Le livre des étoiles part 7

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sagesse ancestrale dont ne restaient plus que des dêbris informes ensevelis sous les éboulis de pierrailles sèches et le mouvant linceul des sables. Le jour entra alors dans un vibrant halo bleu-vert qui noyait les

dessins gravés. Le soleil émergea, ainsi qu'une flamboyante aiguemarine qui allumait mille feux de gemmes au flanc des rochers. Déjà s'effaçait la fêerie d'outre-temps, très vite, comme si elle avait hâte de fuir ce présent cruelet aride pour retrouver son passé. La solitude reprit ses droits et la voix désolée des pierres berça le repos des guerriers. Seules restaient les sentinelles, orgueilleusement dressées sur les entablements de rocs. Lance au poing, la main posée sur le grand bouclier de peaux, les veilleurs portaient beau et fier dans le soleil du matin qui figeait en statues d'or fauve les gestes immuables, I'attente et la patience hiératique du guet. Breagha rêvait l'ceil ouvert. Aujourd'hui son autorité était reconnue par tout son clan et même les sages vieilles femelles s'inclinaient devant ses décisions. Mais Breagha voyait plus grand, et maintenant il allait pouvoir réaliser ce rêve merveilleux que caresse au moins une fois dans sa vie le plus petit chef des nomades.

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CHAPIIRE X

CHEELAH

Le jour suivant fut consacré au repos. La troupe entière resta tapie

sous les falaises de grès qui la protégeaient du vent et du soleil comme des murs fauves cyclopéens, reposant dans le suint âcre de sa sueur. Breagha fit panser leurs blessures et défendit à quiconque de les maltraiter. ll décida que les étrangers voyageraient sur le dos de deux puissants mâles en qui il avait une entière confiance. ll décida également qu'ils recevraient chacun la ration d'eau d'un guerrier; ce dernier point ne fut pas accepté sans discussions et ily eut même quelques féroces bagarres où Breagha eut, comme d'habitude, le dernier mot. Breagha sut se faire obéir, c'était un chef dont tous avaient peur, mais Sherk fut stupéfait quand il lui adressa la parole. Le chef barbare parlait I'anglique, pour être plus précis et témoigner davantage de respect à la vraisemblance sinon à la vérité, disons qu'il massacrait un peu d'anglique. * Moi Breagha le chef. Nous sommes le clan Arigi du peuple RââOumph. Vous êtes courageux, mais plus utiles vivants que morts. Vous connaissez beaucoup de magies, si vous aidez mon peuple je vous récompenserai. Si vous refusez... Un bref rictus dévoila ses crocs jau" nis dont l'un était cassé, il était inutile d'en dire davantage. lls partirent au soir et s'enfoncèrent dans un paysage sinistre : gris, noir et blanc, pareil à un chaos de titans. Selon les Serkors, les dieux s'étaient battus autrefois en ce lieu, bien avant leur race, et les bons

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qui depuis des temps reculés vidieux avaient vaincu les mauvais vaient enlermés sous terre ils en sortaient quelquefois, leur assurait le chef borgne et il leur raconta une histoire de sa tribu, ce fut la seule

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fois qu'ils le virent trembler. Et les autres aussi avaient peur alors qu'ils se coulaient sous la gueule muette des anciens volcans. C'était là le royaume interdit du feu et de la cendre. La seule vie était peut-être celle de ces cristaux bizarres, innombrables, qui paraissaient croltre partout comme des plantes et auxquels les Serkors n'osaient toucher. Au milieu de la nuit le basalte et l'obsidienne se firent plus rares; seuls restaient les cristaux de rocs, mais eux aussi linirent par disparaître. Le sable avait pris la place des éboulis. Ce fut une mer de dunes bleues enchantées, luisantes et mælleuses sous le velours sombre d'un ciel ruisselant de gemmes. Sherk et Moghul admiraient, bercés au pas êlastique et silencieux de leurs montures. Le désert était un flot de mauves et d'ivoires bleutés, figé par quelque sortilège quisemblait étouffer aussi les bruits. Alors vint I'aurore qui éclaboussa les dunes de teintes pastel, comme si la main d'un dieu avait semé des pétales de rose sur les crêtes de sables clairs. L'horizon fut d'abord un or rouge et palpitant, mêlé de couleurs fantastiques, tandis qu'émergeait lentement le disque de feu. Puis il devint turquoise et fit pâlir le ciel, éteignant un à un les derniers joyaux de la nuit. Ce fut une féerie stupéfiante, comme en dépeignaient jadis les contes orientaux de la Vieille Terre. Lorsque Sirga monta comme une boule enflammée, les rivières d'étoiles avaient depuis longtemps achevé de se ternir et de se fondre au diapason du nouveau jour vert que saluait le grand bourdon des sables.

Et la marche continua, au rythme du soleil, au rythme de la soif. Sherk sentait haleter entre ses cuisses les flancs en sueur du guerrier qui le portait, lui-même se croyait revenu sur Salarrik, alors qu'il se traînait dans le désert incendiê par le même feu éblouissant du ciel. Mais ici le soleil êtait une aveuglanle boule d'or vert. Le désert un ressac minéral qui brûlait les yeux à travers une brume lumineuse, comme si les vagues de dunes roulaient une poussière de verre dont l'écume eût jailli en cent mille êclats meurtriers. La chaleur vint, atroce et desséchante, pour les faire suffoquer de soif dans ce paysage qui était d'une blancheur grise d'ossuaire. Car au bord de la piste ancestrale qu'ils suivaient, se trouvaient des sque-

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lettes étranges. Le vent de sable avait dispersé tout au long de leur route des ossements insolites, comme s'iljouait avec ces pauvres restes d'êtres morts depuis si longtemps. ll y avait aussi des armes brisées : morceaux de bois, pointes usées de silex et de quartz, haches d'obsidiennes ou de grès rose... pour rappeler d'anciennes guerres où s'étaient affrontês des peuples maintenant disparus, dont le vent avait emporté jusqu'au nom. Des crânes blancs les fixaient de leurs orbites creuses et vides. sans doute rêvaient-ils au temps où ils étaient revêtus de chair, à leurs vies oubliées. Peut-être reconnaissaient-ils la caravane qui passait devant eux. Peut-être avaient-ils fait partie d'une autre, semblable, en un très lointain passé. Peut-être comprenaient-ils pourquoi le guerrier traînait à

l'écart ce petit qui n'en pouvait plus de marcher, peut-être même

avaient-ils entendu la plainte et les vaines supplications de la mère... sans doute accueillaient-ils déjà parmi eux cette misérable boule de fourure sanglante qui avait accompli son court chemin d'existence ! Alors ils auraient certainement pour elle beaucoup de gentillesse et de compassion, car il faudrait consoler ce petit venu sans sa mère... Et aussi parce que le destin des crânes blancs avait été le même. lls étaient les vaincus, les perdants de la vie ou de la guerre. Voyageurs égarés, ou captifs, peu importait... Aussi allaient-ils montrer infiniment de douceur et de tendresse à ce petit frère de misère, Sherk aurait voulu le dire à la pauvre maman qui gémissait comme un bête meurtrie. euant à lui, les crânes blancs lui grimacèrent tant de haine qu'il cessa de les regarder. car il était vivant, lui, et plus tout à fait un prisonnier. Car Sherk et Moghul avaient accepté I'offre de Breagha, et les

crânes blancs le savaient. lls s'arrêtèrent au milieu du jou( cherchant au creux des dunes un abri contre le soleil. Les guerriers et leurs captifs mâchèrent leurviande séchée en lanières qui ressemblait à du vieux cuir, mais nul ne but afin de ne pas perdre son eau en sueur. Le répit fut court et il fallut se remettre en route. Les dunes cédèrent la place à une croûte brillante, la mer des sables devint une. mer de sel. Elle aussi figêe avec ses vagues, dans un double ciel miroitant. selon les rêcits mêlés de superstition des serkors, il arrivait, aux jours de tempête, que les lames immobiles s'ébran_

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lent en un ressac visqueux, que le vent fou rappelle à l'eau morte qu'elle avait été vivante et libre autrefois... et alors ! Alors !... Sherk ne savait pas si de telles choses étaient possibles, et de tou-

te façon cela n'arriva pas. Le soleil était déjà bas quand ils montèrent au flanc des collines crayeuses, entre les rocs taillés d'u4e manière indescriptible par le sable et le vent. Au soir un autre petit et une vieille femelle avaient re,

joint les crânes blancs. Sherk se sentait responsable de la mort du petit. ll avait tenté de partager son eau avec l'enfani serkor qui n'avait même plus la force de geindre, mais ün guerlrier de llescorie êtait intervenu : « Les forts vivent, les faib[es meureni.! », âvâif dit Breagha, la voix dure. Sherk se croyait de retour sur Salarrik... Une sauvage flamme verte s'était brusquement allumée et éteinte dans ses yeux, comme l'éclat bref de deux démantoïdes. Mais il ne pouvait rien faire. Les prisonniers étaient des dizaines et ily avait autant de guerriers rââ-oumphs. Les rations des étrangers n'étaient

qu'apparemment disproportionnées, ils étaient plus petits que les Serkors mais ils n'étaient pas habitués au désert. Pas à ce désert-là ! Qui était pire que celui de Salarrik... ll n'y avait pas ici de buissons épineux, nide cactus gorgés d'eau. ll n'y avait rien ! Rien que le sable presque liquide et les rocs rongés, comme ciselés par le vent, avec parfois de hautes crêtes de grès rouge. L'eau puante des outres était sa vie, et pour cela il n'avait pas le droit d'en donner à d'autres. Car les étrangers représentaient une valeur pour la tribu, celle de leurs connaissances de voyageurs des étoiles et de leur expérience de soldats ils avaient dit à Breagha qu'ils êtaient des mer-

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cenaires. Et Breagha avait de grands projets, qu'eux seuls permettraient de réaliser. Le chef borgne se prenait à caresser le vieux rêve des nomades : rassembler les tribus et fondre sur les lointaines vallées fertiles dont parlaient les récits des voyageurs, prendre les cités pour les mettre à sac et puis régner avec les siens sur un peuple de serfs. Les Diaras d'Assar, les Gândyi-Haïlas du Fleuve Rouge et même les Numates des savanes rousses que razziaient ordinairement les écumeurs de dunes auraient bientôt leurs mercenaires, recrutés parmi les déserteurs et les fuyards des armées du ciel. llfallait que Breagha ait les siens sous les tentes de peaux de son clan. llen avait déjà deux, les autres viendraient ensuite. Leur récompense : ce serait de

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grandes parts de butin, et peut-être des fiefs dans son royaume car alors il en ferait des vassaux. Sherk comprenait Breagha, ilavait même l'impression de connaltre ses pensées comme si elles étaient les siennes, mais il le halssait. Mortellement. De toutes façons, le mêtis ne voulait pas devenir pour le restant de ses jours le feudataire de Breagha ni de quiconque... Sherk était aussi sauvage qu'un jeune loup de la steppe, et il était jaloux de son âpre liberté. D'abord, il ne lui pardonnerait pas de les avoir torturés. Mais cette seule raison n'était pas suffisante, car la torture est le sort habituel des prisonniers ùôFs chez nombre de barbares. C'est une marque de haine, mais davantage encore de respect. Peu de Serkors ignoraient ces coutumes... On la prolongeait par admiration, quand le vaincu gardait assez de ôourage pour défier ses bourreaux. S'il était fier, il arrivait qu'il soit adopté, surtout s'il prenait pour compagne une femelle de la tribu, il pouvait même en recevoir plusieurs, et les rites du sang le liaient à son nouveau peuple. La cruauté civilisêe, elle, n'a guère de considération pour ses victimes. Les Rââ-oumphs, les Burrias et les Bamarras, les Oluars, Ies Ahars

voilés et les Dugulis des massifs désertiques, les Duras et les Siduhunnas au pays des forêts et des collines bleues qui empoisonnaient leurs flèches, les Dàràs et les Diakhintês, ceux qui parlaient Ie diôr et ceux qui parlaient le warâ-k... êtaient des races nobles à leur manière, les aristocrates de la sauvagerie. Des seigneurs faméliques, efflanqués et pouilleux, mais des seigneurs quand même. G'étaient des brutes féroces et cruelles, sans pitié pour les vaincus, mais il leur arrivait de se conduire avec des gran-

deurs de princes sauvages. Sherk pouvait lire l'estime,l'approbation et même unefugitive lueur d'amitié, comme de fraternité complice, dans les yeux farouches des lêo-centaures. Sans doute Breagha ne les aurait-il pas épargnés s,ils avaient faibli au gibet des lances.

L'autre raison était infiniment plus complexe et encore confuse dans I'esprit de Sherk. Breagha ne songeait qu'à établir le règne du clan Arigi du peuple rââ-oumph, il était prêt pour cela à faire la guerre et à recruter des mercenaires. Le chef borgne n'hésiterait pas, au besoin, à une alliance avec des extra-planétaires. Or sherk savait que

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tous les empires guettaient les occasions de ce genre, qu'ils les suscitaient même volontiers. Breagha ne rêvait que de domination et était aveugle aux risques qu'il ferait courir aux siens, des risques que d'ailleurs il ne pouvait comprendre. L'lmpérium solaire aurait vite fait de coloniser ce monde, de faire plier ses libres enfants sous le joug terrien, de les enchalner par force, d'en faire une nouvelle race de serfs... lly aurait un résident soumis à l'autorité du légat de province, on y lèverait l'impôt au nom du préfet impérial. La Confédération du Libre Echange préférait la subtilité à la violence : elle ceuvrerait par le commerce et intégrerait avec lenteur mais irréversiblement l'économie de la planète si rudimentaire fût-elle. Là où Rigel ne s'engageait pas, ily avait Bételgeuse et les compagnies de la Grande Hanse d'Orion. Quant à la Ligue des Royaumes Humains, c'était le pire ! Les Sha- \. f mites, qui se désignaient eux-même sous le nom dd(rais-ffumains, L traitaient les races " inférieures » comme du bétail. Sherk n'osait pas / \ penser ce que deviendraient alors les Serkors. Car Lokri n'était pas \ une terre d'esclaves, ils en feraient un charnier ! Sherk aurait également voulu se tailler un empire et régner sur les clans fauves, mais non ouvrir les portes d'un monde au flot des rapacités étrangères qui l'auraient transformé en ergastule ou en ossuaire... S'il fallait rassembler les barbares et les préparer à la lutte, c'était pour les libérer, non pour servir l'ambition fruste et bornée d'un Breagha !

Mais comment leur faire comprendre une idée qu'aucun d'eux n'était à même de saisir. ll fallait qu'il essaye, au moins une fois ! Mais plus tard. Pour I'instant ils continueraient leur voyage au long des pistes de l'infortune que jalonnaient les os blancs. lls arrivaient à un reg qui était malgrê tout une terre vivante. A cause des rares bosquets accrochés aux pitons de cailloux, à cause des bêtes furtives qui se réfugiaient sous les pierres. Mais c'était encore le pays de la soif, où le jour brûlait la gorge et faisait fondre les yeux, où la nuit glaçait les os sous les merveilleuses étoiles piquetées très haut dans le ciel. Sherk baissait la tête pour rester dans I'ombre du grand bouclier de cuir blanc du guerrier qui le portait. lls traversaient une terre désolée, aussi desséchée que la grande mer des dunes malgré ses quelques bois maigres et ses herbes grillées dont les racines s'enfon-

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Çaient à d'incroyables profondeurs. lls trouvèrent un abri au flanc d,un

amas de rochers fauves et se reposèrent en regardant l,étendue qui semblait s'être arrêtée en même temps qu'eux : une contrée de pierrailles et de bosquets rabougris, où le vent couvrait I'enchevêtrement des buissons d'épines de ses voiles de sable doré que parfumaient des essences inconnu-es. Et les senteurs entêtar\tes se multipliaient, se traversaient et se mêlangeaient en courants d'ivresse alors,que le ressac minérallinissait de mourir au pied en argile craquelé d,un maquis à peine moins aride. Profitant des répits du voyage, Sherk et Moghul se mirent à apprendre la langue de leurs maîtres barbares. lls croisèrent une bande amie. Après le traditionnel u Aouah , de bienvenue, on se lécha les paumes et on se les passa sur la figure. Les

Arigis durent faire le récit de la capture des étrangers. Les Dumbax réglaient une affaire d'honneur car ils avaient la face et les mains rouges, certains êtaient tigrés au noir de fumée. Au soir un incident se produisit. Un des captifs, un jeune mâle, tenta de fuir dans l'espoir insensé de semer ses poursuivants parmi ces bois nains qui étaient les leurs. Sherk ne sut jamais comment il avait réussi à ronger ses liens, mais il parvint à se détacher de la file de misère pour galoper libre dans l'odeur sucrée du vent. ll détalait de toute sa vitesse, en allongeant ses bonds. lnstantanément, les Arigis se déployèrent sur chaque flanc de la colonne frémissante de leurs captifs de guerre. Un guerrier se lança à sa poursuite, mais c'était déjà trop tard. Le prisonnier allait se perdre dans un lambeau de forêt sèche et parfumée, d'autres l,imiteraient alors. ll ne fallait pas... Le guerrier adaptait une sagaie à son propulseur, se dressait de toute sa taille en freinant des quatre pieds, la lançait... Le jeune mâle roula dans la poussière et resta couché, pantelant, la javeline fichée par sa pointe d'os dans la chair de son garrot. Sherkvoyait se soulever les côtes du torse humanoïde, allongé sur les pierres coupantes qui se teintaient de sang. ll haletait, les yeux dêjà morts, au rythme de la douleur, au rythme du désespoir, il ne bougea même pas quand une main brutale arracha le trait, gémit à peine quand la sagaie revint lui crever le ventre et qu'une poignée de cailloux fut jetêe sur ses entrailles nues. ll se contenta de frisonner pour dire adieu à la vie. lls allaient le laisser mourir là, pour faire I'exemple. ll le savait, le petit guerrier, et il ne tour128


na même pas la tête pour les voir partir. Car il savait aussi, qu'alors, les

siens seraient fiers de lui. u La mort ! » avait rugi Breagha avant de faire face aux prisonniers qui le défiaient de toute leur pauvre haine, avec les yeux noyés de misère qui retrouvaient leur or pour dire qu'un fils de leur sang avait su mourir. Et le silence des dents serrées faisait claquer comme une bannière le nom secret de celui qui avait rendu aux siens leur fierté. Puis on attacha les cordes et la file reformée se mit à nouveau en marche, muette, sous les coups, avec seulement ce feu sauvage rallumé qui couvait vert sous les croûtes de leurs paupières. Maintenant Breagha et ses Arigis devaient prendre garde. La révolte se précisa à la halte du soir, quand le crépuscule barrait l'horizon flambant d'une ligne d'or violacé. Les prisonniers refusèrent tous d'arracher l'herbe pour la litière des maîtres. Les Arigis ne purent pas non plus obtenir les menus services que leur rendaient d'ordinaire les vaincus. Aucun d'eux n'accepta de plonger ses doigts dans la fourrure rèche d'un guerrier rââ-oumph pour le débarrasser de sa vermine.

Pire encore, plusieurs captifs avaient déchiré les outres de cuir que portaient leurs compagnons, les avaient lacérées des ongles de leurs mains liées et avec leurs dents, pour que se perde I'eau ! Cela aurait pu être très grave, mais les Arigis n'étaient plus loin de chez eux. Le lendemain, ils firent une entrée triomphale au village des tentes, au millieu des hurlements et des rires, dans l'odeur âcre du cuir, de la fumée et des pelages en sueur. Femelles et jeunes tachetés faisaient fête aux guerriers qui brandissaient les lances en hurlant leur victoire, puis entourèrent les captifs pour les palper et se moquer d'eux. Les crachats et les coups ne leur furent pas comptés. Les outrages et les jeux qu'ils inventaient étaient à la mesure de leur haine, mais ils témoignaient aussi de leur joie d'être libres et vainqueurs alors qu'ils auraient pu ètre vaincus et entravés comme des bêtes, tourmentés par des étrangers cruels. Les Numates ne répondaient pas : stoïques, ils se redressaient malgré les morsures et les larges pattes acharnées à leur tanner le poil et ils souriaient dédaigneusement, la tête haute. lls essayaient encore de se serrer pour défendre les plus faibles. En vrais enfants de la brousse et de la sauvagerie, ils n'attendaient

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aucune pitié et n'en demanderaient pas. lls n'avaient plus d'espoir, seulement leur orgueil et cette détestation muette qui ne s'éteindrait qu'avec la vie. Résolus à mourir plutôt que d'être esclaves, le regard dur, brillant de mépris, adultes et adolescents se préparaient à livrer leur dernier combat. Un chant grave s'éleva en manière de défi, aussitôt noyé par une clameur de vociférations et de sarcasmes. C'était la ruée, la curée de ces proies insolentes, et certains se battaient dans leur impatience... Les yeux luisaient, démoniaques... Près des poteaux noircis de suie, coiffés chacun d'un crâne ou de génitoires momifiés, des garçons mettaient tremper des lanières dans I'eau salée et graissaient les esquilles à enflammer. lls se retournaient parfois et retroussaient les babines, puis se dépêchaient de finir, nerveux, la gorge pleine de sourds grondements. Rugissant, Breagha avait interdit les mutilations. Des voix enrouées proposaient la servitude aux femelles et enchalnaient souvent par la menace et les descriptions impitoyables. Les Arigis se bousculaient dans la poussière soulevée en voiles ocres au roulement des tambours. ll y eut bientôt une émulation féroce dans ces perspécutions, les

mains étaient habiles, les griffes meurtrières, les corps souples et bondissants d'une seule fièvre palpitante, fouettés en bouillonnements de plaisir dans l'ardeur de la danse sadique. Le sang coula et quelques tisons firent grésiller la chair, on arrachait les ongles avec des lenteurs calculées, en guettant le spasme, le premier cri. Trois jeunes Numates furent réduits à complète impuissance et traînés jusqu'au parc des licornes à bosses, les petits rirent aux éclats en leur enduisant les pieds de l'argile blanche dont raffolaientcesanimauxde charge... Même les toutes vieilles étaient venues assister à leurs convulsions, et elles tiraient sur les crins et les moustaches. Une femelle robuste, liée aux piquets de torture, presque êcartelée et tous les musgarder impassible son cles saillis, le ventre déjà triffé, s'efforçait de masque de miel et de mouches au milieu de cette bacchanale des diablesses hilares, soülées, écumantes, que faisait rauquer ou gémir l'assouvissement des passions infernales... Si Breagha n'était pas finalement intervenu avec la vigueur de circonstance, des furieux auraient écharpé les captifs comme la saison

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