Le livre des étoiles part 2

Page 1

rhd{t

d

de ses mains sèches et peut-être même que le cuir oleil des longues plantes cornées de ses pieds. Son visage creusé semblait devoir se déchirer aux saillies des os, mais un regard de feu mangeait cette face

sans chair de momie. Ses grands yeux obliques luisaient farouchement sous la broussaille retombante de sa crinière hirsute et leur éclat, pareil à celui des agathes et des pierres de jade, démentait ce que

pouvait suggérer la silhouette furtive et efflanquée de Sherk

MroT

Ouargâr.

Sherk était affamé, mais pas à la façon d'un esclave qui mendie et courbe l'êchine. Sherk était un libre rôdeur de la steppe et du désert, silencieux et féroce comme le léopard des sables. ll lui arrivait ausside marcher à quatre pattes à flanc de rocher, de ramper aux jours de malchance sous un soleil qui le desséchait jusqu'à l'os et de lécher les pierres de sa langue enf lée. Mais il connaissait de même ces joies sauvages, cette folle griserie du chasseur à demi-mort sur la proie fraîchement tuée. Sherk avait triomphé de l'erg des sables et des hautes plaines de caillasse usées par le vent, conquis le royaume de la soif; ses attitudes et ses moindres gestes traduisaient une tranquille arrogance, une totale maîtrise de soi, et même son infinie méfiance se teintait de défi. Car Sherk était aguerri comme peu de garÇons pouvaient l'être à son âge. L'amertume de l'esclavage et le dur apprentissage de la liberté des fauves avaient trempé son esprit comme ils avaient endurci son corps décharné, faisant de lui cet enfant-loup qui seul pouvait survivre. Ce fut peut-être la période la plus importante de sa vie, car on peut penser que cette brève adolescence libre et sauvage du désert décida de ses faits et gestes futurs. Les choses qu'il fit et ne fit pas, les choses qu'il vit et grava dans sa mémoire fournirent matière à d'innombrables et étranges histoires. L'imagination des conteurs traditionnels a façonné maints récits, à la fois vivants et merveilleux comme tout ce que crée l'imagerie populaire. Le mystère, que la légende laisse planer sur ce fugace épisode de la vie du héros, laisse le champ libre à la chatoyante fantaisie de ces poètes inconnus qui animent les veillêes des mondes frontaliers. Bardes et scaldes, aèdes et griots chantent toujours comment Sherk faillit être lacéré par ces boules d'épines rageuses que le vent pousse par surprise dans le fugitif ballet des tourbillons de sable roux, comment il fut la dupe de la pluie sèche qui remontait en vapeurs jus-

31



qu'aux nuages dans l'irrisation vibrante des arcs-en-ciel, comment il résista aux mirages de la soif qui défilaient devant ses yeux brûlés; comment il s'arracha à la traîtrise des sables mouvants, comment il affronta et vainquit avec son seul poignard la panthère cendrée du désert qui était sa sæur en sauvagerie, comment il erra plusieurs jours dans le dédale d'une caverne où il avait cherché refuge quand l'incendie ravageait la forêt d'épineux, comment il échappa aux Ctanes nomades qui le traquèrent pour sa viande qu'ils auraient dévorée crue comme la chair des animaux - car ils ne savaient pas se servir du feu. Comment il réussit, lui, à faire jaillir la première étincelle de la fleur rouge quiest la première grande conquête de l'être intelligent-ce soir-là, il dévora un poisson aveugle pêché dans un lac souterrain et cuit sous la cendre. Comment, capturé par une tribu un peu plus évoluée qui utilisait la chaleur bienfaisante de la flamme (mais en était toujours au vol des brandons), il reconquit sa vie en cognant deux silex au milieu d'un cercle muet d'êtres hirsutes bariolés d'argile, dont les yeux luisaient sous la coiffe de cornes. Le chef lui rendit alors son poignard, mais il lui fallut déployer des ruses inénarrables pour fuir ses adorateurs; il aurait pu devenir un sorcier célèbre et redouté parmi les misérables clans qui erraient dans la steppe à la suite des rares troupeaux, mais il avait d'autres ambitions. Sherk avait gagné un pays un peu plus clément. Vivant comme n'importe quel carnassier, il tuait tout ce qui passait à sa portée et venait ensuite laper l'eau des mares nauséabondes où il mirait sa face décharnée, grimaçante comme une tête de mort. Pour se laver il recherchait la poussière de certaines dépressions argileuses où il se roulait avec délices, se débarrassant de son suint et de sa vermine à la façon des bêtes sauvages. Comme elles, il léchait ses plaies qu'il pansait parfois de gomme ou d'une argile bleue mastiquée. Mais la saison avançait, lentement car l'année de Salarrik est longue, et les nuits se faisaient plus froides, plus impitoyablement glacées. Et Sherk était nu, plus misérable encore que les bêtes furtives dont partageait il l'incertaine existence. La brusque furie d'un torrent l'avait depuis longtemps privé de sa pauvre couverture d'esclave, son pagne de rude cotonnade était parti en lambeaux à la pointe des épines et seules deux lanières de cuir malodorant, bien qu'interminablement grattées et frottées avec des poignêes de sable, maintenaient son couteau - la lame fidèle brûlait et glaçait tour à tour le sec duvet pou33


dreux de sa cuisse droite, qui était une pelade presque blanche sur le parchemin de sa peau noircie au feu du ciel. Mais peu importait sa misère présente qui donnait à ses membres calleux l'apparence d'herbes nouées, car elle était le prix de sa liberté. Sherk n'était plus un enfant effarouché, tremblant de peur et d'humiliation rageuse, mais un XsffæSgUr d'expérience, formé à la rude école d'une nature sans pitiê. Eehète mince, élancê sous l'étoupe de sa crinière en broussaille, X ' \ Sherk avait acquis des muscles pareils à des ressorts d'acier au point que ses jarrets et ses chevilles lui permettaient de forcer maints gibiers à la course. Les Ctanes luiavaient enseigné leur cuisine de bulbes et de racines, avec cette poudre de criquets et de lézards écrasés sous le pilon d'une pierre, qu'ils relevaient de baies aigres ou parfois d'une herbe très rare qui goûtait le feu. ll savait aussi comment trouver de I'eau en frappant certain rocher à coups de pierre, faisant jaillir d'éphémères sources cristallines qui le saoulaient de fraîcheur

dans la pureté enivrante des grands espaces incendiés de soleil. C'est ainsi qu'il rencontra Oonaï. ll avait marché tout le jour, les yeux brûlés et la bouche en feu, se tralnant de colline en colline dans la direction du soleil levant. La steppe poussiéreuse et le désert de rocailles avaient fait place à un paysage diffêrent, plus accidentê, que couvraient deux végétations : celle, vivante, des fourrés épineux et I'autre, morte, des arbres pétrifiés. Le regard plein d'un cielquis'élevait par êtages avant de n'être plus qu'une tache rouge, celle du sang qui lui montait aux yeux, Sherk gravissait lentement les paliers d'un haut plateau immense et déchiqueté avec une pelade tirant vers le noir. Le chaos des rochers I'avait fait penser aux ruines maudites de quelque citadelle de géants oubliés, d'hallucinants vestiges d'une autre ère comme il s'en trouve parfois... Partout les taches rouges de l'argile et les plaques bleues du schiste, l'érosion dévoilait de bizarres stratifications et avait créé un univers de silhouettes fantastiques - ces versants abrupts rongés de cannelures et vérolés de grottes, ces étranges rochers qui se dressaient comme des cheminêes de cauchemar avec leurs surprenants chapeaux de pierre. Boire ! Boire ! ll n'avait même pas vu cet objet long et mince sur lequelavait buté son pied nu. C'était une flûte d'un métail brillant et inconnu, rescapée d'insoupçonnables éons qu'un hasard avait exhumée du solaride. S'il l'avait ramassée et si seulement il avait essayê d'en jouer, le garçon métis eût pu fendre les rocs et faire jaillir l'eau des nappes souterrai-

34


XÀI-viY' çe--*"- !-- 'w*i ^ftv* rYÂrhl .{ù r\t} ,\^ù rrt.rr ç<v"*

rh-rÈ \. lu, -LLl .,,r .5 n,*- \Â-p ^l-

,iw.r

) L<*'rl\.\ r..1*\,pjy üv

nes. Mais il était passé, c'était tout ce qu'il pouvait encore faire.

Boire

x

\/ f

!...

I

Sherk marchait comme dans un rêve, insensible au suplice des quants que dardait ce cilice végétal, fermant presque ses yeux lu sants de fièvre pour ne plus voir ces esquisses de cours d'eau dont innombrables lits desséchés avivaient la lancinante torture de la soif. Boire ! Comme pour le narguer, la nature faisait éclore sous ses pas une miraculeuse graine de vie, semant en boules de feux ces mille petites fleurs sans tiges qui se répandaient comme des vers luisants à I'ombre des pierres lépreuses. ll n'y avait pas de mare, et aucun cactus pour recéler la vie. Les arbres rabougris aux feuilles vernies plongeaient leurs racines loin dans le sol, comme s'ils croissaient vers le bas. ll s'en était aperçu en essayant d'arracher une plante fibreuse, à la recherche de quelques vermisseaux. Boire ! Sherk avait envie de cracher cette langue énorme qui lui remplissait la bouche. Alors il désespéra, consumé par I'atroce ivresse du délire. Pour la première fois son orgueil n'arrivait plus à lui fouetter le sang, Sherk avait atteint le bout de son long courage et un voile de détresse achevait de ternir I'or de son regard. Alors une ombre douce-amère émergea de la brume de ses souvenirs, Ia caresse d'une main de fée apaisa son front brûlant et la voix de sa mère vint à nouveau le bercer comme autrefois, en un murmure très ten$re. Ce fut elle qui lui rendit sa force. . Cortrge mon petit ,, disait-elle là. , Ce ne fut pas I'eau qu'il trouva, mais le feu. La fleur rouge qui éclôt par temps de sécheresse sous les brindilles. L'incendie vint à sa rencontre, comme un raz de marée crépitant de flammes et de fumée. La broussaille éclatait de toutes parts, dêvorée dans un immense ronflement qui mordillait en vain les grands crocs poussiéreux des arbres pétrifiés. Rongé de soif et les flancs battants, Sherk se releva dans un sursaut de fièvre. Alors se mit à grouiller une faune dont il n'avait pas soupçonnê I'existence, une multitude de bêtes sèches se hâtait désespêrément vers les mesas, les hautes tables de pierre où il n'y avait rien, hors la légère poudre d'argile déposée par le vent. Sherk suivit le mouvement, râlant de fatigue et d'angoisse dans sa course trêbuchante, mais fouaillé par l'horrible caresse du brasier qui lui léchait les talons. Toussant, la vue brouillêe d'une eau grise et chacune de ses fibres hurlant dans le martyre des étincelles, il se hissa vers le salut. Ses poumons étaient un autre incendie, qui explosait par saccades entre

35


les arcs de ses côtes efflanquées. Tout son corps le brûlait, encore cuisant et comme écorché par la torture des doigts de braise. Une fois en sûreté, il examina avec soin ses pieds calleux pour vqir: s'ils avaient une blessure sous les orteils, à l'un des coussinets plats { ürüs (qui donnaient à sa foulée l'élasticité des pas d'un vraiTchirg) ou au creux sensible des voûtes plantaires. Puis ce fut au tour de la peau lacérée des jambes, dont le duvet de velours clair n'était plus guère qu'un souvenir. ll s'en êtait bien tiré, sans brûlure sérieuse... Quand il eut fini, il étudia les animaux qui se pressaient en sautillant, tourmentés comme lui-même par la chaleur du roc. En bas, le feu enrageait en soufflant son haleine de chien rouge. L'air lui-même brûlait, étouffant, mais la mesa se dressait comme un île dans la mer ardente. C'était à présent un havre de paix et de survie où régnait la courte trêve de feu, que Sherk n'osa pas ou ne se sentit pas la force de rompre malgré les élancements de son estomac tenaillé par la famine. La pluie vint, aussi soudainement que l'avait fait l'incendie. Elle ruissela, bienfaisante, sur sa peau noircie par l'impitoyable soleil bleu sous la poudre blanche des poils. Elle rafraîchit ses membres aussi secs que des sarments pendant que, étendu à plat ventre sur la pierre humide, il léchait I'eau comme une bête avide, apaisant enfin le tourment de sa gorge brûlée comme par des charbons. L'incendie se calmerait bientôt mais le ciel embrasé rabattait sur le roc ses flammes rouges, éclaboussant les hautes falaises de lueurs d'apocalypse et jusqu'à l'eau des innombrables ruisselets qui, reflétant les nuées incandescentes, semblait charrier du sang. Peu à peu, la marêe d'enfer refluait et disparaissait sous ses tourbillons de fumée dévidés par le vent de pluie. Déjà les animaux s'en allaient, les uns recherchant leur pâture et les autres pourchassant les premiers. La trêve du feu était finie, ce fut bientôt une sarabande affolée de poursuites et de combats. UËl§Èêrmanente avait repris, alors que la terre fumait encore sous le manteau gris des cendres. Sherk assomma un oiseau blessé et le dévora en faisant craquer les os délicats sous ses dents aiguës. Puis il se mit en quête d'autres proies. ll venait de descendre du rocher en s'accrochant aux fissures et aux excroissances quand il se figea, les yeux grands ouverts. Un souple animal, assez semblable au léopard des sables, s'efforçait d'atteindre un jeune être d'apparence humaine réfugié dans une anfractuosité de roc. Le carnassier faisait un nouvel essai, glissant sa

36


patte toutes griffes dehors pour agripper et déloger la proie blottie dans son précaire abri. ll allait inventer des ruses pour s'approprier cette viande rebelle... L'être différait totalement des aborigènes de Salarrik. Ce n'était pas une sorte de lycaon tendant grossièrement vers

l'homme. L'être paraissait humain, cela décida Sherk à affronter le fauve qui grinçait de colère au mal de ses pattes brûlées. L'adolescent ramassa deux pierres, il lança la première en dévalant les éboulis et jetta l'autre à bout portant. Les deux projectiles avaient atteint le fauve à la tête. Aveuglé de douleur et de rage, ce dernier attaqua impulsivement, après avoir soufflé sa fureur en crachant comme un gros chat. C'est ce qu'attendait Sherk, ses yeux s'étrécirent jusqu'à devenir deux fils d'or vert et glacé. ll se déroba quand la bête passa en trombe au-dessus de lui et son couteau parcourut la fourrure claire comme une flamme d'acier. La panthère roula en feulant et se ramassa pour bondir à nouveau, la queue battante. Les yeux du carnassier luisaient d'une intelligence cruelle qui les allumait comme des émeraudes damnées; mais Sherk y plongea sans crainte le regard flamboyant de ses atroces prunelles de tigre jusqu'à ce que s'éteigne la lueur rusée. Pendant un moment Sherk s'était regardé dans le miroir vert des yeux de la panthère, et il y avait vu une faim de la vie qui était semblable à la sienne. Une faim qu'il allait peut-être assouvir... Le fauve hésita, comme si, un instant, il avait été dompté par les yeux pareils aux siens de ce frère vertical. Puis il oublia toute prudence pour charger avec un rauquement sourd. Cette fois Sherk attendit de pied ferme, grondant son défi étrangement semblable au bruit de sciq de l'adversaire qui jaillissait comme un vivant ressort de poils roussis. Le fauve allait le coiffer, l'écraser, le déchirer... ll se laissa tomber sur le dos, en empoignant d'une main la tige résistante d'une liane de rocs et de l'autre brandissant son poignard. Le choc fut terrible, Un cri effrayant retentit, pareil au hurlement d'un démon fou et suivide râles. Ouverte de la gorge au ventre, la bête retombait dans la pierraille, s'accrochant des griffes pour ne pas dévaler les éboulis. Mais elle n'avait plus de force, ses pattes lâchèrent et elle glissa dans une avalanche de cailloux, rebondissant sur les rochers avec un bruit mat. Elle poussa un rugissement bref quand ses entrailles s'accrochèrent aux racines d'un arbre mort, se dévidant d'un coup comme un écheveau gris qui laissait sa trace rouge sur le poli des galets mouillés. Sherk se redressa en hurlant sa victoire et son long cri rauque fit

J/

)'


'

\\"-\*

4.-.r

Ô$'{T

\r1*

/

-.-t'

J I I i I

ecno à I'agonie de la panthère moribonde. ll se tourna vers l'être qu,il venait de sauver et se dirigea vers le creux du rocher sans plus se soucier du faible râle haletant de la grande bête qui achevait de mourir en I silence, comme un seigneur vaincu mais encore fier sur ses fins. Snerk ne s'étonnait plus de rien, habitué aux pires aventures, et il I n. se laissait jamais surprendre. Pourtant ce qu'il vit le fit tressaillir, la I I stupéfaction écarquilla ses yeux d'ambre vert avant que la méfiance I n" les réduise à deux minces fentes où filtrait un éclat dur comme le jaI d". Mais le soupçon passa vite, s'effaçant devant la curiosité et une .'? bienveillance timide. , /_ L'être qui se tenait devant lui n'était pas vraiment humain. Ce n,êtait ry ù- pas non plus un Tchirg. Cet être, d'une beauté êtrange et presque in§l- soutenable, n'appartenait à aucune des races connues du jeune métis qui se rongeait de questions sans réponses. La chevelure était au- lJ burn, elle ruisselait sur les épaules comme une -cas-cade moirée d,or )J

-n

ienua couleur des saphirs. Le visage était fin et triangulaire, comme ciselé avec un raffinement infini. Le corps très mince et mordoré n'offrait pas cet

aspect famélique commun aux autochtones et à I'adolescent fugitif qui menait une existence encore plus rude que la leur. Cet être semblait être un bijou vivant, l'exquise création du plus grand des artistes, mais autre chose aussi détendit les muscles de Sherk et lui fit baisser son couteau qui êtait rouge jusqu,à la garde, du sang de la panthère.

L'être était jeune. Les proportions gracieuses et délicates pouvaient tromper, mais non I'expression de son regard. L'être êtait jeune et demandait protection, l'être était femelle. Sherk le comprit presque

immêdiatement, tant par son instinct que par son intelligence, tous deux aiguisés à I'extrême par une vie dangereuse. ll sourit à l'être, puis choisit une touffe d'herbes pas trop coupantes à laquelle il essuya la lame de son poignard et ses doigs également couverts de sang. L'être restait immobile, le fixant de ses grands yeux graves qui étaient à la fois timides et énigmatiques. ll lui toucha légèrement l'épaule, dont l'épiderme était incroyablement lisse et doux, puis lui sourit encore. Elle - l'être - sourit à son tour, dévoilant une denture petite et nacrée. ses yeux brillaient doucement comme de merveilleux saphirs. * Oo-Naï o, dit-elle en se désignant u Oo-Nai puis elle lui ". 38


{

adressa une moue interrogatrice. " Sherk Mroï Ouargâr, Sherk... " répondit-il en adoucissantsavoix rauque et en faisant sourire ses yeux quiétaient clairs comme l'eau. Puis il descendit l'éboulis pour rechercher le cadavre de la panthère, la peau brûlée et déchirée ne valait sans doute plus rien mais sa chair +(" leur rendrait des forces. A sa grande surprise la bête vivait toujouis, respirant faiblement, et leva vers lui le regard presque mort de ses yeux éteints, où flamba très vite le dernier cri d'une haine expirante. ll luitrancha promptement la gorge, se rejetant en arrière pour êviter le coup de croc de I'agonie. Puis il hissa lentement la dépouille, après avoir bu à même la plaie le sang chaud et rouge de la grande bête courageuse. Ce soir ils mangeraient la panthère ! Ou il la mangerait, car il ne savait pas si Oonaï accepterait cette nourriture. Mais OonaT ne refusa pas, elle en redemanda même. La viande ne valait pas celle de

certains herbivores, mais elle leur sembla excellente. Le bruit et I'odeur de la cuisson stimulait l'appétit, ils mangèrent jusqu'à ce qu'ils soient incapables d'en avaler davantage. Sherk se sentit très bien ce soir-là, il y avait longtemps qu'il n'avait plus fait un tel repas. llavait l'impression quetoute la force et la sauvagerie indomptable de la belle tueuse aux yeux d'or vibraient en lui. Oui, il saurait se montrer digne de son ennemie vaincue. llfit ensuite une toilette particulièrement soignée en commençant par lécher le sang sur ses lèvres et surses doigts, puis ilenleva l'odeur de son suint à grandes poignées de I'herbe jaune des rocailles avant de lisser interminablement son fin pelage où subsistait encore un petit peu de l'ancienne couleur d'or mat. ll fit tout cela posément, en l'honneur de sa nouvelle compagne, mais aussi pour se donner le temps de réfléchir... Sherk avait affronté le fauve parce qu'il pensait que sa victime était humaine, et que le fait d'avoir secouru un membre de la race des hommes pouvait lui être utile à Saher Havn. Mais il se rendit compte que cela n'êtait pas le seul motif de son intervention, sa solitude en était un autre, et peut-être se serait-il méprisé s'll n'avait pas agi ainsi. Sans doute aurait-il même aidê un Ctane, mais ildoutait fort de cette dernière hypothèse car cela eût créé un lien imprévisible entre lui et quelque clan indigène - les autres pouvaient fort bien l'adopter de force en I'empêchant de se dérober à I'honneur d'appartenir à leur groupe, ou bien le dépecer dans quelque grotte décorée de dessins magiques, à

39


l'idée que le sacrifice d'un tel héros serait agréable aux esprits et qu,ils pourraient acquérir son courage en consommant sa chair. Sherk s'efforçait d'éviter les Ctanes, ilavait déjà été capturé et avait échappé à la mort en leur apprenant sa technique péniblement acquise de l'allumage des feux - et au prix d'une initiation répugnante au terme de laquelle, pieds et poings liés, il crut qu'on allait l,enterrer tout vif. Aussi la première chose qu'il enseignerait à sa nouvelle amie, sielle ne le savait déjà, serait de fuir les autochtones. Heureusement il n'avait encore relevé aucune trace d,une de ces tribus de ramasseurs et de chasseurs, mais la plus extrême prudence ne s'en imposait pas moins. Aussi la première chose qu'il fit le lendemain matin, après qu,ils eurent mangé quelques morceaux de chair cô;jçe sommairement grillés sur le foyer minuscule, fut d'expliquer aveè force mimiques quel danger présentaient les Ctanes. Pour mieux se faire comprendre, il en dessina un sur le sol à la pointe du couteau. OonaT sourit, et effaça le Ctane. L'étonnement qu'elle lut sur le visage farouche de son compagnon dut l'amuser beaucoup car elle se mit à rire, puis elle désigna le pays qui les entourait et fit à nouveau le geste de l'effacer. Sherk comprit et rit à son tour en une toux joyeuse. ll n'y avait pas de Ctanes ici. Un mystère restait toutefois à éclaircir. Qui était Oonai, et d,où ve-

nait-elle

?

Sherk tendit vers elle un index maigre, puis lit un geste vague et interogatif qui englobait l'ensemble du paysage chaotique. puis il grogna en se frottant les paupières. Le vent levait parfois jusqu,à eux ses voiles de cendres froides qui se collaient à la peau et irritaient les yeux. Une curieuse membrane translucide protégeait ceux d'OonaT, qu,elle

rendait d'autant plus étranges et insondables. Celle-ci hocha sa tête fine, souriante. Elle le mena sur un piton et lui montra le nord, où le plateau s'abaissait graduellement vers une immense cuvette tapissée de jungle. Plissant les yeux, il crut même distinguer le reflet du soleil sur un lac et des choses imprécises qu,il n,aurait su nommer. Sherk voulait toujours aller à Saher Havn, mais il n'était pas pressé. ll décida de faire un détour, pour explorer cette curieuse vallée. lls se mirent en route. cela leur prit deux jours et la moitié d'un troisième. lls durent longer d'effrayants précipices et combattre les lémurs carnassiers qui la nuit hantaient les gorges. Un éboulement faillit les ensevelir. un orage éclata le deuxième soir et ils cherchèrent

40


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.