Collection Artistes de la matière - Simone Pheulpin, un monde de plis

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Longtemps producteur à France Culture, il a publié un grand nombre d’ouvrages et dirige la revue d’art contemporain Area.

Sophie Bassouls est une photographe française qui a, notamment, dirigé le service photo de L’Express et du Figaro Littéraire, et couvert l’actualité littéraire pour l’agence Sygma. Elle travaille, depuis le début des années 2000, en freelance et collabore régulièrement à la revue d’art Area. Au fil des années, elle a constitué un fonds extrêmement riche de portraits d’écrivains et d’artistes.

Collection ARTISTES DE LA MATIÈRE La collection propose une série de monographies d’artistes de la matière sous trois angles principaux : le Créateur, l’Œuvre, la Matière. Chaque ouvrage articule la voix de l’artiste, celle d’un critique d’art et l’œil d’un photographe pour offrir sur l’œuvre un regard complet et novateur.

SIMONE PHEULPIN

UN MONDE DE PLIS

L’œuvre de Simone Pheulpin s’inscrit dans l’histoire de l’émancipation de l’art textile. Sous ses doigts, un espace s’invente, d’un geste qui n’appartient qu’à elle : le pli, cher à Gilles Deleuze qui en fit un outil d’exploration philosophique. Et avec un matériau – le tissu en coton écru – que personne d’autre qu’elle n’a élu. Elle est artiste de la matière parce que son imaginaire s’est approprié le coton et qu’elle en a fait un moteur puissant pour susciter des émotions intenses et inédites. Par les espaces neufs qu’elle ouvre, elle est sculpteur à part entière.

SIMONE PHEULPIN, UN MONDE DE PLIS

Alin Avila est historien et critique d’art.

Simone Pheulpin

SIMONE PHEULPIN

UN MONDE DE PLIS Texte Alin Avila Photographies Sophie Bassouls

Prix public en TTC : 14,90 € ISBN : 979-10-96404-01-8

Collection ARTISTES DE LA MATIÈRE

Née à Nancy, elle a passé son enfance à La Bresse dans les Vosges. Sculpteur textile, elle utilise exclusivement du tissu en coton écru non décati pour créer des formes qui, inspirées de la nature, sont autant de voyages dans des contrées inédites. Elle a participé à de nombreux concours internationaux et expose régulièrement en France, Belgique, Suisse et aux États-Unis.


SIMONE PHEULPIN UN MONDE DE PLIS Texte Alin Avila Photographies Sophie Bassouls


L’ESSENTIEL

EN ART, la simplicité ne s’acquiert pas, elle s’hérite comme une grâce créatrice de richesses, et l’ombre qui la protège refuse les mondanités. La simplicité engage l’être dans une quête dont l’enjeu est soi-même et quelque chose de plus.

AVANTPROPOS

L’ESSENTIEL

Pour Simone Pheulpin, ce plus qu’elle-même se tient dans ses œuvres. Elles font preuve d’une acuité contemporaine inouïe, mais cela se produit sans qu’elle le cherche. Elle accepte qu’on la nomme « créateur », mais s’offusque quand certains considèrent que le tissu ne peut produire de la sculpture. Sculpteur, elle se revendique ! Sculpteur, oui ! Sous ses doigts, un espace s’invente, d’un geste qui n’a jamais été abordé par d’autres et qui n’appartient qu’à elle. Avec un matériau que personne d’autre n’a élu. Un espace inconnu jusqu’à ce qu’elle nous le révèle. Ses sculptures croisent d’importantes problématiques qui sont celles de son époque et nous questionnent. Parce que Simone Pheulpin a privilégié le tissu, son travail appartient-il à quelques catégories féministes ? Et pour la même raison, comment son œuvre s’intègre-t-elle aux arts souples liés à l’utilisation des fibres ? Parce que son protocole unique de travail est le pli, notion chère au philosophe Gilles Deleuze qui en fit un outil pour repenser la philosophie, l’acte de plier met-il en lumière un nouveau geste de sculpture ? Enfin et surtout, il faut considérer l’émotion que ses œuvres nous procurent. Simone Pheulpin passe de nombreuses heures par jour à son travail, qu’at-elle à dire de plus ? À qui lui parle, elle se montre attentive et aimable, mais peu prolixe. Aux commentaires qui vantent ses prouesses, elle préfère les propos qui, en quête de profondeur, la touchent quand ils évoquent les méandres du temps. Aucune phrase ne lui va mieux que celle d’André Malraux dans La Métamorphose des Dieux : « L’œuvre surgit dans son temps et de son temps mais elle devient œuvre d’art par ce qui lui échappe ».1

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PLIS DE VIE

PARCOURS


SIMONE PHEULPIN

À LA QUESTION « Comment cela a-t-il commencé ? », Simone Pheulpin répond aisément. Avant, déjà, était le tissu. Elle réalisait des scènes et des décors, des sortes de patchwork : tableaux textiles en relief, coussins et poupées, croit-on comprendre. Rien à voir avec l’art. Elle aurait bien voulu, dans sa jeunesse, suivre l’enseignement de l’École des beaux-arts, après avoir fréquenté les cours du soir à Nancy, mais on lui en refusa l’entrée. Elle ambitionnait de travailler dans un métier où son imagination solliciterait la dextérité de ses mains. Si elle en garde un léger ressentiment, elle n’en laisse rien paraître. Ses productions artisanales trouvaient aisément preneurs ; elle travaillait avec un fabricant de papiers peints et tissus d'ameublement, qui offrait ses productions en cadeaux à ses clients ; ceux-ci trouvaient cela joyeux et ludiques : cela marchait bien pour elle. Elle s’y adonna durant de nombreuses années quand, un jour, sans qu'elle sache pourquoi, elle ne voulut plus continuer. Ce fut soudain comme si une paralysie de l’imagination doublée d’un engourdissement de ses doigts lui interdisaient d’en faire plus. Elle en avait assez de coudre, assez des tissus colorés, elle quitta tout cela et « partit dans un de ces moments où l’on se livre à la destinée, où tout paraît meilleur que la servitude »2 (Madame de Staël). En effet, sans qu’elle sache comment le formuler, elle ressentit un déclic ; non qu’elle n’eût pas aimé ce qu’elle avait produit, mais cela suffisait. Il fallait qu’elle s’en retourne à ce qui, comme un appel, ne l’avait jamais abandonnée : l’art. « Je me suis réveillée miraculeusement » dit-elle.

Avant, déjà, était le tissu

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Et le hasard, sur le chemin perdu, lui indiquera sa voie. Les tissus qu’elle avait décidé d’abandonner l’entouraient et, peut-être dans un désir de rangement, elle en prit un morceau, celui qui doublait habituellement les panneaux qu'elle réalisait, le tissu qu'on ne voyait jamais. Elle le plia longitudinalement, puis l’enroula sur lui-même pour en faire un rouleau. Elle répéta ce geste et se trouva devant un ensemble de petites bobines qu’elle rassembla en les comprimant pour en faire une seule et même chose qu’elle avait l’intention d’emprisonner dans une boîte. Mais, par leur forme même de cylindre, il existait entre elles des jours qu’elle décida d’occulter, elle voulait que leur ensemble soit obstinément compact. Elle prit une même bande de tissu qu’elle plia à nouveau dans la longueur, puis de nouveau mais dans l’autre sens et, avec cela, tout en forçant avec un pointeau, elle combla le premier interstice. Cette façon de faire, si anodine, la surprit. Elle reprit donc une bande de tissu et refit les mêmes gestes. L’étonnement fit place à une sorte de plaisir. Elle aima cette façon de plier, elle aima contraindre l’ensemble de ses plis à prendre forme.

Le pli va lui ouvrir toutes grandes les portes de la création

Depuis lors, toutes ses œuvres se déclinent autour de lui. Répété, le pli va devenir une nécessité qui l’apaise et, au fil des ans, il se révèlera comme la matrice d’une langue étonnante par la richesse de ses combinaisons et des expressions qu’il permet. Sans qu’elle en ait eu l’intention ni même conscience, ce petit geste va lui ouvrir toutes grandes les portes de la création.

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Le tissu qu’elle plie et replie est en coton. Ce coton, c’est son histoire. Née en 1941, Simone, enfant, vivait à La Bresse dans le massif des Vosges. Si les roches de ce pays fier pouvaient parler, elles évoqueraient l’époque jurassique, voilà plus d’un million d’années, quand des mers chaudes se tenaient ici pour léguer au présent des fossiles splendides qu’enfant, Simone a sûrement vus et qui l’auront marquée. Ici la géologie a imposé ses rythmes. Dans ses lacs – lac des Corbeaux, de Lispach et de Blanchemer – enchâssés dans leurs corolles d’arbres, se reflète le magnifique monument du Hohneck, troisième sommet du massif culminant à près de 1 400 mètres d’altitude, qui veille sur les trois territoires naissant de ses pieds : les Vosges, l’Alsace et la Lorraine. Aujourd’hui, ses flancs abritent une fameuse station de ski. Dans les années 1950, la désindustrialisation n’avait pas encore frappé et de très nombreuses entreprises textiles tournaient encore : moyennes industries mais aussi ateliers familiaux qui permettaient aux paysans de travailler chez eux, quand la neige et les congères, l’hiver, les immobilisaient. C’était, avant la crise de l’industrie textile, le pays de l’or blanc, celui du coton avant qu’il ne devienne celui de la neige.

Le pays de l’or blanc, celui du coton avant de devenir celui de la neige

Le chant du coton a bercé son enfance, aime-t-elle se rappeler. « Quand j’étais petite fille, j’allais jouer avec mes amies dans les cotons ». Coton où elle se cachait et sous lequel on la découvrait dans les rires partagés... Le coton est sa madeleine qui la reconduit à l’Éden de l’enfance, son odeur de cendre douce, sa couleur légèrement beurrée… C’est ce même coton qu’elle utilise et qu’elle trouvait, voilà encore quelques temps, pas loin d’où elle est née. Un coton grège, non décati, qui pèse 183 grammes le mètre carré. Elle en achetait des lais qu’elle coupait en bandes à ses mesures. L’usine où

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PARCOURS

elle s’approvisionnait, et avec laquelle les relations au fil du temps étaient devenues amicales, a fermé à son tour. Elle a dû changer de fournisseur, mais la matière légèrement différente contrarie ses réflexes : « Il n’a pas la même main, il faut que je m’y habitue » et, tenace, elle ajoute « je vais y parvenir ». Sa vie est bien organisée entre ses activités diverses, domestiques et familiales, le sport – le tennis qu’elle ne pratique plus beaucoup, mais qu’elle a enseigné en tant qu’éducatrice –, et ce qu’elle appelle son « travail ». Quand il s’empare d’elle, c’est corps et âme qu’il l’absorbe des heures durant. Ce qu’elle reproduit n’est pas seulement le mouvement extérieur de ses doigts, mais quelque chose de plus profond qu’il ne faut surtout pas interpréter comme une manie répétitive ; il faut plutôt considérer qu’elle abolit ainsi toute notion de durée et d’espace, et qu’en travaillant, elle se trouve comme dans un autre monde. Dans la sphère de l’art textile, la considération dont elle jouit est à son image… solide et discrète. Comme elle le dit, « Mon travail intéresse plus à l’étranger qu’en France ; ici on est trop traditionnel avec les matériaux. Mon travail suscite de la surprise, mais souvent ça ne va pas plus loin ». C’est un constat que peuvent faire tous les artistes du Textile Art. Le textile en France, c’est la Mode, ses extravagances parfois délicieuses au service du marketing du luxe et de son industrie. Quant à l’art, on connaît le conservatisme de ses institutions et son tropisme pour le marché. Le Salon Révélations en 2014 et 2016 a proposé de faire bouger les lignes et, selon les mots de Serge Nicole, président d’Ateliers d’Art de France, il « apporte un souffle neuf, de beauté et de sincérité dans la société contemporaine »3. Et Simone Pheulpin se situe là, au juste moment de l’histoire dans l’émancipation de l’art textile.

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