L’autre 2010, Vol. 11, n°1

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Cliniques, cultures et sociétés REVUE TRANSCULTURELLE

2010, Volume 11, N°1

ÉDITORIAUX L’espoir plutôt que la peur Marie Rose MORO

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Urgence, traumatisme et adoption : quel devenir pour 5 les enfants d’Haïti ? Hélène ROMANO

ENTRETIEN AVEC ALFRED BRAUNER Les enfants dans la guerre Par Yoram MOUCHENIK

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DOSSIER : CLINIQUES DE L’ASIE coordonné par François GIRAUD

À propos d’une psychologie de la personne. Apports du monde asiatique

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Cân-Liêm LUONG

À la recherche d’une pédopsychiatrie post-coloniale : 27 un parcours vietnamien Marie-Ève HOFFET-GACHELIN

On ne salue que les parents, les enfants sont toujours 40 inclus. Parcours des enfants tamouls ayant des troubles du langage Amalini SIMON, Taïeb FERRADJI, Geneviève SERRE, Marie Rose MORO

De Saigon à Sainte-Livrade-sur-Lot, l’épopée des rapatriés d’Indochine. 1956-2009

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Jacques ou le passe barré. Mémoire traumatique et reconquête de l’identité chez un adolescent fils de réfugiés

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Dominique ROLLAND

François GIRAUD

ARTICLES ORIGINAUX Une autre langue : un espace pour penser ? Françoise HATCHUEL

Des écoliers issus de la migration mahoraise et comorienne à la Réunion

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Sophia SELOD, M. A. GRIMA, Jacky BRANDIBAS, Kamaria M’ROIVILI, Laurence CHATEL, Rémi FOUBERT, J. P. IMAHO, Rébecca BRASIER

NOTE DE RECHERCHE Devenir mère pour la première fois à quarante ans. 94 Genèse du désir d’enfant dans les maternités tardives Estèle JAQUET


Illustration de couverture créée par Anna et Elena Balbusso

Directeur de la publication : Allan GEOFFROY Directrice scientifique : Marie Rose MORO Rédacteurs en chef : Thierry BAUBET, Taïeb FERRADJI, François GIRAUD, Claire MESTRE Comité de rédaction : Tahar ABBAL, Hélène ASENSI, Julie AZOULAY, Malika BENNABI, Stéphane BOUSSAT, Daniel DERIVOIS, Elisabeth DO, Patrick FERMI, Michèle FIÉLOUX, Marion GÉRY, Myriam HARLEAUX,

Felicia

BACHE,

Christian

Jean-Baptiste

HEIDENREICH, LACHAL,

LOUBEYRE,

Jacques Héloïse

Lucette

LA-

LOMBARD, MARICHEZ,

Yoram MOUCHENIK, Lisa OUSS-RYNGAERT, Danièle PIERRE, Benoit QUIROT, Alejandro ROJAS-URREGO, Dominique ROLLAND, Sophia SELOD, Leticia SOLIS, Olivier TAIEB, Saskia von OVERBECK OTTINO

L’AUTRE MAGAZINE IMPRESSIONS ACTUALITÉS L’âme afghane en ruine à l’image du pays. Paradoxes et impasses de la situation des mineurs afghans à Paris

Comité scientifique : Jean-François ALLILAIRE, Thérèse AGOSSOU, Marc AUGÉ, Lionel BAILLY, Armando

97

BARRIGUETE, Patrick BAUDRY, Esther BENBASSA, Alban BENSA, Alain BENTOLILA, Gilles BIBEAU, Alain BLANCHET, Doris BONNET, Michel BOTBOL, Abdelwahab BOUHDIBA, Michel BOUSSAT, Salvador CELIA,

98

René COLLIGNON, Ellen CORIN, Boris CYRULNIK, Alberto EIGUER, Marcelle GEBER, Maurice GODELIER, Bernard GOLSE, Antoine GUEDENEY, Momar GUEYE, Françoise HÉRITIER, Baba KOUMARÉ, Suzanne LAL-

Gholamreza SHOKRANI

LEMAND, Jon LANGE, François LAPLANTINE, Serge

PORTRAITS Madame NGuyen Thi Nhât et Monsieur Minh Duc

Jean MALAURIE, Martin Jesus MALDONADO-DURÁN,

LEBOVICI, Michel LEMAY, Marsha LEVY WARREN,

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REVUE DE PRESSE Camus, la burqa et le chien de Guy Bedos François GIRAUD

LUY, Andras ZEMPLÉNI RITA-GOMEZ, Marie MORO (espagnol), Anne-Charlotte CHAPUT (anglais), Felicia HEIDENREICH (anglais), François GIRAUD (anglais, espagnol)

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Chantal CONSTANT

RENCONTRE Osiris, Association de soutien thérapeutique aux victimes de la torture et de répression politique

Cécile ROUSSEAU, Carolyn SARGENT, Jérôme VALTraducteurs : Wilmer HERNANDEZ-ARIZA, Gema ZU-

Marion GÉRY

VOYAGES DES CRÉATEURS Exil

Jacqueline RABAIN-JAMIN, Jean-Jacques RASSIAL,

Secrétaire de rédaction : Thierry BAUBET Communication : Héloïse MARICHEZ Revue L’autre, Service de Psychopathologie, Hôpital Avicenne, 125 rue de Stalingrad, F93009 Bobigny cedex. Tél.: (33) 01 48 95 54 71/75, Fax : (33) 01 48 95 59 70

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E-mail : revue.lautre@laposte.net Assistantes

de

rédaction :

Stéphanie

BRUNEAU,

Sophie WERY Mise en pages : Jean CORRÉARD Indexation : Les articles publiés dans L’autre sont indexés dans les bases suivantes :

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Anthropological Index Online (Royal Anthropological Institute, British Museum, Royaume-Uni) ; Bibliothèque Sigmund Freud (Société Psychanalytique de Paris, France) ;

LIVRES

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INFORMATIONS

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FRANCIS (INIST/CNRS, France) ; IBSS : International Bibliography of Social Sciences (The London School of Economics and Political Science, Royaume-Uni) ; PASCAL (INIST/CNRS, France) ; PILOTS Database (National Center for PTSD, USA). Abonnements : vous trouverez le bulletin d’abonnement à la fin de ce numéro Éditeur : LA PENSÉE SAUVAGE, BP 141, 12 Place Notre Dame, F-38002 Grenoble cedex. Tél. (33) 04 76 42 09 37 - Fax : (33) 04 76 42 09 32 E-mail : lapenseesauvage@free.fr Numéro publié avec le soutien du l’ACSÉ et de l’AIEP. © 2010, Eds La pensée sauvage. Tous droits réservés ISSN 1626-5378 - ISBN 978 2 85919 261 7

www.revuelautre.com


ÉDITORIAL

L’espoir plutôt que la peur Marie Rose Moro Marie Rose Moro est Présidente de l’Association Internationale d’EthnoPsychanalyse. Directrice scientifique de publication de la revue L’autre. E-mail : marie-rose.moro@cch.aphp.fr

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es Américains ont choisi de métissages. En outre, il sousl’espoir plutôt que la peur entend que l’identité est une dondisait Barack Obama le 20 née figée, close, alors qu’elle est janvier 2009 dans son discours d’abord un processus, comme le d’i nve s t it u r e, soulignait déjà telle pourrait L év i- St r a u s s , L’IDENTITÉ EST […] être notre devise des liens à inMOUVANTE, CHANGEANTE, pour 2010, pas venter entre seulement pour ceux qui vivent KALÉIDOSCOPIQUE ET les Américains, ensemble, des MULTIPLE. ET C’EST CELA ni seulement les utopies partaQU’IL FAUT PRÉSERVER Français mais gées par tous, tous les Eurodes valeurs péens et tous ceux qui accueillent qu’on se donne, dans le respect des migrants sur leurs sols, au- de la diversité et du lien social. tant dire que nous sommes nom- L’identité est bien sûr mouvante, breux. L’espoir pour les migrants changeante, kaléidoscopique et d’arriver quelque part, l’espoir multiple. Et c’est cela qu’il faut d’une vie meilleure pour eux et préserver. C’est ce que disent leurs enfants. L’espoir aussi pour aussi Glissant ou Chamoiseau. Il ceux qui accueillent d’une vraie faut vraiment faire entendre un rencontre et d’une occasion de autre discours sur ces questions, « changer en s’échangeant » selon un discours sensible et pas seuleles mots des poètes de la diversi- ment abstrait. L’espoir plutôt que té. L’espoir aussi que nous osions la peur… penser notre lien social, notre lien à l’autre autrement qu’en termes de leçons à donner à celui qui ne connaîtrait pas nos valeurs, notre identité. Ce qu’on nous propose aujourd’hui, ce n’est pas un débat : les questions et les réponses sont prescrites et ne laissent aucune place à l’idée de diversité et

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Urgence, traumatisme et adoption : quel devenir pour les enfants d’Haïti ? Hélène Romano Hôpital Henri Mondor (AP-HP), Créteil Hélène Romano est psychologue clinicienne et docteur en psychologie. Elle est la psychologue Coordonnatrice de la Cellule d’Urgence Médico-Psychologique du SAMU 94, chargée de la coordination des soins médico-psychologiques d’urgence à Orly auprès des enfants adoptés d’Haïti. CUMP 94/SAMU 94, Hôpital Henri Mondor, 51 avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny, 94000 Créteil. E-mail : romano.helene@wanadoo.fr

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ix heures du matin. Dans bébés même, ont vécu un événel’aéroport d’Orly des en- ment traumatique majeur. Il ne fants arrivent, et pour la s’agit pas tant du tremblement de majorité (70%) ils ont moins de terre que des conséquences nétrois ans. Sept, trente, quarante, fastes de celui-ci sur leur vie et soixante-et-un enfants selon leurs repères. En quelques heures les vols sont ainsi débarqués en ils ont été dans le chaos total d’un France depuis le tremblement de tremblement de terre, avec des terre d’Haïti. Ils sont hagards, adultes perdus, submergés de prostrés, tenus dans peine, de désespoir les bras de secouet d’impuissance. LE DÉSASTRE EST ristes tout aussi bouCertains enfants VENU S’INSCRIRE leversés et silencieux sont morts, d’autres DANS LEUR face à des enfants qui disparus, d’autres HISTOIRE ne réagissent pas, blessés, d’autres ont qui ne réagissent plus. Sont-ils toujours vivants, psychiquement ? Sont-ils encore des enfants ou sont-ils devenus des trophées acquis sur la scène bienpensante du sauvetage d’enfants, photographiés sous tous les angles pour servir de faire-valoir aux campagnes de collecte de fonds de multiples associations ? Ces enfants, ces tout-petits, ces

erré seuls pendant des heures, d’autres abandonnés par des responsables d’orphelinat partis se mettre à l’abri, d’autres regroupés à l’abri dès que possible. Dans cette atmosphère insoutenable de fin du monde ces enfants ont expérimenté l’autre monde : celui de la mort, de l’effroi, de l’incompréhension totale face à ce qui leur arrive, de

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ÉDITORIAL l’anéantissement, de l’incapacité des adultes à prendre soin d’eux, de l’infini sentiment d’être seuls au monde. Ils ont senti, vu, perçu, entendu tant d’horreurs que le désastre est venu s’inscrire dans leur histoire. Ces enfants se trouvent en situation de deuil traumatique non seulement parce qu’ils ont été confrontés à un risque de mort imminente mais surtout par ces multiples pertes qu’ils ont dû subir en quelques jours : perte de leurs figures d’attachement, de leurs repères et comme cela n’était pas suffisant perte de leurs racines, de leurs habitudes. Ils sont projetés d’un monde à l’autre : de la chaleur d’Haïti au froid parisien, de la misère au gavage de biscuits à l’aéroport, du short et bras nus, au pantalon et blouson qui enserrent, d’un monde de noirs à une multitude de blancs, d’une vie de groupe à une prise en charge individuelle où de multiples adultes se précipitent autour d’eux, du créole haïtien à une langue bien étrangère que de nombreux enfants ne comprennent pas, etc. Ce n’est pas tant la catastrophe de ce tremblement de terre que la manière dont ses conséquences seront traitées qui risque de faire une trace traumatique durable dans l’histoire de ces enfants. Le traumatisme, les ruptures, les pertes des figures d’attachement, sont des expériences déjà malheureusement éprouvées par ces enfants même à l’aube de leur vie d’adultes. Dans un pays où la misère et la violence de rue sont le quotidien de nombreuses familles, un grand nombre d’enfants en attente dans les orphelinats ont déjà été exposés à ces contextes traumatiques. Ce qu’ils viennent de vivre se surajoute tout en réactivant ces traumas

antérieurs. L’adoption n’annulera pas la dette traumatique…. même avec un amour infini des parents adoptifs. LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE ET L’IMPACT DU TRAUMATISME CHEZ LES ENFANTS ET SURTOUT CHEZ LES TOUT-PETITS EST TROP SOUVENT BANALISÉE VOIRE DÉNIÉE Nous savons combien la souffrance psychique et l’impact du traumatisme chez les enfants et surtout chez les tout-petits est souvent banalisée voire déniée et ce, d’autant plus facilement que ces petits d’homme ne sont pas en capacité de se plaindre comme le feraient les plus grands (Baubet & Moro 2003, 2004). Le risque est alors d’espérer par un processus archaïque de pensée magique que l’évacuation précipitée en France et l’adoption accélérée effaceraient tout ce cauchemar. Mais le trauma ne s’oublie pas, il s’inscrit dans la mémoire et dans les vies de ceux qui le subissent même de tout-petits bébés. Dénier les traces psychiques du trauma c’est annuler toute l’histoire de ces enfants et s’illusionner sur le fait qu’ils ne seraient en capacité de s’inscrire dans un récit de vie qu’à partir du moment où leur passé traumatique aurait été oublié. Ne pas entendre la détresse de ces enfants, ne pas voir et comprendre la souffrance psychique qu’ils manifestent, se traduit par ces commentaires dès leur arrivée d’avion : « leur état serait lié à la fatigue, au décalage horaire, au manque de sommeil »…ne pas voir les traces du trauma est une façon de s’en protéger en l’annu-

lant… mais s’en protéger en tant qu’adulte n’en préserve en rien les enfants déjà blessés ; cela risque au contraire de les condamner à ne pas se plaindre. Il ne s’agit plus d’un miroir brisé (Korff Sauss 1996) mais d’un « miroir sans tain ». Les miroirs sans tain sont ces miroirs semi-réfléchissants dont la particularité est de ne réfléchir qu’une partie de la lumière reçue et de laisser passer l’autre partie, dans le vide. C’est bien à cela que se trouvent contraints ces enfants, comme tant d’enfants victimes condamnés au silence de leur maux : ne laisser réfléchir que ce qui ne risquera pas de heurter l’Autre et s’amputer de tout le reste… Qu’avons-nous constaté à Orly au plus près de l’évacuation ? Des enfants épuisés certes, carencés, avec de nombreux retards de développement et des problèmes médicaux multiples. Mais aussi et pour la très grande majorité des enfants profondément blessés psychiquement avec de graves troubles psychotraumatiques : prostration, hypervigilance, hypersomnie, troubles de l’attachement (accrochage exclusif à l’adulte référent et absence d’exploration de l’environnement ou attitude de retrait, d’évitement et de rejet des adultes - intervenants, parents), regard vide, tristesse et désespoir infinis. Dans un tel contexte il est bien difficile de savoir ce qui est lié aux traumas antérieurs et ce qui serait spécifique des événements vécus depuis le séisme. Nous ne pouvons, actuellement, qu’être prudents quant à la recherche d’une causalité parfaitement définie. Dans l’attente de ces enfants il y a des parents qui sont à des niveaux d’élaboration de leur parentalité bien différents : de rares

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ÉDITORIAL parents ont déjà rencontré leur leur enfant et de ne pas pouvoir tour de cette nouvelle filiation enfant (12%), la majorité ne les l’accueillir comme ils l’auraient puisse s’initier ? Comment ne connaissent qu’en photos (63%) souhaité : le temps de plusieurs pas craindre les effets de déculet certains ont juste un prénom semaines prévu habituellement turation et de désaffiliation si aumais pas même une photo (25%). pour la rencontre en Haïti est ré- cune étape n’est prévue avec du Il y a aussi des frères et de sœurs duit à quelques heures dans un temps pour que chacun, enfant bouleversés dans leur rapport à aéroport. « On m’a volé mon et parents, aille l’un vers l’autre ? cet enfant venu d’ailleurs et pour adoption » ; « c’est trop tôt je n’ai Comment apaiser la colère des certains dans des états de réacti- pas eu le temps de me préparer, parents en attente, demandant à vation traumatique de leur propre il y a trop de chose à faire » ; tout prix la venue de ces petits histoire d’enfants adoptés. « jamais je n’aurais imaginé une haïtiens ? Ces familles ont vécu depuis le rencontre comme ça » ; « ça a séisme dans un climat d’insécu- tout gâché »…. Compte tenu des A Orly les parents qui idéalisaient rité et d’angoisse ces retrouvailles, réalisent majeure quand vite que ce temps de renCES FAMILLES ONT VÉCU DEPUIS LE SÉISME DANS à ce qui pouvait contre ne sera pas celui UN CLIMAT D’INSÉCURITÉ ET D’ANGOISSE MAJEURE être advenu à leur rêvé. Les enfants sont enfant. Certains distants, certains apeurés, parents sont restés plusieurs jours circonstances de crise liée au d’autres hurlent de désespoir sans sans nouvelle de leur enfant avec séisme, aller sur place « cher- que rien ne puissent les apaiser, une représentation d’enfant donné cher » leur enfant n’a pas été pos- d’autres rejettent, repoussent pour mort, envahissant leur pen- sible. L’ordre symbolique de la de tout ce qui leur reste comme sée et leur relation à leur enfant rencontre s’est trouvé bouleversé petite force pour ne pas être apmême après son arrivée. D’autres car c’est leur enfant qui est venu prochés. Rares sont ceux qui sont restés accrochés aux images à eux. acceptent ce premier contact et terrifiantes des actualités. Cer- Comme les enfants haïtiens sont ceux pour lesquels la rencontre tains sont soutenus par des orga- endeuillés, les parents adop- se passe sereinement sont ceux nismes autorisés pour l’adoption tant sont également en situation qui connaissaient « dans la réa(OAA), d’autres inscrits dans de deuil : perte de leurs repères lité » cet enfant. Pour les autres des associations, d’autres encore quand à leur démarche d’adop- le décalage est souvent violent, sont totalement isolés. Tous sont tion, perte de leurs repères par ils s’imaginaient avec un enfant dans un état de fatigue extrême et rapport à cet enfant de la réalité de quatre ans ils découvrent un manquent de la disponibilité psy- qui vient se précipiter avec l’en- « petit gabarit » de deux ans. Ils chique et de l’énergie nécessaire fant imaginaire encore si présent. s’imaginaient avec un enfant enpour prendre en charge dans de Et là aussi comme pour les en- thousiaste prêt à supporter tous bonnes conditions leur enfant. fants, il y a des parcours de vie les câlins, bisous et présents apPlusieurs parents ont manifesté pour certains parents marqués portés, ils doivent affronter un de forts sentiments de culpabilité par des épreuves douloureuses enfant totalement étranger à leurs d’avoir leur enfant alors que tant voir traumatiques pour deve- attentes. De retour chez eux, d’autres sont morts. nir parents (comme par exemple nombreux sont les parents qui téLe tremblement de terre et l’ar- de multiples fausses couches ; moignent de leur infini désarroi rivée précipitée de leur enfant l’échec de procédures de féconda- face aux manifestations de leur ont court-circuité leur démarche tion in vitro). enfant : les cauchemars, l’hyperd’adoption et bouleversé tout ce somnie, les crises clastiques où qu’ils avaient imaginé. La ma- Dans un tel contexte comment leur enfant se met subitement à jorité des parents manifestent penser la rencontre entre ces en- les rejeter, les yeux dans le vide et une ambivalence liée à leur sou- fants et ces familles ? Comment hurlant de désespoir sans que rien lagement d’avoir retrouvé leur permettre qu’en quelques heures ne les calme…. Comment ces paenfant mais soulagement mis à dans un aéroport aux conditions rents vont-ils parvenir à supporter mal par ce sentiment d’avoir été d’accueil précaires, que tout ce les manifestations traumatiques dépossédé de la rencontre avec processus de construction au- de ces enfants ? Nous savons L ’ A U T R E , C L I N I Q U E S , C U LT U R E S E T S O C I É T É S , 2 0 1 0 , V O L U M E 11 , N ° 1 7


ÉDITORIAL combien les risques de rejet, de maltraitance, de nouvel abandon sont grands lors qu’un gouffre s’immisce entre l’enfant de la réalité et l’enfant des rêves, comment ne pas craindre que la souffrance des liens (avec les parents comme auprès des fratries) ne conduise pas, dans certains cas, à de tels dangers ? Les conséquences traumatogènes dans un tel contexte (passé traumatique, séisme, conséquence du tremblement de terre, adoption précipitée) dépendront de ce qui pourra leur en être dit, de ce qui pourra être mis en place pour réassurer au plus tôt ces enfants et leur permettre d’intégrer ces multiples ruptures subies. Dans

- de soutenir les parents face à la détresse ressentie lorsque leur enfant ne réagissait pas comme ils se l’étaient imaginé ; - de ne pas laisser seul, l’enfant lorsque sa détresse est telle que ses parents ne savent pas comment intervenir pour l’apaiser et établir une relation - de prévenir des troubles de l’attachement (conseils aux parents, communication auprès de l’enfant, informations sur les lieux possibles de prise en charge) Sans ce lien et ce relais d’urgence médico-psychologique les enfants seraient confiés d’emblée dès la sortie d’avion aux parents… Mais un tel dispositif ne peut pas tout ; il n’est qu’une première étape dans le « maillage » IL Y A AUSSI DES MOMENTS MAGIQUES DE RENCONTRES à mettre en place autour cette perspective, la présence de de l’enfant et de ses parents ; pour professionnels chargés de soins cet enfant et ses parents. Pour ces médicopsychologiques d’urgence familles, l’accompagnement est à et de soins pédiatriques au plus penser dans la durée, comme un près de la rencontre entre cet en- soutien et un recours. fant et ses parents, nous semble Les questions éthiques sont mulpertinente et indispensable (Ro- tiples et le sentiment d’impuismano 2006). Depuis 2004 la sance est grand face à certaines France met en place des disposi- situations : ce couple présentant tifs d’accueil médico-psycholo- des troubles psychiatriques ; ces gique aéroportuaire dès l’arrivée bébés endormis depuis des heures des personnes impliqués dans un (hypersomnie réactionnelle) qui événement traumatique (conflits partent avec des parents qu’ils ne ivoiriens, tchadien, libanais et connaissent pas ; ces couples qui tsunami asiatique). Si l’accueil doutent et ne sont plus trop sûrs d’enfants adoptés est inédit, ce de leur projet tant le décalage est dispositif a été pensé en référence grand avec ce qu’ils avaient imaà toute l’expérience acquise par giné ; ce parent qui adopte seul les Cellules d’Urgence Médico- et qui se met à crier sur son pepsychologique (Baubet 2006). Un tit garçon de dix-neuf mois qu’il tel dispositif a permis : ne parvient pas à maintenir dans - un repérage des troubles mani- ses bras ; ces parents préoccufestés par les enfants comme par pés avant même toute rencontre les parents et limite la banalisa- du risque d’attraper la gale ; ces tion et le déni souvent formulés à parents pressés de changer dès l’égard des répercussions trauma- la rencontre le prénom de leur tiques sur les plus jeunes; enfant… Ces situations ont été

repérées mais avec pour seule perspective le relais assuré par les conseils généraux et les COCA (consultation spécialisée d’adoption) et notre inquiétude sur le fait qu’il est peu probable que ces parents-là sollicitent l’aide et le soutien des services spécialisées : par crainte, par gêne, par culpabilité, par certitudes d’être dans le juste… Mais il y a aussi des moments magiques de rencontres, des parents qui ont compris l’importance de mettre des mots sur l’histoire de leur enfant et qui dès les premiers instants prennent le temps de se poser, de lui parler, de l’accepter avec son histoire, avec ce passé aussi traumatique soit-il. Des moments purs, de vraies rencontres, où l’adulte se met à hauteur de cet enfant devenu le sien, avec une infinie patience et une attention constante. Ces parents ne sont pas ceux qui nous inquiètent ; ils ont d’ailleurs déjà rappelé pour des conseils pratiques, faire part de leurs inquiétudes ; solliciter des demandes d’adresses pour leur enfant mais aussi pour eux, pour les aider à s’ajuster aux besoins si spécifiques de leur petit. Il est 22h47 ce 30 janvier. Déjà 148 enfants rapatriés. Demain lever à quatre heures pour assurer avec de nombreux collègues à Orly l’accueil de quarante-trois nouveaux petits haïtiens… Rêvons d’un demain où un temps sera donné aux enfants pour récupérer physiquement, psychiquement avant leur arrivée en France ; Rêvons d’un espace où les parents pourront aller à la rencontre de leur enfant et prendre le temps nécessaire pour se découvrir et construire ce premier temps de la rencontre ;

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ÉDITORIAL Rêvons d’un véritable accompagnement, passé l’urgence, pour soutenir tous ces enfants et leurs parents de retour chez eux ; Rêvons d’une prise de conscience de tous ces parents en attente pour qu’ils réalisent combien ces rapatriements et processus d’adoption précipités hypothèquent durablement non seulement le devenir de leur enfant, mais aussi celui de leur devenir parent et du devenir de leur famille ; Rêvons d’un monde où ce ne sera plus à l’enfant de s’ajuster aux exigences d’adultes mais où les adultes se mettront à hauteur de chaque enfant, respectueux de

son histoire, de ses besoins, de ses possibles comme de ses limites ; Rêvons d’un monde où le droit à l’enfant ne risquera pas de primer sur le droit des enfants ; Rêvons d’un monde où les conséquences traumatiques chez les enfants et les bébés ne seront plus minimisées ; Rêvons d’un monde où la spectacularisation de la détresse et de l’horreur laissera place à une attention humanisante et respectueuse des victimes en tant que sujets de leur histoire et non objets de reportages ; Rêvons d’un temps où l’expression « droits de l’enfant » ne sera

pas que le titre de colloques et de dates anniversaire mais une réalité, LA réalité pour tous ces enfants, petits et grands, d’ici et d’ailleurs ; J’ai un dernier rêve : celui où du cauchemar et du chaos, se dégagera la promesse de devenir pour ces enfants meurtris par le trauma, avec l’aide et le soutien infiniment bientraitant d’adultes conscients de leurs responsabilités, pour permettre à chacun de continuer d’être psychiquement vivant. Hélène Romano, 30 janvier 2010.

Références bibliographiques Baubet T, Le Roch K, Bitar D, Moro MR. Soigner malgré tout. Grenoble : La pensée sauvage, 2003. Baubet T, Taieb O, Pradere J, Moro MT. et al. Traumatismes psychiques dans la première enfance. Sémiologie, diagnostic et traitements. Encyl Med Chir. Paris : Elsevier ; 2004 : 37-200-B-06. Baubet T, Rezzoug D, Bon A, Ferradji T, Mehallell S, Romano H, et al Accueil aéroportuaire de rescapés en grand nombre. Stress et Trauma 2006 ; 6 (3) : 179-186. Korff-Sausse S. Le miroir brisé. L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste. Paris : CalmannLevy ; 1996. Romano H. Prise en charge des enfants et des adolescents victimes d’événements traumatiques. Stress et Trauma ; 2006, 6 (4) : 239-246

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ENTRETIEN LES ENFANTS DANS LA GUERRE

Les enfants dans la guerre Entretien avec Alfred BRAUNER par Yoram MOUCHENIK

A

lfred Brauner est né à Saint-Mandé Tourelles en région parisienne en 1910. Polyglotte et germaniste, les circonstances et les choix politiques le conduiront, avec son épouse Françoise, aux côtés des républicains espagnols pendant la guerre d’Espagne et dans la résistance antifasciste en France. Le parcours d’Alfred et Françoise Brauner représente une vie d’en-

gagements auprès des enfants en souffrance ; d’abord les enfants victimes de la guerre, les enfants déplacés pendant la guerre d’Espagne, les enfants juifs réfugiés après la nuit de Cristal d’Allemagne et d’Autriche en 1938, les enfants juifs survivants des camps de concentration en 1945, également après-guerre les enfants perturbés du nord de la France après quatre ans d’occupation et de guerre. Avec peu de formation préalable, Françoise et Alfred Brauner apparaissent comme de véritables précurseurs dans la prise en charge psychosociale des enfants victimes de la guerre. À partir des années 1950, ils vont créer le premier externat pour enfants autistes et polyhandicapés à Paris et poursuivront leurs activités thérapeutiques et leurs recherches auprès de ces enfants dans deux centres d’accueil à Saint-Mandé Tourelles. Les prises de position d’Alfred Brauner pouvaient prendre un tour très polémique notamment sur la place de la psychanalyse, sur les travaux de Bruno Bettelheim ou sur la nature des traumatismes psychiques. Monsieur Alfred Brauner avait souhaité répondre à mes questions par téléphone, âgé de 92 ans, ayant perdu son épouse l’année précédente, il se sentait souffrant et trouvait son bureau trop désordonné pour me recevoir chez lui. Il est décédé en décembre 2002.

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ENTRETIEN Yoram Mouchenik (L’autre) : Vous avez été avec votre épouse Françoise des précurseurs dans la prise en charge des enfants soumis aux violences de la guerre. Alfred Brauner (A.B.) : Oui, ce sont les guerres qui nous sont tombées dessus. Nous avons peu de mérite. L’autre : Oui mais à cette époque, dans les années trente, cette prise en charge n’existait pas. A.B. : C’est aussi parce que j’ai vécu consciemment la première guerre mondiale. J’ai conduit papa à la guerre et j’ai fait, à ma connaissance, le premier dessin d’enfant sur la guerre quand mon père est passé par la gare. Le train avec des wagons à bestiaux est passé très lentement par une gare de triage. Nous avons été prévenus par un cheminot, c’était le 7 janvier 1915, il faisait très froid à six heures du matin, et subitement un homme a été jeté par-dessus la tête des soldats hors des wagons, c’était mon père que ses camarades ont jeté pour qu’il puisse nous embrasser. J’avais quatre ans et demi, j’ai dessiné cela et l’on m’a posé récemment la question : « Pourquoi tu n’as pas dessiné les yeux, la bouche, etc. ? Et là je me suis rappelé, je n’ai pas dessiné parce qu’ils avaient tous des mouchoirs devant les yeux. Ils pleuraient tous, y compris le conducteur du train qui forcément a ralenti pour que papa puisse nous embrasser.

cien qu’il a changé au moins trois fois de nationalité et j’ai de la famille en Allemagne et en France. J’ai été séparé de mes parents très tôt. Maman ne pouvait pas m’élever car un frère est tombé tuberculeux, alors j’ai été hors de ma famille, en pension, pendant plusieurs années. FREUD M’A PINCÉ LA JOUE, VOUS VOYEZ ÇA ? UNE JOUE HISTORIQUE ! L’autre : Quel a été votre itinéraire d’étudiant ? A.B. : Mon père était à un moment donné au consulat de France à Vienne en 1919. Comme dans la famille, on parlait allemand, il devenu interprète mais il a quitté presque aussitôt, il ne voulait pas être occupant, il avait une conscience politique, c’est une chose que j’apprécie beaucoup de la part de mon père. J’ai décidé de devenir Germaniste et professeur d’allemand, puisque enfant, j’étais à Vienne et une année en Tchécoslovaquie mais entre temps, les nazis sont arrivés et j’aimais beaucoup moins l’Allemand. J’ai terminé un doctorat et l’équivalence d’une agrégation à Vienne en 1934. L’autre : Vous étiez en Autriche et vous avez vu la montée du nazisme, quels sont vos souvenirs de l’époque ?

L’autre : Peut-on reprendre votre biographie ?

A.B. : Cela m’a effrayé. C’était affolant, cette haine de tout ce qui n’était pas allemand et germanique.

A.B. : Je suis né le trois juillet 1910 Saint-Mandé dans le Val-deMarne. J’ai un grand-père alsa-

L’autre : Et qu’est-ce qui avait amené votre famille à vous scolariser en Autriche ?

A.B. : Mon père avait été nommé à Vienne. Ensuite, j’ai fait mon service militaire en France et je suis allé en Espagne rejoindre ma femme qui travaillait en chirurgie et je me suis occupé des enfants. L’autre : Qu’est-ce qui vous avait conduit dans cette direction ? A.B. : Mon oncle, le frère de ma mère était neuropsychiatre à la Salpêtrière, il est venu à Vienne en 1926, j’avais seize ans et il m’a présenté à Freud. Freud m’a pincé la joue, vous voyez ça ? Une joue historique ! En 1928-29 en Autriche j’ai fait un stage dans le premier établissement qui s’occupait d’enfants criminels à ����� Kraïzer-Eberzdorf, ce stage m’avait passionné. L’autre : Très tôt vous vous êtes intéressé à ces questions-là ! Estce que par la suite vous êtes resté influencé par la psychanalyse ? A.B. : Non, je suis devenu très adversaire, mais il ne faut pas trop le clamer, parce que quand on n’est pas psychanalyste, on est très mal vu ! Quand on a vu des enfants dans la guerre, on ne croit plus trop aux sentiments complexes. Je suis considéré comme antipsychanalytique, je ne suis pas anti-psychanalytique, je trouve que c’est une philosophie idéaliste qui ne tient pas debout. L’autre : Comment vous avez été conduit à vous retrouver en Espagne et à participer à la guerre d’Espagne ? A.B. : Ma femme m’a rejoint à Paris, elle était autrichienne et viennoise avec un doctorat de médecine. Il y avait le danger de guerre. Tout le monde le savait, en 1934 il y avait les Croix de feu, en

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ENTRETIEN LES ENFANTS DANS LA GUERRE 1936 le Front populaire et l’on était convaincu que l’année suivante il y aurait la guerre. À Munich, ils sont allés repousser la guerre d’une année. Alors on a dit à Françoise, si vous restez à Paris et s’il y a la guerre vous serez interné. Il fallait qu’elle rentre en Autriche ou qu’elle m’épouse. C’était une féministe décidée, elle a accepté le mariage jusqu’au moment où elle a découvert que, pour avoir un passeport, il faudrait mon autorisation. Alors elle a pris sa valise, elle voulait repartir à Vienne. Finalement elle a eu confiance en moi et elle est restée. Le 12 juillet 36 la guerre d’Espagne a éclaté, les républicains espagnols ont cherché des médecins et elle s’est proposée. Puisqu’elle avait un diplôme de médecine d’urgence, on l’a acceptée avec joie et elle a été intégrée en Espagne dans une équipe médicale Tchèque. Ma femme a été envoyée à Benicàssim au sud de Barcelone et moi je faisais mon service militaire en France. L’autre : Ensuite vous l’avez rejoint ? A.B. : Oui avec beaucoup de mal, parce que pendant une année, je n’ai eu aucune nouvelle d’elle, la raison était qu’on s’écrivait en sténo et c’était des signes cabalistiques hautement suspects, donc les lettres ne sont pas arrivées. Est-ce que c’était de la censure de la caserne à Metz où je me trouvais ou est-ce que c’était le coup de censure à la frontière espagnole, je ne le sais pas. Elle était assistante en chirurgie pendant dix-huit mois et après elle est montée à Mataro qui est à trente kilomètres au nord de Barcelone et là elle était l’assistante d’un chirurgien américain qui s’appelait Eloeffer, et elle est restée encore six mois.

L’autre : Qu’est-ce qui avait amené son engagement et le vôtre du côté des républicains espagnols ? A.B. : À Vienne j’étais plutôt social- démocrate. Vienne est très particulière, c’est quand même très proche de l’URSS1, nous étions anticom mu nistes tout en étant très de gauche, plus de gauche que les socialistes ne l’ont jamais été. L’autre : Comment vous avez commencé vos activités avec les enfants en Espagne. IL Y AVAIT DES MILLIERS D’ENFANTS À ÉVACUER A.B. : C’était un ordre du commissaire politique. J’ai compris que ma femme ne repartirait pas d’Espagne. C’est là que j’ai dit, moi aussi je reste en Espagne, je suis républicain, je veux faire quelque chose. J’ai été reçu par le commissaire politique suprême qui était Luigi Gallo et il m’a dit : « Dans six mois, les brigades n’existent plus ». C’était pour calmer les démocraties occidentales qui avaient trop peur que l’URSS mette la main sur l’Espagne. Il fallait que les brigades soient dissoutes et c’est ce qui est arrivé, les brigades sont parties début 1938 et Gallo m’a dit : « Écoutez, on connaît votre biographie », des brigadistes blessés ou en congés, avaient créé un peu partout des foyers pour les enfants évacués. C’était un phénomène de masse, il y avait des milliers d’enfants à évacuer surtout de Madrid d’abord, et un

peu partout il y avait comme des foyers. Ils étaient éparpillés. Il m’a donné un chauffeur, il m’a donné un photographe professionnel et nous avons fait le tour de

ces foyers autant que l’on pouvait les retrouver et là j’ai découvert vraiment un problème « l’enfant dans la guerre » et c’est resté le but de ma vie. Il fallait aller de foyers en foyers, les responsables de ces foyers étaient des gens simples, des instituteurs, l’école en Espagne ne l’oubliez pas, a été crée en 1931, c’est-à-dire cinq ans avant la guerre. Il n’y avait pas d’école publique ; il n’y avait que des écoles de privilégiés, une injustice terrible. Les responsables des foyers étaient de braves dames qui avaient pitié des enfants, le mot pitié est très péjoratif à mon avis. Des filles du peuple, mais qui avaient l’avantage énorme d’être très certainement des filles aînées d’une famille nombreuse et qui savaient s’occuper d’enfants. L’autre : Quelles ont été vos premières perceptions de ces enfants et de ce que vous pourriez mettre en place avec eux ? A.B. : Il fallait trouver une méthode et je suis un scientifique, un universitaire, quand je vois Union des républiques socialistes soviétiques, dissoute en 1991. 1

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ENTRETIEN un problème, je l’aborde de façon scientifique, c’est-à-dire systématique. Vous savez, devant une telle situation, il faut faire face, et après on se fait sa doctrine, c’est très difficile à résumer, mais j’ai découvert ce que l’on appelle aujourd’hui l’art-thérapie, c’est-àdire qu’un beau jour, les enfants m’ont apporté, dans une situation précise que j’ai raconté souvent, des dessins d’enfants, des dessins qui étaient parlants. Quand on voit un tel dessin ou quand on entend un tel poème, des poèmes très maladroits, mais d’un lyrisme extraordinaire, et bien à ce moment-là on découvre l’art-thérapie qui n’est pas du tout ce que l’on fait aujourd’hui sur le plan pseudo-médical. J’ai vu ces dessins, et quand on voit ces dessins, immédiatement on a envie, non pas de les interpréter, mais de les comprendre. L’autre : À partir de là vous avez commencé à développer une méthode ? A.B. : Non, une méthode, cela ne s’invente pas, cela ne se crée pas, cela s’impose. Après est venu Guernica2 et nous avons reçu un transport de Guernica. Quand on voit des enfants démolis comme ces enfants l’étaient, à ce moment là, les dessins c’est un drame. L’autre : Comment vous avez travaillé avec les dessins et avec les enfants justement ? A.B. : Ces enfants, il fallait les calmer, il fallait les rassurer, il fallait les instruire. Tout ça c’est tellement banal, il ne faut pas chercher à théoriser, il fallait faire face. Je n’ai jamais proposé à un enfant de dessiner. Les enfants ont des-

siné et quand ils ont vu un enfant dessiner, un deuxième est venu et moi aussi. Et quand un apportait un poème qui était bouleversant et que j’ai là sous les yeux, tout de suite un autre a dit, « moi aussi,

de Rothschild et Édouard de Rothschild qui m’ont accueilli avec beaucoup de méfiance, car je venais de l’Espagne rouge mais finalement ils n’avaient pas mieux. Il y avait deux châteaux

C’ÉTAIT D’UNE SPONTANÉITÉ ABSOLUMENT EXTRAORDINAIRE. LES MÉTHODES SE SONT IMPOSÉES À MOI moi aussi ». C’était d’une spontanéité absolument extraordinaire. Les méthodes se sont imposées à moi. Les traumatismes, quand on parle de traumatisme, il faut avoir vu ces enfants réagir. Il y a eu un bombardement de l’Hôpital et le foyer des enfants a été démoli, détruit. C’étaient des hydravions italiens qui ont fait ça. Il visait la route qui était derrière. D’autant plus qu’ils tiraient mal, c’était le foyer qui prenait mais à la suite de ça, il y a eu des symptômes que les neuropsychiatres considèrent aujourd’hui avec étonnement, et bien qui étaient là, c’était évident. L’autre : Ce travail avec les enfants a duré combien de temps en Espagne ? A.B. : Une année et je suis revenu en France en très mauvais état de santé, ma femme aussi était amaigrie, nous étions terriblement amaigris, on n’avait pas mangé et presque aussitôt, on nous a recrutés pour les enfants de la nuit de Cristal3. L’autre : Qui vous a recruté à l’époque ? A.B. : Des relations ont dit, voilà des spécialistes de l’enfant et voilà des enfants qui viennent d’Allemagne, c’était un comité interconfessionnel et de l’argent des Rothschild, une baronne

appartenant aux Rothschild, l’un était pour les enfants observant des règles religieuses et l’autre pour les laïcs. Demain, je suis invité chez des survivants de cette époque. Des enfants qui ont aujourd’hui 80 ans. L’autre : Cela veut dire qu’à l’époque, ces enfants avaient perdu leurs parents dans la nuit de Cristal ? PRESQUE AUSSITÔT, ON NOUS A RECRUTÉS POUR LES ENFANTS DE LA NUIT DE CRISTAL A.B. : Non pas perdu, c’était à mon avis plus tragique, ils avaient quitté, ils avaient été mis dans un train et le père était à Dachau où je ne sais où, et la mère restait en attendant d’être déportée. Vous voyez l’ambiance ? C’était un comité international, il y a eu deux Le lundi 26 avril 1937, jour de marché, quatre escadrille de la Légion Condor allemande (escortées par des bombardiers italiens) et des avions de chasse allemands, procèdent au bombardement de la ville afin de tester leurs nouvelles armes. Le bombardement de Guernica fut un événement majeur de la guerre d’Espagne, qui contribua à internationaliser la médiatisation du conflit, par l’intermédiaire notamment du célèbre tableau de Pablo Picasso représentant la scène (source Wikipedia). 2

3

Nuit du 9 au 10 novembre 1938.

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