux piques le transpercent de part en part.


Le souffle court, Elmoe parvient au cabanon. Adossé au mur, il consulte ses camarades. Aucun ne bouge. Ils n’ont pas un terrain favorable pour progresser. Ils n’ont pas également son expérience des commandos. Et lui, il n’a besoin de personne pour exécuter un lascar. Il longe le mur jusqu’à l’angle. Les seuls bruits qu’il entend sont ceux de la mer et du gras qui crame sur les charbons de bois. Il calme sa respiration. Prépare son radian, compte jusqu’à trois par superstition, et s’élance. D’un coup de latte il dégage la porte et tire en se jetant à l’intérieur du cabanon. Il roule sur lui-même, se cogne au frigo et reçoit le bégonia sur la tronche. Il se relève. Personne ! Pourtant ce poisson est bien destiné à quelqu’un. Il ressort pour appeler ses compagnons… Une ombre est là, dehors. — C’est toi Baih ? Il n’y a personne ici. Agrippé soudain par une poigne d’acier, il se sent soulevé de terre et il termine sa course assis sur le barbecue. Le cri de douleur lui reste dans la gorge, une lame d’acier tenue par un tentacule le cisaille sous le menton… J’ai bien mérité un coup de sirop d’algues. Je m’en verse un grand verre que je bois à la santé du major. Ensuite, je dois faire un peu de ménage. Avec ce soleil, si je laisse les corps, ça va vite empester dans le coin. Je récupère la brouette dans la remise. Je charge les cadavres dans une barcasse ainsi que


quelques cailloux. En les balançant à trois cents mètres du rivage, bien lestés, ils ne remonteront pas. Les poiscailles se chargeront du nettoyage. Quand mon opération de grand ménage est terminée, je m’offre un bon bain, puis j’ouvre une boite de sardines car mon repas est largement cramé. C’est à ce moment qu’apparaît un taxi. Je reconnais de loin ce bon Fletch… Dégustant mon rafraîchissement, je l’observe avancer prudemment vers le cabanon. Je lui fais signe, il me répond, mais je le sens contracté, regardant de droite à gauche comme s’il s’attendait à voir surgir une division de chars. — Hello vieux ! Quelle surprise ! — Tomsk ! Je suis content de te trouver, tu ne peux pas savoir la bile que je me suis faite. — J’en ai une petite idée… T’as soif ? — Pas le temps, on file d’ici en vitesse. Un groupe de barbouzes est sur ta trace. Je fais mine de scruter les alentours. — T’es sûr de toi ? — Fais-moi confiance, tirons-nous d’ici en vitesse, je t’expliquerai en route. As-tu une arme ? — Une arme ? Regarde sur la table de la cuisine, ça te va ? Fletch entre dans la baraque. Il émet un sifflement admiratif : — Mince, cinq radians ! C’est une armurerie ici ! — Tes barbouzes, ils viennent à pied ?


— Le taxi les a déposés à cinq kilomètres. Ils doivent approcher en douce pour te surprendre… Si on se magne on peut les éviter, le taxi m’attend en haut de la colline. — Tu veux que je te dise ? Je termine mon verre et je te suis, ce n’est pas que je craigne tes barbouzes, mais j’ai deux mots à dire au major. On se met en route. Fletch a pris un radian et me regarde étonné. — Tu ne prends pas d’arme ? — Sers-toi si tu veux, moi je n’aime pas ces trucs dangereux… Nous rejoignons le taxi. On s’installe. Il démarre et Fletch se décontracte. — Bon, alors ? Raconte ! — Cette nuit. Un commando a dézingué ta gonzesse dans sa chambre à l’hôtel. — Quoi ? Le message du major manquait de détail, ça je ne le savais pas. — Le commanditaire est probablement du ministère de l’Intérieur… Je ne réponds pas, la mort de ma petite nana me touche. La vache, ça fait mal ! La porte du major est toujours ouverte, aussi, c’est calmement, en me maîtrisant, que je la referme doucement. — Va falloir que tu m’expliques des choses !


— Assieds-toi ! Je te sers quelque chose ? Vodgnac ? — Ce que tu veux, je n’ai pas soif ! Qu’est-ce que j’ai à voir avec le ministère de l’Intérieur ? Je viens de sauver la vie du fils du ministre ! Pourquoi en voudrait-il à ma peau ? — Nape n’a pas l’air d’avoir apprécié le traitement que tu lui as imposé. Je connais tes manières et la façon dont tu gères tes missions. Toujours du travail soigné, pas de bavure, que du beau boulot. Mais à ma connaissance tu n’as jamais obtenu ton brevet de bonne manière ! — Merde, faut pas déconner, j’ai fait ce que je devais pour ramener ce type vivant. C’étaient les ordres. On ne m’a pas demandé de jouer les nounous. — N’empêche, Nape est devenu complètement nazbro. Il fait des cauchemars éveillés. Je suis sacrément ennuyé par la tournure des évènements — Et là, attends un peu ! Tu veux me faire comprendre quoi ? Que je gêne ? Que je dois disparaître ? — Peut-être, pour un certain temps. Je pourrais t’envoyer en mission à perpette pour te mettre à l’abri. — Me mettre à l’abri ? Tu n’inverses pas les rôles ? Le père de la Sorce, tout ministre qu’il est, je peux m’occuper de lui, ce n’est pas un problème. — Comme si je ne le savais pas, tu me prends pour un demeuré ? Non, tu vas te mettre au vert le temps


que je règle cette affaire. Si ça se trouve, dans un mois Nape aura retrouvé son équilibre et tout rentrera dans l’ordre. — Comme tu veux boss ! C’est toi qui décides. Je ressors du bureau avec mon enveloppe confidentielle. Dedans un billet pour les anneaux de Typifié, à l’autre bout de la galaxie. Objectif : observer les deux camps de pékins qui se battent depuis trente ans pour un bout de lande désertique. Evaluer les forces, faire un rapport et attendre les directives. J’ai rien dit, j’ai pris mes ordres comme si de rien n’était. Le major sait que quand il s’agit de ma peau, je n’y accorde pas trop d’importance, c’est ma vie, mon quotidien. Il a oublié ce qui n’est qu’un détail pour lui ; Svetlana. C’est vrai qu’elle me prenait pour une nouille, qu’elle bouffait mon pognon, qu’elle me trompait à chaque occase… C’est vrai qu’elle était un peu trop jeune pour moi et que j’aurais pu être son père, voire son grand-père. Ce n’est pas dans mon tempérament de jouer les Zorro, je suis plutôt service/service. Mais voilà, cette gosse, je l’avais dans la peau, et là, juste au moment où je réussis à m’arracher d’elle, on me la ressert sur un plateau en viande froide. Alors, mine de rien, le père de la Sorce il va casquer. Il m’a cherché, il va me trouver !


Approcher du ministre relève du tour de force. Chez lui tout est blindé, sécurisé, quant au ministère, n’en parlons pas. A chaque fois qu’il fait un trajet, il déplace douze bagnoles pleines de flics. Pas facile à approcher. De plus, il sait que je suis vivant et comme ça m’étonnerait qu’il ait reçu une carte postale de ses sbires, il doit avoir une petite idée de mon efficacité. Le vieux est sur ses gardes. Je n’ai trouvé qu’un moyen de l’approcher, le faire venir à moi. Pour cela je dois m’introduire dans un endroit où il va de temps en temps. L’hosto est chouette, le grand luxe, le palace des dingues friqués. Un parc arboré encadre le bâtiment principal. Me fondre dans la végétation est un jeu d’enfant. L’ami Nape bénéficie d’un traitement super VIP. Il est installé dans un pavillon un peu en retrait de la propriété. Jamais seuls, trois flics sont censés le protéger. Ce sont des agents de sécurité au rabais, pas dangereux pour moi. Je contourne la maison. Des barreaux aux fenêtres empêchent toute idée d’intrusion. Une bonne descente de gouttière en zinc fait mon affaire. L’escalader ne me prend qu’une minute. La surveillance se fait sur l’autre façade. Personne n’aurait l’idée de contrôler le toit. Je soulève quelques tuiles puis écarte deux tasseaux. En dessous je trouve un calfeutrage de laine de verre. Je le découpe proprement en prenant soin de longer une poutre. Le grenier est vide. Je me laisse couler


dedans et remets les tuiles en place. Voilà, ce n’est pas compliqué, je suis sur place. Planqué dans le grenier, je peux prendre mes repères. Durant trois jours, j’épie, je surveille, je note toutes les allées et venues de chacun, les habitudes du personnel, des gardes. Et principalement l’emploi du temps du ministre. Trop facile d’ailleurs. Il passe chaque jour à la même heure, venant directement du ministère avant de rentrer chez lui. Ce ministre-là travaille tard le soir, ça m’arrange sacrément. Il ne reste pas longtemps. Je pense que les conversations avec le fiston sont restreintes. Ça devrait suffire car resté seul, personne ne dérange le ministre quand il est au chevet de son fils. Dès que le jour décline, je prépare ma sortie en retirant les tuiles du toit. Je n’aurai que quelques minutes pour me replier. Ensuite je me glisse dans le couloir par une trappe. La chambre est à deux pas, j’entrouvre la porte. Nape sommeille. Je suis déjà venu plusieurs fois de nuit pour ma préparation. Je ne perds pas une seconde, je sais où se trouve chaque objet. Le Liumval est dans un tiroir, j’en chope une dose que je pique dans l’alimentation goutte à goutte. Bonne nuit Nape, je n’ai rien contre toi. Un gros dodo ne te fera pas de mal.


Ensuite je me glisse entre une armoire et le mur, juste derrière la porte de la chambre. Je n’ai plus qu’à attendre. Je me recroqueville, formant une boule, mes tentacules remontant au-dessus de mon encéphale, dressés et portant chacun une tige cylindrique effilée. Je ne peux pas m’empêcher de penser à l’Alfred. Même position de défense. Sauf qu’en l’occurrence, moi j’attaque. Le quart d’heure se passe, normal. J’entends des pas. Comme chaque jour une infirmière va venir tout contrôler avant l’arrivée du ministre. Elle prend le pouls, vérifie les niveaux et les courbes, pose une petite note sur le carton au pied du lit, vérifie que rien ne traîne et sort en passant à dix centimètres de moi. Encore cinq minutes à attendre… J’entends des voix, il arrive. Il entre, referme la porte et s’approche du lit. Il constate que son chérubin dort profondément. Il le secoue un peu. — Nape, c’est moi, c’est papa. Avec la dose que je lui ai administrée, il ne risque pas de répondre. Alors j’interviens. — Psssssst Le ministre se retourne, l’œil surpris et curieux. — Tu m’as raté ducon ! A ton tour de morfler !

Vlachsssssssssss Ploc ploc plech plitch……


Je le transforme en pelote d’épingles. Huit piquants bien disposés sur son crâne. Un véritable hérisson. Le vieux s’écroule sur le lit, sans un mot. Je le tâte, pas de doute il est cané. Je récupère mes aiguilles que je glisse dans mes bracelets. Maintenant il faut faire fissa. Coup d’œil dans le couloir… personne. Je me coule en douce hors de la chambre. D’un bond j’agrippe la trappe et je disparais dans la nuit comme un cow-boy solitaire… L’enquête piétine. Il a été facile de reconstituer le trajet de l’assassin. Bien plus difficile d’en connaître le mobile et encore plus l’identité. Commissaires et inspecteurs émettent toutes les hypothèses sans succès. Il n’y a que Horst qui pourrait les mettre sur une piste, mais il faudrait prendre le risque d’être démasqué, de dévoiler ses activités ténébreuses. Il préfère la boucler. Il a juste lancé une idée en l’air, comme ça. — On pourrait interroger les proches du fils, en commençant par celui qui lui a sauvé la vie. — C’est idiot, pour quel motif ? — Ben heu… on ne sait jamais ! Trustee, le patron de la sûreté a donc lancé une convocation pour entendre monsieur Tomsk. Celui qui se présente a l’œil rouge des mauvais jours. — Salut Trustee, j’espère que vous ne me faites pas perdre mon temps.


— Désolé major, je ne pensais pas vous déranger. Je voulais juste interroger un de vos gars ; Tomsk. — C’est bien pour ça que je suis là, Tomsk est en mission depuis une semaine à l’autre bout de la galaxie. Injoignable naturellement, vous connaissez nos activités. — C’est une idée de Horst, il pense que Tomsk pourrait nous mettre sur une piste. — Franchement ça m’étonnerait, il a sauvé la vie du fils de la Sorce par hasard, ils se connaissaient mais ne s’étaient pas revus depuis plus de trente ans. J’ai entendu dire que le ministre avait été perforé par des lames ? — Un carnage, on a planqué les photos. Tenez, elles sont ici. Je vous assure, ce n’est pas beau à voir. Je n’avais jamais vu ça ! Le major leur jette un coup d’œil. — Hum… Moi non plus ! — Désolé de vous avoir dérangé pour rien major. Le major le quitte, revient sur ses pas. — Le bureau de Horst ? — Troisième porte à gauche. Il frappe. — Entrez ! Il pousse la porte sans entrer. — Vous êtes Horst ? — Oui, que puis-je pour vous ?


— Je suis le major Güet, le patron de Tomsk. Je n’aimerais pas qu’il soit enquiquiné par des bruits de chiotte. Vous me saisissez ? — Ho heu… Le major le regarde fixement, l’évalue, et d’un petit salut de tentacule fait mine de se retirer. — Ha, une chose que vous devriez méditer. La devise de Tomsk, c’est : Qui s’y frotte, s’y pique.

Un tapis rouge avait été déroulé devant le sas de sortie du Tapor33. Une foule de curieux, de journalistes et d’officiels, attendaient l’important personnage : le vice-roi des Satellites d’Orion. À l’intérieur du vaisseau, les passagers ordinaires se trouvaient confinés à leur place. On les avait prévenus que le débarquement serait différé de vingt minutes pour raison d’État. Rouspéteur de nature, les poulsecs n’en sont pas moins citoyens, et la compagnie avait pensé à leur distribuer des boissons fraîches et des magasines pour ménager leur patience.


La délégation d’Orion fut accueillie avec les honneurs, musique militaire, voiture d’apparat, et Président en personne. Le grand jeu en somme ! Résigné comme tout le monde, Tomsk lisait son journal, jetant par moment un coup d’œil par le hublot. Lui, les réceptions officielles, il n’en avait que foutre ! Après dix mois loin de tout, perdu aux fins fonds des anneaux de Typifié pour se faire un peu oublier, il revenait enfin sur convocation de son patron, le major Güet . — Excusez-moi ! Si le spectacle ne vous intéresse pas, voulez-vous bien me laisser votre place devant le hublot ? C’est une voix féminine, douce, chantante. Je me retourne. La pépée a des yeux à pétrifier un régiment. Je lui souris : — Je vous en prie. Installez-vous. Je lui cède ma place, elle passe devant moi en m’éclaboussant de son parfum lilas. Je serre les dents. C’est la première fille que je croise depuis des mois. Penchée vers le hublot, elle m’offre un spectacle bien plus excitant que le débarquement d’un vice-roi. Un frisson me parcourt l’encéphale, je ne peux retenir une légère caresse, presque infime, du bout d’un tentacule vers son tentant cul. Je me prends une baffe à décoiffer un chauve. — Non-mais ! Ça ne va pas des fois ? — Désolé mademoiselle, je n’ai pas voulu…


Que dire quand on se sent si con ? Je me lève et m’éloigne… Une grosse limousine emporte les notables, la fanfare se tait, les militaires s’éloignent et les curieux se dispersent. On peut sortir. Enfin, je respire l’air vif de ma planète. Pas pour longtemps, les taxis sont pris d’assaut, du coup je m’engage dans le métro pour gagner le centre de la capitale. Pas commode avec mes grosses valises, mais je suis tellement heureux d’être de retour, que j’en oublie leur poids. Voici l’immeuble. 403e étage, appartement 40222. Je suis chez moi. Rien n’a changé. Je retrouve mon intérieur. J’ouvre une armoire pour ranger mes tenues… Un gros pincement au cœur m’envahit. Il y a des robes, celles de Svetlana… Le temps n’a pas effacé la peine. « Faudra que je donne toutes ces fringues à une association… » Une douche, un vodsky bien frappé, je m’installe dans le fauteuil, face à la télé. Les infos bouclent sur la visite du vice-roi… On se demande bien ce qu’il vient fiche ici. J’ai un petit creux. Naturellement le frigo est vide. J’ai encore une paire d’heures avant mon rendezvous chez le major. Je descends chez Rimini. En m’apercevant, il s’exclame : — Parole ! Un revenant. Je te croyais mort dans une de tes missions… — Tu parles ! Je me suis fait chier comme un rat mort.


— C’est ma tournée, qu’est-ce que je te sers ? — J’ai la dalle, fait moi un frichti, comme tu sais les faire, et verse-moi une grande bière pression. Rimini s’active. — Alors Tomsk, quoi de neuf ? — Rien… pour l’instant. Je pense que si on m’a fait revenir, ce n’est pas pour me proposer des vacances. — T’en as pas mare de cette vie ? Toujours à courir et risquer ta peau à ton âge ? — Ho que non ! C’est même le seul truc qui me tient sur ce monde. Franchement, je ne me vois pas cloué derrière un comptoir tous les jours de l’année, à écouter les conneries des pochards. Il se marre en déposant une assiette fumante devant moi, on trinque. — A la tienne, vieux, et que tes clients soient tous aussi drôles que moi… — Du moment qu’ils ne me laissent pas d’ardoise… Peu après, je débarque au QG. Comme d’hab, la porte du bureau est ouverte… J’entre sans frapper. Le major est de dos, en train de se battre avec le papier de son imprimante… Je m’installe dans un des fauteuils. — Chierie de papelard ! — Encore un gros mot et je m’en vais, major ! Il se retourne en sursautant. — Punaise, enfin ! T’as pris ton temps. — ???


— Si je ne te convoque pas, tu restes à perpette dans ton trou ! — Elle est bonne celle-là. J’avais ordre de disparaître jusqu’à nouvel ordre. Je l’ai attendu, normal. — Ouais ! Bon, j’ai besoin de toi ! — Je m’en doutais un peu. — Tu as déjà entendu parler des satellites d’Orion ? — Je connais, j’y ai même effectué quelques missions… — Ça c’est du passé, oublié, effacé de ta mémoire et à ne jamais y faire allusion ! Je soupire. — Je sais, je sais. Je pense que tu n’as rien à me reprocher au sujet de ma discrétion. — J’n’ai pas dit le contraire. Mais maintenant que les rapports entre nos deux nations sont « normalisés », on envisage de bosser ensemble. — Sans blague ! Dans quels domaines ? Recettes de cuisine ? Tartes à la crème ? Vite, dis-moi tout. — C’est du sérieux. Une collaboration d’envergure pour développer des possibilités d’extensions en commun… Je siffle : — Rien que ça ! Puis je reste un instant songeur. — Y a quelqu’un à flinguer pour eux ? — Tu n’y es pas du tout, cette fois, tu ne vas pas avoir besoin de ton artillerie pour aller à l’usine.


Juste un petit voyage en compagnie d’un des leurs, un crac, un spécialiste… — Bon accouche, je te sens tourner autour du pot… Y a forcément quelque chose de pas clair. — Tu te souviens de ton vieux copain ; Nape de la Sorce ? — Comment va-t-il ? — Il est guéri, du moins il va mieux. — Qu’est-ce qu’il devient ? Il a réintégré le service explo ? — Non, pas encore, mais il va en devenir le patron. En attendant, il publie ses travaux… Et c’est là que notre histoire commence ! — Il était une fois… — Presque ! Je ne sais pas comment, mais, ses articles concernant la planète Terre sont parvenus jusqu’aux yeux de certains gros calibres d’Orion. Nape, malgré le traitement qu’il a subi sur place, pense que cette planète est pleine de ressources. Il préconise d’y retourner pour une observation approfondie. — Ho putain ! Quel couillon ! Qui vont-ils envoyer là-bas cette fois ? Lui ? Il veut y retourner ? — Ça ne risque pas, dans l’état ou il est revenu. C’est plus fort que ça. C’est un agent d’Orion qui a postulé pour y aller. Et pas n’importe qui, le prince Fredon lui-même. — Celui qui fait l’émission sur la nature ? Le défenseur des animaux ?


— Oui, mais aussi le neveu du vice-roi. Famille royale. Je revois mentalement le physique du lascar, un grand costaud, très sportif, beau gosse un peu snob. — C’est bien dans son genre, ça ne m’étonne pas… À cet instant, je ressens comme une gêne, un malaise indéfinissable. Le major me regarde fixement. Moi je rembobine la bande sonore… « Juste un petit voyage en compagnie d’un des leurs ». — Ho putain ! Tu veux que j’y retourne ? — Non ! — Ouf, j’ai eu peur. — Moi non, mais le cabinet du ministre ne me donne pas le choix. Tu es cité dans les écrits de Nape. Tu es le seul à avoir une certaine expérience de cette fichue planète. Donc ! Le ciel me tombe sur la tête. Le téléphone sonne, il décroche. Un sourire béa s’affiche sur son visage de vieille pieuvre fanée. « Maintenant ? Mais ma chérie, je t’avais dit en fin de journée... bon… je vais trouver une solution » Il raccroche, lâche un soupire confus… me regarde… — Tu dois te présenter à l’ambassade d’Orion demain matin à 10 h. J’y serai. Je te présenterai à l’équipe qui va suivre le projet. — C’est pas nous ?


— Non, tu es juste prêté, une sorte de guide touristique. Personne ne sait qui tu es. Officiellement tu es spécialiste en faune terrienne. — Rien que ça ! Je ne sais pas pourquoi, mais je lui trouve un air pincé, son regard se modifie, j’y décèle un peu d’embarras. — Je peux te demander un service ? — Ça dépend ! — Si tu n’as rien à faire de spécial cet après-midi, j’ai… ma nièce… Elle voudrait visiter l’exposition de peinture du Vieux Château. Moi je n’ai pas vraiment le temps. Si tu pouvais l’y accompagner. Juste une heure ou deux. Fais chier ! La peinture moderne m’angoisse. Et avec sa gueule de barbare repenti, j’imagine que la nièce doit être du même acabit… — Si tu y tiens… Un pas dans le couloir. — Ça doit être elle ! En effet, c’est elle. Quelle surprise ! Elle entre, me toise, me contourne et dépose un baiser sur la bouche du major. — Le monde est petit, dit-elle. — Tomsk, un de mes collaborateurs. Il va te conduire. Vous vous connaissez ? Je me marre : — Nous étions dans le même zingue.


— Dis-moi biquet, tu as des menottes à me prêter ? — Ho ! Dis-je vexé. C’était un malentendu. — Je pensais que seuls les muets parlaient avec les mains… pas les sourds… Le major a les sourcils à hauteur du front : — De quoi parlez-vous ? — Un malentendu avec monsieur, dit-elle, rien de grave. À ce soir mon biquet. Elle lui recolle une bise fougueuse et sort. Je me lève, décoche un coup d’œil au major et lui emboîte le pas. — Hé Tomsk ! Me rappelle-t-il, pas de connerie, je te fais confiance. — T’inquiète pas biquet ! Je me tire avant de recevoir son bureau sur la tronche, et la rattrape devant les ascenseurs. Le jet de service du major a été mis à notre disposition. Le chauffeur nous transporte en banlieue, vers le musée. En chemin nous bavardons amicalement. — Alors comme ça vous êtes sa nièce ? — Quoi ? Qui vous l’a dit ? — Tonton ! J’aime l’esprit de famille du major. Et l’affection qu’il y a entre vous est un vrai bonheur. Même sa femme ne lui roule pas de gamelle comme vous le faites. Ça doit le rajeunir. — Il est marié ? — Ben alors ! Vous ne connaissez pas votre tata ?


Elle me fait des yeux d’abricot. Elle sent bon le printemps. Moi qui suis en manque d’affection ! Finalement, c’est une visite de l’appartement 40222 qui s’impose…

Je me pointe à l’ambassade à l’heure dite. Le major est déjà là, il fait les cent pas dans le grand hall. Dès qu’il m’aperçoit, il sert les poings et s’avance dans ma direction tel un catcheur sur le ring. Très à l’aise, je siffle un petit air guilleret et le laisse approcher. — Belle journée, major ! On est verni pour la saison ! Les dents serrées, il est rouge comme une pomme bien mure. Ses yeux me fusillent. — Où est-elle ? — Qui ? — Ne fais pas le con, où est-elle ? Ton téléphone ne répond pas, j’essaie de te joindre depuis hier soir. — Ha, la petite… Quelle coquine ! Ça faisait longtemps que je n’avais pas connu une telle nuit. Je suis vraiment touché par l’attention… — Tutut… — Bon ça va ! On ne va pas y passer la journée. C’est d’usage dans le service de se piquer les femmes, non ? Un huissier s’approche, le major retrouve un sourire de circonstance, mais me glisse en douce :


— On en reparlera, salopard ! On nous oriente vers un salon désert, nous convie à nous asseoir, et nous laisse. Dix minutes passent, sans échanger un mot. Il trépigne. Des pas dans le couloir. Un gus entre. — Bonjour ! Je suis le secrétaire de Son Altesse le prince Fredon. Il m’a chargé de vous remettre ses instructions par écrit. Son temps est précieux. Il nous remet une enveloppe épaisse comme une feuille de papier cigarettes. — Tout est là. Surtout, ne soyez pas en retard, le prince à horreur d’attendre. — Pourquoi en retard ? On est à la bonne adresse, non ? Un sourire de dédain se dessine sur sa face de figue : — Pour aujourd’hui c’est terminé. Vous pouvez vous en retourner à vos occupations. Il salue et se tire, nous laissant seuls. Le major n’en revient pas. C’est bien la première fois qu’on lui fait ce coup-là. — Putain les cons, ils nous prennent pour des larbins ! — C’est pas agréable, hein ? Il me dévisage sans comprendre ma réaction… puis comprend que je me fous de lui… Alors, sa rage éclate. Je vois déjà le scandale, un Poulsec étrangle un de ses subordonnés dans l’ambassade d’Orion. Je ne le laisse pas me sauter à la gorge, d’un ciseau dit « araignée », je maîtrise ses tentacules que je noue rapidement et les lui fourre dans le bec.


— Voyons major ! Nous sommes sûrement filmés, pas de scandale ici ! Ses petits yeux rouges me fusillent, mais d’un mouvement des cils, il capitule. Je le libère. — Crapule ! — Holà, par d’insultes. Quand tu as sauté ma femme, je n’en ai pas fait un plat ! Il prend son air innocent des grandes causes. — Mais tu étais en mission depuis des mois, et tout le service est passé dessus ! Rien à voir… — Dans ce cas, n’en parlons plus, un partout ! Le major rechigne un peu, à croire qu’il en pinçait sérieusement pour cette gamine. Je vois bien que ça le tracasse ! Moi ce qui me tracasse, c’est la manière de nous traiter de nos « amis ». Je n’ai jamais aimé qu’on me prenne pour un gland. Son Altesse le fameux Prince Fredon a sans doute d’énormes qualités, Il ne faudrait pas qu’il oublie la bienséance envers les alliés, même si ce n’est que de circonstance. — Je ne suis pas sûr d’être le guide idéal pour cette mission. Nape serait certainement plus diplomate que moi. Dis-je au major . — C’est évident, mais si tu crois que je vais faire quoi que ce soit pour améliorer nos rapports avec ces nases, tu te goures. Je suis même convaincu que tu es le meilleur élément pour mener cette mission telle qu’elle doit être menée. — C’est à dire ?


— Rien à dire. Tu as assez de doigté pour t’en sortir selon les circonstances. Je te fais confiance… Du doigté, voilà le mot juste. Tout à fait toi ! Il retrouve un semblant de sourire… Pas besoin qu’il n’en dise plus. Je sais qu’il me couvrira, quoi qu’il se passe. Je sais aussi que le sale boulot est encore pour moi. J’en ai l’habitude, mais ça me chagrine. Histoire de le gonfler un peu, je conclus notre conversation par : — Quand même, la môme, un sacré coup ! — Enfoiré ! Le labo n’a pas changé. Les techniciens fourmillent plus que d’habitude. Il ne s’agit pas de foirer leur coup. Le prince est déjà sur sa planche. Je m’apprête à rentrer dans la pièce, quand le major survient et m’attire vers un petit local. Il n’est pas seul, le professeur Matech est là, avec un air grave. Je sens l’intrigue, je ne me goure pas ! — Du nouveau qui te concerne. Expliquez-lui professeur. — Oui ! C’est une amélioration notable de la technique, mais nous ne voulons rien dévoiler aux gens d’Orion. Vous seul pourrez en bénéficier. Nous pouvons à présent vous permettre de changer de récepteur. C’est encore en phase de test, assez compliqué à faire, mais en cas d’urgence, nous pourrons le faire. — Et ça marche comment votre truc ?


— Vous choisissez votre cible, la localisez bien pendant 20 secondes. Ça nous permet de capter ses coordonnées et de vous y transférer. Ça peut être utile… — Pas un mot à l’autre crétin, c’est top secret ! Je rejoins Fredon. Il n’a pas un regard pour moi. Je m’installe sur cette planche disgracieuse et inconfortable. Les techniciens m’ont cerclé d’électrodes. Couvert d’une pâte graisseuse des tentacules au sommet du crâne, je me sens visqueux. Comme d’hab, mon corps attendra sagement dans un caisson de congélation. Il ne me reste plus qu’à parcourir les neuf cents millions de parsecs, et ce, en moins de quinze secondes… (On sait, 98 % de réussite, système fiable…) Cracqk… z

lincqk… Slachhhhhhhhhhh….

Arrivée brutale. J’ai les nerfs en pelote, je suis bougrement irrité. Je prends les commandes de l’hôte. Pas trop finaud ! Un bestiau d’au moins cinq cents kilos, tout en muscle, avec un orgueil monstrueux et une susceptibilité à fleur de peau. Il ne me faut pas longtemps pour piger : devant moi, un troupeau de bêtes au poil noir ! Beaucoup de femelles, mais là, à dix pas, un jeune taureau me nargue. Il n’y aura pas de bagarre, à mon air décidé,


il a compris, et s’écarte. J’enregistre un nom : Norbert ! Voici donc ce qu’on a trouvé de mieux pour approcher les dominants de cette planète. Encore un coup foireux ! Mais bon, je ne suis pas là pour les étudier, c’est la tache du prince, moi je dois me démerder pour qu’il rentre vivant ! Donc, priorité « number one », le retrouver dans ce trafic. « Fredon ? Vous me recevez ? » Les choses auraient été plus simples s’il avait daigné me rencontrer avant, j’aurais pu lui donner quelques conseils, mettre au point une stratégie pour nous retrouver, macache ! La bestiole a du caractère. Pas grand-chose d’intelligences, pas une once de réflexion ; des réflexes, des décisions abruptes, et une idée fixe, niquer ! Ce doit être la bonne période. « Sécurité ? Ou êtes-vous non d’un chien ? » Tiens, voila Fredon qui s’annonce ! On a dû oublier de lui dire que j’avais un nom. « Par ici mon prince. Le gros taureau au centre du troupeau… C’est moi ! » « C’est un comble, m’expédier dans le corps d’une vulgaire vache. Vous allez entendre parler de moi ! » « Désolé mon vieux, on ne choisit pas le sexe. C’est au petit bonheur la chance. Vous êtes vivant ? C’est déjà ça. » « Je vous prie de ne pas m’appeler mon vieux, vous connaissez mes titres ? »


Il est temps que Fredon apprenne qui je suis. « Mon boulot est de vous empêcher de clamser. Que vous soyez prince du sang ou une huître sur son piquet, ma mission est la même. Alors, ne me gonflez pas avec vos titres et rapprochez-vous que je puisse vous identifier. Une vache à l’air de s’approcher. Elle avance à contre-courant des autres, ce qui lui vaut quelques coups d’épaule. Je relâche le contrôle de mon hôte pour mieux l’identifier. Grosse erreur de ma part. Le Norbert se rue soudain sur cette vache, la taquine d’un coup de langue sur la croupe, et hop, il se la pénètre d’un coup de sec et généreux. La vache accuse le coup en meuglant, alors que Fredon pousse un hurlement de douleur ! « HAAAAAAAA ! » OK repéré ! Je pige très vite que ce n’est pas d’ici qu’on va découvrir le monde. Nous vaquons dans une prairie entourée d’une clôture électrique. Pas moyen d’en sortir. Mais ce n’est pas à moi de prendre des initiatives. J’attends que Fredon décide quelque chose. Pour l’instant il me boude. La nuit tombe. Au loin, j’aperçois des humains, accompagnés de chiens et montés sur des chevaux. Pas d’erreur, ce sont bien eux les patrons sur ce monde.


Norbert se couche, sans doute fatigué d’une longue journée à ruminer cette herbe grasse et surtout à honorer les femelles en chaleurs du troupeau. J’ai moi aussi besoin d’un peu de sommeil… À peine éveillé, je resonge à ce qu’on m’a confié avant le départ, cette possibilité de changer d’hôte. Il ne fait aucun doute que je dois utiliser cette option, quand à mon prince, il va devoir se débrouiller. Trois cavaliers entrent sur la prairie. Aussitôt, mon Norbert se redresse. On dirait qu’il n’aime pas trop qu’on vienne piétiner ses plates-bandes. Je n’ai pas le temps de dire ouf que je me retrouve déjà à galoper sur eux. Une poursuite s’engage, ils fuient. Norbert est bien trop con pour piger que c’est un piège. Que faire ? Ils passent une clôture en bois, on les suit et on se retrouve soudain dans un enclot minuscule au centre d’une cour ensablée, près de grands bâtiments. Les cavaliers se sont éclipsés par une porte, Norbert les cherche, il gratte le sable tout énervé. Je le laisse faire, après tout j’en profite pour voir le paysage. D'ailleurs, je découvre mille choses intéressantes. Les humains sont nombreux à cet endroit. Ils vont et viennent, absorbés par leur tâche. Quelques gamins jouent un peu plus loin, et deux types sont accoudés à la barrière, ils discutent en m’observant. Un petit animal passe près d’eux, sans être inquiété. Apparemment celui-là est libre. Je m’en souviendrai.


Il y a de l’eau et une botte de fourrage. Norbert ne se prive pas de casser une petite croûte. Moi à sa place je cogiterais, et justement, je suis à sa place, mais lui ne s’en fait pas. Une camionnette arrive, elle se met à cul devant l’enclos. M’est avis que ça sent le roussi. C’est le moment que choisit Son Altesse pour reprendre contact : « Sécurité, ou êtes-vous ? » « Pas loin. Dans l’enclos » « Rappliquez, je dois sortir d’ici ! » Je rêve. Ce type n’a pas pris conscience de la cagade dans laquelle il est. Franchement, le major aurait voulu le faire exprès… Oui, je me demande pourquoi je me pose la question. « Bon écoute prince de mes deux. Soit tu m’appelles par mon prénom : Tomsk, et on se tutoie, soit tu dis : monsieur Guerrier, et on se vouvoie, mais arrête de me prendre pour un larbin, OK ? » « Je n’aurai pas besoin de faire un rapport pour vous faire regretter votre langage. Vous êtes à mon service et vous obéissez ! » Ce con n’a rien compris. Effectivement, je suis à son service, il va en avoir pour son grade. « Il va y avoir un contretemps, je crois qu’on vient me chercher et sur le coup, j’ai d’autres chats à fouetter, salut prince ! » Le chat, où est-il celui-là ?


Est-ce le même que ce matin ou un autre, je ne saurai jamais. Toujours est-il que j’en aperçois un, en train de faire une sieste sur le capot d’une voiture. C’est un signe, même chez les poulsecs, aucun animal n’aurait le droit de installer sur un capot sans se faire dégommer. Donc c’est en chat que je dois me transférer. Je me concentre… Pas facile à faire. Norbert s’agite. Qu’est-ce qui l’énerve à présent ? Ce sont deux gars armés de piques qui lui chatouillent les cotes. Pas malin ! Ils voudraient me l’énerver qu’ils ne feraient pas autrement. Je comprends immédiatement la situation. Ils veulent nous faire monter dans la camionnette. Ce con de Norbert va tout faire pour résister, alors qu’il serait si simple d’obtempérer. Ce n’est pas sans mal que je réussis à lui faire entendre raison. Il est têtu et d’un esprit décidé, pas facile à manier l’animal ! Nous voici roulants sur une petite route. Dommage que Fredon ne soit pas là, il aurait vu du paysage. Pas mal d’ailleurs, les terriens ont du goût, j’apprécie. Nous arrivons près d’une grande ville. Le véhicule ralentit et s’engage dans un souterrain. Il stoppe. Bon sang, j’espère que ce n’est pas l’abattoir. Le transfert n’a pas fonctionné, et la prochaine plage d’échappement, si je veux sauver ma peau, est dans


trois heures. Je commence à réellement me faire du souci. Enfermé dans un box, la lumière me parvient par une petite lucarne. Je ne sais pas ce qu’il se passe dehors, mais ça semble grouiller de monde et faire un foin d’enfer. En tous les cas, nous sommes toujours vivants. Plus de nouvelles du prince. Je suis sans doute trop éloigné de lui. Va falloir que je trouve un moyen pour sortir d’ici. À ce moment un type s’approche du box. Il m’observe au travers des planches. Il échange quelques mots avec un autre type que je ne vois pas… Et maintenant en voici deux autres. Ils disposent des barrières devant le box. Norbert regarde ça impassible. Moi je devine qu’on nous prépare une vacherie (ça va de soi ici). Curieux, le local semble rétrécir sur les côtés. La porte s’ouvre enfin, et nous recevons un coup de pique dans les fesses. Norbert avance à contrecœur, mais impossible de se retourner. On va vers la lumière en recevant des claques d’un tas de gars qui nous poussent en avant. Et soudain c’est l’explosion : une clarté vive, du sable blanc et une foule en délire tout autour de nous, criant et hurlant des trucs que je ne comprends pas. Je repère immédiatement deux cavaliers armés de piques et plusieurs humains courant dans des costards de toutes les couleurs. Suis-je au carnaval ?


Pas vraiment, et je pige vite, quand un vicieux s’approche par derrière et nous plante deux brochettes fleuries dans les cotes. Ça fait mal, et Norbert réagit illico en fonçant tête baissée vers lui pour l’écrabouiller. Ces types-là veulent notre peau, ils sont nombreux et armés. Moi je dispose du cerveau de Norbert, (c’est à dire cent grammes de pistache), de sa force, (là ça va mieux) et de son talent à combattre…. À voir. À force d’agiter des capes rouges sous notre museau, Norbert s’énerve et… voit rouge. Mais ce crétin fonctionne à l’économie de neurone. A chaque fois il manque le bonhomme, ses cornes ne rencontrent que du tissu. Il est temps que j’intervienne. Pousse-toi de là, laisse-moi le cerveau, toi tu gères les muscles, ils vont voir à qui ils ont affaire. Le premier à se faire avoir est brillant de paillette. Il avance gracieusement derrière nous, comme une danseuse sur les pointes de ses souliers, deux banderilles multicolores élevées au-dessus de sa tête, prêt à venir les piquer sur notre flan. Pas sûr que la ruade soit habituelle chez le taureau. Le coup de sabot que je lui offre, le chope en pleine poitrine, l’expédie de l’autre côté des barrières. Celui-là ne reviendra pas nous enquiquiner. La foule est déchaînée, elle pousse des olé rugissants. Sur le sable de l’arène, on sent un vent d’hésitation.


Ça ne dure pas, deux matadors se montrent, agitant leur cape. J’en choisis un, le plus proche et me rue dessus. Courageux le gaillard, ses soixante-cinq kilos face à la demi-tonne de Norbert ! Il ne comprendra jamais ce qui lui arrive, je m’attendais à son coup de reins, je le percute de tout mon poids, le piétine et continue vers l’autre que j’embroche comme une saucisse et envoie valdinguer dans l’espace. L’arène se vide soudain. Je suis seul, acclamé par la foule. Mais voici qu’un gugusse ose encore m’affronter. Habit d’or, il salue. Sa cape a une drôle de forme… Le filou, il cache une épée. S’il croit que je vais foncer tête baissée sur lui, il peut m’attendre. Norbert voudrait bien y aller, il bout d’impatience de le détruire d’un coup de boule, mais je me doute que l’autre ne convoite que ça. Je me paie un tour de piste, tête haute, port noble, galop d’apparat. Les spectateurs applaudissent. Moi je mate, je cherche un chat, un chien, même un piaf s’il le faut, mais il est temps de déserter cette grosse carcasse et laisser Norbert vivre seul son destin. Mais rien de rien, que des humains ! Ha, si ce chat aperçu ce matin pouvait être dans les parages… Mince, je me suis déconcentré, Norbert en a profité pour se ruer sur la cape qui s’agite. Une passe, deux passes… J’ai le réflexe de balancer la queue du bon coté au passage, le toréador la prend en pleine poire et se retrouve KO dans le sable, son râtelier un peu


plus loin. Je m’éloigne pendant que les secours arrivent pour l’évacuer… Et ce chat, où est-il ?

zlincqk… Slachhhhhhhhhhh…. Cracqk… Où suis-je ? « Qui parle ? » Une pensée structurée me percute. Une conscience me frôle. Je viens d’être transporter dans un autre corps, équipé d’une intelligence. Bon sang, la boulette, un humain ! « Quel humain ? Qui es-tu ? » — Tomsk, un poulsec de passage ! « Quoi ? Je rêve ? Je cauchemarde ? » — Pas de panique, je suis là juste pour une mission d’observation. Je vous laisse dès que j’ai fini. J’aurais dû éviter les humains, une erreur sans doute. « Mais pourquoi me parlez-vous des humains ? » — Vous n’en êtes pas un ? « Manquerait plus que ça. Je suis Pacha le chat » — Je préfère ! Mais dites, vous avez un sacré quotient intellectuel pour un animal domestiqué. « Animal domestiqué ? Ne confondez pas. Les humains sont domestiqués, pas nous. » — Ce n’est pas la race dominante de la planète ? « Laissez-moi rire. Vous connaissez beaucoup de maître qui soignent, abritent, nourrissent des animaux sans rien en attendre en retour qu’une caresse ? Non, en vérité, la race dominante c’est


nous, et les hommes nous servent du mieux qu’ils peuvent. Cent millions de chats bénéficient des services humains, alors que des milliers de gosses meurent de faim dans le monde. Voyez les priorités ! » — J’avoue que là vous me confondez. « Que puis-je faire pour vous aider ? » — Me ramener au ranch afin que je retrouve mon compagnon. Il est logé dans une vache. « Quel ranch ? Il y en a des dizaines par ici. » — Aie ! Je ne saurais vous dire. J’étais moi-même occupant d’un taureau, un certain Norbert, que je viens de quitter à l’instant. « Norbert ? Alors vous y êtes. Il est parti en ville ce matin pour se faire zigouiller dans une corrida. Ici c’est son ranch. » — Super, je ne dois pas être loin des vaches. Permettez je prends contact. « Prince Fredon, où êtes-vous » « À enfin, pas trop tôt ! J’attends depuis ce matin que vous me sortiez d’ici ! J’ai une mission à accomplir ! » « Oui, ben pour la mission, ça ne va pas être simple. Je cherche un moyen… » « Magnez-vous, j’ai pas envie de moisir ici ! Où êtes-vous donc ? » Il me croit toujours avec Norbert. Pas la peine de lui faire des confidences, j’aviserai plus tard.


« Dites, je ne voudrais pas vous affoler, mais votre copain, d’ici une heure il va partir pour la boucherie. On attend les camions d’un instant à l’autre ! » — Autant dire que la mission est foutue ! Il ne me reste plus qu’une solution. Le renvoyer maintenant. La plage de transfert est ouverte. Il me reste quinze minutes pour l’expédier, ensuite il sera trop tard et l’abattoir sera son cimetière. « Vous faites comment ? » — Deux solutions, la douce, provoquer l’éjection par un travail mental, mais il ne l’a jamais fait et sans mon aide il n’y arrivera pas. Ou provoquer la mort de son hôte au bon moment. « Votre truc mental, ça consiste en quoi ? » — Une forte concentration des énergies, élever son mental jusqu’à plus haut que le corps. On peut y parvenir aussi par une forte émotion, un choc exaltant… « Une bonne décharge électrique ? » — Oui, pourquoi pas ? « Il y a la clôture ! » — Pas assez de puissance, il faudrait vingt fois plus de voltage. « Ça peut se faire, je sais ou sont abrités les batteries et les chargeurs. En raccordant le fils de clôture directement à une prise ça devrait se faire… » — On a rien à perdre.


D’un bond, Pacha nous entraîne vers l’étable. Il escalade un mur, entre par une lucarne, saute sur une botte de paille, passe sous une porte et me conduit vers un établi. « C’est là » En effet, le matériel est positionné sur une étagère. — Ok, je vois, laissez-moi faire. D’un coup de griffe, je débranche la batterie. Avec les dents je dénude les fils et les approche d’une prise dans laquelle je les fiche. Aussitôt, le signal sonore est amplifié. — Je crois que ça marche. « Allons appeler ton copain » Nous ressortons. Je suis déjà à sa recherche. « Fredon ? Je suis prêt » « HA ? Enfin ! un plan pour sortir d’ici ? » « Un truc imparable, approche toi de la clôture » « Hey, je refuse que vous me tutoyiez » « OK mec, approchez altesse » « Je ne vous aperçois pas ! » « Normal, je me cache, venez au contact de la clôture » « Elle n’est pas électrifiée ? » « Aucun risque, j’ai vérifié » On a sauté sur un poteau. De là on voit tout, on entend tout. Une vache avance, agitant son grand corps en tout sens, comme si elle cherchait son veau. Elle


approche de la clôture, et sans méfiance et y pose son museau humide. Une gerbe d’étincelles l’enveloppe. Elle meugle, son poil se dresse et une odeur de chair brûlée se répand, alors que là-bas, dans l’étable, une explosion détruit le compteur électrique. La grande carcasse sombre s’effondre. Je n’ai qu’un vague sentiment de contact… « HAAAAAAAAAAAAAAAAA! » Fredon est renvoyé d’où il vient ! — Merci du coup de patte, Pacha. Il faut que j’y aille. Bonne continuation. « Bon retour mon cher, heureux de vous avoir connu ». Je caille ! Mes muscles sont durs et gelés. Je grelotte de partout. — Il s’éveille ! — Plongez-le dans le bain, qu’il se réchauffe. J’ai reconnu cette voix ; — Saaaluuut Maaaaajooor… — Boucle là et récupère. Je t’attends dans mon bureau dans dix minutes. Ça sent le roussi. Le client a dû se plaindre à la direction ! Je vais encore en prendre pour mon grade. On me bichonne, me lave, me frictionne, et mon sang retrouve le chemin de mes tentacules. Dix minutes plus tard, je suis devant le major.


— Hello boss ! Quoi de neuf ? dis-je, histoire de paraître décontracté. — Beau travail Tomsk ! Mission record, moins de vingt-quatre heures. Chapeau, tu as fait fort. — Si tu crois que ça a été simple. Le coup de la vache, merci du cadeau. Il affiche un petit sourire que je lui connais bien, indice d’une certaine satisfaction. — Pas mal en effet. Tu penses, depuis ton premier transfert, on y a envoyé des sondes, la Terre nous est maintenant assez familière. Mais comme en haut lieu on ne souhaitait pas que nos amis d’Orion s’y intéressent, on a monté ce stratagème. — Et tu t’es dit que seul ce con de Tomsk était capable de faire foirer la mission. — Là tu te sous-estimes. Je n’ai jamais douté de toi, mais je ne voulais pas que le prince soit trop cochonnet. Je lui pique un bonbon dans un bocal. — Et maintenant, je disparais dans l’infini du cosmos ? Il me dévisage, surpris : — Ben non ! Je viens de recevoir une copie du rapport de Fredon. Exactement ce que nous espérions : Il juge la Terre inhospitalière, sans intérêt économique, mauvais climat… À ses yeux c’est une merde. J’avoue que là nous avons réussi au-delà de nos espoirs… — Et il exige qu’on lui livre ma peau pour en faire une descente de lit.


— Il parle de toi, en effet. Il suggère que tu sois nommé à l’ambassade. Il te propose même pour une décoration prestigieuse. Je ne sais pas comment tu as fait, mais il a l’air de t’avoir apprécié. J’en reste sans voix. — Tu pars pour Orion ! En première classe ! Avec les félicitations du président. Je suis en première classe. Depuis trois jours, les hôtesses me dorlotent, le commandant de bord m’a fait les honneurs d’une visite au poste de pilotage, j’ai droit à ma marque préférée de vodsky à volonté. Je suis au paradis. À l’arrivée, une voiture officielle vient me prendre au pied de la passerelle. Je suis conduit directement au palais, dans les appartements du prince. Là, surprise, personne ne me fouille. On m’installe dans une luxueuse suite. Je cogite. Ce crétin en fait-il beaucoup trop pour m’endormir ? J’ai mes petites lames bien planquées dans mes bracelets, je suis paré. Au premier coup foireux, je dégaine. On vient me chercher pour me conduire devant Sa Majesté ! En avançant dans ce long corridor, je me demande si je ne rêve pas. J’entends de la musique et des rires, une porte s’ouvre et un huissier m’annonce :


« Le plénipotentiaire de la République du Rima, Monsieur Tomsk Guerrier. » J’entre. La salle de réception est pleine de paires d’yeux qui me regardent avancer. L’huissier me guide vers le centre de la pièce. Là, je reconnaît Fredon en discussion avec un gros poulpe couronné ; le roi ! Je salue militairement, le roi me tend la main. — Ha, monsieur Guerrier ! Je suis heureux de vous rencontrer. Mon cousin n’a que votre nom à la bouche. Vous avez fait du bon travail avec lui. Mon regard croise celui du prince Fredon. Il est fixé sur moi comme s’il allait me bondir dessus. Un frémissement me parcourt l’encéphale… Il vient vers moi, me serre la pince et me présente sa femme, Glaée (belle à croquer), puis sa favorite, Huasse (belle à damner), puis sa concubine ; Nater (Belle comme le jour), puis m’offre un verre et trinque en portant un toast à notre amitié ! Je me laisse entraîner pour quelques pas de danse, invité par toutes les coquettes du beau monde, et passe ainsi la soirée, partagé entre les parfums des ravissantes, les sourires des gracieuses, les petits mots tendres des captivantes, et la sensation de devoir rester sur mes gardes. Je suis en éveil. La soirée s’achève. Poliment, je reste impassible, sourire aux lèvres. Je serre des louches, je rends des sourires et enfin, je regagne mon appartement.


Je m’écroule sur le lit, crevé par la tension qu’il m’a fallu supporter. Ici, pas d’arme secrète, pas de commando de secours. Je suis seul et si un danger me menace, je ne peux compter que sur moi. On frappe à la porte. Je me relève en vérifiant mes bracelets. J’entrouvre la porte. Le prince est là, seul. — Puis-je entrer ? — Heu ! Je suis crevé… mais oui, pourquoi pas . J’ai assez l’habitude des coups fourrés pour penser qu’il n’est pas armé. Je m’écarte. Il s’avance vers le lit, y dépose trois ou quatre tentacules et se tourne soudain vers moi ! — Je n’y tenais plus ! Cette soirée, qu’elle horreur. — Oui, un peu crevant toutes ces mondanités. Il me regarde pesamment. — Sais-tu que tu m’as rendu fou ? — Heu… ha bon ? — Le jour où tu m’as couvert violemment ! Ha quel trouble, sentir ta puissance entrer en moi ! Jamais je n’avais connu une telle sensation ! Je tombe des nues. — Quand j’étais taureau ? — Oui ! Quand tu m’as pris. Je ne suis offert, surpris sur le coup, mais alors, quelle jouissance, quel bonheur ! Manquait plus que ça ! J’ai déjà affronté des ennemis coriaces, des sournois, des qui m’en voulaient à mort… Je m’en suis toujours sorti, mais des adversaires qui se découvrent une vocation « broutes


nuques » et tombent sous mon charme, c’est la première fois. — Jamais plus je ne pourrais faire l’amour sans repenser ça cet instant de bonheur fulgurant. J’en reste sans voix. — Tu ne sais quoi dire. Tu penses que je suis fou ! — Mais non, altesse, pas fou, mais moi je n’y suis pour rien. — Tu te trompes. C’est bien toi qui m’as dominé, m’a maté ! Je te dois cette révélation. Je veux faire ton bonheur, faire de toi mon compagnon. — Hop là prince ! Y a maldonne. Moi je n’ai pas chaviré dans l’extase. Je suis un poulsec male et je reste amateur de femelles. Pas de fantaisie, désolé. Faut-il que je l’étrangle pour qu’il me fiche la paix ? Pas nécessaire. Le prince n’est pas si con. Il se retire, l’air dépité et malheureux. Je boucle la porte et me couche. Au matin, avant que les bruits de l’activité du palais commencent à me parvenir, je me lève. Un coup d’œil discret dans le couloir, je m’y glisse en douce. Mon intention est de filer. Je sais, ça n’est pas très diplomatique, mais peu m’importe. J’ai toujours fait face au danger, là, en l’occurrence, je ne vois que la fuite comme solution. Sortir d’un palais est plus aisé qu’y entrer. Les gardes me laissent passer. Ma carrière d’ambassadeur n’aura pas durée.


Il parait (j’ai entendu dire) que vers la galaxie du Fleuve Rouge, ça chicote pas mal, ils sont en pleine guerre. Je pense que j’y serai tranquille. Salut prince de mes deux

Baindlerte. Depuis combien de temps n’y suis-je pas venu ? Ça remonte au temps de ma convalescence… quatre ans. Mon vieux copain Lamszs y avait pris sa retraite, l’occasion pour moi de décompresser tout en profitant de la cuisine de Julda, sa gentille épouse, et du paysage grandiose de ce coin de la galaxie. Aussi hier, après douze heures de vol, en y débarquant de nouveau, je me suis tout de suite senti libre, heureux, comme en vacances. Belle idée de fêter leurs cinquante ans de mariage. Julda et Lamszs m’y ont convié, ainsi qu’une vingtaine d’amis proches.


J’ai loué une petite Carpol décapotable, ça ne vole pas haut, mais pour faire les deux mille bornes en père peinard de l’astroport jusqu’à chez eux, c’est ce qu’il me faut. J’ai de l’avance. Le gros des invités ne sera là que pour la tombée de la nuit. Julda m’a demandé de venir plus tôt pour aider, car ce soir au menu, ils ont prévu une monstrueuse grillade de poissons. Lamszs doit les pêcher dans la journée et ils comptent sur moi pour les préparer. (Mais pourquoi me prête-t-on cette réputation d’as du couteau ?) Ma petite bagnole frôle la cime des arbres. Imaginez des montagnes couvertes de verdure et de sapins, avec des cascades, des a-pics rocheux, des vallées, des lacs… et justement, c’est vers un lac que je me dirige. Lamszs y a fait construire un coquet chalet de douze pièces. Depuis qu’il a quitté le service, il arrondit sa retraite en proposant aux touristes des chambres d’hottes. « Le paradis du pécheur ». L’air vivifiant me rend de bonne humeur. Je me réjouis de ces quelques jours de décompression. Le lac ne doit plus être très loin, juste après ce col encore enneigé… Ça y est, je l’aperçois. Je descends vers l’eau. Au loin, sur l’autre rive, je reconnais le chalet et là, au milieu du lac, une barque avec un gros poulpe sous un chapeau se laissant bercer par la musique champêtre en taquinant le bouchon. C’est Lamszs, je l’identifie à son embonpoint.


Soudain à moins de dix mètres de la barque, une gerbe d’eau s’élève, tel un geyser, suivi d’une explosion assourdie. Ma parole, c’est la guerre ici ! Je mets les gaz, droit sur la barque, tout en ouvrant ma valise, heureusement sur le siège arrière. J’en sors un laserotoc, la crème des armes de destruction massive portable, capable de couper un tronc d’arbre à deux kilomètres. Mon carpol se pose sans douceur sur l’onde, moi je suis déjà en position de tir, prêt à secourir mon pote. Mais son attitude est plutôt ahurissante. Il est debout sur sa barque, se cramponnant pour résister aux remous, mais en même temps, il tient trois épuisettes qu’il plonge hardiment dans le lac… — Tomsk ! Tu arrives bien… Mais pose ton arbalète, les Nidiens n’ont pas déterré la hache de guerre ! — C’est quoi ce raffut ? — Un petit bâton de dynamite… Je n’ai rien pris depuis ce matin… font la grève de la faim, ou mes asticots ne sont pas assez sexies… En tout cas, il me faut du poiscaille pour ce soir, alors j’utilise les grands moyens. C’est bien lui ça ! J’ai vite fait de remballer mon attirail. Je le rejoins et je saisis une grosse épuisette pour sortir les plus


belles pièces de l’eau. Les poissons n’ont pas bonne mine, ils sont KO. Le choc sonore les a plongés dans une sorte de coma. Ils ne s’ébattent pas, mais ce n’est qu’une question de minute. Pas de temps à perdre, bientôt, ils vont retrouver leurs repères et filer dans le courant. Ainsi, nous sortons trois grosses capocs, un brochet et une douzaine de salmonoilles. De quoi nous organiser un festin. Le menu fretin est laissé à l’eau. Les poissons sont déposés au fond de la barque, Lamszs les couvre d’une bâche, puis, m’enserrant les tentacules, il me congratule. — Ce vieux Tomsk. Content de te revoir ! — C’est réciproque Lamszs ! Je viens de passer des mois compliqués, sur des affaires délicates. C’est vraiment une chouette idée de m’avoir invité. Je vais pouvoir décompresser quelques jours. Lamszs s’installe aux avirons et ramène la barque vers le ponton. Moi, je saute dans la bagnole pour arriver directement sur la terrasse. Julda m’accueille avec son grand sourire. Elle aussi a été attirée dehors par l’explosion, mais elle connaît son mec. — Il a utilisé les grands moyens ? — Avec succès, tu vas voir les pièces. — Tu arrives au bon moment. Mais avant de te mettre en cuisine, viens poser tes affaires.


Mes amis m’ont réservé une belle chambre avec vue sur le lac. Je sens qu’ici, je vais être comme un coq en pâte. Mais pas de temps à perdre. Je retourne sur la terrasse où m’attendent les poissons et l’attirail de découpage. Une large table taillée dans un tronc est logée sous une tonnelle d’où pendent des grappes de raisin. Le paradis ! La valse des couteaux commence. Pour tout maniement de lames, faites appel à moi, je suis le meilleur. Il ne me faut pas longtemps pour écailler, vider, étêter, ôter les filets, trancher les darnes. Ensuite je place le tout sur des plats et j’arrose d’huile, de sel et de jus de citron. Il n’y aura plus qu’à poser sur la braise quand le moment sera venu. Je termine à peine quand un réacteur de bus résonne au-dessus du lac. C’est un vieil Asphalto rouge pisseux qui plane en décélérant. Il se pose sur la rive. Sitôt les portes ouvertes, les cris joyeux des invités me parviennent. Ils descendent en riant. Je vois que pour eux la fête a déjà commencé. Parmi cette petite bande, je reconnais quelques vieux copains, en particulier le major et sa femme Kluce. — Salut Tomsk. — Major ! J’embrasse sa femme… — Alors ? Le métier d’ambassadeur ne te bottait pas ? Tu m’as foutu dans la merde… — Comment va ta nièce ?


Il manque de s’étrangler. Kluce n’a rien entendu, occupée à baisouiller Julda. — Ok, on en parlera plus tard. — Même pas vieux. Je ne vais pas renier mon derche pour le service. Affaire classée ! Je m’éloigne pour saluer des amis de longue date. Je retrouve Diams, une ancienne beauté qui m’avait fait fantasmer à vingt ans. Elle a quadruplé les années et son tour de taille, mais son sourire est resté le même. — Tomsk ! Quelle surprise ! — Diams, si je m’attendais. Que deviens-tu ? — On ne parle pas boulot ! Défendu ! Le temps que tout ce petit monde trouve sa chambre et se mette à l’aise, je lance les grillades. Puis, Lamszs me vire : — Va t’asseoir, t’en as assez fait. Je me retrouve entre Diams et Kluce. Comme d’habitude, je place quelques histoires drôles pour faire marrer les filles, et, invariablement, la conversation dévie vers le travail. Nous sommes tous anciens des services spéciaux et avons évolué vers des postes plus ou moins confidentiels. — Alors Diams ? Toujours sur l’étude des comportements des sous civilisations ? — Tu t’en souviens ? Quelle mémoire ! Il m’avait semblé, à l’époque ou nous nous fréquentions, que tu n’étais pas obnubilé par mes activités. Plutôt obsédé


par la culbute, me semble-t-il ! Mais j’ai entendu dire que tu avais décroché un poste d’ambassadeur ? — Par intérim, court intérim. — Je me disais aussi, avec ton tact et ton sens de la diplomatie, tu étais forcément destiné à ce genre de missions… — Charries pas la belle, j’aurais voulu t’y voir ! Et toi alors ? — Je viens de récupérer un dossier passionnant. Mes prédécesseurs ont fait pas mal d’erreurs et je dois tout reprendre à zéro. — Tien donc ! — Tu ne peux pas en avoir entendu parler, c’est encore ultra-secret, mais nous avons découvert une civilisation évoluée sur un monde lointain, et je dois tout remettre à plat. Deux tentatives de contact ont lamentablement échoué à cause d’une bande d’incapables… — Ça arrive… — Malheureusement ! Enfin, j’ai proposé une nouvelle approche, moins scientifique, mais plus efficace. Elle se penche et apostrophe le major : — Vous avez travaillé à ma proposition ? Il se racle la gorge et croise mon regard. À cet instant, je pige que je vais me retrouver dans la merde… — J’ai la personne qu’il vous faut. Elle vient juste de se libérer d’une tâche…


— Ce n’est pas un fils à papa comme les deux autres ? Cette fois, pas question d’envoyer la cavalerie pour le délivrer. — Pas de danger, la cavalerie, c’est lui ! Mon verre de rosé explose dans ma pogne. Deux heures plus tard, alors que presque tout le monde déambule au bord du lac pour une digestion harmonieuse, Diams, le major et moi, discutons d’une prochaine mission. — L’envergure est démesurée par rapport aux autres tentatives d’approches… On s’éloigne de la stratégie basée sur des études discrètes. Le prochain envoyé sera autonome et disposera de nouvelles technologies. Le major ricane doucement. Diams l’interpelle : — Qu’avez-vous major ? Un problème ? — Non, je ris de la tête que fera le type qui va être désigné pour cette mission. — Vous pensez à quelqu’un de précis ? Il se tourne vers moi : — Qu’en dit tu Tomsk ? Ce n’est pas du boulot pour toi ? Je préfère ne pas répondre, et Diams, elle-même est surprise : — Il est bien trop vieux… et c’est un guerrier chevronné qu’il faut, quelqu’un capable de se sortir de toutes sortes de situations. — C’est bien ce que je pense, hein Tomsk ! — J’ai pas le choix, je crois


— Pas vraiment, tu le sais bien — Ok Diams, tu as trouvé le con de service !!! Les vacances sont finies ! — Nos techniques ont largement évolué depuis ces derniers mois. Tu vas constater la différence. Plus de malaise, plus d’effets de vertige ou de sensation de froid. Le confort est total. De plus, la procédure permettant de changer d’hôte est maintenant totalement au point. Ainsi, tu pourras le choisir sur place. Ceci devrait améliorer le rendement de ta mission et t’éviter certains dangers. — J’espère ! Le labo est le même, j’y retrouve le personnel habilité. Ce qui change, c’est la planche sur laquelle je dois m’allonger. Elle surplombe une sorte de baignoire dans laquelle une matière gluante bouillonne. Je m’y installe. La planche descend lentement et mon corps se trouve plongé dans la masse spongieuse et tiède. — En effet, c’est bien plus agréable que les paquets de graisse dont on m’enrobait le derme. Diams s’approche, m’adresse un sourire rassurant… — On t’a choisi un hôte que tu as déjà testé, proche des humains. Un mammifère à quatre pattes… Un chat. Il te sera facile, ensuite, de changer pour


intégrer l’homme ou la femme qui présentera des caractéristiques favorables à ta mission… À toi de jouer Tomsk. — Salut la belle ! Et c’est parti… Zoummmm….tractata…

Bizarre, il ne se passe rien ! J’aperçois le pupitreur qui semble perplexe. Il extrait d’un tiroir un manuel qu’il commence à feuilleter rapidement. Diams s’approche de lui. — Un problème ? — Je ne sais pas, ça bloque au lancement. Pourtant… Non, j’ai bien appliqué le processus… Je refais un essai. Zoummzoumm….tractata… pactvaaaa…

Mince, moi qui pensais que tout était testé. Et puis je vois le pupitreur lever deux tentacules qu’il noue pour former un gros poing, et qu’il abat sur le pupitre.

Vrac ! Zoummmm….tractata…

Cracqk…

zlincqk…

hhhhhhhhh

Slachh

Snif ! J’y suis ! Première impression : je suis sur la Terre. Et j’avoue que pour une fois la cible est


bonne. Ça grouille d’humains autour de moi et j’ai quatre pattes. Snif… Par contre, ça schlingue la mort. Petit tour rapide du propriétaire : beau petit cerveau confortable, pas trop con ce chat… snif. Pourtant, la dernière fois, le matou m’avait repéré immédiatement. Celui-ci semble indifférent à ma présence. Il se balade dans les rues, s’arrêtant tous les cinq mètres pour renifler. Snif. Et pour pisser. Je laisse faire, pas la peine de le traumatiser. J’en profite pour découvrir mon environnement. Justement, on s’approche d’un étalage où des humains s’agglutinent. Ça sent bon la bouffe ! Celui qui vend est gros, enveloppé d’un pagne avec un turban sur la tête. Nous contournons la foule pour nous rapprocher du marchand. Il nous voit. Son faciès souriant change soudain. — Tire-toi d’ici sale cabot. Et vlan, il nous balance un coup de pied. — Kaï… kaï… Ce n’est pas un chat ! Première constatation : la mentalité d’un chien est simple. Toutes les odeurs sont bonnes à suivre, surtout celles des pisses des autres chiens. Seconde constatation : un coup de pied au cul ramène le chien à la niche ! C’est au trot et la queue entre les jambes qu’on file dans les ruelles pour regagner un taudis (en vérité un immonde taudis) où s’entasse une dizaine de femmes


et d’enfants sur le sol. Ça discute, ça braille, ça dort… Mais le chien y trouve sa place. La misère ! Il est temps que je prenne le manche et que j’aille faire un tour ailleurs, voir de quoi il retourne. Ça tombe bien, une femme recouverte d’un drap tout blanc apparaît à l’entrée et ordonne : — Plamplan, dehors ! Il y a assez de monde ici ! Et je sors. Allez Plamplan, on va faire un tour. Je sens que ton estomac est vide et qu’un os à ronger te ferait bien plaisir. On va se débrouiller. Avec Plamplan, pas besoin de tourner en rond pour trouver de la bouffe. Il lève le pif, flaire l’air ambiant, et hop, il trouve une piste. Je n’ai qu’à me laisser guider. Nous déambulons ainsi dans des ruelles étroites et encombrées de marchandises vendues à même le sol. Les humains fourmillent. Certains mendient, d’autres travaillent dans la rue, artisans, cuisiniers, docteurs ou écrivains. Il y a même un type qui joue de la flûte pour faire danser un serpent… Les enfants sont vêtus de loques, ils courent pieds nus en jouant. Les vieillards les regardent, amusés, assis sur le pas de leurs portes. Des vélos se faufilent, transportant des monceaux de marchandises diverses… Nous arrivons enfin sur une artère plus importante. Il y circule des voitures déglinguées, des camions fatigués et des bus surchargés de population. Je crois rêver, c’est ça la civilisation terrienne ?


Une bonne odeur de viande grillée nous taquine les narines. C’est le moment de montrer qui je suis. Au lieu d’arriver en douce par-derrière, comme voulait faire Plamplan, je prends de l’élan et j’arrive à toute vitesse derrière les clients. D’un coup de rein je saute sur leur dos, atterris sur l’étal où je chope au passage un gros morceau de barbaque ruisselante de graisse, et, porté par ma vitesse, je me retrouve sur les épaules du marchand qui bascule. Des cris, des jurons… Rien n’y fait, nous sommes déjà loin. À peine le temps de trouver un bon coin, voilà d’autres cabots qui radinent. On avale la viande sans mastiquer, pas le temps. Et quand les copains sont sur nous, on leur abandonne les restes qu’ils se disputent à coup de crocs. Repus, on retourne au domicile. J’ai bien compris que mon Plamplan avait besoin d’une sieste. Au passage, il se désaltère dans un ruisseau que j’avais pris pour un égout. Mais ces animaux m’ont l’air sacrément blindé question virus ! À l’arrivée dans la ruelle, nous croisons un attroupement de gosses entourant la femme en blanc, celle qui nous avait virés tout à l’heure. Plamplan n’a pas l’air rancunier, il jappe et s’approche. Les gamins reçoivent des petits bonbons, puis se dispersent en riant. Je pige vite le nom de cette humaine : sœur Mathilde. — Tout le monde est servi ? C’est bien, laissez-moi maintenant, je dois y aller !


La sœur s’écarte des enfants. Plamplan trottine joyeusement à côté d’elle. — Vient mon chien, nous allons faire une promenade vers les beaux quartiers. Leçon intéressante, le chien appartient à l’humain ! Je laisse faire, car j’en profite pour augmenter mes connaissances. C’est plutôt plaisant. On m’avait prévenu. Cette mission serait différente des autres. Pas question de me transformer en agent de sécurité ou en protecteur. Cette fois c’est moi le découvreur. Un voyage éducatif sans coup dur, sans violence… des vacances ! On déambule ainsi une bonne demi-heure avant de sortir de la zone de misère, et soudain, nous débouchons sur une artère large, bordée de palmiers. Il y a toujours des épaves roulantes, mais aussi des bagnoles super class. Les villas s’espacent, entourées de parcs fleuris où vaguent des vaches brunes, des éléphants et des oiseaux multicolores. Nous arrivons devant un portail. Quelques gardes en uniforme surveillent l’entrée d’une manière très pacifique. La sœur passe sans être interpellée. Un panneau écrit en plusieurs langues me permet de savoir où on met les pattes : Mutual World. Une longue allée bordée de cocotiers nous conduit vers une maison coloniale. Nous sommes accueillis par un larbin qui nous mène directement vers un


grand bureau dont les murs sont couverts de trophées de chasse (peaux de tigres, de buffles et ivoire sculpté). Un humain vêtu d’un pagne blanc et d’un petit calot bleu est assis derrière le grand bureau verni. Un autre humain en costume sombre est debout devant la fenêtre, juste à côté. — Entrez ma sœur, je vous présente monsieur Ruilauhme. Je vous ai expliqué qu’il voulait vous rencontrer rapidement. — Oui, bonjour monsieur. — Mes respects, madame. Je représente l’étude Dorcel & Picte. Je suis venu spécialement de Londres pour vous rencontrer. Connaissez-vous lord Swingmare ? — Oui, Marcel. Nous avons grandi ensemble jusqu’à l’âge de douze ans. Avant son adoption. Nous étions à l’orphelinat de St Ouen. Nous avons correspondu longtemps, jusqu’à ce que je prenne le voile. — En effet. — Il me recherche ? — Heu, indirectement… Il vient de décéder… Un terrible accident de ski hors piste… — Mon Dieu, le pauvre. — Surtout qu’il jouissait d’une excellente santé. À peine soixante-dix ans… lord Swingmare n’a pas d’héritier direct. Il vous a désignée comme légataire. — Moi ? — Oui, vous. Son amie d’enfance. Il vous a laissée une lettre que je vous remettrais tout à l’heure.


Voyez-vous, lord immense fortune…

Swingmare disposait

d’une

Plamplan s’est couché au pied de la sœur et voudrait bien piquer un roupillon. Moi je suis toute ouïe. La none a, semble-t-il, raflé le pactole. J’aime les belles histoires. La discussion se poursuit, puis la sœur prend congé. Moi sur ses talons, nous regagnons les quartiers pauvres de la ville. La sœur ne manque pas d’énergie. Elle réunit sa communauté : en tout cinq frangines dont deux ont plus de quatre-vingts ans, les deux autres sont dans la quarantaine. Elle les informe de son héritage, colossale fortune qu’elle désire mettre au service de leurs œuvres. — Nous allons construire des logements, une école, un dispensaire, un magasin d’alimentation. Nous aurons de quoi fournir du travail à tous nos pauvres. Mes sœurs, Dieu nous sourit. Je suis roulé à ses pieds. Plamplan roupille et j’ai bien du mal à capter le reste. Tout ce que j’ai compris, c’est qu’elles vont se partager les tâches, et l’ouvrage ne va pas manquer. Pendant les trois jours qui suivent, je délaisse un peu la communauté des sœurs pour découvrir d’autres coins. Les temples colorés, les coutumes étranges et la crasse quasi permanente que ces gens semblent accepter sans rechigner. J’envisage alors de changer d’hôte. Ce n’est pas que Plamplan soit désagréable, mais visiter une ville en


s’arrêtant tous les dix mètres pour déposer trois gouttes de pisse, commence à me taper sur les nerfs. J’oserais bien un humain, mais ça me parait un peu risqué, ils sont largement autant évolués que moi et ça risque de provoquer un conflit. En approchant du gîte, je remarque des changements. Les premiers effets de la fortune de sœur Mathilde se font sentir. Des balais ont été distribués, et pour quelques pièces, une équipe de nettoyeur a commencé à rendre clean les ruelles. La nouvelle de l’héritage a fait le tour de la ville. Tous les pauvres des autres quartiers se ramènent et il faut les caser. Mais là, c’est un attroupement inhabituel qui m’attire. Je me faufile entre les jambes. Une sœur est allongée dans la poussière. C’est une des vieilles. Quelques femmes tentent de la relever avec peine. Sœur Mathilde, prévenue, survient presque ne même temps que moi. — Que s’est-il passé ? Qui l’a frappé ? Personne ne bronche. Seule la vieille Rosa, retrouvant ses esprits, prononce quelques mots d’une faible voix. On la transporte chez les sœurs. Une voiture de police survient, se frayant un chemin entre les curieux. Les flics interrogent les passants, et se tirent sans chercher plus loin… Je ne mets pas longtemps à comprendre. Le pognon de la sœur attire les convoitises. Quelqu’un veut faire comprendre aux frangines qu’elles ont besoin d’une protection. C’est tellement classique !


M’est avis que c’est l’occase de changer d’hôte. La vieille bonne sœur n’a peut-être pas la souplesse d’une danseuse étoile, mais dans son état elle ne devrait pas me poser de problème de cohabitation. Je me concentre. Tout est là, dans une bonne concentration… Je visualise, remonte mes pensées vers la zone éthérique qui enveloppe les corps… et hop, je déménage. Rosa somnole, je la laisse roupiller. Je détecte un début d’Alzheimer dans un coin, un paquet de neurones hors service. Mais rien n’a voir avec les possibilités d’un chien, du grand confort après cette expérience. Plamplan ne semble pas avoir souffert de mon absence. Il remue la queue. Et là, je découvre l’incroyable. J’ai conservé le contact avec son esprit. Ça n’était pas prévu au programme. J’en profite pour l’envoyer faire un tour dans les environs, vérifier si d’autres mauvais garçons préparent un coup. Les sœurs sont réunies pour travailler sur leur projet. Sœur Mathilde a de l’énergie à revendre. — Mes filles, les choses ne vont être faciles. J’ai l’impression que tous les gangs de filous de la ville vont se mettre sur notre dos pour tenter de nous extorquer notre argent. Il va falloir être très rigoureuses dans le choix des entrepreneurs, et vigilantes sur les comptes. Le maire nous soutient, il


nous offre les terrains sur lesquels nous allons construire notre école et le dispensaire. — Ça ne lui coûte pas grand-chose, c’est le bidonville. — C’est vrai, mais au moins on sera dans la légalité. — Toi Maria, tu t’occuperas des préfabriqués. Nous aurons à loger tous les pauvres et il va en venir de plus en plus. — J’ai contacté des entrepreneurs, j’attends les premiers devis. — Naturellement, la main-d’œuvre sera prise parmi nos réfugiés. — C’est prévu ! — Bien ! Toi Béatrice, tu vas gérer les mères, la crèche, la maternité. — Le recensement a déjà commencé, il va me falloir beaucoup de moyens. — L’argent ne manquera pas, confiance. Lord Swingmare était immensément riche. Nos sœurs Rosa et Jeanne sont trop âgées pour gérer directement de tels chantiers, elles nous seconderont selon leurs capacités. Les capacités de sœur Rosa, j’en ai vite fait le tour. Douleurs, arthrite, raideurs… et somnolence. Forcément, on ne peut pas tout avoir. Mais derrière ces déchéances dues à l’age, il y a un esprit fin et bon, à la limite de la naïveté. Exemple, les trois crétins qui l’ont bousculé, elle semble les comprendre et leur pardonner. Moi je te leur foutrais mon pied au cul…


En tout cas, leurs visages sont enregistrés, qu’ils y reviennent... Il est temps de penser à ma mission : L’étude du comportement des humains. En synthèse, mes premiers pas m’ont déjà beaucoup appris. Les riches et les pauvres ne se mélangent pas (comme chez nous) quelques bonnes âmes semblent vouloir se dévouer pour améliorer le sort des plus défavorisés (on a ça aussi) et des crapules sont aux aguets pour rafler un max sur le dos des miséreux… Rien de bien nouveau tout cela, les civilisations se ressemblent. Ici je suis aux premières loges. Je pense avoir trouvé la planque idéale pour assister en spectateur à la marche des prédateurs. Je n’ai qu’à attendre en paix. Ça va me changer de mes activités habituelles. Rosa est en semi retraite. Autrefois elle a beaucoup donné de sa sueur pour soulager le malheur et la maladie de ce quartier. À présent, elle tricote. Des tas de jeunes filles l’entourent et regardent ses gestes. Moi le tricot… Sans quitter son corps, je retourne sur Plamplan. Il est justement en train de saluer un compère. Truffe dans l’oignon, il reconnaît un pote. Après les politesses, ils s’éloignent ensemble vers la plage. Des cocotiers se penchent vers la plage blanche, les vagues viennent rouler jusqu’au sable et s’éparpillent en mousse étincelante. Paysage de carte postale. Et


là, dans un arbre, je remarque un personnage amusant. Il ressemble aux humains, une sous-race sans doute. Voilà celui qu’il me faut pour me faufiler… Je me concentre sur le singe et hop, je me transfère. Coco me repère immédiatement. « C’est quoi ce truc ? Une voix dans ma tête ? » — Pas de panique, je suis de passage, un esprit libre, une pensée, rien de dangereux. — Et tu vas me suivre ? — J’utilise ton corps comme véhicule, tu continues à vivre normalement, de temps en temps j’interviens pour comprendre certaines choses… Par exemple, que fais-tu dans cet arbre ? — Je me planque à cause des chiens ! Les humains sont braves avec nous les singes, mais ces cabots nous font la vie dure. Coco m’explique. Il est plutôt cool, il trouve de la nourriture dans les temples, il est vénéré par les hommes, et le Sotapanna est son ami. — Le Sotapanna ? — Le guide, le saint homme, celui qu’on appelle aussi Vyse le Bon. Je dois d’ailleurs me rendre auprès de lui, c’est l’heure des offrandes et je crève de faim. Dix minutes plus tard, nous déboulons dans un temple. Pas question d’utiliser la porte. Coco passe par le toit.


Les fidèles se pressent le long d’une allée, déposant des fleurs, du riz ou d’autres aliments destinés à nourrir les prêtres du lieu et l’image du Bouddha. Je reconnais immédiatement ce fameux Vyse le Bon. Il pèse dans les cent dix kilos, rond comme son guide spirituel, il se tient presque nu en position du lotus sur un banc. Coco se goinfre de bananes et de figues, puis rejoint une loge dans l’arrière-cour du temple et s’allonge sur le lit pour piquer un roupillon. Ça n’arrange pas mes affaires, j’aurais préféré découvrir la ville. Avec l’agilité de mon hôte, je dois pouvoir me faufiler partout. Je lance une recherche mentale sur Plamplan. Je le trouve en compagnie de sœur Mathilde. Elle est en grande conversation avec des hommes d’affaires. Ça discute ferme de prix, de méthodes… pas très clair pour Plamplan, et avec la distance j’ai du mal à percuter. Lassé, je décide de secouer Coco pour tester ses aptitudes. Il sort d’un rêve rose un peu grognon. — Allez mon pote, on va faire de l’exercice. — C’est quoi ? — Tu vas comprendre… On retourne sur la plage. Première leçon, grimper le long d’un tronc pour décrocher une noix de coco. Là, rien à dire, les pieds et les mains sont des outils remarquables. Seconde leçon : lancer un coquillage vers un arbre. Ça se gâte. Coco est bien capable de saisir, mais pour la précision et la force ; zéro. J’ai


beau lui faire faire plusieurs tentatives, ça foire à tous les coups. Tous ces exercices nous ont donnés chaud, et la mer m’attire, mais là encore, le singe se rebiffe. Il n’aime pas l’eau. Décidément, je n’ai pas de veine avec mes hôtes. Coco préfère retourner vers la douceur du temple. Sa planque, c’est la loge. Il y a une table, une chaise et un lit. Le confort minimum pour un homme de méditation. D'ailleurs, le Sotapanna est là, en prière sans doute. — Te voici Coco ! Tien, je t’ai gardé des sucreries... C’est un genre de pâte de fruits que le singe engloutit rapidement avant de s’installer sur le lit. Comme chez lui l’animal ! Des pas résonnent sur le gravier. Trois hommes enturbannés entrent. Le Sotapanna les dévisage un instant, puis, les conviant à entrer, il leur demande : — Comment s’est passé votre rendez-vous ? — La sœur se méfie. Elle trouve nos prétentions trop importantes, elle menace de faire appel à des sociétés occidentales. — La salope ! S’écrit Vyse le Bon. Cette vieille pétasse ne va pas nous faire chier ! Je tombe des nues. Le saint homme a un curieux langage. — Demain soir, à la nuit tombée, réunion des clans sur la plage. Nous déciderons du sort de cette none. D’ici là continuez à la surveiller. S’il le faut, il


faudra nous en débarrasser. Les vieilles nones seront plus faciles à influencer. Tomsk mon vieux, voilà du travail pour toi. Je secoue Coco. — Conduis-moi dans le quartier des artisans. — C’est quoi ? — Des hommes qui travaillent dans la rue, qui fabrique des objets. Il ne pige pas tout de suite le mot travail, mais il fini par me conduire dans une impasse crasseuse. Les fabriques de meubles en bois ou fer forgés se côtoient. Nous entrons dans la première et je commence à chercher un bout de ferraille qui pourrait me servir d’arme. Sans succès, nous changeons d’atelier. Au bout d’un quart d’heure, je trouve un coutelier. Des lames fines de qualité médiocre font l’affaire. Par habitude, j’en prends huit et on détale. On reprend l’entraînement, mais je comprends vite que c’est sans espoir. Je ne parviens pas à maîtriser ces articulations compliquées. Pourtant, si je veux pouvoir intervenir dans cette histoire, il va bien falloir que je retrouve mon potentiel… On refait un essai. Cette fois Coco expédie une des lames vers un rocher qu’il rate évidemment. Plouf, une de perdue ! Je n’aime pas laisser traîner mes outils, encore moins les perdre. À cet endroit, la mer ne doit pas être


profonde. Je prends la direction des affaires et je force Coco à entrer dedans. Il rechigne un peu, mais se résout à se laisser faire. Mettre la tête sous l’eau est un autre exploit qu’il me faut lui faire accepter de force. Pas de chance, la lame est bien là, mais par plus de deux mètres de fond et le singe ne sait pas plonger. Foutu. C’est alors que je le vois ! C’est un petit poulpe gracieux qui se faufile entre les algues. Même aspect qu’un poulsec, même taille, sauf que lui, il vit sous l’eau ! Pas de doute, c’est un cousin… Une idée fulgurante surgit… Vite, pas de temps à perdre. J’abandonne Coco en plein cour de natation pour réintégrer le corps de Rosa. Elle boit le thé avec les autres sœurs et quelques femmes locales. Sœur Mathilde leur exprime ses craintes. — Les clans mafieux savent que nous disposons de beaucoup d’argent. Ils font pressions sur les artisans pour les taxer. Je ne suis pas disposée à me laisser faire ! Rosa l’interrompt : — Je voudrais du papier et un crayon ! Elle se tourne vers elle. — Qu’y a-t-il Rosa ? Ça ne va pas ? — Si, mais je veux dessiner. Une de femmes lui tend une feuille, une autre un stylo.


J’avoue que l’homme est doué pour le dessin. Sans doute aidée par son art du tricot, la sœur réussit à représenter exactement ce que je veux : un petit bracelet en cuir comportant des compartiments pour y glisser des lames. — Voilà ! J’ai terminé ! — Qu’est-ce que c’est ? Demandent en cœur les sœurs. — Je ne sais pas. Une idée qui me vient comme ça. Elle se lève et se dirige vers la porte. — Je dois aller porter ce dessin à un artisan. À tout à l’heure. Elle sort devant les regards médusés. De son pas tranquille, elle se dirige vers la rue des tanneurs, qu’elle traverse pour arriver rue des cordonniers. Elle entre dans une échoppe. — Sœur Rosa ! Quel honneur de vous voir ici ? — Bonjour Raja. Pourrais-tu me fabriquer ceci ? Elle lui tend le papier. L’homme examine le croquis… — Ça ne devrait pas me poser de problème. C’est pourquoi faire ? — Je ne sais pas, j’y ai pensé, je dois le faire. — Bon, je vais vous préparer ça. — Tout de suite ! Il me le faut maintenant ! — Ha ! — C’est très important ! L’homme sourit :


— C’est parce que c’est vous ma sœur, je ne peux rien vous refuser. Je n’en ai pas pour longtemps… — Il m’en faut huit ! Il tique. — Ça ne peut pas attendre demain matin ? — Oui, c’est très bien. Et Rosa s’en retourne, étonnée de sa démarche. Moi j’ai déjà réintégré Coco. Au petit matin, Coco fait irruption dans l’atelier. Les bracelets sont empaquetés, posés sur un établi. Il s’en empare et disparaît pour retourner chez le coutelier ou il récupère d’autres lames. Puis il se rend sur la plage, du côté du rocher, et il jette les paquets à l’eau. À cet endroit, la mer regorge de coquillages et crustacés, aliments favoris des poulpes. J’en détecte une vingtaine. Je choisis celui qui me semble le plus fort, le plus rapide. Jojo est un dur, il fait régner la loi dans le secteur. Quand je l’intègre, il est en train de dévorer une langouste. Il ne s’aperçoit de rien, ce cousin éloigné a encore du chemin à faire avant de prétendre à la plus grande civilisation de l’univers… Par contre, je retrouve immédiatement les sensations habituelles d’un corps que je connais comme le mien. Et se mouvoir dans l’eau me parait encore plus facile que sur le plancher des vaches. Je laisse Jojo terminer son dîner. Il va nous falloir du tonus pour agir. Puis, je prends les rênes et je vais


dénicher mon paquet. Les bracelets me vont à la perfection. Les lames trouvent leur place. Maintenant c’est à moi de jouer. Plamplan est en planque sur la plage, Coco sur un cocotier. Ils seront mes yeux et mes oreilles pour voir et entendre tout de la réunion des hommes de Vyse le Bon. Moi je barbote dans la douceur d’une eau tiède, entouré de coraux et de poissons multicolores. Le soleil enflamme l’horizon en disparaissant dans l’Océan Indien. Déjà dans le ciel, les étoiles scintillent, peut-être la mienne… Des groupes d’hommes apparaissent sur la plage. Ils arrivent par deux ou trois, comme de simples promeneurs mais se dirigent insensiblement vers un petit bâtiment en bambou, un abri de pêcheur constitué de quatre poteaux et d’un toit de palmes. Un barbecue a été allumé, des viandes grillent lentement, les hommes ouvrent des bouteilles de bière. La nuit est presque complète quand la silhouette de Vyse le Bon se dessine. Coco est sur le toit, Plamplan s’est approché innocemment du barbecue. Le Sotapanna s’installa sur la seule banquette disponible. Les autres s’assoient sur le sable, formant un arc de cercle. En tout, une quinzaine de notables de la mafia régionale. Tous sont aux ordres du grand maître : Le Sotapanna. Il parle, ils écoutent ! — Toi Mandi, je te désigne pour faire disparaître la none. Si tu réussis, chaque clan te versera un


vingtième des bénéfices de l’opération. Si tu échoues, tu seras banni de l’île. Pas un mot, pas un murmure dans l’assistance. Le maître décide, ils obéissent. Un homme se lève pourtant : — L’affaire ne sera pas aisée, la sœur est très entourée… — C’est ton problème. Je veux que demain soir à la même heure cette chieuse soit morte. De quoi me mêlé-je ? Je me le demande. Dès le début je savais que j’allais aider ces frangines. En quelques pulsions de mes membres, je m’approche du rivage. La cabane est à moins de dix mètres, les hommes face à la mer, excepté le gros ventru qui saisit une côte de bœuf et croque dedans à pleine bouche. La mer est calme, ça me permet de venir au plus près. Mon encéphale affleure juste pour me permettre de voir. Un de mes tentacules se soulève Chlassh… Mandi se retrouve le souffle coupé, une lame en travers de la gorge. Il s’abat en avant sans un mot. Les autres le regardent sans comprendre. Ils s’approchent de lui, l’entourent, le retournent, mais deux autres s’effondrent à leur tour. C’est sans bruit que je distribue ma sentence. Elle est rapide et sans appel. Déjà huit au tapis avant que la panique ne se répande. Alors c’est la débandade. À droite, à


gauche, mes tentacules dardent la mort, rien ne leur échappe. En moins de deux minutes la plage retrouve son calme. Les cadavres ressemblent à des dormeurs éparpillés. Ne reste que l’imposante stature du Sotapanna. Lui n’a pas bougé. Pas un geste pour s’enfuir, pas de trace de peur ou d’affolement. Lentement, il se lève et se tourne vers la mer. Celui-là n’est pas arrivé au sommet par hasard, c’est un coriace. Il veut comprendre, voir l’ennemi. Il me reste deux lames. Il ne comprendra pas pourquoi, ni qui, ni comment. Pour lui je double la mise. Elles l’atteignent en même temps droit au cœur. Il flanche des genoux et s’aplatit sur le sol, la face dans le sable. Sœur Mathilde peut dormir tranquille et continuer son œuvre. Coco a rejoint Plamplan. Je les vois se disputer un morceau de barbaque, mais il y en a tellement, qu’ils trouvent vite un terrain d’entente. Je libère Jojo pour réintégrer la sœur Rosa. Elle dort… Si j’en faisais autant ?


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