L'autre vol.10/3

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Cliniques, cultures et sociétés REVUE TRANSCULTURELLE

2009, Volume 10, N°3

ÉDITORIAL Mémoire de l’esclavage

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ENTRETIEN AVEC MARCEL GAUCHET Donner du sens aux différences

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Claire MESTRE, Taïeb FERRADJI

Par Marie Rose MORO, François GIRAUD

DOSSIER : CORPS SOUMIS, CORPS REBELLES coordonné par Thierry BAUBET

L’épilepsie au Mali : corps, maladie et récit

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Quand la divergence devient exclusion : perceptions des châtiments corporels par les parents et les adolescents immigrants

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Le voile en Iran : la construction d’une nouvelle identité féminine

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« Dieu maudisse celui qui t’a lancé ce regard ». Une ethnographie des soins du mauvais œil dans les familles maghrébines de France

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Sophie ARBORIO

Ghayda HASSAN, Cécile ROUSSEAU

Estelle WALLON, Naoual DERGHAL-HAMMOUDI

Slimane TOUHAMI

ARTICLES ORIGINAUX Rêve et contre-transfert en ethnopsy : le thérapeute « métissé »

327

Danièle PIERRE

Violence politique, migration forcée, trauma et reconstruction chez les Kurdes de Turquie

333

Zübeyit GÜN

NOTES DE RECHERCHE Positions interculturelles du chercheur dans la construction de la méthodologie : à propos d’une recherche en France et au Québec

339

Min-Sung KIM

L’enfant migrant à l’école : intégration psychique du vécu migratoire Julien ROCHER

343


Illustration de couverture créée par Anna et Elena Balbusso

Directeur de la publication : Allan GEOFFROY Directrice scientifique : Marie Rose MORO Rédacteurs en chef : Thierry BAUBET, Taïeb FERRADJI, François GIRAUD, Claire MESTRE Comité de rédaction : Tahar ABBAL, Hélène ASENSI, Julie AZOULAY, Malika BENNABI, Stéphane BOUSSAT, Daniel DERIVOIS, Elisabeth DO, Patrick FERMI, Michèle FIÉLOUX, Marion GÉRY, Myriam HARLEAUX,

Felicia

BACHE,

Christian

Jean-Baptiste

HEIDENREICH, LACHAL,

LOUBEYRE,

Jacques Héloïse

Lucette

LA-

LOMBARD, MARICHEZ,

Yoram MOUCHENIK, Lisa OUSS-RYNGAERT, Danièle PIERRE, Benoit QUIROT, Alejandro ROJAS-URREGO,

L’AUTRE MAGAZINE IMPRESSIONS PORTRAIT Mathieu Pernot, portrait d’un chercheur de mémoire

Dominique ROLLAND, Sophia SELOD, Leticia SOLIS, Olivier TAIEB, Saskia von OVERBECK OTTINO

346

Alban BENSA, Alain BENTOLILA, Gilles BIBEAU, Alain

347

BLANCHET, Doris BONNET, Michel BOTBOL, Abdelwahab BOUHDIBA, Michel BOUSSAT, Salvador CELIA, René COLLIGNON, Ellen CORIN, Boris CYRULNIK, Alberto EIGUER, Marcelle GEBER, Maurice GODELIER, Bernard GOLSE, Antoine GUEDENEY, Momar GUEYE, Françoise HÉRITIER, Baba KOUMARÉ, Suzanne LAL-

350

LEMAND, Jon LANGE, François LAPLANTINE, Serge LEBOVICI, Michel LEMAY, Marsha LEVY WARREN, Jean MALAURIE, Martin Jesus MALDONADO-DURÁN, Jacqueline RABAIN-JAMIN, Jean-Jacques RASSIAL,

Stefan MOAL

VOYAGES DES CRÉATEURS La substance de l’art

AGOSSOU, Marc AUGÉ, Lionel BAILLY, Armando BARRIGUETE, Patrick BAUDRY, Esther BENBASSA,

Marion GÉRY

DÉBAT Des écoles bilingues breton-français ? Oui. Breto-centriques : non !

Comité scientifique : Jean-François ALLILAIRE, Thérèse

Cécile ROUSSEAU, Carolyn SARGENT, Jérôme VALLUY, Andras ZEMPLÉNI

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Traducteurs : Wilmer HERNANDEZ-ARIZA, Gema ZURITA-GOMEZ, Marie MORO (espagnol), Anne-Charlotte

Marion GÉRY

CHAPUT (anglais), Felicia HEIDENREICH (anglais), Fran-

NOTES DE TERRAIN Avant-propos

Secrétaire de rédaction : Thierry BAUBET

çois GIRAUD (anglais, espagnol)

357

Étienne FÉAU

Le Kimuntu, source de la sagesse Kongo Olivier BIDOUNGA

359

369

Aurélia PICQ, Arnaud VEÏSSE

REVUE DE PRESSE Tintin, Grégoire et la maman d’Obama François GIRAUD

E-mail : revue.lautre@laposte.net Assistantes

de

rédaction :

Stéphanie

BRUNEAU,

Mise en pages : Jean CORRÉARD

La vie moderne RENCONTRE Trente ans de Comede, à la santé de l’exil

Tél.: (33) 01 48 95 54 71/75, Fax : (33) 01 48 95 59 70

Sophie WERY

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Marion GÉRY

Revue L’autre, Service de Psychopathologie, Hôpital Avicenne, 125 rue de Stalingrad, F93009 Bobigny cedex.

IMAGES Valse avec Bachir Dominique ROLLAND

Communication : Héloïse MARICHEZ

Indexation : Les articles publiés dans L’autre sont indexés dans les bases suivantes : Anthropological Index Online (Royal Anthropological Institute, British Museum, Royaume-Uni) ; Bibliothèque Sigmund Freud (Société Psychanalytique de Paris, France) ; FRANCIS (INIST/CNRS, France) ; IBSS : International Bibliography of Social Sciences (The London School of Economics and Political Science, Royaume-Uni) ; PASCAL

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(INIST/CNRS, France) ; PILOTS Database (National Center for PTSD, USA). Abonnements : vous trouverez le bulletin d’abonnement à la fin de ce numéro Éditeur : LA PENSÉE SAUVAGE, BP 141,

373

12 Place Notre Dame, F-38002 Grenoble cedex. Tél. (33) 04 76 42 09 37 - Fax : (33) 04 76 42 09 32 E-mail : lapenseesauvage@free.fr

LIVRES

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INFORMATIONS

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Numéro publié avec le soutien du l’ACSÉ et de l’AIEP. © 2009, Eds La pensée sauvage. Tous droits réservés ISSN 1626-5378 - ISBN 978 2 85919 257 0

www.revuelautre.com


ÉDITORIAL

Mémoire de l’esclavage Claire Mestre Association Mana, Bordeaux Taïeb Ferradji Hôpital Avicenne, Bobigny Claire Mestre est psychiatre au CHU de Bordeaux et anthropologue, présidente de l’Association Mana, 86 cours d’Albret, 33000 Bordeaux. E-mail : claire.mestre@chu-bordeaux.fr Taïeb Ferradji est psychiatre dans le service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, psychiatrie générale et addictions où il dirige la Maison des adolescents, Hôpital Avicenne (AP-HP), 125 rue de Stalingrad, 93009 Bobigny cedex. E-mail : taieb.ferradji@avc.aphp.fr

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N°364, mai 2009.

Écrivain, ayant à la demande de la Mairie de Bordeaux, remis un rapport en 2006, fruit des travaux du comité de réflexion et de propositions sur la traite des Noirs à Bordeaux. 2

B

ordeaux a été choisie pour accompagné ce combat, celle de être la ville de la commé- Christiane Taubira notamment. moration nationale offi- Ensuite, on a murmuré que les cielle de l’esclavage, de la traite voix associatives n’avaient pas négrière et de leur abolition. Le été invitées à s’exprimer… Point dimanche 10 mai 2009, Alain de « minorités visibles » ainsi Juppé, maire de Bordeaux, et le dans les discours officiels pour représentant de l’État français en ce grand moment, ni d’échanges la personne de Madame Alliot- « transculturels ». Il ne s’agit pas Marie ont inauguré un nouvel à proprement parler de volonté de espace permadiscr imination nent au Musée mais bien plutôt LA MÉMOIRE ET L’HISTOIRE d’Aquitaine, déd’une configuSONT AU CENTRE DE dié au passé de ration qui reflète RAPPORTS DE FORCE. Bordeaux lié à les enjeux qui la traite négrière. demeurent et les Bordeaux « l’oublieuse » (Diallo confrontations qui persistent. 2009) aura donc répondu à l’ap- Ainsi dans le Bordeaux magapel des associations qui depuis zine1, magazine d’information de dix ans ont bataillé pour que cette la mairie de Bordeaux consacré mémoire soit reconnue. Cette ba- à cet événement, on relève la votaille n’a pas été sans douleur, lonté indéfectible d’Alain Juppé ni sans rebondissement… Mais de s’inscrire dans une politique il importe désormais d’observer de « juste mémoire » et pourtant comment Bordeaux se réaccapare de ne citer que les protagonistes l’histoire et quels sont les enjeux officiels qui l’ont accompagné, qui demeurent. Dès l’inaugura- comme Denis Tillinac2, sans jation, certaines personnalités se mais citer les associations qui sont étonnées de l’absence de l’ont contraint à cet engagement. prise de parole des personnali- Le « nous » arboré dans cette trités qui ont jalonné ce parcours et bune ne rassemble donc pas toutes

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ÉDITORIAL les forces politiques et citoyennes. Afriscope3, consacré également à cet événement rétablit fort heureusement la part active du travail associatif bordelais dans cet aboutissement. Cet exemple démontre s’il en était besoin comment la mémoire et l’histoire sont au centre de rapports de force, avec d’un côté une volonté des officiels de participer à un mouvement national et mondial de commémoration, en s’en appropriant les retombées positives et le combat dans les coulisses des associations militantes. On sait que la visite en 2008 de l’International Slavery Museum à Liverpool a probablement définitivement convaincu le maire de Bordeaux de faire rentrer sa belle ville dans un travail de réflexion et de répondre en partie positivement aux propositions associatives… avec cependant un luxe de précaution. Il n’était en effet pas question de culpabiliser les Bordelais, ni d’entacher la réputation de Bordeaux, prestigieuse ville du « patrimoine de l’Unesco ». L’exposition des quatre salles du Musée d’Aquitaine, soit 800 m 2, est le fruit de cette volonté de prudence, mais aussi de précision. Le découpage de l’exposition, son matériel et sa mise en scène font ainsi entrer un pan entier de l’histoire de Bordeaux dans une représentation officielle. Et l’on découvre les ressorts de la richesse de Bordeaux à partir du XVIIIème siècle, les rapports « esclavagistes » de Bordeaux et des Antilles, l’impor-

tance du sucre dans la dynamique mondiale de l’exploitation humaine. La quatrième salle est une tentative de montrer l’importance des héritages contemporains de ce passé sur l’apparition des métissages mais aussi du racisme.

que Bordeaux (et la France) peut avoir d’elle-même. Cependant, le combat pour la mémoire de ceux qui revendiquent une place dans la société française, les Antillais et les Africains descendants d’esclaves, n’est pas achevé4 car il ne

Le résultat est intéressant mais laisse interrogateur. Car il semblerait bien que la mémoire revendiquée des associations migrantes de Bordeaux n’y trouve pas totalement sa traduction. C’est pourquoi

peut s’arrêter dans les images fixées d’une histoire désormais officielle. Cet événement-là est à l’image de la dynamique de la mémoire des migrants de France en général : vivante mais pas aboutie. Comment peut-il en être autrement ne peut-on s’empêcher de dire quand on pense, au-delà des populations migrantes, à l’actualité de la plupart sinon de la totalité des pays africains, ces anciennes colonies qui n’en finissent pas de solder les effets d’une mémoire qui concourt à

NOUS SOMMES TOUJOURS INTERPELLÉS PAR LES EFFETS […] DES CONFLITS MÉMORIELS DE PART ET D’AUTRE DE LA MÉDITERRANÉE. cet événement de commémoration ainsi que l’ouverture de ces salles sont une avancée très importante et précieuse dans la représentation

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N°11, mai-juin-juillet 2009

Voir à ce propos l’article de Mestre & Moro (2007). 4

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ÉDITORIAL alimenter la violence et répète le traumatisme à force d’être tronquée et manipulée ! L’injonction de Freud « N’oubliez pas l’oubli ! » prend ici tout son sens et nous rappelle que ce que nous observons et vivons aujourd’hui est indissociable de cet héritage, plonge ses racines loin dans l’histoire et ne doit pas nous faire oublier que, pendant très longtemps, le continent africain a été un espace sans voix propre, en qui il pût se reconnaître comme tel ou se mêler aux autres. À cet égard, la guerre d’Algérie occupe une place à part qui, parfois, occulte tout le reste. La puissance, qui pendant des siècles a participé à l’organisation de la traite, puis à celle de la colonisation, parlait pour les peuples colonisés. C’était presque toujours la voix de l’imposture, mais la chape de silence qui pesait sur eux, il n’y eut longtemps aucune possibilité matérielle de la lever, puisqu’elle n’était qu’une forme de l’asservissement colonial et que pour la supprimer il fallait en même temps supprimer toutes les autres. Il fallait en particulier que le processus de libération politique fût mené à son terme. Franz Fanon, en héritier de Tosquelles et des révolutionnaires espagnols, n’a fait que forcer le trait dans Les damnés de la terre quand il écrit : « La vérité est que la colonisation, dans son essence, se présentait déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques. Dans différents travaux scientifiques, nous avons […] attiré l’attention des psychiatres français et internationaux sur la difficulté qu’il y avait à “guérir” correctement un colonisé, c’est-à-dire à le rendre homogène de part en part à un milieu social de type colonial.

Parce qu’il est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité, le colonialisme accule le peuple dominé à se poser constamment la question : “Qui suis-je en réalité ? ”… Aujourd’hui, la guerre de libération nationale que mène le peuple algérien… parce qu’elle est totale chez le peuple, est devenue un terrain favorable à l’éclosion de troubles mentaux… ». Si on est heureusement loin de ce qu’écrivait Fanon il y a cinquante ans, nous sommes toujours interpellés par les effets à la fois directs et indirects des conflits mémoriels de part et d’autre de la Méditerranée, ainsi que par leurs conséquences sur la santé des populations migrantes. À ne pas créer les conditions nécessaires à un travail de mémoire apaisé, on prend le risque d’un durcissement de celle-ci et d’une amplification qui s’apparenterait alors à une authentique répétition traumatique. C’est un véritable enjeu éthique et collectif qui relève aussi d’une démarche de prévention !

Références bibliographiques

Diallo K. Bordeaux, l’oublieuse. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2009 ; 8(1) : 109-17. Mestre C, Moro MR. La France raciste ? L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2007 ; 8(2) : 271-6.

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ENTRETIEN Animateur depuis presque trente ans avec Pierre Nora de la revue Le Débat, le philosophe Marcel Gauchet est devenu un des protagonistes majeurs des controverses contemporaines. Ses ouvrages les plus importants, La pratique de l’esprit humain (1980), Le désenchantement du monde (1985), La révolution des droits de l’homme (1989) et, aujourd’hui, L’avenir de la démocratie (2007), interrogent l’évolution de la modernité, en particulier les questions soulevées par le développement de la sécularisation, de l’individualisme démocratique et par leurs

Donner du sens aux différences

Entretien avec Marcel GAUCHET par Marie Rose MORO, François GIRAUD

conséquences sur la fragilisation du lien social. Ses multiples interventions manifestent un esprit qui se veut lucide, désillusionné et sans concession, mais dont le pessimisme apparent est toujours modéré par un humour souvent ravageur. Il ne dissimule jamais un engagement constant pour faire progresser la Cité et, dans la lignée d’un Tocqueville ou d’un Benjamin Constant, pour approfondir la réflexion sur l’école, la famille ou la vie politique. Il s’agit de trouver la résolution positive et patiente des contradictions actuelles de la démocratie.

L’autre : Quel est l’esprit de vos engagements ? Marcel Gauchet (MG) : Le mot d’engagement mérite d’être manié avec précaution parce qu’il a un passé chargé. Je l’assume tout à fait. En ce qui me concerne, je suis engagé mais c’est un engagement d’un genre particulier puisque, par opposition au passé

politique qui a fait la fortune de cette expression, c’est un engagement intellectuel. Il repose sur un principe très simple : les décisions en démocratie, les décisions publiques, choix collectifs, gagnent toujours à être effectués le plus en connaissance de cause possible. Donc je ne crois pas aux experts, de quelque bord qu’ils soient. Je crois, en revanche, à

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ENTRETIEN DONNER DU SENS AUX DIFFÉRENCES une réflexion générale à l’usage des citoyens qui veulent faire l’effort de s’éclairer sur les choix fondamentaux ouverts à la cité. C’est dans cet esprit-là que je travaille, à l’intersection du monde universitaire qui est le producteur principal de savoir, et du public général qui n’est pas un public de techniciens ou de spécialistes. C’est la ligne constante que nous avons essayée de suivre au Débat et c’est la formule à laquelle je suis personnellement très attaché pour mon propre travail. L’autre : Un savoir, on va dire, qui revient à tous ? MG : Dans toute la mesure du possible, la difficulté évidente étant de le rendre accessible sans le massacrer, sans le trivialiser. C’est pourquoi, je déteste personnellement l’expression de « vulgarisation », qui a sa pertinence dans des matières scientifiques où il désigne tout simplement la possibilité de parler de choses qui s’expriment normalement dans un langage formalisé, dans un langage naturel. Mais pour les choses humaines et sociales dont nous parlons, je pense qu’un langage exigeant mais accessible, qui ne trahit rien du fond mais se préoccupe d’être compris, est la bonne formule. L’autre : Vous avez beaucoup travaillé, ce qui évidemment intéresse notre revue, à l’intersection de la clinique et de la société, sur le statut de l’enfant dans le monde occidental où il est rare et précieux. Ce qui, à vos yeux, le fragilise et rend la construction de la parentalité complexe. Dans un de vos textes, vous avez fait du soutien à la parentalité un des défis du XXIème siècle, pourquoi ?

MG : Il faut que j’apporte une précision préliminaire sur la nature de mon intérêt pour ce problème de l’enfance. Je travaille avec des cliniciens mais mon angle d’attaque est différent. Ce sont les problèmes de l’éducation qui m’ont amené à la question de l’enfant. Pour comprendre les problèmes actuels du monde éducatif, on ne peut pas se contenter de regarder les programmes ou le statut des maîtres. C’est très respectable, mais il y a un amont qui est décisif, à savoir l’évolution du statut de l’enfant et au-delà de l’enfant, l’articulation de la famille et de l’institution éducative. C’est là que les choses se passent pour le principal. C’est donc dans cette perspective que j’ai été amené à poser des questions à des cliniciens. Nous sommes dans un monde un peu fou où on a d’un côté des psy, de l’autre des éducateurs, qui se rencontrent très peu, se renvoient la balle, en pratique, mais qui n’essaient pas, ou très peu, de réfléchir ensemble sur la nature des questions auxquelles ils sont confrontés. C’est ce que j’ai essayé de faire à ma façon en ramenant dans le champ éducatif une préoccupation de type anthropologique et psychanalytique qui en est trop souvent absente. Avec mes collègues qui s’occupent eux des problèmes d’éducation en première ligne – je tiens beaucoup à ce contrôle des personnes de l’art pour éviter les divagations intempestives – nous nous sommes aventurés dans ce domaine. Ce qui nous a frappés, en croisant les témoignages d’enseignants et l’analyse des questions qui se posent dans l’école d’aujourd’hui, c’est l’immense désarroi des parents. Ils se trouvent dans une situation très originale dont il

faut bien mesurer le poids. Ils s’inscrivent spontanément dans le cadre d’une famille dés-institutionnalisée, je veux dire par là tout simplement une famille qui n’est plus tenue pour une unité socialement contraignante de fabrication de l’ordre collectif. La famille, tout le monde le sait aujourd’hui, est d’abord un lien affectif, même s’il reste économique, où chacun des partenaires essaie d’épanouir sa personne et de trouver la satisfaction de ses besoins affectifs. Or la famille fabrique des enfants et les enfants sont destinés à s’insérer dans la société. C’est là que commence la grande question de la famille d’aujourd’hui. Les parents savent aimer leurs enfants, ce qui n’est pas très difficile, ils savent s’en occuper au quotidien mais ils sont complètement désemparés devant ce qui relève des tâches de socialisation au sens lourd, c’est-à-dire la fabrication de petits êtres pour la société, non pas simplement l’adaptation à l’existence avec les autres, ce qui est important mais se fait assez naturellement. C’est sur l’école qu’est transférée cette tâche. Or elle doit l’accomplir, étant donné ce qu’est la famille dans un climat de contentieux. Ce contentieux larvé entre famille et institution éducative est un des nœuds de nos problèmes les plus profonds. Les bonnes paroles ministérielles sont sans doute nécessaires, elles ne mangent pas de pain mais elles ne produisent aucun effet puisqu’elles ne reposent sur aucune analyse de la nature du problème. L’enjeu, c’est la socialisation vis-à-vis de laquelle les parents ont une attitude extrêmement ambiguë. Ils sont à la fois demandeurs et contestataires de l’école : « Faites ce qu’on ne sait pas faire ». Mais de

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ENTRETIEN L’autre côté, ils tendent à récuser les contraintes de la socialisation et l’anonymat qui est le lot de toute institution, même l’institution scolaire qui travaille en petit groupe : « Vous ne respectez pas l’individualité de mon gamin ». Il est indispensable de mettre cette difficulté sur la place publique. Sinon on va rester dans cette situation de blocage qui n’a aucun motif spontané de se débloquer. L’autre : Alors, il y a ce conflit entre la famille et l’école, dont on voit bien les enjeux politiques. Vous semblez aussi très sensible à la difficulté particulière des pères, à la construction « d’être père », à comment on est père aujourd’hui. Cela semble être pour vous quelque chose finalement de plus complexe que la construction d’être mère aujourd’hui. MG : Oui, je crois qu’il faut commencer par le commencement et repartir de l’école. Ce qui est plus difficile aujourd’hui, c’est d’être mâle, tout simplement. Cela commence très petit. Je crois qu’un des grands problèmes de l’école qui est tabou, mais qu’il faut lever, c’est la crise de la masculinité qui a sa traduction massive dans le différentiel de performance entre les garçons et les filles. Aujourd’hui, ce sont les filles qui réussissent à l’école et les garçons qui posent les pires problèmes, purs et simples, d’inexistence scolaire. Ce n’est même pas une question de mauvais résultats, c’est qu’ils n’en sont pas, ils ne veulent pas en être. Il y a une sorte d’attitude masculine très problématique qui, par exemple, dans des pays comme le Canada, a fait l’objet d’une réflexion publique un peu plus pertinente avec des solutions pas toujours

intelligentes à mon avis : amener un tank dans la cour de l’école pour que les garçons se sentent plus virils… CE QUI EST PLUS DIFFICILE AUJOURD’HUI, C’EST D’ÊTRE MÂLE, TOUT SIMPLEMENT. CELA COMMENCE TRÈS PETIT. L’autre : S’identifient ? MG : Oui, mais je ne suis pas sûr que cela soit très éblouissant… Il y a cependant un vrai problème posé et je crois qu’il le faut. C’est très compliqué puisqu’après tout on n’en voit pas directement les raisons. Le phénomène a sa traduction chez les adolescents dans leur choix d’orientation qui va avoir des effets incalculables en terme civilisationnel : les garçons désertent le champ culturel et choisissent massivement le champ économique. La culture dans vingt ou trente ans, dans une société, sera entièrement ou dans des proportions écrasantes entre les mains des filles. Il faut le savoir, c’est dessiné déjà dans les effectifs scolaires d’aujourd’hui. Tout ceci veut dire beaucoup, et je crois qu’en effet cela a son répondant à l’âge adulte dans l’incertitude du rôle paternel. Le rôle paternel était précisément jusqu’à une date tout à fait récente, avant la mutation des années 70, l’articulation de la petite société familiale avec le dehors social. C’était le chef de famille, le magistrat, le représentant de la grande société à l’intérieur de la petite société, qui s’appuyait en plus sur le rôle économique de pourvoyeur des besoins de la petite société dont il était le chef. Plus rien de tout cela n’a le moindre sens. Le

rôle maternel a gardé une sorte d’évidence naturelle et une puissance culturelle nouvelle, symbolique, énorme : la « maman ». Comme on l’a observé, personne ne dit plus « ma mère », on dit « ma maman », ce qui veut dire énormément de choses. Il y a un affichage intime, public chez les hommes publics qui est très frappant. Quel est le rôle du père dans la famille, même dans le couple aujourd’hui ? Est-ce qu’il y a une spécificité du rôle paternel ? Je crois que chacun se débrouille avec ce problème, mais il y a une énorme question dans la mesure aussi où tout le principe de la famille lignée a disparu. La paternité c’était la transmission du nom. Qui se tracasse de transmettre son nom aujourd’hui ? Je crois que ce n’est plus un enjeu pour beaucoup de gens. Donc, qu’est-ce que c’est qu’un père en pratique ? C’est quelqu’un qui est l’auxiliaire de la mère. C’est un sacré changement anthropologique et on comprend qu’il y ait du flottement dans la tête des gens pour assumer ce rôle dont ils ne savent jamais rien ; du coup, il n’y a pas de vraie spécificité. Le père doit être une mère de substitution en cas de besoin, mais il n’a positivement rien de spécifique à faire. On sait très bien qu’aujourd’hui, c’est une évolution capitale, que les femmes ont un double rôle. En fait, ce sont elles qui occupent la position d’autorité. La réflexion la plus banale dans le couple, c’est : « Occupe t’en, moi j’arrive à rien ». C’est le père qui le dit à la mère. « T’as l’habitude, moi je démissionne ». C’est le rôle maternel qui soutient l’autorité qu’on appelait jadis paternelle. C’est un changement énorme, et le fait est que je crois que ce sont des questions qu’on gagnerait à explorer

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ENTRETIEN DONNER DU SENS AUX DIFFÉRENCES de front au lieu de discuter de savoir si c’est bien ou pas d’avoir des pères. Concrètement ça peut être quoi ? L’autre : En fait c’est une question anthropologique ? MG : Évidemment, il y a une évolution fondamentale des rôles, des rapports des sexes, des rapports des âges qui changent complètement, et ce n’est pas un problème de décret. Je veux dire qu’on ne peut pas vouloir ces choses-là, il faut trouver un équilibre qui, pour le moment, est complètement instable. L’autre : Vous touchez, à travers l’éducation, des questions qui sont d’ordre social assez large. En ce qui concerne le père, elles posent le problème de l’identité. Justement, en lisant vos travaux, et en considérant tout ce qui se passe, il semble que cette question des identités dans la société contemporaine soit devenue un point très important de la réflexion. Qu’estce que vous pouvez nous dire sur les raisons de ce phénomène ou sur ce que cela implique ? MG : Je pense que pour répondre à cette question qui, dans la difficulté, se pose à des niveaux très différents, il faut comprendre sa source. La source fondamentalement est le fait que l’identité ne vous vient plus du dehors. Elle vous venait par la famille, qui était une communauté d’appartenance extrêmement forte et qui voulait dire infiniment pour les gens : « Tu seras médecin comme ton père ». L’honneur, le nom, la lignée, la transmission, la ferme, la boutique, l’atelier, tout ceci donnait des identités très fortes. Elle n’existe plus, vous la rece-

viez par le fait que vous étiez généralement assigné à une classe sociale : ouvrier ou bourgeois, avocat ou comme ça. Vous la receviez par l’identité de résidence qui bougeait modérément. Donc, on avait une sorte de destin tracé et défini par l’appartenance nationale qui était l’appartenance qui se choisissait le moins puisque c’était celle qu’on craignait de toutes les manières, en particulier pour les hommes évidemment au travers de l’obligation éventuelle de défendre son pays, en tout cas pour tout le monde par l’obligation de payer des impôts, ce qui est un lien très fort symboliquement. Le grand changement, c’est que plus aucun de ces niveaux de L’IDENTITÉ NE VOUS VIENT PLUS DU DEHORS. contraintes ne fonctionne. Et pour des raisons d’évolution, dans lesquelles je ne vais pas entrer car cela nous emmènerait très loin, mais à tous les niveaux, le choix est devenu obligatoire. C’était là au fond le grand problème de la maturation enfantine, puis adolescente, assumer cette identité qui vous tombait dessus, et maintenant c’est de se définir par rapport à des possibilités. Vous ne les définissez pas n’importe comment, encore que, via le monde de l’Internet, s’ouvre un nouvel espace de l’identité intégralement choisie. Vous pouvez même en avoir plusieurs et vivre dans une autre vie que celle qui vous contraint dans l’existence comme limite, vous jouez l’acteur de cinéma ou le pilote automobile, que sais-je, ou le Président de la République, pourquoi pas ? Il y a une auto-définition qui vaut à tous les niveaux. Vous avez une identité

religieuse, vous êtes né juif, vous êtes né musulman, vous êtes né catholique, ça ne veut rien dire. À un moment donné, le regard des autres vous renvoie à la question : « Qui es tu ? » Sous entendu étant, non pas voilà ce que je suis, je n’ai pas le choix, mais voilà la manière dont j’entends me situer. Et donc, cela ouvre une question généralisée dans la société, qui est lancinante à la fois pour les individus et pour la collectivité, qui se retrouve dans la charge de faire coexister une complexité dans la relation entre les personnes qui n’existait pas auparavant, parce qu’il y avait une grande simplicité dans ce monde des identités assignées, par rapport à l’univers des identités choisies. L’autre : Donc, cela a rendu plus complexe la construction identitaire ? MG : Cela en fait un problème personnel et un problème profond souvent. L’autre : Et donc fragile. MG : Oui, bien sûr. L’autre : Est-ce que c’est la raison pour laquelle justement la revendication des identités dans la société, l’identité humaine ou sexuelle, etc., a tant d’importance ? MG : Oui, je pense que c’est le ressort premier avec un élément supplémentaire qui est le changement profond de rapports des individus à l’espace public. Justement, l’ancien fonctionnement social, c’est un fonctionnement à base de médiations. Il y avait des groupes et des relèves de ces communautés qui définissaient l’espace public.

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