Le livre des étoiles part 6

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lirent des orgues dans un mugissement fou, dessinèrent d'innombrables et élégantes courbes lumineuses pour s'écraser en un mur rouge. Puis ce furent les obus-fusées incendiaires qui filaient, silencieux, après l'extinction du feu propulseur. Pour terminer, les torpilles antipersonnel qui montaient en chuintant tant que duraient leurs réservoirs de gaz comprimés, puis arrivaient avec leur soutflement saccadé d'énormes chats en colère et se fragmentaient en une pluie de grenades à mitraille. Alors les lanceurs à tubes multiples se turent, les trois grandes salves tirées, et changèrent de position pour échapper à une riposte qui ne vint pas. Les batteries légères d'obusiers magmétroniques sans recul se tinrent prêtes à soutenir I'assaut, leurs projectiles à capsules de pression devaient écraser toute résistance organisée au fur et à mesure qu'elle se manifesterait devant les blindés. C'êtait l'heure des chars. Sherk revit en un éclair les yeux froids et insondables, les yeux ophidiens de Niajan le Yédh qui avait cru manipuler des puissances qui s'étaient jouées de lui. ll êclata d'un rire bref et sans gaieté, une toux grondante qui feulait sa dérision amère et brutale. De luiaussi ils avaient fait un jouet ! Un jouet qui allait peut-être mourir pour eux. C'était l'heure de la haine. Le grand moment où tout se paye ! Sherk se rappelait sa promesse, le serment de vengeance que Joris Spassky avait emporté dans la mort. A côté de lui dans l'étroit habitacle de la tourelle basse, Moghul riait de toutes ses dents blanches. C'était comme le sourire d'un chat sauvage que I'on a pris au piège et assommê de coups pour luiapprendre à obéir, c'était comme le rictus d'une bête farouche qui se souvient d'avoir léché la main du maître, celle qui tenait le fouet, et qui va bientôt pouvoir mordre, la déchirer de ses crocs... Moghul allait enfin prendre sa revanche sur la destinée, saisir cette chance comme une proie. n En avant ! , C'était la voix dure, la voix de commandement de Hran Ngaoh, I'officier tchirg qui menait l'attaque. Werhi Yug grognait en pesant de tout son poids sur les commandes, encourageant le char avec des mots secrets de sa race, comme une bête rétive de son propre monde. Les lourds Kaplan étaient en fête, derrière la vague sacrifiée des tanks robots, et ils roulaient sous des essaims de météores hurlants qu'égaraient leurs brouilleurs. A eux revenait I'honneur de commencer cette fête de la mort. Le tonnerre des fulgurants lourds domina la hurlade des salves ennemies, le

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bruit sec des arbres brisés et le feraillement des chenilles, les cris d'agonie... Les formidables décharges frappaient à l,impact des rayons conducteurs, toutes les pièces étaient réglées sur disruption, au maximum de leur puissance. Les éclairs fusaient des sous-bois, multicolores, en éclaboussures de lumière liquide. cela palpitait entre les arbres indescriptibles qui finissaient par s'abattre, déchirés, sciés, dans le ressac du feu. Les fulgurateurs claquaient, sifflaient et grésillaient, craquant de toute part dans I'infernale rumeur des crépitements électriques. Faisceaux en éventail et projections de foudre en boule décimaient les fantassins en embuscade, selon qu,ils étaient plus ou moins rapprochés. Plusieurs lasers impériaux répliquèrent, longs traits rouges d'une telle puissance qu'il leur fallait un étui de radiations spécial pour empêcher l'air d'exploser, mais tous furent dêtruits aux roquettes par les grenadiers. La contre-attaque sinueuse des disques volants échoua aussi, car on détectait facilement Ia masse d'air ionisé et le champ électromagnétique qui les propulsaient. L'infanterie adverse était en déroute, ou calcinée au fond des abris. Derrière, venaient les tanks légers, chars édqir*s portant les fusiliers et leurs armes d'appui : fulgurateurs démontables, roquettes, lance-bombes. Au-dessus, le ciel s'embrasait comme s,il était né un nouveau soleil, chaque fois qu'un missile êtait rattrapé, par un rayon laser, une décharge en dard ou en boule sur faisceau, un anti-missile... llfallait faire vite à présent, atteindre les batteries et rejoindre celles qui se retiraient, les écraser... Alors le ciel serait libre pour les avions et les hélicars... Mais déjà il n'y avait plus qu,un seultank-robot devant eux... Sherk contemplait, I'ceil fixe, le paysage ravagé quivenait à sa rencontre. De plus en plus vite. un groupe de tirailleurs impériaux s'était retranché derrière un petit canon radiant. Son pouce s'écrasa sur le bouton de mise à feu et la rafale des roquettes antipersonnel fila vers la cible, les petits missiles se guidaient eux-mêmes une fois envoyês dans la bonne direction, aussi ne fallait-il même pas viser. lls trouvaient tout seuls. Et l'air se peuplait de ces points lumineux, de ces frelons diaboliques qui zigzaguaient entre les troncs habillés de fumée. Soudain une secousse démente les projeta en avant, ils eussent péri sans leurs courroies de sécurité. sherk rugit à l'adresse du pilote qui avait précipité le char dans I'entonnoir vitrifié d'un missile araseur. * Désolé ! C'est la guerre... aboya sèchement Werhi-yug qui sortait " déjà de son trou la formidable machine. L'infanterie d'accompagne102


ment les dépassa, bondissante, avec ses harnais de vol à réaction. Moghul souriait toujours, sans un mot, en retroussant les lèvres comme un démon enragé. Le canon du fulgurateur était brûlant et fumait un peu dans l'air humide. Les blindés solaires commençaient à réagir, par des tentatives de plus en plus décidées et vigoureuses. Ce fut au tour des chars orionides de voler en éclats comme des ballons de feu. Lestankistes confédérés apprenaient à connaître les derniers monstres sortis des usines de Sol, et surtout les rapides Anderson qui les attendaient tapis dans la jungle. Leurs obus disrupteurs à tètes foreuses se riaient des meilleurs blindages, des doubles et triples cuirasses. La peur et la mort changèrent maintes fois de camp au cours de cette folle matinée. Les

obusiers automatiques déversaient leurs projectiles comme les rideaux d'un déluge d'apocalypse. Tous combattaient dans un état second, les yeux hagards et proférant des paroles incohérentes, comme si quelque chose en eux voulait s'échapper de l'enfer orl le sort les avait enchaînés. Mais leurs liens étaient plus fort que la peur. Un seul moyen d'en sortir, la victoire ou la mort... Tous le savaient ! Les Kaplan et les Marktournaient dans la jungle embrasêe, comme dans quelque ballet maudit qu'aurait orchestré le Satan des anciennes légendes. Les Anderson tiraient et disparaissaient, tiraient à nouveau de leurs canons magnétiques... lls sautaient, eux aussi, mais il en

des arrivait toujours. A plusieurs reprises les ordinateurs tffis blindés de coordinâtion perdirent le contrôle de la bataille.

Sherk ne comptait plus le nombre de missiles tirés - le viseur photographiait la cible et le missile se guidait tout seul, il suffisait de presser le bouton de mise à feu. Mais ilse souvenait seulement d'être plusieurs fois retourné en arrière pour réapprovisionner son char. Vers le milieu du jour, la source était tarie. Peu après les blindés de la Confédération roulaient sur les emplacements bouleversés des batteries de missiles lourds, dont les rampes tordues accusaient le ciel. Les fusiliers finissaient le nettoyage, en jetant des grenades antipersonnel dans chaque trou qu'ils passaient ensuite au fulgurateur ou au lance-flammes. La première ligne de combat était enfoncée. Déjà les avions arrivaient par vagues, volant très près du sol, à toucher les cimes ondoyantes des arbres qui ressemblaient à des coraux - des coraux mouvants : verts, rouges et blancs. La division avait lancé toutes ses com-

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pagnies de chars. ll n'en restait pas la moitié. En hommes et en matériel, chacun des trois régiments de la division avait perdu I'effectif d,un de ses deux bataillons. L'infanterie en harnais de vol s,était fait saigner

à blanc, mais la percée était acquise. Les unités restantes s,étaient

placées en potence de part et d'autre de la brèche, prenant d'enfilade les forces ennemies qui s'infiltraient dans la jungle pour fuir. Des bat-

teries de lasers multifaisceaux sur châssis automoteurs prirent position à flanc de collines, afin d'assurer une couverture antiaérienne plus rapprochée. on assemblait des tours, contre les missiles rasants. Les hélicoptères passaient en brassant I'air chaud qui empestait I'ozone et le brûlé, ils venaient dêposer des troupes pour couper les dernières voies de retraite. ll fallait maintenant pousser I'ennemi, le comprimer pour les missiles lourds... on ravitaillait les chars, on révisait, on réparait les avaries, on testait. Mais c'êtait là affaires de techniciens ! sherk et les autres profitèrent d'un repos bien mêrité, jusqu'au soir où ils furent secoués sans ménagement et poussés dans reur char, à bord d'une prate-forme volante. Au loin les orgues hululaient la mort. Des nappes tonitruantes de roquettes éventraient, soulevaient et embrasaient des pans entiers de *. jungle cemil. Des gueules multiples de chaque ribaudequin jaillissait I un tapis de flammes, comme si ces tuyaux étaient intarissables et pareils à des cheminées d'enfer. Grenades incendiaires, soufflantes, antipersonnel, soniques tombaient en grappes au bout de leurs queues de flamme. Touchés, les chars entraient en éruption, vomissant le feu de leurs entrailles - où s'arrêtaient, résonnant comme des cloches géantes pendant que leurs équipages se débattaient avec des hurlements d'agonie. ceux qui le pouvaient repartaient bien vite en grinçant, les autres coulaient en fusion au milieu des incendies. L'aube révéla une jungre torturée sous son manteau de fumée, où l'artillerie faisait éclore ses fleurs tonnantes et qu,elle lacérait de longues plaies incandescentes. Leur char était intact, à peine bosselé par les impacts de canons légers. seul le survêtement de camouflage versicolore et incombustible, dont il avait été doté alors que I'on regarnissait ses soutes, n'êtait plus qu'une étoffe boursoufflêe et noircie par la grêle de rayons on le changea. puis ils repartirent. euand les chars attaquent en nombre ils vont de l'avant et ils tuent comme ils vont, jusqu'à ce qu'ils soient rapperés ou détruits, car ir ne faut pas raisser à I'adversaire le temps de se refaire une défense. 104


Les indigènes, des êtres informes pareils à des larves, sortaient de leurs trous, jaillissaient de leurs galeries pour regarder les chars qui employaient leurs fouisseurs ventraux pour s'enterrer. L'attaque était stoppée, il fallait tenir, contenir... Une paire d'heures-standard passèrent avant la contre-attaque impériale. Elle fut irrésistible. Les chars restants durent s'extraire de leurs fosses profondes et décrocher précipitamment. Plusieurs avaient péri dans leurs tombes de glaise. Un coup au but avait endommagé le leur, arrachant letourelleau du principal pare-missiles. Un second les frappa alors qu'ils gagnaient le refuge de la jungle et cela les êcrasa comme la masse d'un géant. Le flanc droit n'êtait plus qu'une bouillie dégoulinante, le char tout entier devrait bientôt ressembler à une motte de beurre sur la poêle à frire... Dans un instant leur tank se-

rait un brasier

!

Haletant, Sherk déverrouilla la trappe arrière. Une chaleur atroce les gifla, envahit l'intérieur du blindé où elle se mêla à la stridence de la sonnerie d'alarme. lls sautèrent l'un après l'autre, Sherk actionna le dispositif de sabordage avant de bondir à son tour hors du cercueil de métal en train de fondre. lls venaient de s'aplatir au fond d'un entonnoir quand le grand lauve d'acier commença de rugir son agonie dans un jaillissement de lave... Les accumulateurs sautaient ! Sherk sentit, avec la saveur de cuivre de sa peur, l'amertume de voir succomber ce char formidable qui avait été leur frère de combat. Le Kaplan mourait en hurlant de colère et de rage impuissantes, comme un tigre aux abois. Un long râle assourdissant et embrasé ! Les munitions explosaient dans leurs soutes...

Une nova née à même le sol montait en un champignon blanc ! Le générateur avait libéré d'un coup tout ce qui lui restait d'énergie... Maintenant le char était mort. Eux-mêmes avaient manqué de périr

sous le souffle calcinant de cette explosion qui éparpillait l'épave, sous l'averse de feu liquide qui s'était abattue jusqu'à eux. La tourelle renversée gisait sur le sol fumant, une flamme se mourait à I'intérieur. Le canon du fulgurateur lourd s'enfonçait au bord de leur abri, à toucher le visage de Sherk qui était etfrayant comme le masque d'un démon dans la lueur des débris liquéfiés. u ll se passera bien longtemps avant qu'on n'en reçoive un autre comme lui », §rosna Werhi-Yug, qui regrettait aussi son grand char perdu.

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« Filons dit Sherk avec brusquerie, n sJ1 est en zone irradiée ! , ", Pour s'alléger, ils enlevèrent leur harnachement de tankistes. Et ils fuirent, mêlés aux rares fusiliers survivants que poussaient les vagues

flamboyantes de l'assaut impêrial, décrivant des crochets entre les carcasses noires des chars morts. La nuit et le jour qui suivirent ne furent qu'une longue épouvante. Devenus gibier et réduits à leurs propres jambes dans cette guerre de machines, ils guettaient le bruit du chasseur volant ou cuirassê qui viendrait pour l'hallali. lls entendaient les hélicos et les chars, les robots quitraquaient les fuyards. lls attendaient celui qui suivrait leur piste de ses détecteurs olfactifs ou thermiques, qui les forcerait à la course comme des daims. Sherk sourit brièvement, et un éclair smaragdin passa dans son regard. Une pensée réconforta Sherk et fit briller ses yeux ainsi que ceux d'un chat sauvage dans la nuit. Comme des loups plutôt, car ils étaient armés et résolus à mourir si besoin était, Aucun d'eux ne songeait à se laisser prendre, Sherk et Moghul avaient déjà connu la captivité, Werhi-Yug devait se rappeler certains petits jeux qui divertissaient les siens quand ils avaient des prisonniers - au temps où les Tchinos combattaient encore par meutes et par clans, entre peuples rivaux. " Ow-wa-yi ! ", c'était la clameur de triomphe des soldats kumans, ces chasseurs impitoyables à la fourrure blanche, quand ils achevaient un fugitif terrê dans son trou. lly avait aussi les Végans semblables à des hyènes vaguement humaines, qui s'amusaient parfois à tourmenter les blessés et les mourants. lls y avait les Boghaies aux membres graciles et aux corselets d'insectes qui, dédaignant leurs fusils, se penchaient élégamment pour tuer avec leurs mandibules de fourmis-soldats. lls crissaient, alors, c'était leur façon à eux de rire. Toutes ces légions inhumaines, recrutées sur un millier de mondes sauvages, avaient été lâchées pour nettoyer le terrain reconquis. Peu étaient aptes après au véritable combat, généralement par manque d'habitude et de discipline. Le scénario entier de I'offensive paraissait se dérouler à rebours. Les Confédérés, eux, avaient distribué des armes aux esclaves larvaires pour qu'ils massacrent leurs anciens maîtres. ll l'avaient lait avec cette cruauté révoltante des êtres veules, quand la force est de leur côté. Car les Nyames étaient lâches, immondes, c'étaient des larves. Quant aux Tchirghri, ou Sharkas, car tel était l'autre nom de la Race Dorée, ils avaient gardé une prudente

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neutralité et se cachaient dans les bois. Tous les trois possédaient leur radkpist dans une gaine accrochée au ceinturon. Werhi-Yug avait en outre un propulseur de charges blindicides, le petit lance,roquettes épaulable des sections légères d'infanterie. Le tank ennemi se frayait un passage, écrasant les taillis. Sa puissante forme basse était celle d'un prédateur en maraude. Sa tourelle aplatie, avec en traits noirs le soleilflamboyant de I'Empire, pivotait déjà vers les proies terrées dans le fouillis pseudo-végétal. La nuit tombait. u Le soldat est couché dans la fosse commsps ", fredonna le lupoïde, et la femme dans un lit étranger. » Dans un trou se recroque" villait une poupée de cendre, calcinêe au lance-flammes. A cÔté se trouvait un orgue à main, vide. Des boîtes de roquettes dégarnies s'éparpillaient alentour et Sherk grogna de dépit. Werhi-Yug se remit à chantonner. u La ferme ! » cracha Moghulqui n'aimait pas cette chanson des soldats de Malbork. Ce chant lugubre des charniers qu'avaient composé ceux de Rigel lV. Sherk aussi regardait approcher leur destin, une inquiétante lueur topaze dans ses yeux étrécis. ll sourit, montrant ses dents de carnassier en un long rire silencieux. u Nous l'aurons ! , promit-il. u Venez ! " La passion de la chasse faisait flamber le vert de ses yeux. A leurs pieds, il y avait une grande tache de sang. Les deux servants de l'orgue avaient été tués par une grenade vibrante, la tempête d'ondes de la capsule sonique les avait réduits en bouillie, comme une laque sombre sur les rochers grouillants d'insectes. Un bouquet d'arbres nains avait tiré jusque là ses langues noires pour lécher cette sanie. lls s'enfuirent, roulant au sol chaque fois qu'une roquette arrivait en

sifflant et en décrivant des lacets pour inonder la jungle de ses éclats pareils à une poussière de verre incandescente. Un rayon plus brÛlant et plus chaud que le cæur d'une étoile fusa parmi les troncs. Frappa le roc avec des flashes éblouissants. Alluma les arbres centenaires comme d'immenses torches qui éclairaient comme en plein jour, et se tordaient parfois dans le feu avec d'êtranges gestes d'hommes. Et ça empestait la viande brtlée !... Puis le char cessa de tirer et les rattrapa en feraillant dans les rus à sec. Derrière lui, à la lumière des flammes, apparaissaient déjà quelques voltigeurs im périaux reconnaissables à leurs casques pareils à des barbuttes et aux écailles rivées des cliba-

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nions. Une vague de fluide électrique agita brièvement les joncs au bord d'une mare. lls fumaient un peu, mais aucun ne se mit à flamber. C'était pire encore... on lesvoulaitvivants !llsavaient réglé surtétanie leur canon énergétique, qui bourdonnait au lieu de claquer dans un

bruit de friture. Autour d'eux certains arbres bougeaient, mais ce n'était pas à cause du vent. n Reste ici avec ton lance-fussgs », colrmanda Sherk en désignant un éboulement de pierres à Werhi-yug. u Nous allons les attirer, ils sont suffisamment excités par la chasse à prêsent. Et tant que la piste est chaude... , Cela réussit, Werhi-yug les rejoignit en courant, le petlt tank renversé enflammait les buissons. Leur marche forcée se poursuivit jusqu'à ce que pâlissent les étoiles. lls s'endormirent à l'aube, serrês dans le tronc d,un arbre creux. Le petit soleil rouge les éveilla au milieu du jour, en éclaboussant leur abri de sa lumière cuivreuse. lls mangèrent des tablettes nutritives, totalement assimilables par leurs corps, et filtrèrent l'eau d'un ruisseau dont ils remplirent leurs gourdes, en y ajoutant des pastilles de décontamination. puis ils se mirent en marche, ils cheminèrent jusqu'à la fin du jour, ayant soin d,éviter ceux des arbres qui remuaient en ondes voraces. Au soir périt Werhi-Yug.

ll rencontra une mort stupide, par accident iltomba dans un piège qui ne lui était pas destiné. Un piège des Tchirghri sauvages, creusé pour une bête féroce... Une fosse avec trois pieux !

Moghul venait du secteur d'Arkab où sans cesse s,affrontaient Shamites et lmpériaux, il sut comme Sherk maltriser l,horreur qui lui empoignait la gorge. lls n'osèrent plus marcher de nuit cependant... Sherk et Moghul s'arrêtèrent au bord d'une rivière, lavèrent leurs vêtements raidis de poussière et de sueur, se trempèrent à tour de rôle dans l'eau tiède pendant que le compagnon veillait, montant la garde, pistolet au poing. lls suspendirent les étoffes mouillées à une branche basse, puis se reposèrent sur un lit de mousse. Moghulse leva le premier aux lueurs cendrées qui annonçaient I'aurore. Sherk ouvrit les yeux mais ne bougea pas, admirant l'éphèbe brun et agile comme un faune, qui palpait les vêtements. Moghul était fin, avec cette grâce des formes et des mouvements que seule pouvait rendre la perfection d'une ancienne statue grecque. lls mangèrent et se baignèrent encore, pour laver la transpiratlon de la nuit. Puis ils séchèrent au soleil roux leurs deux corps minces et musclés, I'un couleur de miel sauvage et 108


l'autre avec son fin pelage comme un velours d'or mat. lls restèrent longtemps à savourer en silence la caresse des rayons dans la minus-

cule clairière de jungle, où le soleil de sang donnait par endroits un jour de bronze. Le métis et son compagnon s'abandonnèrent à l'ivresse des coloris éclatants et à l'étourdissant parfum des fleurs qui êtaient comme des grappes de feu accrochées aux branches. Les arbres, qui ressemblaient à des coraux et n'appartenaient pas tout à fait au règne végétal ordinaire, bougeaient imperceptiblement, comme pour les éventer. Autour d'eux le vol des insectes tissait sa trame sans cesse renouvelêe de fils de lumière enchevêtrés qui s'accrochaient aux épines des buissons, et même celles-ci étaient belles car il avait plu et elles scintillaient comme des aiguilles de gemmes. Au soir ils se glissaient à nouveau entre les troncs, écoutant avec anxiété le clomp-clomp et les crépitements brefs des escarmouches. Parfois retentissait, lointain, le hululement forcené des tuyaux d'orgues ou, ainsi qu'un roulement d'écho, le tonnerre des fulgurateurs lourds et encore, comme une immense pulsation sourde, le bruit étouffé et presque mou d'un barrage sonique. uÿlo Les derniers reflets du crêpuscule leur avait révélé une vision f4#oce. Toute une colonne des leurs s'était prise dans les pièges dispersés par des missiles largueurs de mines. C'était un chaos de chars et de camions, où les batteries de fusées et de rayons, les unités de détection mobiles, les véhicules sanitaires ou de récupération se mêlaient aux petites autochenilles de l'infanterie d'assaut. ll n'y avalt plus rien de vivant... Sherk et Moghul n'osaient penser au nombre de ceux qui avaient trouvê la mort sur cette piste défoncée, et ils firent un large détour car ils ne savaient pas s'il restait encore des mines activées. lls marchèrent presque toute la nuit dans cette rumeur qui enflait. Plusieurs fois les hurlements des lance-roquettes, et le sifflement d'un obus-fusée les jeta dans la boue encore chaude d'un cratère. A l'aube ils se réveillèrent en sursaut, entourés de soldats menaçants. Les fantassins portaient l'uniforme gris du Libre Echange, ils avaient traversé les lignes sans même s'en rendre compte... Le vent tourna à ce moment et leur amena les mille bruits, à la fois sinistres et familiers, du front qui était proche, car ils entendaient hoqueter et tousser les fusils à roquettes.

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CHAPITRE IX

IA PLANEIE DES HOMMES.UONS

Sherk connaissait à prêsent toute l'histoire d'Aleister, le soldat qui s'était engagé par goût de I'aventure et quiapprenait qu'une jeune fiile de son village l'avait aimé en secret, juste avant de mourir. Mais il n,y avait pas de Lilyan pour attendre le retour de Sherk, Liana d'Achernar savait qu'il ne reviendrait pas. ll le lui avait dit. lls étaient une douzaine à marcher sur une piste défoncée, que bordaient les épaves tordues des chars et les tuyaux disjoints des orgues d'artillerie. lls arrivaient au bout de leurs forces, chancelant et titubant les yeux brtlés de soleil. lls n'étaient plus des combattants mais des fuyards, comme tant d'autres, que la gendarmerie de campagne était impuissante à arrêter. Le maréchal planétaire n'avait plus de troupes, seulement des hordes de soudards en déroute que talonnaient les lmpériaux. lntemporelle débandade de reltres et de lansquenets après la bataille perdue... Mais nul ne se doutait encore que Sargol, maréchal de l,espace, êtait acculé à la défense, que la Vl" flotte ne se battait plus pour prendre Sol mais luttait pour conserver Achernar et que les escadres de Fomalhaut, féale de I'Empire, la prendrait à revers. Déjà les plus puissants cuirassés, trop lourds et trop lents, êtaient sabordés en plein vide. Les immenses Nébuleuse, orgueil de la Vl" flotte, avaient dt être presque tous sacrifiés et leurs épaves fracassées

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dérivaient entre Rana et Sceptrum. L'amiralterrien Hermon avait joué la dernière carte, celle des vassaux de l'Empire, des clients et des grands feudataires qu'il faudrait payer ensuite. ... La Vl" Flotte allait bientôt se retirer derrière la fragile couverture d'un rideau de porte-vedettes et d'astronefs de chasse. Sherk eJ Fes camarades ne parvinrent jamais à l'astroport. D'ailteurs te"#Éfômobiles et les blindés de Sol avaient déjà commencé à l'investir, dispersant les bandes de soldats gris. lls dêcouvrirent leur chance dans une clairière de la forêt, dégagée à coup d'explosif et débroussaillée au laser. Un lieu secret où le mystère pesait de tout son poids de silence. Lourd du drame qu'allaient faire éclater ces hommes vacillants, à demi-morts, mais qui avaient toujours la volonté de vivre chevillée au corps. Un grand aviso se dressait comme une tour d'acier noir. Son équipage finissait de porter à bord de lourdes caisses que Sherk avait déjà vues. C'était le butin de la première division, quelques officiers avaient sans doute décidé de fuir avec ce qui leur assurerait fortune et honneurs pour le reste de leur existence. Plusieurs quintaux de pierreries et de platine trouvés dans une cache impériale... Cet abandon des chefs, plus encore que les monceaux de soldats déserteurs passés au fil du laser par les gendarmes, acheva de transformer les survivants en bêtes sauvages. En bêtes affolées, prises au piè9e...

Tous avaient conservé leurs armes individuelles, et même un lance-roquettes en pièces détachées qu'ils avaient trouvé intact, Sherk portait encore sa mitrailleuse. Ce fut très rapide. Après le combat la moitié d'entre eux vivaient encore. Le vaisseau leur appartenait. Le pilote et le navigateur ne firent aucune difficulté; à peine avaient-ils protesté quand Sherk avait fait jeter le butin pour laire place aux soldats, mais le métis savait se faire obéir même de ses compagnons - rien qu'avec le regard. La mort luisait dans ses yeux durs comme des pierres de jade. Des prises, il ne garda qu'un coffret de gemmes. De quoiacheter leur passage s'ils se faisaient prendre là-haut... La vedette décolla, sortit rapidement de l'atmosphère, se perdit dans le néant intersidéral. Un moment ils furent poursuivis par un destroyer mais ils le semèrent dans les astéroides, manquant plusieurs fois de périr dans une

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collision. lls mirent le cap sur Achernar, mais à la première plongée ils surent qu'ils n'y parviendraient jamais. L'espace et le sous-espace fourmillaient d'lmpériaux, étaient tissés de réseaux dêtecteurs, poissaient de leurs pièges... Comme si quelque araignée cosmique avait accroché ses filets aux étoiles. Foncer, c'était un suicide ! n Les Marches » proposa sherk Les Marches Limaires aux con_ " fins de I'univers des hommes. Là nous ne devrons plus fuir les vaisseaux de Sol. Nous avons un navire, des armes. Là nous serons les maltres ! " Ses yeux de chat brillèrent dans un vif éclair d'aurore. ll lui venait souvenance de certaine étoile. ll pensait à un sauvage soleilvert et à sa planète, aux centaures barbares que I'on appelait les Serkors. Sur Lokri ils seraient des seigneurs... ll leur suffirait de louer leurs services aux tribus, de prendre des villages, des villes... Les Serkors savaient à peine forger des épées de bronze. Là ils pourraient se tailler un empire ! Régner sur des millions de sauvages... Le pilote et le navigateur, seuls rescapês du massacre de l'équipage, étaient des Olnaus. Des êtres bizarres et impénétrables. lls avaient la même taille que les humains mais leur peau était bleue, leur sang vert. Leurs trois yeux êtaient immenses et sombres, insondables comme des lacs de lumière noire. Des tentacules vaguement articulés en guise de doigts, des lèvres cornées à la place des dents. Les Olnaus provenaient de la Marche Hoedique, en Aurigée, et ils semblaient doués d'un incomprêhensible sens de I'espace. Jamais ils ne se trompaient, en tout cas nul encore ne les avait vus commettre une erreur de navigation. Les Olnaus étaient une énigme pour les humains et les autrês races du bras spiral, mais tous utilisaient leurs services. Sherk ne pouvait déceler les pensées de ces deux êtres, peut-être étaient-ils télépathes mais pas lui- d'ailleurs les membres d'une espèce télépathe ne peuvent ordinairement que communiquer entre eux. Les Olnaus étaient également cupides, Sherk leur avait promis à chacun une part des pierres, s'ils les menaient jusqu'à une étoile verte dont il leur fournit les coordonnées. Mieux encore, il leur avait proposé de se joindre à eux pour la grande aventure, pour la fortune... De se laisser emporter par cette grande fièvre qui affolait parfois les humains, qui leur faisait miser leur vie pour une ville ou un royaume, qui les lançait ivres dans l'inconnu à la poursuite de rêves démesurés.

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Les Olnaus étaient aussi extrêmement prudents, mais ils réfléchissaient et semblaient avoir oublié leurs camarades abattus par les mer-

cenaires. S'ils acceptaient, on pourrait leur faire confiance. Les Olnaus n'ont qu'une parole et ne la reprennent jamais. Tous le savent, dans la galaxie entière, et Sherk connaissait par oui-dire les usages de

ce peuple étrange des lointaines étoiles. i Les jours s'égouttèrent comme l'eau d'une clepsydre, puis les semaines s'enfuirent. Les hommes s'occupèrent à vérifier leurs armes, ceux qui avaient conservé leurs brigandines en lrottaient les plates rivées mais la plupart s'étaient débarrassés de leurs armures légères de tirailleurs. Sherk l'avait remplacée par un clibanion, une sorte de haubergeon d'écailles d'un meilleur alliage pris sur le cadavre d'un voltigeur impérial. Au fur et à mesure qu'ils s'en rapprochaient, Lokri leur semblait plus lointaine. Leur rêve brutal et naïf de la puissance ne souffrait plus d'attendre. L'impatience les gagnait, un à un, et ils voulaient débarquer sur un monde proche, sans se soucier des garnisons impériales qui gardaient les Confins. lls étaient aux limites de l'Empire Terrien, leur guerre n'était jamais venue jusqu'ici. Les vaisseaux et les soldats de Sol poursuivaient une veille immémoriale au bord des abîmes, face à l'inconnu et à ses plus grands périls dissimulés au fond

des jungles stellaires. ll leur fallait franchir l'ultime frontière, celle de l'humanité tout entière, puis continuer leurs sauts de puces dans les déserts noirs et glacés de I'Espace Extérieur - ceüe nuit d'étoiles illimitée I C'est alors que leur chance les abandonna. Le destin frappa pour la première fois à proximité d'un amas de poussière. Le patrouilleur surgit alors qu'ils préparaient la plongée suivante, comme s'il était né de la brume interstellaire. C'était un requin du vide qui avait l'élégance meurtrière des grands tueurs. ll attaqua. La passe fut rapide, leur pilote parvint à éviter les faisceaux de mort rayonnante. Puis il revint, prompt et implacable comme un orque. Mais il manqua une deuxième fois savictime, passant au-dessus d,elle il se perdit dans l'immensité de velours noir. ll ne fut plus, alors, qu'un minuscule point de lumière dans le fourmillement des astres qui était une clarté nébuleuse et toujours hallucinante au plus loin que pouvait

porter le regard. u Dans le brouillard, vite ! » rugit Sherk aux oreilles du pilote, qui n'avait nullement besoin d'une telle injonction. Le patrouilleur jaillissait du néant, hérissé de rayons derrière une '113



bordée de missiles. Et le faible bouclier énergétique de I'aviso céda dans une explosion de flammes multicolores, découpé comme par un glaive blanc aveuglant. Le bâtiment craqua de toute sa membrure, estoquê de plein fouet par l'épêe de lumière, mais tint bon en s'esquivant. Le deuxième coup vint trop tard, la petite nef plongeait déjà en freinant sa vitesse dans la masse charbonneuse. Sherk sentait presque le frottement de la poussière et des débris sur la coque. Qu'un seuleut seulement la taille d'un pois, et ils étaient perdus ! Le sous-espace est un néant gris, traversé de bandes lumineuses et d'explosions de feu livide, le contempler peut provoquer la folie. Mais ce n'est rien en comparaison de la traversée d'un brouillard cosmique où la mort brutale guette à chaque seconde, où se trouvent des pièges subtils et aussi inexorables que le maelstrôm gravitique d'une naine noire. Le pire d'entre eux est sans conteste la nêbuleuse ellemême qui interdit la plongée par les perturbations qu'elle cause et dont la seule étendue retient plus d'un vaisseau prisonnier, réduit aux vitesses de I'Espace-Un et dêrivant pour des siècles avec son équipage de nautes dessêchés. On en retrouve toujours de ces naufragés, venus parfois du fond des temps... Mais le patrouilleur était une fin encore plus certaine pour un aviso désarmé. Leur seule défense était la vitesse, le navire étant un courrier plus rapide, mais le patrouilleur les avait acculés. S'ils réussissaient à sortir, ils pourraient lui échapper en plongeant au hasard dans le subespace - ou l'hyperespace car tel est son autre nom. ll fallut accélérer pour éviter le périld'un astre naissant : la poussière glacêe du vide s'amassait et se chauffait au frottement des molécules pour engendrer un nouveau soleil. lls fuirent la nuée qui s'embrasait, d'une seule grande poussée des propulseurs. C'est alors que la chance se retourna. Le destin frappa pour la seconde fois sous la forme d'un fragment d'étoile, un fragment infime, pas plus grand qu'un grain de sable. Un grain de sable quitraversa I'aviso. Une particule de mort ! Heureusement tous portaient les scaphandres trouvés dans la soute.

Les brèches furent colmatées tant bien que mal. Les réparations complètes se feraient à l'espace libre. lls achevèrent de remplacer les accumulateurs de l'écran de force, qui leur offrit à nouveau sa relative protection.

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La dêlivrance vint après une éternité d'angoisse silencieuse, alors

qu'ils ne l'attendaient plus. Car un banc de poussière est parfois épais de plusieurs dizaines d'années lumières, le traverser en espace einsteinien peut prendre la durée d'une vie entière ! Car I'on ne peut plonger que dans le vide absolu du haut espace, loin des systèmes planétaires et des zones embrumées. Et il faut mesurer sa vitesse, naviguer dans le sens des courants... C'est la grande peur des nébuleuses. lls sortirent du nuage dans un ruissellement de feux, les volutes n'étaient plus semblables à de la fumée mais scintillaient, rutilaient dans l'éclat dur et sauvage des soleils libres. lls stoppèrent pour réparer et calculer leur prochain saut.

Le lendemain, pour utiliser la désignation arbitraire des mesures standardisées du Temps Commun, ils émergeaient à une journée-lumière d'un puissant soleil vert. Les hublots furent découverts pendant la dernière partie de leur long voyage, sans mot dire ils regardaient grossir cette merveilleuse émeraude du ciel. Le destin frappa alors pour la troisième fois, ils furent pris dans un cyclone de particules qui malmena gravement I'aviso. C'est en naufragés qu'il vinrent à leur planète promise. La vedette n'était plus qu'une épave, qui se posa en catastrophe. Quatre hommes et un olnau sortirent en titubant dans le jour glauque. C'est alors que périt leur rêve de trésors et d'empire barbare. Le grand rêve s'êvanouit brusquement, brutalement, sans même leur laisser une chance. Une fin dêrisoire... Mais belle pourtant dans sa sauvagerie qui était celle de tout un monde. La suite arriva avec la soudaineté d'une tempête de sable. La horde hurlante dévala des hautes collines grises et jaunes. La horde des centaures léonins les enferma au galop dans sa ronde infernale, ponctuée de flèches et de rauquements moqueurs. Le navigateur olnau périt, le crâne ouvert par un silex taillé en biseau et aussitôt piétinê par les pattes de lions. Et leurs rugissements de triomphe lurent alors comme le tonnerre. Un soldat agonisait en vomissant son sang, cloué par trois lances. Un autre, les os rompus, fut pris par un lasso et traîné sur les pierres coupantes au milieu des rires. Adossés l'un à l'autre, Sherk et Moghul combattaient avec l'acharnement du désespoir, non pas pour survivre mais pour ne pas être pris

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vivants. Mieux valait mourir ainsi que d'être écorchés vifs, et enduits de miel !... Les rayons trouaient à peine le mur fauve des Serkors qui bondissaient autour d'eux, leurs crinières flottant dans un tourbillon de poussière. Un tourbillo_n dpnt ils étaient le centre. Ainsi se vengeait la planète qu'ils avaient H"ôônquerir ! Le visage attier de Sherk se convulsa, découvrant des canines pareilles à des crocs en une amère et grondante ironie. Une patte énorme se leva sur Moghul, toutes griffes rentrées, et s'abattit comme une masse de velours. La hampe d'un javelot heurta le métis à la tempe. Puis ce fut le néant; une brume rouge peuplée de mains brutales avec des liens qui se serraient en déchirant la chair, d'une dernière clameur tonnante puis d'un langage étrange, rugueux et sonore comme le fracas des armes primitives, avec de vives exclamations gutturales. Sherk remua un peu, avec un faible grognement indistinct, et il y eut un nouveau choc...

lls étaient tombés aux mains d'un parti de guerriers. Des RââOumphs, reconnaissables aux balafres rituelles qui leur labouraient les joues et le poitrail, rendant plus effrayants encore leurs bustes de centaures et leurs têtes de lions aux yeux jaunes cernés de blanc. N'Charda lui avait enseigné les marques des tribus et les signes de clans, il lui avait également donné les mots pour qu'il puisse au besoin se faire reconnaltre des peuples fauves. Sherk s'en souvenait, mais il ne voyait pas comment cela leur viendrait en aide dans la situation présente. L'hôte était sacré chez les Hommes-Lions, mais nullement le captif... Pourtant ces épreuves étaient un hommage, et si les étrangers s'en montraient dignes leur courage serait honoré de terribles vénéra-

tions

!

Breagha, le chef borgne, se mêfiait des gens d'en haut et redoutait leurs faits. Aussi avait-il décidé la mort, maintenant ! Et choisi une mort fière ... lls étaient condamnés, avec autour d'eux le cercle impitoyable de ces yeux inhumains qui luisaient comme des billes d'or incandescent. Les razzieurs venaient de piller un village numate, ils traînaient à la longe une file de prisonniers de guerre promis à la torture ou à l'esclavage. A l'esclavage plutôt, car la plupart étaient des femelles sans crinière et des petits dont beaucoup portaient encore la toison duveteuse et les taches de la première enfance. Tous marchaient sans voir, hébétés et encore sous le coup du malheur, un voile avait éteint le soufre de leurs prunelles, et il fallait les pousser au bâton et les aiguillonner avec le manche des javelots ! lls s'étaient affalés en tas à l'étape du

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Y


soir. Les flammes jaillissaient, hautes et claires, entre les remparts enténébrês de la gorge épargnée par le vent de sable que gardaient les grandes formes noires des sentinelles. Les farouches pillards, fils du reg caillouteux et seigneurs des steppes sans fin, s'étaient couchés en cercle autour des feux, la partie animale de leur corps vautrée sur les herbes que les captifs avaient arrachées pour eux. Mais ils ne dormaient pas, aucun d'eux n'aurait voulu manquer ce magnifique spectacle qu'allait offrir leur chef - d'ailleurs nul ne se serait soucié d'offenser Breagha, que tous craignaient, et moins encore les irascibles divinités du Sang qui leur avaient livré ceux des étoiles. Les captifs autochtones regardaient aussi, fascinés, et les brasiers se reflétaient en lueurs d'angoisse dans leurs yeux grands ouverts. Les femelles, plus petites que les mâles, tenaient contre elles les enfants et s'efforçaient de les empêcher de voir. Serrés peureusement à l'écart, les Numates assistaient de nouveau à ce qu'ils avaient déjà vu tant de fois depuis leur capture, mais ce n'était pas deux des leurs qui allaient mourir cette nuit. Sherk ne sentait plus la peur, seulement la haine, et ses yeux irradiaient une lueur verte venue du fond des infinis de la sauvagerie, une lueur inquiétante et cruelle qui révélait des abîmes dont même les rudes Serkors ne soupÇonnaient pas l'existence. Les centaures frémissaient d'une ardeur contenue, impatients comme une troupe de lions autour du buffle agonisant qui tient encore tête. lls avaient hâte de faire couler le sang, car plusieurs d'entre eux étaient morts sous le feu magique des étrangers et Breagha avait fait achever les plus gravement atteints. Et ils étaient avides de leur vengeance. Avides aussi de plaisir, car ce lent dépeçage faisait partie des âpres joies de la guerre. Et curieux de voir comment savaient souffir ..{"rfu\rr les nains Leurs regards d'ambre et d'eau étaient intenses. Chargés d'un désir flamboyant et sans nom, quifaisait phosphorer leurs prunelles rondes avec de vifs éclats d'hêliodores. Parfois une onde de rires silencieux retroussait leurs babines en découvrant les crocs, qui étaient rouges à la lumière vibrante des feux. Au centre, ily avait plusieurs lances plantées en terre et attachées entre elles pour former un gibet. Suspendus dos à dos, dépouillés de leurs armes et de leurs vêtements, Sherk et Moghul attendaient la mort. Attendaient depuis quelques minutes qui déjà semblaient l'éterni-

étrangers...

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té, avec l'impression d'avoir des poids de plomb rivés aux chevilles,

qu'on leur arrachait les bras, que leurs ventres allaient se déchirer, que leurs cæurs éclataient... Sherk écoutait, les oreilles encore bourdonnantes des coups reçus, le souffle oppressé de son compagnon. ll sentait son corps en sueur contre le sien avec le mouvement désordonné des côtes, la vibration des muscles suppliciés qui était comme une décharge électrique quand l'Arkabite tressaillait sous l'aiguillon d'une lance et que les os aigus de ses omoplates étaient agités de spasmes. De temps en temps, un mâle se levait pour le piquer, lui aussi, d'un silex effilé et tranchant. Son poil ras était trempé de sueur, souillé par le sang. lls allaient les tuer ainsi, comme par jeu, mais avec des lenteurs calculées. En les mutilant à la pointe des lances... à moins qu'ils ne pré-

préfèrent les brûler ! Les braises rougeoyaient sous eux. lls pouvaient en éviter la morsure en relevant les genoux, mais ils n'en auraient plus longtemps la force. Sherk sentit faiblir son compagnon, le halètement de Moghul devint un râle qui éclata en un hurlement bref. Les léo-centaures étaient debouts, rugissant de joie en un tonnerre grondant de dérision. L'un d'eux jeta des brindilles et le feu monta plus vif, en bouffées d'étincelles.

Breagha les regardait fixement de son æil unique (le gauche n'était plus qu'un trou béant et rouge dans la lueur des flammes) et Sherk crut lire l'admiration dans ce regard inhumain, et aussi une bizarre pensée calculatrice. S'ils s'abandonnaient maintenant, ce serait le début de la fin, d'une fin très lente, interminable... Sherk fit alors ce qu'il ne croyait plus pouvoir faire : il mit ses talons sous les plantes des pieds de Moghul. llsoutiendrait son amitant qu'il en aurait la force, puis leurs muscles céderaient ensemble et ils hurleraient d'une même voix dans la flamme dévorante... Déjà une caresse brûlante venait par instants lui pincer les orteils et remontait en intolérables picotements, léchant la chair avec une horrible voracité avant de se mettre à la boursouffler de piqûres et à la ronger jusqu'aux os. Alors les lances troueraient à nouveau, pour aviver la douleur, pour lacérer en arrachant les tendons et les nerfs, pour fouiller les entrailles et, enfin, pour l'ultime délivrance... Ou bien ces deux épées de cuivre

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déjà ardentes - dont le fil éblouissant sifflerait bientôt sa chanson atroce et plongerait d,un coup, pour rendre honneur, au lever de Sirga ! lls allaient céder, irs cédaient quand un commandement rauque mit

fin au supplice du feu. Des mains puissantes et velues les saisirent,

cette fois sans brutarité, et tranchèrent les riens de reurs poignets, puis les emportèrent pour res déposer sur un rit d'herbes parfumées... sans

doute avaient-irs suffisamment diverti les barbares pour cette nuit. Mais ce n'était qu'un simple répit, afin de prolonger la torture !

Les Rââ-oumphs ne faisaient prus attention à eux, irs avaient brisé re butin et buvaientà rongues rasades, la tête renversée et les flancs secoués de fièvre... Et ils grondaient sourdement, en se fouettant de leurs queues; avec des éclairs le

colde plusieursamphores prisesdans

fous dans leurs yeux de soufre. Le chef s'était ravisé. En réarité, il n'avait plus l,intention de mettre à mort les étrangers, mais la leçon reçue n,était pas inutile... Breagha songeait à faire profiter les siens de l'étrange savoir des peuples du ciel. Ces deux-là obéiraient I En compensation, ir avait dt donner à ses braves une partie du vin qu'il réservait pour la Fête du sang, au cours de laquelle seraient immolés les captifs mâles. llavait également fallu choisir un prisonnier, pour prendre ra prace des étrangers au gibet des rances. Deux guerriers l'avaient pris au hasard, manrisé et rié, graissê en dépit de ses ongles avant de le traîner dans le cercle des feux. ll fut terrassé sous des pattes dures et soupres, assujetti aux bois : battant re sor pour s'arracher ou s'étourdir, grimaçant, grognant, à se tordre sous res dents de braises... la boucherie dura jusqu'à r'aube, puis irs s,écrourèrent dans un sommeil de brutes repues, soûlés de vin fort et de cruauté assouvie. Le ciel diapré de coureurs indescriptibles incendiait par endroits ra roche chaotique' un écrat de jour turquoise frappa re minérar ocre et révéla une grande tête d'animal, tout un monde de formes insolites s'éveillait à la vie. c'était un âge révolu qui recommençait à vivre à même la pierre coureur de sabre. Des scènes de chasse, d,agricurture, d'artisanat, d'élevage..., r'existence quotidienne et ra frugale simpricité, la vision paisible d'un peupre depuis rongtemps disparu et maintenant oublié. Le roc s'animait, comme par enchantement, jusqu,à mi_hau_ teur des falaises rougies. ll se mit à grouiller d,une vie stupéfiante qui évoquait une fertilité, une richesse et un bonheur tranquille nourri de 120


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