Capula, une seigneurie oubliée en Corse-du-Sud

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Charles de peretti

CAPULA Une s e igneur i e oubl i é e en C or s e - du-Sud

ESSAI SUR LES ORIGINES DE LA FeODALITe INSULAIRE A la recherche des seigneurs Biancolacci, au coeur , de l’Alta Rocca a Levie - du xe au xIIIe siecle

colonna

édition


Ouvrage disponible Ă la vente sur www.editeur-corse.com


CAPULA Une s e igneur i e oubl i é e en C or s e - du-Sud


ISBN : 978-2-915922-40-0 Colonna édition, 2010 Jean-Jacques Colonna d’Istria La maison bleue - Hameau de San Benedetto 20 167 Alata – Tel/fax 04 95 25 30 67 Mail : colonnadistria.jj@wanadoo.fr www.editeur-corse.com © Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays.


Charles de Peretti

CAPULA Une s e igneur i e oubl i é e en C or s e - du-Sud

Essai sur les origines de la féodalité insulaire À la recherche des seigneurs Biancolacci, au cœur de l’Alta Rocca à Levie – du xe au xiiie siècle

Colonna

édition


RemeRciements

L’auteur remercie François de Lanfranchi, archéologue, Docteur en préhistoire, responsable scientifique du Centre d’Études et Recherches Archéologiques de l’Alta Rocca, fondateur du musée de Levie, qui lui a remis gracieusement son ouvrage : Capula, quatre millénaires de survivances et de traditions et qui l’a accompagné sur le site de Capula.

AveRtissement Au lecteuR

Cette recherche est un essai d’ethno-anthropologie à partir des recherches archéologiques du site de Capula et du Pianu de Levie. L’objet en est de retrouver et de restituer une société première à partir de laquelle la révolution seigneuriale s’est manifestée dans son originalité. Comme dans La Corse face à Gênes, le souci de l’auteur a été de redécouvrir une culture, ce que le xixe siècle appelait l’âme des peuples, et de mettre en évidence une identité singulière.


« Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes […] sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’homme d’y jouer un rôle. » Claude LÉVi-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, Pocket, 2001, p. 495.

« Qu’on l’appelle histoire ou autrement, il nous faut un monde intelligible. Si les structures mentales disparaissent sans retour […] si l’aventure humaine ne se maintient qu’au prix d’une implacable métamorphose, peu importe que les hommes se transmettent pour quelques siècles leurs concepts et leurs techniques : car l’homme est un hasard et pour l’essentiel le monde est fait d’oubli. » André MALRAUx, Œuvres complètes, « Les noyers de l’Altenburg », Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », t. iii, 1996, p. 88.


informations Pour accéder au site de Capula, remonter la D. 268 depuis Sartène ; 3,5 km avant d’arriver à Levie, prendre à gauche la route vers Cucuruzzu. Site archéologique de Cucuruzzu et Capula. Tél. : 04 95 78 42 07 Musée de Levie, quartier Pratu, 20170 Levie. Tél. : 04 95 78 00 78 Mairie de Levie, quartier Sorba, 20170 Levie. Tél. : 04 95 78 00 00


SOMMAIRE PREMIÈRE PARTIE : Découvrir le Moyen-âge corse Chapitre 1 : problématique du développement autonome de l’histoire médiévale de la Corse et origine du monde seigneurial......................................................................................... 3 Chapitre 2 : un monde isolé dans la Mer Tyrrhénienne .............................................................. 7 2.1 La Corse de la Papauté et du protectorat franc........................................................................ 7 2.2 Une vie intérieure continue sur des millénaires .................................................................... 9 2.3 Le modèle de développement de la société insulaire....................................................... 10 2.4 Le changement de l’an mil : incastellamento et châtellenies ..................................... 12 2.5 L’exclusion des facteurs extérieurs ................................................................................................ 13 2.6 Documents-objets et documents écrits ...................................................................................... 14

Chapitre 3 : Le sens de l’interprétation ethno-anthropologique .................................... 15 3.1 Mythes, légendes, réalité sociale et ethnocentrisme......................................................... 15 3.2 Points essentiels et lignes directrices de la recherche .................................................... 18

DEUXIÈME PARTIE : L’Alta-Rocca et la seigneurie de Capula Chapitre 4 : Entrer dans l’Alta Rocca et découvrir la seigneurie oubliée de Capula ............................................................................................................................................................................ 23 4.1 Un programme pour parcourir le Haut Moyen-Âge ......................................................... 23 4.2 Question ultime : la datation de la fondation de la féodalité ..................................... 23 4.3 L’entrée dans l’Alta Rocca .................................................................................................................... 25 4.4 La visite de Capula : une voie initiatique ................................................................................... 28 4.5 La forteresse, un ensemble imposant .......................................................................................... 30 4.6 Le donjon, couronnement médiéval ............................................................................................. 31 4.7 Le donjon, élément clé du monde seigneurial ...................................................................... 32

Chapitre 5 : L’incastellamento en corrélation avec l’aménagement du site............ 39 5.1 incastellamento et passage à la châtellenie ............................................................................. 39 5.2 La transformation de l’habitat et la structure sociale ..................................................... 40

Chapitre 6 : L’essor des sites seigneuriaux en Sardaigne, modèle voisin de la Corse .......................................................................................................................................................................... 45 6.1 Un monde retiré ............................................................................................................................................ 45 6.2 Aux sources du monde seigneurial sarde ................................................................................. 46 6.3 La naissance de la féodalité sarde .................................................................................................. 46

TROISIÈME PARTIE : Le Moyen-âge corse selon la Chronique de Giovanni della Grossa Chapitre 7 : Une vie dans le XVe siècle insulaire, Giovanni della Grossa ................... 51 7.1 Un début de carrière dans le notariat ........................................................................................... 51 7.2 Un secrétaire politique au service des seigneurs et de la Sérénissime République de Gênes ...................................................................................................................................................................... 53


Chapitre 8 : Un texte incontournable ...................................................................................................... 55 Chapitre 9 : Comment raconter l’histoire de la Corse au XVe siècle ?........................... 59 9.1 La Chronique reflet d’une culture féodale ................................................................................ 59 9.2 Origine des lignées et origine de la féodalité ......................................................................... 60

Chapitre 10 : Pour une relecture de Giovanni della Grossa ................................................. 65 10.1 Quatre approches du contenu de la Chronique ................................................................. 65 10.2 Contenu de la Chronique et orientation du récit.............................................................. 67

Chapitre 11 : La chanson de geste de Giovanni della Grossa ............................................ 71 11.1 Les Maures en Méditerranée au Viiie et ixe siècle et la Corse .................................... 71 11.2 Les Maures en Corse selon la chanson de geste du chroniqueur ......................... 72

QUATRIÈME PARTIE : Méthodologie et changement historique Chapitre 12 : Méthodologie, le dedans et le dehors .................................................................. 77 12.1 La continuité du dedans et l’apport du dehors ................................................................... 77 12.2 L’absence de preuve des modèles proposés ......................................................................... 79

Chapitre 13 : Un prétendu changement venu de l’extérieur : les Sardhanes dits Peuples de la Mer ......................................................................................................... 83 13.1 Une hypothèse hautement aventureuse ................................................................................... 83 13. 2 La fouille stratigraphique, épreuve négative ...................................................................... 84 13.3 La comparaison, épreuve contraire ............................................................................................ 85 13.4 Une question fondamentale de méthodologie.................................................................... 85

Chapitre 14 : Légende et fondation de la féodalité corse ..................................................... 87 14.1 Fouilles archéologiques et récits .................................................................................................... 87 14.2 Présence carolingienne, vie intérieure et reconquista ................................................. 88 14.3 Les contradictions de la Chronique ............................................................................................ 90 14.4 Dépasser les contradictions de la Chronique ...................................................................... 92 14.5 Une remise en ordre des faits et événements...................................................................... 93

CINQUIÈME PARTIE : De la chefferie à la seigneurie Chapitre 15 : Une société à la marge de l’histoire ........................................................................ 97 15.1 Chefferie, temporalité et Histoire ................................................................................................. 97 15.2 Un modèle protohistorique communautaire ....................................................................... 98 15.3 Des œuvres à leur signification : le politique et le sacré .......................................... 100 15.4 Vers une synthèse signifiante ...................................................................................................... 101 15.5 Les phases essentielles de la mutation de la société protohistorique : Age du Bronze et Haut Moyen Âge ..................................................................................................... 103

Chapitre 16 : La statue-menhir, signe d’un nouveau pouvoir ? .................................... 105 16.1 La statue-menhir : Phase ii de l’évolution de la chefferie ...................................... 105 16.2 La statue-menhir à visage humain .......................................................................................... 107 16.3 De l’ancêtre mythique à sa survie............................................................................................. 109 16.4 Le clan invariant de la société corse ?.................................................................................... 110 16.5 Conservation et rupture au xe siècle ...................................................................................... 112


Chapitre 17 : la chefferie et la châtellenie ........................................................................................ 115 17.1 Un modèle de gouvernement au plus près de la chefferie ..................................... 115 17.2 L’innovation reprise par un acteur à son profit : l’émergence du politique ................................................................................................................ 116 17.3 Le glissement de la chefferie au fief ........................................................................................ 118 17.4 Le point de départ du monde seigneurial : la chefferie usurpée ....................... 119 17.5 Un gouvernement a popolo e commune en Corse ....................................................... 121

Chapitre 18 : L’incastellamento et le renouveau médiéval................................................. 123 18.1 La mutation de l’habitat ................................................................................................................... 123 18.2 incastellamento et châtellenie .................................................................................................... 126 18.3 Espace de pouvoir et nouvelle une structure sociale................................................. 128 18.4 Lignée aristocratique et hiérarchie sociale ....................................................................... 129

SIXIÈME PARTIE : La Terre des seigneurs Chapitre 19 : La Corse du Sud, Berceau des seigneuries .................................................... 133 19.1 La Chronique médiévale du Sud confrontée aux cartulaires du Nord ......... 133 19.2 Vie intérieure et apports extérieurs ........................................................................................ 136 19.3 L’antériorité immémoriale de la chefferie : pouvoir communautaire et pouvoir seigneurial ........................................................... 138

Chapitre 20 : Sur les traces des seigneurs Cinarchesi et Biancolacci ....................... 143 20.1 Les Cinarchesi ......................................................................................................................................... 143 20.2 Les Biancolacci, issus du comte Bianco à Capula ....................................................... 145 20.3 Le parcours seigneurial des Biancolacci ............................................................................ 148 20.4 Les Biancolacci confrontés à Giudice de Cinarca ........................................................ 150

SEPTIÈME PARTIE : Monde seigneurial et féodalité Chapitre 21 : De l’Empire romain à Charlemagne et des gouvernements de la Corse du VIIIe au Xe siècle..................................................................................................................................... 157 21.1 Pouvoir carolingien et État insulaire ...................................................................................... 157 21.2 Le défaut de pouvoir central et la vie intérieure ........................................................... 164

Chapitre 22 : féodalité ou monde seigneurial ? .......................................................................... 169 22.1 Un débat sur une appellation ...................................................................................................... 169 22.2 Le modèle conventionnel de la féodalité remis en cause ...................................... 172 22.3 La Corse du Sud au regard de la féodalité......................................................................... 173

Chapitre 23 : La féodalité, un modèle déconstruit................................................................... 177 23.1 Relations de pouvoir et relations sociales .......................................................................... 177 23.2 Une division de la société à trois niveaux.......................................................................... 179 23.3 Voir autrement le monde seigneurial corse ..................................................................... 181 23.3 Homme noble et homme libre ................................................................................................... 183 23.5 La Corse en deçà des règles féodales ..................................................................................... 185


HUITIÈME PARTIE : La colonisation face au monde seigneurial Chapitre 24 : la colonisation pisane et génoise .......................................................................... 193 24.1 La mainmise sur la Sardaigne et la Corse .......................................................................... 193 24.2 La piève, instrument de pouvoir ou lieu de sociabilité ? ........................................ 197 24.3 La lutte d’influence entre Pise et Gênes sur le terrain insulaire ...................... 199

Chapitre 25 : Chefferies représentées et seigneuries du VIIIe au Xe siècle ............. 207 25.1 Depuis les sites immémoriaux jusqu’au passage des invasions ........................ 207 25.2 Une ancienne aristocratie au Haut Moyen Âge : les grandes lignées ........... 209 25.3 Les chefferies représentées et les chefferies villageoises ....................................... 211

NEUVIÈME PARTIE : Monde seigneurial et féodalité Chapitre 26 : Émergence et extension du monde seigneurial ...................................... 217 26.1 L’éclosion des seigneuries .............................................................................................................. 217 26.2 Châteaux et fortifications ............................................................................................................... 219

Chapitre 27 : Structure et singularité du monde seigneurial insulaire .................. 223 27.1 Un nouvel espace de pouvoir ....................................................................................................... 223 27.2 Les traits essentiels du monde seigneurial Corse ........................................................ 225 27.3 L’absence de statuts en Corse du Sud ................................................................................... 226 27.4 Les ressources des seigneuries ................................................................................................... 230 27.5 L’introduction du modèle de la féodalité sous le monde seigneurial au xiiie siècle ................................................................................................................. 232 27.6 Synthèse et conclusion ..................................................................................................................... 235

Bibliographie ............................................................................................................................................................ 239


PREMIÈRE PARTIE

Découvrir le Moyen-Âge corse



– CHAPITRE 1 – PROBLÉMATIQUE DU DÉVELOPPEMENT AUTONOME DE L’HISTOIRE MÉDIÉVALE DE LA CORSE ET ORIGINE DU MONDE SEIGNEURIAL

Le thème de l’origine et du commencement du monde seigneurial conduit à envisager l’évolution de l’histoire de la Corse comme une suite et un ensemble plus homogène qu’il n’y paraît malgré des temps de silence et des zones d’ombre qu’il faut interpréter comme les signes d’une continuité intérieure qui a été volontairement ignorée pour soutenir des changements ponctuels qui reposent plus sur des légendes que sur des hypothèses sérieusement élaborées. Passer de la protohistoire à l’Histoire, en conservant une cohérence à travers les millénaires, est l’objet de la présente recherche qui a trouvé dans les témoignages matériels de l’archéologie et dans les signes émis par ces découvertes, une vie déjà humanisée sur le site de Capula, avec son habitat particulier, son organisation sociale, sa culture et ses croyances. Ainsi, le thème d’un développement singulier et autonome dans son unicité s’est-il imposé à nous plus que les épopées héroïques de grandes luttes entre les autochtones du néolithique et les Peuples de la Mer, dits Sardhanes, ou encore la chanson de geste des héros carolingiens venus de Rome pour chasser les infidèles et instaurer un monde dit féodal. En guise de point d’attache, on peut écrire que la chefferie première, organisation du groupe humain dans la société protohistorique, s’enracine dans des sites occupés depuis des millénaires bien avant les casteddi et les statues anthropomorphes de l’Age du Bronze, porteuses de l’épée et du poignard. Au début étaient des communautés, là se

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CAPULA : UNE SEIGNEURIE OUBLIÉE EN CORSE-DU-SUD

trouve la souche du développement par endogenèse excluant les apports extérieurs légendaires. Le développement de l’Age du Bronze, après le dépassement du Néolithique final et du Mésolithique, trouve son explication dans l’adaptation à un environnement qui a été utilisé avec ses masses granitiques pour mettre en œuvre les casteddi, la transformation de l’outillage, le mode d’occupation et donc, d’organisation du système social. Cet univers clos sur lui-même n’a pas eu besoin d’une guerre d’anéantissement pour que les survivants assurent une continuité empruntée à leurs vainqueurs, comme le raconte la légende des Sardhanes. Nous reviendrons sur cette période clé pour la chefferie première au moment où l’Age du Bronze va être à son apogée, pour confronter le fonds archéologique originel et authentique avec l’hypothèse aventureuse des Sardhanes. De même, le délitement du pouvoir carolingien et sa faiblesse sur l’Île au xe siècle bien qu’il pût confier une mission à tel envoyé qualifié de préfet, de protecteur ou de comes de Corse, selon l’appellation de dignité que le BasEmpire attribuait, n’a pu installer en profondeur son exercice et sa domination, et s’il a constitué un environnement favorable à la poussée des châtellenies à partir de 950, il n’en a pas été la cause. Ces seigneuries s’instaurent dans le droit fil des chefferies, ce qui explique leur implantation et leurs proliférations dans le Sud de la Corse, en Alta Rocca et à Capula en particulier, représentées par des lignées immémoriales celle des Biancolaccio et des Cinarchese, exemple singulier mais hautement signifiant d’un enracinement social et politique. Les châtellenies sont issues directement des chefferies, là encore sans l’apport d’un système féodal qui aurait été instauré au Viiie siècle, alors qu’il n’existait pas encore en Europe occidentale et en italie à cette époque, surtout sur le modèle construit par les juristes de la péninsule au xiiie siècle dans les Libri Feudorum, livre qui contenait les règles essentielles du système féodo-vassalique. La chefferie qui a muté à l’Age du Bronze, comme nous le verrons plus loin, est la souche du monde seigneurial qui est porté par un fond de population dans l’incastellamento, sur les lieux mêmes de l’implantation protohistorique. 4


PREMIÈRE PARTIE : DÉCOUVRIR LE MOYEN-ÂGE CORSE

Si nos regards peuvent se tourner vers l’extérieur, ce peut être vers les nuraghe sardes en raison d’une similitude avec les casteddi, ou encore, en parallèle avec l’éclosion des châtellenies, vers les judicats héréditaires, divisions territoriales byzantines de la grande île voisine, sur des sites mégalithiques semblables à celui de Capula. En définitive, le retour sur l’origine et le fondement du monde seigneurial conduit à un questionnement radical sur l’histoire insulaire et sur la question de savoir si les changements de cette vie intérieure ont pu dépendre de forces et de facteurs extérieurs dans le cadre de l’évolution générale du bassin méditerranéen, et plus précisément de la Mer Tyrrhénienne : Latium, Toscane, Ligurie, Sardaigne et si la Corse a préservé une endogenèse dont découle sa singularité, sans exclure, bien évidemment, les relations avec le monde extérieur. La civilisation mégalithique au Moyen-Orient et en Europe occidentale, dans toute la Méditerranée au iiie et iie millénaire avant J.-C., a eu une diffusion telle qu’elle exclut l’intrusion ponctuelle et soudaine d’un peuple de guerriers, les Sardhanes, venus du Moyen-Orient vers 1600 avant J.-C., qui auraient changé en quelques mois ou années, le mode de vie, l’architecture et la représentation figurative insulaire. De même, pour entrer dans le Haut Moyen Âge, une expédition contre la puissance Maure en Méditerranée, menaçante pour la Corse, et la création supposée d’un pouvoir centralisé à Venaco, ne peut exclure la vie intérieure du monde des chefferies de l’Âge du Bronze jusqu’à l’Âge du Fer et au-delà de la romanisation, pour toucher aux portes du monde médiéval.

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– CHAPITRE 2 – UN MONDE ISOLÉ DANS LA MER TYRRHÉNIENNE

2.1 La Corse de la Papauté et du protectorat franc Vers le début du xe siècle, la Corse se dessine sur une ligne d’horizon brumeuse et incertaine. Les mouvements de la société insulaire sont peu perceptibles ; l’impression qui se dégage est celle d’une contrée qui se tient à la marge de l’Histoire. Certes, l’Île n’est ni oubliée, ni ignorée de quiconque mais sa personnalité n’est pas affirmée pour s’ériger en une entité politique dans la Mer Tyrrhénienne. Les invasions successives, ou le plus souvent les incursions, ont isolé la Corse, et mieux, l’ont conduite à un repliement sur elle-même après une romanisation suivie et constante qui a duré du iiie siècle av. J.-C. jusqu’au iVe siècle de notre ère. Dès le iiie siècle, le Christianisme va s’implanter pendant la présence romaine, mais après le passage des Goths, des Vandales, et des Lombards, même si ces derniers convertis au Christianisme, n’ont pas eu l’impact négatif que la légende met à leur charge, la Papauté va se débattre pour s’implanter tant au niveau des consciences et des pratiques que de l’installation de ses évêques. La réforme de Grégoirele-Grand s’annoncera dans ses correspondances à la fin du Vie et au début du Viie siècle. Le Pape va s’inquiéter d’un retour au paganisme dénoncé sous la forme d’une adoration de la pierre et du bois, et des vacances épiscopales auxquelles il veut mettre bon ordre. La situation va s’aggraver pour entraîner un renforcement de l’isolement avec le mouvement incessant des flottes maures et sarrasines 7


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pendant trois siècles dans l’espace maritime qui sépare la Corse de l’italie, au point qu’après leurs passages, il ne restera plus rien des pierres dressées par le génie romain sur les rivages insulaires. Au ve siècle, tout ce qui était temple à Aléria avait déjà été rasé par les Barbares, et les côtes vont se désertifier dans un double mouvement d’abandon lorsqu’apparaîtront les Musulmans : repli vers l’intérieur, à l’abri des coups des incursions ; exil pour un mieux vivre, vers le Latium où la Papauté accueillera les Corses au fil des poussées menaçantes venues de ce monde musulman. La Papauté va se rapprocher de l’Empire carolingien pour contenir les Lombards avant qu’ils ne se convertissent et obtenir la donation dite de Constantin, document forgé de toutes pièces par la Chancellerie papale, selon lequel l’Empereur Constantin aurait au iVe siècle, remis à la Papauté : « Rome et toutes les provinces, toutes les localités, toutes les cités, tant de l’italie tout entière que de toutes les régions occidentales ». Une autre donation, elle aussi selon le Liber Pontificalis, document qui enregistrait les actes de la Papauté, aurait été établie par Pépin-le-Bref, comprenant l’Exarchat de Ravenne, la Pentapole qui comprenait les villes de Rimini, Pesaro, Fano, Sinigaglia et Ancône, et l’Ombrie. En 774, Charlemagne, vainqueur des Lombards confirma au Pape Hadrien ier, les promesses faites en France à Quierzy, par Pépin, son père, en 754. Dans les territoires concernés se trouve la Corse. La Papauté préservait ses zones d’influence face aux Lombards et aux Byzantins lesquels avaient occupé la Corse au Ve et Vie siècle, non sans être critiqués pour leur mal gouvernance par la Papauté qui s’était érigée en protectrice des Corses. Peu à peu, l’Empereur Charlemagne confirmé par le pape Léon iii, protecteur du Saint-Siège et de ses biens, oubliait les promesses de 754 qu’il avait confirmées. Rome était sous la tutelle de l’Empereur. Conséquence : « territoire pontifical, la Corse était en même temps un protectorat franc », selon la formule de Huguette Taviani.

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2.2 Une vie intérieure continue sur des millénaires il reste que jusqu’à la défaite en 1014 ou 1016, de Mugahid, roi de Denia, qui venait de la péninsule ibérique, battu par les Pisans et les Génois, momentanément alliés, l’insécurité continuait à maintenir la Corse dans un isolement tel que, s’il portait préjudice à son développement, il préservait en même temps une vie intérieure dont la singularité plongeait ses racines dans la protohistoire, tant en ce qui concerne l’origine et l’implantation des populations que leur mode de vie. C’est ce que nous révèle le site de Capula, dans l’Alta Rocca où l’archéologie a mis en évidence les strates successives laissées par les habitants, strates révélatrices de l’habitat, des modes alimentaires, des techniques artisanales domestiques et des techniques instrumentales. il faut entrer de plain-pied sur le terrain dans cette zone intérieure qui, dès les temps les plus reculés de l’histoire, fut animée par des voies de passage et de communication entre le pianu de Levie, Capula, Serradi-Scopamene et Quenza en remontant depuis la Mer Tyrrhénienne et depuis le pied de l’Ortolo 1, de l’autre côté. Revisiter un site archéologique qui atteste de la protohistoire jusqu’au monde médiéval, soulever le voile sur une occupation de quatre millénaires, tout cela s’impose pour aller aux origines du monde seigneurial sur la trace des seigneurs Biancolacci, maîtres de Capula depuis le xe siècle. C’est un retour sur la vie intérieure insulaire que nous nous proposons. La colonisation romaine avait fait de la Corse une « provincia ». il est vrai que Ptolémée avait dressé une carte qui mentionnait les cités de l’intérieur dont celle d’Albiana qui semble bien correspondre au pianu de Levie et avait relevé les noms des populations de ces lieux, noms transcrits en Grec. il n’en demeure pas moins que l’intérieur de l’île, s’il était en relation avec des cités et bourgs côtiers, était constitué de zones où la pénétration romaine était ponctuelle tant à l’occasion d’affrontement dans un premier temps, que pour les échanges, dont le bois et, sans doute, le bétail, était l’essentiel, dans un second temps. On n’a pas trouvé sur le pianu de Levie et à Capula, de pierres romaines

1. Voir F. de LANFRANCHi, Capula, quatre millénaires de survivances et de traditions, Levie, Centre archéologique de Levie, 1972.

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dressées mais quelques monnaies, traces des échanges commerciaux. Pourtant la romanisation avait bien touché la côte Est vers PortoVecchio comme elle s’était implantée très haut dans le Tavignano jusqu’à la ville de Corte d’aujourd’hui. Même si la romanisation s’était donc installée en Corse, il restait des zones d’ombre dans la vie intérieure qui ont échappé à cette civilisation et à cette culture. Ce que nous révèle l’archéologie à Capula est particulièrement étonnant sur la conservation d’un mode de vie protohistorique qui contraste avec l’avancée des cités romaines, leurs constructions et un mode d’organisation sociale fondé sur le droit et une religion impériale. Le monde seigneurial va s’enraciner dans ce monde intérieur, comme nous le dévoilent les fouilles du site de Capula. Nous entrons ici de plain-pied dans la discussion sur l’origine de la féodalité insulaire dont nous avons eu jusqu’ici une image traditionnelle calquée sur le modèle admis par tous les historiens, celui du fief et des relations féodo-vassaliques, de la chevalerie et du monde tiré du récit de la Chronique de Giovanni della Grossa. 2.3 Le modèle de développement de la société insulaire Sous-jacent à ce problème on découvre à un autre niveau la question du développement de la société insulaire. Pour G. Pistarino et Silio P.P. Scalfati, ce sont les apports extérieurs qui sont le ressort des changements de cette société insulaire et le monde seigneurial participerait à ces importations tant culturelles que sociales et politiques. Le premier parle d’une « histoire pauvre privée d’un dynamisme propre […] D’où la nécessité de l’approfondir de l’extérieur » 2 ; le second écrit : « Le phénomène de la présence des étrangers se présente en somme pour l’histoire de la Corse médiévale, comme fondamentale pour la compréhension du développement de l’histoire insulaire » 3. Le thème général de la présente recherche vise donc à mettre à jour l’origine du monde seigneurial, thème qui confronte dans un 2. G. PiSTARiNO cité par H. TAViANi, « Les débuts de la colonisation », in Histoire de la Corse, Toulouse, Privat, 1971, p. 151. 3. S. P.P. SCALFATi. La Corse médiévale, « Stranieri nella Corsa Medioevale », Ajaccio, Piazzola, 1974, p. 254.

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PREMIÈRE PARTIE : DÉCOUVRIR LE MOYEN-ÂGE CORSE

premier temps l’enracinement d’une société dans un passé protohistorique et la conservation en tant qu’organisme social de la chefferie ; dans un second temps, ce thème confronte l’évolution des chefferies avec l’explosion des châtellenies et de l’incastellamento. Dans cette Alta Rocca profonde, sur quoi repose la vie en société vers l’an mille ? Si un pouvoir vient de l’extérieur encore faudrait-il le situer mieux que de le désigner de façon vague ainsi en parlant des protecteurs préfets et autre comes dont on ne sait rien de leur façon de gouverner pratiquement. il reste que les populations sont soumises à une société close qui n’a pas tendance à se transformer, ni dans son mode de fonctionnement ni dans ses œuvres matérielles : habitat, foyer, ressources vivrières et pastorales, ni dans sa constitution mentale dont on sait qu’elle a balancé encore au moment de la christianisation déjà avancée, à la fin du Vie siècle et au début du Viie siècle, entre le culte chrétien et « l’adoration de la pierre et du bois », si on s’en réfère aux lettres adressées par le Pape Grégoire-le-Grand à ses évêques entre 599 et 601. L’espace insulaire n’a jamais été un vide opératoire mais un espace occupé depuis des millénaires, du néolithique au monde médiéval, et cette présence réelle, continue et active ne peut être exclue de la recherche de l’origine du monde seigneurial qui révèle, grâce à l’archéologie, à la fois des populations profondément implantées et des sites construits toujours occupés au xe siècle. il s’avère donc, preuves matérielles à l’appui, une endogenèse d’une société qui exclut l’explication du développement par les facteurs extérieurs, dont les Peuples de la Mer sont un exemple pour l’Age du Bronze et l’aventure des nobles romains, un autre exemple pour le Haut Moyen Âge. L’archéologie qui découvre des œuvres qui ne sont pas sans auteur, même si les documents-objets sont muets, conduit à une interprétation ethnologique et anthropologique de ces sociétés qui met en scène les acteurs à travers leurs créations dont les statues-menhirs sont un bel exemple. Partout où les hommes se rencontrent et se réunissent, à partir du couple imposé par la nécessité biologique de la reproduction, une société première se constitue que nous appelons ici chefferie mais il faut bien se garder dès l’instant de la confondre avec un gouvernement 11


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a popolo e commune, celui des communes italiennes du xie et xiie siècle, ou encore d’y projeter ce modèle, pour tenter de démontrer que le modèle communautaire de la chefferie insulaire ne pouvait exister sans l’importation de ce type d’organisation continental comme le suggère Silio P. P. Scalfati dans la recherche déjà citée sur le monde médiéval corse. Le système social du Haut Moyen Âge était encore un système clos mais il n’était pas sans échanges utiles. S’il fabriquait de l’inertie, celleci démontre une continuité sans rupture de la présence de l’organisation sociale et cela sans faire appel à la providence des facteurs extérieurs. 2.4 Le changement de l’an mille : incastellamento et châtellenies Vers l’an mille, le système va atteindre sa limite nécessaire et naturelle de conservation pour entrer dans une phase de mutation. Avec le xe siècle, un nouvel horizon se découvre, celui de l’incastellamento et de la révolution seigneuriale des châtellenies. Celles-ci constituentelles une féodalité au sens traditionnel ou un monde seigneurial issu de la chefferie ? Comment un système social qui repose sur une sorte de consensus en vue de sa conservation cohérente, consensus passé entre les membres et son leader va-t-il se trouver déséquilibré au point de se transformer en un pouvoir personnalisé et hiérarchisé, en un mot en une coercition, un rapport de domination commandement-obéissance, selon la formule célèbre de Max Weber 4 ? L’effet de facteurs multiples est à prendre en compte comme le flux des invasions, le retour au calme dans la Mer Tyrrhénienne, l’affaiblissement définitif d’un pouvoir central vague et incertain, la reprise d’échanges avec une nouvelle occupation des zones côtières, une poussée démographique résultant du retour à cette paix relative, le développement des cultures, de l’élevage et des échanges qui s’ensuivirent nécessairement, autant de facteurs qui élargissent les assises et l’importance de la chefferie qui doit se réorganiser pour produire et se protéger. Le monde seigneurial fait alors son apparition.

4 M. WEBER, Économie et société, t. i, ch. 3 : « Les types de dominations », Paris, Pocket, « Agora », 2003, pp. 285 et suivantes.

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2.5 L’exclusion des facteurs extérieurs Pour une compréhension de l’histoire insulaire, il s’impose de prendre en compte les espaces occupés par les autochtones avec une présence qui est une manière de vivre établie dans un temps homogène pendant des siècles, compréhension qui s’oppose au découpage du temps en fonction des mainmises sur l’île par des puissances dominatrices : Pisans, Génois, Aragonais qui font l’histoire à leur image. Cette illusion des facteurs extérieurs importés, causes prétendues du changement, repose sur la méconnaissance ou l’occultation des structures internes de la société insulaire en corrélation avec les facteurs culturels se maintenant sur des siècles, sinon des millénaires. Pour le Haut Moyen Âge, faut-il emboîter le pas de la Chronique de Giovanni della Grossa, qui a construit un système cohérent de domination en posant les échelons des générations des Cinarchesi, comme réalité unique de la vie insulaire qui trouve son apogée avec le comte Arrigo-Bel-Messer, porteur d’un âge de justice et de bonne gouvernance, jusqu’à l’an mil ? il nous est nécessaire après avoir examiné les document-objets de l’archéologie de nous tourner vers ce seul récit du Haut Moyen Âge dont nous disposons. Peut-on écrire une histoire du monde seigneurial corse sans tenir compte de la Chronique, celle de Giovanni della Grossa ? C’est bien la question que nous devons nous poser pour examiner l’intérêt de ce récit et les interprétations dont il fait l’objet pour retenir des pistes, des rapprochements et des concordances ou discordance avec les documents-objets de l’archéologie. Ainsi en est-il du site de Capula, présenté comme un des châteaux des plus anciens par le Chroniqueur, ce qui est bien une concordance entre la Chronique et la recherche sur le terrain. Ou encore, nous efforcer voir comment un lettré du xVe siècle pouvait rapporter et conserver la mémoire des mythes, et des légendes locales, pour enfin raconter les événements de son temps ou de celui qui l’a immédiatement précédé, c’est-à-dire du xiVe et xVe siècle. Nous allons donc entrer directement dans la formation de l’Alta Rocca qui sera au fil des siècles appelée Terra dei Signori, en relation constante entre Carbini, Serra di Scopamene et Quenza, pour aborder 13


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ce que nous révèle le site de Capula à l’extrême nord du pianu de Levie où la pratique des fouilles stratigraphiques et des mesures au carbone 14 par François de Lanfranchi, a permis de relever à travers les couches successives de fouilles quatre millénaires de la vie de la Corse. 2.6 Documents-objets et documents écrits Pourquoi la Corse du Sud ne détient-elle pas de documents pour la période allant du ixe au xe siècle ? L’absence de documents écrits ne signifie pas nécessairement l’ignorance de l’écriture mais signifie plutôt que l’utilité de celle-ci ne s’imposait pas dans le système de relation, d’échange et de mémoire du groupe social de la chefferie. Celle-ci reste enracinée dans un système de rapports oraux, non écrits. De plus, il apparaît que l’isolement et la rareté des échanges extérieurs, ne conduisaient pas à recevoir des documents : charte ou contrat de vente ou de donation tels que ceux qui furent élaborés par les abbayes pour établir leurs droits de propriété, recevoir un patrimoine à l’exemple de ce que sera la Gorgone, dans le Nord de la Corse. Si le moyen de communication et d’échange de l’écrit n’est pas adopté, c’est que la relation des individus est une relation de proximité, un face-à-face sans éloignement, sans passer par l’intermédiaire d’une institution telle l’abbaye ou un acte authentique dressé par un notaire ou encore par l’intermédiaire d’un pouvoir impérial ou comtal. Tout cela veut dire que nous devons être encore plus attentifs aux découvertes de l’archéologie à laquelle doit être confrontée la légende en absence de document écrit. Ce sont les documents-objets qui restent la seule référence. De plus, l’organisation de la structure sociale de la chefferie première n’est pas constituée sur le mode d’organisation d’un pouvoir hiérarchique, de sorte qu’il en est de même quant à la mise en œuvre des terres de la communauté qui sont attribuées momentanément à tel ou tel mais pour rester dans le patrimoine commun ; nous reviendrons sur ce point à propos de la structure de la société première et de la chefferie villageoise.

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– CHAPITRE 3 – LE SENS DE L’INTERPRÉTATION ETHNO-ANTHROPOLOGIQUE 3.1 Mythes, légendes, réalité sociale et ethnocentrisme Avant d’aller plus avant sur les sites archéologiques, revenons sur la nouvelle interprétation de la mémoire telle que nous la présente la Chronique. Cette interprétation ne conteste pas le caractère anachronique de la relation des événements rapportés, le caractère étrange ou invraisemblable de telle histoire locale comme celle de la mouche qui répand une épidémie à la suite de la mort d’Orso Alamano, officier des Biancolacci, auteur d’injustices et de crimes. Cependant, se pose la question de savoir comment cette légende a pu être élaborée en mixant des faits réels et imaginaires, pour donner une crédibilité à cette affaire, comment elle a pu être transmise pendant des siècles et prise pour argent comptant, se conserver dans la mémoire collective, cinq siècles plus tard, pour être rapportée par un lettré du xVe siècle. Pour l’ethno-anthropologie, la légende apparaît comme la transcription d’une lutte entre dominants et dominés, lutte qui traduit une terreur, puis une révolte conduisant à un combat à mort, transposant autour du viol de la promise par le seigneur, tout le poids d’une oppression injuste, d’une domination insupportable, d’une lutte sociale transférée dans le combat pour l’honneur du futur époux. L’apparition du phénomène surnaturel de la mouche empoisonneuse tend à montrer que le mal n’a pas disparu avec l’auteur du crime et que le malheur est toujours proche d’un inexorable retour. il faut retenir la forte connotation sexuelle du récit de l’abus de pouvoir du dominant sur le dominé et l’enveloppe d’un panpsychisme cosmique qui fait confondre le visible et l’invisible, le naturel et le surnaturel. 15


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À l’opposé de ce tableau teinté de noirceur est apparue dans le monde seigneurial, une autre légende venue contrebalancer la précédente, c’est celle d’un seigneur qui apporte la justice et la paix, incarne l’image d’un homme équitable dont les traits sont à l’opposé de celui du criminel : il est beau, son teint est clair comme sa chevelure. il donne une image de la transparence absolue. C’est le comte ArrigoBel-Messer, Henri le Beau Sire, ainsi présenté, mais qui sera assassiné dans un traquenard de sorte que son peuple n’aura pas échappé, là encore, au malheur. il s’agit du thème mythico-idéologique tel que Giudice de Cinarca va encore l’incarner au xiiie siècle, en qualité de bienfaiteur dans un épisode où il protège les veaux d’un vacher et où les bêtes lui témoignent 5 leur reconnaissance. Rejeter ces légendes qui traduisent des réalités historiques sociales et une vision des événements à connotation cosmique, est une manifestation de l’ethnocentrisme qui se dissimule sous le prétexte de l’invraisemblance et de l’irréalité. Pour des chercheurs, marqués par un positivisme élémentaire, ces phénomènes profonds de la société insulaire intérieure doivent être occultés systématiquement. Silio P.P. Scalfati refuse cette nouvelle lecture de la Chronique et de la mémoire rapportée par la tradition 6. il fonde le développement de la vie insulaire du Haut Moyen Âge sur les seuls apports extérieurs et c’est ainsi que le développement de cette thèse le conduit à écarter : – la Chronique de Giovanni della Grossa en raison de ses anachronismes mais encore de faits rapportés « inattendibili » donc peu dignes de foi ou peu sûrs. On ne doit, selon lui « ni surestimer le chroniqueur, ni ajouter foi aux histoires qu’il nous conte sur le Haut Moyen Âge » ; – la thèse d’un gouvernement a popolo e commune au lendemain de l’an mille, tout en admettant que « la tribu et le clan demeurèrent 5. G. della GROSSA, « Chronique », in Histoire de la Corse, trad. fr. de l’Abbé Letteron, Bastia, U Muntese, 1963, p. 162. 6. Sur ces points, voir S. P.P. SCALFATi. La Corse médiévale, « Stranieri nella Corsa Medioevale » ; « Notes sur l’évolution de la féodalité corse », pp. 251 et 259, Ajaccio, Piazzola, 1974.

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longtemps l’unité de base de l’organisation sociale ». Le phénomène communal n’a pu, selon lui, anticiper sur celui des communes italiennes du xiie siècle. Mais s’agit-il de cela lorsqu’il est question d’un gouvernement communautaire mais non communal ? – la recherche d’un invariant clanique au sens social, tel que Francis Pomponi a tenté de l’élaborer pour expliquer les situations conflictuelles médiévales. Pour lui, la rivalité – des clans, les vengeances, les haines privées, ne sont pas l’élément dynamique essentiel de l’histoire de la Corse, opposées à la politique des puissances dominantes. Mais s’agit-il bien de cela quand on sait que l’historien en question fait référence au-delà de cette structure persistante regroupant les familles et des courants d’opinion et d’intérêts particuliers, à une approche de la réalité sociale qui est fondée sur l’appropriation des moyens de production et l’exploitation des forces productrices ; – la nouvelle interprétation des sciences humaines comme l’anthropologie, la sociologie, l’ethnologie, la psychologie sociale comme des tentatives pour réagir contre la tradition historiographique qui nie le dynamisme propre de l’histoire de la Corse au profit des puissances dominatrices seules capables d’insuffler une dynamique. Cette interprétation, selon lui, ne rend pas plus crédible le récit de la Chronique. Mais s’agit-il bien de cela ou de comprendre ce que signifie une Chronique au-delà de l’interprétation strictement événementielle et réaliste ? il nous faut ici nous arrêter sur le sens de l’interprétation tant des documents-objets, que des faits rapportés par la memoria suivant l’ethno-anthropologie. Si dans un esprit positiviste, tel phénomène est invraisemblable, ainsi la fameuse mouche d’Orso Alamano, le véritable esprit scientifique dépasse cette lecture du premier degré pour passer à une autre lecture qui est un nouveau palier en profondeur de l’interprétation. il apparaît alors que cette légende était une réalité pour ceux qui la racontaient, qui y ont cru accédant à un monde surnaturel pour exprimer leur peur de la domination injuste dans le monde où ils vivaient. 17


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La question posée par la légende et par ceux qui l’ont élaborée et l’ont transmise, était alors de se demander si la gouvernance seigneuriale s’assimilait à une malfaisance, si un seigneur pouvait être un homme juste, pour toucher à la légitimité des dominants sur les dominés. Ainsi, les acteurs ne doivent pas être pris seulement dans leurs faits et gestes, mais dans les signes qu’émettent ces faits et gestes. Occulter tel fait ou tel moment, parce qu’invraisemblable, c’est amputer la réalité d’une société et d’une culture ; c’est une attitude intellectuelle réductrice. L’ethnocentrisme sous-jacent à ce rejet du récit, sur le mode positiviste, est l’expression d’un refus de la part de la culture d’une puissance dominante qui ne se reconnaît pas dans celle d’une autre société et n’accepte pas la différence. 3.2 Points essentiels et lignes directrices de la recherche Avant d’entrer sur le terrain de la recherche au sens pratique et au sens intellectuel du mot, il convient de viser les points essentiels autour duquel la genèse du monde seigneurial va se former et d’indiquer les lignes directrices de la marche engagée pour dégager le modèle de société qui était celui de la Corse en devenir du xe au siècle. En premier lieu, il s’agit de retrouver la réalité d’une évolution endogène de la vie insulaire tant pour la période protohistorique que pour le Haut Moyen-Âge qui s’enchaînent et d’en refaire le parcours autonome et singulier, indépendant des facteurs extérieurs. Cette réalité d’une évolution intérieure conduit à l’analyse de la chefferie comme point de départ sinon comme fondement du monde seigneurial à venir. En second lieu, l’avancée sur le terrain ne peut se faire sans en référer à la mémoire collective telle que la Chronique de Giovanni della Grossa nous l’a transmise. il s’agit d’y trouver des pistes pour situer les lieux, les hommes et les événements, leur rendre une vraisemblance et découvrir une culture médiévale corse porteuse de mythèmes et de légendes, qui provoquent l’interprétation ethnoanthropologique du récit et impose de s’interroger sur les motivations secrètes du chroniqueur qui va reconstruire l’histoire insulaire autour xiie

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de la saga du fond d’aristocratie locale et des grandes seigneuries, Cinarchese et Biancolaccio. C’est ici qu’intervient le débat sur la question qui différencie monde seigneurial et féodalité, pour cerner les traits fondamentaux de l’émergence de cette nouvelle société au xe siècle. il est nécessaire encore de débrouiller les confusions volontaires ou involontaires à propos de la mise en scène des personnages et des innovations de cette société, confusions dont l’absence de concordance ne permet pas de rendre cohérente l’émergence des seigneuries. Les questions essentielles se dessinent : les conditions nécessaires et suffisantes étaient-elles réunies au Viiie siècle pour créer le monde seigneurial en s’appuyant sur la seule présence des plus anciennes lignées ? A-t-on pu voir émerger simultanément un pouvoir centralisé et ces cellules autonomes de pouvoir qui ont essaimé sur la Corse du Sud ? Un modèle de pouvoir carolingien ou de pouvoir local a-t-il trouvé son apogée chez un seigneur mythique, Arrigo-Bel-Messer, vers la seconde moitié du xe siècle ? Quelle réalité a pu avoir le supposé pouvoir ? Ou de fait, une évolution interne conduisait-elle de la chefferie à la châtellenie sous la forme d’une innovation politique dès le xe siècle, pour voir éclore le monde seigneurial insulaire dans sa singularité, loin du modèle traditionnel de la féodalité, mais se situant dans le cadre d’une mutation générale de l’Occident médiéval ?

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DEUXIÈME PARTIE

L’Alta-Rocca et la seigneurie de Capula



– CHAPITRE 4 – CHAPITRE IV L’ALTA ROCCA ET DÉCOUVRIR LA SEIGNEURIE OUBLIÉE DE CAPULA

4.1 Un programme pour parcourir le Haut Moyen-Âge En prélude, sur le mode d’un parcours initiatique, nous invitons le lecteur à entrer dans le site protohistorique de Capula, devenue forteresse féodale du xe au xiiie siècles ; ensuite, à se rapprocher du récit de Giovanni della Grossa, examiner les interprétations de ce texte, comme nous l’avons déjà suggéré plus haut, pour conclure sur l’usage historique que l’on peut en tirer ; à faire une pause sur les facteurs importés de développement et leur validité tant pour la préhistoire que pour le Haut Moyen Âge ; à découvrir la structure sociale et politique de la chefferie première et son évolution jusqu’à la mutation seigneuriale, avec son opposition du gouvernement communautaire dit maladroitement a popolo e commune ; comparer la féodalité 7 insulaire d’avant le xiie siècle avec la « féodalité traditionnelle » non marxiste et les lignées seigneuriales les plus anciennes, Biancolaccio de Capula et Cinarchese de Cinarca ; enfin, avec ces acteurs, voir comment ils se sont affrontés aux génois de Bonifacio et à la République hégémonique qui colonisait la Corse, voir le destin de ces seigneuries s’accomplir ou disparaître dans des luttes les opposant entre elles ou à la Sérénissime République, comme la seigneurie de la Rocca, tenue par Guidice de Cinarca, qui prit Capula au détriment des Biancolacci et qui perdit son pari contre Gênes. 4.2 Question ultime : la datation de la fondation de la féodalité En l’absence de documents écrits, comment aborder le mouvement de l’Histoire à partir de documents-objets muets, dont les auteurs et utilisateurs ont disparu, sans que nous connaissions leur activité 7. La désignation non marxiste de la féodalité renvoie à une interprétation de la féodalité fondée sur les relations féodo-vassaliques et sur le fief sans référence à la notion marxiste du système d’exploitation économique.

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gestuelle et leur langage ? C’est l’ethnologie comparative qui va s’associer à l’archéologie pour étudier chaque site, l’habitat, les foyers, les traces alimentaires, les objets domestiques et les instruments de travail et en saisir le sens. L’analyse d’une strate ouvre une description synchronique mais la comparaison du contenu de celle-ci avec la suivante fait entrer une dimension diachronique, celle de la mesure du temps de sorte que l’ethno-archéologue devient historien. Les documents objets se succèdent et traduisent une évolution d’un mode et d’un cadre de vie. Mais s’agit-il des acteurs de ces sites et de ces siècles pour le Haut Moyen Âge ? La Chronique nous livre des noms ; sont-ils des identités ? La confusion volontaire ou involontaire a-t-elle substitué en 816, Ugo della Colonna à Boniface, envoyé de Rome ? Quant aux statues-menhir armées, il est bien possible qu’elles représentent des héros magnifiés dans la pierre, mais héros de quels combats ? il faut faire un retour sur l’Age du Bronze pour les situer, percer leur mystère grâce à la chrono-stratigraphie de l’environnement d’une société première qui connaissait l’architecture avec les casteddi, appelés aussi torre, et encore le métal. Deux mille cinq cents ans plus tard, leur destruction est, à n’en pas douter, le signe d’un changement de structure sociale par l’abandon d’un monument commémoratif. Nous reviendrons sur ce questionnement. Enfin, tel immeuble bâti à Venaco sans doute.au iVe siècle, puis rebâti et conforté dans sa partie encore apparente de la hauteur d’un mur qui devait soutenir des étages, a-t-il été seulement occupé et s’il l’a été, par qui ? A-t-il été le siège d’un pouvoir centralisé au Viiie siècle, alors que l’on ne dispose ni de stèle, ni de statue, ni de tablettes, ni de pierres gravées pour procéder à une identification. Sans doute ici, la stratigraphie apporterait-elle une réponse que ne donne pas l’examen de surface des pièces recueillies. Pourquoi se poser des questions qui remettent en cause le passé insulaire le plus lointain à propos d’une recherche dont l’objet est l’origine du monde seigneurial, plus ordinairement appelé féodal ? En réalité, la véritable question est celle du gouvernement de la Corse du Viiie siècle. Ce gouvernement fut-il celui des chevaliers venus de Rome, et donc un facteur extérieur à la vie de l’Île, à l’occasion d’une 24


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présence maure et sarrasine dont il faut se poser la question de la réalité : incursions ponctuelles ou invasion et occupation continue ? L’agression des Maures a-t-elle provoqué l’événement choc venu d’ailleurs qui a conduit à une reconquista qui du même coup aurait instauré une féodalité fondée sur les lignées des Cinarchese et des Biancolacci ? Ou alors, le chroniqueur a-t-il volontairement confondu la présence de tel envoyé du Palais carolingien, Boniface, par exemple, pour donner l’assise la plus lointaine et la plus haute à ces lignages ? La problématique peut se résumer ainsi : peut-on parler de féodalité ou encore mieux de monde seigneurial dès l’an 816 en Corse, sans doute avant tout le monde occidental ? Des lignées puissantes ontelles suffi pour créer la structure très particulière de la féodalité au sens classique de l’appellation ; les conditions étaient-elles réunies pour entrer dans ce monde nouveau ? La démonstration de la continuité d’une endogenèse de la vie insulaire oblige à se poser ces questions tant pour la protohistoire que pour le Haut Moyen Âge ou alors, ne pas se les poser reviendrait à admettre que l’Histoire se confond avec la légende. 4.3 L’entrée dans l’Alta Rocca L’Alta Rocca, même si elle n’est pas le seul haut lieu de l’histoire de la Corse, mérite d’être regardée comme telle. En témoigne sa protohistoire illustrée par Cucuruzzu, sur le pianu de Levie, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO, son histoire médiévale dominée par les seigneurs Cinarchesi, de la Rocca, istria, Ornano et Bozzi ; son histoire du xxe siècle illustrée par son affrontement aux troupes de l’Axe, pendant la deuxième guerre mondiale. Rappelons que la Commune de Levie a reçu la Croix de guerre pour les combats acharnés livrés par sa population en 1943, contre les troupes allemandes. Les habitants de ces lieux ont sans aucun doute, perpétué une tradition militaire qui renvoie aux guerres médiévales menées par la seigneurie della Rocca et par Sampiero Corso contre la République de Gênes. Sa géographie l’a toujours mise à l’abri des curiosités immédiates mais la laisse ouverte par la voie immémoriale qui monte de la mer, 25


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aux visiteurs intéressés par un site montagneux, parcouru de cours d’eau, coupés de chutes et de vasques, couverte de forêts avec en arrière-fond les Aiguilles de Bavella dominées par l’incudine. « L’Alta Rocca est la partie orientale de la seigneurie du même nom », selon le professeur Pierre SiMi, éminent géographe, qui ouvrait ainsi les portes des lieux sur l’histoire médiévale. Les villages sont étagés entre 600 et 1 000 mètres, avec une double entrée : l’hiver, à la piaghja ; l’été à la muntagna, l’ouverture se faisant du côté de la Mer Tyrrhénienne où aboutissent toutes les communautés de l’Alta Rocca 8. Dès le Viiie millénaire av. J.-C., les mésolithiques de Bonifacio remontaient vers le pianu de Levie, où ils s’installaient dans l’abri de Curacchiaghju, vers le Viie millénaire av. J.-C. se manifeste l’émergence des premiers villages. Notons que les casteddi constitués sur les sites granitiques avaient déjà une liaison par des voies de passage de la montagne à la mer. Les premiers habitants de l’Alta Rocca sont donc des mésolithiques du Viiie et Viie millénaire. Ce sont des chasseurs qui font la cueillette des végétaux. Leurs outils sont tirés de la rhyolite et du quartz. L’installation des premiers habitants entre Bonifacio et Levie, s’est produite entre 7 500 et 7 300 av. J.-C. il y a donc eu une poussée vers l’intérieur pour une installation sur des sites naturels aménagés, installation que nous allons suivre sur les longues périodes de la protohistoire. L’occupation progressive de la totalité de l’Alta Rocca, va contribuer, selon François de Lanfranchi, à définir une sorte de koinè 9, « somme de traits culturels communs à plusieurs groupes humains ». Ces traits s’affirment sur le versant méridional de la Corse tyrrhénienne au fil des millénaires. Au Ve millénaire av. J.-C., au mésolithique moyen, la maîtrise de techniques productives est relevée sur la zone de Figari-Levie. À Presa (Altaghja) apparaît alors un village en terrasses, consolidées par de 8. F. de LANFRANCHi, « La formation des pays de l’Alta Rocca », Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse (B.S.SH.N.C), fascicules 698 à 701, pp. 221-235. 9. Transcription de l’adverbe grec : en commun.

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gros blocs rocheux appuyés à des talus. Cette proto architecture précède l’architecture du Bronze Moyen avec un mur à deux parements, architecture qui a donc un précédent local et qui va s’élaborer de façon plus recherchée. il faut en déduire que les casteddi n’ont pas été importés par des envahisseurs architectes apparus au cœur de l’Age du Bronze mais qu’ils ont été précédés d’un début d’architecture qui va aller se perfectionnant au fil des siècles. Pour François de Lanfranchi « tout tend à démontrer que le néolithique moyen de la Corse méridionale s’inscrit dans un cadre méditerranéen importateur de silex et d’obsidienne de Sardaigne… conjointement à la Gallura, de modèles continentaux de tombes… d’une production d’une céramique se distinguant des précédentes par la finesse et par le traitement particulier des parois des vases » 10. Le passage du néolithique final au début du chalcolithique, nous apprend que le pianu de Levie est constitué d’une « mosaïque de territoires structurés autour d’un casteddi », sur un rayonnement d’un kilomètre autour de Cucuruzzu, on trouve « une aire présentant une forte concentration d’habitat ».11 En élargissant ce rayon, on trouve des activités agricoles : terres arables, des éléments de broyage, des pollens identifiés, avec dans le chaos granitique, des abris aménagés, parfois transformés en sépulture. On doit donc distinguer un habitat des casteddi et un habitat dû aux bergers. Des chemins existent entre les casteddi de Serra-di-Scopamene, de Cucuruzzu, de Salise, entre autres, et ceux de la piaghja à Sotta, Tappa et Turri à Porto-Vecchio. Les murs qui bordent ces sentiers peuvent être évalués chronologiquement : alignement de gros blocs juxtaposés selon la proto-architecture néolithique et murs véritables à deux parements du Bronze Moyen. En remontant de Capula, à l’extrémité Nord du pianu de Levie, on trouve, le long du sentier, des sépultures de l’Age de Bronze et de l’Age du Fer et, au-delà, les constructions du Moyen Âge, non loin des murs à parement de petit appareil des sentiers, près des chapelles de San Lorenzo, San Catalina et autres.

10. Ibid., p. 229 11. Ibid., pp. 230-231.

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Pour F. de Lanfranchi, « l’anthropisation de l’Alta Rocca peut être perçue comme une longue chaîne opératoire à l’extrémité de laquelle se trouvent les premiers occupants de l’île au Viiie millénaire av. J.-C. et à l’autre les Korsi de l’Age du Fer, puis, beaucoup plus loin, les féodaux qui hantèrent les mêmes lieux et occupèrent parfois les mêmes monuments que ceux de la préhistoire » 12. Le lecteur doit être prévenu que la longue introduction qui précède n’a pas qu’un intérêt anecdotique ou d’érudition. il s’agit d’aborder une problématique fondamentale non seulement pour le monde médiéval mais aussi pour l’histoire insulaire qui peut se présenter ainsi : ces données matérielles et humaines acquises, le changement historique, à savoir, technologique, social, économique et politique, est-il le fait d’un développement endogène et autonome, ou doit-on attribuer le mouvement à des apports extérieurs provoquant de brusques mutations et des renouvellements inattendus ? À titre d’exemple, nous reviendrons en détail sur l’Age du Bronze et la prétendue irruption des Sardhanes, selon la thèse de Roger Grosjean, et nous nous poserons encore la question de savoir, question essentielle ici, si la lutte contre les Maures et les Sarrasins au Viiie siècle, a été aussi la mise en œuvre du monde seigneurial, sous la forme d’une expédition romaine, selon le récit de Giovanni della Grossa. 4.4 La visite de Capula : une voie initiatique 13 Comment entrer dans Capula, site du monde seigneurial insulaire par excellence, dans son isolement apparent, à l’intérieur de l’Alta Rocca profonde ? Le chemin qui y conduit n’est pas sans rapport avec ce qui vient de précéder sur les voies de passage qui depuis des millénaires remontent de la mer en passant par l’Ortolo, pour déboucher à Serra-de-Scopamene ou en venant des plages de ce qui devien12. Ibid., p. 232. 13. Après avoir quitté le parking peu avant l’entrée du site de Cucuruzzu, il faut prendre le chemin qui continue sur quelques centaines de mètres, jusqu’à l’embranchement d’un sentier, en partie dallé, à droite, entre deux murets de pierres.

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dra plus tard Porto-Vecchio. La marche permet d’expérimenter le site, de retourner à ce monde même qui va éclore du xe au xiie siècle, sans plaquer sur cette réalité les concepts féodo-vassaliques construits par les feudistes et les juristes bien après la montée en puissance des châtellenies. On peut même aller jusqu’à dire que l’absence de documents écrits, conduit à une perception directe d’un environnement construit, sans en donner une interprétation intellectuelle à distance. il faut marcher en partant du pianu de Levie, en longeant la clôture de Cucuruzzu, aborder l’étroit passage emprunté par des porteurs de la préhistoire et du Haut Moyen Âge, dans lequel un mulet ou un âne bâté pouvait tout juste passer entre deux blocs de granit pour aller voir la Chapelle de San Lorenzu, la première bien évidemment, celle du xiie siècle, au pied de la rampe de Capula. Le passage est chaotique enserré dans des blocs qui sont tantôt des restes d’enceintes protohistoriques, tantôt des murets d’époque médiévale ou plus récente. Les passants, les pèlerins et les porteurs ont laissé leur marque : une croix, des dalles médiévales apposées sur le fond, ou étagées en escalier, montrant le souci d’entretenir la voie. De part et d’autre, se découvrent des abris sous roche caractéristiques du site que nous allons retrouver sur la plateforme de Capula. La chapelle de San Lorenzu, dans sa version reconstruite, masque la ruine arasée de celle du xiie siècle, qui fut, à cette époque, une église privée à l’usage des seigneurs Biancolacci et de leurs vassaux. il n’en reste qu’un dallage et des blocs extraits des murs effondrés. Sa reconstruction virtuelle ne peut être faite qu’à partir des chapelles romanes du même siècle, encore debout. Les dimensions sont en largeur huit mètres environ, en longueur une quinzaine de mètres, avec une orientation de l’Ouest vers l’Est, pour ce qui fut l’abside. À partir de là, on se trouve au pied de la rampe, qui permettait d’accéder à cheval à la partie haute, fait rare pour entrer dans un site seigneurial corse. Nous verrons que l’entrée piétonne qui aboutissait au pied de la rampe est plus au Nord est, du côté du village, enserré entre une enceinte protohistorique et un mur médiéval. 29


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4.5 La forteresse, un ensemble imposant L’ensemble de Capula se présente comme une imposante fortification 14. Le site avec ses remparts naturels aménagés depuis l’Age du Bronze, s’étend sur soixante-dix mètres du Nord au Sud et sur trentecinq mètres d’Est en Ouest, soit une surface d’environ deux mille mètres carrés pour les différents niveaux d’une plate-forme moyenne et sommitale, constitué de blocs granitiques monumentaux, identiques à ceux de Cucuruzzu, site voisin dont Capula est l’extrême prolongement vers le Nord. L’ensemble qui offre une harmonie certaine est fait pour être vu. On y trouve, pour François de Lanfranchi, dès le départ : « beauté, sécurité, rusticité, caractéristiques de cette cité médiévale ». De nos observations, il faut déduire deux points essentiels : – l’ensemble était fortifié pour être défendu, en cas de besoin ; – il était construit de telle sorte qu’il abritait un phénomène d’incastellamento, avec à ses pieds, dans une enceinte, un village d’une quinzaine de maisons qui restent encore à fouiller à ce jour. C’est là que se trouve l’entrée primitive côté Nord-Est, en passant par la première enceinte protohistorique qui faisait un écran derrière lequel se trouvait le village dont question. L’enceinte qui couvre les constructions villageoises laisse entrevoir un incastellamento de modeste dimension certes, mais à rapprocher du modèle élaboré par Pierre Toubert pour le Latium. Si le site est imposant, il le doit au fait que la rampe aujourd’hui arasée présentait un mur de protection à hauteur d’homme de la même qualité, constitué de pierres régulièrement taillées et ajustées, surmonté d’une couverture en bois appuyé aux blocs gigantesques et se prolongeant à l’intérieur jusqu’au pied du donjon pour constituer une circulation couverte. Les occupants du site ont employé des coins pour entailler la roche et y caler des poutres et des voliges. La marque des coins est celle des Korsi de l’Age du Fer qui tenaient le site jusqu’au Viiie siècle av. J.-C. On se rend compte que trois éléments ont été 14. Si le lecteur veut se faire une idée des châteaux corses du xe au xiiie siècles, outre Capula, un des plus anciens, deux lieux méritent d’être vus : au Cap Corse, à Rogliano, San Colombano ; dans le Nord-est du Centre, le château de Serravalle, à Prato di Giovellina.

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utilisés par les autochtones pour adosser et élever une protection qui leur assure la sécurité : des blocs granitiques, des pierres taillées pour joindre les blocs, du bois pour se couvrir des coups : pierres ou flèches ou encore se mettre à l’abri de la vue pour circuler, et même s’abriter des intempéries : vent, pluie ou neige. 4.6 Le donjon, couronnement médiéval il est évident que Capula fut le siège d’une chefferie qui s’enracinait de l’Age du Bronze à l’Age du Fer, sur un ensemble protégé naturellement et aménagé par la main de l’homme, mais auquel le donjon a donné ce caractère seigneurial, signe incontestable du passage du monde protohistorique au monde médiéval. La plateforme supérieure mérite notre attention en raison de l’évolution du modèle construit. Deux faits se présentent à nous : – le passage de l’habitat-abri à la maison construite ; – l’élévation d’un donjon de pierre qui donne au site son aspect féodal. Trois signes marquent le changement : – la mutation de l’habitat en passant de l’abri aménagé au logement construit, qui révèle un nouveau système relationnel entre habitants ; – l’emploi de la pierre non plus seulement en complément des boules granitiques mais de façon indépendante pour construire des murs ; – l’abandon de la couverture en bois, avec l’utilisation de tuiles romaines pour le logement. Capula à la fin du xe siècle, est entré dans le Moyen Âge, ce qui n’exclut pas la présence préalable de la seigneurie sur un site marqué par son organisation matérielle protohistorique. La seigneurie s’inscrit dans le droit fil de ce site. C’est l’emploi de la pierre taillée d’un volume différent qui montre les étapes de l’installation du nouveau mode de vie : le donjon, la rampe d’accès, la maison de pierre, et en dernier, la chapelle vers la

Ouvrage disponible à la vente sur www.editeur-corse.com 31


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fin du xiE siècle. Si le donjon est construit pour voir plus loin, pour s’abriter en dernier recours, il est fait aussi pour être vu de loin, c’est Charles de peretti un bâtiment de prestige : – au Sud l’éperon présente une pente lisse à quarante-cinq degrés ; – à l’Ouest, le mur de soutien a une hauteur de trois mètres environ ; il domine un éboulis des pierres du mur supérieur qui constiUne stuaient e igneur i edans oubl iée le donjon son élévation d’au moins dix mètres, pour en C or s e du-Sud n’abriter guère plus de deux à trois personnes ; le ravin sous le cheminement du mur de soutien a une profondeur de huit à dix Cette recherche est un essai d’ethno-anthropologie à partir des mètres ; on y trouve des blocs granitiques monumentaux. recherches archéologiques du site de Capula et du Pianu de – à l’Est, le donjon est posé sur l’amoncellement de blocs colossaux Levie. de L’objet est mètres de retrouver et de restituer unemur société quatreen à cinq de hauteur, complété par un maçonné, au-dessus d’un chemin de ronde qui surplombe un à s’est première à partir de laquelle la révolution seigneuriale pic de sept à huit mètres de profondeur. manifestée dans son originalité.

CAPULA

La pierre est du granit taillé régulièrement de 30 à 40 centimètres

Comme dans La Corse face à Gênes, le souci de l’auteur a été de longueur pour 20 centimètres de hauteur et une épaisseur de 20 e de àredécouvrir ce que avec le xix siècledroit appelait 25 centimètres.une Elle culture, a pu être travaillée un ciseau ; le liantl’âme les pierres estmettre un mortier chaux sans crêpi subsistant ; s’il y desentre peuples, et de ende évidence une identité singulière. en a eu un, il a pu être blanc, comme le rapporte la Chronique de Giovanni della Grossa, à propos des tours de Biancolacci, l’une blanche, l’autre colorée en rouge 15. Un examen rapide permet d’avancer que les pierres sont du même ordre de la même qualité et du même type que la rampe d’accès au casteddu. il faut ajouter qu’entre la masse granitique au L’auteur Sud, sur laquelle s’appui duPeretti donjon : Charles de PERETTI (branche l’extrémité Calzetti-Malbufi des de Levie)et celle est avocatcentrale, honoraire à lailCour d’Aix-en-Provence ; ancien Général et constituant la partie existe un passage quiConseiller fait communiquer Régional ainsi qu’ancien Adjoint aux Affaires culturelles de la Ville d’Aix. l’Est et l’Ouest 1,20politiques mètre de hauteur, un mur de Il estd’environ diplômé de Sciences et d’Études Supérieures avec de Philosophie. soutien côté Nord, d’environ 1 mètre de hauteur, autant de mesures également l’auteur de « La Corse face à Gênes ; entre féodalité et du donjon queIl est nous avons relevées nous-même in situ. modernité : essai sur la mutation politique et sociale d’une piève de la Corse du Sud, en Alta Rocca, du XV au XVIe siècle », ouvrage paru en 2008 chez leélément même éditeur. 4.7 Le donjon, clé du monde seigneurial

il est évident que le donjon contrôle largement tout le Nord où se trouvent Serra-di-Scopamene et Quenza et plus largement encore 20 € 15. G. della GROSSA, Chronique, pp. 96-97.

32 colonna

édition

ISBN : 978-2-915922-40-0


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