Le livre des étoiles part 5

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nous partageâmes tous deux les jeux brutaux des jeunes Serkors. Un jour il fit quelque chose qui força le respect des Gerros. ll intervint pour sauver la vie d'un guerrier qui avait été lâche au combat, et iltint tête aux vieilles femelles qui avaient décidé sa mort. ll échoua, bien sûr, car la coutume des tribus est inexorable. Mais le courage et l'éloquence sont les deux qualités que ces léo-centaures barbares apprêcient le plus. ll devint un héros à leurs yeux et ses avis furent parfois écoutés aux conseils. Yanos était alors un adolescent blond et fougueux, épris de justice, comme Petrus dont tu m'as parlé. " Puis les Gighemdés triomphèrent. Mais mes parents eurent la chance d'être tués lors du pillage de la factorerie. lls nous prirent, yanos et moi... (Sherk frissonna en voyant l'expression du visage d'Abgâr.) lls avaient entendu parler de sa rêputation, aussi ils le traitèrent comme ces sauvages le font toujours - pour l'honorer - quand ils ont capturé un ennemi renommé pour sa bravoure. ll hurla pendant une nuit entière et eux riaient de leurs rires grondants et rugissants - car \ un mâle fait prisonnier doit aflronter sans défaillir les pires tourments : ) qu'inventent ses vainqueurs. Yanos n'avait pas appris, comme le font ry tous les jeunes Hommes-Lions, à mourir fièrement. Déçus et ne pou- \ l*ttt -.i' vant comprendre, ils l'achevèrent en grognant de dégoût. Je parvins a \ m'êchapper la nuit suivante - ils me gardaient en vie pour m'immoler §__ sur leur pierre sacrée. Je n'ai rien pu faire pour Yanos, rien d'autre que de l'entendre agoniser tout au long de cette nuit terrible, aussije voudrais aider petrus. , (Abgâr N'Charda regarda Sherkfixement, comme pour plonger au plus profond de son être.) " Vois-tu mon ami, d'ailleurs tu le sais mieux que moi puisque tu appartiens de moitié à leur race, ily a quelque chose de grand et d'admirable chez ces jeunes humains qui veulent changer I'Univers - même s'ils se trompent souvent et si, en fait, ils sont presque toujours dupes de leurs idées. Je crois que c'est cela le ressort véritable de la race des hommes, et il est sans doute plus fort que I'instinct de conquête et de puissance des miens. Comme la plupart des Tchirghri, je suis un sceptique et je m'amuse en secret des péroraisons de ceux qui croient détenir l'unique vérité, alors qu'il y en a tant ! (A quoi bon s'abuser de doctrines, la pensée se perd dans l'lnfini...) Mais je respecte, je vénère même la soif de justice qui est rare quand elle est vraiment sincère. La véritable grandeur se trouve peut-être dans cette révolte. , " Oui ,, fit Sherk songeusement. Mais il ne voyait guère dans ce qui

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l'entourait la manifestation de cet idéalisme que révêrait le Tchirg sans le pratiquer toutefois. L'esclavage avait reparu après une courte éclipse et existait partout, bien que sous des formes différentes - la seule exception était le Libre Echange, mais le système des contrats ne valait guère mieux - le Libre Echange prétendait supprimer toute entrave à la circulation des êtres, des biens et des idées; or Sherk savait, presque d'instinct, combien cela était faux... Les collectivités s'affrontaient, comme elles le faisaient depuistoujours, et les grands faisaient volontiers se battre les petits à leur place. La corruption régnait partout, car elle était le sort des civilisations, et celles quivivaient le plus longtemps devaient leur longévité à une pratique d'accommodement qui limitait et canalisait cette putréfaction sociale. Les droits accordés aux individus étaient en réalité le mécanisme de défense des sociétés contre les abus dangereux à long terme. Tout cela, le dernier des comtes Spassky le lui avait longuement expliqué, alors qu'ils partageaient la même servitude. Le vieuxJoris luiavait enseigné le mépris et la haine des civilisés corrompus quiajoutaient leur hypocrisie, leurs vices raffinés aux appétits des barbares. u Les empires se bâtissent sur l'ordure, disait-il, la cupidité des uns et le malheur des autres... " Ce n'était pas la flamme purificatrice dont rêvait Sherk Mroï Ouargâr, alors qu'il était un jeune esclave famélique que l'on nourrissait de coups, mais d'un incendie qui ett consumé jusqu'aux étoiles ! Pour Sherk, Petrus n'était que le frère de Liana, le frère d'une femme qui l'avait reçu en ami et venait de se donner à lui. Sauver Petrus était une question d'honneur, une promesse qu'il devait tenir, et n'avait rien à voir avec la justice ou la liberté - il avait trop longtemps mâché et ravalé sa rage sous le fouet des gardes pour croire à toutes ces choses. S'il avait mangé sa haine tant d'années, c'êtait pour la recracher un jour à la face de l'Univers. u J'accepte ton aide, Abgâr N'Charda ,, dit-il en le regardant droit dans les yeux, leurs deux regards, I'un vert béry| et I'autre jaune-vert d'ambre plongèrent I'un dans l'autre en un pacte irrévocable. n Mais sache que je paye toujours mes dettes ! , Les vibrisses blanches du Tchirg frémirent quand il sourit et ses prunelles phosphorescentes eurent un vif éclat de sphènes, une chaleur paisible et amicale sourdait de ses pupilles en gouttes d'or. u Je sais... », ronronnâ-t-il. Ses yeux brillaient comme deux éme-

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raudes taillées en amandes, avec cette profonde et silencieuse affec-

tion des amitiés félines.

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, " Je connais un moyen de le faire sortir, un moyen très simple...

Le visage panthérin riait presque, Sherk vit luire les dents aiguës et la

pointe acérée des crocs sous le velours clair des babines souriantes,

du sourire mystérieux de celui qui va faire une étonnante surprise. u Lequel ? , Le métis regarda l'être qui lui faisait face, à la fois souple et

dur, ruisselant de la douceur soyeuse d'un feu divin et animal, sauvagement beau et infiniment secret - il le regarda avec une intensité hypnotique, comme pour lire en lui. " Tu sauras bientôt, attends et tu verras. , lls s'éloignèrent dans la nuit. Sherk se sentait rassuré, réchauffé même par l'aisance de ce compagnon énigmatique et bienveillant qui le fascinait de ses yeux de marbre vert. ll comprenait... L'adolescent farouche qui avait conquis sa liberté et triomphé d'un désert par sa seule volonté d'indépendance, le garçon maigre et arrogant en quivibrait I'amère fiertê de ceux qui ont souffert pour apprendre la dure leçon d'une vie sans pitié, commençait à muer en lui et il sentait s'éveiller une conscience nouvelle qui éclairait sa pensêe ombrageuse. Les officiers de Saher Havn, qui pourtant montaient la garde sur un monde de misère et de tourments l'avaient déjà aidé à partir. Sans rien lui demander. Et maintenant cet inconnu, devenu son ami, allait I'aider à nouveau. Tout n'était pas hostile autour de lui, parfois il en oubliait ses rêves de vengeance. Alors, une grande paix tomba sur lui comme un voile de bonheur, il lui semblait retrouver la douce chaleur des jours heureux où chantait la tendre voix d'amour de sa mère. La journée du lendemain était presque écoulée quand deux soldats se présentèrent devant la porte du couloir, par lequel la grande caserne et la bâtisse devenue prison communiquaient profondément sous terre. Tout était gris, les murs, les plafonds, la porte. D'un gris lugubre et sépulcral, harmonisé avec les armes et les uniformes des gendarmes. De deux doigts levés à la visière de son casque le sergent rendit son salut à Sherk, puis examina les papiers en épelant chaque mot et en mordillant sa lèvre inférieure d'un air appliqué qui eùt été risible en d'autres circonstances. " c'est bien " dit-il finalement, « vous pouvez entrer ,. L'élève studieux redevint une statue sans vie revêtue d'écailles de fer. Un garde les précéda. lls prirent un ascenseur remarquablement rapide et silen-

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cieux. Sous des dehors vétustes, la maison était pourtant adaptée à la perfection aux impératifs de son emploi. pièces et couloirs semblaient étinceler d'astiquage et d'etficience. Des hommes et des femmes s,affairaient partout, cela bourdonnait comme une ruche. Des services de renseignements s'étaient installés ici, mais les deux soldats ne s,y intéressaient pas. Partout des gendarmes en clibanion et l,arme au poing, immobiles... Le garde les laissa dans un bureau derrière lequeltrônait un officier tchirg, très mince, aux yeux inquiétants pareils à des saphirs, très bleus et très froids. Les arrivants se mirent au garde-à-vous et saluèrent comme deux automates. L'officier sourit en le regardant avec une telle cruauté glacée que sherk eut l'impression de se hérisser comme un chat qui arque le dos. Puis il prit les papiers que luitendait le caporal métis, les regarda et faillit éternuer de surprise. o Ordre d'élargissement... Contrôle Supérieur de la Sûreté - Service de rêgulation des... , L'officier en tremblait presque. C,êtait la première fois que cela arrivait... Une heure plus tard, Petrus sortait, soutenu par Sherk et N'Charda. Son visage était très pâle et il titubait, mais il n,avait aucune lésion physique et son équilibre mental paraissait sauf. Seulson regard parfois fixe et halluciné - témoignait des êpreuves subies. Les rayons excitants ne causaient pas de blessures, mais leurs indicibles caresses faisaient d'un être une loque démente - et alors il s'enfonçait en hurlant dans les goutfres brumeux de la folie. L'esprit devenait souvent pour toujours une grisaille mouvante où s'agitaient des fantômes de souvenirs, et aussi insensés que le chaos sans nom du sous-espace. Petrus Alujan avait échappé à I'abîme, il n'avait pas dépassé les brasiers écarlates de l'épouvante qui se mettent à rugir bien avant que I'esprit ne se disloque pour fuir l'insoutenable, mais il lui faudrait longtemps pour s'en remettre. ll vivrait de longs mois dans un rêve frissonnant.

" Comment as-tu fait ? " demanda Sherk à N,Charda, après qu,ils

eurent reconduit Petrus chez sa sæur. o J'ai un ami dans un service très spêcial, qui contrôle l,ensemble de la sûreté. ll est ici et il a accepté d'élargir petrus Alujan. Mais il va falloir payer... " n Comment ? Sherk s'était attendu à cela, mais l,appréhension " étouffait les mots dans sa gorge. o Nous devons jouer un rôle difficile 84


et dangereux pour démasquer le réseau subversif. J'ai accepté, je suppose que tu te joins à moi. , « esi ,r, répondit simplement Sherk en lui rendant son regard. ll ne pouvait en dire davantage... Deux jours plus tard, ils furent tous deux détachês du service et envoyés au dépôt pour chercher des fournitures des piles pour canons laser, et d'autres semblables pour les rayons conducteurs des armes à fluide électrique, avec des cartouches d'énergie, En fait il ne s'agissait pas de munitions pour radiants. c'était tout autre chose. L'officier qui signa l'ordre I'ignorait mais le capitaine Bülow, responsable de la sécurité du régiment, le savait. Eux aussi savaient, sans qu'il n'ait fallu

rien leur dire. " Ecoute Sherk ,, dit N'Charda en luisecouant l,épaule, " rappelle_ toi que le prix pour Petrus c'est le réseau entier des patriotes d'Acher-

nar. ll faut les démasquer et c'est nous qui allons le faire... Nous seuls ! , " Seuls ? , répéta Sherk comme en écho. " Oui, nous serons d'abord I'appât, et ensuite... Si nous échouons Petrus mourra, et aussi sa sæur ! , " Comment, tu as accepté un tel marché, tu as joué la vie de Liana ? " Sherk luifaisait face, furieux comme un léopard blessé. N'Charda soutint impassiblement l'éclat meurtrier des yeux d'ambre glauque. n Elle était perdue de toute façon, Sherk. lls I'auraient arrêtée. , La mortelle lueur soufre disparut lentement, comme à regret, des prunel_ les semblables à deux lucioles d'or fauve. " Crois-moi, Sherk ! Ainsi il leur reste une chance... Et leur chance c'est nous deux ! " " Actuellement il y a une chose qui intéresse les rebelles plus que tout. , N'Charda se tut, attendant la question du métis. n C,est ? , * Le nombre et I'affectation des compagnies d'uarras quivont bientôt arriver. Tu ne connais pas les Uarras ? Et bien je peux te le dire. Ce sont des mercenaires venus de s'sark, des Tchirghri dont les ancêtres ont colonisé un monde à forte gravité dans le secteur de la Nébuleuse. lls se sont détachés de I'Empire salphan et ont réussià conserver leur indépendance. S'Sark est un monde pauvre, dur, écrasant... sa seule ri_ chesse réside dans sa population àü[e endurcie au cours d'innom_ brables générations : les uarras. uarra signifie combattant ettelest le nom qu'ils se donnent. lls se louent comme mercenaires, s,engagent dans les troupes du Libre Echange ou les forces des Républiques et

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des Gompagnies membres de la Confédération. " * S'Sark fait-il partie du Libre Echange ? , u Non. lls ne l'ont jamais voulu. Leurs lois et leurs coutumes sont in-

compatibles tant avec le système libre-échangiste qu'avec le principe des libertés fondamentales. Ainsi leur éducation, par exemple, ne tient aucun compte des droits individuels. Chaque enfant r*â{e est un futur Uarra et on l'élève uniquement pour la guerre. S'Sark ne vit qu'en louant des soldats. Des soldats exceptionnels... " n En quoicela intéresse{-il les rebelles, les Uarras nevont pasêtre utilisés au maintien de l'ordre, j'imagine I , u Tu n'as donc rien compris, Sherk Mroï Ouargâr ! La résistance d'Achernar fournira l'information à Sol - ou la lui vendra contre des armes ou des promesses sérieuses. o " Se fieraient-ils à des promesses ?, u Ce renseignement vaut un monde entier. Sais-tu que les Uarras combattent parfois sous une armure presque aussi lourde qu'eux ? Seuls ils peuvent la porter et chacun d'eux vaut un tank I Sais-tu que dès l'enfance on les force à se battre en bandes rivales ? , Avant l'adolescence, ils ont appris à maîtriser leur esprit et leur corps. lls savent détruire un char avec une seule charge disruptive, affronter nus des adversaires complètement équipés, et leur faire mordre la poussière; ils se sont entraînés à la course et au combat avec leur poids de matériel. lls peuvent aussi conduire un blindé et même, les plus doués, déjà piloter un astronel ! , Les lmpériaux n'ont rien de semblable... lly a des Janissaires de Sham qui pourraient leur tenir tête, car eux aussi on les enlève à peine sevrés à leur famille pour en faire des soldats ! Jusqu'à présent, Sol n'a rien pu opposer d'égalaux Uarras de S'Sark, mais les S'Sarkites ne sont pas plus de quelques millions... Cela fait cent ou deux cent mille combattants capables de supporter des accélérations fantastiques ou d'anéantir seuls une escouade de fantassins ennemis. - Et ils vont venir ? - Ce qui signilie que nous passons à I'offensive, ou que nous attendons celle des lmpériaux. lls ont besoin de savoir où sont engagés les S'Sarkites, car là portera notre principal effort. - Et qui va fournir le renseignement ? - Nous, bien sûr.

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CHAPITRE VII

UNE MISSION TRES SPECIALE

« ll s'agit donc de trahir... dit Sherk sourdement, d'accomplir une trahison sur commande. Et la menace sur mes amis, c'est pour s'assurer que je ne trahis pas pour de bon ! Toi, comment te tiennent-ils ?

D'une autre façon. D'une façon bien pire... Je suis ambitieux, et eux seuls pourront me lancerdans la politique, car je n'ai aucune rela-

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tion en dehors du service.

-

Nous arrivons.

Sherk avait cru voir une lueur étrange dans le regard de son ami. Le

camion s'affaissa doucement sur le sol, à mesure que disparaissait son coussin d'air. - Viens, Sherk; le colonel Niajan n'attend plus que nous. Ce n'était pas un homme, ni un Tchirg non plus. La première chose qui les frappa était son regard pareil à deux opales de feu, que voilait parfois une troisième paupière transparente. Sa peau était vert pâle et semblait glabre, mais était recouverte d'un fin réseau d'écailles minuscules. lly avait en lui l'insidieuse et mortelle souplesse du serpent. Niajan était mince, très mince, et son uniforme gris paraissait llotter autour de lui. Son visage était agnathe, avec un front plat, sans cheveux ni oreilles visibles. Ses bras étaient étonnamment grêles et courts. Les mains très allongées aux doigts effilés étaient celles d'une race très ancienne, d'une espèce qui avait atteint le fond de la connaissance et en ramenait un pouvoir mystérieux, maléfique, lait tout entier de raffinements subtils.

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La profondeur, la sombre sagesse de ces yeux de reptile ! La comprêhension explosa comme un geyser blanc dans l,esprit de sherk. Niajan était un yédh d'ophiuc, son peupre était prus vieux encore que les Tchirghri. Mais ophiuc était maintenant vassale de sol, après avoir régné sur mille soleils alors que I'humanité taillait encore ses premières armes de pierre. Niajan joignit ses mains à six doigts dans I'attitude caractéristique de concentration des siens. ses yeux pâlirent et furent comme deux citrines claires. u Je sais quiest N'charda souffla-t-iltrès lentement ", « mais je ne vous connais pas encore, Sherk Mroi Ouargâr ! ,

Son regard était opalescent et s,enfonçait en vrille. Ses yeux étaient froids comme l'espace des gouffres interstellaires, c'êtaient

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deux abîmes d'intelligence glacée qui contenaient le savoir d'un univers. Et le feu de deux novae ! Rouges ! Rouges ! Deux rubis embrasés prongèrent dans res yeux de sherk qui brillaient farouchement. L'esprit du yédh tentait de pénétrer le sien, mais il se heurtait à une volonté sauvage, celle d'un jeune loup efflanqué des steppes enneigées que baraye re vent du Nord. Mais l'esprit du Yédh était plus puissant et plus froid encore que le vent qui hurle comme une bête sur les steppes en hiver. sherk gémit, et ce fut comme une plainte rauque qu'étouffe un grand tigre qui souffre... un grand tigre qui sait que bientôt il sera dompté, brisé, par une force et une cruauté supérieures aux siennes. Le yédh lisait implacablement au plus profond de lui. Et sherk ne pouvait plus que frissonner d'horreur au contact de ce flux glacial et répugnant qui était une souillure infinie. u Ça va », ffiunrurâ-t-il finalement et sa voix non-humaine susurrait comme celle d'un démon surgi d'un autre cosmos, d'un cosmos étranger et maudit. ses yeux changèrent de couleur, comme des iolites que l'on tourne à la lumière. u sherk vous haïssez re Libre Echange, car c'est en rêarité à son profit que vous avez été réduit en esclavage. Vous le savez, sherk ! , sherk tremblait à la fois de peur et de colère. euelque chose en lui se révoltait contre ce viol plus abominable encore que celuiquevoulait lui infliger certain garde damousse de salarrik, ihratac#ngtÊnîe6, et qui était mort pour cela. Mais cette révolte n'était pas une flambée de haine libératrice, ce n'était qu'une toute petite lueur tremblante sous le BB


souffle d'une épouvante sans nom. Car c'était toujours les mêmes yeux, qui avaient maintenant le vert froid du jade. u Vous dêtestez aussi l'Empire, tous les empires... je le sens au fond de vous. Je suis un Yédh et je veux rendre aux miens leur ancien pouvoir. J'ai trahi l'Empire Terrien au profit de Rigel, et maintenant je trahis la Confédération au bénéfice de Sol. Car jeveux les affaiblirtous les deux. Quand ils auront disparu, Ophiuc retrouvera sa force oubliée et les mondes frontaliers seront enfin libres ! Quant aux Tchirghri, ils recouvreront leur puissance, comme toutes les races anciennes. N'Charda le sait et il æuvre pour cela. Vous, Sherk, vous êtes à moitié tchirg... Nous ne voulons plus d'empire, nous sommes tropJilux et ,i/ trop sages, nous savons que le maître finit par être l'esclave de$ éscla- I.'. ves... Nous voulons seulement briser le joug de Sol, comme maints i \ Tchirghri rêvent de punir le Libre Echange qui les a vaincus autrefois. Des humains travaillent aussi à notre victoire... pour le gain ou par vengeance... Sherk MroÏ Ouargâr vous avez fait serment de combattre Sol, et je sais à qui ! En m'aidant, vous tiendrez votre promesse. " Les yeux avaient la couleur des grenats jaunes. En eux il y avait une offre, mais aussi une menace. jamais je refuse ?... » corlffiênça Sherk. " Si " Je vous briserai, comme cela... , Sherk poussa un long cri rugissant de rage et d'agonie, comme le hurlement d'un léopard mortellement atteint. Une mâchoire de feu avait mordu au plus profond de son être, laissant une traînée visqueuse et ignoble qui était plus affreuse encore que la douleur. n Mais ce ne sera pas nécessaire... Après m'avoir servi vous serez riche, riche et vengé de vos années de servitude. , Les yeux ophidiens restaient allumés, mais ils ne frappèrent plus. Une haine avide monta en Sherk comme une flamme dévorante, une haine qui ne s'adressait pas à Niajan. C'était celle qu'il avait nourrie alors qu'il avait grandi dans les fers de I'esclavage, travaillant sous le fouet comme une bête de somme. llvoyait son existence misérable avec des yeux incandescents d'une implacable lucidité. Les prunelles du Yédh, oblongues et pareilles à deux filaments embrasés, fouaillaient toujours les siennes. Hait ! Hait ! Hait ! commandaient-elles. L'idée que Niajan le manipulait, jouant en virtuose de ses sentiments les plus secrets, naquit à I'arrière-plan de sa pensée mais elle passa très vite et creva comme une bulle à la surface d'un lac de

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lave qui bouillonne en débordant du cratère d'un volcan. u Je vais vous confier des documents, vous savez lesquels, et vous les remettrez à qui je vous dirai. , Les yeux se faisaient rassurants, deux opales si tranquilles... Une heure après ils se trouvaient dehors, en route vers leur mystérieux rendez-vous. Sherk conduisait, N'Charda assis à ses côtés portait une petite valise noire sur ses genoux. Le camion filait en sifflant sur son coussin d'air. lls souriaient, un même sourire étrange et terrible, un sourire dément. Cent compagnies d'Uarras, près de quinze mille combattants... Tout se trouvait dans la valise, leur affectation et la liste de leurs équipements adaptês aux conditions des mondes où ils seraient débarqués. Des planètes qui devaient être autant d,objectifs, essentiels de I'offensive orionide. lly avait aussi huit mille astronautes, les équipages de trois ou quatre cents torpilleurs destinés à plusieurs escadres d,avant-garde. Cela signifiait l'offensive, reposant tout entière sur la surprise et le choc initial. Le colonel Niajan ne leur avait rien caché, de toute façon il leur aurait suffi d'ouvrir la cassette pour I'apprendre. Elle n,était même pas cachetée ! La serrure qui la fermait n'était pas un obstacle pour eux. lls ne s'étaient pas posé la moindre question sur le caractère insolite et irréel de leur aventure. lls allaient tout simplement livrer à l,ennemi les documents essentiels d'une campagne, vouant au désastre la Vl" flotte tout entière. Eux seuls pouvaient le faire, car la serrure biologique était réglée sur eux. lls devaient l'effleurer à tour de rôle, et elle s'ouvrirait avant de se détruire (si un autre la forçait, le contenu était anéanti). Mais I'idée de le faire ne leur était pas venue, à quoi bon ! Leurs yeux regardaient droit devant eux, avec une viride et infernale fixité. lls foncèrent comme dans un rêve, le long des larges avenues qui portaient encore l'empreinte des récents combats. ll leur fallut s,arrêter, toutefois, pour franchir les barrages que renforçaient souvent des chars à l'arrèt, mais Sherk n'avait qu'à présenter sa bague aux gendarmes. Un minuscule signal, accordé à son métabolisme ordonnait : laissez passer ! Et les policiers obéissaient. lls arrivèrent dans un quartier éloignê, s'engouffrèrent dans une rue étroite et tortueuse dont le couvre-feu avait fait un ravin ténêbreux,

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puis une bâtisse lépreuse les avala. C'était fini. lls sortirent du véhicule avec la petite valise, suivirent ceux qui les attendaient dans le hallsouterrain, parcoururent un dédale de couloirs silencieux et obscurs. Une éternité après ils étaient assis dans un salon, sirotant des liqueurs exotiques, les yeux luisants de bonheur sous

les paupières baissées, perdus dans un ronronnement intérieur. Derrière son bureau un petit homme maigre au masque ascétique parcourait la liasse de documents. Son regard flambait d'une tension fanatique, qui se mua en fièvre triomphale après que l'incrédulité eut achevé de se dissiper. « Avec cela... Sol acceptera de nous faire des concessions. Nous pourrons encore lui servir. L'Empire se contentera d'une suzeraineté nominale, sans plus entraver le dêveloppement d'Achernar. , Rien, absolument rien ne s'était passé quand ils avaient ouvert la cassette. Rien de visible, ou de perceptible à la foule vigilante des détecteurs quitapissaient le sol,le plafond,les murs. Le petit homme maigre, pas plus que ses deuxvisiteurs, ne se rendaient compte du sens réel des êvénements. ll ne dut sans doute jamais le comprendre, hypnotisé par l'idéal qui était sa raison devivre. S'ilcomprit, cela coTncida sans doute avec la fin de sa vie - quand les lmpêriaux démantelèrent le réseau d'Achernar. Quant à Sherk et N'Charda, ils vivaient dans un état second, embrumés de béatitude. Chacun d'eux avait, dans la poche intêrieure de sa vareuse une plaquette de deux mille crédits. Ce n'était pas une véritable fortune, mais cela suffisait pour s'installer confortablement dans la vie. Plus tard ils en recevraient davantage, s'ils rendaient d'autres « services ». lls n'en eurent pas l'occasion. Le lendemain ils étaient dans une pièce semblable, et pourtant différente. Un général au visage pareil à une tête de mort leur faisait face, assis derrière son bureau et sanglé dans un uniforme bleu-gris. Sur le côté, debout, les bras croisés, se tenait un étonnant capitaine tchirg. ll restait au repos, avec la fausse nonchalance d'un énorme félin, mais la vigilance tendue que suggérait son immobilité était infiniment plus puissante que celle d'un Tchirg d'espèce commune : pour tout dire elle devenait massive, indescriptiblement formidable. Le capitaine êtait d'ailleurs plus grand et plus large d'épaules, son calme le rendait effrayant - c'était le calme terrible du fauve qui attend. Si l'allure d'un Tchirg évoquait celle d'une panthère anthropomor-

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phe, il semblait être un monstrueux tigre. ses yeux brillaient d'intelligence mais étaient vides de passion. Froids et changeants à la clarté variable des tubes pailletés, tels des chrysobéry|s. Ses canines dépassaient comme pour mordre les lèvres jaüros.ff\§\f..!â ll y avait en lui la force silencieuse et la connaissance secrète que la tradition saïphane - inexplicablement pareille aux ténêbreuses croyances de peuples oubliés sur la Terre des hommes prêtait à ces Etrangers, venus de la nuit sur leurs oiseaux de feu... Par un singulier atavisme les traits du géant étaient ceux des premiers Tchirghri, ainsi que les avait modelés la déesse Chirgu (dont l'origine s'estompait aussi dans l'inconnu brumeux des mythes stellaires).

Sa patience attentive laissait transparaître une sombre majesté, avec au fond du regard la luciditê détachée, l,ironie suave de quelque

X

fabuleux seigneur. Le faciès G$rieu€ement plat rappelait de très vieilles sculptures et le sourire à peine esquissé, inquiétant de mystère, avait été celui des étranges linéaments dorégde ces masques insolites quitroublaient encore dans leur garde hautaine et rêveuse d,une antiquité immémoriale.

Sherk n'avait pu s'empêcher de tressaillir quand le capitaine l,étudiait de ses yeux obliques, siaigus et lumineux... llfaisait obscurément songer aux (, Maîtres d6foutes les6hoses » des plus anciennes léoendes

ftn-*-\*r4 *\*t'"\§.iyz

r^,s\-.", !*rTsKhr^r/, --

Vous ne comprenez pas èe que vous avez fait et c,est tant mieux pour vous dit le général d'une voix lente et précise, cherchant à pla", u

cer ses mots avec un soin maniaque.

u Sachez seulement que vous

avez accompli correctement votre mission. Mais... tous comptes faits; vous avez droit à certaines explications. cela ne peut nuire, au contrai-

re même...

-

Le réseau rebelle ? fit Sherk, assourdissant sa voix rauque. Aucune importance, vous avez reçu le conditionnement de blocage. Vous pouvez savoir, juste un peu... La suppression des subversifs n'est rien en comparaison de l'intoxication de l,adversaire; d,ailleurs, elle pourrait la compromettre. Les documents étaient faux, nous les avions préparés uniquement pour induire sol en erreur. D'autant plus faux qu'ils sont proches de la vêrité !Aussi ne le découvriront-ils que quand il sera trop tard.

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" Quant aux S'Sarkites, ils vont bientôt arriver. Le capitaine Balahm, ici présent, est l'un d'eux. L'officier tchirg s'inclina légèrement à l'énoncé de son nom, son uniforme gris terne deharine moulait étroitement la souple machine de destruction qu'était son corps. Le général lança un bref regard interrogateur au métis, ,comme pour deviner ses pensées. Peine perdue ! Sherk demeurâit immobile, hiératique, sans la moindre émotion sur son visage fier et comme indiffêrent. Ses yeux étaient bien ouverts, plus énigmatiques et plus durs que jamais, avec cette prunelle ronde et phosphorescente que gardent les bêtes fauves aux aguets. - Quant au colonel Niajan, c'est un traltre professionnelcomme le sont beaucoup de ses congénères. Leur rêve est d'affaiblir suffisamment les puissances humaines pour rétablir leur domination parmi les êtoiles. Nous l'avons utilisé et nous I'utiliserons encore, à son insu... Mais votre rôle est terminé et vous oublierez bientôt cela, Sherk Mroï Ouargâr. Je veillerai toutefois à faire inscrire votre nom sur les listes des combattants à promouvoir. Vous deviendrez sans doute officier. Nous ne vous tiendrons pas rigueur d'avoir voulu délivrer Petrus Alujan. En fait, vous étiez le seul militaire capable d'inspirerconfiancetant à Niajan qu'aux rebelles, à cause de la rancæur qui est en vous et que vous finirez, j'espère, par oublier. Petrus avait été arrêté uniquement pour ça. Nous savions que c'était un adolescent irresponsable. - Et la torture ? grinça Sherk. ll s'était levé d'un bond et se tenait légèrement penché, tremblant de tout son corps ainsi qu'un roseau sous le vent. Ses yeux flambaient, meurtriers. - Je l'ai vu attaché nu sur un cadre de fer, à hurler sous les rayons ! - Je ne pensais pas qu'ils seraient allés si loin. Niajan sait lire dans les esprits et les rebelles disposent de têlépathes, provenant pour la plupart de souches humaines mutées. ll fallait seulement vous inquiéter, je vous en donne ma parole. Et ils le regretteront... Quant à N'Charda... il fait partie de nos services. Tout ce qu'il vous a raconté sur luimême est vrai, mais incomplet. De plus, il est réfractaire au sondage purement psychique, même Niajan ne peut rien contre Iui. C'est pourquoi il fallut un comparse, en qui il puisse lire à livre ouvert et qu'il lui soit possiblede manipuler. Cela metà I'aise... Mais rassurez-vous, ilne reste plus rien de son traitement, nous vous avons restitué votre personnalité véritable qui est loin d'être rassurante mais renferme de grandes possibilités. Vous êtes des nôtres, vous accepterez tôt ou

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tard ce fait, et vous vous intégrerez avantageusement. - Pourquoitout me dire, mon général ?

- Vous ne pourrez jamais trahir. D'ailleurs, vous ne reverrez jamais Niajan, puisqu'à présent il sentirait votre bloc mental. Vous allez tout simplement rejoindre votre unité. ll lui sera dit que vous avez eu peur et que N'Charda vous a fait passer à l'éraseur de mémoire, que vous ne vous souvenez plus de rien... Je vous ai également révélé cela pour que vous ne cherchiez pas à en savoir plus long, afin de comprendre ce qui s'est passé et d'en prévoir les conséquences. Vos démarches auraient pu éveiller d'indêsirables soupçons. Et dès à présent, vous n'en direz rien à personne. je vous conseille d'essayer d'oublier mais cela n'est pas nécessaire puisque nous sommes certains de votre discrétion. - Pourquoi ne m'avez-vous pas fait supprimer ? - Certainement pas par scrupule, mais parce qu'il est possible que tard. Uniquement par égard à ce qui dort au v vous nous rejoignielBlus de vous et quiiôus servira peut-être un jour. Le système libre Afond échangiste est moins oppressif que les autres formes de domination. Et il offre plus de possibilités que la Paix lmpériale et la théocratie raciste de la Ligue. Je suis de Rigel, je sais que le Syndic et le Collège des Technarques - avec une majorité croissante des participants à la Diète, tant au conseil des Etats associés qu'à celuides Compagnies où I'on s'irrite de certains monopoles - ne toléreront plus longtemps les abus de Lorne. La Grande Hanse d'Orion a fini son règne sur nos étoiles, et Beltégeuse n'est plus le centre de la Confédération, le marc de platine ne peut demeurer le rival du crêdit jusque pour la paye des troupes mercenaires ! Rigel veut renforcer les pouvoirs fédéraux et faire partout respecter la loi commune ! Si nous réussissons, les carrières de Salarrik seront bientôt fermées - ou mises en exploitation au moyen d'un outillage perfectionné qui rendra caduc cet esclavage des Marches, qui subsiste encore et que nous voulons abolir ! Si nous " réussissons ! , souligna Sherk avec une ironie amère qui touchait au persiflage. Vous avez dit : si nous rêussissons !... " " Sherk lut une menace dans les yeux d'acier bleu du général mais il était furieux d'avoir été joué, manipulé comme un pion par celui qu,il pensait être son ami, et sa colère explosait à l'idée qu,un jeune garçon avait été supplicié à cause d'un ordre malcompris. peu lui importait les humeurs d'un général qui était lui-même une marionnette aux mains 94


de ses supérieurs. ll ricanait intérieurement, les dents serrées, mais ses yeux

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laient comme des pierres vertes, flamboyaient en éclatant de rire au visage de ce fantoche qui avait accepté d'être un objet pour avoir le plaisir de plier d'autres êtres à sa discipline insensée. La société militaire

lui paraissait alors comme une absurde hiérarchie de robots détraqués, et ce général qui avait autant de personnalité qu'une poupée mécanique venait de lui dire : u Si nous réussissons, les carrières de Salarrik seront bientôt fermées... , Sherk parvint à se retenir suffisamment pour ne pas vomir la bile noire de son mépris, il se contenta de rire et ses yeux irradiaient une joie sans mélange - la joie incandescente qui le consumait en un brasier démentiel. Tout se mêlait pour exploser en une hilarité silencieuse et déchirante : les machinations et les traltrises, I'innommable qui croît à l'ombre du pouvoir et prolifère à la mesure de sa puissance, l'indélébile souillure qu'avait laissée en lui l'intemporelle perversion de l'esprit du Yédh... Balahm parla alors et ce fut la première fois. " Le général Henrion est sincère. Les forces armées ne sont pas ce que vous pensez, ce que j'ai lu dans vos yeux. Le général fait réellement partie d'un groupe de citoyens du Libre Echange-tantcivilsque militaires - qui luttent pour I'abolition de certains privilèges et la suppression d'iniquités particulièrement flagrantes. lls se donnent le nom

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terriblement rauque, mais une voix apaisante qu'il s'efforçait d'adoucir Sa voix était à la fois rude et calmè, c'était u ne voix de rogom me

pour rendre amicale. Balahm avait été élevé férocement, sa jeunesse avait été presque aussi dure que celle de Sherk, aussi pouvait-il le comprendre dans une certaine mesure. Et il tentait d'apaiser le jeune métis qui avait oublié toute prudence dans le débordement de sa rage d'être orgueilleux et toujours brimé. u Ce groupe a déjà obtenu des résultats, Sherk, des résultats sé-

rieux. lls réussiront peut-être

à apporter plus de justice. Et s'ils

échouent ils n'en auront pas moins essayé, et d'autres plus tard mèneront à bien la mission qu'ils se sont fixée. Quand quelqu'un parle pour un idéal noble et élevé ses paroles portent loin, et même si ses contemporains refusent de les entendre elles ne meurent jamais ! " Balahm se tut alors, définitivement. Se contentant d'envelopper Sherk du regard de ses yeux félins, amicaux et pourtant encore étran-

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ges car la cvrrée jaune cerclait un iris devenu orangé au lieu d,être vert, et la pupille était tachée d'or au point de ressembler à une perle dorée.

Sherk regarda alors le général, il vit en lui un mélange de foi et de lassitude, une volonté inébranlable bien que mêlée de fatigue et de lucidité désabusée. " Vous réussirez peut-être, mon général ", dit-il tout doucement. n En tout cas je pense que cela n'aura pas été inutile. Mais ne comptez pas sur moi, pas maintenant... plus tard je verrai ,, ajouta-t-il tout en sachant qu'il refuserait, irrévocablement. ll n'éprouvait plus de haine pour ce que représentaient les galons de I'uniforme du général, nide ressentiment pour N,Charda silencieux à ses côtés qu'il voyait pour la dernière fois. Ces êtres si différents de lui luttaient pour changer le monde, ils luttaient d'une façon réelle même s'il ne croyait pas à leur victoire, même si, en dépit de ce qu'ils pouvaient penser, il ne rejoindrait jamais leurs rangs. La politique ? ll connaissait, mais cela ne l'intéressait pas. Sherk ne croyait pas à la politique, quiétait pour luiaffrontements d,intérêts sordides ou verbiages nébuleux de sectes. Les seuls qu'il comprenait étaient les Libertistes qui prônaient l'entière autonomie de l,individu,la totale liberté de ses choix, car comme eux il ne supportait aucune contrainte - Sherk avait étê esclave, et il s'en souvenait. Au fond de luimème, Sherk pensait qu'Henrion et les siens resteraient impuissants; ou s'ils réussissaient, ils seraient gagnés à leur tour par la corruption qui s'attache au pouvoir. Sherk était un barbare, eux étaient des civilisés. lls étaient l,organisation efficiente et la technique raffinée, avec également les inévitables compromis qui rongent ce qu'ils gagnent ou ce qu,ils préservent. Lui se sentait pareil au vent de la steppe qui souffle en tempête et emporte tout dans ses rafales hurlantes, qui purifie la terre par le néant glacê de son infinie sauvagerie. Et surtout il voulait rester libre ! Pourtant, sitout cela avait été à refaire, il I'aurait fait encore. Non pour le Libre Echange ou une cause qui lui était étrangère, mais pour Liana et Petrus. Pour eux, pour eux seulement, il aurait accepté de revivre cette aventure hallucinante dont le souvenir commençait heureusement à s'estomper en lui.

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CHAP1TRE VIII

POUR UNE PIANETE SANS NOM

Et puis ce fut à nouveau la guerre, une guerre qui embrasa tout l'espace de Zibal à Rana, qui balaya ensuite de ses flux et reflux meurtriers les milliers de systèmes qui se trouvaient entre les constellations de la Baleine et du Taureau. Mais sa plus grande fureur se montra parmi les soleils d'Eridan. Cette guerre fit trembler tout l'Empire, comme autrefois quand les Confédérés partis des Hyades avaient touché Aldébarran. Cette guerre mangea les vaisseaux par dizaines de mille, dévora les hommes par dizaines de millions. Elle fut plus démente que celles qui l'avaient précédée, et plus atroce que la plupart des conflits qui suivirent. C'était le temps de la grande offensive de la Vl" Flotte orionide et de son chef saïphan, le marêchal de I'espace quiavait nom Sargol. Elle avala les parsecs comme la course des cavaliers d'une apocalypse à la dimension des étoiles ! Elle porta la torche sur d'innombrables mondes civilisés et barbares. Elle faillit réussir. Elle faillit réussir car son but n'était pas de couper Sol de ses plus riches provinces; des systèmes marchands de Phoenicie, des espaces dêmesurés de la Perséique et de I'Aurigée... pour arriver peut-être jusqu'à la blanche et lointaine Famalhaut. Le grand assaut nevisait pas à l'étranglement partielde Sol pour lui arracher ensuite des concessions, comme cela.se faisait alors dans

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ces grandes guerres du vide auxquelles la puissance et les infinies ressources des empires rivaux imposaient des objectifs limités. Son but n'était pas d'affaiblir I'Empire Terrien. Son but c'était Sol lui-même. Et elle faillit réussir car l'lmperium mit longtemps à le comprendre,

et quand ils découvrirent les véritables intentions de Sargol il était presque trop tard. L'ennemi se trouvait à dix parsecs du soleil des Ter-

riens lorsque leur amiral Hermon joua sa dernière chance. Sherk avait revu Liana, une fois encore, la dernière. Elle I'avait aimé comme elle ne l'avait jamais fait auparavant, se donnant à lui de tout son être, jusqu'au bout de son amour qui n'avait pas de fin. Car ils se voyaient pour la dernière fois, ils le savaient. Puis Sherk partit pour la guerre. Comme tankiste dans un bataillon de fusiliers d'assaut. N'Charda n'était pas revenu, comme il fallait s'y attendre. Son rôle était terminé à la compagnie des chars : il avait dôæ1ç6çl utilisé le )\* seul soldat qui pouvait inspirer confiance au colonel traître et aux rebelles d'Achernar, pour leur faire voir un mercenaire qui rêvait d'égorger ses maîtres, tous les maîtres, et leur donner l'illusion d'une victoire facile. Un autre canonnier était venu, jeune et beau quoique taciturne, on I'appelait Moghul. C'êtait un soldat humain à la peau basanée etau regard étrange où couvait un feu sombre. Son nom entier était Moghul Rao et ilvenait d'un monde shamite, au-delà d'Alrami. ll devait dire plus tard à Sherk comment les siens avaient élé razziés par des corsaires venus de l'Empire, comment il avait été marqué au fer et vendu comme une bête. u Moiaussi... comme une bête sous le fouet ! » âvâit grondé Sherk en réponse, sourdement; en étouffant sa gorge rauque pour ne pas éveiller la vieille colère, avec cette flamme glauque qui lui incendiait les yeux comme aux jours de haine. Alors, comme deux frères de la mau-

vaise chance, ils s'étaient montré leurs marques d'infortune et s'étaient raconté leur misère. Mais ce fut plus tard, après leur premier et terrible combat contre un monde qui n'avait même pas de nom. Quand, fuyant la bataille perdue comme ils avaient fui I'esclavage, ils échangèrent leur amitié et leurs rêves de vengeance. T-15037. C'était ainsi que s'appelait la planète. Un T pour indiquer qu'elle était de type terrestre et habitable pour l'homme, puis ce numéro pour I'identifier... Ses habitants lui donnant, certes, un nom à eux,

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mais imprononçable pour tout autre. ll s'y trouvait aussi des Tchirghri, dont les ancêtres avaient été abandonnés là pour divers crimes, et qui étaient retombés dans la sauvagerie. Sur T-'1 5037, il leur faudrait se battre et peut-être mourir. Les transports ventrus êtaient arrivés sous la protection des frégates et des canonnières, larguant leurs troupes sur des plates-formes d'assaut avant de se poser ou de regagner une orbite d'attente. Les Marines étaient descendus comme l'éclair, avaient élargi leurs poches jusqu'à ce qu'elles se rejoignent et créé ainsi un front. Restait à vaincre le gros des troupes impériales... Leur bataillon tenait une ligne démesurée. Mais le combat allait se dérouler sur une surface immense, les missiles interdis'ant toute concentration d'effectifs sans un important dispositif d'interception. Les armes les plus diverses allaient servir - à l'exception des gaz, des procédés bactériologiques et des engins susceptibles de dêtruire ou de polluer un monde, car un consensus militaire quasi universel en prohibait I'emploi contre un adversaire capable de riposter. Mais pour l'instant tout était calme, trop calme... La compagnie des chars attendait, tapie derrière un bois dont les arbres défiaient toute tentative de description. Dans l'ombre se dessinaient, menaçantes, les formes massives et ramassées des tanks. Pendant toute la nuit les lourds Kaplan, avec les rapides blindés de reconnaissance et les engins de coordination, avaient roulé sur des pistes à peine tracées, défonçant les fourrés sans nom d'une jungle dêmentielle. Pour les protéger, il y avait des anti-missiles et une ligne avancêe de tirailleurs en harnais de vol. Pour nettoyer les zones conquises suivraient deux compagnies de fusiliers, avec des véhicules semi-chenillês et des chars porteurs d'infanterie. Loin derrière eux, les transports rugissaient en descendant du ciel, amenant toujours davantage de troupes et de matériel. Loin au-dessus d'eux les vaisseaux de guerre se mouvaient comme de lentes lucioles, avec de brusques échappées d'étoiles filantes qui se terminaient parfois en novae. On se battait dans l'espace... Pour leur permettre de prendre cette planète qui n'avait pas de nom. * Si jamais de guerre, soldat revient , * Si jamais de guerre, soldat revient " Moghul chantonnait, ses mains fines et brunes caressaient les commandes du fulgurant lourd et des mitrailleuses couplées. Dehors

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les arbres étaient comme des coraux - d'étranges coraux mouvants... uLa ferme ! » sosna Werhi-Yug, hargneux, qui se hérissait dans son siège de pilote. Le Tchino était tendu, féroce comme un loup avant le combat quiva lui livrer une femelle ou la meute entière. Et Werhi-Yug était un loup, ou plutôt ses ancêtres l'avaient été. Un lupoide d'Héka allait conduire leur char dans la fournaise, comme on mène une chasse d'enfer. " Qu'est-ce que c'est ? » s'êneuit Sherk avec une curiosité paisible, comme si les préparatifs guerriers autour d'eux avaient brusquement cessê d'être. n La ballade de la jeune fille et du soldat, une vieille complainte des Hyades qui raconte I'histoire d'une jeune fille qui aimait un garçon. Le garÇon I'ignorait et s'engagea comme mercenaire. Elle n'avait pas osé le lui dire, et quand elle lui écrivit il était trop tard. Le garçon reçut sa lettre avant d'être encerclé avec sa compagnie sur un monde d'Aldébarran, la chanson dit qu'avant de mourir il regretta d'être parti... , " Et la fille ? , u Mourut inconsolable et solitaire. C'est rare mais cela arrive parfois... Que sait-on des liens qui unissent les êtres ! Cette ballade est ma préférée, pourtant elle est monotone, lugubre et désolée comme l'étaient les complaintes celtiques aux temps oubliés où l'homme ne connaissait que la Vieille Terre. Cette chanson contient tout l'amour et toute la détresse de l'univers, Sherk, c'est pourquoi je I'aime. , Sherk ne dit rien, il pensait à Liana, à ses yeux bruns pleins d'un amour sans espoir, à sa poitrine qui était tendre et fralche sous sa main qu'elle brùlait pourtant comme du feu, à ses dernières paroles : " Va, il faut suivre la vie. , Et il êtait parti sans se retourner, pour ne pas la voir pleurer. lls attendaient, ils n'attendirent pas longtemps. Chenilles bloquées, génératrices grondantes comme si elles vibraient d'impatience, le grand fauve d'alliages cohérents était prêt à bondir en avant comme un tigre de métal gris. Caporal et commandant de char, Sherk mèlait son impatience à celle de la grande bête frémissante qu'il allait mener à la curêe et peut-être à la mort. 6 heures 10... Salves de roquettes. Les ribaudequins allaient ouvrir la danse macabre de leurs clameurs démentes. L'artillerie déchirait le ciel pâlissant dont la couleur sépia annonçait I'aurore, lançant pardessus eux ses ponts de flammes et de hurlements. Mille comètes jail100


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