Le livre des étoiles part 9

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usant de cette poudre rose de feuilles séchées, pour se teindre I'intérieur des oreilles ourlées de noir, les babines, les coussinets des paumes et des soles, les

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mamelons

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Elles paradaient alors les flancs creusés, roulant des hanches et levant haut les pattes avec des gestes élégants qui faisaient valoir la souple harmonie des formes minces, gracieuses, et elles prenaient le temps d'être admirées... Car elles savaienttoutesque celle qu'un Arigi choisirait pour compagne accéderait aux droits d'épouse du clan. La belle Warâni et la soyeuse Fawâni, deux sæurs dàrà aux yeux d'or, avaient si bien réussi que les maîtres s'étaient affrontés pour elles dans la lutte à mains plates des joutes galantes... Le rauquement habituel les remit au trot, les flâneuses risquaient le bâton ! On les menaçait sévèrement de les envoyer pour le troc aux mystérieux forgerons mourro ou aux Olngatunis qui buvaient le sang de leurs bêtes, mais ce genre de promesse n'était jamais tenu et les jeunes servantes recommenÇaient le lendemain. Le jour torride allait chauffer à blanc le roc et les pensées, le souvenir d'une mimique, d'un signe esquissé. La faim de tendresse quitourmentait et bientôt mordait sans relâche, cette fièvre d'impatience qui cognàit aux tempes. Quelques-unes déjà, aux feux du crépuscule, se glisseraient entre les piquets des tentes et les toutfes épaisses de gramens jusqu'aux fourrés d'arbres flttes, pour retrouver un soupirant dont le regard vert s'illuminerait au leur. Même les filles libres des Arigis, fardées à l'ocre, au pastel et au vermillon, les yeux agrandis au blanc de kaolin, qui portaient des colliers d'ambre ou de noix et de précieux bracelets de cuivre - princesses hautaines des cours d'amour où les guerriers racontaient leurs exploits, faisaient assaut de compliments, de vers et de chansons avant de se mesurer en batailles rugissantes - iraient se rouler en ronronnant folles de désir, grisées d'hommages en longs frôlements d'abord esquivés de dêrobades grondeuses, devant le vainqueur (ou le vaincu) préféré, pour se laisser prendre comme par violence... maintenues dans une étreinte chaude, souple et musclée, la nuque prisonnière de crocs doux, pendant que leur serait délicieusement infligée la puissance du mâle. Chaque nuit, dans la ténèbre étoilée, répondaient les cris formida-

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bles des veilleurs. - A qui est ce pays ? A nous ! A nous ! A nous ! La cérémonie qui les lierait au clan ne pourrait avoir lieu avant la Fête du Sang, au cours de laquelle seraient immolés les captifs mâles ramenés du lointain village de brousse. Leur initiation serait brève et ils ne devraient subir aucune épreuve - c'était là une exception aux usages, mais Breagha veillait jalousement sur ses deux mercenaires. Maintenant, il leur faisait confiance, les étrangers pouvaient conserver leurs armes personnelles et ne faisaient plus l'objet d'une étroite surveillance. Sherk et Moghul participaient aux chasses dans les fourrés, assistant quelquefois aux patientes leçons des mères qui apprenaient à leurs enfants encore maladroits comment prendre les bètes, et à celles un peu plus rudes que donnaient les plus âgés des garçons. Un vieil esclave, qui n'avait plus toute sa raison, leur enseigna les phrases usuelles des langages et leur raconta des récits merveilleux sur des peuples qui vivaient très loin au Sud... des histoires de royaumes oubliés et de villes en ruine, de trêsors fabuleux au fond des tombeaux que gardaient les esprits des pierres. ll leur parlait aussi du maltre de la forêt chez les siduhunnas, qui se retirait dans le bois sacré et revenait en ayant appris tous les secrets de la brousse sauvage. A,RoOm êtait né Zibbâ et sa race mourante aimait à se rappeler les anciennes histoires, comme si elle voulait entrer avant son heure dans l,ombre apaisante du passé et y revivre avec ses nostalgies. Sherk et Moghul avaient même Cheelah qui partageait leur couche à tour de rôle. Le compagnon s'abandonnait aux étranges ouére€es caresses des femelles serkors, qui dans leur fièvre ne se rappelaient pas toujours que l'amant n'était pas un vraiArigi... et il était soulevé, renversê, écrasé sous une poitrine haletante, enfermé entre de larges mains frénétiques qui laissaient parfois échapper des griffes acérées de leurs bourrelets de feutre. Elles s'effrayaient alors du sang qui coulait et qu'elles effaçaient de leur langue. prudentes, elles retenaient pour lui leurs élans, modéraient leur sensualitê géante tellement plus âpre que celle de la mince fille des hommes, leur sæur de lait. Elles s'allongeaient à sa volonté, pour le recevoir... Espiègle et acharnée au plaisir, Cheelah savait agacer et tourmenter Sherk qu'elle préférait... elle dégrafait son vêtement de cuir, et chaque geste, chaque mouvement gracieux, les formes sveltes de son 142


corps de cuivre bruni I'affolaient de désir. Mais elle le repoussait, fuyant son contact pour exacerber l'envie du mâle. C'était le jeu rituel, le jeu ancestral des Serkors... où la femelle mène la chasse et accorde I'amour.

Cheelah chantonnait doucement, presque ronronnante, et son chant de gorge électrisait Sherk tout au long de l,échine, le faisait trembler aux coups furieux de son cæur. Elle lui échappait... souple, rieuse, cruelle ! Les doigts de Cheelah guidaient son regard, flattant les seins menus et fermes, son ventre plat, une cuisse longue et nerveuse, la finesse des chevilles, la douceur de sa peau hâlée et presque noircie au soleil des sables. Mais ily avait chaque fois une tape autoritaire, I'obstacle soudain d'un pied nu et dur pour réfréner son impatience. Et elle riait, plissant les paupières, en une saccade de toux qui lui retroussait les lèvres et découvrait ses dents. Mais elle ne tolérait pas qu,il se dé-

courage et revenait le provoquer. Finalement, elle s'étirait avec des lenteurs savantes, creusant les flancs, faisant saillir les arcs clairs de ses côtes, ouvrant et refermant les doigts en une ivresse de volupté anticipée. Puis elle gémissait, se couchait, cambrait les reins et se retrouvait brusquement face à Sherk, les yeux brillants, à le défier et à se moquer de lui. La voix traînante, railleuse, elle luivantait les prouesses des guerriers arigis que leurs compagnes se racontaient avec maints commentaires salaces. Elle lui promettait la folie des sens, les étreintes sans pitié où il s'épuiserait, car il n'aurait le droit d,abandonner la joute qu'après l'avoir pleinement satisfaite... et Cheelah ne faisait pas faute de lui rappeler combien elle était exigeante !

Sherk la prenait par-derrière, agrippant une épaule pointue, le menton pesant au creux des omoplates, les lèvres remontant de vertèbre en vertèbre car elle aussi aimait qu'on lui morde délicatement la nuque. Sherk était venu sur elle comme une avalanche de velours doré, de muscles et de nerfs pris de frénésie pour lui donner ce feu qu,elle avait allumé en lui et qui le dévorait jusqu'aux yeux pareils à deux braises vertes. Et il était violent dans son plaisir, car il avait à se faire payer... cette fois encore il avait fallu qu'il lutte avec son amiMoghul, qu'ils s'atfrontent en un vif combat qu'elle regardait en souriant. D,habitude ils convenaient à I'avance de l'issue et le vaincu s'en allait trouver une des serkors de leur tente, mais la bataille était parfois sérieuse et sans merci... et elle les encourageait en riant, les prunelles luisan-

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tes !... et hautaine... car elle était une princesse barbare à qui on devait cet hommage ! Après la conquête, c'êtait l'amour fauve pour le vainqueur enragé de taquineries. Puis les possessions répétées qui devenaient tendres à mesure que se calmaient leurs fureurs, qu'ils vénéraient encore en sursauts de passion.

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Les narines palpitantes, Sherk respirait cette odeur de jungle qu'exsudaient leurs corps secoués d'explosions fébriles et qui imprégnait le poil de leur couche écrasée. La délivrance les laissait rompus, rassasiés jusqu'au bout des ongles, buvant à longs traits I'eau d'une gargoulette. Mais pas pour longtemps... Avide, elle lui mordillait les jou"", le couf, la poitrine... Et il lui répondait à la façon des Tchirghri, en attouchements variés des oreilles aux mamelons durcis de ses seins, sur les côtés; ce délicieux tourment descendait des cuisses aux orteils et aux talons avant de remonter le long du dos, pour la faire tressaillir, pour qu'elle se rende enfin... Alors il était en elle ventre contre ventre, l'épousant tout entière en la maîtrisant avec une vigueur soyeuse, élastique, farouche, implacable... Ecoutant sa plainte rauque, sans rien perdre de son frémissement d'extase alors que sa chair douce et chaude s'ouvrait en cédant à la puissance du seigneur qui triomphait d'elle. lls s'aimaient à grands frissons, agonisants de bonheur. Quand c'était fini elle lui peignait les cheveux de ses doigts recourbés, le grattait doucement derrière les oreilles et lui léchait le tour des yeux, frottant son visage au sien. lls s'endormaient, apaisés, en se ser-

rant l'un contre l'autre comme s'ils voulaient mêler les rêves, pour s'adorer même dans leur sommeil. Sherk et Cheelah avaient aussi de longues conversations, hésitantes au début mais qui se poursuivirent au fil des jours torrides et des nuits fraîches. ll plut deux fois... Le jeune sang-mêlé éprouvait une véritable fascination pour cet être encore plus métissé que lui, ou moins car Cheelah appartenait sans partage aux tentes fières de Râouarh. ll s'efforçait de la comprendre et, parelle, de pénétrer le mystère de cette belle race orgueilleuse qui émergeait de sa préhistoire vers un destin inconnu. Sherk essaya d'apprendre un peu d'anglique à Cheelah, êcoutant inlassablement cette gorge humaine qui roulait les mots comme des cailloux avec la voix rauque des Serkors. Ses yeux brillaient comme

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deux pierres bleues quand elle réussissait à prononcer un peu de la langue des hommes, et elle le remerciait en lui mordillant l'épaule comme une Serkor quijoue à crocs tendres, pour provoquer le mâle après l'amour.

Sherk finit par être récompensé de ses efforts : u Regarde !... " C'était un bijou. Pas un de ces colliers de perles multicolores ou de grains d'ambre des femelles du clan, ou le produit de quelque razzia, mais un vrai pendentif d'or avec deux diamants. Mais sur I'envers,

avait une inscription.

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Patricia Bruce. 6407. Terra Sol lll.

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ily

puis il y

avait le nom d'une ville et une adresse... une famille sur la vieille Terre ! Des aristocrates sans doute, car seules les très anciennes familles de-

meuraient attachées aux ères antérieures à celles de I'Espace. u Cheelah te souviens-tu de tes premiers parents ? , u Non. Mais il m'est arrivé de faire de curieux rêves... » " C'étaient des hommes, Pat. ll ne t'arrive jamais de regretter les hommes ?, u Non,je suisCheelah du clanArigi !,Sesépaulesbrunesseraidirent sous sa courte tunique de peau. Une onde de fierté parcourut son corps couleur de miel sauvage. n Tu es aussi Patricia Bruce, de Sol lll. ll se peut que ta famille soit noble, dans I'Empire... , Les yeux de Cheelah étaient fixes, interrogateurs, mais elle secoua la tête et reprit son attitude faite de patience hiératique. Sherk venait d'avoir une idée, une idée qui leur offrait le salut et qui pourtant lui faisait horreur. Mais ildevait agir, ne serait-ce que pour libérer Moghul, et aussi pour cette fille sauvage qui avait droit à la vérité, même si elle allait la déchirer atrocement. ll souffrait du malqu,il allait devoir lui faire. n Cheelah ! , C'êtait le lendemain. ll avait étê dans la tente des coffres, sous prétexte d'entretenir le lance-roquettes et les fusils laser qui, avec une douzaine de grandes épées de bronze, étaient le trésor d'armes de la tribu. Personne n'avait rien vu quand il avait dérobé un autre pendentif et une chevalière. ll n'y avait que Breagha et lui à pouvoir entrer seuls sous cette tente, car nul autre qu'eux ne devait rester sans surveillance parmi les armes étrangères - même Moghul n'en avait pas le droit, car le chef borgne avec cru déceler une détestation secrète dans ses yeux noirs. Mais avec Sherk il se sentait une fraternité d'êtres, sans se douter qu'ils n'appartenaient pas à la même race de fauves.

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Cheelah était assise sur les talons, presque nue dans l'ombre de la tente, et occupée à décharner une lanière de cuir avec un petit couteau de silex; quand la chair résistait elle continuait à dépouiller de ses dents, tout à fait comme une Serkor. n Cheelah, viens voir ce que j'ai ramené pour toi de la tente des coffres ,. u Sherk, tu as... , Sa voix était à nouveau râpeuse, une voix du fond de la gorge, sourde avec un accent rauque auquel s'accrochaient les syllabes, on eût dit qu'elle cassait comme du silex ses mots humains. ll lui fit signe d'entrer sous la tente qui était vide en ce moment. Sherk s'était forcé à parler, il était trop tard à présent. Et il lui faudrait se faire écouter jusqu'au bout pour être compris. Le métis se débrouillait dans l'idiome âpre de la tribu, il avait même acquis des notions du diôr et du warâ-k connus de la plupart des Hommes-Lions. Les yeux bleu-vert s'agrandirent, les prunelles noires reflétaient un ablme d'incrédulité et de douleur, puis ce fut le mépris et ensuite le dédain. Le dégoût la fit reculer devant la main tendue, elle mordait au sang ses lèvres devenues blêmes. Cheelah avait honte. Honte pour lui ! Honte pour ce qu'il avait fait... Sherk se lança : n Non, regarde d'abord. Prends ton bijou et compare-les. Tu m'a dis que ceux qui avaient tué les tiens n'avaient même pas fouillé tes langes, n'est-ce pas ? Mais en a-t-il été de même pour tes parents ? Non, bien sûr. lls ont été dépouillés, c'est pour cela qu'on tue d'habitude... Tu pourrais penser que les Arigis les ont repris à la bande burria, mais alors pourquoi ne te les ont-ils jamais montrés ? " Sherk le savait, il ne luiavait pas fallu longtemps pourcomprendre. Breagha avait eu pitié d'un bébé vagissant qui n'était même pas de sa race. Ce fut sans doute le seul acte de commisêration de toute sa vie, et il allait devoir le payer, après tant d'années... Gar Breagha n'avait pas eu le courage de dire la vérité à cette fille des hommes qu'il aimait davantage que ses propres enfants. Pas plus qu'il n'avait été capable de lui mentir jusqu'au bout, de lui raconter que ces objets avaient été arrachés aux Crins Rouges et non aux corps mutilés de ses parents ! Cheelah aurait compris s'il lui avait tout avouè, elle l'aurait admis à condition que ce soit Breagha et non un étranger qui le lui dise. Car Cheelah avait appris à penser à la façon des Serkors, elle était en tout sauf par son corps une femelle des Arigis. Mais la révélation du men-

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songe pouvait faire ce que n'aurait pu I'aveu de la vérité. Cela, uniquement cela, allait transformer l'amour en haine. Car Cheelah ne pardonnerait jamais à son père adoptif de devoir le mépriser. Pourtant, Sherk n'avait pu faire autrement, ni attendre plus longtemps. La veille, Breagha l'avait convoqué avec Moghul sous sa tente, où il réunissait le conseil. De vieux mâles couturés de cicatrices, quelques anciennes au poil presque blanc mais à I'esprit acéré assistaient à l'entretien. ll y avait aussi Wabur, le sorcier aux yeux verts dont la crinière rousse laissait voir une oreille dêchirée, car ilavait été captif au pays diara et la haine était en lui comme une lave. Wabur n'était pas du sang des Arigis, mais un Dù fait prisonnier alors qu'il fuyait I'esclava9e... ligoté de lanières humides et jeté aux pieds des femelles il avait été fort dans les épreuves, et il avait encore davantage intéressé le clan par son savoir acquis auprès d'un vieux compagnon de chalne autrefois familier des Stellaires. Breagha l'appréciait également pour sa froide intelligence, depuis trois ans il portait le pectoral et le torque en or des Mattres des6hoses 6achées. Sherk était plein de méfiance. ll fallait se garder de Wabur, quand au fond de ses pupilles rondes s'allumait la même fièvre qui mangeait le regard inquiet et inquiétant de la paire de jeunes attachés à son pas comme des pages... et surtout quand il souriait ainsi ! - Sherk, tu iras chercher des armes étrangères, et tu vas essayer d'embaucher d'autres humains. Je sais qu'ily a eu une très grande bataille dans le ciel, que deux peuples d'hommes se sont affrontés entre les étoiles et que I'un d'eux est en déroute. Même ici, il y aura des fuyards du peuple vaincu. ll n'y a qu'un endroit, où viennent, parfois, les pirogues des astres, et tu iras à cet endroit. Tu auras des cailloux brillants et six cornes de poudre d'or. Plusieurs de mes braves t'accompagneront sous la conduite de Wabur. Ton ami restera avec nous. Je pense que je peuxte donner ma confiance, mais nous savons si peu des hommes... Tu aimes Moghul, si tu trahis, je le ferai mettre à mort ! Aussitôt après la Fête du Sang, tu descendras le fleuve... Sherk n'avait aucune envie de faire mal à Cheelah, mais ilvoulait moins encore mettre le feu à tout un monde ! Car Breagha ne reculerait devant rien dans son aveugle soif de puissance. ll ravagerait tant de terres que ceux des étoiles finiraient par entendre les échos de sa guerre. Et ils viendraient, comme des charognards ! Sherk ne voulait de cela à aucun prix ! Vainement, il avait tenté de

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l'expliquer au chef borgne, mais il n'avait réussiqu'à le mettre dans une de ces terribles colères, cette colère muette qui est la pire chez les Hommes-Lions. Breagha s'était levé d'un bond, le regard enflammé, terrifiant. La face plissée et convulsée, tremblant de fureur, sans voix. ll avait levé son énorme patte, toutes griffes jaillissantes, telles des poi-

gnards recourbés de leur fourreau de chair en massifs bourrelets noirs, comme pour l'abattre sur Sherk. Et quand il parla, ce fut en étouffant une menace. " Tais-toi ! avait-il dit férocement. Sinon je pourrais croire que tu as peur... ou que tu projettes de me trahir ! , acheva-t-il avec une soudaine douceur, l'æilétréciet la prunelle soupçonneuse...

Aussi Sherk souffrait-il mais sans éprouver de véritable remords en voyant Cheelah se mordre les poings avec un halètement rauque, ses maigres épaules de cuivre bruni secouées de sanglots. Mais elle pleurait sans une plainte, sans une larme, à la fière et silencieuse façon de ceux qui étaient malgré tout les siens. Et qu'elle devrait haïr désormais. Ses yeux ensauvagis étaient secs

et brûlants sous la soyeuse cascade des cheveux brun-rouge.

ll

s'abstint de toute tentative de consolation, car cela il sentait qu'elle n'aurait pu le lui pardonner. Témoignez de la duretê à un sauvage, de la cruauté même, et il l'acceptera. Mais de la pitié, jamais ! Pour Sherk son concours était indispensable, car elle connaissait les pistes et les embûches du désert, les traltrises du fleuve. Elle les aiderait à fuir. lls auraient encore besoin d'elle pour traverser la steppe du Cothar qui était le commencement du pays burria, puis franchir les Monts Ouâr que hantaient les derniers survivants d'un très ancien peuple. Car elle savait les secrets de la planète fauve. ll ne fallait pas songer à descendre longtemps le fleuve. Breagha

entretenait d'excellents rapports avec les Ougrihs, par lesquels il écoulait son surplus de butin et d'esclaves. Les Ougrihs eussent tôt fait de les livrer ! Le territoire de ce peuple de marchands commençait à quatre jours de pirogue en aval. Certes, il descendrait le fleuve Errau, mais avec Moghul et Cheelah, et avant la Fête du Sang... Sherk ne voulait pas voir cette boucherie sacrée, propre à ces peuples sauvages qui aiment tuer et savent mourir, et il ne voulait pas non plus être lié par le Pacte. Car alors il ne pourrait jamais plus s'en dégager, au fond de luimême Sherk se sentait le frère des centaures de Lokri.

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Puis un soir tout fut prêt. Des provisions de viande et de poisson sé-

ché attendaient sous une grosse pierre au bord de l'eau. lls avaient choisi leur embarcation. C'était le soir de la Fête, le village entier était à ses préparatifs, les vieilles lemelles décoraient GÔr et Hoû-àrràh de guirlandes de fleurs aux senteurs lourdes et I'on entendait jusqu'à la rive leurs chants rauques. lls partirent, profitant d'un moment d'inattention des veilleurs. Avec des vivres pour une semaine, des vêtements et des armes. Un peu d'argent aussi, ce qui restait à Sherk et à Moghul de leur solde de mercenaires. Après s'être assurés que nul ne les avait suivis, et ne puisse Ie faire... Quand les Arigis s'avisèrent de leur disparition, il était trop tard. Breagha se doutait bien de la direction prise par les fugitifs, mais les pirogues avaient volé en éclats quand ils avaient voulu les mettre au fleuve. Elles étaient piégées. Breagha lui-même fut blessé, un membre brisé l'immobilisa longtemps sous des pansements de boue. ll ne pouvait plus qu'écumer de rage en hurlant à ses guerriers de les leur ramener, vivants ! Cheelah avait laissé, bien en vue, ce que Sherk avait pris pour elle dans la tente des coffres... Breagha avait trouvê refuge dans la colère. Pour un temps. Après, ce fut la honte, car Cheelah lui avait tué l'orgueil' On raconte que quelque chose le paralysa au champ des Pierres Levées, dans la grande bataille contre les Diaras, qu'il se laissa prendre sans même tenter de se défendre et qu'il ne fit aucune résistance quand les gens d'Assar le lièrent sous un joug d'esclave pour le mener au supplice. Que même en mourant, il ne fit que prononcer un nom' C'est du moins ce que raconte la légende des Serkors. C'est ainsi que Sherk prit congé de Breagha le Borgne, de Breagha le Ravageur. En lui plantant dans le cceur cette pointe empoisonnée qui allait le pourrir. Ainsi se sont séparés, pour touiours, leurs chemins dans la vie, comme dans la tradition des contes. Alors, pour le mêtis et ses deux compagnons de voyage, ce fut la lente descente du fleuve qui se faisait paresseux entre deux rapides, créant des jardins au pied des coteaux usés par le vent. Ensuite, ils s'enfoncèrent dans la steppe grise du Cotharavec ses énormes ondulations de terre, comme des lames figées d'une mer. D'un océan plutÔt, d'un océan desséché et hallucinant avec son flot d'herbes coupantes, tour à tour grillées par le soleil vert et le gel des nuits scintillantes 149


À

d'étoiles. Le Cothar fut longtemps pour eux un désert morne, avec de loin en loin une mare d'eau puante. lls virent le tumulus de Ciara, le grand conquérant des Zêms qui rêgnait depuis mille ans sur les tas de pierres marquant les tombes de son armée. lls échappèrent de justesse à un parti de guerrières sa'bors. Chacun sur Lokri connaissait et craignait ce peuple où les femelles avaient pris la place des mâles, et personne ne se souciait d'aller à l'encontre de leurs desseins, car les Diakhintés, les Burrias et les puissants Zâkhis des sept cités étaient moins redoutables qu'elles. Nul ne pouvait égaler ces terribles femelles, que ce soit en ruse ou en audace, en acharnement et en cruauté. Sherk se souvint que les rudes Arigis baissaient la voix en parlant d'elles, et surtout quand ils évoquaient certaines de leurs coutumes. Les Sa,bors revenaient d'un raid fructueux sans doute, car elles étaient chargées de butin et avaient un prisonnier qui courait et bondissait au milieu d'elles avec une sorte de résignation démente. La troupe passa dans un nuage de poussière jaune, sans voir ceux qui s'étaient jetés dans les buissons de plantes grasses en se déchirant aux épines. " Même Breagha en avait peur ! , dit Cheelah sourdement. Sherk vit qu'elle tremblait et lui mit le bras autour des épaules pour la serrer contre lui. " Bwarnô... » ajouta-t-elle en se rappelant les pommettes marquées au feu et la triple balafre sur une croupe en sueur, des rôdeuses avaient voulu l'enlever jadis - sans doute pour la manger ou l'adopter, par superstition. lls ne firent plus d'autres rencontres avant d,avoir franchi le lit sec et crevassé d'un ancien fleuve, que bordaient deux murs presque infranchissables d'arbres morts et de fourrés noircis par le soleil. lls avaient abattu une bête et bu le liquide de son estomac. Alors, pour I'un d'eux, ily eut le dernier rendez-vous avec le destin. Le destin, c'était quelques centaures en maraude. Des pillards faméliques qui erraient sans trêve, en cherchant de quoi nourrir les leurs qui se mouraient de famine dans leur pays tué par la sécheresse. C'étaient de pauvres sauvages, mais ils étaient devenus enragés à force de misère. Moghul les vit le premier, leurs côtes se dessinaient pbts:e*æs sous leur pelage en lambeaux et ressortaient comme celles de paniers, à crever les plaies de ces maigres flancs poudreux. ll n'en eut pas peur, il en aurait plutôt eu pitié. Pourtant, ils étaient son destin. sherk et cheelah les mirent en fuite

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