L’autre 2013, Vol. 14, n°2

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CLINIQUES, CULTURES ET SOCIÉTÉS

REVUE TRANSCULTURELLE

Mariage pour tous, parentalités, procréations, filiations Myriam LARGUÈCHE, Claire MESTRE et Marie Rose MORO

Éditorial

Un anthropologue des confluences Entretien avec Alfred ADLER Par Yoram MOUCHENIK

Entretien

Dossier Cliniques de l’Asie 2

Dossier coordonné par Marie Rose Moro et Benoît Quirot

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Une expérience de possession collective transculturelle au Japon Mahoro MURASUWA, Stéphane NADAUD L'observation clinique : un outil d'analyse anthropologique. À propos d'une étude sur le maternage et la vie psychique de bébés vietnamiens Marie-Ève HOFFET-GACHELIN

La construction de l’alliance thérapeutique en consultations transculturelle avec une famille tamoule Hanna COHEN, Solène LETIENNE, Olivier TAIEB, Amalini SIMON, Marie Rose MORO

Chinois teochew, khmer, français : quelles langues parler à la crèche ? Marion FELDMAN, Delphine NAVARRO-MAOUS, Jonathan AHOVI

Le conte de Tam et Cam ou « la Cendrillon vietnamienne » Brigitte MOISE-DURAND

Une lecture anthropologique du conte de Cendrillon dans ses versions vietnamienne et française Janine GILLON, Marie-Eve HOFFET-GACHELIN, Cao VAN TUAN Fabrication de nouveaux modèles identificatoires : un des effets de l’assistance médicale à la procréation (AMP) Dominique LAUFER, Véronique MAURON

Articles originaux

Autisme chez des enfants d’immigration récente : modèles explicatifs de familles originaires du Maghreb Imen BEN-CHEIKH, Cécile ROUSSEAU


L’AUTRE MAGAZINE

Illustration de couverture créée par Anna et Elena Balbusso

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Le Féminin. Le sexe faible, le deuxième sexe, la moitié du ciel, l’origine du monde. A propos du Yin et du Yang Can Liem LUONG

DÉBAT

Note sur la dénudation publique du corps féminin au Cameroun : à propos d’une explication médiatique Parfait Dtematio AKANA

NOTES DE TERRAIN

« Ma-ternité » Stéphane BOUSSAT

VOYAGES DES CREATEURS

Chroniques de Syrie, 2013 Maryvonne BARGUES

ACTUALITÉS

Jimmy P. Psychothérapie d’un Indien des Plaines François GIRAUD

IMAGES

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Directeur de la publication : Allan GEOFFROY Directrice scientifique : Marie Rose MORO Rédacteurs en Chef : Thierry BAUBET, François GIRAUD, Claire MESTRE Comité de rédaction : Tahar ABBAL, Hélène ASENSI, Julie AZOULAY, Malika BENNABI, Stéphane BOUSSAT, Khadija CHAHRAOUI, Daniel DERIVOIS, Najib DJAZIRI, Elisabeth DO, Marion FELDMAN, Patrick FERMI, Michèle FIÉLOUX, Marion GÉRY, Vanessa GIRARD, Betty GOGUIKIAN RATCLIFF, Myriam HARLEAUX, Felicia HEIDENREICH, Raphaël JEANNIN, Lucette LABACHE, Christian LACHAL, Myriam LARGUECHE, Jacques LOMBARD, Jean-Baptiste LOUBEYRE, Héloïse MARICHEZ, Yoram MOUCHENIK, Danièle PIERRE, Benoit QUIROT, Alejandro ROJAS-URREGO, Dominique ROLLAND, Jeanne-Flore ROUCHON, Sophia SELOD, Leticia SOLIS, Gesine STURM, Olivier TAIEB, Roberto TOLEDO, Saskia von OVERBECK OTTINO Comité scientifique : Jean-François ALLILAIRE, Thérèse AGOSSOU, Marc AUGÉ, Lionel BAILLY, Armando BARRIGUETE, Patrick BAUDRY, Esther BENBASSA, Alban BENSA, Alain BENTOLILA, Gilles BIBEAU, Alain BLANCHET, Doris BONNET, Michel BOTBOL, Abdelwahab BOUHDIBA, Michel BOUSSAT, Salvador CELIA, René COLLIGNON, Ellen CORIN, Boris CYRULNIK, Alberto EIGUER, Marcelle GEBER, Maurice GODELIER, Bernard GOLSE, Antoine GUEDENEY, Momar GUEYE, Françoise HÉRITIER, Baba KOUMARÉ, Suzanne LALLEMAND, Jon LANGE, François LAPLANTINE, Serge LEBOVICI, Michel LEMAY, Marsha LEVY WARREN, Jean MALAURIE, Martin Jesus MALDONADO-DURÁN, Jacqueline RABAIN-JAMIN, Jean-Jacques RASSIAL, Cécile ROUSSEAU, Carolyn SARGENT, Jérôme VALLUY, Andras ZEMPLÉNI Comité de lecture: figure à la fin du dernier numéro de l'année. Traducteurs : Wilmer HERNANDEZ-ARIZA (espagnol), Felicia HEIDENREICH, Diane HENNY (anglais) Secrétaire de rédaction : Thierry BAUBET Communication : Héloïse MARICHEZ Revue L’autre, Service de Psychopathologie, Hôpital Avicenne, 125 rue de Stalingrad, F93009 Bobigny cedex. Tél. : (33) 01 48 95 54 71/75, Fax : (33) 01 48 95 59 70 E-mail : revue.lautre@laposte.net Assistantes de rédaction : Stéphanie BRUNEAU, Sophie WERY Illustration de couverture créée par Anna et Elena BALBUSSO Mise en pages : Jean CORRÉARD Indexation : Les articles publiés dans L'autre sont indexés dans les bases suivantes : Anthropological Index Online (Royal Anthropological Institute, British Museum, Royaume-Uni) ; Base SantéPsy (Réseau ascodocpsy, France) ; Bibliothèque Sigmund Freud (Société Psychanalytique de Paris, France) ; FRANCIS (INIST/CNRS, France) ; IBSS : International Bibliography of Social Sciences (The London School of Economics and Political Science, Royaume-Uni) ; PASCAL (INIST/CNRS, France). Abonnements : vous trouverez le bulletin d’abonnement à la fin de ce numéro Éditeur: LA PENSÉE SAUVAGE, BP 141, 12 Place Notre Dame, F-38002 Grenoble cedex. Tél. (33) 04 76 42 09 37 - Fax : (33) 04 76 42 09 32 E-mail : lapenseesauvage@free.fr Numéro publié avec le soutien du l’ACSÉ et de l’AIEP. © 2013, Eds La pensée sauvage. Tous droits réservés ISSN 1626-5378 - ISBN 978 2 85919 290 7


ÉDITORIAL

Myriam Larguèche claire Mestre Marie rose Moro

Mariage pour tous parentalités, procréations, filiations

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La revue L’autre l’a rencontrée en 2008 : Une anthropologue dans la Cité. 2008 ; 9(1) : 1136.

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a réalité sociale, telle que nous la vivons de nos jours, avec toute sa diversité et sa complexité, exige d’amorcer une interrogation sur l’inadéquation du vécu de certains d’entre nous et le regard que porte sur eux, autant le législateur qu’une partie de leurs congénères. La brèche a été enfin ouverte, elle vient rappeler la nécessité de poser les termes d’une diversité grandissante dans les formes de couples, de familles, d’accueil des enfants ; procréations, filiations, éducations et parentalités sont désormais des termes qui ne coïncident plus au sein d’une famille nucléaire fondée sur un couple hétérosexuel. Qu’on le déplore ou qu’on le célèbre, cette brèche vient instaurer, dans chaque esprit, une interrogation sur la possibilité et la reconnaissance d’une légitime transformation, avec des points structurants que sont la différence des générations et des sexes. Au-delà des positions politiques qui ont instrumentalisé une nécessité sociétale pour en faire un champ de bataille, l’ouverture du mariage pour les couples de même sexe met à nu, sur la scène publique, plusieurs tabous dont certains étaient pour beaucoup considérés comme dépassés : le mariage, depuis longtemps supposé défait de sa substance religieuse, la famille depuis longtemps explosée, recomposée et revisitée, la parentalité depuis longtemps transformée par les nouvelles techniques de procréation

médicalement assistée et, la sexualité qui a suivi un long chemin depuis la doctrine catholique jusqu’à la libération de 68 des corps et des mœurs, en passant par la médecine, l’art… Or tout ceci a été de nouveau interrogé en France aujourd’hui. Et s’il est vrai que ces questions sont déjà débattues depuis longtemps, il n’en reste pas moins que l’homosexualité, en tant que sexualité minoritaire mais « normale » dérange, de part son existence même ; mais elle vient d’autant plus heurter une part de la société, quand il s’agit de lui donner une place légitime et reconnue dans cette vieille institution qu’est le mariage. N’est ce pas parce qu’elle vient questionner cette hétéronormativité qui, bien que culturellement construite, reste pensée, encore et toujours, comme naturelle. Il nous faut sans doute trouver quelques aides à la réflexion auprès d’anthropologues et de juristes dont la conscience, la recherche et l’éthique sont incontestables. Ainsi Françoise Héritier1, s’est longuement exprimée dans les médias sur ces questions, avec la brillance et la patience que nous lui connaissons. Elle pose quelques jalons indispensables : le mariage n’est plus en France une affaire d’alliance, mais de choix individuels et amoureux ; la sexualité s’est libérée du carcan de la conjugalité ; de nouvelles formes de procréation sont apparues l’arrachant au « destin organique » ; la filiation comme le mariage est une « convention » qui rattache l’enfant à un groupe, avec des règles définies. Et c’est justement de ces règles dont il est question aujourd’hui en France. L’amour homosexuel ne fait plus partie


l’on décrie tant, est une réalité incontournable : tous les enfants (et les adultes aussi) ont besoin d’un récit sur les « origines » qui la prenne en compte. Filiation biologique, filiation instituée, filiation par la parole comme le rappelle encore Françoise Héritier, pourraient coexister. Ne nous faut-il pas reconnaître différentes filiations, par exemple biologique et adoptive, ou filiation biologique et affective ? Pourquoi ne pas inventer des statuts juridiques aux tiers qui éduquent et ont autorité sur les enfants ? Il faut passer de la singularité à la pluralité des récits sur les origines. Ce qui apparaît comme important pour un enfant c’est qu’il puisse se raconter une histoire sur lui-même et que ce récit corresponde à la complexité de la constellation familiale qui lui a donné naissance et qui l’a fait grandir. N’en reconnaître qu’une seule c’est immanquablement constituer des hiérarchies et donc des discriminations et des souffrances. Le bien-être des enfants doit rester notre repère. Le bien-être des enfants adoptés, des enfants de familles recomposées ou des enfants de familles monoparentales a été étudié et évalué. Sur cette question les recherches sont rassurantes : les enfants élevés par des couples homosexuels ne vont pas plus mal que les autres. Toutes les familles ont leur lot de difficultés, les enfants de famille recomposées vivent parfois la gêne d’avoir différents lieux de vie, outre les conflits de leurs parents. Les enfants adoptés ont leur propre parcours parfois semé d’embûches, mais cela ne leur enlève en rien leurs droits. Nous ne nous posons plus la question du « droit à enfant » face à un couple hétérosexuel frappé par l’horreur de l’infertilité ou encore à une femme célibataire qui désire avoir un enfant. Or nous la posons pour les couples homosexuels. Par ailleurs, des questions essentielles sur la

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de ce que l’on cache. Il est légitime, reconnu, parfois revendiqué dans certains pays. Si le projet de loi fait autant couler d’encre et de larmes mais aussi, laisse libre court à une homophobie des plus assumée, c’est bien parce que des jeunes et des moins jeunes souffrent encore dans leur propres familles, dans leurs écoles, dans leur société, d’une discrimination qui ne dit pas son nom. N’est il donc pas du rôle de la loi de venir redonner leurs droits à tous ceux ce qui apparaît comme important qui en ont été privés ? pour un enfant c’est qu’il puisse se Le mariage ouvre la raconter une histoire sur lui-même porte vers cette et que ce récit corresponde à reconnaissance la complexité de la constellation juridique et sociale. Il familiale qui lui a donné naissance vient resituer l’individu et qui l’a fait grandir avec toutes ses différences et sa créativité dans un dispositif qui le reconnaît et qui oblige autrui, l’autre, à le respecter dans toutes ses dimensions aussi bien sexuelles que culturelles. C’est ce rôle que doit jouer la loi. Car elle vient non seulement donner des droits mais aussi encadrer afin que restrictions autant que débordements ne soient plus l’apanage 2 À l’heure où nous écrivons cet des envies et des convictions de éditorial, le 18 mai 2013, la loi chacun mais, des droits et des devoirs a été votée par le parlement, de tous. décrétée constitutionnelle par le conseil constitutionnel et proLe mariage pour tous est désormais mulguée ce jour par le présiétabli2, et il ouvre inévitablement sur dent de la république. l’accueil possible et/ou souhaité d’un enfant. Il ne serait pas trop de rappeler que l’intérêt de l’enfant, et le droit que nos cultures lui reconnaissent, ne devraient jamais être secondaires. Et les enfants sont là. Pour beaucoup, ils évoluent déjà dans des familles homoparentales sans que leurs droits ne soient reconnus. Nom, héritage, sécurité, sont des notions pour le moins bafoués pour cette génération qui a évolué avec deux parents alors que la société ne leur en reconnaissait qu’un seul. Pourquoi ne pas reconnaître les différentes filiations possibles ? La vérité biologique, que


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procréation n’ont pas été posées par le débat actuel, ce qui à notre sens, est dommage. Que demande t’on à la procréation médicalement assistée (PMA), juste de palier à l’infertilité de certains couples hétérosexuels ou de permettre à toutes les femmes qui le veulent d’avoir un enfant ? La PMA est-elle une simple technique médicale 3 réservée à des indications médicales www.maisondesolenn.fr strictes d’infertilité ou une technique révolutionnaire au service du désir d’enfant de toute femme quel que soit son statut ? La médecine et la technique sont-elles au service des individus et de la société ? Et dans quels termes ? Et pourquoi réserver la PMA à la majorité hétérosexuelle ? Et si nous décidons en France de garder des indications « restrictives » de la PMA, ce qui varie déjà aujourd’hui d’un centre à l’autre, que se passeraitil dans la mesure où nombres d’autres pays européens comme la Belgique ou l’Espagne ont largement ouvert cette technique à tous ceux qui le demandent et qui peuvent se payer cette technique, qui dans certaines conditions sera même partiellement remboursée par la sécurité sociale française ? Le débat Il suffit de regarder autour de soi sur la gestation pour pour voir combien d’enfants ont autrui (GPA) pose des questions encore grandi dans des constellations plus complexes sur le familiales singulières avant corps des femmes, sur même le vote de cette loi son exploitation, sur les appartenances des enfants et sur la place du biologique par exemple. Nombre de questions éthiques puis pragmatiques se posent. Ce débat autour de la loi dite du « mariage pour tous », débat assez spécifiquement français, n’a pas vraiment permis de les discuter collectivement. Et par ailleurs, dans un premier temps, il a réactivé des représentations sociales homophobes et normalisantes à l’excès. Mais sans doute que la loi votée qui étend des droits à une communauté qui en était privée, va,

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dans un second temps, pacifier les relations entre les uns et les autres, en les égalisant. L’être humain est un condensé de magnifiques zones d’ombre mais aussi de talents. Il est aussi capable de penser ses manques et ses excès et les lois qu’il se donne sont supposées venir y pallier. À la Maison de Solenn3 comme dans nos autres lieux de consultations, nous sommes à l’écoute des propos des enfants et de leurs parents, qui questionnent leurs appartenances et leurs héritages dans une complexité grandissante, qui engendre la vulnérabilité et la singularité. Ce qui nous frappe souvent beaucoup c’est la solitude des parents, souvent des mères, poison violent qui met les mères et leurs enfants dans des face-àface terrifiants. C’est cette solitude qu’il faut combattre pour le bien des parents et des enfants plutôt que de s’opposer au désir d’enfant dans un monde ouvert où tout est possible. S’opposer à ce désir d’enfant nous semble une mauvaise manière de protéger les enfants. Et il suffit de regarder autour de soi pour voir combien d’enfants ont grandi dans des constellations familiales singulières avant même le vote de cette loi, constellations qui étaient des compromis entre la sexualité des parents et leurs avatars, le désir d’enfant qui prend mille et une formes et les exigences de la société, à un moment donné de son histoire. C’est pourquoi, après le vote de la loi, gageons que l’ensemble de la société devra accueillir ces nouvelles familles et leur offrir des lieux de paroles et de soins, où elles pourront construire ou reconstruire, explorer ou réinventer leurs liens, dans une société ouverte et solide dans ses aspirations, ses lois, ses interdits et ses possibles. Paris, le 18 mai 2013


entretien avec alfred adLer Par Yoram MouchenIk

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lfred Adler, né en 1934, est pendant la guerre un enfant juif caché, il perdra ses parents et sa sœur, assassinés en déportation. Il développe ses travaux d’anthropologue africaniste en abordant des sujets d’une grande complexité, mais il nous fait aussi partager un itinéraire de formation intellectuelle d’une foisonnante richesse où les disciplines ne connaissaient pas encore les cloisonnements contemporains et où nombre d’entre elles participaient à une exceptionnelle formation intellectuelle et humaine. Alfred Adler est chercheur au CNRS depuis 1964, Directeur d’études émérite à l’École pratique des hautes études (section des sciences religieuses) et enseignant à l’université Paris X, ses travaux ont marqué l’anthropologie politique et religieuse de l’Afrique noire.

L’autre : En psychiatrie transculturelle, l’éclairage des anthropologues est plus que nécessaire. Dans leur diversité, vos travaux sont à plusieurs entrées : sorcellerie, divination, anthropologie politique. Dans les consultations transculturelles nous recevons des familles migrantes en difficulté pour faire émerger des éléments du discours et une narrativité comme facteur thérapeutique. Il est souvent question de pouvoirs et de sorcellerie. Le terme sorcellerie est sous-tendu par des conflits, donc dans un rapport avec le politique. alfred adler (aa) : Le lien entre sorcellerie et politique est l’objet explicite de plus de la moitié de mon livre : Roi sorcier, mère sorcière1. L’autre : Vous l’associez à la royauté ? aa : Le mot royauté ne doit pas faire illusion. Il s’agit de tout ce qui est pouvoir, chefferie, etc. Ça peut

être un roi puissant, un chef de village, tel type de détenteurs du pouvoir. Il ne faut pas, non plus, chercher une définition générale de la sorcellerie car le fait même que le terme soit d’un usage tellement large, englobant, montre qu’on ne peut pas passer de l’idiome de la sorcellerie dans telle ou telle société à une notion générale. Mon premier livre, écrit en collaboration avec Andras Zempléni (1972) portait sur la divination. La divination est un système qui comporte des catégories, que ce soit un système formalisé comme la géomancie ou un système qui a l’air purement aléatoire comme un geste, une attitude, qui permet de discriminer une réponse positive ou négative. C’est toujours un ensemble de catégories qui s’applique au champ de la demande : la maladie, les conflits, l’état dans lequel on se trouve au moment où par exemple il y a une célébration, une cérémonie, un

rituel. On ne peut pas faire un rituel n’importe comment, n’importe quand, c’est le devin qui va guider l’action rituelle. Les catégories sont fixes : les objets cultuels, les offrandes ou les sacrifices, les lieux ; le destinataire : les puissances, les divinités, les êtres de la nature ou de la surnature qui sont susceptibles d’être les agents du malheur, de l’infortune qui frappe le client qui vient consulter le devin. Il y a un éventail de réponses possibles et la divination va sélectionner les différents éléments qui devront servir de guide au consultant dans l’action rituelle prescrite. Les catégories qui entrent en jeu sont fondamentales, d’abord celles qui concernent les êtres, les puissances qui agissent et d’autre part, pour parler de manière positiviste, à l’occidentale, il y a l’agent Le lecteur trouvera les références des ouvrages d’Alfred Adler cités ici en fin d’interview.

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un anthropologue des confluences


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pathogène, dont le support est L’instance première, ce serait les verticale : celle au père et celle au cette puissance, et le terrain sur ancêtres et l’inconduite par rapport frère de la mère, qui représente le lequel l’action mauvaise se aux normes garanties par les groupe de la mère, le groupe développe : les parties du corps, les ancêtres donnerait la clef du mal, donneur de femme. Dans mon livre parties du corps social. Donc on de la maladie et en même temps du sur la sorcellerie, je montre qu’il y retrouve un conflit entre amis, rituel qu’il faut exécuter pour a des sociétés qui définiront a parce qu’une dette n’est pas guérir, pour échapper au mal. C’est priori des positions où la entièrement acquittée, parce qu’il y un cas remarquable dans sorcellerie est inhérente à la a eu mauvaise conduite en fonction l’ensemble culturel du Ghana, qu’il relation entre l’oncle et son neveu du code social entre des alliés, entre connaissait très bien, où l’oppo- utérin. Ainsi, mon oncle maternel des parents, etc. Cela circonscrit le sition entre des systèmes de est, si je puis dire, un sorcier a champ dans lequel l’action rituelle parenté matrilinéaire et patri- priori. Cela consiste en ce que la doit intervenir et les agents qui linéaire est particulièrement moindre inconduite est sancsont impliqués. accusée. Chez les Tallensi, société tionnée mystiquement. L’autre : Quel statut donnez-vous patrilinéaire, il repère la notion de Comme disent les ethnologues à la sorcellerie ? pietas qu’il compare non pas à la anglais, la sanction n’est pas aa : Pour nous, anthropologues piété chrétienne, mais romaine. comme en Occident, énoncée et africanistes, magie noire, magie Chez les Romains, il y a des autels exécutée par le parent qui est fondé blanche, sorcellerie, contre- d’ancêtres, autels les plus à infliger la punition. Ce qui se sorcellerie, sont incluses dans une importants dans la vie religieuse. passe, c’est que brusquement, vous catégorie universelle que l’on D’ailleurs le mot religion nous tombez malade, vous êtes stérile, appelle religion. En définissant la vient des Romains. Un latiniste, vous ne pouvez plus obtenir de religion comme le rapport de la qui est maintenant au Collège de bonnes récoltes, il vous arrive des malheurs de toutes sortes : on personne, de la société avec ce Pour nous, sait que c’est l’oncle maternel qui est considéré comme étant anthropologues africanistes, qui en est la cause parce qu’il une puissance naturelle, telle magie noire, magie blanche, est dans cette place-là. Il a un un esprit de la brousse, sorcellerie, contre-sorcellerie, pouvoir structural de sorsurnaturelle, telle une divinité, dont dépend la vie, la sont incluses dans une catégorie cellerie. universelle que l'on appelle prospérité, la santé des L’autre : Il réagit parce qu’on religion individus. lui a manqué de respect ou il Dans mon livre sur la peut réagir comme cela sorcellerie, j’examine de près le cas France, John Scheid, a très bien structurellement ? d’une population du nord du expliqué ce qu’est la pietas, dans aa : Il peut réagir comme ça Ghana, les Tallensi, étudiés par son livre La religion Romaine. La inconsciemment. La société le l’ethnologue Meyer Fortes, qui piété chez les Grecs est tout à fait pose de cette façon-là et à la base de s’est intéressé à cette question différente de la pietas chez les la réflexion de Lévi-Strauss, il y a la envisagée d’un point de vue Romains. question : pourquoi dans de comparatif. Il oppose deux L’autre : Faut-il associer sorcellerie nombreuses sociétés l’oncle sociétés : une société matrilinéaire et système de parenté ? maternel a-t-il une position partidu sud, la société Ashanti, et la aa : Les ethnologues ont tous, ou culière qui se caractérisera, par société dans laquelle il avait presque, accepté le modèle lévi- exemple, par des privautés, des longuement travaillé, les Tallensi. straussien de l’atome de parenté. Il privilèges du neveu par rapport à Il a posé comme postulat qu’il y implique qu’on tienne compte son oncle ? Il peut l’insulter, le avait une opposition entre des d’abord du fait que la parenté voler, lui faire des choses interdites sociétés matrilinéaires où l’on résulte d’une alliance : une femme avec la génération supérieure. Il y a recourt essentiellement à la qui passe de son groupe d’origine un fort contraste entre la relation sorcellerie, ce qui serait lié au rôle au groupe dans lequel elle trouve de respect, de soumission, de la mère, et des sociétés son époux. Ensuite l’enfant naît. Il d’obéissance vis-à-vis du père et de patrilinéaire où la fonction du père y a la relation horizontale entre les tout ce qui représente le père, tout beaux-frères et une double relation ce qui est patrilatéral : les frères du est déterminante.

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n’y avait pas d’études d’ethnologie, la psychologie commençait à être une discipline spécifique, mais elle était liée à la philosophie, en France, Janet est philosophe. En Angleterre, Rivers est psychologue et il a entendu parler de ce savant viennois qui commence à être connu à partir des études sur l’hystérie. Les psychologues le lisent. L’Œdipe va prendre une grande place dans le débat avec Malinowski qui a fait une très longue enquête de terrain chez les Trobriandais, une société matrilinéaire d’Océanie. Il dit que c’est l’oncle maternel qui a la fonction d’autorité. Pour Malinowski cela renvoie au système de filiation, au système de descendance (les Anglo-Saxons utilisent ces deux termes pour distinguer le lien biologique de celui que crée la transmission sociale) et à la conception. Les africanistes se sont beaucoup intéressés aux théories de la procréation, au rôle du sang, du sperme, de l’os, etc., à ce qui va constituer la substance corporelle et spirituelle du nouveau-né. Malinowski affirme que père et fils sont pratiquement étrangers l’un à l’autre mais se ressemblent physiquement. Et puis juridiquement, terme qui traduit de façon approximative l’anglais jural, l’oncle maternel représente l’instance d’autorité morale, parentale, par rapport au fils de sa sœur. On a dit : Est-ce qu’il n’y a pas un Œdipe croisé ? Du côté du père, il y aura cette relation libre, ce qui est le cas chez les Trobriandais, et du côté de l’oncle maternel il y aura la relation de contrainte. La position vis-à-vis de la mère n’est plus la même. Leach, l’anthropologue anglais, montre qu’il y a des sociétés qui, à la

différence de ce que décrit Malinowski chez les Trobriandais où il y a une relation presque « d’étrangèreté » entre père et fils, considèrent qu’une telle relation existe entre le fils et sa mère, laquelle est un sac, un utérus emprunté. C’est le cas chez les Kachin de Birmanie.

le roi doit être sorcier L’autre : Quelle association faitesvous entre pouvoir et sorcellerie ? aa : Si le chef n’était pas au moins autant sorcier que les sorciers qui agissent dans la société, il n’aurait aucun pouvoir, il serait entièrement voué à être leur victime. Donc le roi doit être sorcier. Mais il ne l’est pas par nature, par prédestination, mais par acquisition. Les moyens d’acquisition de la sorcellerie relèvent de toutes les formules possibles de transgression. Par exemple la théorie de Luc De Heusch sur l’inceste royal : une des interprétations de l’inceste royal est de faire du roi quelqu’un qui n’est pas soumis à l’exogamie, pas soumis aux règles sociales qui régissent l’alliance au niveau de la société. La possession du pouvoir le place hors société. C’est ainsi qu’il peut devenir un pivot, un intermédiaire entre le monde surnaturel qui régit le destin des hommes et la société, et jouer un rôle bénéfique pour l’ensemble du corps social dont il a été extrait par des procédés rituels. C’est exactement la même chose pour la sorcellerie. Il faut que vous puissiez acquérir les pouvoirs de sorcier. L’autre : Vous développez aussi des travaux sur le régicide. aa : Un des problèmes qui m’a le plus retenu avec un petit groupe d’anthropologues est le thème du roi divin, et les sociétés dans lesquelles on pratique le régicide

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père, frères du père du père, etc. Là, pas question du moindre écart par rapport au code très strict de respect. Le père peut vous maudire, vous faire des tas d’ennuis. Il ne s’agit pas de choses inconscientes. Il s’agit de la position et de la fonction sociale du père, de la paternité. De l’autre côté, vous avez la relation à plaisanterie, joking relationship, qui est comme l’image inversée de la sorcellerie « structurale ». L’autre : Comment expliquezvous, chez l’oncle maternel, ce pouvoir de sorcellerie inconscient ? aa : Je pense qu’il est lié à l’ambivalence foncière de son statut, d’une manière générale et plus particulièrement de son statut dans les sociétés matrilinéaires où il détient une autorité fondée latéralement sur la relation frèresœur qui s’oppose à celle de filiation. Dans l’anthropologie de la parenté, il y a eu un débat classique, sur le complexe d’Œdipe. Le complexe d’Œdipe a tarabusté l’esprit des ethnologues très tôt. Je rappelle qu’il apparaît pour la première fois chez Freud dans La science des rêves (1900). L’anthropologue Anglais Rivers et quelques autres partent sur le terrain en Mélanésie et en Asie du Sud-Est en ayant à l’esprit la vérification de l’universalité du complexe d’Œdipe. C’est le cas pour Rivers dès sa première mission en 1906. L’autre : Pourquoi Rivers, car il fallait une certaine oreille ? aa : Même nous, je veux dire dans ma génération, nous avons tous été formés dans différentes disciplines sauf en ethnologie. La formation ethnologique comme discipline universitaire pleinement reconnue, du moins en France, date des années 1970-72. À l’époque de Rivers, à la fin du XIXe siècle, il


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rituel. La théorie en a été faite par avait pour finalité l’ablation de ce écrit un très beau livre, La mort Frazer, l’un des pères de qui représente le masculin dans la sara, qui décrit et analyse le rituel l’anthropologie et contemporain de femme, comme dans la cir- initiatique du yondo auquel il a pris Freud. Il a démontré que les concision l’ablation du prépuce part pour essayer de le comprendre diverses formes de cette pratique débarrasse le garçon de ce qui dans de l’intérieur. Cet ouvrage est un sont liées à la conception selon son sexe représente le féminin. classique accessible à un large laquelle le détenteur du pouvoir est Ainsi, on extirpe le féminin du public2. comme le pivot sur lequel tournent garçon pour en faire un homme Je sais que les mères sont d’accord les rapports entre la société et la tout comme on extirpe le masculin mais ce ne sont pas elles qui nature. Le régicide s’explique par de la jeune fille pour en faire une prennent les choses en main. C’est le fait que le mauvais état de santé femme. Il est dit que la fécondité de pris en main par les matrones, les vieilles femmes qui sont les du roi, sa perte de vigueur, le déclin l’un et l’autre sexe est à ce prix. autorités morales et rituelles de sa personne mettent en on extirpe le féminin du garçon dans les villages. Elles vont danger l’équilibre de ces pour en faire un homme tout prévenir les mères : « On rapports. Dans un grand comme on extirpe le masculin ramasse (ce verbe est nombre de cas, une de la jeune fille pour en faire une véhiculé par les anciens périodicité est fixée d’avance femme. Il est dit que la fécondité combattants de l’armée comme par exemple tous les sept ans, chiffre à la de l’un et l’autre sexe est à ce prix française rentrés au village) des filles ». J’habitais le symbolique marquée dans beaucoup de sociétés. Beaucoup L’autre : Il y a un mouvement pour village de Bouna. La maison du villageois chez qui je logeais était à d’Africains expliquent la valeur éradiquer l’excision. éminente du chiffre sept comme aa : La position partagée par un 150 mètres de l’aire rituelle où se étant le symbole de la complétude, grand nombre ethnologues est la pratiquaient les excisions. Je n’ai c’est-à-dire la somme du trois et du suivante : quand les sociétés vivent pas vu le geste parce que je n’ai pas quatre représentant respect- selon leurs propres règles chez voulu trop m’approcher. Des ivement le masculin et le féminin. elles, les Dogon au Mali, etc., ce médecins français de la coloniale La pratique du régicide rituel au n’est pas à nous de leur dicter les ont publié des livres d’images terme d’un règne de sept ans est lois. Quand ils vivent à l’étranger (croyant bien faire pour la science) attestée dans un certain nombre de c’est différent. C’est aussi la montrant exactement le geste de cas bien étudiés à l’Ouest et à l’Est position de Youssouf Cissé, grand l’excision, comment on tire le ethnologue africain du Mali quand clitoris, comment on va jusqu’au de l’Afrique. Pourquoi cette périodicité ? On a il s’adressait en réunion à des pédoncule, comment on coupe, isolé le symbolisme du chiffre sept, Maliens et Maliennes à Paris : etc., avec des gros plans, car ils se ce qui m’a toujours paru in- « Vous êtes en France, vous fichaient de savoir si les femmes satisfaisant, car si c’est la respectez les lois de la France. Si étaient d’accord. Je reviens aux conjonction du masculin et du vous partez au Mali, vous faites ce matrones qui opéraient les fillettes. Elles les emmenaient dans un féminin qui est en cause, c’est donc que vous voulez ». qu’il y a ces deux éléments. Et L’autre : On parle souvent de bosquet et je les voyais sortir les quelle institution sociale essentielle l’intervention des grands-mères, cuisses ruisselantes de sang. Pas un traite le problème du masculin et d’une autorité dans la famille qui cri, pas un pleur. Un cri ou un du féminin ? Les rites d’initiation organise le rituel, quelque fois à pleur, c’est moralement blâmable. Les filles avaient entre 9 et 13 ans, qui contribuent à la fabrication de l’insu de la maman, des parents. l’homme et de la femme dans une aa : La maman n’est pas seule il devait y avoir des gamines de 8 société donnée, conformément à concernée par ce qu’on fait à sa ans. Les mères peuvent les un système de représentations fille. J’ai été un témoin direct et j’ai protéger en disant « celle-ci est touchant à la nature et à la fonction pu enquêter in situ sur le problème trop petite ». Ça dépend des propres à chacun des sexes. On sait de l’excision. Ça s’est passé au ce qu’il en est chez les Dogon Tchad. J’ai commencé au sud du 2 Robert Jaulin. (1967) La Mort sara, l’ordre étudiés par Griaule qui nous Tchad chez les populations Sara, de la vie ou la pensée de la mort au Tchad. : Plon/Terre Humaine/CNRS apprend que la clitoridectomie étudiées par Robert Jaulin, qui a Paris Editions ; 2011.

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qui sera ma mère en Hongrie. La famille s’est constituée en Hongrie. En 1929, il vient à Paris avec un ami : leur but est de partir au Brésil. Hélas, ils y arrivent au pire moment. Mon père vivote à São Paulo pendant la crise économique de 1929 et revient à Paris. Au temps de l’Occupation, il fait partie des premières vagues d’arrestations. En août 1941, il est interné à Drancy, ensuite il est transféré à Compiègne d’où il est déporté à Auschwitz. Mon frère aîné, en 1942, âgé de 19 ans, entre en contact avec des groupes juifs de résistance. Il réussit d’abord à faire partir en zone libre son cadet, puis ses deux petits frères dont moi. En septembre 1943, ma mère et ma sœur sont encore à Paris. Mon frère revient pour les faire partir mais il est trop tard, elles ont déjà été arrêtées. Mes parents et ma sœur meurent en camp de concentration. On se retrouve après la guerre tous les quatre. Mon frère aîné résistant termine la guerre sous-officier. Il était entré dans les FTP-MOI3. Nous sommes tous les quatre d’extrêmegauche, au parti, dans les groupuscules gauchistes, etc. La différence spécifique par rapport à mes trois frères est le fait que par l’OSE4, qui nous a pris en charge, un de mes frères et moi, je suis le seul à faire des études. Je suis interne à l’école Maïmonide qui est une école privée juive qui me conduira jusqu’au bachot, c’est là que j’ai acquis une culture juive dont j’étais très imprégné depuis mon plus jeune âge. Mes parents étaient extrêmement pratiquants. L’autre : Que devient cette influence religieuse ? aa : C’est très simple. Mon frère est résistant. L’autre entre au parti communiste. Il vient me voir et me dit : « Il n’y a que le parti qui lutte à

fond contre cette saloperie de guerre d’Indochine », la « sale guerre ». Je me retrouve coco, mais gosse. Mon frère me fait lire un petit bout du Manifeste de Marx et Engels, 3-4 pages, à 14 ans. A 15 ans, un élément décisif intervient : un copain me fait lire La Nausée. Politiquement, je suis à gauche, philosophiquement, je suis existentialiste.

Jusqu'à 14 ans, une seule chose compte pour moi : retrouver quelque chose de la substance de notre famille L’autre : À l’école Maïmonide, vous avez une influence religieuse forte, comment faites-vous ? aa : Jusqu’à 14 ans, une seule chose compte pour moi : retrouver quelque chose de la substance de notre famille, très pratiquante, très religieuse, mais selon le rite traditionnel ashkénaze hongrois. Jusqu’à 14 ans, je crois pouvoir sauver en moi cette substance familiale, l’intimité avec le rite juif, avec la vie juive, mais comme j’ai pu le comprendre très vite, l’école n’est pas faite pour cela : ou c’est familial ou ce n’est rien. L’autre : Cette connaissance approfondie du judaïsme, en quoi va-t-elle faire écho dans votre parcours d’anthropologue ? aa : Il y a des éléments beaucoup plus directs. L’école Maïmonide, entre 1945 et 1948-49 est dirigée par Marcus Kohn, un savant Francs-tireurs et partisans, Main d’œuvre immigré, groupe politique et syndicale de juifs immigrés qui rejoint très vite la résistance. 4 Œuvre de Secours aux Enfants juifs, organisme créé en Russie et qui poursuit ses activités en France. Elle se montre très active pour le sauvetage des enfants pendant l’occupation et la prise en charge des orphelins après-guerre. 3

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sociétés. J’étais dans la société day (sur laquelle j’ai publié une petite monographie en 1966) dans le sud du Tchad où domine la culture sara. Les excisées ne rentrent pas à la maison, elles prennent place dans l’aire rituelle qui leur a été réservée. On leur apprend des chants, des proverbes, des plaisanteries sur ce qu’est que le sexe masculin afin qu’elles n’aient pas peur du pénis, de la pénétration. C’est l’initiation, une éducation sexuelle très réaliste mais il n’en va pas ainsi dans toutes les sociétés. Certaines passent par un symbolisme très complexe de figures, de statuettes. On en trouve un exemple dans l’un des livres classiques sur les initiations féminines. On le doit à Audrey Richards, une grande anthropologue anglaise qui a lui a donné pour titre Chisungu, du nom de l’institution chez les Bemba, une ethnie de Zambie. L’autre : L’anthropologue est transculturel, ou interculturel. Vous êtes né dans les années 1930 dans une famille juive d’Europe de l’Est, polyglotte et pluriculturelle, comment cela se joue ? aa : Mon père et ma mère parlaient yiddish, ma mère et ma sœur parlaient hongrois. Les enfants, les quatre frères et ma sœur, nous parlions à nos parents en yiddish et tous les 5 entre nous, nous parlions français parce que c’était la langue parlée dans la rue et étudiée à l’école. Il y a eu un trilinguisme inscrit au cœur de la famille : hongrois, yiddish, français. Mon père vient de la Transylvanie (rattachée à la Roumanie après la guerre de 1914), d’un milieu très pauvre. Je me suis fait une idée de la misère qui y régnait grâce au reportage d’Albert Londres sur cette région. Mon père était pauvre, il est parti. Il a épousé celle



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