Hazard Zone Fanzine #5

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soulèvement

H

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abri d’Êdition pour auteurs francophones


EDITO


notes. .. il est d’abord question de mobilité, de mouvement. D’exil même. Je repense à ce long séjour de l’autre côté de l’atlantique, des réflexions de N. Huston sur l’exil. Le mouvement du corps et de l’esprit. .. une nuit. Montréal. Au croisement de la rue X et de la rue Y chez R. Saint Éloi. Tous ces défenseurs de la poésie qui viennent de vivre, quelques mois plus tôt, la fureur des plaques. Mouvement. Tout bouge autour d’eux. Ils espèrent un nouvel Haïti. .. je ne veux pas de politique dans ce numéro, pas trop. Mais le marcheur blanc s’en mêle aussi. À coups de matraque et d’insolence. Alors. Alors comme le grand White, féru de géo-poétique, il faut reprendre la route, lui cracher à la gueule, écrire et soulever le bitume. Comme le fit la terre en colère d’Orcel et Laferrière. Et voir ce qu’il s’y cache. Soulèvement poétique. HZ


Raiponce Qu’on enferme Raiponce en haut de sa tour : ses cheveux poussent elle en fait une corde et elle aimera. Que ses cheveux s’allongent en une seule phrase dans le conte, et une simple tresse – sujet verbe complément – déroule tout le nécessaire jusqu’au sol. Que c’est peut-être difficile à croire mais c’est comme ça : Raiponce ne s’est jamais lavé les cheveux. Qu’à l’époque des frères Grimm il n’y avait pas de super shampoings féeriques avec provitamine B5, antioxydants et glycérine hydratante. Que se figurer Raiponce, c’est l’extraire du pur domaine de la féerie et des super shampoings liquides. Que Raiponce a une figure plutôt ordinaire : une sécheresse blonde peut-être ou châtain, des boucles un peu rêches. Que Raiponce n’a rien de magique : des cheveux tombent vers la terre et des corps se soulèvent, rampant à la verticale.


Que Raiponce peut être une forme de soulèvement des corps, qu’elle peut être une forme dictée par la lente coulée d’une prose sèche, dépouillée, qu’elle en épouse les tresses littérales, les nœuds cassants, catachrèses et métonymies. Que le mot Raiponce comme tous les mots peut circuler, qu’on peut suivre au-dehors ses longs glissements métonymiques et ses chaînes signifiantes jusqu’à entendre pousser les ronces, ici, en bas, à Notre Dame ou ailleurs : analogies de basse intensité aux flancs des landes. Qu’ainsi Raiponce est à la fois une gamine et un mode opératoire, et qu’elle procède par ressemblance contagieuse : capillarité des lignes, tactique des herbes à l’horizontal. Que prolifèrent cheveux-épis au milieu des champs, cheveux méduses près de la mer, ou violets au-dessus des vignes, cheveuxbrioche, blond caramel à quatre heures, et puis cheveux-oreiller au bord de la nuit. Que nous lisons les uns avec les autres Raiponce, que nous la lisons ensemble, emportant de manière latérale les autres lecteurs, formant des liens entre nous, cultivant des plantes communes et des solidarités horizontales.


Qu’avec Raiponce nous travaillons à une forme de vie encore non advenue, quasi possible, presque effective et déjà sentie au bas de la tour. Que Raiponce est l’utopie d’un texte, et non une utopie textuelle. Qu’ils tirent onze mille grenades par jour sur un bocage, un arpent, un verger, qu’ils abattent des haies, des nids, Raiponce demeure une forme tactique, le nom d’une d’expansion, d’un départ ou d’une occupation des sols. Qu’on laisse pousser les phrases sous les grenades, et malgré le sol dévasté Raiponce partage son nom, le fait circuler, accroît sa disponibilité, démultiplie ses usages. Que le nom Raiponce soulève la question des mots qu’on vit et de ceux qui nous privent d’expérience. Que Raiponce est le nom de ce soulèvement.




Extrait de Feuillets et jets gravitationnels J’ai bifurqué d’innombrables déroutes D’autodafés de râbles de spirales De splendides alertes et d’heures dissoutes De bréviaires de tribus de tases sidérales Remanier ma démarche de jusqu’au boute Concentrer ma volonté multilatérale Délaisser les poisons poreux qui égouttent Les perceptions de dérives triomphales Il m’arrive désormais de salés wipe out De regarder en contre champs le récifal Encore quelquefois je comble mes doutes Et je danse et je danse là où d’autres s’affalent J’ai bifurqué d’innombrables déroutes De splendides alertes et d’heures dissoutes.


Muscle Muscle, je tourne mes yeux dans ma tête et je vois un muscle, je vois un cœur dedans le muscle, je vois une route familière et un animal autre que moi, je vois ce qui couche en moi. Muscle, je tourne une idée dans ma tête et je vois des veines grise dans le sous-bois, assises, bavardes et qui attendaient l’intraveineuse, muscle, mon muscle, les nerfs, l’origine de la peste, l’origine d’un sentiment drôle, l’origine de la répétition, muscle, je tourne mes yeux dans ma tête, je trouve des vêtements et, dedans, je vois la lumière qui entre dans le mur de la cuisine. Muscle, mon muscle, les nerfs, muscle, il me parle, il me chuchote à l’oreille, il me fait la musique à l’oreille, il plante une graine dans mon oreille, muscle, je tourne mes yeux dans ma tête, ce n’est pas du néant et ce n’est pas non plus le silence, c’est de la trompette, muscle, ma langue est lourde, les nerfs, la trompette, l’origine de la peste, l’origine de la sécheresse, l’origine de ma première prononciation du mot « muscle », ma langue est lourde, je vois mes jambes, je sens la poussière et les nuages dans ma gorge, je sens la boue et les plumes d’oiseau dans ma gorge, je sens ma violence et les branches sèches dans ma gorge, je sens ces phrases, ses phrases dans ma gorge, muscle, je sens chaque criminel de moi, chaque battement de mon cœur quand le mot « muscle » sort de ma bouche. Muscle, je ne vois pas avec mes yeux, ils me font mal, mes yeux tournent dans ma tête, la méduse m’incite à tourner à gauche à l’entrée d’un cerveau blanc, tremblant, pour voir une colline qui s’élève


à environ quelques mètres au-dessous d’une pensée disloquée … Muscle, je vois ce qui couche en moi, il se coupe, il se couche, il touche la graine au milieu du cerveau blanc, mes yeux tournent dans ma tête et je vois ce qui se forme, une queue, des ailes, des muscles, des os, dragon, je suis un dragon, muscle, je tourne mes yeux dans ma tête, nu, le visage qui mue, muscle, je porte le muscle, je porte le dragon dans mon ventre, ma tête ressemble à un dragon, dans le miroir je vois un dragon, muscle du dragon, muscle, le dragon, je le vois prendre ma main pour écrire, je ne vois pas avec mes yeux, ce ne sont pas mes battements, je ne sens plus mes jambes mais je les vois, je vois ce qui couche en moi, il a une belle voix si proche à mon ouïe, il a une belle voix, je ne sens presque plus ma gorge, c’est la gorge du dragon, mes poumons me font mal, mes poumons reçoivent l’air du dragon, muscle, je tourne mes yeux dans ma tête, le regard du dragon trouve dans mon corps un refuge, grand dragon qui porte mon simple muscle, l’origine du cœur, l’origine de la peste, l’origine de l’oxygène, je vois un muscle, je vois un cœur dedans le muscle, je vois une route familière, je vois ce qui couche en moi, dragon, dragon, muscle, le dragon couche en moi, me chuchote à l’oreille, muscle, dragon me chante à l’oreille … ‘’Balada triste de trompeta por un pasado que murio y que llora y que gime’’ Raphael


Arrivée à Hong Kong. Le choc culturel viendra plus tard ; c’est mon corps qui ne comprend pas. Mes sens déboussolés me disent l’impossibilité, la chaleur étouffante sous les trombes d’eau. Pluie noire. C’est ainsi qu’on nomme le déluge ici. La ville s’arrête. Je l’apprendrai plus tard. Ça et la vitesse sidérante à laquelle l’eau noie les rues. L’eau que les égouts ne contiennent plus. Les égouts qui charrient depuis le haut des collines des branches, quasiment des troncs ; arrachées des arbres par la pluie, elles viennent éventrer la chaussée. Le flanc des collines que l’eau pourrait détacher, faire glisser, qu’on coule de béton, des chapes qu’on protège de la poussée des racines en les

HONG-KONG


perçant de trous dont s’échappe la végétation. C’est l’été, le début de l’été. Avec sa fin viennent les typhons qui s’annoncent de quelques degrés de moins, d’une odeur boisée, d’un ciel qui se voile de jaune. Parfois, l’œil se pose sur l’île, et la tempête s’interrompt, comme pour reprendre son souffle, ce second souffle qui balaie les bicoques qui avaient résisté jusquelà. On attend qu’il passe, cloîtré derrière les vitres de ces immeubles qui m’apparaissent derrière les arbres, entre les lianes, alors que je descends du Peak vers Central qui s’étend sur la mer sur laquelle on a réclamé, gagné pour un temps. Une ville poussée au milieu de la jungle, qui prétend maîtriser l’eau, qui a fait d’un parapluie le symbole de sa révolution. Comme si les parapluies résistaient au vent.


Une goutte d’eau Je me sens tomber et je me sens soulevée, comme une poitrine en plein effort. Je me sens flotter autour de vos têtes, intense activité de bourdons qui respirent par leur sang, intense consécration de l’instant et ne se répète qu’en terre avouée, qu’en termes absents. Je ne me sens jamais fausse, jamais trop, toujours flux, parfois flot et je sais surtout que je ne suis jamais seule. J’ai mille voix s’insufflant dans mes flancs légers : la surface compte peu, l’intrinsèque tissage de la réalité se met à communiquer, comme une onde je m’impose vers les cieux, retrouver mon séjour ; accalmie avant la réunion des troupes animées.


Que suis-je ? Qui sommes-nous ? Suis-je moi aussi comme le vent ? Comme le ciment ? Comme les nymphes et les astéroïdes ? Comme la sécrétion intime d’une vulve humanoïde ? Suis-je ? Je sais que je ne gronde plus de questions insidieuses lorsque je chute et altère la face planétaire du rideau de mes congénères. Eh quoi ! Fondu, on l’est tous un peu et on l’étouffe un peu. Rassemblée en moi-même, je me condense et je pleu, chute et me noie dans ma planète bleue. Je s u i s l a r g e , j e s u i s i m m e n s e et je rêve d’un soulèvement de la conscience.


Projectile rouge Au début, le jeu de cube en plastique se compose de trois couleurs : jaune, rouge et bleu. Combiné avec des plaques de carton d’emballage, ce jeu devient des abris disséminés sur le parquet de la chambre à coucher. Presque des cabanes en marge d’une forêt sans nom. Son plus grand plaisir est de faire et défaire ces cabanes de cubes, puis de les déplacer au quatre coins de la pièce. Après les avoir disposées sur le plancher, elle trace à la craie des chemins reliant les cabanes entre elles. Et c’est tout un réseau de paysage fabuleux qui se dresse autour. Jusqu’au jour où elle ramène de la cuisine une boîte d’allumettes à la dérobée. Alors, avec application, elle met le feu aux cabanes les plus élaborées, celles construites avec les cubes jaunes et bleus. Elle regarde les flammes consumer les petites constructions avec recueillement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une flaque de plastique fondu. Le feu prend au rideau et la fumée envoie des relents dans le salon du bas. Le père fait irruption pour étouffer les flammes. Elle reçoit une punition sévère. Elle continue à bâtir ses cabanes avec les cubes restants, après elle les démonte en plaçant les cubes côte à côte en forme de fragment.


Elle soupèse chaque cube d’un geste lent, appliqué. Elle ne sait pas que le père la regarde. Un soir, en rentrant de l’école, les cubes ont disparu de la chambre à coucher. Elle interroge les parents qui lui disent avoir retiré le jeu, de peur qu’elle recommence à mettre le feu. Malgré sa requête et son chagrin, les cubes rouges ne sont pas rendus. Et le temps passe, elle grandit, devient adulte, a oublié. Elle vit dans une métropole, souvent seule, quelquefois avec des amis. Elle a un travail alimentaire, caissière dans un magasin de bricolage. L’enseigne du magasin dépose le bilan, plus de travail à trente ans. Elle ne milite pas comme certains amis. Elle a toujours un geste lent, appliqué, caressant. La voilà dans la rue, corps parmi les corps au sein d’un défilé. En commun, on démonte les panneaux, on retire le bitume, les pavés apparaissent, en granit rouge. Elle est joyeuse, lente et appliquée. Elle aide à construire un muret en soulevant les pavés au fur et à mesure. Elle en soupèse un qui tient au creux de la main. Sa matière est lisse et luisante au soleil de midi. Avec calme, d’un mouvement ample, elle balance le pavé au loin et suit sa courbe dans l’espace. Projectile rouge.



XULFER

Soulèvement illustré


Le ciel se rapproche dangereusement des cheminées de béton qui dépassent des bâtiments et qui n’ont jamais fumé depuis la naissance au 22 de cette avenue, 50 mètres plus loin. Les cheminées ne font pas le poids et vont craquer, ou alors le ciel, le sol, les gens ou un truc du genre. Les gars du coin répètent «Quand ça part, ça part frère», ça cause. Petit on attendait l’orage lorsque que chacun des sens se hérissait en quête du point exact de crevaison des cieux. Désormais, privilège de l’âge, nous savons que ce ne sont pas que les orages qui crèvent puis éclatent mais les hommes, les mondes qu’on leur a fabriqué, les rôles écrits sur mesure et qu’ils s’entêtent à jouer faux, quand ils ne le sabotent pas délibérément. Une constellation déchue de bouteilles et gravats perlent du ciel tantôt masses sombres tantôt bleu au fil de leur chute, qui scintillent sous les gyrophares pour disparaître soudainement. Les boucliers se relèvent, les cous se tassent, et la constellation déchue faite de poussière d’éclats de villes et de douleurs en tout genre s’abat sur la rangée compacte qui frémit à peine. Presque simultanément, une marée de baskets déferle autour, fait vaciller l’abri qui protège, tandis qu’en face le polymère des matraques commence à battre la mesure au contact du polycarbonate des boucliers, savante chimie de la répression. Oreilles aplaties, queues basses battant la mesure, la bave au coin de la gueule de savoir que l’ordre tant attendu va


enfin venir, celui que le chenil attend depuis des heures, à macérer sous la tôle chauffée à blanc des camionnettes qui leur tiennent lieu de niches, frères de portées ou de promotion. De l’autre côté, ça bifurque, vif, zig zag, avance d’un pas pour en reculer de dix , pour revenir en choeur frapper, dur, précis, aigu, pour se disperser dans le courant d’air du chacun pour sa gueule, félin. Créer le décalage, briser les lignes. Comme lorsque les petits tapent la balle au quartier, dans un match perdu d’avance face un bloc qui se meut comme une horloge, il faut faire tourner, revenir en arrière quitte à jouer en appui, faire tourner la bête, ne pas se précipiter, attendre l’éclair de celui qui d’un coup de génie créera le désordre, brisera un rein sur une roulette ou d’un pavé en pleine poire, afin que l’équipe s’engouffre en masse sur la faille et tape le plus fort possible car Kairos n’attend pas et ne repasse jamais, du moins c’est ce que marmonne Taha à la baraque “Lorsqu’on est pauvre le salut vient de l’asymétrie, du pas de côté, une histoire à se muer en crabe”. La brochette sombre, que seuls accrochent les réverbères, gyrophares et poubelles enflammées, s’écarte le temps de faire place à la gueule du canon. Ridicule tant il ressemble à ceux des petits du coin, le fluo en moins, qui crachotent tant bien que mal des balles en mousses lorsque je déambule à portée. L’affaire est bien plus sérieuse désormais,


l’agent balance sa droite sans quitter le confort lâche de la meute. Un type s’effondre, il se relève tant bien que mal par ses propres moyens et reflue sur une jambe, bousculé par la nuée qui tente de remonter le courant. Le mur nuit se referme. Un matricule sautille derrière, disparaît, puis réapparaît en appui d’une main sur l’épaulière d’un collègue pour essayer de rendre une boule de pétanque à la foule. Ça tangue au dessus, va falloir se barrer et vite, trouver un abri, de préférence en hauteur, rentrer à la cabane directement, bris de verre suivi d’un crépitement, faut pas traîner. Explosion brève et étouffée, un coup d’oeil derrière sans ralentir la course, la camionnette est en feu, une sarabande aux accents de mascarade se met en place le temps de quelques pas endiablés autour de l’âtre, une grenade lacrymogène suivant une trajectoire tendue, presque horizontale vient frapper une cagoule rouge en pleine tête, puis explose au niveau du dos pour libérer un épais nuage de gaz. Les types refluent en désordre en abandonnant le blessé au sol, lequel voit fondre sur lui quatre flics en civil qui le tabassent brièvement avant de constater déçus, qu’il est déjà dans les vapes. Le cordon les rattrape et les absorbe, ils ont gagné 20 mètres. Des types restent sur le côté et filment avec leur téléphone, certains commentent ce qu’ils sont en train de filmer hilares, comme si filmer et gueuler était comme faire.


Un pressentiment, le temps d’un souffle, un début de manoeuvre d’esquive, trop lent, la pompe vient frapper le flanc gauche. Une roulade plus loin, chanceux, dans d’autres circonstances je me le serais fait comme il faut, on se reverra, parole d’Affrit ainsi que le vieux m’a baptisé. Ça détale et explose dans tous les sens, les oreilles rabattues ne me protègent pas de cette pétarade qui vrille les tympans, plus d’ouïe, plus de vue, et la navigation à la moustache se voit compromise par leurs foutus canons à flotte. Une sacrée moutarde qu’ils sont en train de nous monter là… zigzaguer toujours, rester en mouvement, rendre illisible la trajectoire, imprévisible le prochain coup. De l’autre côté on respire mieux, retrouver les sens. Des éclats de verres dégringolent de-ci de-là le long des uniformes, sur les bottes, faire gaffe à pas se faire piétiner, détaler, fixer le but, déployer les griffes un dixième de seconde au contact de l’écorce, arriver aux premières branches, progresser jusqu’à ce qu’elle plie puis d’un bond se déposer sur le haut de la devanture de la sandwicherie, pas le plus facile d’autant qu’habituellement, c’est l’accès via l’armoire électrique et la gouttière de la boulangerie qui est le plus pratique. “ Affrit viens là !” , Une nouvelle fois la troupe casquée dont il ne sort que la violence abrutie se fend et laisse apparaître le canon d’un lance grenades lacrymogènes,




le gringalet pose un genou au sol, on dirait un porte armure tellement il paraît insignifiant là-dessous , - “Affrit traîne pas là vient !” s’apprête à effectuer un nouveau tir tendu quand une bouteille enflammée vient exploser à ses pieds et le voilà qui tombe arrière gigotant actionnant malgré lui la gâchette, pas le temps ni le besoin de regarder l’engin ricocher dans le volet, mais les vibrations et le son m’indiquent que ce n’est pas passé loin cette fois. “ Espèces d’ânes endiablés vous voulez le tuer ou quoi ! “ Une dilatation de paupières plus tard se lancer pleine bourre, planer presque en rase motte, les cuisses arrières rattrapant les épaules, sentiment mêlé de puissance et de légèreté, basculer par dessus le bord de la fenêtre « On nous fait trembler de tous nos membres encore viables Affrit Bey ! Qu’est ce j’ai dû faire pour mériter cette malédiction …» Des tremblements de partout, un besoin de de me faire serrer contre un coeur d’homme. Lorsqu’il passe sa main le long du dos, ses tremblements me rassurent et ressortent de moi sous la forme d’un ronronnement fort et aimant, la transmutation du bon diable, comme le vieux le proclame à qui veut l’entendre. Taha agite le poing en direction des casques qui s’apprêtent à charger “alors comme ça y a plus assez de pauvres sur qui cogner donc on tire sur les chats ? Si vous en étiez dignes je vous le balancerais volontier à la face pour qu’il vous montre ! “


Le projecteur se braque, aveugle, par réflexe le vieux se baisse, le cadre derrière lequel la mère, frères, les sœurs, les oncles et tantes, cousines, nourrissons et vieillards, explose , puis c’est au tour de la lampe de chevet et enfin de la théière qui se répand sur le tapis, la balle de caoutchouc qui maintenant paraît inoffensive fini de rouler sur le lino de la cuisine. “ T’as quoi le barbu !?” depuis le trottoir, “ je t’encule le chauve, parole du berger à la tique !”, tance le vieux. Nous connaissons ce ton car nous avons la mémoire des soeurs et frères cramés vifs, fracassés à coup pierres, noyés dans les cours d’eau, balancés au fond des puits. Ce vieux est bon, mais difficile de s’empêcher de marquer un temps lorsqu’il appelle, afin d’évaluer s’il veut vraiment le bien ou s’il compte nous bouffer, cela s’est déjà vu… ce n’est qu’une fois que son impatience s’éteint et qu’on peut constater qu’elle ne se transforme pas en rage et qu’il se détourne de nous pour vaquer à sa vie, qu’on se décide à frôler sa jambe et à se laisser caresser et plus rarement soulever de terre, auquel cas rétracter les pattes contre lui afin de trouver des appuis en cas de danger. “Remontre ta tête pour voir” Taha rampe parmi les bris de verres en direction de la chambre tout en marmonnant des trucs au sol. “Merde”, il s’est entaillé l’avant bras, du sang goutte. Sans précipitation quitter le perchoir, prenant garde à ne poser la patte que sur des portions saines de sol.


C’est un goût rare que le sang des justes. “Allez reviens y un coup, y t’arriveras rien c’est promis ! Petit petit petit tss tss …” Cette voix rigolarde branchée sur la fréquence de l’ignoble rappelle celle utilisée par le père du “patron” de la boucherie qui jouxte le tabac, “à l’époque nous on savait quoi en faire du côté de Melouza on les emmenait au bois, ça mouftait pas” à l’adresse de Didier le buraliste, lequel répondait “peut être, je m’en branle”. Une sale mayonnaise qui tourne dehors. Dix ans d’âge, un whisky de luxe pour vos riches, un âge crétin pour vos vieux, le début de la sagesse pour ceux qui vous observent depuis 2000 ans. Taha émerge à quatres pattes, intrigué de se retrouver des années plus tard, la cible bien malgré lui de projectiles diverses et variés tirés par le Gouvernement, comme si ce dernier n’avait jamais véritablement cessé de le traquer depuis Damiatt. La rangée proprette se désagrège et l’on crache désormais à tir tendu, à hauteur de torse, dans toutes les directions. La troupe a peur et charge tout azimut et Taha sait que c’est le moment. Celui où le vigile d’Etat crève de trouille et fait feu, bien qu’à l’époque sur la place… le peuple était fauché non par des gaz, coups de matraques et autre canons à eau mais par des balles de métal soigneusement chemisées, tirées par des hordes ahuries aux rangers dépareillées. Et Taha est partagé par l’apparente vacuité de la scène à laquelle il assiste impuissant et ses tripes qui le remuent.


Ça le travaille sec, ce hurlement qui se formule lorsqu’il ne trouve pas les mots qu’on lui confisque. La trahison de Gamal annonçant la victoire en 67 alors que l’aviation était réduite à néant, la trahison d’Amer comme quoi l’armée était prête, la trahison générale au genre humain de quelque côté qu’on se place. Toujours au ras du sol il pousse les deux vieilles enceintes, met la chaîne Hi-Fi sous tension, tournée vers la fenêtre, monte le volume au maximum et appuie sur lecture, pleure doucement assis contre le mur sans savoir si ce sont des larmes de joies ou de nostalgies. Et tandis qu’en bas les rangées de casques lancent la dernière charge pour disperser les derniers irréductibles et terminer le boulot avec ceux dont les blessures empêchent de fuir, retentit dans la nuit les mots d’Ahmad Foued Negm brandis par Cheikh Imam :


Erige tes palais, sur les terres fertiles, avec notre sueur et le labeur de nos mains, Les tavernes à côté des usines Et la prison à la place du jardin Lâche tes chiens dans nos rues, Verrouille tes geôles sur nous, Ôte nous le sommeil jusqu’en nos paillasses Et voilà Nous avons assez dormi Fais nous encore souffrir, Nous avons assez subi Et nous connaissons Les causes de nos plaies Nous avons trouvé notre esprit, Et nous nous sommes trouvés Ouvriers, paysans, étudiants Notre heure a sonné Désormais avançons Nous sommes sur un chemin sans retour La victoire est proche de nos yeux La victoire est à portée de nos mains


Au petit matin, tandis que Taha regarde par la fenêtre Olivier et Didier ouvrir le tabac. Il allume sa télé sur BOURSE FM TV pour connaître l’ordre d’arrivée du grand prix mais le quartier fait la une : «… Oui Anne-Sophie, je suis sur place, tout est calme désormais et les employés de la ville nettoient ce qu’il reste d’une émeute islamiste comme en témoignent ces images où l’on entend clairement des chants religieux émanant des fenêtres de la cité.


sans titre J’avais laissé se perdre ma route, embrumée par les appels malfaisants des mondes putrides, désorientée par les liqueurs multi-poisons que l’on consomme par peur du rejet comme une vague ignorée par la roche égoïste des ambitions fanées, égarée parmi des hommes et des femmes de non vie baignant mollement dans le spectacle de leur propre disparition et de l’illusion de leur être, éclairés par les néons sales des vitrines malfamées, pénétrés jusque dans leur moelle par les marchandises infinies de l’ordre et de l’ordure, J’étais en catatonie, en inertie, le gouvernail abandonné, Je, tournais, en cercle vicieux, les rêves coupés sous le pied, un tour cru et qui avait la direction d une chute, au fond de moi-même, survivait un Je ne sais quoi de larmes et de refus, d’inadaptation, Je l’ai écouté distraitement puis J’ai sauté dans


le vide J’ai décidé d’être fille de la Première et de moi-même J’ai suivi une autre Histoire, un chemin ignoré où déferle les hurlements des brûlées, des violées, les suffocations des noyées, la plainte des désirs voilés, et mêmement, les cris de celles qui enfantent, la douceur de la guérison, le chant et la joie de celles qui ont élu leur cap mon arbre au cœur noir remonte loin, très loin, parmi les lignées populeuses et libres toute la violence nous l’avons prise en plein corps donc l’air sauvage que nous respirons nous inspire, hé ! , que veux-tu? nées au loin de la tendresse, perdues pour l’insouciance, plongées dans l’absence de bienveillance, percées des métals de la misère et des coups,


brisées, on est peu au fait des questions de conciliation Je suis fille de l’Indomptée et de moi-même j’ai appris à danser l’élémentaire mouvement qui n’accepte pas que « Je » se trouve en dessous des ordres, à reconnaître les signes et signales de moi-même et de celle qui a balisé le trajet vers la joie de redevenir danseuse de l’intention, de l’invention, à vivre comme au premier jour du passage sur l’Ici-bas, à lire les liens tissés des forces invisibles, racines et plantes, étoiles et cimes, esprits et gestes, et à les assembler aucune carte aucune boussole aucune constellation ne guidera tes pas à nos logis, désertés, les lieux trop communs ou bien parfaitement camouflés, on fait profusion de désastres, provisions de linges noirs, on garde la chair et on jette les os, et selon les règles de la Niña, on observe à l’écart, prêtes à se jeter comme valsent


les acrobates et, les massacres de nos amours aux murs, la passion, le chagrin nous ont rendu spectrales, nos mains pâles protègent le reste et l’espoir, la soif Nos bouches dorées entrouvertes fument parfums et poisons; dans nos charmes, on trouve la résolution du végétal recouvrant métal et bitume la complicité des racines et des cimes la substance surgie de l’échange du rêve et du réel les couleurs favorites de l’Ouest la geste et les mots de Lucy Parsons, de Sakine et de toutes nos parentes le souffle des tempêtes emportant les peurs la nonchalance du chat et la danse du cobra le rêve des cactus, la beauté fascinante de Nos courbes Je suis fille de l’Insatiable et de moi-même Celle aux cheveux flammèches d’or et Celle au


désir clair m’ont offert le fruit de leur sagesse mêlée de flamme et de liquide, de menthe et de glace, par trois fois, la gorge en feu, par trois fois, la gorge en glace, comme l’acide dessine l’image esquissée sur la tendresse et la lisseté des trames, mon moi est, apparu, net, quelques instants, comme la glace garde la volonté et le recueillement, Je n’ai plus oublié ; et la danse a commencé, au cœur des forêts, au milieu des abysses et de l’air, j’ai entendu la joie m’accueillir ; les caresses frissonnants mes sens comme le vent l’océan pendant les tempêtes, tandis que des rythmes sourds guidaient mes pieds, que des sons stridents m’ouvraient l’esprit, une symphonie de cascades fraîches et revigorantes, chaudes et lascives m’enveloppaient, tournoyant sous la Lune, ouverte, les langues et les doigts me chantaient l’alphabet nouveau du Plaisir et de la Vie ; la Lune, témoin de la naissance de son nouvel enfant, pulsation de sèves et de sang, futur amour, et chaque fois que Je me disperse, le souvenir de cette nuit me ramène à la concentration et à l’Office à accomplir, Je suis fille de l’Infidèle et de moi-même



Haut et court Marié ou pendu avant la fin de l’année. Expression française

Madame Soprano n’aimait plus son mari depuis longtemps. Sa conversation était devenue sans intérêt ; sa peau terne était désormais sèche comme du calque ; avec le temps, il s’était mis à loucher, ce qui lui donnait un air simplet de comique troupier. Ses cheveux se faisaient rares et sa joue appelait la gifle. Il était moqué de tous pour sa faiblesse, comme pour ses manies ridicules de collectionneur d’étiquettes de boîtes de conserve. C’était un petit percepteur à lunettes, dont on raillait la ringardise : de nos jours, qui portait encore des cravates en tricot comme les siennes ? Ce matin, elle faisait justement le nœud d’une de ses lavallières, juchée sur la pointe des pieds. Il était grand et efflanqué, elle beaucoup plus petite : il la surnommait « Lilliput ». Elle n’aimait pas ce surnom, qui dans sa bouche sonnait comme une grossièreté. Elle serra la boucle plus fort que d’habitude, à bout de bras, pour l’étrangler. Il ne réagit pas. Agrippant brutalement le ruban de soie, elle fut surprise de parvenir sans effort à l’étouffer. « C’est moins difficile que je ne l’aurais imaginé », songea-telle satisfaite. Son mari ne se défendit pas du


tout : il se laissa tordre le cou sans remuer. Elle tirait la cravate vers le haut en singeant une corde de gibet. Toujours debout, plutôt que de chanceler, il resta figé, droit comme un I. Les bras en l’air, madame Soprano paraissait flotter telle une fée suspendue au morceau de tissu, presque en lévitation. C’était une assomption ! Les pieds touchant à peine le sol, sur le bout des orteils, elle était plaquée au plastron du gilet de son époux quand elle l’entendit murmurer dans un râle, au moment de son agonie : « Tu te pends enfin à mon cou... » Il l’avait soulevée sans qu’elle s’en rendît compte, et lui serrait à présent le cou d’une main ferme. Elle agitait ses pieds dans le vide ; il serra plus fort encore. Ses sandales glissèrent quand elle expira, asphyxiée, en soupirant : « Je te hais... » Avant de succomber à l’étranglement de sa cravate, son mari eut tout juste le temps de lui répondre : « Je t’aime… » — et ne lui survécut pas plus d’un instant.


La ville des fous

La ville appartient aux fous. Les métropoles sont leur terrain de prédilection. Leur peuple en détient les clés et les plans. Diaspora en exil. Nulle part et partout chez eux. Déracinés de l’intérieur. Vidés d’eux-mêmes. Leurs yeux vides pleins de colère contre un dieu qui n’existe pas. Ils marchent et marchent encore d’un bout à l’autre de la ville, arpentant les avenues, prenant des raccourcis par les ruelles, faisant de longs détours sans raison apparente, rejoignant les boulevards, trainant leurs carcasses vides du côté des gares à l’affût d’un train en partance. Leur pas n’est pas le même que celui des autres : quelque chose trahit leur décalage dans la foule des touristes, la cohorte des locaux. Une démarche saccadée, des gestes brusques, une urgence désordonnée, une hâte sans cause. Ils effraient les passants de leurs invectives. Parfois, mais pas souvent, ils font rire les enfants. Ombres grisâtres, se fondant dans les murs, ils réapparaissent dans un cri sur un trottoir sale, faisant aboyer les chiens.


Elle : petite, brune, cheveux longs en bataille, frange lui tombant sur les yeux, énervée. Solitude en bandoulière, colère en étandard, elle marche vite, ralentit brusquement, s’arrête, repart, remonte la rue, la redescend, la remonte, la redescend, sans but particulier. Le trajet est sa destination. Elle revient toujours à son point de départ, quels que soient les obstacles invisibles rencontrés sur son parcours, elle tourne en rond. Pourtant elle ne reconnait plus le décor et son regard reflète la panique d’une femme perdue. Les passants croient qu’elle parle toute seule : ils se trompent, elle s’adresse à l’humanité toute entière. La folle lance l’alerte de sa voix profonde et rauque, presque masculine, presque animale : la fin est approche annonce-t-elle, malheur à ceux qui l’ignorent ! Le peuple des fous se presse en masse à chaque coin de rue, préfigurant notre avenir de mortsvivants dans la ville sans sommeil.


Si tu sens que tu dois prendre la route, si tu sens que tu dois dépasser ta zone, si tu sens que ton personnage veut s’échapper, si tu sens son poing dans ta face, si tu veux chahuter des lecteurs, si t’as des choses à dire, des histoires à raconter, si t’as besoin d’un abri, envoie tes écrits :

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criés, expulsés, aboyés, soufflés, incisifs, noirs

silencieux


«tout peut crier» P.P.


crédits Logo Hazard Zone : Hartdesign Illustration couverture : Olivia HB Texte quatrième : Nicolas Montzamir Illustration édito : Antonin Gagnant Illustrations int. : Ana Minski (Refflux) et Pauline Billet Auteurs par ordre d’apparition : Benjamin Fouché Arnaud Forgeron Khalid EL Morabethi Alexandra Estiot Maxime Deprick Paul Massanero Nicolas Montzamir Paul Carenco Patrick Boutin Marianne Desroziers Impression : comme on peut tavu Contact : hazardzone.editions@gmail.com https://www.facebook.com/pages/Hazard-Zone/835224186537846 https://hazardzoneeditions.wixsite.com /abridedition


“ L o r s q u ’o n e s t p a u v r e l e s a l u t v i e n t d e l ’a s y m é t r i e , d u p a s de côté, une histoire à se muer en c r a b e .”


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