Le livre des étoiles part 1,2

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ris, désireux de passer agréablement leur temps de veille. u Par ici. La haute et noire silhouette de Kliour se découpait sinis" trement sous la féerie des luisantes coulées stellaires. Sherk rassembla son courage et se prépara à agir très vite, s'il échouait il mettrait longtemps à mourir. Un châtiment particulièrement atroce était prévu pour qui attaquait ou tuait un garde, il l'avait déjà vu appliquer et en conservait un souvenir insoutenable. Sherk résolut de se tuer s'il échouait, plutôt que d'affronter cet interminable supplice, cette lente et si terrible agonie... ll leva vers son ennemi un regard faussement limpide, couleur d'eau où se reflétait la douce laitance des étoiles, et s'avança sans hâte.

Dans quelques instants, sitout allalt bien, il serait libie... libre ! Le farouche adolescent se cramponna désespérêment à cette pensée, comme un naufragé à une épave. ll s'était fait une promesse, pour se donner le courage de supporter la vie, et le moment était enfin venu de la tenir ! Sherk se rappelait encore, avec une surprenante exactitude, cette

matinée inondée de soleil où sa mère l'avait emmené chez le marchand lrrungrih; il était petit alors et elle le tenait par la main, en le serrant très fort. Ce jour-là, sa mère les avait vendus, tous les deux, pour qu'ils puissent continuer à manger. Elle avait seulement demandé qu'on ne les sépare pas. Leur premier maître, un pâtissier, était bon et ne les écrasait pas de travail. Mais il mourut à la suite d'un accident stupide, ses héritiers vendirent son commerce et le personnel servile qui l'accompagnait. Sa mère finit parsuccomber, et Sherk resta seul. lltenta de s'enfuir et fut repris. lly avait une torture pour les fugitifs et les marrons, dont on salait les pieds pour les faire lécher par le bétail, mais Sherk y échappa car le juge des esclaves eut pitié de sa jeunesse. ll fut vendu et revendu. ll côtoya bien des êtres : les malheureux condamnés à la servitude par jugement et que l'on oubliait parfois à l'expiration de leur peine, de ces morts-vivants endoctrinés par les sectes auxquelles il s'abandonnaient jusqu'à en devenir la proie et le bien, des prisonniers de guerre, des gens razziésdans les Marches et des gosses enlevés aux familles pauvres, aussi des parahumains conÇus en laboratoire et quelques barbares étranges ramenés des espaces lointains... ll connut les chaînes et les fouets, la cangue, le bâillon

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au piment des indociles, les fourches qui enserrent le cou quand on marche, la puanteur fétide des esclaveries et des ergastules du port avant d'être poussé avec une foule d'autres captifs aux yeux noyês de misère dans le ventre d'un négrier. Le voyage fut long dans les tênèbres et l'étouffant remugle des corps entassés, avec le bruit des gémissements et des plaintes de centaines d'êtres affolés de peur et de solitude. Certains moururent, d'autres tentèrent de les imiter- avec un succès variable. Mais Sherk était bien vivant quand il débarqua, trébuchant et clignant des yeux, les narines encore pleines de l'odeur épaisse des cales sur le sol crevassé et brûlant de Salarrik. Salarrik qu'il allait maintenant quitter, s'il réussissait. u C'est bien, petit !Très bien ! éructa Kliouraprès avoir bu une ra" sade. Sherk reprit le flacon et lui tendit la gamelle. Kliour commença à manger bruyamment en se lêchant les doigts, Sherk lui filtra son regard vert, calculant son attaque... Kliour s'arrêta de manger avec un râle sourd, crachant la bouillie poisson avec un flot de sang, les yeux fous. ll chancela, le couteau de de Sherk fiché entre deux côtes. ll lâcha la gamelle pour saisir ce dard de feu cloué dans sa poitrine pour lui dévorer la vie. Craignant un cri, Sherk le renversa d'un bond. ll pressa une main sur les lèvres sanglantes et mordit à la gorge, comme une bête sauvage. ll gronda en buvant le liquide tiède à la fois êcæurant et délicieux, cette liqueur fade et amère qui l'enivrait comme un vin de haine. Puis il cracha en toussant. C'était terminé. Alors il ne perdit pas une seconde, il arracha le poignard mais n'osa pas s'attarder à dégrafer la ceinture du garde. Puis il courut, de toutes ses forces, fouaillé par la peur d'être repris. ll courut vers les lits désséchés des oueds, au lond desquels se conservait la chaleur du jour. Son cæur cognait dans sa poitrine. Ses tempes battaient en un martèlement sourd et obsédant. Ses poumons respiraient un air de feu. La plante de ses pieds était comme deux semelles de braise. Alors retentit la giêle sonnerie d'alarme. ll se laissa rouler dans le canyon à sec, sur les pierres coupantes et chaudes, chaudes... ll tomba en glissant, cherchant à se protéger des dents de silex... Puis il adopta d'instinct le trot souple et infatigable des chasseurs primitifs et des animaux carnassiers. ll fut rapide et silencieux comme un rôdeur nocturne. Les ténèbres l'engloutirent. Le jour le trouva dans une profonde crevasse, haletant encore, et

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lui remplit les oreillesdu 6ôüTdonnemeîïtiè§6â6les:Sherk était tibre I Libre après tant d'humiliations et de souffrances... ! ll se leva d'un bond et s'étira comme un jeune chat, creusant les flancs et les membres tendus à s'écarteler, pour offrir avec ivresse son jeune corps flexible à la caresse magique du soleil. Mais tout n'était pas encore gagné. ll savait ce qui l'attendait s'ils parvenaient à le reprendre. lls Ie maintiendraient en vie de longs jours, après l'avoir écorché vif ... et ils lui chatouilleraient chaque nerf avec des plumes, s'amusant à faire jouer ses muscles à la pointe d'une aiguille ! Mais il savait aussi qu'il se trancherait la gorge, plutôt que d'être capturé et de mourir avec une infinie len-

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teur dans ce voluptueux raffinement des supplices félins. Tarka Yugh, le lupoïde d'Héka, avait tuê et il avait payé, interminablement... lls l'avaient confié aux soins d'un tourmenteur saiphan de la vieille école, qui était maître en cet art subtil et pervers qu,avait cultivé l'ancien empire des Tchirghri. Tarka Yugh avait hurlé pendant des semaines avant d'être délivré par la mort. Un frisson d'épouvante secoua le jeune métis et il s'enfouit la tête entre ses bras poussiéreux, pour se protéger de I'infernal soleil bleu qui se mirait en éclats meurtriers sur le miroir noir des galets et semblait se réverbérer à l'infini en dansant entre les hautes orgues de pierre. Les pitons de roc se dressaient en donjons rouges et noirs comme pour garder la frontière d'un royaume interdit, et ils paraissaient bouger avec les ondes de chaleur qui faisaient vibrer l'air. Au loin la crête ondulêe des dunes se teintait d'or, avec des reflets orangés qui éclaboussaient jusqu'aux creux d'ombre violette, et Sherk eut l'impression que le sable allait se mettre en mouvement ainsi que se soulèvent les lames de fond d'une mer. ll parvint à dormir d'un sommeil léger et inquiet, agité de rêves chaotiques, se débattant au milieu des cauchemars. La soif le réveilla avant le milieu du jour, le torturant impitoyablement, mais il se força à rester jusqu'au soir dans I'ombre des rochers. Deux fois il entendit un léger sifflement qui luifit rentrer la tête dans les épaules, il dégaina son poignard, prèt à tuer ou à se donner la mort. ll perçut même l'aboides molosses. Mais les aéroglisseurs partirent, filant comme le vent dans un nuage de sable et de poussière d'argile. lls le recherchaient, ils Ie voulaient vivant ! ll ne les laisserait pas faire, mais ilfallait d'abord apaiser le brasier de sa gorge, tromper sa soif. ll ramassa un caillou lisse, le frotta soigneusemenl avec l'étoffe de son pagne et se mit à le sucer pour humecter sa bouche en feu. ll repartit

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au crépuscule, les oreilles bourdonnantes de la voix désolée des pier-

res qui gémissaient sans fin comme si elles pleuralent le jour.

Son apprentissage d'enfant-loup fut plus difficile qu'il ne I'avait pensé. ll lacéra des dizaines de cactées à coups de couteau avant de trouver celle qui lui permettrait de vivre... Après d'innombrables échecs, ilassomma une sorte de lézard àtoison jaune, avec une pierre lancée avec soin mais sans plus guère d'espoir. Sherk dévora cru le maigre produit de sa chasse, sans oser faire de feu - qu'il n'aurait d'ailleurs su allumer. ll marcha jusqu'à s'écrouler de fatigue, dans les premières lueurs de I'aube quifaisaient rosir ou passer au vieil or rouge les hautes tours de pierre. ll but encore I'eau de cactée, et regretta le flacon qui luieût permis d'en emporter. ll scia quelques-unes de ces plantes, espérant que leur miraculeuse humidité se conserverait, et il choisit une profonde crevasse. ll dormit tout le jour, roulé en boule comme un jeune animal sauvage, se réveillant seulement pour aspirer I'eau des cactées après les avoir fendues à la pointe du couteau. ll n'y eut pas d'alerte ce jour-là. Mais la nuit fut terrifiante. Les premiers nuages vinrent au crépuscule comme des flocons de bourre chassés par le vent, puis ils moutonnèrent, et un manteau de laine effiloché masqua les dernières étoiles. Alors le ciel devint une voûte basse, sombre et menaçante, où passaient de brèves lueurs, avant la flambée d'éclairs ! Le tonnerre retentit comme le fracas de cent fulgurateurs lourds, roula comme l'écho de la salve démesurée de ces canons prodigieux quitiennent à distance les vaisseaux de guerre. La pluie tomba serrée et bruyante, noire comme un dêluge de ténèbres... Et ces murailles liquides, encore déchirées en éclats de feu blanc qui aveuglait, s'effondrèrent en noyant tout, aussi dévastatrices que la vague géante d'un raz de marée ... ! Sherk MroT Ouargâr connaissait le danger des torrents du désert, mais I'eau fut plus rapide que sa pensée. Un instant ilcrut se sauver en s'accrochant au roc, mais le flot bourbeux I'emporta en rugissant. Aveuglé, étouffé, il lutta du mieux qu'il le put. Mais ileut une chance inespérée dans sa dêtresse. ll ne fut pas englouti dans les remous déments. Le courant ne le broya pas contre les hautes falaises obscures qui défilaient vertigineusement à ses côtés. ll parvint à surnager, l'éternité d'un instant, et cela suffit pour lui permettre de saisir la branche d'un arbre mort. C'était I'un de ces arbres pétrifiés de la plaine, qui

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étaient les lugubres têmoins d'une époque de fertilité rêvolue. Cet arbre mort depuis des millénaires sauva la vie de Sherk. Car il avait tenu bon, malgré les secousses qui le cinglaient à lui arracher les bras. Quelques minutes plus tard, il était au sec, haletant et grelottant de fièvre. La pluie avait cessé. Le gel mordait les blocs de fer magnétite rouges et noirs, avant que le soleil ne les fasse fumer dans une atmosphère d'étuve. Au matin seules les tralnées de boue mêlées de débris divers rappelaient la furie des torrents, mais la steppe était devenue méconnaissable, comme touchée par une baguette magique des très anciens contes. L'herbe était verte, tout comme les buissons d'épineux, et partout naissait l'enchantement fugace des fleurs du désert pareilles à des boutons merveilleux. Le sol et I'air s'emplirent de vie, des millions de petits êtres étranges sortaient de leurs trous, du dessous des pierres, des crevasses inondées pour courir ou voler avec une hâte indescriptible dans le brouillard soufre du pollen. Végétaux et animaux profitaient instantanément du miracle de I'eau, car cette féerie qui sui-

vait la pluie ne durerait qu'un jour. Demain l'erg, le grand flot des sables que traversaient des hauts fonds de steppe morne et caillouteuse, redeviendrait I'aride fief du soleil et du vent. Sherk fit bombance, ce jour-là, malgré lestourbillons de mouches qui lui mangeaient les yeux et qu'il lui fallait recracher en pâte noire entre ses lèvres déjà gercées par la morsure du vent' Le ciel, à nouveau limpide et flamboyant, laissait dériver très haut les halos de blancheur vaporeuse des cirrus enroulés en spirale. Mais, en bas, la terre fumait comme un grand ventre de bête. ll avait échappé de peu à la mort et perdu sa couverture - il aurait tout le temps de la regretter après le coucher du soleil, quand le gel nocturne ferait éclater la pierre par toutes ses fissures encore gorgées

d'eau. Mais il avait toujours son poignard, serré dans le lambeau d'étoffe qui lui ceignait les reins, et cela seul importait vraiment. Le couteau, c'était la différence entre la vie et la mort... ll I'essuya minutieusement etfit sécher la lame brillante au soleil, de peurque la rouille ne s'y mette. Sherk ne doutait plus maintenant d'atteindre Saher Havn, mais ses espoirs s'envolèrent au sifflement familier et menaçant d'un

aêroglisseur. L'aboi sonore d'un grand chien le frappa aux oreilles comme un coup de gong, il gémit de terreur en pensant que I'eau n'avait rien lais-

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sé du suc végêtal dont il s'était enduit. Les molosses n'auraient aucune peine à le rejoindre et à le mettre en pièces. Mais non, les chiens ne le tueraient pas, ils seraient muselés car on le voulait vivant ! Le jeune

métis se força à reprendre son souffle, et ce ne fut pas facile car il tremblait de la tête aux pieds de rage, de peur et de haine. sherk étreignit convulsivement le manche de son poignard. Non ! lls n'auraient pas le plaisir de le torturer... Cette plante ne poussait nulle part autour de lui, de toute façon il était déjà trop tard. ll lui fallait trouver une ruse, et la trouver très vite. L'aéroglisseur vint, long, effilé, rapide comme un squale, franchissant sans peine les crevasses qui fissuraient le sol et même les lits brumeux et déjà craque!éq des plus petits oueds. son souffle chassait parfois le pollen enâffioe poudre d'or. Le sifflement s'arrêta. sherk colla son oreille au sol et perçut le tambourinement des pattes de la meute, les chiens n'aboyaient plus, ils étaient bel et bien muselés. lls ne pourraient pas le mordre, seulement l,immobiliser en attendant leurs maltres. Les gardes damousses et leurs fouette-nerfs ! ll remit son couteau, bien maintenu contre sa hanche droite par l'étoffe nouée qui était son seul vêtement. ll ne chercherait pas à combattre les gardes, il serait trop facile de l'assommer avec un fulgurant réglé surtétanie, mais il se donnerait la mort s'il était rejoint. Maintenant il savait ce qu'il devait faire... sherk allait tenter sa seule et unique chance, et cette pensée ralluma le vert de ses yeux. ll restait encore de I'eau dans la Grande cassure, une eau boueuse, fumante, dont le niveau baissait à vue, mais qui était encore suffisamment profonde pour son plan. Et, parmi les éboulis qui descendaient entre les rochers usés par le vent et I'eau, vivaient les rrit, les suceurs du désert. lls étaient minuscules mais innombrables, nul animal n'était à l'abri de leurs piqûres. Leurs proies ne mou_ raient pas tout de suite mais elles étaient paralysées : conscientes et incapables de bouger, sans défense... seuls leurs râles étouffés flottaient parfois entre les rocs, comme la plainte sans espoir d'âmes damnées errant dans une perpétuelle nuit de douleur. Les rrit épargnaient jusqu,à la fin les organes vitaux de leurs victimes, leurs sucs coagulaient le sang afin d'empêcher les hémorragies internes, les infiniments petits ne se nourrissaient pas de viande morte... Les rrit étaient les larves du scanil, ce papillon aux ailes merveilleuses, chatoyantes des couleurs du rêve. Les rrit ! A cette idée 26


Sherk frissonnait tout entier d'une joie diabolique. Sherk Mroi Ouargâr respira profondément. Se redressa et prit son élan. ll courut d'un pas net, égal, élastique... sans chercher à gagner du terrain, il se fiait à son ouïe pour conserver sa distance. Les chiens ne pouvaient aboyer avec la muselière qui leur prenait les mâchoires, mais ils haletaient et ils grognaient sourdement, leurs pattes martelaient le sol en un galop d'enfer. Le sifflement avait repris, mais Sherk résista à la tentation de zigzaguer entre les rochers. lls ne tireraient pas, mais laisseraient faire les chiens. lls voulaient d'abord se donner le plaisir de le chasser à courre, comme un daim. Mais Sherk n'était pas un daim... On ne le forcerait pas comme une bête ! lls s'en apercevraient bientôt à leurs dépens, que leur gibier était de la race noble, celle des grands fauves. Sans doute pensaient-ils qu'ilallait chercher refuge dans quelque endroit inaccessible. Ou qu'ilvoulait gagner l'eau pour égarer les chiens, mais alors le fluide électrique le frapperait avant qu'il ait pu s'échapper, ils le paralyseraient au dernier moment, quand il se serait déjà cru sauvé. ll sourit de leur confiance... Sherk savait ces choses, il connaissait la cruauté raffinée, le sadisme étudié des Tchirghri dont les ancêtres étaient des chats, des chats qui jouaient avec leurs proies ! Sherk était à moitié tchirg. Et pour cela il comprenait l'espèce féline de Saïph, sa passion de la chasse et ses ruses... Aussi maintint-il sa foulée souple et régulière, attentif à ne pas s'essouffler, réservant son dernier effort pour l'élan à travers les éboulis.

Ensuite l'eau serait assez profonde pour le recevoir, mais il devrait nager vite et sans être vu. Une décharge tirée près de lui suffirait à tétaniser ses muscles dans une flambée de torture, I'eau diflusant le fluide, et ils pourraient le repêcher vivant en faisant vite. lls n'y manqueraient pas...

Trébuchant, les yeux brûlés et aveuglés de sueur, il arriva aux êboulis. ll entendait sur ses talons le galop et la respiration sifflante des chiens. lls se hâtaient, comme s'ils avaient senti qu'ils chassaient une bête de fière race. Les rrit dormaient, les animaux du désert ne sortaient généralement qu'à l'aube et au crépuscule. Son passage suffirait à les réveiller. Les pierres seraient alors un grouillement de chenilles velues, ocres comme la poussière, aux hideuses mandibules livides et gluantes de poison. Sherk les connaissait, il les avait vues pendant qu'il maraudait dans la caillasse, le jour précédent. ll avait dis-


cerné aussi ce loup des sables, dont seule la tête émergeait encore d'un grand sac de soie et de mucus. ll frissonnait encore au souvenir de ce mufle baveux, tordu par lagonie, de ces yeux fous, hailucinés, quiétaient deux mares d'épouvante où se reflétait par éclairs le brasier des chairs dévorées comme par un acide très lent. Autour traînaient des lambeaux informes d'anciens cocons, que le vent dénouait en chevelures grises sur la poussière des débris. ll faillit renoncer, faire demi-tour et combattre. Mais il savait ce qui l'attendait en cas de capture, il mourrait tout doucement au milieu des rires, car ils se moqueraient de lui... peut-être serait-ild,abord livré aux chiens. certains esclaves racontaient que les molosses violaient les captifs, usant d'eux comme ils le faisaient de leurs congénères quand ils n'avaient pas de femelles. Et la mort serait venue après, très longtemps après, quand ils au_ raient eu tout leur saoul de tourments lascifs, après qu'ils I'aient longuement et voluptueusement supplicié comme sous une caresse. sherk n'avait pas cru cette histoire des chiens, il en doutait toujours. Mais la pensée d'une telle infamie suffit à le galvaniser. ll prit son êlan. ce fut bref, il courait comme re vent, avec ra régèreté d'un chat sauvage. La pointe de ses pieds dérangeait à peine res cai[oux, mais ir sentit l'imperceptible frémissement qui naissait sous sa foulêe. llcourut plus vite encore, avec une prudence accrue. Mais ses longues jambes maigres tremblaient de fatigue; le souffle chaud, la terrible haleine d'un chien tombait en brcrlantes saccades sur son cou et sur les os pointus de ses omoplates. Dans un instant, il roulerait sous la patte énorme du molosse. son pied grissa dans une chose visqueuse qui grouillait, Mais la bête ne I'atteignit pas, son gémissement éclata derrière lui. Les dogues importês des mondes d'Achernar ne connaissaient pas les rrit. sherk passa et l'eau bourbeuse l'accueillit en une formidable gifle. Envahit ses yeux, ses oreilles, sa bouche et ses narines. Les poumons vidés, sherk dut remonter à la surface avant de plonger à nouveau dans les bourdonnantes ténèbres liquides. La meute était restée làhaut et succombait avec de brefs hurlements de terreur. ll était seul dans l'eau tiède et sale, aucun chien ne I'avait suivi. seul avec cette flamme d'asphyxie dans sa poitrine, qui lobrigea à venir prendre une nouvelle gorgée d'air. ll nagea en suivant le rocher, sachant qu'il serait facile de I'atteindre s'il se risquait au milieu de la nappe fumante. Et il fi28


lait comme une anguille jaune... ll émergea pour respirer, haletant, et vit l'impossible. Les yeux écarquillés, il regarda l'aéroglisseur renversé, les gardes damousses précipités au milieu des chiens et se raidissant comme leurs bêtes dans la même impuissance. lls avaient voulu arriver à temps pour le tirer dans l'eau, sans doute ignoraient-ils que les rrit creusaient le sol d'un prodigieux réseau de galeries, qu'ils faisaient de leur habitat une multitude de pièges fatals aux plus gros animaux. Sherk s'en était doutê, mais lui non plus n'était pas familier de

ces larves. Le poids de l'aéroglisseur, même réparti par le coussin d'air, avait suffit à provoquer I'irrémédiable. Le cæur battant, Sherk mesura sa chance. Alors la griserie chassa les derniers relents de peur. lvre de bonheur, saoulé de folles espérances, Sherk promena un regard de maltre sur I'or vert dont le déluge avait habillê l'étendue des pierres, et

la splendeur déclinante du manteau de cour des sables caillouteux sembla se fondre toute en ses yeux d'ambre clair.

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CHAPITRE

III

OONAI

La traversée du désert fut longue et riche en péripéties aussi effrayantes que variées. Mille dangers guettaient entre les pitons de

gypse mordoré, au flanc des traînées opales du sel gemme dont le moindre n'êtait pas la tempête de sable qu'annonçaient les étranges trompettes d'argent des dunes et une brume plombée qui devenait couleur de sang. Les légendes êridanaises sont intarissables, brodant à l'infini sur chacune des aventures de Sherk d'Acamar, mais il est impossible de tout rapporter dans le présent ouvrage. Sherk vécut des semaines sur I'erg ensablé aux vagues puissantes et confuses dont le creux dénudait parfois le roc, chassant avec des pierres et lacérant les cactées pour boire quand il ne se contentait pas de la poussière d'insectes morts raclée au fond des crevasses et de sa propre urine recueillie au creux de ses mains, alors qu'il errait dans la stérile féerie des jaspes. Aussi loin qu'il pouvait se souvenir, Sherk avait toujours été misérable, mais s'il avait pu se voir quelques semaines auparavant, il ne se serait pas reconnu. Sa chevelure d'un blond hnaré, avait tournê au blanc d'étoupe sous l'ardeur du soleil, la fine toison d'or fauve qui recouvrait sa peau n'était plus qu'une poudre décolorée qui s'en allait en loques sur ses os pointus, ses côtes ressortaient comme celles d'un jeune loup famélique, les callosités de ses coudes et de ses genoux sur lesquels il se traînait à la recherche de proies insignifiantes étaient devenues aussi dures que l'épiderme

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