RAM+ le découvreur

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RAM + Le dĂŠcouvreur

Suites de Nouvelles

Jacqk

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Caraïbes, 1767 Plongés dans l’eau glauque du port de Canyon, les trois nageurs se faufilent entre les chaînes et les amarres rendues gluantes par les algues et les mollusques qui s’y collent depuis des mois. Le cotre visé, la Mangouste, est désert, comme presque tous les navires de la baie. Les matelots sont à terre, dans les auberges aux frais du capitaine Mortimer « Cainœil » qui fête ses noces avec sa belle captive Lourdes Carma Ella, fille d’un noble espagnol sans fortune, pendu pour cela lors de la prise du galion Esperanza. Le rhum coule à flot. On chante, on rit, on gueule, le tout rythmé par des plaintes d’accordéons. Jean-Marie nage en tête. Il sait qu’il risque gros. Les prochaines heures seront déterminantes. Depuis St Malo qu’il quitta trois ans plus tôt pour tenter l’aventure de la course comme matelot, il ne rêve que d’avoir son équipage et de bourlinguer à son compte. Ce soir, l’occasion se présente et il ne la laissera pas passer. Derrière, nageant plus difficilement, c’est Daniel le Bœuf. Originaire de Nantes, engagé de force, ramassé saoul dans une taverne. Il se bat comme il mange, brutalement. Ses 120 kilos de muscles compensent son faible bagage intellectuel. Son nom : le Bœuf lui va comme un gant. Près de lui, Philippe la Fouine savoure le bon tour qu’ils vont jouer au vieux Paul, le capitaine du cotre qu’ils vont « emprunter ». Trop malingre et vieux pour les combats, 5


il a souvent prouvé ses compétences dans la manipulation des poudres. C’est lui qui a surpris les confidences du capitaine Mortimer, alors qu’il tentait de séduire Lourdes en affichant sa fortune. Elle n’a pas cédé à ses avances, il l’épouse quand même. De toute façon il n’y a pas de prêtre à Canyon et ça, Cainœil s’en fout. Les trois hommes se rapprochent du bateau. Comme prévu, une échelle de corde plonge dans l’eau, attachée mollement. Elle doit permettre aux marins de remonter à bord depuis leur canot. Jean-Marie l’agrippe et l’escalade souplement. Il saute sur le pont, toujours prudent, même si ce soir c’est du gâteau. Ses compagnons le rejoignent. Le bateau est amarré à un corps-mort, ils le libèrent facilement et hissent un foc. La risée du soir suffit à entraîner le cotre vers la mer. Personne n’a rien vu. A terre, le vacarme de la fête va durer jusqu’au petit jour, largement de quoi mettre les bouts sans inquiétude. Toutes voiles déployées, la Mangouste pique maintenant dans la houle. Un bon vent la pousse vers le nord, vers l’île au Cochon, ainsi est identifiée l’île tracée sur un morceau de tissu que la Fouine a dérobé. Trois bons jours de navigations seront nécessaires pour s’y rendre. Le cotre est léger, il est rapide. A Canyon, le réveil est douloureux. Les pirates ont la gueule de bois. Mais ceux qui ont le réveil le plus difficile, ce sont le vieux Paul et son équipage. La nouvelle fait le tour du port, les plaisanteries les plus grasses ne leur sont pas épargnées.

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Attablé à l’auberge devant une cruche de vin d’Anjou, le vieux Paul, rageur, est près à casser le crâne du premier qui rira devant lui. Ses hommes courent les rues à la recherche de renseignements. A cette heure, personne n’a rien vu. Cainœil sort de son sommeil. Sa Grosse main velue tâtonne le drap à la recherche du corps suave de la belle espagnole. Le lit est vide. Il se relève sur un coude. Elle est là, recroquevillée dans le coin de la chambre. — Alors fillette, te voilà femme à présent. Il se racle la gorge et crache au sol. — J’ai faim, vas me chercher de quoi manger, et ramènes de la bière. La jeune fille ne répond pas. — Alors ! Tu bouges quand je te le dis ! Il saute du lit, la saisit par la tignasse et la secoue. Mais Lourdes n’a pas un mouvement. Ses mains sont crispées sur la dague qu’elle s’est enfoncée dans le cœur. Il la relâche en jurant, fait un pas en arrière. — Bon Dieu, elle l’a fait la morue ! Il se gratte le cul, secoue sa chemise froissée, passe son pantalon (de corsaire) et son ceinturon. Il sort sans fermer la porte et se dirige vers l’escalier qui mène à la salle. — Tiens, le vieux Paul ! T’en fais une gueule ! Le vieux pirate lui rend un regard noir, chargé de dépit. — On m’a piqué mon cotre. — Quoi ? On t’a pris ton bateau ? Il laisse passer un moment de surprise, puis éclate de rire. — Elle est bonne celle là ! Tu sais qui a fait ça ? — Pas encore, mais même si je dois y passer le reste de ma vie, je jure que celui là je vais l’expédier en enfer.

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Cainœil s’installe, tire la cruche qu’il porte à ses lèvres. Puis, tout en s’essuyant la gueule d’un coup de manche il s’exclame… — Me voila veuf les amis… Ho la Fouine ! Va nettoyer ma chambre, débarrasses-moi de cette catin. Comme personne ne semble bouger, il se retourne pour examiner les lieux de son unique œil valide. — Et bien ? Où est-il celui-là ? Encore en train de cuver ? Un capitaine lui répond : — Il en a eu marre de tes frasques, il s’est fait la belle, avec le bateau du vieux Paul. Toute la salle éclate de rire, même Cainœil. Personne n’irait imaginer La Fouine aux commandes d’un navire… Seul le vieux Paul réagit : — Il est peut être chétif, mais depuis quelques temps il fricote avec ce Jean-Marie, celui-là il en serait bien capable. — Hé, attention a ce que tu dis, s’interpose Cainœil. Ces gars là sont à moi et j’en réponds. — Alors trouves-les, tu dois savoir ou ils sont ! Le Bœuf à la barre, la Mangouste file sous le vent. Le morceau de tissus a révélé ses secrets. Bien que l’écriture soit inconnue, les dessins qui l’ornent sont Aztèques, l’île y est tracée, avec un point de repère : un rocher ressemblant à une tête de cochon, d’où son nom. Cette île, tous les corsaires la connaissent. C’est un caillou sans eau douce, ou ne vivent que quelques oiseaux. Sur le plan, un amas de cailloux est représenté formant un dessin, une étoile à six branches. La trouver ne sera pas facile, mais sous cette étoile, tout laisse croire qu’un

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coffre est enterré depuis plusieurs dizaines d’années. Les prêtres aztèques on voulu y cacher un trésor à l’arrivée des Espagnols… Comment Cainœil s’est-il procuré cette carte ? Dieu seul le sait ! (même l’auteur l’ignore). Toujours est-il que la Fouine, en surprenant ce secret, y a vu l’occasion de s’échapper des griffes de ce tyran de Cainœil… A Canyon, c’est branle bas de combat. Après plusieurs heures de recherches, il faut bien se rendre à l’évidence. Trois gars manquent à l’appel, pas un de plus, et nul ne doute à présent qu’ils ont pris la clef des champs avec le cotre du vieux Paul. Pas habitué à voir ses hommes déserter, Cainœil fulmine. Il a juré au vieux Paul de l’aider à retrouver les scélérats. Dans la soirée, alors que chacun spécule sur la destination des fuyards, le patron de l’auberge l’interpelle. — Ho Cainœil, tu vas dormir cette nuit avec ta poule ? Les servantes refusent d’entrer dans ta chambre tant qu’elle n’aura pas été déblayée du cadavre… — Sang du Diable ! Je l’avais complètement oubliée celle là. Hé Mathurin, prends deux hommes avec toi et dégage là de ma chambre. — Qu’est-ce j’en fais ? — Démerde toi, fous là ou tu veux, mais débarrasse moi d’elle. Et, se resservant un pot de vin, il confie à ses compagnons de tablée : — Quand je pense qu’avec moi elle aurait pu vivre comme une princesse…

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A cet instant un déclic se fait dans son cerveau obscurci par l’alcool. Il se lève de table, se précipite dans l’escalier en bousculant Mathurin et se jette sur le secrétaire de la chambre. Le meuble est fermé à clef, mais avant même de l’avoir ouvert, Cainœil a remarqué les traces d’une lame sur le bois. Il l’ouvre, fouille âprement, écarte quelques bibelots… et pousse un cri de douleur ! — Ha ! Le vandale ! Le traître, le fumiste. Je vais l’égorger de mes mains… Moins d’une heure plus tard, deux navires quittent le port de Canyon. Le vieux Paul s’est embarqué sur le brick la Sirène avec son complice, le capitaine Doug. Sur les conseils de Cainœil, ils mettent le cap sur le sud. Il leur a garanti qu’il n’y avait que deux possibilités, Huaxyacá au sud du Mexique ou La Fouine à laissé une femme et trois gosses ou bien Cuba ou il aurait aussi une famille. Il n’était pas question de les entraîner à sa suite vers l’île au Cochon. Car il en est certain, c’est là que ces racailles on mit le cap. Les voiliers sortent de la baie et se séparent. Cainœil à pratiquement 24 heures de retard, mais son bateau est plus rapide. C’est une Goélette de 60 pieds, le Salparéo. Il fait à peine jour, quand la Mangouste parvient à son but. L’île au Cochon n’offre aucune possibilité d’abri. Il faut donc mouiller une ancre et surveiller les nuages. D’autres îles pullulent dans les parages offrant des anses accueillantes ou il fera bon s’abriter en cas de coup de vent. Le Bœuf reste à bord. Jean-Marie et la Fouine ont plongé pour rejoindre la terre. Ils prennent pied sur une

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minuscule plage, seul accès possible sans risque de s’esquinter les genoux sur les rochers. Ilot n’est qu’un caillou sans arbre. Justes quelques buissons, des plantes chétives, le tout recouvert de fiente que déversent les centaines d’oiseaux de mer. — Dit donc, j’ai bien peur qu’avec toute cette merde, l’étoile ne soit profondément engloutie. — Si tu montes sur le cochon, tu verras de dessus, c’est peut être le meilleur moyen. Jean-Marie s’exécute, il escalade le rocher. De la haut, à peine une trentaine de mètres, il voit tout l’îlot. Mais point d’étoile. Il redescend, déçu. — J’espère qu’on n’a pas fait tout ça pour rien. — Allons fiston, on arrive à peine. Faisons le tour de l’île, moi par la droite, toi par la gauche. Et regardes ou tu mets tes pieds. A peine 20 minutes plus tard, ils se retrouvent de l’autre coté de l’île. Pas d’étoile aperçue. Ils deviennent nerveux. Ils passent la journée à fouiller le sol, gratter les buissons, se torturer l’esprit ; rien n’y fait. Quand le soir descend, il faut regagner le cotre car la brise risque de se renforcer. Il quitte cette petite côte pour se trouver un abri auprès d’une île voisine. Ils choisissent la plus haute, ce qui leur permettra d’aller guetter l’horizon. Ils ne doutent pas que Cainœil va se lancer à leur poursuite. Une baie leur offre l’hospitalité. Le petit bateau peu même s’enfoncer assez loin dans les terres en remontant une petite rivière sur une centaine de mètres, le mettant ainsi hors de vue de la mer. Le navire est amarré à des arbres sous la garde de Le Bœuf, Jean-Marie et la Fouine escaladent un ancien volcan culminant à plus de six cent mètres. De là haut, ils distinguent parfaitement les atolls

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voisins. La fouine, toujours le cerveau en alerte repère vite la configuration particulière des îles. Soudain, il éclate de rire. — Qu’est que tu trouve de si drôle ? — Garçon, j’ai trouvé l’étoile ! — Ah ? Tu vois ça d’ici ? — Nous sommes sur une île, a droite il y a l’île au cochon, et regardes bien les autres îles… Elles forment un cercle, sauf une qui se trouve en plein centre. Compteles ! — J’en vois cinq… — Plus celle ou l’on est, ça fait six, et si tu tires une ligne depuis l’îlot central, tu traces ton étoile. Le trésor n’est pas sur l’île au Cochon, mais sur celle là. — C’est un piège à con ce truc ! — L’île au cochon est la seule qui ait un nom incontournable. C’était un point de repère idéal. Jean-Marie sent la fièvre monter en lui. — Nous serions venu ici dès ce matin, nous aurions déjà le trésor, nous serions riches. — Ne t’emballe pas garçon, nous ne pouvons plus rien faire aujourd’hui, la nuit va tomber. Restons tranquillement à l’abri. Demain nous aviserons. Aux premières lueurs de l’aube, Jean-Marie est déjà sur le pont. La fouine le rejoint en s’étirant. Le bœuf ronfle dans son hamac. — Je monte faire une reconnaissance, je n’aimerais pas que Cainœil nous tombe dessus maintenant. Saisissant une amarre, il se laisse glisser à terre et part en courant vers le sommet. Il y parvient essoufflé, mais n’a pas

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l’occasion de s’y reposer. Une voile se dessine sur l’horizon. Dans deux ou trois heures, Cainœil sera là. Il redescend coude au corps, manquant de s’affalé sur les cailloux roulant. — Le Salparéo est en vue ! — Pas de panique Garçon. Ici nous sommes introuvables. Du moins, avant qu’on nous trouve, nous avons un peu de temps. Cainœil va aller droit sur l’île au cochon. Il va sans doute penser que nous avons le trésor et que nous sommes reparti vers le nord…Le temps qu’il fouille l’île, par acquit de conscience… Quoiqu’il arrive, nous ne bougerons pas. Il sera reparti avant ce soir. — Tu veux qu’on reste ici à attendre qu’il reparte ? — C’est le plus sure ! Si l’on sort le navire de sa cachette, nous serons repérés, et même si nous avons la chance de trouver le trésor rapidement, notre avance sera insuffisante pour lui échapper. Fait moi confiance garçon. J’ai raison. Jean-Marie trépigne… — Je ne peux pas attendre. Je vais y aller seul. A la nage. Vous m’y retrouverez quand Cainœil sera reparti. — Comme tu veux garçon, mais soit prudent, il peut y avoir des requins dans les parages. Mais Jean-Marie a déjà sauté du bateau. Il longe la cote par la plage, afin de se mettre au plus près de l’îlot central, et juste au moment de plonger, il déniche un tronc de cocotier couché. D’un coup de son sabre, il tranche une noix de coco en deux afin d’en faire deux écopes qui l’aideront à nager. Il s’allonge sur son tronc et s’élance sur l’eau. — Terre ! Terre droit devant !

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Les hommes du Salparéo se précipitent sur le pont. D’un ton bourru, Cainœil les houspille. — A vos postes, bandes de sac à vin. Nous n’y sommes pas encore sacré bleu ! S’adressant au gabier de vigies, perché sur la hune, il lui demande. — Tu aperçois un bâtiment ? — Rien capitaine, pas le moindre mat en vue. L’œil sombre, il retourne dans sa cabine en jurant…

Le cocotier dérive, poussé par le vent, et parvient à proximité de la berge. Jean-Marie a les bras douloureux. Il a ramé pendant près d’une heure pour parvenir jusqu’ici. Il se laisse glisser à l’eau et nage jusqu’aux premiers rochers. La mer est calme, peu profonde. Des poissons colorés, curieux de nature, s’aventurent autour de lui. Il les ignore, se hisse sur un bloc de granit. Enfin il peut souffler. En trois sauts, il se trouve sur la terre ferme. Un cocotier incliné lui permet de saisir une noix, qu’il tranche d’un coup de sabre afin d’en boire le lait. Désaltéré, il s’enfonce dans la végétation. D’instinct, il se dirige vers l’endroit le plus élevé de l’île, qu’il atteint en dix minutes. Ca n’est pas très haut, mais il distingue parfaitement les voiles du capitaine. Il

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comprend que le temps lui est compté. Pas une minute à perdre. Un coup d’œil circulaire lui fait découvrir un endroit moins verdoyant. Un amas de roches, ressemblant à un éboulis pourrait faire une bonne cachette. Il s’y dirige en s’ouvrant le passage a coup de sabre dans les taillis. Il ne s’est pas trompé, juste à la base d’un gros bloc, des pierres sont disposées en tas, et, même si des lianes les ont envahies, il est évident qu’il s’agit d’un agencement humain. Faisant fuir quelques lézards, il pousse les premières et entrevoit une ouverture creusée sous le bloc. Il la dégage afin de pouvoir s’y glisser. La grotte ainsi découverte n’est pas très profonde. C’est une sorte de coupole de granit sur un fond de sable blanc. Arc-bouté, il s’y enfonce. Le sable est froid mais doux comme du talc. Plongeant ses mains dedans, il le sonde jusqu’à se qu’il rencontre un objet dur. Fébrilement, il le dégage. C’est une sorte de boite faite de planches épaisses. Pas de poignée, pas de serrure. Juste des clous qui la condamnent. Avec la lame de son sabre, il force le couvercle qui cède brutalement. Comme il n’y voit pas très clair, c’est à tâtons qu’il découvre les objets. D’abord une coupe, puis une arme, sorte de poignard, 3 colliers, 2 plats, et, enveloppé dans un tissu, un objet métallique de forme cylindrique aux bouts arrondis Sur le coup, Jean-Marie ne saute pas de joie. Il s’attendait à des pièces, des lingots, quelque chose de concret. Mais il espère que ces objets sont en or, pour s’en assurer, il les transporte a l’extérieur. C’est de l’or. Ca brille, c’est jaune et c’est lourd. Le poignard est magnifique, serti de diamants. Les colliers

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sont en perles d’or et d’ambre. Une fortune, même si ça ne représente pas les richesses qu’avec ses amis ils avaient pu espérer. Ecartant le tissu, il découvre l’objet : à peine plus gros que deux noix de coco dans leur écorce, il est tout bleu, tout lisse, exceptés deux petits points noirs aux extrémités. Utilisant le tissus, Jean-Marie emballes son trésor. Le tube bleu, ne semble pas avoir de valeur. Il n’envisage pas de l’emporter… A moins que la Fouine ne sache ce que c’est… Finalement, il charge la besace sur son épaule et prend le tube sous le bras. La descente vers la rive ne devrait pas lui prendre longtemps. Le trésor ne pèse pas lourd. Pourtant, il lui semble que le cylindre se réchauffe, qu’il devient un peu plus lourd à chaque pas. A mi-chemin, il pose son barda pour soulager ses muscles. Le tube doit maintenant peser le double. « Mais c’est quoi ce machin ? » Le tube est en train de se métamorphoser. Sa couleur est devenue plus pale, les deux points ne sont plus noir, ils virent au vert d’une manière surprenante, comme s’ils brillaient. Et soudain un éclair aveuglant l’enveloppe dans une sorte d’aura verte. Il ressent une secousse dans la colonne vertébrale, il s’effondre en perdant connaissance. Lorsqu’il reprend conscience, à peine dix minutes plus tard, il est allongé au même endroit. Son trésor est encore près de lui. — Que le jeune homme m’excuse pour le choc, je n’avais pas retrouvé la maîtrise de toutes mes fonctions. J’ai été pris de court ! Jean-Marie se relève d’un bond, tourne sur lui-même…

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— Qui me parle ? — N’ayez pas peur jeune homme. Je suis Ram+. Invisible pour le moment. Je dois peaufiner la charge de mes batteries. — Invisibles ? La frousse le paralyse. — Je vous en prie, n’ayez pas peur. Je ne suis pas du tout dangereux, je suis pacifique. Jean-Marie saisit son sabre, en fouette le vide autour de lui… — Le diable me parle ? Où es-tu ? — Me voici, mais je vous en prie, baissez votre arme, vous risquez de vous blesser. Un homme apparaît soudainement. Grand, fin, vêtu exactement comme Jean-marie, nu-pied, pantalon court, chemise nouée au nombril. Ses yeux dorés éclairent un visage pale et lisse et ses cheveux bruns sont courts. Levant son sabre à l’horizontal, Jean-Marie le menace. — N’approche pas démon, je te taille en morceaux ! — Je regrette de vous infliger cette crainte alors que je vous suis redevable. Vous venez de me rendre un immense service. Grâce à vous, j’ai retrouvé l’usage de mes fonctions. — Je comprends rien. Qui es-tu ? D’où viens-tu ? — Pardonnez moi, j’ai encore besoin de quelques secondes pour parfaire quelques réglages… Il va de soit que vous aurez toutes les explications que vous désirez, je vous le dois bien. La créature effectue des mouvements d’assouplissement, incline sa tête de droite à gauche, fait craquer ses phalanges. —Le temps de faire le point… voilà, j’y suis.

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— C’est quoi ce charabia ? — Je note toujours ma position. J’ai été déplacé depuis mon dernier point. Et, voyons… 248 ans… Ca alors ! Vous rendez-vous compte ? Je suis resté inactif 248 ans. Qu’elle perte de temps ! Jean-Marie regarde le personnage se parler lui même en marchant de long en large. Sans comprendre qui il est et d’où il sort, il se doute bien que quelque chose d’anormal se passe devant lui, mais l’homme n’a vraiment pas l’air d’être dangereux. Il continue de parler — C’est étrange de se retrouver sur cette île perdue en plein océan. Vous-même jeune homme, comment êtesvous venu jusqu’ici ? Vous êtes de passage ? — Je suis avec mes compagnons. Notre bateau est un peu plus loin, sur une autre île. — Vous comptez rejoindre un continent ? — Ben oui, mais pas pour le moment. — Puis je vous demander quelle est votre activité ? — Mon activité ? Ce que je fais ? — Oui, votre profession, vos occupations principales… — Pourquoi ces question ? — Mais, c’est mon rôle de poser des questions. Je suis découvreur. Suis-je stupide, je ne me suis pas présenter correctement. C’est cette coupure de plus de deux siècles qui m’a perturbé. — Ha ? L’homme s’avance d’un pas, aussitôt, le sabre de JeanMarie se dresse devant lui. — N’avance pas, reste ou tu es. Prenant une posture rassurante, l’homme s’explique.

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— Ne croyez pas que je vous sous estime, mais je vois bien que vous n’êtes pas très au fait de certaines réalisations techniques, n’est-ce pas ? Jean-Marie secoue la tête. — Si tu continues à parler comme ça, on va avoir du mal à se comprendre. Déjà que ton nom n’est pas trop catholique… — C’est un nom normal pour un androïde. — Un quoi ? — Je suis un androïde, c'est-à-dire une sorte de robot, de machine, très sophistiquée à apparence humaine. — Tu es un ange ou un démon ? Ram+ lève un doigt vers le ciel ; — S’il faisait nuit, je vous montrerais d’où je viens, enfin, à peu près. Voilà jeune homme, je vais vous expliquez. Il s’assoit sur le sol. — Vos vêtements ne sont pas très confortable… Je pense que je pourrais me changer plus tard. Donc, je suis chargé d’une mission. Je découvre, j’observe et je renseigne mes créateurs. Qui sont-ils ? Je l’ignore. Mes connaissances n’ont commencées qu’à mon arrivée sur ce monde. Chaque nuit, quand la position du ciel est optimum, j’émets mon rapport. Celui de ce jour sera le premier depuis 248 ans. Jean- Marie a baissé sa garde. Il commence à se demander si ce personnage n’est pas complètement fou. Il parait qu’après un long séjour isolé sur une île, on peut devenir zinzin. — Bon arrête ton boniment. Je n’ai pas de temps à perdre. Je dois rejoindre mes compagnons avant l’arrivée

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d’un sale individu qui n’hésitera pas à nous égorger s’il nous tombe dessus. — Je ne demande qu’à vous aider. Vous avez une barque ? — Que dalle, mais un tronc fera l’affaire. Maintenant en route, nous devons trouver ce tronc, tu m’aideras à ramer. A deux nous serons plus à l’aise dans le courant contraire. Ils redescendent vers la cote. Quelques arbres rabougris ne demandent qu’à se laisser abattre. Jean-Marie les pousse vers l’eau et saute dessus en se mettant à cheval, son sac devant lui. Ram+ saute également, mais il reste debout. — Fais gaffe, tu vas perdre l’équilibre. J’ai besoin de toi pour ramer, pas pour me faire repérer. — Drôle de véhicule, c’est une régression spectaculaire. Vous comptez ramer avec quoi ? — Avec ça ! Il lui présente ses paumes. Et les tiennes aussi, si ce n’est pas trop demander. — Je peux m’occuper du déplacement. Vous n’aurez pas à vous fatiguer. Il n’a pas terminé sa phrase, que le tronc s’ébranle. — Indiquez-moi la direction. Jean-Marie n’en croit pas ses yeux. — Par quel maléfice… — Aucun, jeune ami, je ne fais qu’utiliser l’énergie. Je prends les atomes, je les combine, les forme. Rien de plus facile quand on connaît le mode d’emploi. Alors, ou va-ton ? — En face !

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Le Salparéo mouille une ancre face à l’île au cochon. Cainœil, fulmine. Mâchoires serrées, il contemple ce caillou aride. Le gros Jean est près de lui, silencieux, attendant les ordres. — Ils ont filé. Les canailles, ils ont trouvé mon trésor. Il frappe un grand coup de poing sur la rambarde. — Que fait-on ? demande le gros Jean, on va à terre ? — Pourquoi faire ? Tu crois qu’ils nous ont laissé des miettes. A cette heure ils naviguent vers le nord, la Floride ou Europe. Nous n’avons pas une minute à perdre, il faut les poursuivre. En disant ces mots, Cainœil sait qu’il n’a pas une chance sur mille de les rattraper. L’océan est grand et toutes les hypothèses sont possibles quand à leur destination. A ce moment, le Gabier de vigie l’interpelle. — Capitaine ! Cainœil lève le nez vers la mature. Son matelot a saisit les haubans et se laisse glisser vers le pont. Il saute souplement les derniers mètres et s’approche, embarrassé. — Capitaine, j’ai cru voir quelque chose de pas ordinaire. — Parle nom de Diu, ou par les cornes de Satan je te fais avaler ta barbe. — J’ai vu de la fumée sortir de l’eau. — Que chantes-tu, triste crétin ? — Je vous jure capitaine. Mon attention à été attirée par une fumée, comme un feu de branche, mais pas sur une île, elle sortait de l’eau. — Ou ça ? Montre-moi l’endroit ! Le gabier tend son bras en direction du nord de la grande île. Cainœil se gratte la nuque, perplexe…

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— Mettez deux chaloupes à l’eau, on va aller voir ça de près. Tenant son chargement entre ses mâchoires, Jean-Marie nage de toutes ses forces pour gagner la rive. A son coté, Ram+ explique. — Voyez-vous, la force de l’énergie peut parfois provoquer un échauffement, et ces morceaux de bois trop secs n’y ont pas résisté. Heureusement, nous ne sommes qu’à quelques brasses de l’île. Le courant ayant éloigné ces branchages, il n’y a pas de risque d’incendie, d’ailleurs le feu s’est déjà éteint. Si Jean-Marie pouvait répondre, ce serait pour énumérer une liste de noms d’oiseaux évocateurs. Il préfère serrer les dents et nager jusqu'à ce qu’il sente le sol et qu’il ait pied. Alors, jetant son bagage sur son épaule, il s’adresse à l’androïde : — Si nous ne sommes pas repérés avec ce merdier, c’est que Cainœil n’est plus bon à rien. J’en doute ! A tout hasard, je vais planquer ces bibelots dans le coin. Nous pourrons revenir les chercher plus tard. Il dépose le colis contre un arbre et le recouvre de quelques palmes. Ensuite, suivant la rive, il prend la direction du bateau. Ram+ lui emboîte le pas. Six hommes par chaloupe. Le gros Jean dans l’une, Cainœil dans l’autre, direction la grand île. Les hommes plongent les avirons en cadence, le capitaine concentre son unique œil valide sur la frondaison. A l’approche de la cote, les embarcations se séparent, une vers le sud, l’autre au nord. C’est ainsi que le capitaine Cainœil

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découvre l’embouchure de la rivière, et, qu’après avoir parcouru une trentaine de mètres en la remontant, il aperçoit le cotre. Un large sourire illumine sa face. Son œil pétille de joie. Il serre son poing sur le manche de son sabre… Que la vie est bonne parfois ! Le Bœuf, allongé sur un sac de voile, profite de la douceur du temps pour faire une sieste. Son ronflement réjouit les oreilles du capitaine qui accoste le cotre en douceur. Sans un mot, juste quelques signes échangés, deux matelot le soulèvent à hauteur du pont. Trois autres le suivent. La Fouine, croquant une pomme, lit un bréviaire trouvé avec étonnement dans la cabine du vieux Paul. Il ne doute pas un instant que les pas qu’il entend sont ceux de Le Bœuf. Aussi, quand de la pointe du sabre, le capitaine fait voler le livre, il manque de s’étrangler. — Ce brave la Fouine ! Il n’a pas été gentil avec son Capitaine ! D’une poigne d’acier, il le saisit par le col et l’envoie valdinguer vers les marches qui mènent au pont. — Aller, dehors. Une corde t’attend. Il le pousse d’un coup de pied rageur. Quand Jean-Marie arrive en vue du bateau, il remarque aussitôt la chaloupe. Il remarque également ses amis, corde au cou, en équilibre sur le balcon du bâbord. Il se tapit dans la végétation. — De Dieu, le capitaine nous a retrouvés ! Ram+ reste stoïque. Il observe la scène sans méfiance. — Planque-toi couyon, tu vas te faire repérer.

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— Ce sont vos compagnons ? — Pas vraiment. Mes amis ont du chanvre autour du cou… — Je comprends, ils vont être pendus… — Et nous avec si on nous repère. — Mais non ! Ram+ ne se cache pas. Au contraire, il avance à découvert. En l’apercevant, un des matelots prévient les autres : — Voilà le Jean-Marie. Ils le regardent sortir de l’ombre des palmiers, avancer droit, sans arme. Cainœil fronce son sourcil… — Ce n’est pas lui ! Bien que portant les même vêtements, la silhouette est plus grande, moins trapue. Ram+ est maintenant sur la rive, face au bateau. — Puis-je vous parler capitaine ? Cainœil tourne un visage interrogateur vers la Fouine. — Qui c’est celui là ? La Fouine ne répond rien, un peu embarrassé par son collier de chanvre. Mais lui même se demande d’où sort cet individu. Le capitaine interpelle Ram+ ; — Ou est ce salopard de Jean-Marie ? Et, d’un brusque mouvement des reins, il enjambe le bastingage et saute a terre. Sabre en main, il parcourt la distance qui le sépare de l’androïde. — Alors ! Répond ou je te crève comme un porc ! — Capitaine, vous devez m’écouter, de grâce, cette arme peut être dangereuse…

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Mais Cainœil est impulsif. Prolongeant ses paroles par un geste vif, il embroche Ram+ en criant rageusement. Par la violence du coup, le sabre traverse le corps de part en par, un rayonnement bleuté enveloppe l’arme, remonte le long du bras du capitaine et l’entoure entièrement. Il n’a pas un cri, juste un sursaut, ses vêtement s’enflamment, une fumée sombre l’entoure, et il s’écroule, le corps desséché et fumant, accompagné d’une forte odeur de grillade. — Je voulais vous prévenir… Désolant ! Les matelots regardent les restes du capitaine, ils sont abasourdis. Jean-Marie surgit alors de sa cachette. Il se penche sur les restes charbonneux du capitaine, se redresse, fait face aux matelots : — Il a son compte ! Déboussolés par la situation, les matelots baissent les armes. Sans capitaine, ils n’ont plus de raison de vouloir occire leurs anciens compagnons. La Fouine réagit aussitôt : — Hé Luc, Lamouche… Détachez nous ! On va pouvoir discuter. On s’exécute, on tend même une main à Jean-Marie pour l’aider à monter à bord. Par contre, Quand Ram+ s’approche, les gars font deux pas en arrière. C’est JeanMarie qui vient l’aider. La Fouine ne perd pas de temps. Quand un capitaine meurt, les hommes élisent l’un d’entre eux, le plus courageux, le plus intelligent ou expérimenté… — Compagnons, vous devez prévenir l’équipage. Nous devons choisir le nouveau capitaine. — Le gros Jean sera

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certainement candidat, c’était le bras droit de Cainœil, c’est normal qu’il prenne sa place. — Tu n’y pense pas, s’offusque La Fouine ! Il est bête et ignare. Tout juste bon à servir la soupe du capitaine. Non, il nous faut élire Jean-Marie. C’est un vaillant combattant, il sait lire et écrire et il vient de prouver qu’il était intrépide. — Trop jeune, dit Lamouche. C’est encore un gamin. — Tu veux le tester ? Le sort du capitaine t’intéresse. Un long silence s’installe. — Faut en parler avec les autres. — Allez-y, retournez au bateau et dites ce que vous avez vu. Nous viendrons vous rejoindre dans la soirée. Mais attention, pas de coup fourrés ! — Parole de pirate, dit Luc, nous vous attendrons pour le vote. Ils se rembarquent sur la chaloupe et s’éloignent. — J’aime appeler les gens par leur nom, donc vous êtes Jean-Marie. C’est joli, chantant. Et vous vieil homme ? Votre nom ? — C’est La Fouine, lui dit Jean-Marie en voyant son compagnon faire une moue de contrariété. Il n’est pas si vieux que ça, sa peau est tannée par le soleil et les embruns. — Ne vous vexez pas, si vous saviez mon age… Et le gros bonhomme ? — Le Bœuf ! — Vous aimez les noms d’animaux… C’est fréquent chez les peuples primitifs… Je vais aller à la découverte de ce véhicule. Je n’en avait encore jamais vu de tels. Il s’éloigne en visiteur attentif.

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— D’où tu nous sors ce gars là ? — Impossible de le savoir. Quand il parle je n’y comprends rien. Il n’a pas l’air méchant, il est resté trop longtemps seul sur ces îles. — Mais le capitaine, comment a-t-il fait ? — Sais pas, c’est la deuxième fois qu’il fout le feu sans vraiment le vouloir. — Il sent le souffre ! dit La Fouine en se signant. — Et alors, si le diable est avec nous, je ne vais pas me plaindre. La chaloupe s’approche du Salparéo. Tout l’équipage est accoudé au bastingage. Le témoignage de la mort de Cainœil, rapporté par les matelots, a frappé les esprits. On parle de démon, de magicien, de sorcier, certain même d’ange de la mort… Pas de quoi rassurer les prédispositions superstitieuses largement répandues à bord. On leur lance une échelle de corde, et tout le monde s’écarte quand ils posent le pied sur le pont. Jean-Marie se plante au centre du groupe, jambes solidement plantées au sol, mains sur les hanches. Il les toise. — Compagnons, je navigue sur ce bateau depuis trois ans et j’ai beaucoup appris grâce à la plupart d’entre vous qui m’ont servi de maître. J’ai quitté le bord pour échapper à la cruauté de Cainœil. Aucun d’entre nous ne saurait me démentir, il était égoïste et malfaisant. Je savais qu’il me poursuivrait. Je l’attendais. Vous connaissez la suite.

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Je revendique sa place. Je serai un bon capitaine juste mais intransigeant. Avec moi, vous passerez moins de temps à dilapider vos doublons dans les tripots car je compte bien courir sus à l’espagnol et à son or… Une acclamation noie ses derniers mots. Les pirates ont choisi leur nouveau capitaine ! Les deux bateaux ont repris la mer et naviguent de concert, toutes voiles dehors. Dans la cabine, Jean-Marie et La Fouine discutent. Ram+ les observe. — Garçon, tu dois te trouver un vrai nom de capitaine. Jean-Marie ça ne terrorise personne. — J’n’ai pas d’idée. C’est plus facile quand on a une jambe de bois ou un œil en moins, voire un crochet à la place d’une main… — De plus en plus d’hommes sont persuadés que c’est toi qui a eut la peau de Cainœil. Il pense que tu l’as foudroyé avec l’aide du diable. Il faut amplifier cette légende. Le Foudroyant t’irait comme un gant… Capitaine Foudroyant… ça va terrifier. — Vous abandonnez les noms d’animaux ? Trois journées de navigation plus tard, le Salparéo et la Mangouste font leur entrée dans le port de Canyon. Sur le quai, c’est la confusion, les badauds, les matelots, les filles de joie, tous attendaient le retour de Cainœil. La veille, le vieux Paul est rentré bredouille et plus vociférant que jamais. On le prévient, il accourt. Chacun y va de son interprétation, longue vue en main, on cherche des visages connus. Le vieux Paul arrache une lunette à un des ses voisins.

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— Donne ça moussaillon. On s’attend à voir Cainœil parader comme il sait le faire. Que nenni, il reste invisible. Les voiliers affalent et plongent les ancres dans la baie. Ne pouvant maîtriser son impatience, le vieux Paul saute dans une chaloupe avec une dizaine d’hommes. — Allez du nerf racaille, forcez la manœuvre ! Arrivé à l’aplomb du Salparéo, il demande au gabier le plus proche ; — Ou est le capitaine Cainœil ? — Qui ça ? lui répond La Fouine qu’il n’a pas reconnu. — Ton capitaine, crétin ! — Ha vous voulez parler du capitaine Foudroyant ? Ben si vous en avez marre de vivre, je vais vous le chercher. A cette heure il prend son bain et on ne doit pas le déranger… Le vieux Paul à une expression d’incertitude. — Et toi, c’est de mon bateau que je veux parler à ton capitaine… — Vous pouvez le prendre. Le capitaine a donné des ordres pour qu’il vous soit rendu. Vous pourrez le rencontrer plus tard. D’humeur massacrante, le vieux Paul entraîne sa chaloupe vers son cotre. Les marins l’aident à monter à bord. Il en reconnaît quelques uns. — Lamouche, raconte-moi ce qui s’est passé ! Qui est ce capitaine Foudroyant ? — C’est Jean-Marie ! Il a tué Cainœil en duel. Il l’a foudroyé. — Foudroyé ? — Oui, il est accompagné d’un magicien, un vrai démon capable de déchaîner le tonnerre et les éclairs. Un

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conseil, reprenez votre bateau et restez en là, il est bien capable de vous envoyer en enfer rien qu’en vous regardant. — Ha ! Bon ! Ben je le verrais plus tard, moi ce que je demande c’est qu’on me rende mon bien ! Un peu plus tard, vêtue de cuir, chemise à jabot et foulard sur le front, le capitaine Foudroyant fait son apparition sur le port. Les curieux s’écartent. Sa légende la précédée. Il se dirige vers l’auberge. Son sabre cogne sur sa jambe, sa dague sertie de diamants est bien visible dans sa ceinture. Quatre hommes l’accompagnent, solidement armées. Un cinquième suit, les pieds nus, presque en loque et sans arme. Celui là semble bien étourdi à regarder autour de lui, dévisageant les putes, tâtant les barriques… A l’auberge, c’est l’affolement. Le tenancier dégage une table, repousse les ivrogne dans un coin et courre ouvrir la porte pour accueillir cet hôte de marque qui entre et s’installe bruyamment. — A boire ! Et ton meilleur vin, fils de Juda. La table voisine est occupée par le vieux Paul. Leurs regards se croisent, le vieux Paul lève sa choppe et adresse un signe d’amitié que lui rend le capitaine Foudroyant. Jean-Marie le Foudroyant a gagné la partie. Passant de table en table, Ram+ plonge discrètement un doigt dans les gobelets, qu’il suce ensuite, pour analyser leur contenu.

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Dès le lendemain, aux premiers rayons de soleil, alors que la brise se lève, le Salparéo s’éloigne lentement. Les gabiers sont dans la mature pour déployer les voiles. Les ordres fusent. Jean-Marie est près du barreur, contemplant la manœuvre. Quelques voiles se mettent en ralingue et faseyent. — Vire sur bâbord, ordonne la capitaine. — On peut faire tout ce qu’on veut, lui répond le barreur, on n’a pas assez de vent. — Ouais… — Puis-je vous aidez jeune homme ? Il suffit d’engager un petit tourbillon d’énergie pour provoquer une remonté d’air… — Vous pensez ? — Rien de plus facile… Et soudain les voiles se gorge d’air, les haubans se tendent, les mats craquent et le Salparéo plonge dans l’azur de l’océan. Les marins, radieux, poussent des hourras. Le capitaine, fier de son bateau, passant une main dans son gilet, le vent fouettant ses cheveux libres, ferme les yeux en rêvant à l’avenir. Une odeur de résine chaude lui titille les narines… il ouvre les yeux, se retourne et voit le plancher s’enflammer autour de Ram+. Il saisit un seau d’eau qu’il projette sur les pieds de l’androïde. — Non d’un caïman, tu vas foutre le feu au bateau ! — Navré…Voyez-vous… Vraiment désolé.

Jacqu

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20/11/20 06

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La maudite

Le port de St Malo est en effervescence. Malgré l’heure avancée dans la soirée, les quais débordent d’activités, de marchandises, de badauds, et le tapage engendré ressemble à une confusion. Un cotre rond et solide est amarré face au marché aux tissus. Sac sur l épaule l’homme qui descend souplement du navire, s’arrête un instant sur la passerelle. « Voici enfin cette terre de France ! » Il saute à terre et se perd dans la foule. L’auberge du Poulet est à deux pas. Sa clientèle est faite surtout de marins et de commerçants. On y boit, on y mange et on y trouve des filles. Sur les longues tables, les hommes se serrent pour y négocier, y parier ou y jouer aux dés. La fumée des pipes se mêle aux odeurs de poissons et de graisse. Dans un coin, des buveurs de rhum chantent une complainte vantant les mérites d’un fameux capitaine. Là, on s’engueule pour le prix d’une marchandise, ici on s’amuse, on se vante, on conte ses souvenir. Dans l’angle d’une table, un soldat en guenilles trinque avec un moine dont le froc n’est qu’un haillon. Ces deux là parlent bas et sont tristes. — Que vas-tu faire à présent ? Demande le moine à son compagnon .

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— Regagner ma terre. Après toutes ces années à guerroyer, je ne requiers que repos et vie paisible. La dernière campagne aux îles m’a dégoûté de l’autorité militaire. Regarde dans quel état nous revenons. Le Comte de La Saille rentre avec ses coffres remplis d’or. Nous n’avons qu’une misérable solde. — Que veux-tu mon ami, c’est le privilège de la noblesse. — Je suis noble ! Fils de baron. — Oui, mais le troisième. Ton père a légué son titre et ses biens à l’aîné, comme il se doit, le second fils est entré dans les ordres, et toi tu es devenu soldat. — Je trouve ça injuste ! — Il aurait pu ne rien te laisser, tu as quand même une terre. — Oui, un champ, que dis-je ; une colline, couverte de cailloux. Même les chèvres n’y trouvent pas leur pitance. — N’empêche, tu es gentilhomme de droit et tu portes le nom de ta terre : de Lahaut. Le chevalier lâche un soupir — Voilà bien le problème… Félix, Hercule, Marie de Lahaut, tu parles d’un nom ! Trois années à guerroyer sans honneur, sans action d’éclat, je ne suis même pas capitaine… Le moine vide son verre et le remplit de nouveau. — Que devrais-je dire ? Mon avenir est de finir mes jours dans un lugubre monastère. Je devais convertir des sauvages, ceux qu’on a vu ont fuit ou ont été massacrés. J’ai eu des nausées pendant toute les 34


traversées, et me voici revenu à mon point de départ sans avoir sauvé une seule âme. Triste bilan pour un homme d’église. Un matelot assis juste a coté de Félix lui bouscule le coude au moment ou il porte son pot à la bouche. Le rhum éclabousse son menton. — Holà garçon ! Modère ton humeur. — Excuse-moi collègue , nous fêtons la bonne nouvelle. Le moine verse du rhum à son ami. — Quelle nouvelle ? — Le roi reprend la guerre contre l’espagnol et l’autrichien. Nous allons retrouver de l’engagement. — C’est bon pour toi, Félix, tu va pouvoir t’enrôler dans une compagnie de mousquetaires ou de gardes. — Très peu pour moi, j’ai assez donné. Je rentre à la maison. Ma famille est sans nouvelle depuis trois ans. A cet instant, la porte de l’auberge s’entrouvre. Un homme passe son visage, il examine l’intérieur, renifle l’atmosphère rebutante, et décide d’entrer. Il s’enfonce entre les tables surchargées d’hommes, provoquant un silence de curiosité sur son passage. Il aperçoit une place près du moine, il s’approche : — Vous permettez ? — Y a personne, tu peux prendre place ! Il dépose son sac sur la table, s’assoit et, alors que tous les regards son tournés vers lui, il ne semble pas les remarquer.

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Ce qui frappe, c’est sa tenue. Il est habillé en matelot, comme la plupart des hommes présents, mais ses vêtements sont propres, impeccables, parfaitement repassés et sans raccommodage. Lui-même est soigné, il sent bon, il est rasé de près. L’aubergiste s’approche : — Pour le monsieur, ce sera ? — J’aimerais goûter à ces prestigieux vins français. On me les a tant vantés… Un éclat de rire brouille ses derniers mots. — Ici je n’ai que du vin de Nantes, du cidre et du rhum. — C’est parfait, ça me va ! — Quoi, le vin ou le cidre ? — Les trois, je veux goûter à tout. Les rigolades s’amplifient. Quelques vannes plus ou moins lourdes voltigent de table en table. Le patron revient avec deux pichets et une bouteille de rhum. — Voilà mon prince, vous mangez un morceau avec ça ? J’ai du pâté de sanglier, le meilleur de la région. — Bonne idée, faite ! L’homme saisit la bouteille et se verse une rasade de rhum dans son pot. Il le renifle en se concentrant, puis il plonge un doigt dedans. — Les Antilles, dit-il. Je reconnais facilement. Autour de lui, les matelots se sont rassemblés, ils veulent voir de près ce type capable de faire autant de mélanges. Mais là, leur stupeur grandie quand ils le voient verser le rhum sous la table. 36


— Hé arrête crapule ! Tu ne vas pas vider ton pot comme ça, il faut le boire ! D’un air surpris, l’homme les regarde. — Ce n’est pas la peine… Mais si vous en voulez, je vous l’offre. Un costaud écarte l’attroupement, c’est Lassouche, du galion « Grand Soleil », alcoolique notoire, il en a écoeuré plus d’un au torche-cul. — Poussez-vous, on va voir si ce beau monsieur à du coffre. Il repousse les matelots sur le banc et prend place à coté de lui. — Celui qui tombe le premier paie les tournées. Tu marches ? — C’est un jeu ? Rire général ! — Houai mon gars, un jeu de par ici, tu marches ? — Volontiers. — Aubergiste, apporte nous à boire, et de tout ce qui se boit ! Félix ne peut s’empêcher de prendre pitié pour cet homme, visiblement pas à sa place dans ce paradis des écumeurs de mer. Il lui chuchote. — Jeu de con, fais gaffe ! L’homme lui répond par un sourire candide. Il lève le coude, trinque avec Lassouche et vide son pot. — Goûtons le cidre à présent. Autour d’eux, le vacarme monte, on chahute, on parie à grands cris et on boit de concert.

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Une heure plus tard, six cruches des différentes piquettes et cidres bruts sont vidées. Lassouche titube sur le banc. La boisson reflue de son gosier, ses yeux clairs se perdent dans une vapeur vaguement ondulante. D’un poigne qu’il voudrait ferme, il saisit son dernier pot, le soulève en tremblant et bascule à la renverse pour s’affaler sur les tomettes du sol. A coté de lui, l’homme, toujours impeccable, se tourne vers l’assistance médusée : — Je crois que j’ai gagné ? Des marins ramassent Lassouche et le traînent dehors. Félix, déconcerté, lui fait un signe le pouce levé. — Chapeau, vous encaissez sacrément ! — Je n’ai pas de mérite, mais je n’ai pas pu résister à ce petit plaisir. — Vous alors, vous n’êtes pas ordinaire ! Que cherchez-vous par ici accoutré comme un marin tout frais ? — Je découvre, je voyage, j’étudie les coutumes, les modes de vie. Vous êtes soldat ? — C’est fini, j’ai été débarqué il y a trois semaines, je n’ai touché ma solde que cet après-midi. Juste de quoi m’offrir un vieux cheval pour regagner mon foyer. Je prends la route demain matin, à la pointe du jour, avec mon ami, le frère Topiac. Je m’appelle Félix de Lahaut. — Ravis. Je suis Ram+ 38


— Rameplus ? — Je sais, mon nom surprend toujours, je ne suis pas de ce pays. J’aimerai bien voir un cheval, j’en ai entendu parler par mes compagnons de navigation. Ou les trouve-t-on ? — A la sortie du bourg… Le lendemain matin, alors que la brume cache les premiers rayons du soleil, Le frère Topiac et Félix de Lahaut se présentent au relais de poste pour acheter un cheval. De la forge, leur parvient le bruit du marteau sur l’enclume. La cour n’est pas déserte. Deux voitures attendent leurs voyageurs, des commis s’activent. Un petit homme rond et barbu les houspille d’une voix ferme. Félix s’en approche. L’homme le regarde venir, l’air méfiant. — Vous cherchez du travail ? — Je cherche un bon cheval. — Des chevaux, il y en a ici, mais ils sont cher, vous avez de quoi payer ? Les doigts de Félix se serrent sur la poignée de son épée. L’homme voit son geste et change de ton. — Suivez-moi, il ne m’en reste que deux, mais je vous préviens, ce sont des chevaux de poste, pas des montures. Il les conduit vers l’écurie. En effet, les bêtes sont solides, épaisses, plutôt destinées au labour ou à l’attelage. Aucun gentilhomme digne de nom, ne les accepterait comme monture. 39


— Vous n’avez rien d’autre ? — Hélas, le duc à réquisitionné toutes les bêtes pour former son régiment. — Combien pour le noir ? — 15 livres ! Félix grimace, il ne lui reste que 10 livres de sa solde… — Bonjour monsieur Félix, bonjour frère Tapioc. Vous achetez votre cheval ? Ram+, sac sur l’épaule, fait son entrée dans l’écurie. — On ne m’avait pas trompé, ces animaux sont réellement très beaux. — Beaux mais chers, affirme le moine. Nos moyens ne nous permettent pas de nous en offrir un. Ram+ s’approche du cheval pour le toucher. Il caresse la crinière, tâte les oreilles, examine les dents, arrache un poil du cou qu’il goutte… — Moins puant que le lama, plus calme en vérité. Combien vous faut-il pour l’acquérir ? — N’en parlons pas, répond sèchement Félix, c’est de toute façon largement au-dessus de nos moyens. — Combien ? Insiste Ram+ en s’adressant au maître de poste. — 15 livres, c’est mon meilleur prix, il n’y a plus un cheval de disponible à la ronde. — Il peut porter 3 cavaliers ? — Hum, il est solide, mais si vous voulez vraiment la bête idéale, je vous conseille

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de prendre Banco. Il est plus docile. Il a fait la poste pendant des années. Un rude au labeur. C’est un superbe Breton a robe chocolat. Ses naseaux hument dans leur direction, en grand curieux qu’il est. — Il vous convient ? Demande Ram+ à Félix. Et, sans attendre de réponse, ouvrant son sac, d’où il extrait une pesante bourse, il découvre aux yeux de tous, une fortune en pièces d’or. — Cachez ça, se précipite le frère Topiac. Vous allez vous faire égorger au premier carrefour. Sans s’émouvoir, Ram+ compte 15 livres qu’il tend au moine. — Tenez, achetez le cheval. Il remballe sa bourse, sans se rendre compte que deux commis, de corvée de nettoyage, n’ont rien perdu de la scène. Félix se sent gêné. Il tapote l’épaule de Ram+ en lui adressant un sourire désolé. — Je ne peux accepter. C’est très généreux de ta part compagnon, mais nous ne devons pas accepter. — Ce cheval va me servir à voyager, vous ne pouvez pas refuser de profiter de ma monture pour m’accompagner. Allez, c’est dit ! Le maître de poste passe devant eux tirant Banco par les rênes. Ses sabots frappent les pavés de la cour. Il le conduit vers un anneau du mur ou il le bride. — Vous allez monter à cru ?

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Ram+ ne l’écoute pas. Il vient d’apercevoir une charrette à quelques pas de là. Elle semble être en triste état. — On peut atteler le cheval à cette charrette ? — Autrefois peut être, mais à présent ce n’est plus possible. C’est le cabriolet du fermier général. Il a versé dans un fossé la semaine dernière. Les barres de sustentions sont voilées, et le forgeron ne peut les redresser, il faudrait une puissante presse. Ram+ s’en approche. Les deux grandes roues ne sont plus parallèles. — Je vous l’achète, combien ? — Ma foi, elle n’a de valeur que le bois à brûler. Je dois la faire scier et débiter, si vous m’en débarrassez, je vous l’offre. — C’est entendu, je la prends. Sans ajouter un mot, passant sous la charrette, Ram+ saisit les lames d’acier devant les yeux étonnés de ses compagnons. Très vite l’acier rougit et une odeur de souffre se répand. Le sol pavé de la cour, recouvert de détritus de paille, s’enflamme soudain provoquant la panique parmi les volailles. On s’organise très vite, les commis s’emparent de seaux d’eau pour éteindre l’incendie. Le maître de poste, furieux s’élance vers la forme humaine surgissant de la fumée. — Boudiou ! Vous êtes fou ? — Ha navré, j’ai toujours du mal à contrôler le dégagement de chaleur. C’est l’énergie…

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— Quoi énergie ? Vous avez failli faire flamber mes écuries. — J’en suis chagriné, heureusement que vous aviez de l’eau. Au fait, avez-vous le nécessaire pour atteler le cheval ? Je vous le paie, bien entendu. La fumée se dissipant on peu voir une charrette ayant retrouvée son aspect d’origine. Les roues sont verticales, les lames d’aciers, horizontales. Le maître de poste n’en revient pas. — Co…comment avez-vous pu ? Félix n’en croit pas ses yeux, mais il comprend que ses questions, tout le monde se les pose. Ajouté à ça la forte odeur de souffre… Il n’en faut pas plus pour accuser quelqu'un de sorcellerie. Secouant le moine (en train de se signer à tour de bras) — Hep ! Faut y aller. Fichons le camp avant que sa devienne dangereux. Il a repéré ce qu’il lui faut, des harnais d’attelage, entreposés sur les trémies de l’écurie. Il s’en saisit, et, pendant qu’un petit groupe se forme autour de Ram+, il place Banco entre les bras du cabriolet. — Monte ! Ordonne-t-il au moine. Prépare toi à forcer le passage, je vais libérer notre compère. Ram+ voit les gens se resserrer autour de lui. Quelques uns tiennent une fourche en bois à trois dents, d’autre un bâton, tous sont menaçants. Lui, impassible, son sac sur l’épaule, les regarde avec un sourire nigaud. L’un d’eux, plus virulent, pointe sa fourche sur sa poitrine…

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— Cet outil est en bois ? Oui ? Oui, sans doute du cornouiller ou du micocouliers. — Du bois peut être, mais il va te renvoyer en enfer ! Aboie l’homme en s’approchant encore. — Pas trop près, vous risquez de vous blesser… Trop tard, les pointes de la fourche se plante dans son torse. Comme pris par une furie contagieuse, d’autres s’approchent et frappent à leur tour. Ils sont maintenant au coude à coude à le tabasser en criant avec tout ce qu’ils ont pu trouver d’outil ou d’arme. Soudain un mouvement en précipite un en arrière. Il s’écroule sur la paille en se tordant. Les autres n’ont rien vu, absorbé par leur rage meurtrière. Félix arrive sur eux en hurlant d’arrêter, mais rien n’y fait. Sauf qu’au bout de cinq minutes, Ram+ est toujours debout et impassible. Les enragés cessent progressivement, soit par manque de souffle, soit à cause d’une blessure reçu par un autre assaillant. Alors Ram+ les écarte, se dirige et se penche sur le malheureux encore groggy. Il l’examine rapidement, se relève et s’adressant au maître de poste, lui dit : — Ca ne sera rien, il est juste un peu sonné par une grosse secousse électrique. Il avait une broche métallique, ça ne pardonne pas. Heureusement qu’il cherchait juste à me frapper. Ce n’est pas leur collègue que regardent les commis de la ferme, c’est l’homme qui parle. Il n’a pas un bleu, pas une bosse et ses vêtements ne sont même pas tachés. Félix le saisit par une manche pour l’attirer vers la charrette. 44


— Ne traînons pas, la chance ne passera pas deux fois… Ils sautent sur le siège, et fouette cocher, le moine lance le cheval au galop sur la route poussiéreuse. Trois jours s’écoulent, rythmés par le choc régulier des sabots sur les pistes sinueuses conduisant vers la cité d’Alençon. Les voyageurs passent deux nuits à la belle étoile, s’alimentant de quelques réserves emportés et des fruits offerts par la nature. Ram+ se réjouit des paysages de bocages normands, riches, pour lui, en découvertes. Le cabriolet est confortable, une capote couvre les deux rangs de banquettes. Le moine a élu domicile à l’arrière, Félix tient les rennes. Ram+ observe, sautant du véhicule pour une analyse rapide des végétaux nouveaux, puis, avec souplesse, il retrouve sa place. Banco, toujours de bonne humeur, trotte la queue en panache et la crinière ondulant, sur les chemins peu carrossables. Félix retrouve une joie de vivre qui l’avait quitté depuis de longs mois. Il se nourrit de son pays et de l’espoir de revoir les siens. Topiac, méditatif, observe Ram+ avec une pointe d’anxiété. Il déroule son chapelet à longueur de route, marmonnant des prières entre ses lèvres. Quand les remparts de la ville se précisent, battisse impressionnante, Félix se revoit gamin, dans le sillage de son père, venir participer aux grandes fêtes

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offertes par le duc. Il aimait cette ville qui ne lui a laissée que de bons souvenirs. — Ce soir, nous souperons à l’auberge de mon ami Jean Lenain. C’est chez lui qu’on trouve les meilleurs vins et les plus belles volailles rôties du pays. Vous m’en direz des nouvelles. Frère Topiac ! Tu ne t’en réjouis pas ? — C’est aujourd’hui vendredi, jour de diète et je ne vous accompagnerais pas. De plus, avec ton accoutrement de misère, on ne te laissera pas entrer dans un endroit aussi couru par la haute noblesse du pays. — Fichtre, bien vu ! Je vais être ridicule si l’on me reconnaît dans ces frusques. Malheureusement, ma bourse ne me permet pas de m’offrir une tenue digne de mon rang. Ram+, à l’écoute, se propose : — Si mes talents ou mes pièces d’or peuvent être utile, n’hésitez pas à me demander. — Tes talents ? Saurais-tu coudre des habits ? — Coudre avec du fil et des aiguilles ? J’y arriverais certainement, mais je n’en ai pas besoin, la maîtrise des énergies permet d’obtenir des résultats beaucoup plus simplement. — Mais c’est quoi ces énergies dont tu parles toujours ? Ca sert à quoi ? — J’ai bien peur que vous ne puissiez comprendre. Votre civilisation est encore très éloignée des techniques nécessaires. Mes concepteurs ne vivent pas dans ce monde. Par mon intermédiaire, ils 46


observent et enrichissent leur savoir. Je ne suis qu’un outil, doté d’une fonction primordiale à mon adaptation. Frère Topiac a une sorte de haut le cœur. Il s’écrit soudain — Blasphème ! Il n’y a qu’un créateur. Tu tiens tes pouvoirs démoniaques de Satan ! — Du calme, intervient Félix, Ram+ n’a rien d’un démon, il est bon, serviable, je ne vois rien d’infernal dans ses actes, même si je reconnais qu’il est spécial. — Remarquez, ajoute Ram+, s’il n’y a qu’un créateur, et je vous le concède, c’est forcément lui qui a créé ce Satan dont vous semblez craindre les pouvoirs. — Il a raison. — C’est un amalgame, riposte le moine. Satan est en rébellion contre Dieu et son combat contre le bien peut prendre mille visages, y compris celui de la pureté. — Oui, lui répond Félix, et le combat pour le bien peut prendre le visage de la cruauté et du meurtre. Nous l’avons constaté durant notre expédition. — Ce sont des erreurs humaines, Dieu n’y est pour rien. Ram+, sans un mot, se retourne vers le moine. Il saisit un pan de sa robe de bure crasseuse et élimée, l’analyse en se concentrant. Puis, saisissant quelques atomes parmi les molécules l’entourant, il formate une trame devant les yeux ébahis de ses compagnons. 47


— Voici un nouveau tissu. Il est de même couleur que le votre, mais je l’ai fait plus doux, vous verrez. La robe que j’ai taillée est sans couture, plus solide. Passez la ! Le moine la regarde, hésitant et pétant de trouille de la saisir. Félix stoppe l’équipage, laissant Banco fait encore quelques pas pour s’approcher d’une touffe d’herbe drue. Il pose les rennes et se retourne brusquement, l’œil coléreux. — Je ne sais pas comment il fait ça, mais l’habit est beau, Frère Topiac ! Si tu crois au diable, tu crois aussi aux miracles. Décide toi. Le moine saute du cabriolet, saisit la robe et va se déshabiller à l’abri des regards. Il réapparaît soudainement métamorphosé. — Alors ? — J’avoue que c’est miraculeux. Je suis transformé. Si je n’avais pas ces misérables sandales… — Donnes ! Quelques instants plus tard, le moine gambade sur l’herbe d’un pré dans sa nouvelle tenue. — On le prendrait pour un cardinal tant il et beau, s’exclame Félix. Tu peux faire de même pour moi ? — Facile. — Attention, je ne veux plus de ces frusques de matelot. Je veux des habits dignes de mon rand. Un pourpoint brodé, des bottes, un couvre chef… — Il me faudrait un model.

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Félix réfléchit. Ou trouver un model ? En ville bien sur ! — J’ai une idée, nous allons entrer dans la cité. Je me cacherais à l’arrière. Quand nous croiserons des models qui me conviennent, je te les signalerai. Ainsi fut fait. Les ruelles étroites de la ville grouillent de monde. Félix n’a pas de mal à repérer quelques belles tenues qu’il signale à Ram+, lui suggérant des modifications pour les rendre plus à son goût. Bientôt, vêtu à la dernière mode, Félix retrouve l’apparence d’un fil de bonne noblesse. Une rapière d’un acier brillant, au manche orné d’or ainsi qu’un pistolet à silex de belle facture, complètent sa panoplie. Toujours généreux, Ram+ les installe dans la meilleure hostellerie de la ville. Banco est remis aux petits soins d’un commis avec instruction de lui fournir un picotin de qualité. Puis, reprenant son sac, il leur fait ses adieux et part à la découverte de cette ville tandis que Frère Topiac s’étant laissé convaincre que la carpe fourrée aux morilles était acceptable un jour de jeûne, ses amis se dirigent chez Jean Lenain l’aubergiste de renom pour y faire un bon repas. Le lendemain matin, Félix et le moine retrouve le cabriolet avec Banco. Ils ne sont plus éloignés de leur but. Les domaines familiaux sont à quelques lieues, ils y seront vers midi. Le frère marque une 49


meilleure mine, le départ de Ram+ le soulage. Félix lui en est triste, mais l’approche de ses terres lui fait oublier ce compagnon très particulier. Banco trottine, la queue en panache, comme s’il présentait la fin du voyage. A l’approche du château, Félix ressent tout de suite quelque chose d’inhabituel. Perché sur un éperon rocheux, l’antique château fort domine la vallée. A ses pieds, la nouvelle résidence des châtelains est entourée d’un grand parc boisé. Pour s’y rendre, une allée bordée de chênes part du centre du village. Ce que remarque immédiatement Félix, c’est la ruine encore fumante d’une chaumière pratiquement à l’entrée du village. Sans s’y arrêter, Banco remonte la Grand-rue jusque devant l’église. Les villageois, nombreux dans la rue à cette heure, se retournent pour dévisager cet équipage. Personne ne reconnaît Félix dans ses vêtements luxueux. Il saute du cabriolet et s’approche d’un petit groupe qui se forme. — Holà le Vincent, tu ne me reconnais pas ? — Monsieur Félix ! Si je m’attendais… — Et toi vieux Michelin, tu ne me salue pas ? — Le Félix ? Sacré gamin ! Te voici vêtu comme un prince. Aurais-tu fais fortune aux Amériques ? Il est très vite entouré de connaissances et d’amis qui le saluent avec le respect qu’on doit au frère du maître. Félix répond aux politesse, et demande ce qui

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s’est passé pour que la maison de dame Clairette soit complètement détruite. Aussitôt les regards se défilent, les voix se taisent, les badauds s’écartent. Félix saisit le vieux Michelin par sa jaquette et l’attire contre le cabriolet. — Et quoi l’ami. Personne ne veut me dire ? Le frère Topiac se penche pour entendre. Le vieux hésite, et après avoir jeté un rapide coup d’œil vers le portail de l’église, il confie : — Un malheur mon garçon, un grand malheur. — Parle ! Notre pauvre curé, le père Charles, que tu aimais toi aussi, est mort durant le dernier hiver. Son remplaçant n’est pas du même tonneau. A peine installé, il a engagé une lutte intransigeante contre cette bonne Clairette. Il menaçait les villageois d’excommunication et de l’enfer s’ils allaient se faire soigner chez elle. Il la traitait de sorcière. — Mais c’est complètement idiot. Dame Clairette n’a rien d’une sorcière. Elle a soigné tout le pays, mon père compris… — C’est vrai, et c’est ce qu’on a expliqué au nouveau curé, mais il est têtu comme une bourrique. Il n’a rien voulu entendre. A force d’insistance, il a convaincu le prieur de l’Abbaye de Mortemer d’envoyer ici un inquisiteur. Celui-ci est arrivé au début du mois, avec une douzaine de moines. Ils ont enquêté auprès de villageois et pour finir, ils ont voulu emmener Clairette à Alençon pour y être jugée. 51


— Comment ? Mais mon frère n’a rien fait ? — Si, votre frère est intervenu, mais il n’y a rien eu à faire, Dame Clairette s’est enfermée chez elle. Les moines ont allumé un feu à sa chaumière. Elle y a péri avec tous ses biens. Félix est assommé ce qu’il apprend. Dame clairette était bonne, elle l’avait sauvé des fièvre, quand plus jeune, il était tombé dans le lac en plein hivers. Elle connaissait les plantes qui guérissent, les pommades qui soulagent… — Et sa fille, ou est-elle, qu’est-elle devenue ? — Svetlana a disparu. — Disparue ? Personne ne sait ou elle est ? — Elle s’est enfuie. Elle ramenait ses chèvres au village quand elle a vu les moines s’agiter et les flammes sur sa maison. Certains prétendent qu’elle a couru vers la forêt. On ne l’a pas revue. — Pourquoi n’a-t-elle pas demandé asile au château ? Mon frère l’aurait protégée ! — C’est au château que l’inquisiteur s’est installé. Je doute que le monsieur le baron ait pu faire quoique ce soit pour elle. Bouleversé, Félix saute sur le cabriolet et lance Banco au galop vers l’allée d’honneur du château. « Svetlana , ma chère Svetlana… » Courir et courir, encore courir. Sans se préoccuper des ronces qui lui déchirent les cuisses, sans prendre

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le temps d’éviter les branchages qui lui fouettent le visage, courir toujours plus vite et plus loin… A perdre haleine, Svetlana saute les ruisseaux et les pierres, sans se retourner, droit vers l’inconnu de la forêt profonde. Quand, à bout de souffle, elle trébuche sur une racine et s’affale sur le tapis de feuilles morte, elle reste là sans oser bouger. La nuit est tombée comme une chape de plomb, seule au loin, le ciel rougeoie dans la direction du village. Svetlana pleure. Ses genoux écorchés saignent. Quelques grosses gouttes d’eau viennent tapoter les feuillages autour d’elle. La pluie s’installe et brusquement la noie sous un déluge. Trempée, elle se recroqueville contre un tronc d’arbre massif. Elle frissonne, les longues minutes que dure l’averse de ne lui ont pas apportées le calme. Elle se relève, rejette sa longue chevelure blanche dans son dos et reprend sa fuite. Toute la nuit elle marche. La terre mouillée est glissante, mais elle sait que personne ne la poursuivra de ce temps. Au petit jour, elle reconnaît les rochers bordant la vallée de l’Oublie. Elle dévale un talus sur les fesses pour rejoindre le cours d'eau qu'elle suit vers le nord. Elle rejoint enfin le lac. A cet endroit, la forêt semble impénétrable. Pourtant elle connaît bien l’endroit pour y avoir rodée plus jeune. Elle connaît l’existence de certaines grottes. C’est là qu’elle va se terrer pour pleurer sa maman.

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En apercevant sa maison en flamme, Svetlana a tout de suite compris. Elle savait que l’inquisiteur serait sans pitié, et que le baron, apeuré et craintif, ne lèverait pas un doigt pour leur salut. Elle a fuit, laissant ses chèvres sur place, sans chercher un regard de complaisance parmi les voisins. Elle retrouve l’entrée de la grotte ou elle venait jouer avec ses amis, le Jeannot du moulin, Cabriole, le fils du sabotier et Félix qui ne rêvait que de bataille. Le sol de sable blond est glacé, mais du bois sec est encore entreposé dans un coin. Elle parvient à l’enflammer avec sa mèche d’amadou. La chaleur du feu le ravigote. Elle parvient a faire sécher sa peau de mouton qu’elle retourne pour s’enrober dedans, et s’endort de fatigue. Quand elle s’éveille, il fait de nouveau nuit. Le feu est presque éteint. Dans l’obscurité de la grotte, elle distingue des paires de lueurs rougeâtres. Elle souffle la braise et remet du bois. Alors, l’envol des chauves-souris passe au-dessus d’elle. Elle ne les craint pas. Elle ne pense plus, elle se resserre sur elle-même et attend le matin. La faim l’oblige a sortir de sa cachette. Le jour naissant lui permet d’y voir clair. Elle trouve des champignons et des racines comestibles. Elle se lave au ruisseau, bois et retourne dans la grotte pour manger. Elle connaît la pugnacité de l’inquisiteur et de ses hommes, les moines, mais surtout le sergent et ses gents d’armes qui l’accompagnent pour le 54


protéger. Elle doit patienter ici en priant qu’on ne la trouve pas. Félix fait irruption dans la salle à manger. Un domestique portant une cruche d’eau qui ne l’a pas reconnu tente de se mettre en travers de son chemin. Il le repousse brutalement d’un revers de claque. La famille est là, au complet, en plein service de table. Tous les visages se tournent vers lui, interdits et stupéfaits. — Félix ! S’écrit le baron en se levant d’un bond — Mon fils ! Dit sa mère en se pâmant. Les autres ne disent mot car ils ne l’ont jamais vu. Mais tous se lève de table pour l’entourer. Félix ne semble pas du tout réjouit de son retour. — Charles ! Qu’est-il arrivé à dame Clairette et à Svetlana ? Comment as-tu pu laisser faire une telle monstruosité ? Pris de court, le visage du baron vire au cramoisi. Félix n’a de toute façon pas besoin de réponse. Il se pose face au capucin au masque sinistre. — C’est donc vous l’inquisiteur ! Le tortionnaire des pauvres gents. Et se disant il porte la main à son épée qu’il dégaine d’un geste rageur. Le lieutenant, gros homme chauve un peu précieux s’interpose en dégainant lui aussi. — Doucement monseigneur. Cet homme de dieu est sous ma protection.

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— Pas de duel dans ma maison, s’écrie sa mère en tentant de s’interposer. — Très bien, par respect pour ma famille, je range mon épée, mais nous nous retrouverons. Je ne reste pas un instant de plus sous le même toit que cet assassin. Se tournant vers son frère encore perturbé ; —Je prends un cheval aux écuries, tu me dois bien cela. Il se retourne et sort alors que frère Topiac fait son entrée. — Garde la carriole et Banco, tu en as besoin pour rejoindre ton monastère. Moi je pars à la recherche d’une jeune fille. Quelques instants plus tard, il passe au galop devant les fenêtres du château en direction de la forêt. Seul endroit possible pour elle de se cacher, il sait ou la trouver. Svetlana a ramassé des feuilles pour s’aménager une couche de fortune. Le feu la rassure et lui apporte un peu de chaleur. Au début, effarouchées, les chauvessouris se sont habituées à sa présence, et par effet de mimétisme, Svetlana se fond dans l’ombre de la grotte comme elles le font. Ses yeux, probablement rouges d’avoir trop pleurés, se sont habitués à cette obscurité ambiante. A l’extérieure, la pluie tombe, une pluie fine et régulière. Le bruit des pas d’un homme foulant le feuillage humide ne peuvent pas lui parvenir. 56


Comment penser qu’un homme puisse venir jusque là sans parfaitement connaître la région ? Soudain une torche illumine la grotte. Eblouie, Svetlana se protège les yeux et se repliant au plus profond d’une fissure. La lumière s’approche, zigzaguant de droite à gauche pour éclairer les moindres recoins. Elle retient son souffle, mais son cœur palpite si fort qu’elle l’entend cogner dans sa poitrine… — Elle est là, je la tiens ! L’homme vient de crier en approchant la torche vers elle. Comme mue par un ressort, elle bondit sur lui, le renverse et se jette dehors, accompagnée d’un nuage noire d’ailes affolées. Devant l’entrée, des soldats se retrouvent encerclés par cet essaim de chauves-souris, ils ont le réflexe de se protéger les yeux. Svetlana en profite pour leur filer entre les doigts. En trois bonds elle dévale le talus pour se retrouver sur la rive. Mais déjà les hommes réagissent, ils se lancent à sa poursuite. Le ruisseau n’est guère profond, elle le traverse en glissant sur les galets mais parvient à gagner l’autre rive et filer vers le lac. Les gents d’armes, lourdement équipés sont moins véloces, l’un d’entre eux se tord une cheville et tombe dans l’eau. Les autres ne tentent pas de traverser, ils la poursuivent sur l’autre rive. Elle parvient à l’étang, faisant fuir des colverts. Sans hésité, sachant qu’il n’y a pas d’autre issue, elle se 57


jette à l’eau et commence à nager vers le centre. L’eau est noire, glacée, mais elle nage avec souplesse. Les soldats ne savent pas nager, et avec leur bardât, ils n’ont aucune chance de flotter. L’un d’entre eux arme son arbalète et lui décoche un carreau qui se perd dans les vagues. Ils comprennent très vite que le seul moyen de la rattraper, c’est de contourner l’eau, mais les rives sont escarpées et envahies de ronces. Seule solution, retourner et faire un large détour. L’un d’eux, assez jeune, dépose ses armes et part en courant. Il remonte sur la butte, au-dessus des rochers. Là, il retrouve des cavaliers. Essoufflé, il parvient à les avertir: — La fille… Elle vient de nous échapper, elle va ressortir… de l’autre coté de l’étang. Aussitôt les cavaliers cravachent leurs montures et partent au grand galop. Svetlana parvient à traverser. Elle espère la nuit, mais elle doit se cacher encore deux heures dans les roseaux et elle tremble de froid. N’en pouvant plus, elle se glisse sur la berge. A cet endroit les arbres sont moins touffus, la végétation ne permet pas de se cacher facilement. Elle doit courir pour gagner des buissons mais pour cela, elle sera à découvert. Elle écoute calmement les bruits alentours. Rien, les oiseaux sifflent, tout parait normal. Elle s’élance accroupie, progressant d’arbre en arbre.

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Elle parvient a se glisser dans le fourré, se retourne pour vérifier qu’il n’y a personne… Puis elle sent un souffle dans son dos… La nuit est déjà profonde quand Félix, abattu, repasse au village. Il a cherché et trouvé des traces dans une grotte qui pourraient bien prouvées que Svetlana y a trouvé refuge, mais pour une raison qu’il ignore, elle n’y est pas resté. Bien décidé a ne pas retourner au château, il va frapper chez le père Garot, le forgeron. Ancien soldat, il à guerroyé autrefois avec son père et c’est lui qui l’a initié au maniement de l’épée. Il frappe à la lourde porte de sapin. Une femme lui ouvre. — Bonjour dame Garot, Votre époux est-il présent ? Je cherche un lit pour la nuit… Elle ne le laisse pas terminer, lui saisit le bras et le tire à l’intérieur. — Ne vous montrez pas ! On vous recherche. Svetlana à été prise dans l’après midi par les soldats, et comme l’inquisiteur craignait votre réaction, ils l’ont emmené immédiatement en ville pour y être jugée. On dit qu’elle va finir au bûcher. Les hommes du village sont montés au château pour supplier votre frère d’intervenir. Ils y sont en ce moment. — Alençon ? La ville c’est Alençon ? — C’est là-bas que siège le tribunal de l’inquisition…

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Sans écouter la fin, Félix est déjà en selle et lance sa monture au galop. La nuit touche à sa fin quand il parvient aux portes d’Alençon. L’aube pointe et déjà des charrettes sortent par la poterne de Fresnay. Il met son cheval au pas et s’engage. Les gardes le laissent passer sans contrôle, encore sommeillants. Il remonte une ruelle étroite et boueuse jusqu’à la place des Granges. C’est dans cette vieille bastide que sont enfermés les prisonniers livrés par l’inquisiteur au bras séculier. Le bâtiment est très ancien, son torchis tombe, piqueté par les moineaux. La sentinelle de faction est enroulée dans un manteau râpé, le capuchon relevé sur ses oreilles. Félix met pied à terre et s’approche d’elle. Aussitôt, le garde, considérant à sa riche tenue qu’il va avoir affaire à un noble chevalier, redresse sa position. — Sais-tu si une jeune fille aux cheveux blancs a été emmenée ici récemment ? — La sorcière ? Hier soir, en effet. Une furie aux yeux rouge à faire peur à un bon chrétien. — Puis-je la voir ? — Ca mon prince, je ne peux pas le dire, il faut passer par le gouverneur de la bastide. A cette heure il dort. — Je veux juste lui parler, savoir si elle va bien… A ce moment des pas résonnent sous une voûte et la portière s’entrouvre. Le visage repoussant de l’inquisiteur s’encadre dans l’huisserie. Il marque un 60


temps de surprise, partagé par Félix, puis soudain s’écrit ; — Saisissez le ! Surgissant de derrière lui, trois gardes se précipitent en sortant leurs fers. Félix a juste le temps de passer sous son cheval et de dégainer sa rapière. Le premier qui lui fait face s’embroche sur l’arme en poussant un cri de surprise et tombe à genoux. Les deux autres se mettent en garde. Félix sait qu’il doit e, avant que des renforts n’arrivent. Il engage le combat en plaçant deux grands moulinets avec son impressionnante épée. L’un des gardes trébuche en voulant reculer et tombe à la renverse, mais il est immédiatement remplacé par factionnaire de garde. A deux contre un le combat est aisé pour Félix qui revient de trois ans de guerre. Il désarme le premier en le piquant au poignet, le second recule et s’éloigne. Félix saute en selle. L’inquisiteur comprenant qu’il a affaire un solide bretteur, saisit une hallebarde qu’il plante sournoisement dans le poitrail du cheval qui flanche et s’écroulant sur lui-même. Dans la chute, Félix se retrouve avec une jambe bloquée sous la masse du cheval. Trop tard pour fuir, déjà une demi douzaine de pointes se dressent vers lui. L’inquisiteur le toise longuement, laissant filtrer la haine profonde que Félix lui inspire. Puis, s’adressant aux gardes : —Enfermez le, qu’il ne puisse pas communiquer avec les autres. 61


Puis s’adressant à Félix ; — Tu voulais assister au procès de cette fille ? Tu seras aux premières loges ! Bousculé, mains liées, Félix est conduit dans un souterrain et poussé dans une geôle. Pas de lumière, le sol humide dégage une odeur de cave nauséabonde. Il se recroqueville dans un angle, désabusé. Frère Topiac avait accepté l’hospitalité du château, le temps d’un repas et d’un peu de repos. Il a assisté au départ précipité de l’inquisiteur, et su de que la demoiselle avait été capturée. Il a aussi assisté a l’entrevue des villageois, venu presser le Baron à intervenir en faveur de la jeune fille, puis apprenant que Félix galopait vers Alençon à son secours, et constatant les tergiversation du baron, il décida de s’y rendre lui-même dès le petit matin. Il était déjà tard dans ma matinée quand il arriva en vue des fortifications. Banco, toujours léger et élégant, malgré sa robuste taille, avait mené bon train. « C’est jour de marché » se dit-il en constatant l’affluence des chariots et de la population. Arrivé à la poterne, un garde lui fait signe de stopper. — Désolé frère moine, vous ne pouvez pas entrer en la cité avec votre carriole. Les rues sont combles. Il faut la laisser dans un pré, par ici. — Que se passe-t-il donc ? C’est un jour de fête ? 62


— En quelque sorte, c’est une bûcher ! On va brûler une sorcière. Son procès s’achève en se moment. Elle va être conduite sur la grand-place pour subir son châtiment. Sans perdre un instant, Topiac confie Banco et le cabriolet à un manant chargé d’en faire la surveillance, et, relevant sa robe de bure, il presse le pas pour tenter de retrouver Félix. Les rues sont surpeuplées, il est difficile de se faufiler. Frère Topiac parvient difficilement jusqu’à l’auberge de Jean Lenain, ou là, déception, personne ne l’a vu. Il questionne également les gens de l’hostellerie, mais là encore sa déconvenue est grande. Personne n’a aperçu Félix. Pris par le flot de la foule, il est entraîné vers le centre ville. La place est noire de monde. Les gosses chahute en courant et se faufilant, les mégère parlottes en riant et les détrousseurs de bourses oeuvrent en catimini. Sur les marches de la Cathédrales, des moines prient en Chœur. Devant eux, un immense amas de fagots de bois et de paille entoure un pieu. Topiac cherche parmi cette foule mouvante, un visage connu. Mais c’est peine perdue. Puis une clameur lui parvient de l’autre coté de la place. Débouchant d’une ruelle, un tombereau tiré par deux chevaux fait son apparition. Il est encadré par des soldats portant piques et hallebardes. Sur le tombereau, une jeune fille est agenouillée. Elle est toute blanche, telle une statue de marbre. Ses longs cheveux blancs flotte sur son dos telle une crinière. 63


Elle regarde le ciel avec cette attitude digne et solennelle qu’on les sainte sur les icônes des églises. Devant elle, un ecclésiastique tient un crucifix. Il semble pétrifié par le rôle qu’il doit jouer. Le tombereau passe devant une belle demeure ornée d’un balcon. La jeune fille tourne son regard vers les personnages qui s’y entassent en curieux. Frère Topiac suis ce regard et découvre l’inquisiteur, imperturbable et fier. Il est entouré de trois moines, d’une dizaine de soldats dont le capitaine, et, mains liées à un chambranle, Félix, dont les traits fatigués et l’air ahuri trahissent l’anxiété. Fendant la foule, l’équipage s’approche du lieu du supplice. Un bourreau vêtu de cuir et cagoule, escalade le tombereau. Il relève Svetlana en la prenant à plein bras, et la dépose dans les bras d’un autre bourreau resté au sol. De si loin, Frère Topiac les voit échanger quelques mots qu’il ne peut saisir. Il veut se rapprocher, mais la foule est compacte et personne n’est décidé à céder sa place. C’est donc de loin, et impuissant qu’il va assister au supplice de la jeune fille. Pourtant, pas très loin de là, une homme de corpulence moyenne réussit à se faufiler sans peine et s’à approcher du bûcher. Maintenant les deux bourreaux soulèvent Svetlana pour la placer contre le pieu. Il lui nouent les mains et les pieds et l’abandonnent aux dernières prières de 64


l’ecclésiastique. Un des bourreaux prépare des mèches, pendant que l’autre essaie de faire reculer la foule agglutinée contre les fagots. Mais rien a faire, excités les curieux ne veulent pas céder leur place. — Laisse tomber, lui crie son compère. Ils reculeront quand ça va chauffer. De cette masse humaine, une main se tend et saisit une des brindilles d’un fagot qu’elle casse. Puis, la même main saisit une touffe de paille qu’elle arrache. Personne ne remarque ce singulier comportement. Ram+ analyse la constitution de ce monticule. Il tend a nouveaux la main pour saisir une branche, du chêne ou du frêne peut être ? Curieux mélange pour faire une estrade… Si tous ces gens pouvaient reculer un peu, il verrait beaucoup mieux et ça faciliterait son travail. Bousculer, il doit se concentrer pour faire ses analyses… Soudain une fumé bleue envahie les fagots. Aussitôt la chaleur devient étouffante et les gens se reculent précipitamment. Prit de court, Ram+ découvre les premières flammes. « Sacrebleu ! Je crois que je viens encore de faire une boulette. Avec tous ces gens qui me bousculent, j’ai raté mon contrôle d’énergie ! ». Levant les yeux pour mesurer l’ampleur du désastre, il découvre la jeune fille …

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Tout androïde qui se respecte aurait la même réaction. Ram+ n’y coupe pas, surtout qu’il est persuadé d’être responsable de l’incendie. Analyse de la pression atmosphérique, humidité de l’air, vitesse du vent, gaz environnant : oxygène,n élément chimique de la famille des chalcogènes, de symbole O et de numéro atomique 8. Représente environ 87% de la masse des océans (sous la forme d'eau H2O. OK, voilà la solution. Alors qu’il s’élance dans les flammes, il continue son étude ; La composition isotopique de l'eau (H2O) varie en fonction de la température de l'atmosphère. En effet, l'atome 18O étant plus lourd que l'atome 16O, H218O va se condenser plus rapidement en eau ou en glace que le H216O (dans le nuage). Plus le rapport H218O / H216O est grand, plus la température est basse… Au moment ou il arrache les cordes qui lient Svetlana, un courant d’air glacial envahit la place, suivi d’une bourrasque de vent qui précède une trombe d’eau s’abattant sur la foule en pluie et grêlons. Les flammes, stoppées nettes dans leur gourmandise, se noient, dégageant une fumée encore plus épaisse. Le brasier est noyé en quelques secondes. Personne ne remarque Ram+ emportant la jeune fille parmi ses milliers de voyeurs qui détallent pour trouver un abri.

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Frère Topiac, indécis, ruisselant, voyant le passage libre, se précipite vers le bûcher. Un véritable brouillard l’empêche de voir quoi que ce soit. Il se replie vers les demeures. Les violentes bourrasques ont reflué tous les curieux à l’intérieur des maisons, les fenêtres se sont closes. Et la foule qui reflue se trouve embouteillée pour accéder aux ruelles. Levant les yeux, il découvre Félix, dégoulinant et seul, toujours lié sur le balcon. Son sang ne fait qu’un tour, il agrippe une gargouille, se soulève en posant les pieds sur le dos des manants attroupés, se hisse et, au prix d’un effort extrême, parvient a atteindre le rebord du balcon qu’il manque de perdre tant il est devenu glissant. Il se redresse et se retrouve sur ses deux pieds, face à Félix. En un tour de main, il le détache et sans prendre le temps de se congratuler, ils sautent dans la foule et s’y perdent. La tempête se calme aussi vite qu’elle est venue ! Un soleil timide apparaît soudain sur la place, faisant rouvrir les fenêtres et les portes. La cohue des fuyards ralentit. Certains reviennent sur leur pas. Sorti le premier sur le balcon, l’inquisiteur constate la disparition de Félix, puis il découvre le brasier encore fumant mais intact et l’absence de la sorcière. Piquant une colère noire, il se retourne pour frapper le premier moine à sa portée, mais un des soldats lui désigne quelque chose d’un doigt hésitant… — Là-bas, on dirait la fille ! 67


Ram+ n’a pas été loin, un porche lui a offert un abri correcte, surtout contraire au vent. Il a déposé la jeune fille, elle est sans connaissance. Il la frictionne, lui souffle dans les narine, tâte ses lobs d’oreilles pour un diagnostique rapide. « Tout va bien, elle est juste incommodé par le gaz carbonique qu’elle a respirée » Il matérialise un manteau chaud et doux dont il l’enveloppe, et filtre un peu d’oxygène pur sur son visage. Elle entrouvre les yeux. — Ca va aller demoiselle, vous n’avez rien. Vous pouvez marcher ? Elle le regarde, un peu effarouché. Elle ne comprend pas se qui se passe, ou elle est… mais cette voix est rassurante et amicale. Des bruits de pas arrivent sur eux. Quelqu’un crie des ordres. On les encercle. — Ne les laissez pas s’échapper. Je veux la fille vivante, qu’elle expurge ses fautes sur un bûcher. Se portant en avant, l’inquisiteur tend un doigt accusateur sur Ram+ — Ne sais-tu pas qu’il est interdit de porter secours à une femme reconnue coupable de sorcellerie ? — Sorcellerie vous dites ? Voyons ça n’est pas raisonnable. —Emparez vous de lui ! Un des gardes fait un pas en avant, mais c’est involontaire, il vient juste de se faire bousculer dans 68


le dos et arracher son épée par Félix qui surgit au milieu de la mêlée. Alors tout va très vite. L’inquisiteur saisit une pique des mains d’un garde et se jette sur Félix pour l’embrocher. Ram+, promptement s’interpose et prend la pique en plein poitrail. Alors l’inquisiteur pousse un grand hurlement, projeté en arrière en se contorsionnant et se transformant en torche vivante. Sa robe s’enflamme, son visage noircit et il fini inerte, complètement carbonisé. Tout le monde est resté pétrifié par ce spectacle, sauf ram+ qui s’approche des soldats pour les rassurer. — C’est idiot, la pique était en métal… vous comprenez, l’électricité a haut voltage, ça ne pardonne pas… Il n’a pas terminé que tous ont détallé en tous sens. Ne reste que Félix et Svetlana, et au milieu de la place, faisant forces signes de croix, le frère Topiac. — Ne restons pas là ! S’exclame Félix, quand ils vont se ressaisir, nous aurons toute la garnison de la ville sur le dos. Il faut fuir. Prenant la main de Svetlana, il l’entraîne. Ram+ les accompagne, Frère Topiac se lance à leur poursuite. — Pas par là, j’ai le cabriolet près de la poterne ! Virage à droite, ils dévalent les ruelles en zigzaguant entre les villageois qui commentent cet orage imprévisible. Ils débouchent à la poterne au nez des gardes qui ne leur accordent pas la moindre attention et retrouvent Banco toujours fringuant.

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Le triple galop ne lui fait pas peur, le cabriolet et ses quatre passagers ne sont pour lui qu’un modeste fardeau. La route mal carrossée est en légère pente et n’a curieusement, pas bénéficiée de l’orage cornélien, aussi, c’est dans un nuage de poussière que l’équipage brinquebalant s’éloigne des murailles d’Alençon. FIN

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Les rois de la bouteille Encore une nuit qui commence. Depuis longtemps, les boutiques sont closes et, en ce 21 décembre 1929, les rues se vident. Honoré est affalé sur un banc. Son galurin sans forme lui couvre la nuque et descend jusqu’aux yeux. Il est rabougri dans un vieux pardessus crasseux, fermé avec une ficelle, une écharpe du FC Nantes toute mitée lui serre le col, et un pantalon sans couleur descend en zigzaguant vers une paire de grolles râpées et usées. Le litron qu’il tient en main est presque vide. L’autre bras lui permet de s’accrocher au dossier du banc, et il chantonne dans sa barbe grisâtre : ♫… Comment n'épouserais-je… qu'un seul homme … Quand j'aime tout… un régiment. Mes amis vont venir, tu n'auras… pas ma main, J'en ai bien trop besoin pour… leur servir du vin. ♪ — Ta gueule ! Il se retourne vers la voix. C’est celle de Fernand, un pote avec qui il partage le peu qu’ils possèdent. Fernand dort sous le banc, enveloppé d’une couverture. — Quoi ? T’as soif ? 71


— Nan ! Je veux roupiller. Tu fais chier avec tes chansons. — Forcément, t’as pas connu ça toi, la guerre ! La vraie ! Je n’étais pas planqué à l’arrière moi, non ! J’en prenais plein la gueule ! Avec les copains on en a bavé. — M’en fous, je veux dormir ! — Hé ben dors, planqué ! Honoré reprend : ♪… pour… leur servir du vin. Quand Madelon… vient nous servir à boire, Sous la tonnelle… on frôle son jupon… ♪♪♫ Une cloche résonne dans le lointain. Honoré s’arrête de chanter pour compter les coups. — Huit, neuf, dix, onze… Onze heures… Pus qu’une heure pour le crime de minuit ! Ha ! Ha ! Ha ! Tremblez dans vos chaumières… — La ferme ! Tu ne peux pas dormir comme tout le monde ? — Jamais môssieur ! Je veille ! S’il n’en reste qu’un, je serais celui-là ! Le boche ne passera pas ! — T’en foutrais des boches ! Les boches ils dorment dans leur lit, comme tout le monde ! — Non et non ! Y en a encore qui rôdent ! Le square se trouve en bordure d’une avenue, à quelques pas de la mer, à l’écart de la ville. Un pas s’approche, claquant sur les pavés humides. 72


— Tiens ! Écoute ! En voilà un ! — Fais chier, laisse-moi dormir. Honoré s’envoie une lampée de rouge, s’essuie le bec sur sa manche et se poste debout, faisant face au bruit qui avance vers lui. Une silhouette apparaît, marchant lentement, tel un somnambule, se dirigeant vers le muret qui borde la plage. L’homme est en habit de soirée, sorte de redingote sombre et noeud papillon. Il fume à l’aide d’un porte-cigarette, aspirant chaque bouffée avec application, les yeux fixés sur le large. — Ce type est étrange. Un espion, je le savais, ils arrivent, ils reviennent. Fernand, fatigué des élucubrations de son pote, se soulève sur un coude. — Bon, je veux bien que tu ais bu plus que d’habitude, mais là tu me les brises. Tais-toi non d’une pipe ou je t’assomme. — Me taire ? Alors que l’ennemi est là ! — Où vois-tu un allemand ? Il le lui montre du doigt. L’homme s’est arrêté pour s’asseoir sur le mur, tourné vers la mer qu’il contemple. — Ouais, je vois, ce n’est pas un allemand, c’est un promeneur. Tu vois bien qu’il est sapé comme un prince. Encore un qui va jouer au casino… Fichemoi la paix. — Comme tu veux, reste planqué, moi je m’en occupe !

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Honoré pose sa bouteille, se redresse et part vers l’inconnu d’un pas oscillant quoique décidé. Il trébuche une ou deux fois sur des racines, mais retrouve un équilibre précaire et avance sans discrétion. Fernand soupire, il s’enroule. Il ne fait pas chaud. Soudain il entend Honoré crier : — Lâche cette pétoire ! Il se redresse subitement et aperçoit deux ombres en train de lutter. Il saute sur ses jambes pour les séparer : — Honoré, bon dieu, ne fait pas le con ! Lâche ce type, il ne t’a rien fait. Il arrive sur eux. L’homme tient un pistolet qu’Honoré tente de lui arracher. Fernand intervient et saisit l’arme. — Vous êtes dingues tous les deux ! — Il voulait se fiche une balle dans la tempe. Chuis arrivé juste à temps. Le type ne dit rien. Epaules basses, il semble accepter leur intervention comme une fatalité. — Voyons monsieur ? Faut pas faire ça ! Le type semble anéanti. Il relève son visage, humble et las. Honoré, soudain calmé, lui demande : — Hey mon pote, t’aurais pas un petit biffeton à nous filer, c’est la dèche en ce moment. Un semblant de sourire se pose sur ce visage déprimé. L’homme pousse un soupir, sort un portefeuille de sa poche, l’ouvre et le retourne. Un

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timbre postal s’en détache en tombant mollement sur le sable. — Voici toute ma fortune. Servez-vous. — Ha ben ça ! Ce n’est pas la peine d’avoir un bel habit. — C’est malheureusement tout ce qu’il me reste. Je viens de perdre mon dernier billet, et mes espoirs de sauver ma peau. Ils le regardent surpris. Fernand sert l’arme dans sa main. — Si tous ceux qu’ont plus un rond devaient se faire sauter la carafe, on serait au cimetière depuis longtemps. — S’il n’y avait que moi ! J’ai fait des conneries, et je dois payer les dégâts. Ma famille peut encore éviter le pire, mais pour cela il faut que je disparaisse. — J’y comprends rien à ton histoire. Si tu as une famille, pourquoi ne pas leur demander de l’aide ? La moue dubitative qui se dessine sur son visage laisse deviner sa perplexité. — J’ai une femme et trois enfants. Si je disparais, ils toucheront mon assurance et pourront s’en sortir. — À ce point là ? demande Fernand, vous êtes donc si seul ? Pas d’amis ? — Dans mon milieu, on a des amis quand tout va bien, moi j’ai joué au con, j’ai délaissé mes responsabilités, l’engrenage fatal… — Je connais, mais je n’ai jamais eu l’idée de me suicider ! 75


— Vous ne pouvez pas comprendre. Voyez-vous, je suis le patron du groupe Albany, je fabrique des bouteilles, des flacons, des pots, toutes sortes de produits à base de verre. Je fournis les plus grandes maisons vinicoles du sud, les parfumeurs de Grâces… — Ça doit rapporter gros ! — Ça rapporte ! — Alors ? Où est le problème ? — Il y a deux ans, après une soirée d’affaires bien arrosée, je me suis laissé entraîner au casino de Monte-Carlo. J’y ai claqué l’équivalent de la paie de mes employés. Pour m’en sortir, j’ai dû emprunter de grosses sommes, à des taux prohibitifs, et depuis, je galère. Je dois beaucoup d’argent à des hommes sans merci. Ce soir, j’ai tenté le tout pour le tout… Et j’ai encore perdu… Voilà ! Honoré a un hoquet, il secoue la tête : — Nous aussi on est des spécialistes de la bouteille, mais à l’autre bout de la chaîne… héhéhé ! — C’n’est pas drôle, le coupe Fernand. Perdre une fortune en quelques minutes et foutre sa famille… des enfants, dans la mélasse, puis fuir en se supprimant, C’est ignoble, infâme ! Le pauvre type baisse le regard, honteux : — Si vous croyez que c’est facile. — Tiens, bois un coup ! Honoré lui tend sa bouteille. Il la refuse d’un signe de tête, puis, la fixant, il dit :

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— Elle vient de chez moi, c’est le modèle K48. Dommage que le contenu soit de la saloperie ! — Quoi ? Mon pinard de la saloperie ? — Laisse ! Coupe Fernand, il a raison. — Excusez-moi… Les trois hommes sursautent. Sortant de l’ombre, une silhouette élancée s’avance. C’est un jeune homme au regard clair, polo et pantalon à pinces, mains dans les poches, qui s’approche. — Je ne voudrais pas vous déranger, mais j’ai suivi votre conversation. J’aimerais savoir comment on fabrique des bouteilles en verre ? Ils le regardent comme s’il s’agissait d’un extraterrestre. Sa question tombe si mal ! Fernand l’envoie paître : — C’n’est pas le moment de venir nous casser les burnes avec des questions à la con. Ce monsieur est dans la panade, pas envie de rire. — Ne le prenez pas mal, je suis sérieux. Si je peux faire quelque chose pour vous aider… Ensuite on pourrait aller visiter une fabrique de bouteilles. — Il est dingue, soupire Honoré ! Tiens mon gars, bois un coup et tire-toi. Il lui tend la bouteille, l’homme la saisit, il l’observe et la rend sans boire. — Chacun ses problèmes, soupire Jean-louis Albany. Ce jeune homme me le rappelle. — Foi de Fernand, on ne te laissera pas mourir ici. On va t’aider ! — Comment ? 77


— T’as perdu combien ? — Trois cent mille francs ! — Houa ! Mazette, t’y vas pas en douceur toi ! — Au casino, tout va très vite. — C’est quoi un casino ? Une heure plus tard, les quatre hommes sont assis sur le banc. Honoré, gosier à sec, est dessoulé. Fernand rumine, Monsieur Albany raconte sa vie de joueur, l’inconnu écoute religieusement. — Voilà ! Vous savez tout maintenant, comment foutre en l’air la vie de sa famille par bêtise… — Je veux y aller ! — Où ? — Au casino ! Je suis sur qu’on peut vous faire récupérer votre argent. — Non, ce n’est pas sérieux. D'abord, il faut avoir les moyens pour jouer. Une grosse somme. — Combien faut-il ? — Dix mille francs, minimum. L’homme fouille dans sa poche, il semble chercher dans le fond. Il en sort une liasse : — Ça ira ? — Pétard ! S’écrit Honoré. Des billets de 500 ! T’es le fils à Rothschild ? — Non, je suis Ram+…

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Albany ne se fait pas prier, voir des billets lui donne l’envie de jouer. Et s’il se refaisait ? Un quart d’heure plus tard, les compères se présentent à l’entrée du Grand Casino de Monte-Carlo. Si Albany est salué courtoisement, Fernand et Honoré sont priés de rester à l’extérieur. Leur tenue… — Pétard, s’écrit Honoré, on est en république ! Fernand le calme, Ram+ les entraîne vers un buisson. — Je vais arranger ça. Les atomes de leurs vêtements sont de qualité, la manipulation n’a rien de difficile. En un instant, il transforme les haillons d’Honoré en un habit de soirée très élégant. Fernand se retrouve en costume trois-pièces de la meilleure coupe. — Je ne peux rien faire pour votre barbe crasseuse, mais voici un peigne, ça ne sera pas trop mal. — Mais, dis donc ! Comment tu fais ça ? — Je maîtrise les énergies. C’est mon job ! Le portier les salue et leur ouvre grand le battant. Les videurs restent au garde-à-vous. Ils rejoignent Albany devant la caisse. Ram+ change son argent en jetons, et les distribue. — Montrez-moi comment on joue ! Ils traversent la salle de jeu, Albany choisit une table de roulette ou ils s’installent. Aussitôt ils jouent, Ram+ découvre l’univers des jeux. 79


« Le trois, rouge, impair et manque ! » Le croupier fait son annonce et, d’un mouvement leste, rafle avec son râteau les jetons étalés sur le tapis. « Rien ne va plus, les jeux sont faits » Ram+ observe. Au début, il trouve ça idiot. S’en remettre au hasard pour gagner lui parait idiot. Mais il constate qu’une sorte de fièvre envahit les joueurs. Albany est concentré et ne joue que les numéros pairs. Fernand joue peu, seulement la couleur. Quant à Honoré, subjugué, il place ses jetons au petit bonheur la chance, sans dire un mot, les lèvres crispées. Trois ou quatre tours n’apportent rien. Les piles diminuent devant les joueurs. Ram+ n’a pas encore joué. La bille est lancée, elle roule en sautant de case en case, semblant hésiter sur le prochain objectif.

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Il ressent alors un champ magnétique inhabituel. Intrigué, il dissèque l’objet, et découvre un curieux mécanisme dissimulé dans la toupie de la roulette. Il comprend vite le système. Pas étonnant que les gagnants soient rares. Le croupier peut, à l’aide d’une petite commande, interdire certaines cases en y envoyant un léger courant électrique négatif, de manière à en repousser la bille. Astucieux ! Pas fair-play, mais astucieux. Ses compagnons sont sur le point de tout perdre. Il décide de jouer et pousse la totalité de ses jetons sur le 17, au centre, juste en face de lui. « Attention messieurs dames, faites vos jeux… » Albany se penche vers lui : — Ne joue pas tout d’un coup, tu vas tout perdre ! Ram+ lui répond d’un sourire énigmatique. Tu parles ! La bille roule en sautillant, la toupie tourne… L’électricité statique est fournie par le tapis, pas besoin d’aller chercher loin. La capter, la diffuser, faire un véritable barrage magnétique, rien de plus facile. La bille se stabilise dans une case. La toupie ralentie… « Le 17, noir, imper et passe ! » — Bingo ! S’écrient en même temps Honoré et Albany.

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Le visage du croupier s’est crispé. Il nettoie le tapis, sauf la case 17 à laquelle il rajoute une pile de plaques correspondant à 36 fois la mise. Ram+ n’y touche pas. « Mesdames et messieurs, faites vos jeux. » Cette fois le croupier n’est plus seul, un surveillant s’est approché. La bille roule ! Histoire de s’amuser, Ram+ envoie un peu de jus sur la commande, et quand le doigt du croupier vient l’effleurer, il ressent une secousse qui le fait bondir de son siège. Personne n’a rien remarqué, tant les regards sont absorbés par le trajet de la petite boule. « Le 17, noir, imper et passe ! » Les cris de surprise envahissent la salle, des joueurs quittent les tables voisines pour venir voir le phénomène. Honoré se frotte les mains, mais pas autant que Fernand qui avait joué la couleur. D’une main tremblante, sous le regard soupçonneux du surveillant, le croupier empile les plaques. Albany calcule de tête : ((2500 x 36) x 36) ça fait… ça fait… dans les trois millions et quelques…. — 3 240 000 francs, lui souffle Ram+ « Changement de main ! » annonce le chef de table. Le croupier, pâle comme un mort, cède sa place, remplacé par un autre au visage féroce.

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Ram+ n’a pas touché à ses gains, ils trônent telle une tour de Pise sur la case 17. « Les jeux sont faits » « Dernière main » annonce le chef. Ce qui signifie que la table ferme après ce coup-ci. La bille roule. Elle trouve sa case, la toupie ralentie. Le croupier, d’un coup de main discret tente de la ralentir pour faire chuter la bille sur une autre case… Mais rien n’y fait. « Le 17, noir, imper et passe ! » Un brouhaha incroyable se répand dans la salle. Les gens applaudissent ! Fernand saute au cou de sa voisine, Honoré siffle le verre de Vodka d’un joueur estomaqué, Albany se met à sangloter. Ram+ reste impassible. Il a profité de ce dernier jeu pour scanner les autres tables. Elles sont toutes truquées. Il fait une estimation rapide. La section des fils ne devrait pas résister à une moyenne tension. Albany ramasse les plaques — Allons à la caisse récupérer ton argent. Tu as gagné plus de cent millions… — 116 millions lui répond Ram+ tu auras assez pour rembourser tes dettes ? Le caissier est rouge de confusion… — Je ne dispose pas de cette somme en liquide, si vous voulez bien attendre quelques secondes, le

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directeur du casino va vous recevoir et vous établit un chèque. On les guide vers un vaste bureau meublé comme un appartement. Le directeur les reçoit courtoisement. Il n’est pas seul. Une tribu de gros bras l’entoure. — Permettez-moi de vous féliciter, vous êtes notre plus gros gagnant de l’année. À quel ordre dois-je rédiger le chèque ? — Albany ! Répond Ram+ — Mais ? S’indigne Albany. Sans un mot, juste d’un signe de tête, Ram+ lui intime de se taire. Le directeur ouvre son chéquier, dévisse le capuchon de son Waterman et rédige. Il règne une atmosphère tendue dans la pièce. Il y a de l’électricité dans l’air. Ram+ en profite. Il capte, condense, oriente et balance une bonne dose sur chaque table, de quoi faire fondre les petits mécanismes illégaux. Soudain une alarme se déclenche, au même moment le téléphone sonne sur le bureau, un des gorilles décroche…. — Le feu ! Une des tables s’est enflammée ! — Il faut évacuer ! Albany a juste le temps d’arracher le chèque des mains du directeur, tout le monde file par la sortie de secours. Le mugissement d’une sirène résonne dans la nuit. Les pompiers sont déjà en chemin. Heureusement, l’incendie est vite maîtrisé par un barman, à l’aide d’un simple extincteur… Les clients 84


se regroupent sur la place du casino, sauf quatre, qui s’éloignent vers le square. — Tenez, dit Honoré, j’ai profité de la panique pour piquer une bouteille de cognac qui traînait dans le bureau. On va pouvoir arroser ça. Albany serre le chèque qui lui sauve la vie. — Monsieur Ram+, je vous remercie de votre confiance, mais je ne peux accepter… — Allons, pas de ça ! Vous prenez ce qu’il vous faut, vous donnerez à Fernand et Honoré ce qu’ils veulent et avec le reste, faites le bien autour de vous, c’est bientôt noël, il doit y avoir des enfants qui espèrent dans les hôpitaux, les orphelinats. Je vous fais confiance… N’allez surtout pas les jouer ! — Je vous le jure ! Mais dites-moi, vous avez un truc ? Une astuce… Là Ram+ est gêné. — Ben oui, vous savez, mais j’ai souvent des problèmes avec l’énergie, je n’arrive pas à bien doser… Là j’ai envoyé un peu trop de tension. Encore une fois… J’ai failli fiche le feu ! Honoré passe la bouteille à Fernand qui la passe à Albany. — Hey ! Où est-il passé ? S’enfonçant dans la nuit, la silhouette du grand jeune homme se perd marchant vers le petit matin.

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Le secret du Paklin Shamas de Slavonie se savait suivi. Il était à bout de souffle, quand il retrouva la lourde porte blindée du coffre. Ses doigts encore maculés du sang de sa dernière victime, frappèrent rapidement le code. Le dédalle des ruines de l’ancienne cité semblait désert et sans vie. Pourtant, Svetlana savait qu’elle tenait la bonne piste. Toutes ces années à chasser ce démon étaient sur le point d’aboutir. Cent fois Shamas s’était échappé, cent fois elle s’était remise sur sa trace. Et cette fois il ne pourrait plus déguerpir. Parvenu devant les vestiges de la banque du Cosmos, elle retint son souffle. A pas comptés, elle s’aventura dans les décombres. Le silence d’Arcadius, la planète perdue, était impressionnant. Seul un cube métallique était intact. Le coffre de l’ancienne banque était une cachette idéale pour un vampire. Svetlana s’en approcha. Les traces des doigts ensanglantés lui livrèrent le secret du code. Elle pressa les touches et poussa sur la lourde ouverture. Shamas était allongé. Il se croyait introuvable, intouchable même. Le halo de lumière attira son regard. La silhouette de la jeune femme se dessina dans la lumière. Sa surprise passée, il ricana. Il savait qui elle était. 87


— Tu es très intelligente, bien plus que ce qu’on m’a dit de toi. Sans répondre, Svetlana décrocha le flacon que lui avait confié le professeur. Elle tira sur une goupille et le laissa rouler sur le sol. Il ne lui restait qu’une minute pour fuir. C’était bien suffisant. — Tu ne réponds pas ? Aurais-tu peur des mots ? — Je n’ai rien à te dire. J’ai ce que je voulais ! Un claquement la fit se retourner. La porte venait de se refermer sur elle. Elle se précipita sur le cadran… — Inutile de t’exciter, le code n’est pas le même pour sortir ! Prise au piège, elle compta les secondes jusqu’à une petite explosion. Le gaz se répandit et fit chuter la température de 60°… Sur les indications du professeur, la patrouille trouva le coffre. La cloison résista plusieurs heures avant de livrer passage aux hommes en scaphandre. L’un d’eux pénétra dedans. Il en ressortit bientôt. — Bonne pioche les gars, ce n’est pas un vampire que nous avons, mais deux. Deux sarcophages d’hibernation descendirent de la navette, les corps congelés y furent installés. Une heure plus tard, selon les instructions expresses, les sarcophages furent chargés sur un vaisseau pour rejoindre la collection privée du professeur. Cette collection unique au monde se trouvait sur un astre secret possédant une 88


température glaciale. Seul le professeur Dupont, chef du département des trésors et archives en connaissait le lieu. Arcadius, galaxie Naine du Grand Chien, 22 avril 2352, 6h32. Astroport Nord. Météo : temps couvert avec giboulées, vent faible. Chargement : 2 sarcophages d’hibernation plombés. Sous scellés du département des trésors et archives. Mission : Transport vers Ganymède, système Solaire, satellite de Jupiter. Roon Duncan lit la première page du cahier de bord trouvé sur le Paklin, vaisseau spécialisé dans le fret interplanétaire. Il n’ira pas plus loin, les autres pages sont blanches. Engoncé dans son scaphandre, il promène sa lampe frontale sur le tableau de commandes à la recherche d’autres éléments pour sa première évaluation. Rien d’anormal. Tout semble en parfait état. Porté par l’apesanteur, il se déplace en s’accrochant aux parois. Il fait le tour du poste de pilotage à la recherche d’un indice quelconque. Sans résultat. Il quitte la salle, repasse devant le sas par où il a pu pénétrer dans le vaisseau, et se dirige en flottant vers les cabines. Il y en a cinq. La plus grande présente les signes caractéristiques d’une pièce occupée. Des vêtements traînent sur le dossier d’une chaise, une paire de botte et un imperméable sont posés sur le lit.

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Sur le chevet, un verre, un livre et à coté, une corbeille contient des papiers froissés. Roon ne trouve pas de trace de vie, mais ça, il s’y attendait. La seconde cabine est plus étroite. Le lit est défait, couvertures repoussées. Une brosse à dent avec un tube de dentifrice non rebouché, des chaussettes qui sèchent… des magasines posés sur une table… Les autres cabines n’ont pas l’air d’avoir été occupées. « — … Roon, tu trouves quelque chose ? » « — C’est étrange Dan, on dirait que le vaisseau a été abandonné. J’ai une date et un nom ; avril 2352, le Paklin » Dan tape sur un clavier. Il n’y a pas de raison qu’on ne retrouve pas la trace de ce vaisseau dans les archives. La réponse arrive presque instantanément. Paklin : sorti des chantier du Kansas en 2348. Disparu en 2352. Dernier équipage ; Capitaine Jérémy Colon. Navigateur Benito Hayas. Enquête non aboutie, dossier classé en 2366. Le commandant Stanley arrive dans son dos. —Alors Dan, on a trouvé quelque chose sur ce vaisseau fantôme ? — On connaît son nom, et on sait maintenant qu’il dérive dans l’espace depuis 288 ans. Roon n’a pas trouvé trace de vie. 90


A ce moment la radio grésille : « — Dan, j’ai trouvé un cadavre. » Roon traverse une coursive en tapant du pied sur la paroi pour s’approcher de la forme humaine. C’est un homme de belle stature, parfaitement conservé par le froid. Une barbe grise lui couvre des joues creusées… Sa face est livide, comme terrorisée. Roon en est ébranlé. « — Je réintègre les gars. » De retour dans le carré le commandant l’interroge : — Vous avez l’air bouleversé, Ce n’est pas la première fois que vous voyez un cadavre quand même… — Un comme ça, oui. Il a été vidé de son sang, par la gorge, comme si un vampire l’avait sucé. Et il règne une étrange émanation dans ce vaisseau. J’avais l’impression de ne pas être seul. — Bon, revenons aux réalités, vous terminerez vos délires au mess. Quel est l’état du navire ? — Ma foi, il a l’air d’être assez bon. Ses réserves d’énergies sont intactes. Ce vaisseau a été stoppé intentionnellement, ou en tout cas, sans dégradation des équipements. — Bon, on a déjà perdu assez de temps comme ça. Que disent les passagers ? Erik, le chef de cabine le rassure. — Ils prennent ça comme une péripétie amusante. Ils sont tous groupés sur la passerelle, en curieux. 91


— Parfais, je vais faire une annonce. Autant les informer. Il prend un micro, fait signe à Dan qu’il est prêt… « Mesdames et messieurs, c’est le commandant Stanley qui vous parle. Vous avez sans doute remarqué que nous venons de croiser un vaisseau voguant à la dérive. Nous savons maintenant qui il est. Il ère depuis trois siècles dans cette partie de l’univers. Nous ignorons ce qui a pu se passer pour qu’il se retrouve dans cet état, car en apparence, il n’y a pas d’avarie ni de dégâts sur l’appareil. Nous allons reprendre notre itinéraire en le remorquant. Trois membres de l’équipage y seront débarqués afin de tenter de le remettre en route.» — Roon ? Vous y retournez ? — Merci bien commandant, je préfèrerais laisser ma place à un autre. — Allons Roon, pas de gaminerie. Je vous adjoins Erik et Morgan. — Morgan ? Il est à l’infirmerie. Il s’est brûlé la main avec le percolateur. Erik intervient : — Nous sommes déjà en sous-effectif, nous avons du laissé Nora sur place à Fatcity, pour une appendicite. — Holà, moi je n’y retourne pas seul. Le commandant se gratte le front. — Et si on demandait des volontaires parmi les passagers ? Il doit bien y en avoir un ou deux que ça intéresserait. 92


— A condition qu’il ait certaines compétences. — Dan, rebranche-moi le micro… « Mesdames et messieurs, c’est encore le commandant qui vous parle. Nous formons une petite équipe pour piloter le Paklin. Si parmi vous, une ou deux personnes possédant des qualifications de pilote ou des connaissances en navigation spatiale, souhaitent se joindre à cette expérience, nous serons heureux d’accepter leur aide.» — Et voilà. Je suis sur que dans cette bande de vieux cons, il y en aura bien un qui voudra jouer les héros… Le Revagir est un vaisseau de croisière. Il propose des voyages de découvertes entre les soleils rouges, avec débarquement et visite des principales capitales des colonies éloignées. La plupart des voyageurs sont de paisibles retraités un peu fortunés. Ils s’offrent du frisson et du dépaysement entre la piscine du bord, le bar et les multiples animations. Assis à une table de poker, six hommes planquent leur jeu en attendant que la seule femme de la partie se décide à ouvrir. A voir les jetons devant eux, ils ne sont pas dans un bon jour, excepté ce grand jeune type impassible qui aligne des colonnes de plaques. Contrairement aux autres, il ne fume pas, ne bois pas, ne mâche pas de chewing-gum. Son visage est de marbre, sans expression. Et quand il relance, il fait mouche à tous les coups.

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En entendant la communication du commandant, il redresse sa grande carcasse, écoute religieusement le message, puis, posant ses cartes, il se lève. — Je vous laisse continuer, je vais me porter volontaire. Bonne chance. Il s’éloigne. La femme l’interpelle. — Hep monsieur, vous oubliez votre argent ! Il se retourne, et d’un haussement d’épaules dédaigneux lui répond : — Partagez vous mes gains, je n’en ai pas besoin. Puis il s’éloigne en se disant que de toute façon, ayant largement triché, cet argent n’est pas à lui. Il retrouve Bannie et Louis sur la passerelle. A son air décidé, Louis devine ses intentions. — Voilà une occasion pour toi de t’activer, tu manques un peu d’action. — Je vais proposer mon aide. Il doit y avoir des choses à découvrir. — Soit prudent mon garçon, souvient toi que tu peux devenir le roi des maladroits si tu ne te contrôle pas bien. — Je ferai attention… Il les quitte et se rend au niveau huit, là ou se trouve le commandant et les pilotes. — Vous y connaissez quelque chose en navigation ? Le commandant Stanley le toise sans discrétion. Déjà qu’il trouve surprenant que ce jeune gars 94


participe à ce voyage, plutôt destiné au troisième âge, il doute franchement qu’il puisse posséder une expérience quelconque en la matière. — J’ai pas mal bourlingué ! — Et vous utilisez toujours les maisons de retraites volantes pour cela ? — Je suis avec des amis. De vieux amis. — Votre nom ? — Ram+ — C’est un nom ça ? — C’est le mien. Roon s’approche. La bonne mine du sujet lui donne un à priori favorable. Et n’importe qui ferait l’affaire plutôt que de retourner seul sur ce vaisseau. Il lui serre la main. — Content de vous connaître, nous ne serons pas trop de deux pour faire repartir les machines de ce vieil engin. J’ai lancé une recherche pour tacher de trouver un manuel technique. — Ne vous donnez pas cette peine. Je connais ce model. J’ai déjà pratiqué. Le commandant soulève un sourcil interrogateur. — Vous êtes la providence. Ces matériels n’existent plus depuis deux siècles. — Croyez-moi ! — Ok, suivez Roon, il va vous remettre un équipement. Bonne chance !

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Roon l’entraîne vers le sas. Ils enfilent une combinaison hermétique, puis se dirigent vers le boyau souple qui relie les vaisseaux. Le commandant, soupçonneux, confit à Dan, dans un soupir : — Encore un qui se prend pour un aventurier… Si Roon n’avait pas la trouille de rester seul, je l’aurais viré d’un coup de botte dans le cul. — Ne soyez pas vulgaire commandant, lui dit Dan en riant. C’est peut être votre fils spirituel… — T’en foutrais moi des fils spirituels… Ne perdons plus de temps, dès qu’ils sont de l’autre coté, tu réintègres le boyau et tu redémarres. Roon ouvre le sas. Il saisit Ram+ par l’épaule et le pousse à l’intérieur. Ils progressent ainsi dans le vaisseau vers le poste de pilotage, flottant et se propulsant en utilisant les mains et les pieds contre les parois. Seules leurs lampes frontales émettent des jets de lumière. L’endroit parait un peu sinistre. Ils débouchent dans le carré de pilotage. Roon s’approche d’un pupitre, une ombre passe au dessus de lui. C’est Ram+ qui va directement vers un panneau d’alimentation. En frappant trois touches, il déclenche une soufflerie, rétablissant l’oxygène. La lumière apparaît aussi, éclairant toute la salle et les couloirs. Un ronronnement s’enclenche, la pesanteur s’installe lentement.

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— Génial ! S’exclame Roon. Je croyais que tu nous baratinais tout à l’heure. Je vois que tu connais ce vaisseau comme ta poche ! — J’ai travaillé sur le même model… Il y a longtemps. On va pouvoir consulter les enregistrements pour savoir ce qui s’est passé. Il allume un écran et pianote sur un clavier. Des infos circulent que Roon ne parvient pas à déchiffrer. — C’est de l’allemand, lui explique Ram+, alors qu’il se débarrasse de la combinaison. Une langue qui était encore en usage à cette époque. — On va avoir du mal à s’y retrouver… — Je parle cette langue. Ça dit qu’une alarme s’est déclenchée suite à une panne électrique sur un des sarcophages. Ensuite, il y a eu trois jours sans aucune information, pas d’intervention humaine, les instruments de bord ont piloté le vaisseau. Enfin, il y a un constat d’actions incohérentes, comme si quelqu’un qui ne s’y connaît pas essaie de prendre les commandes. Pour finir, tous les outils de support et les machines ont été stoppées, peut être par maladresse. L’appareil s’est mis à dériver, sans possibilité d’être piloté. — Et maintenant, tu as tout rétabli ? — Pratiquement, demande à tes amis de couper le lien magnétique, nous allons pouvoir lancer les moteurs. « — Dan ! Tu peux nous larguer, on a le vaisseau en main. Ce Ram+ fait des miracles ! » 97


« — Ok Roon, tu nous files le train jusqu’à K7523AS. J’ai déjà prévenu qu’on rapportait une antiquité. » Quelques instants plus tard, les deux vaisseaux, voyageant de concert, filent dans l’espace. — Voilà, dit Ram+, j’ai tout paramétré en automatique, on va pouvoir aller explorer ce bâtiment. — Je ne t’ai pas dit, mais j’ai découvert un cadavre. Nous devons nous en occuper. — Il y a des camisoles funéraires dans la soute, je sais ou elles se trouvent. Je vais aller en chercher une. — C’est préférable, car la température commence à remonter. Pendant ce temps, je vais préparer nos cabines. Roon refait le parcours de ce matin. La lumière donne un autre visage aux secteurs qu’il traverse. Moins de stress. Il rejoint le cadavre qui se trouve maintenant plaqué au sol par la pesanteur artificielle. Il le contourne et gagne les cabines. Il choisit pour lui une de celles qui étaient libre. Là, une mauvaise surprise l’attend. Coincé derrière la porte des sanitaires, un autre cadavre aux yeux vitreux le dévisage, tout aussi sec et figé que l’autre. Il pousse un cri d’effroi et rebrousse chemin en hurlant. Il se retrouve nez à nez avec Ram+ qui est déjà en train d’emballer le premier mort. — Un autre cadavre… dans une des cabines ! 98


Sans perdre son sang froid, Ram+ lui tend une gourmette. — Celui-ci se prénomme Jérémy. Je vais m’occuper de l’autre. « — Dan, on a deux cadavres. L’un se prénomme Jérémy, n’est-ce pas le nom que tu avais trouvé sur la base de donnée ? » « — Exact, le capitaine Jérémy Colon. » « — Comment s’appelle l’autre ? » « — Benito Hayas » — C’est lui, intervient Ram+ en agitant une carte d’immatriculation. Je vais les mettre au frais. Les cabines sont vides, il n’y a plus à craindre de mauvaise rencontre. Il soulève le sac contenant le capitaine et s’éloigne. Roon, sans répondre à la pique retourne au poste de pilotage. Il prend place dans le solide fauteuil de cuir, comme il s’en faisait encore à l’époque, et effectue une série de contrôles de routine. Dans la soute, Ram+ dépose ses paquets dans les frigos prévus à cet effet. Ensuite il jette un œil sur les provisions puis, continuant, il parvient dans la soute à bagage. Deux énormes sarcophages en acier sont alignés. Sur l’un d’eux, des voyants lumineux indiquent que l’hibernation est en cours. L’autre l’intrigue. Les voyants ne fonctionnent pas. Il

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l’inspecte de plus près, et constate que le couvercle en est légèrement soulevé. Il l’écarte… Vide ! Frissonnant, Shamas de Slavonie sort d’un long rêve. Il retrouve sa lucidité et la mémoire des événements de la veille… Du moins le croit-il ! Il revoit ces deux hommes sans méfiance, leur surprise et leur peur pétrifiante qui donne si bon goût à la chaire. Le parfum si particulier du sang chaud et bouillonnant. La douceur du nectar coulant sur ses lèvres et qu’il aspire au rythme du flot saccadé. Ensuite, des heures à tourner en rond dans le vaisseau, cherchant un moyen pour s’en échapper ou en prendre le contrôle. Et pour finir, ces tentatives malheureuses qui provoquent l’arrêt complet des machines. Le manque d’atmosphère, le froid qui s’installe… la perte de connaissance… Allongé sur un lit d’infirmerie, la seringue de sérum d'hyperphosphorylations est encore piquée dans son avant-bras. Il la retire en douceur et s’assoit sur le rebord du lit. L’infirmerie est désordonnée, pour trouver le produit qu’il s’est injecté, il a du vider les étagères sans ménagement. Sa montre est arrêtée, impossible de savoir l’heure et combien de temps il est resté allongé sur ce lit. Quoiqu’il en soit, la température est redevenue

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normale, l’air est frais, quelqu’un ou quelque chose les a rétablis. « Pourvu que ce soit quelqu’un, pense-t-il, j’ais les crocs ! » Il fait quelques pas hésitants. Ses articulations sont rouillées, ses membres douloureux. « J’ai du rester ankylosé assez longtemps » pense-t-il. Il entrouvre doucement la porte. Une douce odeur humaine flotte dans l’air. A pas de loup, il suit ce fumet appétissant. Il se glisse sans bruit vers le poste de pilotage. L’homme est de dos, assis, absorbé par son travail. Le surprendre ne sera pas difficile. Shamas déglutit d’émotion et d’envie, il mesure la distance à découvert qu’il devra traverser d’un bond. Soudain un claquement retentit dans le couloir, des pas martèlent le sol. Il n’a que le temps de se glisser dans une armoire technique. Un autre homme passe à moins d’un mètre de lui sans le voir. « J’ai failli me faire surprendre, celui-là je ne l’ai pas senti venir ! » — Voilà ! C’est fait. Ces malheureux sont maintenant au frigo. Roon se retourne vers Ram+. — Ils auront droit à une sépulture, c’est la moindre des choses. N’empêche, j’aimerais bien comprendre ce qui leur est arrivé. Ils n’ont pas eu une mort naturelle. 101


— J’ai regardé leurs blessures. Je n’avais jamais vu ça. Un prédateur, sans doute, mais lequel ? — Ouais, pas rassurant. Heureusement que c’était il y a trois siècles. Je n’aimerai pas être confronté à cette bestiole. — J’ai constaté que l’un des sarcophages était ouvert. Pourtant, d’après le cahier de bord, ils étaient scellés. Et la boite noire indique que l’un deux à subit une panne électrique. Je me demande ce qu’ils contenaient. — C’était top secret, même le commandant ne le savait pas. Nous pourrions aller y voir… — Depuis le temps, il y a prescription. De plus, je suis un incorrigible curieux. — Allons y ensemble, je ne sais pas pourquoi, l’idée de rester seul sur ce rafiot ne me rassure pas. Ils se dirigent vers la coursive d’hibernation. Le premier sarcophage fonctionne normalement. Ils s’approchent du second qu’ils ouvrent. — A quoi peuvent bien servir ces trucs ? Demande Roon. Je n’ai jamais rien vu de pareil. — Moi non plus, mais je pense qu’il s’agit de contenir des êtres vivant. Sinon une telle sophistication ne serait pas nécessaire. — Hé c’est grave ! Ca voudrait dire que celui là contenait quelqu’un ? — Oui, et ça pourrait bien être l’explication de ce drame. — On ouvre l’autre ? — Pourquoi faire ? 102


— Pour avoir une idée de leur apparence. — Ce n’est pas bien prudent… Essayons avant tout de retrouver celui qui s’est libéré, son cadavre doit traîner quelque part. — Ouais, ben tout cela ne me rassure pas. Sortons d’ici, il y fait trop frais. Ils rebroussent chemin. Roon tremble de froid et un peu de trouille. — Tu devrais manger ou boire quelque chose, ça te requinquerait, lui propose Ram+ — Ce n’est pas une mauvaise idée. Un bon steak ne ferait pas de mal. L’ennuie c’est que nous n’avons emporté que des plaquettes de survie. Il va falloir attendre que nous soyons approvisionnés par l’autre vaisseau. — Il doit y avoir de la viande parmi les réserves de nourriture. Je pense savoir ou les trouver. Je te rejoins à la cuisine, elle est située sur le pont supérieur. Ram+ quitte Roon. Il descend vers la soute, là ou sont entreposés les réserves d'ultras congelées. Comprimé dans son armoire technique, Shamas découvre des échelons le long de la paroi. Il juge prudent de disparaître par là, Il saisit un barreau et s’éclipse... Il parvient à un autre niveau, dans une armoire similaire. Entrebâillant la porte, il se retrouve dans l’obscurité. Ca n’est pas un problème pour lui. Il explore la coursive sans rien trouver 103


d’intéressant. Une des cloisons est occupée par des voyants électriques qu’il se garde bien d’approcher. Soudain un bruit… On vient par là ! Il retourne dans son armoire. Les pas passent juste devant lui, il distingue une ombre. La lumière est restée éteinte, ça ne le gène pas, mais le surprend. Les humains sont plutôt héméralopes. L’homme s’approche de la cloison. Il lève la main vers les voyants. Soudain une sorte de compartiment en forme d’alvéole jaillit du mur. L’homme se penche au- dessus. L’instant est propice. Shamas se faufile en silence… Il savait que c’est ici qu’il trouverait de quoi manger. Le caisson contient des paquets de tailles diverses, tous portant étiquettes et inscriptions. Ram+ fouille au hasard, cherchant un bon morceau de bœufs pour Roon. Naturellement les aliments ne devraient plus être consommés depuis des lustres, mais, conservés à - 270° il y a peu de risque qu’ils soient devenus toxiques. Il hésite, soupèse deux paquets, quand tout à coup il sent deux poignes puissantes le saisir aux épaules, le tirer en arrière et une haleine chaude se plaquer sur son cou. Shamas retient un grognement de satisfaction. Ses bras se tendent vers cette proie offerte. Il jaillit et

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l’étreint. Ses dents acérées plongent dans la chaire tendre et fraîche du cou de l’homme… La décharge électrique est fulgurante, telle un coup de foudre en pleine mâchoire. Shamas à l’impression que sa langue et ses lèvres se mettent à griller, que l’émail de ses dents se disloque, que ses joues l’abandonnent… Il pousse un hurlement et se retrouve projeté en arrière. Il s’affale sur le sol, les bras en croix. Ram+ est déjà sur lui, inquiet ! — Ca va ? Un regard de haine et de stupeur lui tient lieu de réponse. — Vous pouvez vous relever ? Demande-t-il en tendant une main secourable. L’inconnu refuse la main, mais se redresse, gardant un genou au sol. — Je peux vous aider ? Insiste Ram+ Un râle grave lui parvient. Shamas se remet de la secousse. Il cherche à comprendre ce qui s’est passé. Tous ces appareillages électroniques ne lui ont jamais réussis. Mais maintenant ce pauvre type n’est plus en contact avec une cloison, et il lui propose sa main sans se douter qu’il se livre à son féroce appétit. C’est le moment de sévir ! Il agrippe le bras de Ram+ qu’il attire sur lui et d’un bond le ceinture. Sa mâchoire gourmande se referme sur la glotte, là ou la peau est fine et fragile. 105


La seconde secousse le pétrifie des cheveux aux doigts de pieds. Il hurle de douleur avec l’impression que son corps se disloque… Une main, de fer écarte ses mâchoires. — Vos dents sont très conductrices ! Il se sent lâché et s’écroule, désarticulé. — C’est vous qui avez tué ces pauvres hommes ? Vous êtes un vampire ? C’est cela ? Shamas ne comprends plus rien à la situation, il se soulève sur les coudes et tente de reculer vers l’armoire. Jamais un adversaire ne lui a opposé une telle résistance… Il faut fuir. Encore sous l’effet de la secousse électrique, il se retourne vers une issue et s’y précipite. Ram+ ne le poursuit pas. Il disparaît dans les coursives. Peu après, Ram+ survient dans la cuisine, les bras encombrés de sachets. — Voici de quoi te préparer un bon repas. Il y en a plein la calle. Roon choisi un morceau de viande, Mais il découvre la date de préemption ! — On va s’empoisonner avec cette saloperie. — Non, aucun danger, j’ai fait une analyse approfondie du contenu. C’est parfaitement comestible. — Une analyse ? Avec quoi ? — Avec mes capteurs. — Des capteurs ? Ou ça ? Moi je ne touche pas à ça, je préfère la bouffe en plaquette. 106


Il y a longtemps que Ram+ ne confie plus aux humains qu’il n’est pas comme tout le monde. Dans le courant du XX siècle, des chercheurs ont pensé le décortiquer pour comprendre son fonctionnement. Il a du se défendre et, depuis, il évite de dire qu’il est androïde. Mieux vaut changer de conversation ; — Penses-tu qu’un vampire pourrait s’en nourrir ? Roon sent un malaise s’installer. Il déglutie avec difficulté. — Pourquoi me parles-tu d’un vampire ? — Il y en a un à bord, je l’ai rencontré. Roon est parcouru d’un frisson. — Tu me fais marcher ? — Pas du tout, il doit traîner dans les coursives. Je pense que c’est lui qui a tué les deux hommes que l’on a trouvé. — C’est donc ça le chargement ? Deux monstres ! — Oui, et coriaces pour avoir résisté à trois siècles dans l’espace. — Je vais demander des renforts. Moi je n’aime pas du tout ce genre de situation. — Ce n’est pas nécessaire. J’ai réussi à le mettre en fuite. Il n’est pas si dangereux que ça. — Et s’il délivre son copain ? A deux contre nous, on aura bonne mine. — On peut aller vérifier l’autre, et faire en sorte qu’il ne puisse pas nous nuire en l’enchaînant… 107


Ainsi, quelques minutes plus tard, ils se retrouvent devant les sarcophages. Il ne faut pas longtemps à Ram+ pour en comprendre le processus d’ouverture. Aidé de Roon, il soulève le lourd couvercle. Un brouillard blanchâtre recouvre le corps qui apparaît. — C’est une femme ! S’exclame Roon. Ram+ plus, comme à son habitude, observe. Ce visage ne lui est pas inconnu. Ses circuits fonctionnent, il recherche une image dans les tiroirs de sa mémoire… Soudain il la retrouve : — Svetlana ! Roon le fixe, surpris ; — C'est-à-dire ? — Cette jeune fille s’appelle Svetlana. — Comment peux-tu savoir ? — Je la connais ! — Aller ! Là tu déconnes ! Elle est dans ce frigo depuis trois siècles… — C’est vrai, j’oublie toujours. Je veux dire que je connais ce visage pour l’avoir croisé autrefois. Mais il doit s’agir d’une ressemblance. — Elle est très belle, on ne peut pas oublier un tel visage. On a du mal à croire qu’elle puisse être dangereuse. — Ce n’est pas le cas. Cette jeune femme ne peut pas faire le mal. Je la connais. — Ho arrête avec tes histoires, elle peut très bien ressembler à une douce demoiselle que tu as connue et être le pire des monstres. Je te rappelle qu’on a 108


trouvé deux cadavres. Cette fille est forcément beaucoup plus âgée que celle que tu as connue. Ram+ plus ne répond pas. Il sait évidemment que la Svetlana qu’il a connu naguère, n’est plus de ce monde depuis longtemps. Mais la ressemblance est si frappante. — Elle commence à bouger, dit Roon. On se décide ? Ram+ hésite. — Je crois qu’il y a des liens en bas, je vais les chercher. — Tu me laisses seul avec elle ? —Il faut bien la surveiller, je n’en ai pas pour longtemps. Il disparaît en pressant le pas. Roon se retrouve seul, pas tranquille du tout. Il constate que les doigts de la jeune fille s’agitent, se crispent. « Pourvu qu’il se magne le train » Shamas erre depuis une heure dans les couloirs sombres des coursives. Il souffre de la mâchoire, comme s’il avait reçu un uppercut d’une tonne, mais sa hargne et sa colère s’en trouvent décuplées. Et son estomac lui renvoie des borborygmes douloureux. Un trait de lumière attire son attention. Il s’approche d’une ouverture. L’odeur ne le trompe pas, il va enfin dîner ! D’où il est, il aperçoit un 109


homme en uniforme penché sur un des sarcophages. Cette occasion, il ne doit pas la manquer. D’un violent coup d’épaule il fait voler la trappe… Roon se redresse brusquement, surpris par le vacarme de la cloison qui semble s’effondrer. Un ombre surgit dans l’ouverture. C’est un homme gigantesque, vêtu d’une longue tunique à col de fourrure. — Que que… Sans manière ni réponse Shamas s’élance sur lui. Roon a l’impression que ses jambes l’abandonnent, pourtant, mu par une injection d’adrénaline il bondit en arrière pour mettre les sarcophages entre lui et l’homme. Shamas rassemble ses forces. Son appétit féroce le commande. Il plonge vers Roon, les ongles des doigts en avant, visant la face. Roon lève un coude dans une ultime protection désuète pour protéger son visage et tombe en arrière, mais il ne ressent pas le poids qu’il s’attendait à recevoir sur le poitrail. Il entend un bruit de chute près de lui, ouvre les yeux… Shamas se relève intrigué. Il vient de recevoir un coup dans la hanche, qui l’a dévié de sa cible. Alors il la voit ! Svetlana est a genoux dans son cercueil.

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— Encore toi sur ma route ! Tu as de la suite dans les idées petite. Mais je crains que tes petits poings soient insuffisants pour me barrer la route. D’un revers de la main, il la baffe violemment. Svetlana encaisse. Elle se retrouve au sol. Encore dans les vaps, son corps n’a pas retrouvé toute sa souplesse, mais elle parvient à se retourner et lui envoyer un coup de pied dans le genou. — Un partout Shamas ! Roon se fait tout petit et tente de s’écarter du combat. Mais la poigne de Shamas saisit sa tignasse. — Te sauve pas, je m’occupe de toi juste après cette mise en bouche. Il saisit le couvercle de son sarcophage, le soulève au-dessus de lui et le propulse sur Svetlana. Trop lourd pour elle, elle voit le lourd morceau d’acier voltiger sans qu’elle ne puisse l’éviter… Ram+ survient à ce moment. Ses capteurs l’ont mis en éveil, il sait qu’il se passe quelque chose, qu’un danger menace… L’onde magnétique qu’il génère modifie la trajectoire du couvercle qui frôle Svetlana. Elle riposte en plongeant dans les jambes de Shamas pour le déséquilibrer. Surpris, il titube en arrière, s’accroche au sarcophage, mais perd l’équilibre. D’une pichenette, Ram+ le renverse complètement en arrière pour le loger dans la « boite ». Le plaquant d’une main sur la

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poitrine, il reproduit un champ magnétique qui cette fois attire le couvercle qu’il repose sur Shamas. Maintenant, tout en appuyant ferment sur le couvercle, il cherche la panne. Il faut absolument recongeler ce type. Il tâtonne, son énergie se dilate… Il parcourt en pensée les circuits sans trouver d’anomalie… Là ! C’est l’alimentation. Pas de problème, une dose d’énergie et le frigo va redémarrer… Un arc de feu entoure soudain le sarcophage. Une fumée noire s’échappe, accompagnée d’une affreuse odeur de viande grillée. Embarrassé, Ram+ soulève le couvercle. De Shamas, il ne reste plus qu’un tas de cendre et de charbon. — J’ai mal maîtrisé la tension, je crois… Roon se relève, bouleversé, s’écartant prudemment de Svetlana. Elle reprend ses esprits. — Il est mort ! Constate Ram+ dépité. — Il a voulu me tuer, bafouille Roon. — Il ne nuira plus, conclue Svetlana. Ram+ s’approche de la jeune fille. — Vous ressemblez à une amie, disparue depuis longtemps. Elle avait les mêmes cheveux que vous, la même voix. Elle se nommait Svetlana. — C’est également mon nom. Qui êtes vous ? Où sommes nous ? — Attendez-vous à un choc… quand vous saurez ! 112


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